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Carnets de JLK - Page 203

  • Du blues qui cogne



    Dès l’«attaque» du morceau éponyme de ce nouvel opus de Lucky Peterson, notre lascar montre qu’il tire toujours aussi vite que ses trois ombres (le chanteur, le guitariste et l’organiste) et qu’avec lui le blues est l’expression d’une bête blessée qui a encore du coffre à revendre... Les musiciens qui l’entourent en l’occurrence (notamment le guitariste Johnny Lee Schell, le batteur Tony Braunagel, les Taxacali Horns et la chanteuse Tamara Peterson) dans cette production de John Porter, contribuent en outre à l’amplitude sonore de cette virée sur les sentiers battus de la soul et du blues.

    Parfois un peu «extérieur», voire par trop «déménageur» à notre goût, le blues de Lucky Peterson se fait plus intimiste et tripal dans When my blood runs cold qu’il a cosigné avec son père James. C’est également le cas dans 4 little boys, récit d’une «histoire vraie» où son père, auteur du texte, se remémore le souvenir de la mort de sa propre mère, laquelle le tenait dans ses bras alors qu’il n’avait que 16 mois.

    Comme il l’a dit lui-même, ce nouveau disque de Lucky Peterson marque l’amorce d’un nouveau départ, qui va se concrétiser par des tournées aux States et en Europe. De quoi réjouir ses adeptes, et notamment ceux qui l’ont déjà applaudi en nos contrées.

    Lucky Peterson. Double Dealing. Universal Music

  • Un ange passe

    Le dernier roman d'Iris Murdoch



    La romancière anglaise, décédée en 1999 des suites de la maladie d’Alzheimer (sa fin de vie a été racontée par John Bayley, son époux, dans la très émouvante Elégie pour Iris, parue à L’Olivier en 2001), n’avait pas son pareil dans la mise en évidence de l’étrangeté souvent mystérieuse des vies apparemment les plus quelconques. L’opposition des convenances sociales et d’une réalité humaine à la fois indomptable et insondable est particulièrement sensible dans son dernier roman, qui s’ouvre sur le coup d’éclat, shocking entre tous, d’un mariage sabordé le jour de sa célébration!

    Benet, le retraité peinant sur son ouvrage de philosophie, et que passionnent plutôt les affaires d’autrui, avait pourtant tout arrangé: Edward et Marian étaient faits l’un pour l’autre, et ce serait son bonheur de les voir convoler, autant que le leur. Or voici que la mariée disparaît au jour J, semant le trouble et la consternation dans le cercle de ses amis (lesquels la voient déjà au bout d’une corde ou rejetée par le flot amer) avant que l’histoire ne rebondisse tout autrement, pour Marian et pour d’autres personnages se «reconnaissant» les uns les autres, au gré d’une «révélation» en cascade illustrant l’humour occasionnel de la destinée...

    Une espèce d’ange préside, en douce, à ces singuliers mouvements d’humeur et d’amour, qui rappelle la personne bien singulière, voletant entre réalité et rêverie, que fut la romancière elle-même.

    Iris Murdoch. Le dilemme de Jackson. Gallimard, Du monde entier, 359p.

  • Comme un théâtre panique


    Le sourire de Mickey d’ Antonin Moeri



    Le langage de chaque époque est une mine d'observations que certains écrivains exploitent mieux que d'autres. C'est ainsi que les poncifs de l'esprit bourgeois ont été répertoriés et analysés par Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues ou, avec plus de virulence visionnaire, par Léon Bloy dans son Exégèse des lieux communs. Plus récemment, un Michel Houellebecq s'est employé, dans Extension du domaine de la lutte, à capter les expressions typiques de la « novlangue » actuelle en usage dans notre société, où tout est désormais « géré » à tous les « niveaux du contexte », y compris ceux du « senti » et du « vécu » — et qui ne « gère » pas ses émotions aura droit à sa « cellule de soutien psychologique ».
    Ce matériau verbal, au-delà de la satire facile, peut constituer une riche substance narrative, comme le prouve Antonin Moeri dans les nouvelles du Sourire de Mickey, son huitième livre marquant une belle avancée.

