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Carnets de JLK - Page 209

  • Nicolas Bouvier l'imagier



    Le regard de Nicolas Bouvier était celui d’un poète, c’est-à-dire qu’il unifiait. C’est vrai pour son écriture concentrée et cristalline, longuement décantée et mûrie. Ce l’est aussi pour la part visuelle de son oeuvre, dont l’exposition Le Vent des routes a révélé la richesse documentaire et la beauté, réellement saisissantes. A l’occasion d’un hommage posthume à la mémoire de Gustave Roud, en 1986, Nicolas Bouvier, de passage à Lausanne, déclarait qu’il connaissait encore trop peu l’oeuvre écrite du poète, pour célébrer en revanche la grandeur du photographe. Ce n’était pas réduire l’importance du premier au profit du second, mais souligner une évidence: que les admirables paysages photographiques de Roud participaient d’un même regard de poète.

    En ouvrant l’album d’images et de textes réunis et présentés par Pierre Starobinski, nous découvrons, en inscription spiraloïde, faite par Bouvier sur la nappe d’un restaurant genevois, en janvier 1998, ces mots dont l’apparence sacrilège s’efface devant le grand défi ordonnateur et unificateur de la poésie lancé au chaos et à la dissolution: «La poésie est là pour corriger les erreurs de Dieu». Or, comme Gustave Roud, sur le territoire confiné de son arrière-pays, s’affairait à rassembler les fragments d’un paradis épars, l’on pourrait dire que Bouvier, du vaste monde parcouru, ramenait lui aussi les éléments dispersés d’une beauté perdue ou maquillée par trop de clichés. Rien ainsi, et dès son premier voyage de jeunesse, qui le conduit à dix-sept ans en Laponie, de conventionnel ou de convenu dans les images que le garçon rapporte à son père, lequel l’a généreusement encouragé à découvrir le monde. L’image qui en témoigne ici est déjà sûrement composée, du point de vue plastique, mais la flatterie esthétique le cède aussitôt au souci de toucher à l’os de la réalité physique et à l’âpre présence humaine.

    Ces deux éléments - le socle de notre bonne vieille terre, souvent ouvert aux grands espaces désertiques, et l’humain ressaisi dans sa densité et sa dignité farouche - se retrouvent tout au long du périple, à travers les Balkans et jusqu’en Inde, qui a conduit Nicolas Bouvier et son ami Thierry Vernet «sur la route», vingt ans avant les hippies, à bord d’une héroïque Topolino.

    Nicolas Bouvier situait le vrai début de sa carrière de photographe à son arrivée au Japon, à la fin de son premier long voyage (Thierry Vernet l’avait quitté au Sri Lanka), et le fait est que l’on voit ici son métier de photographe gagner en maîtrise, en perdant un peu du charme «archaïque» des premières prises de vue mais sans jamais s’affadir, et en gagnant souvent en beauté épurée.

    En commentaire d’accompagnement ou en contrepoint, des extraits de L’Usage du monde ou d’autres textes de Bouvier alternent avec les photographies, les mots et les visions du poète, et ne cessent de dialoguer, relayés parfois par un croquis à l’encre de Chine de Thierry Vernet. Avec l’ajout d’un texte inédit (En Topolino sur la route d’Agra) et de deux nouvelles de jeunesse datant de 1951, composées pour accompagner douze estampes de son ami artiste, cet ensemble est une nouvelle introduction à l’oeuvre de Nicolas Bouvier dont les éclats de rude beauté ne font pas oublier la misère du monde. Ces mots de L’Echappée belle le disent explicitement: «Ces éclairs de perfection, de fusion, de félicité totale, nous ne pouvons les vivre qu’en courant alternatif, alors que la Création, malgré son absurdité démente et sa férocité, en offre des exemples en courant continu. Et c’est heureux: trop de bonheur viendrait à bout de notre fragile organisation; nous serions brûlés comme phalènes au feu; il ne nous est donc accordé qu’en doses parcimonieuses, à la mesure de notre coeur fragile».

    Dans la vapeur blanche du soleil. Les photographies de Nicolas Bouvier. Avec un choix de textes. Dessins de Thierry Vernet. Introduction de Pierre Starobinski. Editions Zoé, 206pp.










