Il y aura bientôt trente ans qu'Etienne Barilier publiait, à l'âge de 27 ans, un roman saisissant qui, sous le titre de Passion (L'Age d'Homme, 1974), racontait l'histoire à la fois ardente et glaçante d'un voyeur du nom de Pierre X dont le journal intime détaillait, jusque dans son intimité, les moindres gestes et dits d'un couple gracieux de jeunes amants. Or à ce vampirisme privé, symbolisant l'espèce de jouissance par procuration que vivent tant de gens frustrés ou claquemurés dans leurs fantasmes, fait aujourd'hui écho le voyeurisme public d'une véritable industrie de l'exhibition intime, dont Barilier tire le meilleur parti dans son trente-troisième livre, Le vrai Robinson, qui s'inspire plus précisément des aventures télévisuelles exotico-lucratives à la manière de Koh-Lanta.
Loin de s'en tenir pourtant à une satire par trop attendue, le romancier lausannois corse le jeu en endossant pour ainsi dire le plus mauvais rôle, à savoir celui du réalisateur de l'entreprise en question, laquelle combine un remake du Robinson Crusoé de Daniel Defoe et une rencontre de Robinson avec l'héroïne du Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre.
Au fil d'un récit à l'indicatif qui parodie la plate « objectivité » d'un script de sit-com, comme s'y amusa un Gore Vidal dans son mémorable Duluth, gorillage carabiné des feuilletons télévisés américains, le deus ex machina de la narration raconte à la fois l'histoire « réelle » de la rencontre des jeunes Robinson et Virginie sur un îlot paradisiaque au large de l'île Maurice et le scénario programmé virtuellement de l'émission de télévision à venir sous le titre du Vrai Robinson. Ainsi décrit-il les heurs et tribulations de « nos jeunes héros » pendant et après un naufrage initial reproduisant celui (en 1744) du fameux voilier Le Saint-Géran, chacun vivant d'abord séparément son acclimatation sous l'œil des caméras, avec infos régulières à prendre sur un ordinateur portable connecté au site Le-vrai-Robinson. com, puis se rencontrant, se séduisant mutuellement comme le public romantique est supposé l'attendre, s'accordant en dépit d'une rivalité établie par le concours où chaque prouesse est taxée en milliers d'euros, puis se faisant rattraper par la vie, si l'on peut dire, au gré de circonstances que le lecteur découvrira, avec un rebondissement à chaque fin d'épisode et des péripéties de vrai roman d'aventure.
Par ailleurs, d'une délicatesse esthétique inattendue dans la catégorie, le réalisateur-narrateur « monte » le film à venir en projetant sous nos yeux des scènes entières dont le chatoiement lyrique signale le plaisir pris du romancier tout en comblant celui du lecteur, non sans mêler les bons sentiments du « pro » imbu d'art « populaire de qualité » et le réalisme mercantile d'usage. D'une forme parfaitement appropriée au thème, le roman joue enfin avec finesse sur les temps décalés de la réalisation, avec des implications particulières en l'occurrence, via le « direct » et le « semi-direct », puisque la série commence d'être diffusée avant la fin du tournage, au cours duquel sont advenus divers événements pour le moins imprévus ...
Essayiste d'une vaste culture et d'une pénétrante intelligence, Etienne Barilier aurait pu traiter ses personnages de haut, en ridiculisant tout un petit monde sur lequel il est facile de cracher, comme on l'a fait de Loft Story. Or, retrouvant la verve narrative et le bonheur d'observation de ses meilleurs ouvrages, le romancier se garde ici de toute caricature. Sa jeune Mauricienne rêvant de se réaliser dans la haute couture et découvrant une nouvelle dimension de la vie (qui ne doit rien au fric ni à la télé) n'a rien d'une godiche, et c'est le moins qu'on puisse dire. Le glandeur Robinson, cherchant lui aussi une échappée à son désarroi, en réaction contre des parents qui se veulent ouverts et méprisent ceux qui ne le sont pas à leur façon, est lui aussi juste et attachant ; et l'écrivain se garde également de trop « charger » le personnage incarnant Vendredi dans le jeu de rôles, qui va donner à la fin du tournage sa touche dramatique, rappelant le sacrifice collectif du Temple solaire.
Brassant de nombreux thèmes contemporains avec une légèreté nouvelle, Etienne Barilier parvient surtout, dans Le vrai Robinson, à mêler narration et réflexion en parfaite fusion. Relevons aussi bien, et c'est le meilleur signe, que son dernier livre se dévore, qui s'ouvre à la plus vivante réflexion sur notre drôle d'époque. é
Etienne Barilier, Le vrai Robinson, Ed. Zoé, 264 pages.
Carnets de JLK - Page 203
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Un bonheur virtuel
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Le Persil qui défrise
Un journal atypique
Attention: O. M. N. I ! En clair: Objet Médiatique Non Identifié. Plus atypique et contraire aux conventions actuelles du journalisme, plus décalé que Le Persil, vous ne trouverez pas. L'objet peut sembler extravagant au premier regard, et pourtant il participe d'une démarche existentielle et poétique poursuivie depuis des années par Marius Daniel Popescu. A la dernière Foire du livre de Bâle, ce grand diable aux yeux de braise écrivait des poèmes à la craie multicolore sur la place. L'été de l'Exposition nationale, il fut des auteurs invités par la radio romande à séjourner et écrire sur une île artificielle. Soumis à la plus stricte discipline dans la conduite des mastodontes urbains des TL, Popescu n'en est pas moins un personnage hors norme, chien fou et poète souvent délirant, mais également capable d'une attention très délicate, en tout cas impatient de partager son amour de la vie et des gens.
Le Persil en est une nouvelle illustration déjantée: sur seize pages de texte sans illustrations ni publicité, où seule la typographie bouscule l'ordonnance des deux larges colonnes, le rédacteur se fait tour à tour observateur satirique de la réalité suisse contemporaine (avec une proposition cocasse de tri et de distribution postale par avion), nouvelliste remarquable (la saisissante mort d'un cheval dans une usine roumaine), compositeur d'instantanés reflétant la vie quotidienne douce ou dure, dans une perspective essentiellement subjective et voulue telle ...
— Que signifie ce titre de Persil ?
— Il annonce une approche différente du monde quotidien, formulée dans une écriture terre à terre. Dans la cuisine des mots de chaque jour, Le Persil voudrait offrir un goût nouveau. Le titre cherche aussi à faire sourire le lecteur sans cesse sollicité par tant de sérieux. Contre l'agitation et l'emballement, je propose une lecture calme, comme si l'on dégustait son plat préféré. Je n'ai pas voulu d'un titre qui choque, mais qui attire par sa simplicité et sa douceur, avec une allusion à ce qu'il y a de sacré dans les secondes que nous passons dans la rue, à table, dans un jardin public, au travail ou devant notre télévision.
— A quel projet correspond ce journal ?
— A ma conviction que le marché des journaux en Suisse romande laisse une grande place à l'innovation et à l'originalité. Les gens de ce pays sont des lecteurs très attentifs et très critiques à l'égard du monde qui les entoure. Je voudrais leur offrir un point de vue décalé mais pas incompréhensible. Mon regard se nourrit du regard des autres et mon écriture est, je crois, accessible à tout le monde.
— Comment, concrètement, fabriquez-vous Le Persil ?
— Très artisanalement, en partant d'une maquette faite à la main avec des textes mis en pages sur un vieil ordinateur, découpés et collés sur une feuille de format A3. Une fois terminée, cette maquette est envoyée avec la disquette en Roumanie, où des amis accomplissent le travail de mise en pages et d'impression, sous la direction du professeurpoète-éditeur Alexandru Musina. Cette façon de faire me permet de publier un journal qui me coûterait trois fois plus cher en Suisse.
— Quel public visez-vous, et où trouve-t-on Le Persil ?
— Je ne vise pas un public plus qu'un autre, dans la mesure où je ne parle que des choses de la vie, comme à une table de café. Pour ce qui est de la vente, je vais m'y employer à la criée, en compagnie de ma femme et de tous ceux qui le voudront. J'ai déjà fait quelques abonnements sur le réseau des TL. Je crois beaucoup aux abonnements conclus de la main à la main. Et puis je vais tâcher de le placer dans les kiosques. Mais je commence tout gentiment avec les gens que je connais et qui apprécient ma cuisine de mots. Ce sont eux l'âme du Persil !
Le Persil. Prix au numéro: 5 FS. Abonnement, 12 numéros: 55 FS. Renseignements: Tel. 021 626 18 79. Courrier: mdpecrivain@yahoo.fr
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Un blues enfiévré
C’est, avec Night train, dans un blues-rock express lancé dans la nuit en plein vitesse que Tab Benoit nous embarque, après la suite mémorable de The sea saint sessions , pour sa nouvelle équipée musicale, qui se poursuit sans coup férir avec la splendide modulation d’un blues sculptural (Little Girl Blues) aux traits soulignés à beau renfort de guitares cinglantes. L’incantation vocale, portée par un fil de guitare incandescent, est d’égale beauté dans I smell a rat, rappelant les maîtres noirs du genre, avant que le rythme ne se précipite soudain dans un plus allègre et routard Fever for the bayou, genre rockabilly louisianesque, si l’on ose dire...
Tout autre chose encore, après les stridences bien musclées à la James Brown de Lost in your lovin, avec Golden Crown, marquant l’intervention de Big Chief Monk Boudreaux dans une transe “africaine” frénétiquement tambourinée et qui ne manque d’évoquer, quasi physiquement, la mémoire noire du Sud profond.
Autant dire que le périple est aussi varié que riche de contrastes, qui nous ramène, dans The blues is here to stay, sur le fil aigu d’un blues à la fois âpre et lyrique, tantôt battant (Got love if you want it) et finalement renoué aux vieilles racines poussées sur les bords du bayou, entre La Nouvelle Orléans, les eaux mêlées du Mississipi et le ciel strié de traces de vieilles larmes.
Tab Benoit. Fever for the Bayou. Telarc Blues
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L’enfer de Bosch
Retour estival à Michael Connelly
A peine remis de son écoeurement, après la conclusion de l’enquête à hauts risques (dans L’envol des anges) qui lui a permis de confondre divers personnages hauts placés du beau monde de Los Angeles sans que l’ordre établi ne soit vraiment dérangé, Harry Bosch se retrouve confronté, mais cette fois au tribunal, à un monstre de cynisme et de perversité en la personne d’un réalisateur de cinéma suspect de meurtre.
Ce premier volet du diptyque que constitue ce superbe roman de Michael Connelly est l’occasion, pour ce maître de la fiction noire sur fond d’enquête de terrain, de décortiquer le fonctionnement de la justice-spectacle à l’américaine, avec son jeu redoutable de machiavélisme procédurier et de manipulation des jurés.
Alternant avec les scènes du procès, une seconde intrigue nous fait retrouver Terry MacCaleb, l’ancien du FBI greffé du coeur (dans Créance de sang), reprenant du service sur la trace de Bosch qu’il soupçonne de s’être laissé prendre au piège de l’enfer décrit par son génial homonyme. Comme dans ses ouvrages précédents, l’auteur du fameux Poète pose la question des limites du mal dans un monde complètement sens dessus dessous, où l’éthique individuelle semble aussi menacée qu’un naufragé dans une mer en furie. Ni désespéré ni lénifiant, Connelly reste toujours captivant.
Michael Connelly. L’oiseau des ténèbres. Seuil policiers, 404pp.
