A propos des Papiers de Jeffrey Aspern de Henry James
Maître, en ses dernières étapes, d’un théâtre du questionnement de l’être sous les voiles du paraître, de la parole dans ses balbutiements, d’une vérité à chaque fois atomisée en vérités, lecteur du monde autant qu’il est écrivain lui-même, artisan de la scène autant qu’artiste, professeur aussi («on n’enseigne jamais que que ce qu’on cherche», relèvera-t-il à ce propos), et nous pourions enfin dire honnête homme à l’irradiante conversation, Jacques Lassalle a créé à Lausanne la mise en théâtre des Papiers d’Aspern, nouvelle tendrement cruelle de l'inépuisable Henry James que, depuis longtemps, soit par le cinéma soit à la scène, il rêvait d’aborder.
«L’oeuvre de James est de celles qui m’ont le plus intéressé, au même titre que l’univers de Tchekhov, et d’abord parce qu’elle est essentiellement fondée sur l’ambivalence. Quant aux circonstances qui m’amènent enfin à monter l’adaptation théâtrale de cette nouvelle si caractéristique de l’art jamesien, elles sont liées initialement à la rencontre, à Londres, de Jean Pavans, traducteur de James et connaisseur sans pareil de l’oeuvre. Jean Pavans est ce type de l’homme-livre se consacrant intégralement à un auteur, dont la ferveur m’enchante. De James, outre ses traductions, Pavans a adapté trois nouvelles pour le théâtre: Le retour à Florence, Daisy Miller et Les papiers de Jeffrey Aspern. Or, après une longue conversation avec lui, il m’est apparu que je devais monter Les papiers de Jeffrey Aspern."
L’action de la nouvelle de James se passe à Venise, dans un palais décati où vivent, pauvres et retirées du monde, une Américaine nonagénaire et sa nièce. On sait que la première fut la maîtresse du grand poète Jeffrey Aspern (figure qu’on peut imaginer un condensé de Byron et Shelley), dont elle posséderait encore une précieuse correspondance. C’est pour mettre la main sur celle-ci que débarque un jeune homme que passionne l’oeuvre d’Aspern, et qui va ruser en sorte d’amadouer la vieillarde par le truchement de la moins âgée, laquelle s’éprend secrètement de lui. Mais que se passe-t-il en réalité sous nos yeux ? Telle est bien l’énigme que Jacques Lassalle a choisi de démêler.
«Il y a là un concentré de thèmes jamesiens qui n’ont rien perdu de leur intérêt à l’heure que nous vivons. C’est par exemple la fascination de l’Amérique pour la vieille Europe, et la confrontation des âges et des sexes, sur fond de lent engloutissement dans cette Venise fin de siècle. Le thème de la passion littéraire est également modulé, avec tout ce qu’il suppose de passions, de procédures et de vanités. L’étrange relation qui s’établit entre les trois personnages repose sur un malentendu et de constantes incertitudes qui me passionnent. Où est le vrai ? Il est tant de vrais possibles. James nous met dans la situation qui est la sienne même, de l’écrivain dont la vie est papier, et papier vivant, papier chargé d’amour mais papier négociable aussi, papier qui vous fait brûler et que vous pourriez brûler de la même façon. L’oeuvre de James est une enquête interminable sur nous-mêmes. Plus nous y puisons et plus nous nous nous interrogeons sur notre présence au monde. Et c’est cela, comme chez Tchekhov ou chez Molière, qui ne cesse de m’interroger aussi bien. Je crois aimer par-dessus tout l’ambivaence de nos vies. Et le secret. Sous les déterminations les plus simples en apparence, il me plaît de sonder l’énigme...»
Dans l’appartement parisien de Jacques Lassalle, qu’on pourrait dire rêveusement bourgeois, et donc un peu jamesien, la substance condensée de la conversation nous a transportés comme hors du temps, mais déjà nous imaginons la représentation à venir...
«Une oeuvre est toujours une énigme. Nous commençons par travailler autour de la table, et c’est l’espace du savoir. Ensuite, ce qui se joue dans la pénombre de la répétition relève de l’inconnu. Toute lecture, vous le savez, est une nouvelle naissance. La mise en scène est partout et nulle part, mais à la fin je la voudrais invisible. La représentation vient nous questionner doucement sur notre secret. Cependant nous avons besoin des autres. Et ce qui me touche peut-être le plus, alors, est ce petit silence, après le dernier mot et avant le premier applaudissement, qui dit si le partage s’est accompli.»