    — Quelle est, Antonin Moeri, la place et le sens de l'écriture dans votre vie ?

    — En vérité, la réception est passée avant la production. Je veux dire que j'ai beaucoup lu, écouté, rêvé, bourlingué, aimé, observé avant de fixer les limites de mon laboratoire intime. A l'origine, les histoires que racontait mon père me fascinaient. Sa pratique de médecin lui offrait un angle de vision particulier. Les personnages qu'il décrivait étaient frappés d'une dérision, dont je ne sais toujours pas si elle était voulue ou inconsciente. Il avait une manière de dépulper les êtres
    qu'on pourrait qualifier de cruelle, mais qui faisait rire ses enfants. Un tel père, à l'heure actuelle, inciterait les services sociaux à intervenir. Ce qui s'entend a donc prédominé dans ma formation. J'aurais pu devenir musicien, mais la situation de désastre orthographique, dans laquelle je me suis trouvé à l'âge de 12 ans créa, au sein de la famille, une inquiétante atmosphère d'insécurité. Pour me sortir de cette impasse, mon père ne chercha pas à éviter le conflit: il me soumit autoritairement aux lois du langage en me dictant quotidiennement du Chateaubriand. Ces dictées m'ont rendu attentif à la sonorité et à la polysémie des mots, aux analogies et aux métaphores. Elles m'ont rendu attentif à un ordre symbolique où le mot ne renvoie pas à une chose mais à un autre mot.

    — Qu'est-ce qui, dans la société actuelle, vous touche au point de vous faire réagir en écrivain ?

    — Il me semble que c'est un enlisement dans la relation imaginaire qui est encouragé par le dispositif social actuel. Comme si l'on cherchait à fixer les gens dans une enfance qui ne connaîtrait que des besoins facilement repérables. Pourvu qu'ils s'amusent et se réjouissent sans désirer, ni juger ou critiquer, et la fête peut continuer. En effet, la fête est au cœur de la nouvelle civilisation. Une fête obligatoire où l'on vous somme de jouir sous peine d'une marginalisation promise à l'intervention souriante de l'appareil psychothérapeutique.

    — Vous sentez-vous des parentés parmi les auteurs contemporains ?

    — Pour mettre en scène cet impératif d'épanouissement généralisé, de dynamisme forcé et de conformisme halluciné, il me semblait que le récit bref convenait mieux que le roman. La minutie clinique, la grande attention que privilégient mes narrateurs pour raconter leurs histoires m'ont rapproché d'écrivains américains comme Hemingway, Salinger ou Carver. Je lisais leurs nouvelles avec enthousiasme lorsque j'élaborais ce livre. D'ailleurs, Raus !, >Le Mur et No Limit recèlent chacune un vibrant hommage à ces trois auteurs, dont les techniques narratives sont exemplaires. Mais il fallait aussi que je subvertisse ce genre littéraire pour me l'approprier.

    — Que peut, selon vous, la littérature dans une société telle que la nôtre ?

    — On m'a reproché un ton légèrement didactique dans la manière d'exposer les situations, mais ce ton est voulu. C'est celui d'un individu paniqué, qui se raccroche désespérément au langage comme à une bouée de sauvetage. La mutation anthropologique à laquelle il assiste le pousse à remplacer par des éclats de rire les clichés fixés par des expressions telles que « modeleur de comportement », « athlète d'entreprise », « travail d'écoute » et autres « potentialités créatrices », qu'on utilise pour terroriser les gens. Peutêtre est-ce alors à quoi la littérature pourrait prétendre dans une société telle que la nôtre: redonner au lecteur l'envie de se servir de ses propres yeux pour se diriger...