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Petite musique de nuit
Le premier roman d’Anna Gavalda
C’est une jeune femme qui vient de se faire «larguer», avec ses deux petites filles, par son Adrien de mari. «C’est drôle comme les expressions ne sont pas seulement des expressions», remarque Chloé. «Il faut avoir eu très peur pour comprendre «sueurs froides» ou avoir été très angoissé pour que «des noeuds dans le ventre» rende tout son jus, non ?» Et elle poursuit comme ça: «Larguée, c’est pareil. C’est merveilleux comme expression. Qui a trouvé ça ? Larguer les amarres. Détacher la bonne femme. Prendre le large, déployer ses ailes d’albatros et baiser sous d’autres altitudes».
Voilà ce qu’elle se dit au coin du feu, Chloé, une nuit d’hiver, après avoir renoncé à capter le moindre message, sur son portable, de son «albatros» en cavale. Mais entretemps, de façon tout à fait inattendue, c’est à un autre drôle d’oiseau qu’elle a commencé de s’attacher à son corps d’abord défendant: ce Pierre qu’elle a reçu comme beau-père en cadeau-mariage, du genre nuque raide et fermé comme une huître, chef de famille pète-sec comme il doit l’être de son entreprise, incapable du moindre abandon et auquel la lie pourtant un brin de complicité depuis qu’elle l’a comparé, devant les siens, à une «espèce de Martien perdu dans sa propre famille».
C’est d’ailleurs Pierre, à l’étonnement pincé de son épouse Suzanne, qui a «enlevé» Chloé et ses filles pour passer quelques jours dans la maison de campagne de la petite tribu, où il va tomber un masque après l’autre en multipliant d’abord ses petits soins de pépé-poule.
Vous trouvez ce début d’histoire un peu tarte ? Vous flairez déjà l’éloge de la bonne bûche rougeoyante style Delerm ou le Maman-Bobo de toute une littérature nombrileuse et coconesque au goût du jour ? Vous concluez à la sit-com minimaliste avant de commencer de lire à votre tour ? Eh bien vous auriez tort, car sous ses aspects de récit tout fluide et transparent, qu’aère encore la dentelle hyperdélicate du dialogue, le premier roman d’Anna Gavalda ne cesse de se densifier et de se charger d’énergie à mesure que ses deux personages, comme deux figures de théâtre isolées dans leur nuit respective, se révèlent l’un à l’autre au fil d’une confidence incessamment relancée.
A vrai dire, c’est essentiellement Pierre, présumé «vieux con» racorni, la soixantaine bien passée et que Chloé s’imaginait absolument indifférent à son égard, qui se découvre à elle, la stupéfie par sa volubilité, la «bassine» un peu à tant se répandre soudain en la distrayant de sa peine à elle, puis la captive à proportion de sa sincérité et de sa passion (le bougre a sacrément aimé, alors qu’elle l’en croyait incapable), enfin qui lui dit ce qu’elle a envie et besoin d’entendre à ce moment-là, à part la très belle histoire qu’il lui raconte: que «la vie, même quand tu la négliges, même quand tu refuses de l’admettre, est plus forte que toi. Plus forte que tout. Des gens sont revenus des camps et ont refait des enfants. Des hommes et des femmes qu’on a torturés, qui ont vu mourir leurs proches et brûler leur maison ont recommencé à courir après l’autobus, à commenter la météo et à marier leurs filles...»
La belle jambe que ça fait à Chloé, qui se demande évidemment où elle est dans tout ça ? Belle et bonne jambe pour avancer cependant, car on se dit que la révélation d’un visage vivant substitué à un masque ne pourra que lui donner à son tour plus de force.
Cela vous semble un lieu commun ? C’est possible. Souvent les belles histoires se réduisent à cela: un lieu commun, au sens propre. Un lieu où les gens «largués» se retrouvent. Or ce qui est tout de même peu commun, dans ce roman de pure émotion et de langue à fleur de mots, «travaillant» son sujet par une sorte d’acupuncture sensible, c’est l’intelligence du coeur qui s’y manifeste et la musique d’un écrivain.
Anna Gavalda. Je l’aimais. Le Dilettante, 217p
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Collage à la sicilienne
On retourne à Vigàta - rendu célèbre par une kyrielle de romans policiers aussi singuliers par leur matière d’observation politico-sociale que par leur «pasticcio» linguistique -, pour une nouvelle histoire racontée de façon originale. Sans texte de liaison, Camilleri procède en effet à un montage de textes de toutes formes et de toutes provenances (article de journal, rapport de police, lettre de menace, avis de recherche, entre autres), constituant un dossier soumis au lecteur.
Après l’annonce, par Le Héraut de Montelusa, journal régional, de la représentation des Funérailles du Vendredi Saint à Vigàta, dans lesquelles le comptable Antonio Patò, par esprit de pénitence, tient chaque année le rôle de Judas, nous en apprenons un peu plus sur les origines de cette coutume locale puis lisons, en date du 22 mars 1890, le récit de la représentation assorti d’un rapport de de la Délégation royale à la sécurité publique relatif aux divers délits (larcins, crime d’exhibitionnisme, manifestation d’anarchie verbale) commis à l’occasion du spectacle. Or, un autre événement s’est produit à l’issue de la représentation où, englouti par une trappe de la scène, Judas («déchirante interprétation» du comptable, qui triompha pour «ses manières hypocrites et triomphantes») Antonio Patò a bel et bien disparu. Le dossier, on l’aura compris, est celui de l’enquête menée sur cette disparition.
Andrea Camilleri. La disparition de Judas. Traduit de l’italien par Serge Quadruppani. Métailié, 247p.
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Le coeur et l’esprit
Pietro Citati est à la fois un merveilleux critique et un écrivain dont la profonde et mélodieuse musique baigne et rythme chaque page. Le dernier texte de ce recueil de Portraits de femmes, intitulé L’Art du portrait, éclaire à la fois sa façon de vivre la lecture, de déchiffrer une oeuvre et, par delà l’analyse fine de sa machinerie vivante, d’en déceler la part intime et plus secrète - le noyau dur sur lequel est inscrit la formule de l’auteur.
Toutes les femmes écrivains dont Citati parle dans ce livre, dont certaines sont connues pour leur extrême délicatesse apparente, telles Jane Austen ou Katherine Mansfield, ont en commun ce même fonds implacable, pur et incorruptible en dépit de toutes les extravagances possibles, qui établit un cousinage entre les mystiques italiennes qu’il aborde au début, et la philosophe ouvriériste Simone Weil ou la compassionnelle et féroce nouvelliste du «sud profond» que fut Flannery O’Connor.
Le secret de Pietro Citati, c’est qu’il aime. Cela étant, et qu’il parle de Proust (dans l’admirable Colombe poignardée) ou de Karen Blixen, de Kafka (dans sa biographie référentielle) ou de Marina Tsvetaeva, l’essayiste italien allie la «recréation vivante» et la «claire analyse», à savoir le coeur et l’esprit. Des femmes exceptionnelles, ici, nous valent autant de vues pénétrantes sur les liens de l’art et de l’humain. C’est intelligent, touchant, subtil, parfois effarant, toujours passionnant!
Pietro Citati. Portraits de femmes. Gallimard, L’Arpenteur, 366pp.
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Gide protéiforme
«Protée dans sa diverse inconstance est le moins existant des dieux» écrivait André Gide qui s’identifiait lui-même à beaucoup d’égards à ce dieu mineur, et notamment par sa célèbre disposition à féliciter untel pour son livre avant d’aller le débiner dans son journal intime, où il notait aussi: «Je me fais souvent l’effet d’être un affreux hypocrite, par un besoin suraigu de sympathie». Flattant pour être aimé, Gide vivait ses pires contradictions dans l’amour, conscient des souffrances qu’il infligea à Madeleine mais n’en éprouvant aucun regret, allant même jusqu’à regretter que la morale stricte de sa femme lui ait interdit de lui rabattre, à la fin de sa vie, des enfants à peloter... Qu’on ne déduise pas de ces notes que Simon Leys fait ici le procès de Gide. Simplement, en recoupant divers témoignages (à commencer par celui de Béatrix Beck), il montre quel personnage complexe voire monstrueux, à certains égards, fut cet écrivain statufié par le Nobel.
Avec la lucidité sans faille qui fit de lui le premier contempteur du maoïsme, Simon Leys amorce cette suite d’essais par de savoureuses variations sur les débuts de romans («C’était durant une nuit sombre et tempétueuse»…), une brève méditation sur Don Quichotte en relation avec la «religion des perdants», et certain délire mégalomane de Victor Hugo, que le génie du poète (et du peintre aussi) éclipse assurément.
Simon Leys. Protée et autres essais. Gallimard, 151pp.
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Un témoin singulier
Garçon pur et dur, François Sentein écrivait dans sa fraîche vingtaine «que ça ne sert pas à grand-chose de vivre au-delà de quinze ans», et son étonnante maturité ne l'empêchait pas de considérer les «monstres adultes» avec l'implacable souci de justesse et de justice des enfants - chose redoutable dans la France littéraire de 1944 dont il observa les retournements de vestes et autres virages byzantins.
Après les Minutes d'un libertin (1938-1941) et les Nouvelles minutes d'un libertin (1942-1943), nous retrouvons ce jeune passionné de littérature, ami de Jean Genet et de Cocteau, sous l'uniforme d'un cadre de centre de jeunesse, aussi distant des collaborateurs que des résistants, mais nullement cynique pour autant. Ainsi montre-t-il beaucoup plus de compassion pour son ami Max Jacob, qui vient de mourir en déportation, qu'un certain Picasso, de même qu'il va jusqu'à «planquer» Julien Benda en province. Son dévouement envers le taulard Genet (qui a risqué lui aussi le camp de concentration) est aujourd'hui éclipsé par les services possiblement visibles de Cocteau, mais le jeune homme fait toujours la part de la faiblesse humaine et du talent, ou du génie lorsque l'ingrat Genet l'humilie. Tableau d'une époque (en campagne autant qu'à Paris, où passent Sartre et Leiris, Montherlant ou Peyrefitte), ce journal non aligné est aussi l'oeuvre d'un critique pénétrant et d'un écrivain très singulier.
François Sentein. Minutes d'un libéré (1944).Le Promeneur, 212p.
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Harry Potter fait lire...
...n’en déplaise au pape
Benoît XVI s’inquiète de la phénoménale popularité du petit Potter, et cela se comprend. D’abord parce que l’Empire catholique n’a jamais trop aimé la concurrence de masse. Ensuite du fait que cette myriade de petits paroissiens lisant autre chose que le catéchisme est un mauvais exemple pour leurs parents. Enfin le contenu même des romans de cette Anglaise, qui exalte la révolte contre l’Autorité et entretient le culte de l’imagination, de la magie et autres pratiques « démoniaques », fait décidément problème.
A en croire le successeur de Jean Paul II, Harry Potter menacerait nos enfants de perversion. Est-ce à dire que le sixième volume de ses aventures, mis en vente aujourd’hui même, risque de figurer demain à l’Index ? Dieu seul le sait, qui s’en fiche complètement au demeurant. Parce que le Bon Dieu aime bien Harry Potter lui aussi, qui lui rappelle les lectures de sa propre jeunesse, genre Cendrillon, Dickens, Sans famille et consorts. S’il était prof d’anglais ou critique littéraire catholique, Dieu pourrait objecter que J.K. Rowling n’est pas le supertop dans son genre, ou que les contes frottés de fantastique d’un C.S. Lewis sont plus édifiants que les histoires du magicien à lunettes, mais Dieu n’est que Dieu, dont le faible pour les livres de jeunesse est notoire.
Il y a une trentaine d’années de ça, Dieu s’est ainsi régalé à la lecture de la collection Signe de Piste, célébrant l’amitié, la nature sauvage, l’horreur de l’injustice, dans un climat de douce ambiguïté que corsaient des illustrations dont on fustigerait aujourd’hui la pédophilie latente. Mais qu’Il sache, la hiérarchie catholique n’a jamais taxé ces romans de perversité. Et le scientiste sceptique Jules Verne ? Et Tintin qu’on ne voit jamais à la messe ? Et les Pieds Nickelés ?