  • Quel que soit notre désir



    Par Nicolas Couchepin

    Quel que soit notre désir, on n’a pas toujours l’occasion de prononcer des paroles historiques dans les moments décisifs de l’existence. En ce qui concerne mon ami Pierre « Merde ! Foutus lacets ! » furent ses derniers mots. Il aurait été très malheureux d’apprendre qu’en ce dernier instant de son existence, il ne pourrait prononcer nulle citation digne de figurer au pinacle de l’intelligence et de la finesse d’esprit, quelque chose du genre « oh rage, oh désespoir, oh camionnette ennemie ». S’il avait su que l’heure était venue, il aurait cherché frénétiquement – et sans doute trouvé – quelque sentence tendrement ironique, discrètement interrogatrice ou subtilement méchante sur le sens de la vie. Le fait est que ce fut « merde ! foutus lacets ». Rien de plus spirituel ne lui vint. Il faut dire que des événements aussi peu en rapport les uns avec les autres, s’enchaînant à un rythme aussi soutenu et conduisant à une fin aussi dérisoire – une envie de cigarettes, des lacets mal noués, un trébuchement intempestif, une camionnette folle (contrairement à son conducteur, totalement straight mais ne regardant pas la route parce qu’il était en train de s’engueuler avec sa petite amie sur son portable) – ont quelque chose de comiquement irrémédiable qui ne favorise pas la citation éternelle. Le fait est, également, que les lacets des chaussures de Pierre étaient vraiment nuls – ils se défaisaient tout le temps – en tout cas pas de taille ni de calibre à résister à un coup de pouce du hasard.
    J’étais là. Une seconde avant, nous nous tenions la main, furtivement et brièvement, parce que nous étions dans la rue et que, quel que soit notre désir, les gens de la rue n’aiment pas le spectacle de la tendresse et de l’amour quand il n’est pas triomphal ou politiquement correct.
    Quel que soit notre désir, on n’a pas toujours l’occasion d’ignorer la dérisoire malice de notre condition humaine. En effet, si Pierre et moi, nous avions gardé nos mains étroitement et franchement liées au lieu de les lâcher sans cesse, de les faire danser un pas de deux fait d’effleurements secrets et furtifs ; si nous avions marché du même pas ouvertement, non pas clandestinement – mais une habitude de deux décennies ne s’efface pas comme ça ; si nous avions décidé d’accorder, pour une fois, la priorité à notre tendresse l’un pour l’autre, plutôt qu’au qu’en dira-t-on ; si nous avions revendiqué une sexualité plutôt qu’une autre, ou plutôt si nous avions eu suffisamment confiance en nous pour ne pas revendiquer une sexualité plutôt qu’une autre ; si, comme d’autres amoureux qui marchent la main dans la main sans plus même penser à ce qui leur tient chaud, là, dans la paume, sous le cœur et dans les reins, nous avions réduit ne serait-ce que d’un centimètre la distance qui séparait nos hanches ; si, ce matin comme tous les matins de notre existence, nous avions eu des raisons de penser que les gens de la rue seraient touchés, attendris ou même simplement indifférents au fait que nous nous aimions ; si nous avions cru une seconde que les gens de la rue pourraient, pour une fois, accepter de contempler leur ressemblance avec nous – après tout, rien ne ressemble plus à un couple d’amoureux qu’un autre couple d’amoureux ; si nous avions avancé dans la rue et dans la vie avec un sentiment de sécurité plutôt que de fraude, de reconnaissance plutôt que de culpabilité ; bref, si nous n’avions pas été de longue date, depuis toujours, depuis même avant notre naissance, de ces gens qui n’ont d’autre choix que de calculer leurs gestes et leurs expressions lorsqu’il s’agit d’amour, que l’on pousse à se définir presque uniquement par la manière dont ils font l’amour, que l’on incite à cataloguer leur différence, peut-être pour qu’elle soit un peu moins différente, un peu moins alarmante aux yeux des gens de la rue ; ou même, si, jetant le bébé avec l’eau du bain, et adieu veaux vaches cochons et bonjour coming-out, si nous avions simplement décidé ce matin-là de braver modestement les conventions, et de ne pas cacher que nous nous aimions : si nous avions fait une seule de ces choses, ou d’autres encore qui ne me viennent pas à l’esprit maintenant, Pierre n’aurait pas trébuché, ne serait pas tombé exactement sous les roues de la camionnette de ce foutu hétérosexuel à portable, et ses dernières paroles n’auraient certainement pas été « Merde ! Foutus lacets ! ».
    Je me dis aujourd’hui que tous ces « si » n’ont d’autre utilité que de donner un sens à mon chagrin, de le rendre un peu moins hasardeux, de le formater un peu. Je me dis aujourd’hui que tout était orchestré depuis bien avant notre naissance, à Pierre et à moi.
    En effet, si nos mères n’avaient pas rencontrés nos pères, événement sur lequel nous n’eûmes jamais la moindre influence ; s’ils ne s’étaient pas aimés, du moins nous l’espérions sans en être certains – de cela, on n’est jamais certains pour les autres, quels que soient leurs manifestations ; si ses parents n’avaient pas engendré Pierre, probablement dans un lit, mais peut-être que non, et les miens, moi, juste une année plus tard ; s’ils n’avaient pas élevé, vaille que vaille, ensemble ou séparément, deux petits garçons très tôt un peu trop solitaires, pas assez liants dans la cour de l’école, trop sensibles, un peu délicats, trop liés et à la valeur du silence, obscurément attirés par les actes de révolte, ou peut-être obscurément rebutés par eux, trop tôt découvrant avec angoisse ou jubilation qu’ils étaient différents, qu’ils n’y pouvaient rien, que cela faisait pleurer leurs mères et qu’ils n’y pouvaient rien non plus, trop tôt comprenant aussi le pouvoir des larmes de leurs mères qui les empêchaient de s’endormir avant qu’il soit très tard et les poussaient très tôt à se révolter, ou à se taire pour toujours ; si tout cela n’avait pas été l’histoire en quelque sorte universelle qui nous était arrivée tout-à-fait personnellement à tous deux, Pierre n’aurait pas eu pour derniers mots « foutus lacets » mots qui amenèrent brièvement un sourire de tendresse sur mes lèvres, très brièvement, avant que la camionnette du foutu bavard hétérosexuel (qui parlait à son amie comme à un chien) ne me le cloue dans la gorge, mon sourire, avant que tout sourire ne me soit cloué dans la gorge pour longtemps, avant qu’il ne soit remplacé pour longtemps par une espèce d’incrédulité épouvantée, une stupeur momifiante, un chagrin qui confine au désespoir faute de pouvoir être exprimé, un vide dense et intense que je ne peux pas même remplacer, ou au moins adoucir, par le spectacle du chagrin des autres gens qui aimaient Pierre aussi.
    Car personne ne veut partager son chagrin avec moi.
    Il est vrai que le chagrin des autres, de son père et sa mère, de ses frères et ses sœurs, de ses cousines et cousins, de ses amis et ennemis, de tous ces gens qui comptaient pour Pierre et pour qui Pierre comptait, ce chagrin est un chagrin de premier rang d’église. C’est un chagrin triomphal dans lequel se trouve peut-être, comme dans tout chagrin, un tout petit zeste de satisfaction parce qu’on sait pourquoi on pleure. C’est un chagrin rare et beau, c’est un chagrin licite.
    Mon chagrin à moi est un chagrin de requérant, d’immigré, de suppliant, de coupable. De dernier rang, de rappelez-moi-votre-nom-déjà. C’est un chagrin sans définition précise, sans reconnaissance, sans intérêt particulier. Le chagrin d’un homme-comme-ça-vous-savez-bien.
    La seule chose qu’il a pour lui, mon chagrin, c’est que c’est le mien, justement. A moi seul, moi qui aimait Pierre et que Pierre aimait.
    Voilà quelque chose qu’on ne me prendra pas. Pour ce qui est de notre amour l’un pour l’autre, il n’y a pas de si.