    La dure loi du sourire
    C'est un jeune couple à la coule qui dialogue à mots (très) couverts, dans un sushi, à propos d'une décision qu'elle devrait prendre à propos d'un « truc fait en quelques minutes » qu'elle devrait subir pour le soulager, lui, d'une naissance difficile à « gérer ». On a compris qu'il s'agit d'un avortement, mais « chez ces gens-là », comme disait Brel, ça ne se dit pas. Parce que lui pense surtout qu'ils devraient « s'éclater davantage », et par exemple en se payant un pull unisexe à l'effigie du Che comme ils en ont à la boutique No Limit. On n'en saura guère plus sur ce premier couple apparu dans l'univers en apesanteur, à la fois « relax », soumis à la « dure loi du sourire », et sourdement tendu, dans lequel Antonin Moeri va donner du scalpel de son regard. Or voici, dans un bureau, l'extension de la lutte s'appliquer au niveau des ressources humaines, où telle quinqua chargée de « modeler les comportements de l'entreprise » s'en prend à un type par trop séduisant et trop libre ; ou voilà, dans une école, une guérilla sévir entre un Mickey charmeur et jean-foutre, dopé par sa mère adorante, et son prof incarnant l'Autorité traumatisante.
    Attention cependant: n'imaginez pas de simplistes affrontements entre classes, races ou générations. Dépassé tout cela: à vrai dire tous les personnages de ces nouvelles sont égarés dans le même dédale de mots qui ne savent plus ce qu'ils désignent, d'idées devenues slogans publicitaires, de sentiments maquillés par le simulacre, en ce monde « où les bons sentiments, l'altruisme et le chantage du cœur sont d'utiles paravents pour cacher ce qui nous est intolérable ».
    Rendant le son de cette « rumeur » d'époque à la fois euphorique et déprimée, Antonin Moeri en dégage aussi, avec une espèce de compassion flottante, les sursauts individualisés de personnages qui ne se réduisent jamais à leur discours apparent. Et peut-être est-ce au moyen de ce langagegeste, qui déborde à tout moment des moules de la « novlangue » convenue, que Le sourire de Mickey mime le mieux une forme d'échappée libératrice.

    Antonin Moeri. Le sourire de Mickey. Editions Bernard Campiche, 292 pp.

  • L'utopie enjouée de Michel Layaz


    A propos de La joyeuse complainte de l'idiot



    C'est toujours un bonheur que de voir un écrivain s'épanouir, et le sixième roman du Lausannois Michel Layaz, La joyeuse complainte de l'idiot, nous vaut ce plaisir autant pour l'originalité de sa vision — apparemment dégagée de tout réalisme et renvoyant cependant à notre monde avec une verve critique réjouissante — que pour l'éclat et les chatoiements de son écriture, jamais aussi libre et inventive qu'en ces pages. Rappelant la douce dinguerie hyperlucide d'un Robert Walser, et d'abord parce qu'il se passe dans un « débarras à enfants » assez semblable au fameux Institut Benjamenta du génial Alémanique, ce roman évoque également la figure tutélaire de Cendrars par ses dérives épiques, le goût du conte qui s'y déploie et sa faconde verbale.

    Si le pensionnat pour jeunes gens fait partie d'une certaine mythologie littéraire helvétique (songeons à celui des Années bienheureuses du châtiment de Fleur Jaeggy, ou au Waldfried de L'Eté des Sept-Dormants nourrissant les rêveries pédérastiques de Jacques Mercanton), c'est plutôt en une abbaye de Thélème à la Rabelais que nous introduit le narrateur candide de La joyeuse complainte de l'idiot, qui se fera le chroniqueur de l'institution dirigée par Madame Vivianne (avec deux n, comme ses deux opulents nénés), mélange de déesse originelle et de mère adoptive aux méthodes éducatives peu conventionnelles.

    En ce lieu est réunie une quarantaine de garçons qui sont tous « fondamentalement des êtres de bonne pâte », que Madame Vivianne et ses collaborateurs pétrissent à leur façon pour les délivrer, notamment, du « bât de la sottise » et du « piquet de la fadeur » autant que du « râtelier de l'insignifiance ». Sans s'attarder sur ses condisciples, à l'exception d'un David impatient de refaire le monde et d'un doux Raphaël goûtant aux choses et aux gens en les léchant avec une très innocente volupté, notre chroniqueur détaille en revanche les employés nombreux de la maison, tous liés entre eux par une sorte de complicité tribale. Il y a là Josette, la réceptionniste à « croupe vivace », vissée à sa chaise sur laquelle elle « toupillonne » à l'occasion en la saillante compagnie de Monsieur Hadrien, le jardinier ; le professeur Karl aux préceptes humanistes aussi peu maculés d'inculture que ses blanches chemises ; un Monsieur Guillaume qui a roulé sa bosse et n'en finit pas de le raconter ; deux jumelles cuisinières bien en chair et dont la chère prouve aux garçons qu'on peut « toucher l'éternité » dès ici-bas ; enfin l'étonnant docteur Félix grâce auquel le complexe d'Œdipe devrait se solutionner, puisqu'en la ville idéale qu'il rêve de fonder la procréation sera interdite aux mâles de moins de 85 ans et qu'on préservera l'enfant en bas âge de l'amour étouffant de sa mère.