Comme bien l’on pense, car il a de l’humour, Dieu n’irait pas jusqu’à faire une religion de ce charmant Harry Potter. Mais J.K. Rowling n’a pas non plus cette prétention, et de multiples exemples rappellent qu’elle aussi est pleine d’humour et de réserve ironique, notamment par rapport à la sorcellerie. Déceler une once de satanisme dans Harry Potter est au mieux un contresens : au pis, la projection d’un esprit peu sûr de sa foi. Or Dieu, qui croit dur en Lui-même, ne fera pas un fromage du fait que Lord Voldemort prenne la vedette au sieur Satanas, et le fait que l’insolent Harry malmène les Dursley, ces rats, ne lui semble que justice.
« La plus belle chose que nous puissions connaître est le mystère. C’est la source de tout art et de toute science véritable », écrivait Albert Einstein, cité en exergue d’un livre épatant intitulé Harry Potter et la science (Flammarion, 2003) et dont l’auteur, Roger Highfield, va jusqu’à prétendre que « le monde magique de Harry éclaire d’un jour étonnant les sujets les plus intéressants de la recherche actuelle, sans jamais la contredire. »
De toute évidence, un obscur vulgarisateur scientifique se montre plus tolérant, à l’égard de fariboles imaginaires, que le vicaire de Notre Seigneur pourtant si impatient, celui-ci, d’accueillir les petits enfants, de marcher sur un lac ou de se transformer en colombe luminescente…
Ce qui compte enfin, c’est que le petit sorcier fasse lire nos rejetons séduits par les niffleurs, les pitiponks ou la langue rose d’un Boursouf en quête de crottes de nez. Comme le disent les papes de toutes les croyances ce qui importe n’est pas le But mais le Chemin. Et pourquoi vos enfants ne feraient-ils pas un bout de chemin en Ford volante, un Scrutoscope en poche, sus aux kappas et autres escargots venimeux ?
Cet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 16 juillet 2005
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Le crash de Sollers
Retour sur L’étoile des amants
Philippe Sollers nous avait avertis: son roman à paraître serait «un 11 septembre éditorial». Tout aussitôt les uns furent tétanisés d'impatience, en attendant l'Evénement, tandis que les autres, fatalistes ou désabusés, y voyaient plutôt le supercrash annoncé. Plus précisément, ce qu’on peut en dire est que Philippe Sollers s'y est laissé aller, en jouisseur cynique et polymorphe, comme un vieux chenapan dans une mousse-party qui titillerait la minette Maud d'un doigt distrait tout en jetant, de son autre main sèche, de fines notes digressives sur un peu tout. De fait, ce livre qui se veut ludique brille surtout par sa cuistrerie, un roman qui n'en est pas un dans la mesure où nul personnage n'y vit à part le Moi-je magistral de l'auteur se trouvant si belle en son miroir, où rien ne se passe ni ne se pense de vraiment inattendu, où l'on s'embarque pour Cythère comme d'autres vont faire du trekking dans l'arrière-pays népalais ou du camping échangiste au cap d'Agde.
C'est entendu: Philippe Sollers méprise les «temps merdiques» que nous vivons, où Steevy remplacera demain Beigbeder qui remplaça hier Bernard Pivot, en attendant que Madonna se propulse au Vatican pour y succéder au successeur de saint Pierre. Ce dédain de l'homme cultivé, né coiffé et surdoué, puis macéré dans les décoctions de tous les «ismes» - du gauchisme de salon au structuralisme de transit, pour aboutir à l'hédonisme «dix-huitiémiste» et au cynisme enfin déployé toute honte bue -, cette morgue joyeuse de séducteur, son compère Dominique de Roux les avait repérés, il y a trente ans déjà, dans un portrait prémonitoire (l'un des chapitres de L'ouverture de la chasse, paru à L'Age d'Homme en 1969) où il le présentait comme le type du fils à papa déliquescent, accomplissant sous forme pseudo-révolutionnaire le suicide de toute une littérature bourgeoise tournant à vide. Evoquant les livres (actuellement illisibles) du Sollers de l'époque, Dominique de Roux reconnaissait à l'écriture de celui-là une brillance étincelante, qu'on retrouve dans L'étoile des amants, aussi lisible cette fois que les Mémoires de Loana.
Cependant, précisons pour les ignares (il pense que nous en sommes tous, sauf lui) que Sollers a plus de biscuits dans sa musette que Loana et Steevy réunis: à en lire Paris-Match, auquel il se confie, il serait même le plus grand connaisseur actuel et futur de la pensée chinoise. Son livre nous vaut d'ailleurs une excursion en Chine du VIIIe siècle, avec Maud. Se penchant sur Maud, Philippe lui explique la neige chinoise, la barque et la natte, avant de révéler à la même Maud qu'elle n'est qu'un «galet sur la plage». Beaucoup plus fort: Fifou découvre à Maud (dont le prénom lui évoque «modèle, modelage, modalité, module», et autres bidules) les noms des zoiseaux du monde, tels avocette et fou de Bassan, pluvier, tadorne de Belon, chevalier gambette et compagnie. Quelle découverte n'est-ce pas ? Mais Sollers sait-il discerner, ailleurs que dans le dictionnaire où il fourre son nez, un pétrel fulmar d'une marouette ponctuée? On se le demande quand même...
Ce qui est sûr en attendant, c'est que son éloge de la vie «ingénue» sonne terriblement creux. Qu'il critique la littérature actuelle, au fil de piètres pages «satiriques» où il dégomme le style Minuit ou le style P.O.L., ou qu'il prétende bousculer les parallèles avec «un livre entier sur la jouissance d'exister», Philippe Sollers romancier s'empêtre dans un épisode de feuilleton auquel lui-même ne croit guère à l'évidence. Céline disait que le roman français actuel se réduisait à la «lettre à la petite cousine». Or Sollers, tout mariole qu'il se la joue, s'y plie avec une veulerie d'époque qui ne trompera que les jobards dont il est le roi. Reste l'écrivain, hélas...
Philippe Sollers. L'étoile des amants. Gallimard, 175 pp.
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Du blues qui cogne
Dès l’«attaque» du morceau éponyme de ce nouvel opus de Lucky Peterson, notre lascar montre qu’il tire toujours aussi vite que ses trois ombres (le chanteur, le guitariste et l’organiste) et qu’avec lui le blues est l’expression d’une bête blessée qui a encore du coffre à revendre... Les musiciens qui l’entourent en l’occurrence (notamment le guitariste Johnny Lee Schell, le batteur Tony Braunagel, les Taxacali Horns et la chanteuse Tamara Peterson) dans cette production de John Porter, contribuent en outre à l’amplitude sonore de cette virée sur les sentiers battus de la soul et du blues.
Parfois un peu «extérieur», voire par trop «déménageur» à notre goût, le blues de Lucky Peterson se fait plus intimiste et tripal dans When my blood runs cold qu’il a cosigné avec son père James. C’est également le cas dans 4 little boys, récit d’une «histoire vraie» où son père, auteur du texte, se remémore le souvenir de la mort de sa propre mère, laquelle le tenait dans ses bras alors qu’il n’avait que 16 mois.
Comme il l’a dit lui-même, ce nouveau disque de Lucky Peterson marque l’amorce d’un nouveau départ, qui va se concrétiser par des tournées aux States et en Europe. De quoi réjouir ses adeptes, et notamment ceux qui l’ont déjà applaudi en nos contrées.
Lucky Peterson. Double Dealing. Universal Music
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Un ange passe
Le dernier roman d'Iris Murdoch
La romancière anglaise, décédée en 1999 des suites de la maladie d’Alzheimer (sa fin de vie a été racontée par John Bayley, son époux, dans la très émouvante Elégie pour Iris, parue à L’Olivier en 2001), n’avait pas son pareil dans la mise en évidence de l’étrangeté souvent mystérieuse des vies apparemment les plus quelconques. L’opposition des convenances sociales et d’une réalité humaine à la fois indomptable et insondable est particulièrement sensible dans son dernier roman, qui s’ouvre sur le coup d’éclat, shocking entre tous, d’un mariage sabordé le jour de sa célébration!
Benet, le retraité peinant sur son ouvrage de philosophie, et que passionnent plutôt les affaires d’autrui, avait pourtant tout arrangé: Edward et Marian étaient faits l’un pour l’autre, et ce serait son bonheur de les voir convoler, autant que le leur. Or voici que la mariée disparaît au jour J, semant le trouble et la consternation dans le cercle de ses amis (lesquels la voient déjà au bout d’une corde ou rejetée par le flot amer) avant que l’histoire ne rebondisse tout autrement, pour Marian et pour d’autres personnages se «reconnaissant» les uns les autres, au gré d’une «révélation» en cascade illustrant l’humour occasionnel de la destinée...
Une espèce d’ange préside, en douce, à ces singuliers mouvements d’humeur et d’amour, qui rappelle la personne bien singulière, voletant entre réalité et rêverie, que fut la romancière elle-même.
Iris Murdoch. Le dilemme de Jackson. Gallimard, Du monde entier, 359p.
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Comme un théâtre panique
Le sourire de Mickey d’ Antonin Moeri
Le langage de chaque époque est une mine d'observations que certains écrivains exploitent mieux que d'autres. C'est ainsi que les poncifs de l'esprit bourgeois ont été répertoriés et analysés par Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues ou, avec plus de virulence visionnaire, par Léon Bloy dans son Exégèse des lieux communs. Plus récemment, un Michel Houellebecq s'est employé, dans Extension du domaine de la lutte, à capter les expressions typiques de la « novlangue » actuelle en usage dans notre société, où tout est désormais « géré » à tous les « niveaux du contexte », y compris ceux du « senti » et du « vécu » — et qui ne « gère » pas ses émotions aura droit à sa « cellule de soutien psychologique ».
Ce matériau verbal, au-delà de la satire facile, peut constituer une riche substance narrative, comme le prouve Antonin Moeri dans les nouvelles du Sourire de Mickey, son huitième livre marquant une belle avancée.
— Quelle est, Antonin Moeri, la place et le sens de l'écriture dans votre vie ?
— En vérité, la réception est passée avant la production. Je veux dire que j'ai beaucoup lu, écouté, rêvé, bourlingué, aimé, observé avant de fixer les limites de mon laboratoire intime. A l'origine, les histoires que racontait mon père me fascinaient. Sa pratique de médecin lui offrait un angle de vision particulier. Les personnages qu'il décrivait étaient frappés d'une dérision, dont je ne sais toujours pas si elle était voulue ou inconsciente. Il avait une manière de dépulper les êtres
qu'on pourrait qualifier de cruelle, mais qui faisait rire ses enfants. Un tel père, à l'heure actuelle, inciterait les services sociaux à intervenir. Ce qui s'entend a donc prédominé dans ma formation. J'aurais pu devenir musicien, mais la situation de désastre orthographique, dans laquelle je me suis trouvé à l'âge de 12 ans créa, au sein de la famille, une inquiétante atmosphère d'insécurité. Pour me sortir de cette impasse, mon père ne chercha pas à éviter le conflit: il me soumit autoritairement aux lois du langage en me dictant quotidiennement du Chateaubriand. Ces dictées m'ont rendu attentif à la sonorité et à la polysémie des mots, aux analogies et aux métaphores. Elles m'ont rendu attentif à un ordre symbolique où le mot ne renvoie pas à une chose mais à un autre mot.
— Qu'est-ce qui, dans la société actuelle, vous touche au point de vous faire réagir en écrivain ?