    (Inédit)

    Nicolas Couchepin

  • Un conteur des marges



    Les vrais raconteurs d’histoires ne sont pas nombreux dans le biotope de la littérature romande, à quelques exceptions près, tels Corinna Bille, Jean-Paul Pellaton, Jean-François Sonnay ou encore Olivier Sillig, entré en littérature avec un roman de science fiction, récemment remarqué pour une incursion historique intitulée La Marche du loup, et qui « remet ça » avec un drôle de polar poético-fantastique, Je dis tue à tous ceux que j’aime, qui séduit par son atmosphère évoquant le réalisme magique de certains auteurs balkaniques ou latino-américains.

    « J’ai poireauté 8 ans avant de trouver un éditeur pour mon premier roman », raconte Olivier Sillig dans son logis du centre ville où l’on remarque, en passant, une étonnante série de petits bateaux de récente construction – sa dernière passion, pas loin d’évoquer l’art brut. Revanche apréciable : publié en 1995 par L’Atalante, Bzjeurd figure depuis 2000 au catalogue SF de la collection Folio.

    Personnage peu conforme au type de l’écrivain romand, Olivier Sillig a d’abord passé par les beaux-arts (il a une patte de dessinateur « au vol » qui a laissé de mémorables traces aux cimaises du CHUV), avant de se spécialiser dans l’informatique, en passant par une tournée de conférences sur Versailles et autres shows vélocipédiques, que suivirent divers essais cinématographiques. Quant au goût de la narration, il lui est venu en racontant des histoires à ses filles, en attendant que, sur le tard, le mordille le goût pour son propre sexe. Telle étant l’imprévisible humanité…

    Tout cela ne serait pourtant qu’anecdotique si, par delà son talentueux dilettantisme, Olivier Sillig n’imposait pas, dans ses livres, un univers tout à fait original et un art de conteur aux grands pouvoirs d’évocation. La meilleure preuve en est son dernier roman paru, Je dis tue à tous ceux que j’aime, dans lequel il évoque l’amitié « au bout de la nuit » d’un employé-comptable du nom d’Axis Gooze débarquant, aux ordres d’une fabrique de radiateurs réfrigérants, dans une ville en mystérieuse mutation, et d’un jeune ange glauque prénommé Bresel, dont les amours vénales n’entament en rien l’aura de pureté.

    « Le véritable personnage de ce roman est la ville dans laquelle il se déroule », remarque encore Olivier Sillig, qui a construit une sorte de labyrinthe onirique dans lequel ses protagonistes, et quelques comparses, poursuivent une quête de sens et de complicité affective à laquelle s’opposent de sourdes forces d’oppression et de brutalité. Polar aux dehors de rêve éveillé, roman d’un impossible amour, nouvelle variation sur le thème ancien du double sacrifié : il y a de tout ça dans ce roman trouble et pur d’un auteur à surveiller…

    Olivier Sillig. Je dis tue à tous ceux que j’aime. Editions H&O, 193p.


  • L'empathie de Nicolas Philibert


    Le nom de Nicolas Philibert est associé, dans nos mémoires courtes, à la tendre et captivante chronique filmée d’une classe auvergnate, intitulée Etre et avoir (2002) et consacrée depuis lors par un immense succès, avant de faire l’objet d’un pénible procès. Le cinéaste quinquagénaire (né à Nancy en 1951) s’était pourtant fait connaître bien avant pareille « gloire », avec une demi-douzaine de documentaires de création dont certains furent primés et fêtés par le public, tels La ville Louvre, évocation très originale des coulisses du fameux musée, ou encore Pays des sourds, magnifique approche de la « musique » gestuelle et de l’apprentissage d’un langage et La moindre des choses, qui nous immerge dans le théâtre des « fous ».
    Dès ses débuts (en 1978) avec La voix de son maître, saisissante mise en théâtre des grands patrons de France réalisée en collaboration avec Gérard Mordillat, dont la version télévisée fut censurée, Nicolas Philibert avait imposé un regard sans concession et une patte d’artiste, notamment influencé par René Allio dont il fut le collaborateur. Accessoirement féru de montagne, il réalisa, avec Christophe et Le come back de Baquet, croquant l’irrésistible musicien-grimpeur-comique que fut Maurice Baquet, deux films revivifiant un genre trop souvent conventionnel. C’est dire qu’il n’y pas, pour Nicolas Philibert, de sujet « noble » ou méprisable.
    - Y a-t-il entre vos films, apparemment si différents les uns des autres, un fil conducteur ?
    - Il y a peut-être un souci, dès le début, lié au langage, de « filmer la parole », et donc ce qui se dit à la fois par les mots et par le corps. S’il n’y a pas de réelle empathie dans La voix de son maître, nous nous sommes efforcés de rompre avec la tendance de l’époque qui, dès qu’il s’agissait de gens de pouvoir, forçait le trait jusqu’à la caricature. Il nous a semblé beaucoup plus juste, et fort, de les laisser parler et de les filmer en train de parler.
    - Quelle est la motivation qui vous pousse à faire un film ?
    - Je crois que la poussée principale de ma démarche est liée au besoin de comprendre : comprendre le monde. Mon projet n’est pas de donner des leçons ou de conclure mais d’interroger et d’apprendre. Il a là une curiosité qui va se vivre en partage avec le spectateur, à l’égard duquel je ne cherche pas à avoir d’avance. Ce qui m’intéresse est de voir des gens se colleter avec des obstacles et d’observer ce qui s’accomplit en partageant la vie et les soucis de ceux que je filme.
    - Est-ce cela qui vous distingue de l’enquêteur-journaliste ?
    - Précisément ! Ma démarche tourne le dos, à vrai dire, à celle du reportage ordinaire. Je ne cherche pas à traiter un sujet ou à illustrer une situation donnée. Dans la logique audiovisuelle, ce qui compte le plus souvent est de vérifier un constat préétabli, avec une prétention à l’objectivité. On veut démontrer tel ou tel phénomène, pièces en mains. En ce qui me concerne, j’assume au contraire l’appréciation subjective de telle ou telle réalité. Lorsque je me trouve en face d’une classe d’enfants, je sens ce que je cherche mais je ne sais pas ce que je vais trouver.
    - En ce qui concerne Etre et avoir , un effet de réel a fait soudain dévier l’être vers l’avoir avec l’instituteur qui vous réclamait des comptes au vu du succès du film. Comment l’avez-vous vécu ? Et comment vivez-vous le succès du film ?
    - J’ai vécu le comportement de l’instituteur comme une offense et comme une blessure, mais je préfère ne pas en parler, d’autant que l’affaire n’est pas conclue. Quant au succès, il est certainement difficile à vivre. Mais l’important est de continuer à faire exactement ce qu’on ressent comme juste et nécessaire.
    - Une composante de vos films, du premier au dernier, tient à la beauté. Beauté des images. Beauté des plans. Beauté des gens. Y pensez-vous en cours de travail?
    - Je ne cherche jamais, à vrai dire, d’effet esthétique flatteur dans un sens de « beauté » ni non plus de laideur « trash ». La beauté vient sans qu’on la cherche. C’est comme toute rencontre, quelque chose qui relève
    d’un « supplément d’âme »…



