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En scène le Temps retrouvé




D’emblée je l’avoue : que c’est avec un brin de réserve sceptique que je me suis pointé ce dimanche soir à la Salle de répétition du théâtre de Vidy, pour assister à la représentation couplée (en deux temps) de Je poussais donc le temps avec l’épaule, libre adaptation du plus grand roman français du XXe siècle, A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, dans une mise en scène de Charles Tordjman, qui signe également l’adaptation du Temps I, tandis que le comédien Serge Maggiani a réalisé celle du Temps II. N’était-ce pas, de fait, une gageure, un impensable défi de restituer, en deux heures, cette extraordinaire chronique de toutes les mémoires, sans la réduire à portion trop congrue ? Et le cher Marcel accepterait-il vraiment de monter sur scène ? Quoi de spécifiquement théâtral enfin dans La Recherche ?

A ces questions en somme légitimes, Serge Maggiani répond dès le premier quart d’heure, magique et d’autant plus saisissant, dans cette interprétation quasi « chantée », que chacun (enfin presque…) connaît par cœur (rêvons un peu…) le début du premier livre de la recherche, avec la longue rêverie de l’enfant précédant l’illustrissime scène du baiser. Or ces premières pages, lues et relues cent et mille fois, revivent tout à coup comme jamais par la voix du long personnage tout de noir vêtu et comme surgi de la nuit, sous l’arche protectrice constituant le cadre de scène, dans cet orbe de douceur luminescente (à dominante bleue pour le Temps I, amorcée en rouge lupanar pour le Temps II) évoquant d’abord le refuge maternel, qui dit et vit le texte de la voix et du corps, de la main à la cheville, du regard, avec une sorte de candeur maniérée jouant les surprises et les élans du gosse délirant de sentiment dans son attente de Maman, le gosse pelotonné qui pourrait avoir vingt ans ou soixante balais dans son grabat et de semelles de plomb aux pieds…

Car c’est de cela, chers futurs squelettes amis que nous sommes tous, qu’il va s’agir durant deux fois une heure, d’abord sous les lumières ressuscitées de l’enfance, entre le ciel à l’envers de la Vivonne et celui où moutonnent les ondes des cloches de Combray, puis dans les allées du temps où l’écrivain va entamer sa belle bataille contre la mort : c’est de tout ce qui allait fuir et qu’on a repêché dans les épuisettes de la mémoires, ce qui aurait pu ne pas être et ce qui a été à l’instant unique d’être fixé par la sensation et la conscience, et qu’on retrouve dans le goût d’une petite madeleine, l’inégal arrondi d’un pavé, le tintement d’une cuiller dans un salon, une certaine lumière sur un certain talus frangé d’aubépines de nos vertes années.

Poésie de l’être, de l’avoir été et de l’instant ressuscité par les mots : musique des mots, peinture d’intérieur ou d’après nature, sculpture en mouvement, enfin théâtre : et le voilà bien, le voilà partout !
D’abord monologue intimiste, mais bientôt scène nocturne des parents dans le jardin, dialogues entendus de loin, Françoise qui ronchonne dans son sabir, théâtre pervers à la fenêtre des Vinteuil (scène obligée du crachat), théâtre social des « poupées » bruissantes et caquetantes chez les Guermantes, genre Feydeau en plus pointu. Tout cela que module, chose incroyable, ce grand comédien seul sur scène avec son visage glissant entre les âges son tantôt d’un ange à patte de colombe ou d’un danseur à travers temps – celui-ci figuré par des failles de lumière blanche s’ouvrant et se refermant.

Toute La recherche n’est pas, cela va sans dire, dans cette interprétation dont la fuite du temps, exorcisée et « retournée » par la littérature, est le motif récurrent et dominant. A la toute fin, le comédien s’étant fait gisant hiératique, puis ayant roulé au devant de la scène, enfant et vieillard, revoit Combray tandis que défilent en toile de fond, imprécises et tremblantes, des taches blanches qui pourraient être les livres de Bergotte dans une vitrine, aux ailes éployées, ou les murs de Venise, les étoiles de notre ciel intérieure, qui sait ?

Il y avait des aubépines, les cuirassiers défilaient dans la rue d’à côté, on fouette un corps sur un lit de plaisir, la grand-mère se meurt, tout se fond et signifie, tout est senti, tout palpite, tout évoque, tout est ressuscité avant de se fondre au noir…


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