— Il me semble que c'est un enlisement dans la relation imaginaire qui est encouragé par le dispositif social actuel. Comme si l'on cherchait à fixer les gens dans une enfance qui ne connaîtrait que des besoins facilement repérables. Pourvu qu'ils s'amusent et se réjouissent sans désirer, ni juger ou critiquer, et la fête peut continuer. En effet, la fête est au cœur de la nouvelle civilisation. Une fête obligatoire où l'on vous somme de jouir sous peine d'une marginalisation promise à l'intervention souriante de l'appareil psychothérapeutique.
— Vous sentez-vous des parentés parmi les auteurs contemporains ?
— Pour mettre en scène cet impératif d'épanouissement généralisé, de dynamisme forcé et de conformisme halluciné, il me semblait que le récit bref convenait mieux que le roman. La minutie clinique, la grande attention que privilégient mes narrateurs pour raconter leurs histoires m'ont rapproché d'écrivains américains comme Hemingway, Salinger ou Carver. Je lisais leurs nouvelles avec enthousiasme lorsque j'élaborais ce livre. D'ailleurs, Raus !, >Le Mur et No Limit recèlent chacune un vibrant hommage à ces trois auteurs, dont les techniques narratives sont exemplaires. Mais il fallait aussi que je subvertisse ce genre littéraire pour me l'approprier.
— Que peut, selon vous, la littérature dans une société telle que la nôtre ?
— On m'a reproché un ton légèrement didactique dans la manière d'exposer les situations, mais ce ton est voulu. C'est celui d'un individu paniqué, qui se raccroche désespérément au langage comme à une bouée de sauvetage. La mutation anthropologique à laquelle il assiste le pousse à remplacer par des éclats de rire les clichés fixés par des expressions telles que « modeleur de comportement », « athlète d'entreprise », « travail d'écoute » et autres « potentialités créatrices », qu'on utilise pour terroriser les gens. Peutêtre est-ce alors à quoi la littérature pourrait prétendre dans une société telle que la nôtre: redonner au lecteur l'envie de se servir de ses propres yeux pour se diriger...
La dure loi du sourire
C'est un jeune couple à la coule qui dialogue à mots (très) couverts, dans un sushi, à propos d'une décision qu'elle devrait prendre à propos d'un « truc fait en quelques minutes » qu'elle devrait subir pour le soulager, lui, d'une naissance difficile à « gérer ». On a compris qu'il s'agit d'un avortement, mais « chez ces gens-là », comme disait Brel, ça ne se dit pas. Parce que lui pense surtout qu'ils devraient « s'éclater davantage », et par exemple en se payant un pull unisexe à l'effigie du Che comme ils en ont à la boutique No Limit. On n'en saura guère plus sur ce premier couple apparu dans l'univers en apesanteur, à la fois « relax », soumis à la « dure loi du sourire », et sourdement tendu, dans lequel Antonin Moeri va donner du scalpel de son regard. Or voici, dans un bureau, l'extension de la lutte s'appliquer au niveau des ressources humaines, où telle quinqua chargée de « modeler les comportements de l'entreprise » s'en prend à un type par trop séduisant et trop libre ; ou voilà, dans une école, une guérilla sévir entre un Mickey charmeur et jean-foutre, dopé par sa mère adorante, et son prof incarnant l'Autorité traumatisante.
Attention cependant: n'imaginez pas de simplistes affrontements entre classes, races ou générations. Dépassé tout cela: à vrai dire tous les personnages de ces nouvelles sont égarés dans le même dédale de mots qui ne savent plus ce qu'ils désignent, d'idées devenues slogans publicitaires, de sentiments maquillés par le simulacre, en ce monde « où les bons sentiments, l'altruisme et le chantage du cœur sont d'utiles paravents pour cacher ce qui nous est intolérable ».
Rendant le son de cette « rumeur » d'époque à la fois euphorique et déprimée, Antonin Moeri en dégage aussi, avec une espèce de compassion flottante, les sursauts individualisés de personnages qui ne se réduisent jamais à leur discours apparent. Et peut-être est-ce au moyen de ce langagegeste, qui déborde à tout moment des moules de la « novlangue » convenue, que Le sourire de Mickey mime le mieux une forme d'échappée libératrice.
Antonin Moeri. Le sourire de Mickey. Editions Bernard Campiche, 292 pp.
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L'utopie enjouée de Michel Layaz
A propos de La joyeuse complainte de l'idiot
C'est toujours un bonheur que de voir un écrivain s'épanouir, et le sixième roman du Lausannois Michel Layaz, La joyeuse complainte de l'idiot, nous vaut ce plaisir autant pour l'originalité de sa vision — apparemment dégagée de tout réalisme et renvoyant cependant à notre monde avec une verve critique réjouissante — que pour l'éclat et les chatoiements de son écriture, jamais aussi libre et inventive qu'en ces pages. Rappelant la douce dinguerie hyperlucide d'un Robert Walser, et d'abord parce qu'il se passe dans un « débarras à enfants » assez semblable au fameux Institut Benjamenta du génial Alémanique, ce roman évoque également la figure tutélaire de Cendrars par ses dérives épiques, le goût du conte qui s'y déploie et sa faconde verbale.
Si le pensionnat pour jeunes gens fait partie d'une certaine mythologie littéraire helvétique (songeons à celui des Années bienheureuses du châtiment de Fleur Jaeggy, ou au Waldfried de L'Eté des Sept-Dormants nourrissant les rêveries pédérastiques de Jacques Mercanton), c'est plutôt en une abbaye de Thélème à la Rabelais que nous introduit le narrateur candide de La joyeuse complainte de l'idiot, qui se fera le chroniqueur de l'institution dirigée par Madame Vivianne (avec deux n, comme ses deux opulents nénés), mélange de déesse originelle et de mère adoptive aux méthodes éducatives peu conventionnelles.
En ce lieu est réunie une quarantaine de garçons qui sont tous « fondamentalement des êtres de bonne pâte », que Madame Vivianne et ses collaborateurs pétrissent à leur façon pour les délivrer, notamment, du « bât de la sottise » et du « piquet de la fadeur » autant que du « râtelier de l'insignifiance ». Sans s'attarder sur ses condisciples, à l'exception d'un David impatient de refaire le monde et d'un doux Raphaël goûtant aux choses et aux gens en les léchant avec une très innocente volupté, notre chroniqueur détaille en revanche les employés nombreux de la maison, tous liés entre eux par une sorte de complicité tribale. Il y a là Josette, la réceptionniste à « croupe vivace », vissée à sa chaise sur laquelle elle « toupillonne » à l'occasion en la saillante compagnie de Monsieur Hadrien, le jardinier ; le professeur Karl aux préceptes humanistes aussi peu maculés d'inculture que ses blanches chemises ; un Monsieur Guillaume qui a roulé sa bosse et n'en finit pas de le raconter ; deux jumelles cuisinières bien en chair et dont la chère prouve aux garçons qu'on peut « toucher l'éternité » dès ici-bas ; enfin l'étonnant docteur Félix grâce auquel le complexe d'Œdipe devrait se solutionner, puisqu'en la ville idéale qu'il rêve de fonder la procréation sera interdite aux mâles de moins de 85 ans et qu'on préservera l'enfant en bas âge de l'amour étouffant de sa mère.
De même que le nom de La Demeure est une antiphrase, puisque nul n'y reste, son statut « inversé » fait figure de fiction libertaire, alors que les murs de ses salles d'eau conservent encore le souvenir des clameurs des anciens « détraqués profonds » qu'on y bouclait jadis. Quand il se rend en ville avec Raphaël, le narrateur y est moqué par les jeunes gens « normaux » dont l'obsession consiste essentiellement à surveiller le « cours du Nasdaq » en sorte de faire fortune avant la trentaine ; mais l'utopie est allègrement vécue par la joyeuse bande, qui trouvera finalement la manière la plus poétique de sauver La Demeure au moment où le fils vénal du proprio défunté menacera de la vendre au plus offrant.
Ainsi, sous couvert d'enjouement et de fantaisie plus ou moins extravagante (parfois un peu appuyée à notre goût), le narrateur module-t-il tout un discours critique, voire satirique (notamment contre un journaliste fat à souhait, bien fait pour lui), moins innocent qu'il n'y paraît, qui marque les arêtes de cette espèce de fable hirsute.
Pour la bonne bouche, signalons enfin que Michel Layaz publie, simultanément, trois brefs textes étincelants sous le titre du Nom des pères, dont le titre du premier, Le Ciel à la marelle, annonce la couleur ...
Michel Layaz. La joyeuse complainte de l'idiot, Zoé, 155 pp. Le nom des pères, Mini-Zoé, 47 pp.
« L'idiot au sens du plus singulier »
— Quel est le déclencheur de ce roman ?
— A l'origine, c'est l'histoire du type qui, s'efforçant de saigner un mouton pour un méchoui, se tire une balle dans la main tant la bête rebelle se débat. A cela s'est greffée la figure de ce lieu clos qui, à l'inverse des institutions de détention ordinaire, représente un espace de liberté. Autre inversion: alors que les aliénistes considéraient l'idiot comme le rebut de la société, j'ai rendu à celui-ci sa dénomination étymologique de « singulier ». Quant à l'origine du lieu, peut-être qu'elle entre en résonance avec un lointain souvenir de l'Institut Benjamenta de Walser, mais je n'y ai pas pensé, alors que l'univers de l'Institut suisse de Rome, où j'ai séjourné, peut être signalé avec un grain de sel.
— Comment avez-vous travaillé ?
— De manière à la fois consciente et « conduite », plus que dans mes autres livres, comme si je devais obéir cette fois à la logique de la fiction. Ce qui m'a intéressé, c'est l'acuité et l'étrangeté fondamentale du regard de mon protagoniste, à la fois proche et différent de moi, qui m'amène à dire beaucoup de choses sans me plier à un discours critique argumenté. La narration ne « reflète » aucune réalité « au premier degré », mais il va de soi que le masque de la fiction et les jeux du langage ne sont pas gratuits pour autant.
— Quel rapport entretenezvous avec l'écriture ?
— Dès le début, j'ai entretenu un rapport quasiment charnel à l'écriture, avec cette aspiration constante à ce qu'elle soit une véritable offrande à la langue...
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Une tragédie ordinaire
La diffamation de Christophe Dufossé
L'annonce de la parution du deuxième roman de Christophe Dufossé n'a fait l'objet d'aucun battage, et pourtant nous ne serions pas étonné de voir La diffamation faire son chemin avec autant de sûreté que L'heure de la sortie, avec lequel l'auteur entra en littérature en 2002 et qui fut couronné par le Prix du premier roman avant d'être traduit en dix langues et retenu pour une adaptation au cinéma.
Après ce premier roman dont le suicide d'un jeune enseignant était l'élément déclencheur, La diffamation développe, de façon plus intimiste et lancinante, l'observation portée par l'écrivain sur le drôle de monde dans lequel nous vivons, apparemment préservé de tout danger (cela se passe dans la paisible Amboise, dans une atmosphère de confortable torpeur familière aux Suisses) et cependant en butte à une angoisse latente et, de loin en loin, à telle ou telle explosion de violence, à l'instar de tel massacre qui vient de se produire à Tours au début du roman.
Comme dans les romans psychologiques d'une Patricia Highsmith, que Graham Greene qualifiait justement de « poète de l'angoisse », Christophe Dufossé maîtrise l'art de la suggestion oppressante en nous associant au désarroi intérieur de sa narratrice, dont il va « construire » le personnage de l'intérieur avec une saisissante sensibilité et une vigueur égale.