    De même que le nom de La Demeure est une antiphrase, puisque nul n'y reste, son statut « inversé » fait figure de fiction libertaire, alors que les murs de ses salles d'eau conservent encore le souvenir des clameurs des anciens « détraqués profonds » qu'on y bouclait jadis. Quand il se rend en ville avec Raphaël, le narrateur y est moqué par les jeunes gens « normaux » dont l'obsession consiste essentiellement à surveiller le « cours du Nasdaq » en sorte de faire fortune avant la trentaine ; mais l'utopie est allègrement vécue par la joyeuse bande, qui trouvera finalement la manière la plus poétique de sauver La Demeure au moment où le fils vénal du proprio défunté menacera de la vendre au plus offrant.

    Ainsi, sous couvert d'enjouement et de fantaisie plus ou moins extravagante (parfois un peu appuyée à notre goût), le narrateur module-t-il tout un discours critique, voire satirique (notamment contre un journaliste fat à souhait, bien fait pour lui), moins innocent qu'il n'y paraît, qui marque les arêtes de cette espèce de fable hirsute.
    Pour la bonne bouche, signalons enfin que Michel Layaz publie, simultanément, trois brefs textes étincelants sous le titre du Nom des pères, dont le titre du premier, Le Ciel à la marelle, annonce la couleur ...

    Michel Layaz. La joyeuse complainte de l'idiot, Zoé, 155 pp. Le nom des pères, Mini-Zoé, 47 pp.


    « L'idiot au sens du plus singulier »

    — Quel est le déclencheur de ce roman ?

    — A l'origine, c'est l'histoire du type qui, s'efforçant de saigner un mouton pour un méchoui, se tire une balle dans la main tant la bête rebelle se débat. A cela s'est greffée la figure de ce lieu clos qui, à l'inverse des institutions de détention ordinaire, représente un espace de liberté. Autre inversion: alors que les aliénistes considéraient l'idiot comme le rebut de la société, j'ai rendu à celui-ci sa dénomination étymologique de « singulier ». Quant à l'origine du lieu, peut-être qu'elle entre en résonance avec un lointain souvenir de l'Institut Benjamenta de Walser, mais je n'y ai pas pensé, alors que l'univers de l'Institut suisse de Rome, où j'ai séjourné, peut être signalé avec un grain de sel.

    — Comment avez-vous travaillé ?

    — De manière à la fois consciente et « conduite », plus que dans mes autres livres, comme si je devais obéir cette fois à la logique de la fiction. Ce qui m'a intéressé, c'est l'acuité et l'étrangeté fondamentale du regard de mon protagoniste, à la fois proche et différent de moi, qui m'amène à dire beaucoup de choses sans me plier à un discours critique argumenté. La narration ne « reflète » aucune réalité « au premier degré », mais il va de soi que le masque de la fiction et les jeux du langage ne sont pas gratuits pour autant.

    — Quel rapport entretenezvous avec l'écriture ?

    — Dès le début, j'ai entretenu un rapport quasiment charnel à l'écriture, avec cette aspiration constante à ce qu'elle soit une véritable offrande à la langue...

