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Garcia Marquez et la belle endormie



L’exergue du dernier roman de Gabriel Garcia Marquez, tiré d’un classique contemporain de la prose érotique du XXe siècle, Les belles endormies du Nobel japonais Yasunari Kawabata, donne assez parfaitement le « la » de cette chronique amoureuse à la fois torride et chaste : « Et veuillez éviter, je vous en prie, les taquineries de mauvais goût ! N’essayez pas de mettre les doigts dans la bouche de la petite qui dort ! Ce ne serait pas convenable ! » recommanda l’hôtesse au vieil Eguchi ».
Non certes, ce ne serait pas convenable, et telle est pourtant bien l’intention déclarée du vieux crapaud à babines qui, pour ses quatre-vingt-dix ans, téléphone à Rosa Cabarcas, mère maquerelle aussi chenue que lui, pour l’enjoindre de lui préparer une vierge adolescente avec laquelle il a décidé de s’offrir « une folle nuit d’amour », et sans se contenter sûrement de doigts dans la bouche… Or passez pourtant votre chemin, lecteurs par trop libidineux qui vous attendez à quelque juteuse gaudriole : certes il y aura là-dedans de quoi choquer la duègne classique aux principes encore amidonnés (rêvons un peu tout de même qu’il survive quelques représentantes de cette chère espèce), et plus encore (espérons-le) la chienne de garde nouveau style que l’infâme transaction fera vociférer, mais l’érotisme n’a rien ici de commun avec l’exhibition banalisée au goût du jour : il est d’autant plus vif qu’il est dévié, voire contrecarré, transformé par l’imprévu, tiraillé entre l’humour et la langueur, la terreur réciproque et le désir imprévisible, finalement hors norme et comme réinventé, tout nu et tout cru comme un premier semblant de rut.

Le vieillard qui tient ici ce qu’il dira la chronique de son plus grand amour a vraiment tout pour plaire ( !) et le précise lui-même : « inutile de le dire, car on le voit à des kilomètres, je suis laid, timide et anachronique ». Taxé de « Professeur Crétin mélancolique » par ses élèves, du temps où il enseignait contre son gré, il a ensuite fait carrière dans un journal en qualité de critique musical et de « bâtonneur de dépêches », cette fonction consistant à adapter, dans l’idiome local, les nouvelles du monde recueillies par voie d’ondes ou d’alphabet morse. Ses chroniques dominicales ont vieilli avec lui jusqu’à paraître obsolètes à ses confrères de la garde montante, puis on leur a trouvé un nouveau charme comme aux vins bonifiés par les ans ; ainsi est-il resté le dernier des dinosaures de sa rédaction, toujours très lu par les jeunes filles romantiques et leurs mères, surveillé d’aussi près que les autres par le censeur du journal au « crayon sanguinolent de satrape conservateur » que tous appellent « l’Abominable homme de neuf heures », enfin survivant à tous les changements de modes et de régimes politiques.
Lui qui n’est jamais tombé amoureux d’aucune dame n’en est pas moins, en catimini, un cavaleur apprécié de celles qu’il refuse cependant de consommer sans les payer, quitte à en tenir longtemps une liste à laquelle il renonce après cinq cents noms. Bref c’est devenu le type parfait du barbon de province que ce personnage peu ragoûtant dont la compagnie baroque ne lasse pas pour autant, grâce surtout à l’humour savoureux du conteur lui réservant autant de surprises qu’au lecteur.

Après la masse de pages parfois ternes, voire filandreuses, de l’autobiographie de Garcia Marquez (Vivre pour la raconter, Grasset 2003), nous retrouvons ici le conteur vif et roué, au grand pouvoir d’évocation et de suggestion, dont la « comédie humaine » tropicale se déploie de Cent ans de solitude à L’amour aux temps du choléra, pour ne citer que ses deux meilleurs romans, entre tant d’autres nouvelles mémorables.

Par delà l’érotisme de Mémoire de mes putains tristes, on retiendra le mélange d’humour et de tendresse malicieuse qui se dégage de ce roman explorant les limites de la fantasmagorie sexuelle, où l’extrême transgression touche à l’extrême innocence, hors de toute convention morale ou sociale, et sans ostentation subversive non plus. Finalement le roman tire sa vibration particulière, et sa musique, sa grâce paradoxale, d’une dimension qui n’a rien à voir avec le seul sexe, mais tout avec la chair dolente et mortelle, et cette écharde de mélancolie fichée dans la conscience du vieil homme tandis qu’il contemple sa jeune endormie.

Gabriel Garcia Marquez. Mémoire de mes putains tristes. Traduit de l’espagnol (Colombie) par Annie Morvan. Grasset, 128p.

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