Anna est le type de la femme « libérée » de notre temps, intelligente et généreuse. Prof de sociologie en année sabbatique, elle est censée écrire un livre sur la validité de thèses de Max Weber concernant l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, mais d'autres préoccupations la déstabilisent. Son fils Simon, surdoué de 14 ans aux inquiétantes poussées de cruauté, autant que son Vincent de mari, négociateur immobilier aux comportements visiblement perturbés par l'arrivée, à la tête de son agence, du fils « tueur » de l'ancien patron, la confrontent à une espèce de folie ordinaire affectant l'ensemble du monde environnant. Sans jamais tomber dans la démonstration, mais avec une foison d'observations d'une précision et d'une pertinence rares, l'auteur de La diffamation brosse ainsi, par le regard d'Anna, souffrant avec les siens, mais capable aussi de juger l'évolution des faits sociaux, le tableau d'une sorte de « dissociété » où les êtres les plus proches deviennent étrangers les uns aux autres. « Nous avons l'air de trois insectes préoccupés chacun par sa traînée chimique, ne se touchant que rarement les antennes », relève Anna qui estime pourtant sa famille unie et harmonieuse ...
Dans la foulée d'un Michel Houellebecq, divers romanciers nouveaux s'affairent aujourd'hui à l'observation « balzacienne » de la société française, et c'est fort bien.
Or à cette disposition, Christophe Dufossé ajoute un sens du tragique beaucoup plus rare. Son approche des êtres et la saisie, tout en finesse et en acuité, de leur oscillation entre la résignation soumise et l'explosion soudaine, est modulée par une narration tendue quoique souple, où les métaphores originales font florès. De l'ado vrillé à son ordinateur comme les hikikomori japonais, au jeune boss cynique et vulgaire qui va pousser Vincent à bout, en passant par maints personnages dessinés au vol d'un incisif trait de burin, le roman ressaisit tout un monde par la voix d'Anna qui tourne finalement, après le désastre final, à l'extrême éperdu de la lucidité.
A l'ère des coups médiatiques et du bluff, La diffamation est un roman de la détresse contemporaine à lire sérieusement, une phrase après l'autre. L'expression en est limpide et droite autant que l'éthique de l'auteur. Un romancier y traduit sa révolte et sa tendresse. Il mérite la plus grande attention.
Christophe Dufossé. La diffamation. Denoël, 295 pp. A lire aussi: L'heure de la sortie. Denoël, 2002, 342 pp.
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Symphonie de la mémoire
Lecture et rencontre d'Alexandre Voisard
La femme de sa vie, ses proches et ses amis l'appellent Coco, et c'est vrai que c'en est un drôle, loustic dès son adolescence et chenapan à couteaux, jeune pillard des siens et saute-frontières du temps de guerre risquant sa peau à des jeux très dangereux, que cet Alex sacripant dont la chronique jurassienne accoutume de parler en termes désormais légendaires, célébrant le poète national de l'indépendance qui le vit lire ses poèmes devant de vastes foules.
On le savait pourtant: Alexandre Voisard n'a rien du Monument classé. Mais à lire Le mot Musique ou l'enfance
d'un poète, voici la vie même qui ressuscite, de toute une tribu d'A joie. Et c'est en ces terres, entre Porrentruy et Belfort, dans la ferme de Courtelevant où son épouse passa sa propre enfance, que le poète évoque son besoin de se livrer.
« Il y a très longtemps que je pensais à cette autobiographie, pour rendre plus explicites les événements fondateurs à travers lesquels j'ai passé », explique Alexandre Voisard. « Mon parcours a toujours fait jaser, On avait conscience que j'avais eu un destin singulier, et j'ai souvent eu la sensation d'être incompris. Or le problème était d'extraire, de toute une profuse matière, ce qui est réellement porteur de sens. Il y avait donc un grand travail de décantation à faire. La mort du père, en 1998, a été une première injonction à l'écriture, mais il m'a fallu des années pour trouver le ton juste et la bonne distance. »
Si l'ouverture du livre est consacrée à la mort du père, puis à l'évocation des figures hautes en couleur de ses aïeux Voisard et Jolidon, Le mot Musique est également un chant à la nature, nommée par le père comme l'E ternel au jardin originel, et une façon pour l'écrivain de sentir ses racines.
« Mon enracinement dans ce pays remonte à ma première perception du monde, dans une enfance de sauvageon marquée par la conscience immédiate d'une solidarité entre les êtres et les choses. De tout temps, j'ai tenté de conformer un paysage intérieur, qui s' est constitué en moi, au paysage réel. Il y a là comme une espèce de mystique d'appartenance. J'ai toujours eu le sentiment d'avoir de la boue de mon pays sous mes talons. Ce pays c'est l'A joie, ou plus précisément le flanc de la montagne, qui descend vers la plaine et les rivières. C'est du flanc de la montagne que tout part: le rêve, le regard et le corps. »
Outre la nature, célébrée avec quel lyrisme et quelle sensualité, la musique, intensément vécue par le père, et réinvestie par le fils dans le chant de la poésie, est un motif omniprésent des Mémoires d'A lexandre Voisard. Autre thème essentiel de ce récit: la relation avec les autres et l'amitié. Hommage fervent à ses parents (même si son père et lui ont campé longtemps sur des positions opposées, l'auteur montrant par ailleurs autant de verve ironique à l'égard des siens qu' envers lui-même), Le mot Musique accorde une grande place à l'amitié et à ce que Voisard appelle plaisamment « l'université buissonnière des cafés ».
« C'est cet ami que j'appelle Loiseau », précise encore l'écrivain, « qui m'a le premier donné cette leçon, selon laquelle il me fallait être homme avant d'être poète. Durant mon adolescence, ma singularité n'a cessé de s' imposer de manière intempestive, puis j'ai appris à accepter le sort commun et concilier ma singularité et les exigences de la vie sociale. Par la suite, la prise de conscience de l'identité jurassienne a été déterminante dans ma relation avec la communauté. Dès la publication de la fondatrice Anthologie jurassienne, le patrimoine de notre littérature a été révélé, qui nous inscrivait dans un ensemble. Ensuite, le peuple jurassien nous a pris à témoins, nous autres écrivains, de sorte que nous ne pouvions nous dérober. Mais c'est une autre histoire …»
De fait, Le mot Musique ou l'enfance d'un poète, livre des fondations, n'aborde pas la saga de l'indépendance jurassienne telle que l'a vécue Alexandre Voisard. Le propos de ce livre est à la fois plus intime et plus universel. Symphonie de la mémoire, il inscrit l'enfance émerveillée et la folle jeunesse d'un poète dans une lumière d'éternelle matinée.
Le chant de vivre
La poésie romande est trop souvent corsetée, cultivée en serre par des lettreux exsangues. Avec Alexandre Voisard, c'est une autre chanson, nourrie de bonne sève et reliant l'individu au cosmos. La musique du monde et celle des mots sont liées dès l'origine dans le récit de son enfance. D'avoir entendu parler du « cœur de la terre » fait creuser l'enfant et découvrir un fruit étrange, avec le sentiment sacré d'avoir violé quelque secret. Puis de la première sève jaillissant de son corps lui vient la sensation d'une appartenance plénière (une page d'anthologie sur la divine surprise du sexe) que les sous-entendus d'un curé ne terniront jamais, alors que la conscience inextinguible d'un crime commis lui viendra du massacre d'un pauvre crapaud.
Scènes primitives ici fixées par de fortes images où tous se retrouveront. Scènes ensuite d'un théâtre d'enfance et d'adolescence où la pauvreté contraignant une grand-mère à voler son bois, l'incurie d'une mère menant seule sa barque pendant que le père « couvre la frontière », les frasques du jeune sauvage livré pour punition au redressement d'une famille paysanne puis aux internats alémaniques, s' intègrent dans le tableau foisonnant et savoureux de tout un pays.
Un ton en dessous, l'intermède genevois qui voit le jeune rebelle s' égarer quelque temps dans un début de carrière théâtrale débouche sur le retour de l'enfant prodigue, retrouvant sa place en intendant-cuistot de la tribu et jetant, avec moult bons compères, de nouvelles bases à sa future carrière de poète.
Alexandre Voisard, Le mot Musique ou l'enfance d'un poète, Bernard Campiche, 279 pp.
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La petite dernière
Il a pu se faire, dans une grande famille française du XXe siècle, que le père, à vingt ans, soit un héros de la guerre de 14-18, et que sa fille benjamine, au même âge, vive Mai 68 comme une libération salvatrice.
Lorsqu’elle commence de s’adresser à celui qui fut, comme elle l’avouera, le véritable homme de sa vie, Fanny a cinquante ans, et l’imposant docteur Delbast, centenaire, dépend désormais de ses bons soins à la vive satisfaction de ses frères et soeurs qui l’ont toujours considérée, «numéro six», comme «une invitée arrivée en retard», longtemps maladive après une naissance problématique, et n’ayant jamais fait les choses comme les autres. Ainsi ses co-héritiers s’étonnent-ils de la voir réclamer, au moment d’un premier partage de ses affaires, les lettres de guerre de son père aux siens, qui vont lui permettre de devenir, en quelque sorte, sa mémoire. «Tu as vécu tes dix-huits ans dans un cimetière sans cercueil, écrit-elle ainsi, tu as connu la mort avant d’avoir pris le temps de vivre».
Histoire d’un amour gagné sur maintes cuisantes humiliations, portrait tout en nuances d’un père par sa fille, parcours aussi d’une tribu catholique à travers le «siècle des grands massacre», il y a de tout cela dans ce petit livre dense et vif, à l’écriture sensible et forte. Après Bord de mer (Actes Sud, 2001), Véronique Olmi signe un deuxième roman d’une justesse de ton sans faille.
Véronique Olmi. Numéro Six. Actes Sud,127p.
Un nouveau roman de Véronique Olmi est à paraître en août chez Grasset -
Dans la peau des autres
Rencontre de Pascale Kramer
Le nom de Pascale Kramer s'impose progressivement au nombre des romanciers de langue française les plus singuliers, et l'accueil favorable de la critique parisienne dont a bénéficié son cinquième roman, Retour d'Uruguay, n'a rien du phénomène artificiel. De fait, le moins qu'on puisse dire est que ce roman n'est pas du genre accrocheur, pas plus d'ailleurs que Les vivants, son précédent et aussi remarquable ouvrage. Avec une empathie rare et sans effets de style, Pascale Kramer parvient à saisir et traduire, dans une langue claire et simple, toute la complexité des relations entre des individus souvent peu portés à verbaliser ce qu'ils ressentent. Un mélange d'acuité dans le regard et de tendresse sensuelle la font apparaître comme une pure romancière d'instinct, dont les observations sur la société contemporaine se traduisent par le désarroi significatif de ses personnages.
Etablie à Paris depuis des années, Pascale Kramer n'en renie pas pour autant sa patrie d'origine, dont le climat physique est d'ailleurs très perceptible dans son dernier roman.
— Pascale Kramer, comment naissent vos romans ?
— Tous mes romans sont construits autour d'un thème, quelque chose de fort que je crois avoir compris des relations humaines. A partir de là, je construis une situation, qu'incarnent peu à peu des personnages. C'est un processus assez long, qui se passe de mots pendant des mois. Une fois que l'histoire est devenue aussi vraie que si je l'avais vécue, il n'y a plus qu'à la raconter.
— Plus précisément en l'occurrence, comment la substance de Retour d'Uruguay a-t-elle cristallisé ?
— Le hasard ou le destin (je ne sais jamais lequel des deux) m'a portée vers des gens d'un autre monde, que j'ai aimés, sans rien aimer pour autant de leurs valeurs. Avec Retour d'Uruguay, j'ai voulu faire partager cela, mon intérêt pour des êtres pas nécessairement aimables. Cela met beaucoup de gens mal à l'aise, pourtant je persiste à penser qu'on s'enrichit plus à chercher à comprendre qu'à condamner.
— Comment vous situez-vous par rapport à la littérature contemporaine, romande ou française ?
