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Saisons de la terre et des hommes

Les Paysans de Ladislas Reymont


C’est sur le thème des adieux que s’ouvre le premier des quatre chants des Paysans de Ladislas Reymont, qui se déploie d’ailleurs tout entier dans la lumière déclinante et nimbée de mélancolie de L’Automne. Quittant le village où elle servait jusque-là, chez des paysans qui lui ont fait comprendre, à l’approche de l’hiver, qu’elle représentait désormais une charge plus qu’une aide, la vieille Agata s’engage, résignée, sur le triste chemin de mendicité qui va la mener « par le monde », seule avec sa besace et son bâton garni de piquants de hérisson. Avec le curé qu’elle rencontre, et qui la bénit en s’étonnant de cet exode, le lecteur commence à s’apitoyer sur ce pauvre sort, mais déjà la vieille s’éloigne dans la vaste campagne, et la vie poursuit son cours de fleuve. Saluant au passage le prêtre qu’ils aiment et vénèrent, les habitants du village dont les toits de chaume se resserrent derrière les vergers, là-bas, vaquent aux travaux de la saison. Ici, c’est une jeune fille qui conduit une vache au taureau du meunier. Puis c’est le marchand de chiffons juif, traînant la patte derrière sa brouette. Ensuite, c’est un mendiant aveugle guidé par un mâtin. Et là, en rangées de fleurs rouges dans les champs, ce sont les paysannes au ramassage des pommes de terre dont les voix montent par intermittence dans l’air tranquille comme celles d’un chœur antique ; et avec elles c’est le village, tout le village, qui prend vie, et la vieille sagesse des uns, se traduisant à tout moment en sentences riches de l’expérience commune, et la sale langue des autres, le bon sens matois et la verdeur truculente, la parole rude et fleurie des gens de cette terre dont on dit qu’elle seule ne ment pas.
Ainsi le village va-t-il vivre, quatre saisons durant. Avec ses habitants, nous assistons aux messes du dimanche, dans la contrition manifestée, et nous nous retrouvons au cabaret du juif Jankiel. Nous prendrons un parti ou l’autre dans les litiges du tribunal local, en présence de l’huissier aux pieds nus. Nous nous rendrons à la foire haute en couleurs, au bourg voisin, puis nous connaîtrons la « double mélancolie des chagrins passés et des soucis d’avenir », dans la tristesse fantomatique des lourdes journées pluvieuses. Puis ce sera jour de noces, avec ses réjouissances que ne tarderont à étouffer les neiges d’hiver. Alors nous suivrons les travaux éreintants des bûcherons. Et viendra Noël, pacifiant jusqu’aux plus terribles conflits.
Car les travaux et les jours de la communauté paysanne ressuscitée par Ladislas Reymont ne constituent qu’une toile de fond, sur laquelle se détachent les figures d’une poignante tragédie.
Demain, nous le savons bien, le printemps refleurira, le vrai printemps semblant ruisseler du ciel, avec le soleil réchauffant les chaumières. Et comme chaque année, Pâques retentira de l’Alléluia des chrétiens. Puis ce sera la verdure de Pentecôte, et reviendront les nuits courtes, chaudes et claires de tous les étés.
Cependant nous voici, frères humains, dans le temps brisé de nos passions. À Lipce vivait un homme, et c’était le père. Et le père était l’ennemi de son fils. Et telle femme fut entre eux.
Voici Maciej Boryna, deux fois veuf mais encore solide dans sa carcasse de patriarche à la fois craint et respecté. Voici son fils Antek, au même caractère ombrageux et emporté, qui lui réclame en vain un tant soit peu d’indépendance. Et voici la belle Jagna, dont le père va faire sa jeune épouse, et qui sèmera le trouble et la honte dans le village en enflammant les cœurs au gré de ses caprices.
Plus que de grandes figures romanesques, le vieux Boryna, son fils Antek et la fascinante Jagna Dominikowa me paraissent plutôt, à vrai dire, les figures élues d’un mythe terrien fondamental. Le temps de leur passion, portée à l’incandescence, ils incarnent le tragique même de la condition paysanne.
Maciej Boryna représente par excellence l’attachement forcené à la terre. Qu’il épouse la jeune et belle Jagna sur un coup de tête, par vanité et aussi pour faire enrager son fils, n’est en somme qu’un accident de parcours. Tandis que le vrai Boryna se révèle, à l’heure précédant sa mort, dans la scène prodigieuse où nous le voyons se relever, géant hagard, après des semaines passées dans le coma des suites d’une blessure, pour se rendre dans ses champs, en pleine nuit, et y semer une dernière fois sous le vaste ciel tandis que montent à lui toutes les voix de la terre le suppliant de ne pas les abandonner, jusqu’à tomber foudroyé.
Jagna Dominikowa, pour sa part, dégage toute la sensualité de la terre, la volupté naturelle et glorieuse en son innocence. C’est le personnage le plus libre apparemment, et le plus artiste aussi. Or c’est cela justement que l’ensemble des femmes, trimant et souffrant pendant qu’elle aguiche et resplendit, ne peuvent lui pardonner. Sans doute ne pensait-elle pas à mal en courant d’un amant à l’autre, mais le terrible châtiment qui la frappe finalement, pour avoir des relents de cruauté, n’en est pas moins conforme à l’instinct de conservation de la communauté.
À cet égard, l’attitude d’Antek Boryna, partagé entre ses sentiments et la loi du groupe, est également significative. Ainsi, lorsque tous le pressent, au cabaret, de se prononcer sur le sort de celle qui fut à la fois sa marâtre et sa maîtresse, s’exclame-t-il : « Je vis dans une communauté, alors je tiens pour cette communauté ! » Et le moment qui nous révèle le fond de son drame est celui qui le voit renoncer tout à coup à tuer son père, lors de la révolte paysanne conduite par celui-ci, pour courir à sa rescousse.
Ce qui fait, enfin, la grandeur des Paysans, c’est la généreuse sérénité avec laquelle l’auteur peint cet univers de l’ancestrale civilisation paysanne, et la pénétration charitable qui l’aide à nous faire saisir les plus obscurs mobiles humains. Avec une constante objectivité, formellement maîtrisée par la multiplication des points de vue – ainsi la voix d’un conteur populaire alterne-t-elle avec celles du narrateur et de toutes les parties dialoguées –, Ladislas Reymont parvient à fondre les détails minutieusement observés dans la vision d’ensemble de sa fresque.

Ladislas Reymont. Les Paysans. Editions L'Age d'Homme.

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