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Le Lecteur merveilleux

En lisant le Dictionaire égoïste de la littérature française

Cocteau disait que, sur l’île déserte fameuse, c’est le dictionnaire qu’il emporterait en désignant, par manière de boutade, ce qu’on pourrait estimer « le livre des livres », mais cette formule convient aussi à certaines sommes de lecture dont celle que je préférais jusque-là était le formidable recueil des Plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, que vient rejoindre aujourd’hui le Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, qui me fait regretter qu’il n’y ait pas plus d’égoïstes dans ce monde d’altruistes déclarés…
J’aime bien pourtant ce décalage entre le mot qui juge d’avance et ce qu’on découvre qu’il désigne : c’est déjà tout un programme. On verra vite qu’égoïste ici signifie surtout personnel, non pas du tout d’un Moi narcissique mais d’un Je qui s’affirme en absorbant à la fois tous les Nous, dont le dandysme consiste à ne penser comme personne dans les mots de tout le monde.
Sur le premier mot d’Action, Charles Dantzig se présente avec porte-voix et fauteuil à son nom, hollywoodien metteur en scène « regardant l’infanterie des écrivains qui discute, rit, fume, déambule en attendant la première prise », mais son cinéma à lui ne pratiquera guère la tonitruance de l’effet spécial, plutôt du genre Martin Scorsese quand il raconte, merveilleusement, son cinéma italien ou son cinéma américain, à l’égoïste là aussi – je dis bien à l’égoïste et pas à l’égotiste, qui ferait déjà poseur, et notre ami Charles ne l’est en rien.
Je dis notre ami Charles parce qu’après les 55 pages de la seule lettre A, et sans avoir rien lu de lui jusqu’ici que des articles ça et là, j’ai l’impression de le connaître mieux que beaucoup de mes proches et collatéraux. C’est le fait des livres vraiment personnels et vraiment intimes. Or Dantzig nous le rappelle le premier : que c’est surtout dans le transformisme de la fiction ou de la critique que les écrivains se livrent, bien plus que dans leur journal intime ou leur confidences aux mufles médiatiques.
Charles Dantzig a le sens très français, entre La Bruyère, Saint-Simon et Jules Renard, de la formule qui ramasse et sonne clair, mais ce n’est pas ce que je préfère chez lui. Je le préfère dans ses développements extravagants (mais aussi d'un extravagant bon sens)  et les jugements au débotté, surtout je raffole de ce lecteur à sa pointe, pour reprendre la notion de Baltasar Gracian qu’il cite évidemment.
Il est rassérénant qu’en l’an 2005 on ose de nouveau, malgré l’interdiction de fumer dans les avions et ailleurs, défendre l’adverbe en rappelant les tares qu’on lui prête, et défendre l’adjectif pour montrer aussi que l’adjectif agit parfois comme un verbe, et l’adverbe itou, par exemple dans ce vers où Valéry montre un culot cumulatif : « Humblement, tendrement sur le tombeau charmant ». De même est-il réjouissant d’apprendre successivement , non moins que pertinemmentement, ce qu’est Adolphe de Benjamin Constant (qui « pratique la philosophie du euh… ») et ce que n’est pas A la recherche du temps perdu. Rien que cette suite de définitions par défaut est une pure merveille, mais il y en a comme ça des hottes.
Or ce tôt matin, tandis que le brouillard enfume encore la montagne nocturne, je ne ferai plus que recopier ici, pour m’huiler les rouages, cette suite de petites définitions que le compère Charles donne sur le thème d’ Air d’époque : «L’air XVe siècle (je le dis par raccourci, les époques ne recouvrent pas exactement les siècles) est ardoise, venteux, violent, sent le sang. L’air XVIe siècle est vert, frais, provinces de France et d’Italie, petit cercle, cahoteux, sent le foin. L’air XVIIe est joyeux, négligé, rieur, mangeur de viande, ciel de Paris quand il est bleu avec trois nuages en croupe de jument, sent la bonne cuisine. L’air XVIIIe est rose et noir, osseux, sec, avec une odeur de gibier. L’air XIXe est violet, charnu, copieux bruyant, sent le ciment. L’air XXe est marron, tussif, marchant les épaules parallèles au mur, col de chemise sale, sentant le bureau mal tenu ».

Charles Dantzig. Dictionnaire égoïste de la littérature française. Grasset, 961 p.

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