— A vrai dire, je ne me « situe » pas. Je ne veux pas dire par là que je me sente « à part », simplement je ne raisonne pas en ces termes. Je lis, beaucoup, uniquement de la littérature contemporaine, pas nécessairement française, même loin de là. Mais je lis en amateur, pas en écrivain, ni en analyste, puisque je n'ai pas étudié la littérature. Si j'ai de grandes grandes admirations littéraires, mes références sont dans la vie. Mon livre idéal serait un livre qui restituerait la force des drames tels que n'importe lequel d'entre nous peut en vivre. On me parle souvent de mon style, de mon utilisation du discours indirect, de l'absence de dialogue. Tout ça est né un peu malgré moi, du souci obsessionnel de rendre très exactement la vérité des situations et des personnages.
— Vous sentez-vous Suisse ?
— Je fais plus que me sentir Suisse, je SUIS Suisse, aussi indéniablement que je suis une femme. Vivre en France et obtenir la nationalité française n'a pas fait de moi quelqu'un d'autre. Cela m'a plutôt permis de mesurer à quel point on n'échappe pas à ce qu'on est.
— L'usage de la langue française a-t-il pour vous une signification particulière ?
— Non, il se trouve que c'est ma langue, c'est tout. Toute autre aurait parfaitement pu faire l'affaire.
— Qu'est-ce pour vous qu'un roman ?
— Je ne pourrais pas imaginer d'autres formes que le roman, puisque c'est la forme qui imite le mieux la vie, et que c'est la vie qui m'intéresse. Le roman à ceci de merveilleux qu'il nous permet d'entrer dans d'autres peaux. Il peut faire ressentir des choses insaisissables, parce qu'il ne fait pas nécessairement recours à la pensée, plus à l'intuition. Il laisse surtout une très grande part à l'interprétation.
Sentiments purs en eau trouble
Il est certains livres qui vous laissent, en mémoire, une marque unique, et tel est ce Retour d'Uruguay de Pascale Kramer, qui a cela de particulier qu'il nous touche et nous trouble sans qu'il ne s'y passe grandchose, ni que ses personnages soient particulièrement remarquables. On y resonge un peu comme à un souvenir acide et tendre d'adolescence, aux postures à la fois péremptoires et ondoyantes de l'enfance, à la naissante sensualité zigzaguant entre les âges, au besoin de reconnaissance qu'un jeune homme peut éprouver de la part d'un homme fait, enfin à ces sentiments-sensations qui fondent les corps individuels dans celui de la famille ou du clan.
Pour Adrien, qui approche de la vingtaine et que rasent un peu ses parents par trop conventionnels, l'arrivée de Raphaël, le quinqua fringant et ambigu, de retour de Montevideo et flanqué de sa petite tribu — dont la piquante Nina au prénom rimant plus tard avec celui de Lolita —, représente un appel d'air dans lequel il a tôt fait de s'engouffrer, s'installant bientôt dans une chambre de leur immeuble et les revoyant de loin en loin. Or les jours passent et des liens se tissent et s'entremêlent, sans que le garçon n'en établisse de bien solide avec le personnage à la fois libre et violent de Raphaël, dont il se retient de juger le trouble, voire l'abjection, malgré le déni des autres: Claire, son amie qui voit en Raphaël un « facho » vulgaire, ou Fabienne, sa fille qui le craint et le vomit pour ce qu'il fait subir à sa femme Béatrice, elle-même étrangement soumise.
Dans un climat d'intimité presque animale, où s'opposent une sorte d'innocence frisant la perversité et des ombres plus lourdement inquiétantes, Pascale Kramer observe le jeu des relations entre enfants, adolescents et grandes personnes plus ou moins déliquescentes, dans une traversée à valeur initiatique qui, d'un malentendu à l'autre, débouche sur une dernière révélation ressaisissant le protagoniste. Comme si la vie, l'enfance de la vie lui restait une source pure où se retremper ...
Pascale Kramer. Retour d'Uruguay. Mercure de France. 158 pp.
Un nouveau roman de Pascale Kramer est à paraître à la rentrée au Mercure de France
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Une musique tirée du chaos
Hommage à Claude Simon
L’un des derniers grands écrivains français de la seconde moitié du XXe siècle vient de disparaître en la personne de Claude Simon, décédé mercredi dernier à Paris. Auteur réputé difficile d’accès, mais reconnu depuis longtemps dans les cercles littéraires et académiques du monde entier, le romancier connu pour ne pas raconter d’histoire, au fil de livres s’écoulant comme des fleuves de mots scandés par un rythme et des images qui en constituaient une partie du sens, avait été consacré par le Prix Nobel de littérature en 1985, à la réception duquel il prononça un discours éclairant sa démarche et la place de l’écrivain dans le monde actuel.
Evoquant la cassure décisive de la guerre et du génocide au mitan du siècle, Claude Simon déclarait : « A mon avis, la grande chose, ç’a été Auschwitz. Je ne suis ni sociologue, ni historien, ni philosophe, mais après Auschwitz les idéologies s’écroulent, tout humanisme apparaît comme une farce. Il me semble qu’après cette horreur, ces effondrements de toutes les valeurs, s’est fait sentir un désarroi qui a amené les plus conscients – ou les plus sensibles – à s’interroger, à recourir au primordial, à l’élémentaire ».
Marqué lui-même au plus profond, plus encore que par l’horreur : par le chaos de la guerre, Claude Simon a dégagé, de cette perception fondamentale d’une explosion du sens et des formes, une réappropriation fragmentaire du réel et une reconstruction évoquant la tentative de recoller une manière de partition musicale tissée de sensations et de souvenirs éparpillés (la mémoire est chez lui le grand réservoir sous-jacent, comme chez Proust et Faulkner qu’il aimait pareillement), pour aboutir à ce qu’on pourrait dire une musique tirée du chaos. Ainsi La route de Flandres (1960), son premier chef-d’œuvre, apparaît-elle comme une ressaisie musicale, élaborée avec une cohérence quasi organique, du désordre de la guerre tel que l’a vécu le brigadier Simon en 1940 lors de la débâcle de l’armée française. La première page de La route des Flandres, à la fois obscure et claire, onirique et hyperréaliste, visuellement saisissante (l’écrivain fut à la fois peintre de première vocation et photographe hors pair, et ses montages ont souvent un tour cinématographique) et imprimant un premier élan faulknérien au flot du texte qui va se ramifier ensuite de livre en livre, figure aussi bien un exemple emblématique de cette narration sans début ni fin qui apparentera bientôt l’auteur au groupe du Nouveau Roman.
Précisons cependant qu’avant La route des Flandres avaient paru six autres romans, à commencer par Le tricheur (1945) et L’herbe (1958), établissant la première notoriété germanopratine de l’écrivain, et que Le Palace (1962), évoquant le Barcelone de la guerre d’Espagne traversé par le jeune homme, fut le deuxième moment d’une trilogie de la mémoire poursuivie avec Histoire (Prix Médicis 1967) où, soit dit en passant, l’on cherchera vainement une « intrigue » classique alors que s’entremêlent bel et bien les péripéties d’une anecdote (la journée d’un quidam) et l’Histoire « avec une grande hache ». En 1981, Les Géorgiques renoueront une fois encore avec l’Histoire et la mémoire en imbriquant les trois temps de la Révolution, de la guerre civile espagnole et des années 70. Enfin, en 2001, Le tramway a constitué la dernière belle surprise-cadeau, intimiste et limpide, de cette œuvre peu complaisante en manière d’anecdotes biographiques (même si le travail de mémoire de Simon relève bel et bien de l’interprétation ressassée d’une vie et de son roman familial), avec une plongée dans les années d’enfance de l’écrivain.
Ecrivain, et sourcier d’une langue organiquement et musicalement sienne, bien plus que « nouveau romancier » d’école : tel était finalement Claude Simon, honnête homme à l’éthique éprouvée dans le juste rapport aux choses (il était vigneron dans le Midi, rappelons-le aussi) et aux êtres, dans un temps de chaos qu’il a contribué à rendre un peu moins insensé par son pari d’artiste.
A lire : l’éclairant Claude Simon de Lucien Dällenbach, paru au Seuil en 1988. Et le Discours de Stockholm, publié chez Minuit en 1986.
Claude Simon en 10 dates
1913 – Naissance à Tananarive. Père tué au début de la guerre 14-18. 1924 - Mort de la mère. Ecoles et études secondaires à Paris. Cours de peinture à l’académie Lhote.
1936 – Voyage en Espagne républicaine, puis à travers l’Europe.
1939 – Mobilisé. Participe aux combats sur la Meuse. Prisonnier en 1940, s’évade la même année et travaille à son premier roman, Le tricheur.
1956 – Entre aux éditions de Minuit, où paraît Le Vent. Proche des auteurs du Nouveau Roman.
1960 – Parution de La Route des Flandres. Prix de l’Express. Pendant la guerre d’Algérie, signe la Manifeste des 121.
1967 – Parution d’Histoire. Prix Médicis.
1982 – Parution des Géorgiques.
1985 – Prix Nobel de littérature.
2001 – Parution de son dernier livre : Le Tramway.
Cet hommage a paru dans l'édition du 11 juillet de 24 Heures -
Une voix craquante
Immergée dès l’origine dans les ondes amniotiques du jazz, au double titre de fille de la chanteuse Anne Marie Schofield et du pianiste Walter Davis, Alana du même nom continue de vibrer de tout son corps et de toute sa voix au gré de compositions qui lui vont comme un fourreau de soie musicale, qu’elle a d’ailleurs cousu entièrement elle-même, mots et mélodies, sauf la dernière tranche de cette nouvelle galette, le Nice Time de Bob Marley, qu’elle enlève plutôt sobrement, sur l’idoine rythme chaloupé .
Beaucoup plus expressive et vocalement contournée, dans le genre soul-funky, est l’entrée en matière de Letter, le genre de missive dont on se demande si le destinataire la mérite vraiment, surtout sous sa forme chantée… Ensuite, un peu carrée-binaire dans The Benefit, elle fait passer ces facilités par la grâce plastique de sa voix, plus librement inventive à vrai dire dans Create et dans Vision, avec des inflexions qui rappellent souvent les modulations vocales de Stevie Wonder. Forçant parfois la moindre, à notre goût, sur la langueur «glamoureuse », à quoi ses romances se prêtent évidemment (on n’est pas chez Tracy Chapman, c’est sûr), Alana Davis n’en a pas moins un charme enveloppant, la musique au corps et une façon de couler ses adorables fadaises, de sa voix d’enjôleuse, qui justifie finalement qu’on craque…
Alana Davis. Surrender Dorothy.Telarc.
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Est-ce la fin de la littérature ?
A propos de L’Homme seul de Claude Frochaux
A en croire Claude Frochaux, la création artistique et littéraire occidentale se trouverait, depuis 1960, vouée à un inexorable déclin. Cette thèse marquait la conclusion du monumental (et passionnant) essai intitulé L’Homme seul (L’Age d’Homme, 1997, réédité en Poche Suisse), et Frochaux l’a resservie sur le site internet du Culturactif suisse. «Jamais, écrit-il, la culture ne s’est aussi bien portée. Et jamais, la création aussi mal.»
Ce déficit, selon Frochaux, ne serait pas assimilable à un simple fléchissement mais procéderait d’une rupture radicale, liée elle-même au changement profond du rapport qu’entretient l’homme avec la nature. Jusque dans les années 60, à en croire Frochaux, l’homme se serait trouvé essentiellement dans la situation d’un conquérant assujetissant la nature, de l’Himalaya à la Lune en passant par le gène et la particule. Durant toute cette période, la fonction de l’art aurait été de «marquer, par le renouvellement des formes, le changement réel, matériel, économique, social, dû au progrès, à l’aménagement nouveau, à la productivité nouvelle», ensuite de quoi tout aurait changé.