  • Une fenêtre sur le monde

    Ce blog voudrait être une fenêtre sur le monde. Une de plus. On ne ferait ici que noter ses impressions de lecture, et quand je dis "on" c'est parce que celui qui écrit en ligne n'est pas tout à fait le même que celui qui écrit pour lui; et quand je dis lecture, c'est en effet de livres qu'on parlerait, mais aussi de tout ce qui passe par les mots et par les rencontres et les voyages, autant dire: le livre du monde...

    Ce matin ma lumière s'est allumée à 5 heures dans la grande pente nocturne surplombant l'un des plus grands lacs d'Europe, en face des monts de Savoie, juste en face des lumières du casino d'Evian où une comtesse polonaise vient de claquer une grosse somme. Cela ne fait rien: elle a des réserves.

    A la fenêtre le jour se lève sur Le Château - ce nom désignant une montagne à créneaux qui rappelle ceux de Carcassonne, là-haut au bord du ciel, et là-bas le lac a des reflets vert pâle, comme ceux de mon encrier en forme d'étoile... 

    (A La Désirade, ce 18 juin 2005)

  • L'aube à La Désirade



    A La Désirade, ce samedi 18 juin. – L’aube ce matin était diaphane, la première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé, de plus en plus soyeux et léger sur le fond du ciel bleu laiteux ; et les mésanges d’à côté s’en venaient aux provisions du grand sac de pain sec tandis que les arbres de la forêt exultaient de chants d’oiseaux invisibles.

    Mon regard encore flottant reposait sur la surface plane du lac pur de toute présence, n’était le minuscule triangle blanc d’une voile du coté de Saint-Gingolph, mais les mouches, déjà réveillées, les connes hagardes, n’ont pas tardé à me tirer de ma rêverie…

    Du coup je me suis remis au manuscrit en chantier de mes Impressions d’un lecteur à Lausanne que je ne suis promis de remettre à la fin du mois aux éditions Payot, page 227 à l’instant, j’espère 250 demain soir et ensuite au trot final avec un doux fumet d’écurie dans les naseaux et l’affriolant projet de mon petit roman de vieilles fées dont je vais me régaler cet été.

    En attendant je viens de relever le compteur de mon blog : 328 visiteurs en quinze jours. Mais qui sont-ils donc ? Et cela fait-il autant, moins ou plus que les oiseaux de la forêt ? Il faudrait que j’invite Florence Aubenas pour qu’elle fasse le compte de ceux-ci, histoire de lui donner du vrai repos…

  • Daniel de Roulet saute-frontière



    Si les dissertations portant sur l’identité suisse sont le plus souvent assommantes, il est assez regrettable, en revanche, que les écrivains de ce pays, en Suisse romande tout au moins, ne s’engagent pas plus dans l’observation et la discussion des particularités de la petite mosaïque culturelle que nous constituons au sein de l’Europe. Plus qu’un idéologue ou qu’un historien, un journaliste ou un politicien, un écrivain nous semble, et d’abord parce qu’il travaille le matériau de la langue, le capteur sensible le mieux approprié, sinon à la définition, du moins au repérage “en mouvement” de caractères (plus ou moins) communs et de façons (plus ou moins) caractéristiques de vivre (plus ou moins) ensemble.

    C’est du moins la réflexion que nous inspire la lecture des chroniques réunies par Daniel de Roulet dans Nationalité frontalière où, loin de définir la Suisse et ses habitants, l’écrivain s’attache à une suite d’observations qu’on pourrait dire “par défaut” ou par mises en rapport diversement éclairantes, comme le firent en d’autres temps un Charles-Albert Cingria ou un Robert Walser, autres saute-frontières. Genevois de naissance mais Jurassien de coeur (il y a passé son enfance et dit aimer plus que tout la “permanence, l’immobile beauté du Jura”) pratiquant le bilinguisme mieux que certains de nos douaniers, et manifestement attaché à toute sorte de valeurs liés à notra pratique séculaire de la démocratie directe, Daniel de Roulet a fait l’expérience récente de “vivre un pays de l’extérieur” en s’installant à Frasne-les-Meulières, sur France.