  • Une tragédie ordinaire

    La diffamation de Christophe Dufossé

    L'annonce de la parution du deuxième roman de Christophe Dufossé n'a fait l'objet d'aucun battage, et pourtant nous ne serions pas étonné de voir La diffamation faire son chemin avec autant de sûreté que L'heure de la sortie, avec lequel l'auteur entra en littérature en 2002 et qui fut couronné par le Prix du premier roman avant d'être traduit en dix langues et retenu pour une adaptation au cinéma.
    Après ce premier roman dont le suicide d'un jeune enseignant était l'élément déclencheur, La diffamation développe, de façon plus intimiste et lancinante, l'observation portée par l'écrivain sur le drôle de monde dans lequel nous vivons, apparemment préservé de tout danger (cela se passe dans la paisible Amboise, dans une atmosphère de confortable torpeur familière aux Suisses) et cependant en butte à une angoisse latente et, de loin en loin, à telle ou telle explosion de violence, à l'instar de tel massacre qui vient de se produire à Tours au début du roman.
    Comme dans les romans psychologiques d'une Patricia Highsmith, que Graham Greene qualifiait justement de « poète de l'angoisse », Christophe Dufossé maîtrise l'art de la suggestion oppressante en nous associant au désarroi intérieur de sa narratrice, dont il va « construire » le personnage de l'intérieur avec une saisissante sensibilité et une vigueur égale.

    Anna est le type de la femme « libérée » de notre temps, intelligente et généreuse. Prof de sociologie en année sabbatique, elle est censée écrire un livre sur la validité de thèses de Max Weber concernant l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, mais d'autres préoccupations la déstabilisent. Son fils Simon, surdoué de 14 ans aux inquiétantes poussées de cruauté, autant que son Vincent de mari, négociateur immobilier aux comportements visiblement perturbés par l'arrivée, à la tête de son agence, du fils « tueur » de l'ancien patron, la confrontent à une espèce de folie ordinaire affectant l'ensemble du monde environnant. Sans jamais tomber dans la démonstration, mais avec une foison d'observations d'une précision et d'une pertinence rares, l'auteur de La diffamation brosse ainsi, par le regard d'Anna, souffrant avec les siens, mais capable aussi de juger l'évolution des faits sociaux, le tableau d'une sorte de « dissociété » où les êtres les plus proches deviennent étrangers les uns aux autres. « Nous avons l'air de trois insectes préoccupés chacun par sa traînée chimique, ne se touchant que rarement les antennes », relève Anna qui estime pourtant sa famille unie et harmonieuse ...
    Dans la foulée d'un Michel Houellebecq, divers romanciers nouveaux s'affairent aujourd'hui à l'observation « balzacienne » de la société française, et c'est fort bien.

    Or à cette disposition, Christophe Dufossé ajoute un sens du tragique beaucoup plus rare. Son approche des êtres et la saisie, tout en finesse et en acuité, de leur oscillation entre la résignation soumise et l'explosion soudaine, est modulée par une narration tendue quoique souple, où les métaphores originales font florès. De l'ado vrillé à son ordinateur comme les hikikomori japonais, au jeune boss cynique et vulgaire qui va pousser Vincent à bout, en passant par maints personnages dessinés au vol d'un incisif trait de burin, le roman ressaisit tout un monde par la voix d'Anna qui tourne finalement, après le désastre final, à l'extrême éperdu de la lucidité.
    A l'ère des coups médiatiques et du bluff, La diffamation est un roman de la détresse contemporaine à lire sérieusement, une phrase après l'autre. L'expression en est limpide et droite autant que l'éthique de l'auteur. Un romancier y traduit sa révolte et sa tendresse. Il mérite la plus grande attention.

    Christophe Dufossé. La diffamation. Denoël, 295 pp. A lire aussi: L'heure de la sortie. Denoël, 2002, 342 pp.

  • Symphonie de la mémoire


    Lecture et rencontre d'Alexandre Voisard


    La femme de sa vie, ses proches et ses amis l'appellent Coco, et c'est vrai que c'en est un drôle, loustic dès son adolescence et chenapan à couteaux, jeune pillard des siens et saute-frontières du temps de guerre risquant sa peau à des jeux très dangereux, que cet Alex sacripant dont la chronique jurassienne accoutume de parler en termes désormais légendaires, célébrant le poète national de l'indépendance qui le vit lire ses poèmes devant de vastes foules.
    On le savait pourtant: Alexandre Voisard n'a rien du Monument classé. Mais à lire Le mot Musique ou l'enfance
    d'un poète
    , voici la vie même qui ressuscite, de toute une tribu d'A joie. Et c'est en ces terres, entre Porrentruy et Belfort, dans la ferme de Courtelevant où son épouse passa sa propre enfance, que le poète évoque son besoin de se livrer.