«L’art est devenu gratuit, écrit Frochaux. Ce n’est pas qu’il soit devenu mauvais, mais il est sans fondement, sans raison d’être, il tourne à vide. Il est là et pourrait ne pas y être».
Et la raison profonde de cela ? C’est que la nature serait conquise, les dieux «réduits», le sacré évacué du monde où l’homme se retrouverait désormais seul à jamais.
Ce qui aurait radicalement changé, selon Frochaux, c’est qu’autrefois l’art servait à quelque chose (notamment «à établir des repères, à remodeler le monde, à lui redessiner ses contours») sans que l’homme ne s’en avise même, tandis que le quidam d’aujourd’hui, persuadé d’avoir définitivement maîtrisé la nature, ne pourrait plus survivre que dans le désenchantement.
Et Claude Frochaux de proclamer que la fête est finie. Et d’affirmer que, d’une génération à l’autre, la descente des marches est inexorable. Et de retirer l’échelle derrière lui en affirmant que «l’opération arts et lettres, pour l’essentiel, est terminée».
Si vous objectez que les faits démentent ces affirmations: que jamais, de fait, on n’aura vu une société se réclamer, autant que la nôtre, de la créativité, Claude Frochaux, lui, n’y trouve qu’illusion.
Or ne faut-il voir, dans ces observations, que simplifications ou généralisations abusives de vieux schnock désabusé ? N’est-il pas vrai par exemple, en ce qui concerne la seule littérature française, que la fabuleuse pléiade d’écrivains déployée de Proust à Julien Gracq est sans équivalent après la mort de Sartre et d’Aragon ? N’est-il pas avéré, aussi, qu’une partie de l’art contemporain n’est plus qu’ornement ou que gadget ? Et n’est-il pas juste de penser que l’agitation hyperfestive et le tout-culturel masquent souvent le vide et l’indigence ?
Ces constats doivent être faits, mais comment ne pas voir, aussi , tout ce qui s’est accompli de vif et de neuf depuis les années 60, brassant le vieux fonds occidental et le renouvelant avec de multiples apports d’autres cultures ?
Pour ne citer que quelques exemples liés à la seule littérature, rappelons que notre compréhension du monde, après 1960, a été constamment enrichie par des auteurs tout à fait comparables à ceux d’époques antérieures, de Friedrich Dürrenmatt à Soljenitsyne ou de Thomas Bernhard à Milan Kundera, d’Alexandre Zinoviev (révélé par l’Age d’Homme...) à Günter Grass, de Doris Lessing à Lobo Antunes, d’Ismaïl Kadaré à Garcia Marquez ou à Marguerite Yourcenar, sans parler d’une kyrielle d’Anglo-Saxons toniques au possible, de Raymond Carver ou Philip Roth à Joseph O’Connor (né en 1963), ou de Charles Bukowski à Bret Easton Ellis (né en 1964), entre tant d’autres...
Or, faire table rase de ces auteurs (sans parler de tous les vrais artistes contemporains) ne revient-il pas, finalement, à l’abdication devant l’abêtissement général et le cynisme utilitaire ? N’est-ce pas consentir à la mort spirituelle que de prétendre que les nouvelles générations n’ont plus rien à dire ni à faire ?
Claude Frochaux vient de publier une suite à L’Homme seul, intitulée Regard sur le monde d’aujourd’hui, à L’Age d’Homme. J’y reviendrai sous peu. -
L'oreille du cyclone
A en juger par la dédicace de ce petit livre du plus fameux des romanciers québécois actuels, «pour les docteurs Jean-Jacques Dufour et Gérard Mohr, qui m’ont sauvé la vie», le mal vécu par le protagoniste de ce roman l’a sans doute été, aussi, par l’auteur. Dès les premières pages, c’est aussi bien de l’intérieur, et quasi physiquement, que nous nous représentons la panique soudaine du réalisateur de cinéma Simon Jodoin, dont le nouveau tournage est soudain perturbé par un bourdonnement dans l’oreille gauche, qui se transforme bientôt en sifflement de bouilloire. A devenir marteau!
Impatient de nature, Simon n’a de cesse de se faire dire qu’il n’a rien du tout, alors que le terme d’«acouphène» lui est infligé une première fois par un ami, mais le diagnostic du spécialiste qu’il consulte le met littéralement sur des charbons ardents: tumeur, format petit pois, à opérer, dont l’abalation ne signifiera pas forcément la disparition du sifflement de bouilloire. Vingt dieux d’horreur «pour l’amour du saint ciel»...
Avec la même puissance de suggestion d’un William Styron racontant sa dépression, Michel Tremblay nous fait vivre l’épreuve de Simon (le crâne scié, l’opération réussie mais avec perte de l’ouïe à gauche, et l’acouphène subsistant que seule la patience «apprivoisera»...) dans le mouvement de la (bonne) vie qui continue.
Michel Tremblay. L’homme qui entendait siffler une bouilloire. Leméac/Actes Sud, 183p. -
Amarcord lyonnais
Lecture-apéro d’été
A en croire Alain Dugrand au terme un peu mélancolique de cette superbe virée à travers les paysages de sa mémoire, «la plus grande chose que l’humanité ait réussie est de garder en vie les êtres avec des mots». Et de fait, c’est un livre bouillonnant de vie que Rhum-limonade, où les mots, colorés et savoureux, importent autant que les êtres. De fait, mélange de verve populaire et de belle découpe, de ligne claire et de formules frappées au coin du lyrisme ou de l’épopée style Pieds Nickelés, la langue d’Alain Dugrand convient merveilleusement aux tranches d’histoire familiale et nationale qu’il débite pour nous régaler. Suivant une chronologie non linéaire, cela commence par un «été innocent» rassemblant mères et mômes loin des pères ouvriers (la famille venant de Villeurbanne, la «banlieue laborieuse» de Lyon), puis l’on en revient à la Grande Guerre avant de suivre le rameau familial à travers les années, de la «drôle de guerre» aux années 50 et jusqu’à l’époque où une première équipe, dont était l’auteur, lança le journal Libération.
Ce livre n’est pas cependant celui d’un journaliste, mais d’un romancier «pleine pâte» aussi doué dans l’art du portrait (les magnifiques personnages de sa tribu, puis du clan de Jean la Gueule-en-or) que dans l’évocation, combien pittoresque, de ses souvenirs revivifiés. Avec un rien de distance, mais sans désabusement, cette chronique d’un demi-siècle s’avale comme un tonique!
Alain Dugrand. Rhum-limonade. Fayard, 197pp.
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Jardin secret
Le premier roman de Cookie Allez
L’idée de ce premier roman est si surprenante et si drôle qu’il faut absolument tenir le secret de ce qui s’y passe après la page 44, où l’on comprend soudain de quoi il retourne en saluant l’astuce d’un probable énorme éclat de rire - c’est du moins ce qui nous est arrivé.
Il y a du conte à la Marcel Aymé dans cette histoire d’amour pleine de souriante gentillesse, qui nous vaut un portrait d’homme bon comme on en voit trop peu dans les livres d’aujourd’hui.
D’aucuns trouveront peut-être invraisemblable, à tout le moins extravagante, la passion de cet Henri Montalban, Président de la fameuse Compagnie générale, et qui débarque un jour au septième étage de telle maison bourgeoise d’Auteuil qu’il a fait entièrement réaménager dans le plus grand mystère. Or, que manigance-t-il ? Que contiennent les caisses de bois qu’il reçoit chaque jour ? A quoi correspond le drôle de parfum qui se répand parfois dans les étages ? Ni la concierge ni ses autres voisins n’en sauront rien pendant deux ans, et seul le lecteur très futé devinera ce qui l’attend à la page 44...
La découverte du secret de Montalban pourrait n’être qu’amusante. Or Cookie Allez va bien au-delà de la loufoquerie dans ce petit roman d’une écriture fine et gracieuse, d’une observation mordante et que baigne une belle lumière intime et tendre.
Cookie Allez. Le ventre du Président. Buchet-Chastel, 120p.
Bonne nouvelle: un nouveau roman de Cookie Allez est annoncé pour la rentrée 2005 chez le même éditeur. Son titre, Le masque et les plumes, devrait faire plaisir à Jérôme Garcin... -
Le roman d’un innocent
En (re) lisant Le coup-de-vague de Georges Simenon
Il aurait pu ne rien se passer dans ce trou. On aurait vécu en suivant simplement l’horaire. On aurait fait sa tâche comme une bête de somme. On n’aurait jamais vraiment pensé. On ne se serait jamais vraiment éveillé. On aurait fait chaque jour les gestes appris. On se serait contenté de contenter la bête quand elle l’exige, on aurait dit de la vie « c’est la vie », et la vie aurait passé entre cette bande de terre et ces bandes de mer et de ciel, quelque part hors du temps.
Cependant, dès les premières lignes du Coup-de-vague, on sent que quelque chose va se passer, et du coup on est pris dans une espèce de toile d’araignée, exactement comme Jean, le protagoniste, est pris lui-même dans la toile des femmes.
Il se nomme Jean, c’est un grand lascar vigoureux d’apparence, le plus beau type de ce bled perdu de Bretagne où la vie se partage entre les champs de moules et de blé, les vaches à fleur de mer et le matin glauque collant aux bottes, les gens se connaissant tous sans se connaître et lui sachant encore moins que les autres ce qui se trame alentour, entre ses deux tantes qui lui font comme deux mères et deux patrons, jusqu’au jour où Marthe, dont le parfum d’iris l’a enivré, lui apprend qu’elle est enceinte de lui.
Et que voit-il alors : que les femmes s’arrangent à son insu pour faire passer l’enfant. Ensuite que son mariage est arrangé sans qu’il soit consulté, parce que le père de la fille, un coq de bourg qui entend rançonner les tantes, connaît le secret de celles-ci qu’il a probablement menacé de publier. Enfin qu’on le délivre de la morne vie qu’il vit auprès de Marthe, maladive et déclinante, en l’envoyant en Algérie d’où il reviendra précipitamment sur la conviction qu’il est arrivé quelque chose à Marthe, enterrée déjà depuis quelques jours, et permettant alors à Jean de reprendre sa vie de vieil enfant auprès de ses tantes dont il a appris que l’une devait être sa mère.
À l’opposé des personnages de Simenon qui, découvrant soudain le vide ou l’absurdité de leur vie, franchissent la ligne qui sépare les gens ordinaires des déments ou des criminels, Jean se borne à regarder ceux qui l’entourent comme s’il les voyait pour la première fois, avant de reprendre sa place et son travail. « Chaque chose était tellement à sa place qu’on aurait pu vivre sans ouvrir les yeux », écrit d’ailleurs Simenon à propos de cet homme pourtant sensible et lucide, mais qui préfère ne pas penser et regagner son sillon comme un bœuf de labour.
Ce qui impressionne toujours, chez ce diable de romancier, c’est sa capacité d’absorption qui lui permet de restituer tous les détails de la vie en tel ou tel lieu et milieu (ici les alentours de l’île de Ré), sans que cela fasse reportage pour autant, le travail des gens et leurs mœurs, ce qu’on voit et ce qui se trame dans les pénombres, jusqu’à ce viol nauséeux de la Nine ligotée par trois types ivres dont Jean était parce que cet « animal florissant » de Jourin l’y a entraîné – Jean qui a rêvé cependant de Marthe en beauté, « avec des yeux extra–ordinaires qui contenaient comme une lumière intérieure », ce même Jean qui pense à un moment donné que les choses pourraient s’arranger (l’idée lui vient durant les moissons, dans une sorte de bouffée de bonheur) avant qu’elles ne lui échappent et qu’il se résigne à sa condition d’homme de somme trouvant son « salut provisoire » dans l’horaire et l’habitude.