    De ce lieu qu’il commence à décrire par petite touches où apparaissent aussitôt des “nuances” françaises, il ne va cesse de se déplacer, dans ces chroniques, dûn côté à l’autre de la frontière et de bien d’autres, à travers l’Europe, le monde et le temps, de la Chine de Mao à l’ère suisse des fiches ou à celle des sans-papiers.
    “Je suis suisse et me soigne sans devenir français, algérien ou américain”, écrit-il au commencement, précisant qu’il est “à peine migrant économique au grés des circonstances, ne s’intéressant pas à conquérir la capitale ou la langue standardisée. Mon projet est tout petit. Juste habiter de l’autre côté pour gagner un peu de distance.” Puis de noter une “mélancolie à tout casser”, un funeste “mal du pays”, relent de “patriotisme clandestin” dûment chassé à coup d’ironie, avec l’espoir un jour de “traverser les frontières en riant”.

    Mais cela signifie-t-il, pour autant, que les frontières n’existent plus à ses yeux ? Au contraire: le recul accuse les différences. Le “ton” du Jura français, très finement observé, se distingue du “ton” du Jura suisse, de même qu’une vache suisse, dans une écurie nettoyée comme une patinoire, risque une chute qui est épargnée à sa cousine hexagonale. Des premiers plans de la vie quotidienne, Daniel de Roulet étend ensuite son observation de manière beaucoup plus ample et de plus en plus intéressante. En pèlerinage au village proustien d’Illiers-Combray, il confronte la langue du cher Marcel au nouveau langage des temps qui courent (“Le Guermantes, Kanterbräu, ici on joue au billard...”), comme cette même question du langage l’occupera plus loin à propos de Ramuz dans une réflexion sur l’improbable postérité de l’écrivain. D’une soirée avec Agota Kristof, il traduit la situation persistante de “personne déplacée”. Puis le voici à l’inauguration ubuesque d’un bâtiment griffé Botta à la mémoire de Dürrenmatt, récupéré par tous de façon éhontée. D’un tour de Suisse “en un jour” avec son fils, il dégage notre paradoxe multiculturel, avant qu’une visite d’Auschwitz en compagnie de jeunes gens férus de Kung Fu nous restitue soudain par rapport à la tragédie du siècle, éclairée autrement lors d’une visite de la Chine de mao ou à l’approche de son ami Malek engagé en Algérie. Un hommage à Paul Grüninger (ce gendarme suisse non aligné qui sauva plusieurs milliers de Juifs) nous rappelle que la gfrntière entre “bons” et “mauvais” Suisses n’est pas plus fiable que les mythes de l’innocence ou de la perversité foncière de notre pays.

    D’excellents exemples, tel Hodler le peintre, ou l’ex-ambassadeur Paul Wurth que scandalise le rapport de l’Office fédéral des étrangers de 1997 (auquel il va dire son fait à Berne en compagnie de l’écrivain), illustrent la conception saine, non alignée mais jamais dogmatique non plus de la démocratie vécue que Daniel de Roulet continue (“malgré tout”) de prôner et de vivre à sa façon, en citoyen autant qu’en écrivain.

    Daniel de Roulet. Nationalité frontalière. Chroniques, Editions Metropolis, 218p.

  • En scène le Temps retrouvé




    D’emblée je l’avoue : que c’est avec un brin de réserve sceptique que je me suis pointé ce dimanche soir à la Salle de répétition du théâtre de Vidy, pour assister à la représentation couplée (en deux temps) de Je poussais donc le temps avec l’épaule, libre adaptation du plus grand roman français du XXe siècle, A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, dans une mise en scène de Charles Tordjman, qui signe également l’adaptation du Temps I, tandis que le comédien Serge Maggiani a réalisé celle du Temps II. N’était-ce pas, de fait, une gageure, un impensable défi de restituer, en deux heures, cette extraordinaire chronique de toutes les mémoires, sans la réduire à portion trop congrue ? Et le cher Marcel accepterait-il vraiment de monter sur scène ? Quoi de spécifiquement théâtral enfin dans La Recherche ?

    A ces questions en somme légitimes, Serge Maggiani répond dès le premier quart d’heure, magique et d’autant plus saisissant, dans cette interprétation quasi « chantée », que chacun (enfin presque…) connaît par cœur (rêvons un peu…) le début du premier livre de la recherche, avec la longue rêverie de l’enfant précédant l’illustrissime scène du baiser. Or ces premières pages, lues et relues cent et mille fois, revivent tout à coup comme jamais par la voix du long personnage tout de noir vêtu et comme surgi de la nuit, sous l’arche protectrice constituant le cadre de scène, dans cet orbe de douceur luminescente (à dominante bleue pour le Temps I, amorcée en rouge lupanar pour le Temps II) évoquant d’abord le refuge maternel, qui dit et vit le texte de la voix et du corps, de la main à la cheville, du regard, avec une sorte de candeur maniérée jouant les surprises et les élans du gosse délirant de sentiment dans son attente de Maman, le gosse pelotonné qui pourrait avoir vingt ans ou soixante balais dans son grabat et de semelles de plomb aux pieds…

    Car c’est de cela, chers futurs squelettes amis que nous sommes tous, qu’il va s’agir durant deux fois une heure, d’abord sous les lumières ressuscitées de l’enfance, entre le ciel à l’envers de la Vivonne et celui où moutonnent les ondes des cloches de Combray, puis dans les allées du temps où l’écrivain va entamer sa belle bataille contre la mort : c’est de tout ce qui allait fuir et qu’on a repêché dans les épuisettes de la mémoires, ce qui aurait pu ne pas être et ce qui a été à l’instant unique d’être fixé par la sensation et la conscience, et qu’on retrouve dans le goût d’une petite madeleine, l’inégal arrondi d’un pavé, le tintement d’une cuiller dans un salon, une certaine lumière sur un certain talus frangé d’aubépines de nos vertes années.

    Poésie de l’être, de l’avoir été et de l’instant ressuscité par les mots : musique des mots, peinture d’intérieur ou d’après nature, sculpture en mouvement, enfin théâtre : et le voilà bien, le voilà partout !
    D’abord monologue intimiste, mais bientôt scène nocturne des parents dans le jardin, dialogues entendus de loin, Françoise qui ronchonne dans son sabir, théâtre pervers à la fenêtre des Vinteuil (scène obligée du crachat), théâtre social des « poupées » bruissantes et caquetantes chez les Guermantes, genre Feydeau en plus pointu. Tout cela que module, chose incroyable, ce grand comédien seul sur scène avec son visage glissant entre les âges son tantôt d’un ange à patte de colombe ou d’un danseur à travers temps – celui-ci figuré par des failles de lumière blanche s’ouvrant et se refermant.

    Toute La recherche n’est pas, cela va sans dire, dans cette interprétation dont la fuite du temps, exorcisée et « retournée » par la littérature, est le motif récurrent et dominant. A la toute fin, le comédien s’étant fait gisant hiératique, puis ayant roulé au devant de la scène, enfant et vieillard, revoit Combray tandis que défilent en toile de fond, imprécises et tremblantes, des taches blanches qui pourraient être les livres de Bergotte dans une vitrine, aux ailes éployées, ou les murs de Venise, les étoiles de notre ciel intérieure, qui sait ?

    Il y avait des aubépines, les cuirassiers défilaient dans la rue d’à côté, on fouette un corps sur un lit de plaisir, la grand-mère se meurt, tout se fond et signifie, tout est senti, tout palpite, tout évoque, tout est ressuscité avant de se fondre au noir…


  • L'avenir radieux selon Georges Panchard




    Nous sommes en 2039 en Occident, une douzaine d’années après les guerres du Réveil opposant nations européennes et pays islamistes, gagnées par les premières et aboutissant à la désislamisation de l’Europe. L’Amérique forme désormais une Union des Etats bibliques peuplée de bigots obèses, dont la Californie et New York se sont séparés. Pour l’essentiel, le pouvoir mondial se partage entre des entités techno-économiques le plus souvent mafieuses, qui s’affrontent au moyen d’armes de plus en plus sophistiquées. Autant dire que la vie humaine n’y a guère plus de poids que l’ombre d’une plume d’angelot. Sombre vision. Aussi noire que le nuage flottant en permanence, à en croire une ex-petite amie de Georges Panchard, à l’aplomb de la fine silhouette du singulier auteur de Forteresse.

    “La fonction de l’écrivain de science fiction n’est pas de prédire mais d’imaginer”, déclare ce quinquagénaire à la voix et à la dégaine plutôt juvéniles, qui dit avoir mal vécu son adolescence (“le type du fils unique qui s’emm...”) et trouva cependant de quoi s’”éclater”dans les romans de science fiction de Van Vogt, premier d’une longue série relancée plus tard par William Gibson et dominée aujourd’hui par un Iain M. Banks. C’est cependant dans les “strips” de La Tribune de Lausanne, durant son enfance pulliérane, qu’il trouva en Guy l’éclair son premier héros...

    “Question littérature, je suis un véritable inculte”, précise Georges Panchard, longtemps empêché de s’atteler à un roman par manque de confiance en soi… mais qui pourrait en remonter aujourd’hui, du point de vue de l’art de la narration, de la construction polyphonique, de la psychologie, de l’intelligence thématique et de l’écriture, à une kyrielle d’écrivains ou prétendus tels.

    Venu à l’écriture après son bac, le Fribourgeois, lancé dans de sages études de droit, se fait connaître et estimer du milieu SF par le truchement de huit nouvelles, dont la dernière (Comme une fumée) a paru dans la revue Galaxie de décembre 2004. C’est donc un auteur déjà “repéré” qui va enthousiasmer, avec son premier roman, écrit en sept ans, le “pape” de l’édition française de SF Gérard Klein. La chose est d’autant plus exceptionnelle que le patron de la prestigieuse collection Ailleurs et Demain (où ont paru les maîtres américains du genre, de Philip K. Dick à Frank Herbert) n’a plus fait place à un seul francophone après Le jeu du monde de Michel Jeury, en 1985 !

    Le thème de la mémoire - la mémoire manipulée, altérée et transformant le rapport de l’homme avec son environnement et sa destinée -, déjà présent dans les nouvelles de Georges Panchard, détermine la construction de Forteresse, qui a requis la minutie et l’ingéniosité d’un horloger. “Les horlogers parlent de niveaux de complication pour chaque supplément au mécanisme de base. La plus sophistiquée est actuellement à sept complications, si je suis bien renseigné. C’est dans cet esprit que j’ai travaillé, tout en laissant évidemment une part à l’impondérable, à la vie et au rêve sous les étoiles, mais aussi à l’erreur possible de tel ou tel personnage”.

    S’il se défend de transmettre un “message”, l’auteur de Forteresse n’en distille pas moins des idées et des opinions, dont les plus virulentes visent la régression bigote de l’Amérique et, en Europe, l’ère de la “Correction politique”, qu’un des personnages qualifie de “fascisme des bons sentiments”. Or le romancier ne pense pas autrement: “Je suis consterné, en tant que citoyen, par l’évolution et les conséquences du politiquement correct, qui nous fait subir un véritable terrorisme intellectuel”.