C’est aussi le roman d’un innocent que Le Coup-de-vague, dont le personnage principal a cette espèce de pureté de certains enfants ou de certains demeurés qui tardent à comprendre, comme si quelque instinct les avertissait que comprendre les corromprait. Jean voit la vilenie sans y croire d’abord, il se laisse entraîner dans l’abjection sous l’effet de l’alcool mais jamais il n’en ricanera, et l’on sait qu’il n’aime pas voir souffrir. Il y a en lui une lumière, certes chancelante, et diffuse, mais il y a en lui ce qu’on pourrait presque dire une grâce.
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L’Espagne au coeur
Pour apprécier d’emblée ce qui attache l’auteur à l’Espagne, il faut lire son évocation, en forme d’hommage vibrant, de la fameuse diatribe lancée à Salamanque, le 12 octobre 1936, par le grand humaniste Miguel de Unamuno à la face du général franquiste Millan Astray éructant sa haine. “Vous vaincrez parce que vous disposez de la force brutale”, tonna le courageux recteur en défiant l’assistance hyper-nationaliste, “vous ne convaincrez pas car il vous manque la raison”. Et Michel del Casti
llo de rappeler que vingt ans après, sorti du cauchemar de ses jeunes années dont ses livres sont remplis, il s’inscrivit à l’université de Salamanque pour y suivre un cours de grec ancien sous la protection posthume d’Unamuno.
Dictionnaire d’amour frotté d’amertume tout espagnole et de passion grave, ce livre s’ouvre sur une longue déclinaison de l’A initial désignant la contamination du castillan par l’arabe, d’Alcazar à Abd-al-Rhaman, pour embrayer ensuite sur Albeniz et Almodovar...
Très personnel et très nourri d’histoire, plus encore que d’art et de littérature, très intéressant dans sa présentation du franquisme, qu’il inscrit dans la droite ligne du fanatisme de Philippe II en le distinguant résolument du fascisme et du nazisme, le livre de Michel del Castillo est traversé par une méditation continue sur un pays dont les récentes métamorphoses n’ébranlent pas, à l’en croire, la nature profonde.
Michel del Castillo. Dictionnaire amoureux de l’Espagne. Plon, 408p
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Solitudes du grand âge
Que sera ?, un très beau film de Dieter Fahrer
Comment vit-on dans un EMS ? Qu’y reste-t-il de la vie individuelle des pensionnaires ? Comment passent-ils leurs longues journées ? L’amour ou la sexualité y ont-ils encore la moindre place ? Comment l’approche de la mort est-elle vécue ? A ces questions, entres autres, Dieter Fahrer répond après avoir partagé, des mois durant, la vie des résidents de l'institution du Schönegg, à Berne, avec lesquels cohabitent les petits enfants d’une garderie.
Ceci nous concerne tous. Soit du fait que certains de nos proches le vivent. Soit parce que cela peut nous arriver un jour. Pour la raison, aussi, que le sort des anciens, dans une société dite civilisée, ne peut être traité à la légère. Il est vrai que le « système », obsédé par la productivité, tend naturellement à évacuer le problème. Vrai aussi que beaucoup d’entre nous préfèrent ne pas savoir…
Dieter Fahrer, lui, a voulu savoir, même s’il pensait d’abord faire un film sur… les arbres.
« J’avais besoin de rompre avec le temps qui n’a pas le temps », explique le réalisateur bernois qui a beaucoup payé de sa personne, ces dernières années, entre de multiples productions-collaborations (notamment avec Daniel Schmid et sur la réalisation de Step on the border) et une très lourde épreuve existentielle surmontée grâce à sa petite fille, dont il a tiré le superbe poème-exorcisme Jour de nuit, son premier long métrage d’auteur.
« Dans une forêt proche de Berne, où se tiennent des classes en plein air, une enseignante m’a parlé de Schönegg, cette institution dans laquelle de très vieilles personnes partagent la vie des enfants d’une garderie. Je m’y suis donc rendu, et là ce fut un choc. J’ai plongé dans un monde voué à l’attente, à la fois effrayant et tout aussi attachant par la qualité des individus que j’y ai rencontrés. J’y suis revenu maintes fois et j’ai compris que là se trouvait le sujet de mon film. Pourtant il m’était impossible de rester un voyeur de passage, ce que les soignants de Schönegg ont compris, qui m’ont alors invité à travailler avec eux. C’est ainsi que s’est scellée une relation de confiance avec les résidents».
Or à cela tient, à l’évidence, l’exceptionnelle qualité des observations de Que sera ?qui nous fait entrer, parfois de manière très intime, dans la vie quotidienne d’une brochette de vieillards aux destinées diverses et représentatives. La plus âgée, Klara Mischler, s’éteindra en cours de tournage, au désarroi poignant de son fils unique. La plus ouverte aux autres, Hélène Fischer, francophone de Saint-Ursanne qui a beaucoup voyagé et reste très lucide, exprime bien la souffrance d’être arraché à son chez-soi, alors même que les siens « liquident » le restant de ses biens. Ou c’est Lydia Baumann, probable ancienne beauté qui reste coquette et parle très franchement de son regret de ne plus faire l’amour.
« C’est le grand tabou qui subsiste toujours », relève Dieter Fahrer, évoquant le désir persistant et le besoin de plaisir qui s’assouvissent tant bien que mal, à la sauvette. Et de relever en souriant la probable dernière aventure vécue par la jolie Madame Baumann et Monsieur Zürcher, dont les troubles de motricité pourraient faire croire qu’il na plus sa lucidité alors qu’il reste très présent au contraire.
Ou bien c’est l’impayable Claire Suter, un peu égarée par l’alzheimer mais qui garde toute sa vivacité mordante, évoquant une chipie de Beckett quand elle s’exclame tout à coup devant la neige qui tombe : « L’hiver c’est l’hiver ».
Enfin voici Nelly Bloch, l’intellectuelle revenue des Etats-Unis et visiblement « casée » contre son gré par sa fille, fumant ses clopes et lisant pour oublier un entourage avec lequel elle ne peut rien partager. «Je tenais à ce qu’on sente qu’il y a une histoire, une vie derrière chacun de ces personnages, dont beaucoup m’ont dit souffrir d’en être privé justement, du fait de la promiscuité et de la dépendance», précise encore Dieter Fahrer.
Avec autant de franchise que de délicatesse, n’hésitant pas à montrer tel vieux corps à la toilette, tout aussi beau sous son regard qu’une chair juvénile, et faisant ressentir le poids de l’attente et de l’ennui, le réalisateur en dit beaucoup par l’image (avec des cadrages qui sont autant de points de vue intelligents et sensibles) et le son direct, sans jamais expliquer. Nul besoin de commenter, non plus, l’importance de la rencontre entre enfants et vieilles personnes : toutes les scènes, de jeux ou de fêtes partagées, illustrent ainsi l’enrichissement que représente une telle pratique, à l’opposé des « animations » trop souvent débilitantes, que Dieter Fahrer a d’ailleurs préféré ne pas montrer, exception faite du concert ringard au pianola durant lequel la compagnie du Schönegg reprend en choeur grelottant la fameuse « scie » de Que sera ?
A voir cet automne sur ARTE
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Le mystère des pharaons noirs
Une espèce de magie se dégage du beau film inspiré, au cinéaste Stéphane Goël et à la journaliste Sylvie Rossel, par la découverte fabuleuse qui a couronné, en janvier 2003, la fin de carrière de l’archéologue-vigneron genevois Charles Bonnet : les sept statues de pharaons noirs datant du VIIIe siècle avant Jésus-Christ et attestant le règne des Nubiens sur l’Egypte et le Soudan.
Merveilleux cadeau pour un passionné d’archéologie qui, depuis 35 ans, poursuit des fouilles au Soudan, plus précisément sur le site de Kerma (à 500km de Khartoum) tout en continuant, le reste de l’année, de philosopher placidement au milieu de ses vignes de Satigny.
« L’archéologie m’a fasciné dès mon enfance, par ce qu’elle recèle à la fois de mystère et d’aventure », explique le cinéaste lausannois Stéphane Goël, du groupe Climage, qui a découvert le personnage de Charles Bonnet par le truchement d’une série de grands entretiens télévisés réalisés par Sylvie Rossel. Après une première rencontre à Genève, la découverte des pharaons noirs de Nubie, en 2003, l’a décidé à réaliser un film « autour » de Charles Bonnet.
Tourné en vingt jours pour la TSR et L’aventure humaine de la chaîne ARTE, ce film est beaucoup plus qu’un reportage TV vite-fait : une plongée dans une autre dimension du temps, où quelques humains (l’équipe de Charles Bonnet et leurs collaborateurs locaux) partagent une passion quelque peu paradoxale dans un pays sous dictature, qu’on ne manque d’évoquer au passage. Il est vrai que la région est préservée, et l’on remarquera la fierté que montrent les indigènes par rapport à leur passé.
« C’est la plus belle expérience de tournage que j’aie faite », remarque encore Stéphane Goël qui a tout filmé in vivo en complicité avec le cameraman Camille Cottagnoud, dont la présence ne semble jamais peser. Ainsi a-t-on l’impression de partager, sans voyeurisme, la cohabitation singulière de Charles Bonnet, le patron visiblement très respecté des gens du cru, le jeune préhistorien Matthieu Honegger qui dirige désormais la mission et l’archéo- zoologue Louis Chaix, ancien moine bénédictin à la non moins forte présence.
« Il y a du visionnaire en Charles Bonnet », remarque encore Stéphane Goël, qui ne manque pas d’évoquer aussi l’avenir incertain du site, où l’on voit pourtant se dresser un début de musée. Moment à la fois émouvant et vaguement surréaliste du film : lorsque déboulent des centaines de Soudanais de tous les âges, comme surgis du désert, pour témoigner leur reconnaissance festive à l’archéologue.
Sur les traces des pharaons noirs est à voir absolument, tant pour son intérêt humain et historique que pour la qualité de ses images, de son montage et de la musique, originale, de Jean-Philippe Zwahlen. A conseiller, particulièrement, à ceux qui pensent qu’il n’est plus d’aventure ou de passion possible par les temps qui courent…
A voir sur ARTE le 6 août 2005.
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Clara la frondeuse
Clara Moreau, née en France mais établie en Suisse, s’est fait coller une amende de 80 francs par la police zurichoise, en décembre 1992, pour avoir chanté sans autorisation dans les souterrains de la gare...
Or plus que des rives propres-en-ordre de la Limmat, c’est au bord de la Seine, sur la Butte des Renoir (Auguste pour les modèles bien en chair et Jean pour La complainte qu’elle reprend) et plus encore Rive Gauche, avec Boris Vian, Brassens ou Brel, que Clara Moreau nous ramène dans la plus pure tradition de la bohème germanopratine.
Avec le seul accordéon de Bertrand Lemarchand pour accompagnement, l’interprète s’impose autant par sa voix chaleureuse et ferme que par ses modulations expressives, jamais emphatiques dans le genre rebelle mais puissantes (comme dans Les Assis de Rimbaud et Léo Lerré) ni fades dans les inflexions plus sentimentales (Un jour tu verras de Mouloudji).
Dans l’unité de ton que détermine une forte personnalité, c’est un choix très varié de magnifiques chansons que nous propose Clara Moreau, qui ne craint pas de reprendre des classiques de la chanson protestataire (Le déserteur de Vian ou l’admirable Affiche rouge d’Aragon), se risque même à une reprise du mythique Amsterdam, de Brel, et propose plusieurs (re)découvertes, de La fin du bal de Vyssotski et La vieille chèvre de Michèle Bernard à Todo cambia de Julio Numhauser, entre autres. Chansons que tout cela ? Mais quelles...
Clara Moreau. Chansons que tout cela. RecRec