    En ce qui concerne la vraisemblance et le délai de réalisation de l’univers high-tech dans lequel ses personnages nous entraînent, aux limites du passe-muraille quantique et de la notion même d’humanité et d’individualité, Georges Panchard se borne à estimer que “rien n’est impossible”. Constatant les retombées du 11 septembre, il a même été tenté de rapprocher encore l’échéance de ce futur dominé, rassurons-nous, par l’ombre un brin parano de son petit nuage noir personnel...

    Georges Panchard. Forteresse. Laffont, coll. Ailleurs et demain.


  • Philippe Delerm, gardien des instants




    Il arrive une drôle de chose à la jeune romancière italienne Ornella Malese, l’attirante protagoniste de La bulle de Tiepolo, dernier roman de Philippe Delerm, et c’est de voir soudain le fin ouvrage de prose qu’elle a publié il y a quelques temps sous le titre de Café granité, le genre d’opuscule stylé que les parents et amis de l’auteur taxent ordinairement de « si joli livre », se mettre tout à coup à grimper dans les listes de ventes jusqu’à figurer au premier rang. Or on suit évidemment le regard de l’auteur, auquel semblable mésaventure est arrivée après la publication de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (L’Arpenteur, 1997), dont le succès phénoménal relevait du même paradoxe. Ce clin d’œil latéral, et nullement complaisant, pose alors la question de la survivance de la Qualité dans un monde réputé massifié et plus ou moins barbaresque, où il semble exclu qu’un Marcel Proust trouve sa place dans une file d’attente de MacDo.

    Mais voici que le même Philippe Delerm, sans une once de démagogie, dans le recueil paraissant simultanément sous le titre de Dickens, barbe à papa et autres nourritures délectables, s’ingénie au contraire à célébrer l’étrange jouissance, relevant du « plaisir pervers », que beaucoup d’entre nous éprouvent en sirotant un Coca fast-foodien (à ne pas confondre avec « le Coca domestique, gâcheusement livré dans sa bouteille de plastique trop molle ») dont le couvercle préserve le secret tandis que son chalumeau coudé en fait « une boisson festive », avec le délice supplémentaire que constitue « l’entrechoquement des glaçons que l’on entend sans les voir en déplaçant le gobelet : une banquise de fraîcheurs se glisse dans les zones les plus insondables de votre soif secrète».
    Plus tard, ce n’est pas une bête madeleine mais le goût d’un strawberry-sundae ou l’odeur des frites dans leurs barquettes qui rappelleront aux petits Marcels les sourires ineffables de Maman, ainsi que cet Hopper sucré le suggère : « Au fast-food, c’est bon d’être un passager solitaire de la ville qui fait semblant de manger pour manger. Rien ne dépasse du plateau, de l’invisible Coca, du hamburger sous coque de plastique, de l’étui de frites-cigarettes. Et puis, le code vous impose de porter un jugement sévère sur tout cela qui vous enchante. C’est là que le plaisir devient pervers. C’est l’Amérique ».

    « C’est bon ». Tel est le constat que, toute sa vie durant, le père de l’Auteur, du genre peu expansif, aura retenu. Or le voici, dans le labyrinthe de l’Alzheimer, à quatre-vingt-neuf ans, qui s’abandonne à cet « assentiment voluptueux » à propos d’un peu tout, et peut-être ne fait-il que radoter ? Mais c’est aussi bon de penser que papa se laisse enfin aller, comme c’est bon de goûter au « luxe suisse » de la tablette Milka Suchard dont une « nécessité morale » oblige à lisser le papier du bout de l’ongle, comme c’est bon de se retrouver soudain en enfance, dans le brouillard de Londres peuplé d’orphelins ou, au Luna Park, nous risquant enfin à goûter une barbe à papa évidemment écoeurante et poisseuse…

    Pourquoi l’immense succès de La première gorgée de bière ? A cause, peut-être, d’une irisation de lumière sur une bulle, dans un tableau de Tiepolo le fils (Giandomenico), intitulé Le monde nouveau et dont la romancière Ornella révèle le secret à un Français amateur d’art épris de Vuillard et s’interrogeant sur le mystère de certains instants : « Il ne se passe rien. Juste quelques couleurs, un bout de mur, de plage, un froissement de robe ». Et d’évoquer « celui qui veut garder les instants » faute peut-être de savoir les vivre…
    Vivons-nous assez les instants ? Et si nous les vivons, n’avons-nous pas besoin de gardiens pour nous les tenir à l’abri du Temps ? En passant du roman aux récits, de la vénitienne Ca’Rezzonico aux souvenirs rhodaniens de Crin-Blanc ou du Crabe aux pinces d’or, c’est un précieux inventaire de sensations-émotions que Philippe Delerm nous engage à prolonger en évoquant une galette de purée ou les livres de cow-boys des coiffeurs d’antan, le hareng normand ou le mousseaux tiède et, sur le tableau de Tiepolo, cette foule vue de dos assistant à un spectacle invisible : « Des bleus laiteux, des vestes crème, orange éteint, des robes beiges. Une espèce de hiératisme souple dans les courbes d’épaule, les ports de têtes. La sensation que toute cette foule saisie dans l’énergie de l’instant dérivait en même temps vers un ailleurs silencieux, un espace onirique ».

    Philippe Delerm. La bulle de Tiepolo. Roman. Gallimard, 119p.
    Philippe Delerm, Dickens, barbe à papa et autres nourritures délectables. Gallimard, L’Arpenteur, 105p.

  • Garcia Marquez et la belle endormie



    L’exergue du dernier roman de Gabriel Garcia Marquez, tiré d’un classique contemporain de la prose érotique du XXe siècle, Les belles endormies du Nobel japonais Yasunari Kawabata, donne assez parfaitement le « la » de cette chronique amoureuse à la fois torride et chaste : « Et veuillez éviter, je vous en prie, les taquineries de mauvais goût ! N’essayez pas de mettre les doigts dans la bouche de la petite qui dort ! Ce ne serait pas convenable ! » recommanda l’hôtesse au vieil Eguchi ».
    Non certes, ce ne serait pas convenable, et telle est pourtant bien l’intention déclarée du vieux crapaud à babines qui, pour ses quatre-vingt-dix ans, téléphone à Rosa Cabarcas, mère maquerelle aussi chenue que lui, pour l’enjoindre de lui préparer une vierge adolescente avec laquelle il a décidé de s’offrir « une folle nuit d’amour », et sans se contenter sûrement de doigts dans la bouche… Or passez pourtant votre chemin, lecteurs par trop libidineux qui vous attendez à quelque juteuse gaudriole : certes il y aura là-dedans de quoi choquer la duègne classique aux principes encore amidonnés (rêvons un peu tout de même qu’il survive quelques représentantes de cette chère espèce), et plus encore (espérons-le) la chienne de garde nouveau style que l’infâme transaction fera vociférer, mais l’érotisme n’a rien ici de commun avec l’exhibition banalisée au goût du jour : il est d’autant plus vif qu’il est dévié, voire contrecarré, transformé par l’imprévu, tiraillé entre l’humour et la langueur, la terreur réciproque et le désir imprévisible, finalement hors norme et comme réinventé, tout nu et tout cru comme un premier semblant de rut.

    Le vieillard qui tient ici ce qu’il dira la chronique de son plus grand amour a vraiment tout pour plaire ( !) et le précise lui-même : « inutile de le dire, car on le voit à des kilomètres, je suis laid, timide et anachronique ». Taxé de « Professeur Crétin mélancolique » par ses élèves, du temps où il enseignait contre son gré, il a ensuite fait carrière dans un journal en qualité de critique musical et de « bâtonneur de dépêches », cette fonction consistant à adapter, dans l’idiome local, les nouvelles du monde recueillies par voie d’ondes ou d’alphabet morse. Ses chroniques dominicales ont vieilli avec lui jusqu’à paraître obsolètes à ses confrères de la garde montante, puis on leur a trouvé un nouveau charme comme aux vins bonifiés par les ans ; ainsi est-il resté le dernier des dinosaures de sa rédaction, toujours très lu par les jeunes filles romantiques et leurs mères, surveillé d’aussi près que les autres par le censeur du journal au « crayon sanguinolent de satrape conservateur » que tous appellent « l’Abominable homme de neuf heures », enfin survivant à tous les changements de modes et de régimes politiques.
    Lui qui n’est jamais tombé amoureux d’aucune dame n’en est pas moins, en catimini, un cavaleur apprécié de celles qu’il refuse cependant de consommer sans les payer, quitte à en tenir longtemps une liste à laquelle il renonce après cinq cents noms. Bref c’est devenu le type parfait du barbon de province que ce personnage peu ragoûtant dont la compagnie baroque ne lasse pas pour autant, grâce surtout à l’humour savoureux du conteur lui réservant autant de surprises qu’au lecteur.

    Après la masse de pages parfois ternes, voire filandreuses, de l’autobiographie de Garcia Marquez (Vivre pour la raconter, Grasset 2003), nous retrouvons ici le conteur vif et roué, au grand pouvoir d’évocation et de suggestion, dont la « comédie humaine » tropicale se déploie de Cent ans de solitude à L’amour aux temps du choléra, pour ne citer que ses deux meilleurs romans, entre tant d’autres nouvelles mémorables.

    Par delà l’érotisme de Mémoire de mes putains tristes, on retiendra le mélange d’humour et de tendresse malicieuse qui se dégage de ce roman explorant les limites de la fantasmagorie sexuelle, où l’extrême transgression touche à l’extrême innocence, hors de toute convention morale ou sociale, et sans ostentation subversive non plus. Finalement le roman tire sa vibration particulière, et sa musique, sa grâce paradoxale, d’une dimension qui n’a rien à voir avec le seul sexe, mais tout avec la chair dolente et mortelle, et cette écharde de mélancolie fichée dans la conscience du vieil homme tandis qu’il contemple sa jeune endormie.

    Gabriel Garcia Marquez. Mémoire de mes putains tristes. Traduit de l’espagnol (Colombie) par Annie Morvan. Grasset, 128p.

  • Thomas Bernhard derviche-tourneur

    C'est un livre d'abord exaspérant et progressivement prenant que Les Mange-pas-cher de Thomas Bernhard, qui vient de paraître vingt ans après son édition originale chez Gallimard, dans une traduction de Claude Porcell. On se croirait d'abord dans une parodie de TB, tant ça tournique et se mord la queue, puis c'est reparti pour une histoire nouvelle, un personnage se met en place et tout un théâtre ou plutôt tout un cinéma burlesque sur fond d'Autriche nécessiteuse. Cela raconte en somme l'histoire de l'enfant prodigue, sauf que ce n'est pas chez son père que revient Koller, celui qui raconte à celui qui écrit, mais chez les Mange-pas-cher, quatre clients de la CPV (Cantine Publique Viennoise), genre Soupe Populaire, qui l'accueillent quand il y revient des années après y avoir été sans être remarqué, accueilli cette fois parce qu'il y a quelque chose de changé en lui qui lui fait voir les choses et les gens autrement. Il faut préciser qu'à la suite d'une morsure de chien providentielle, il a été amputé et se retrouve donc avec une jambe artificielle qui ne suscite pas, de la part des Mange-pas-cher, la moindre pitié, et moins encore de la mauvaise curiosité des gens ordinaires, mais de l'intérêt et une sorte d'attention fraternelle. Voilà où on en est à la page 33, et ça tourne bien à ce qu'il semble tandis que le jour se lève à la fenêtre...