    « Il y a très longtemps que je pensais à cette autobiographie, pour rendre plus explicites les événements fondateurs à travers lesquels j'ai passé », explique Alexandre Voisard. « Mon parcours a toujours fait jaser, On avait conscience que j'avais eu un destin singulier, et j'ai souvent eu la sensation d'être incompris. Or le problème était d'extraire, de toute une profuse matière, ce qui est réellement porteur de sens. Il y avait donc un grand travail de décantation à faire. La mort du père, en 1998, a été une première injonction à l'écriture, mais il m'a fallu des années pour trouver le ton juste et la bonne distance. »

    Si l'ouverture du livre est consacrée à la mort du père, puis à l'évocation des figures hautes en couleur de ses aïeux Voisard et Jolidon, Le mot Musique est également un chant à la nature, nommée par le père comme l'E ternel au jardin originel, et une façon pour l'écrivain de sentir ses racines.

    « Mon enracinement dans ce pays remonte à ma première perception du monde, dans une enfance de sauvageon marquée par la conscience immédiate d'une solidarité entre les êtres et les choses. De tout temps, j'ai tenté de conformer un paysage intérieur, qui s' est constitué en moi, au paysage réel. Il y a là comme une espèce de mystique d'appartenance. J'ai toujours eu le sentiment d'avoir de la boue de mon pays sous mes talons. Ce pays c'est l'A joie, ou plus précisément le flanc de la montagne, qui descend vers la plaine et les rivières. C'est du flanc de la montagne que tout part: le rêve, le regard et le corps. »

    Outre la nature, célébrée avec quel lyrisme et quelle sensualité, la musique, intensément vécue par le père, et réinvestie par le fils dans le chant de la poésie, est un motif omniprésent des Mémoires d'A lexandre Voisard. Autre thème essentiel de ce récit: la relation avec les autres et l'amitié. Hommage fervent à ses parents (même si son père et lui ont campé longtemps sur des positions opposées, l'auteur montrant par ailleurs autant de verve ironique à l'égard des siens qu' envers lui-même), Le mot Musique accorde une grande place à l'amitié et à ce que Voisard appelle plaisamment « l'université buissonnière des cafés ».

    « C'est cet ami que j'appelle Loiseau », précise encore l'écrivain, « qui m'a le premier donné cette leçon, selon laquelle il me fallait être homme avant d'être poète. Durant mon adolescence, ma singularité n'a cessé de s' imposer de manière intempestive, puis j'ai appris à accepter le sort commun et concilier ma singularité et les exigences de la vie sociale. Par la suite, la prise de conscience de l'identité jurassienne a été déterminante dans ma relation avec la communauté. Dès la publication de la fondatrice Anthologie jurassienne, le patrimoine de notre littérature a été révélé, qui nous inscrivait dans un ensemble. Ensuite, le peuple jurassien nous a pris à témoins, nous autres écrivains, de sorte que nous ne pouvions nous dérober. Mais c'est une autre histoire …»

    De fait, Le mot Musique ou l'enfance d'un poète, livre des fondations, n'aborde pas la saga de l'indépendance jurassienne telle que l'a vécue Alexandre Voisard. Le propos de ce livre est à la fois plus intime et plus universel. Symphonie de la mémoire, il inscrit l'enfance émerveillée et la folle jeunesse d'un poète dans une lumière d'éternelle matinée.


    Le chant de vivre

    La poésie romande est trop souvent corsetée, cultivée en serre par des lettreux exsangues. Avec Alexandre Voisard, c'est une autre chanson, nourrie de bonne sève et reliant l'individu au cosmos. La musique du monde et celle des mots sont liées dès l'origine dans le récit de son enfance. D'avoir entendu parler du « cœur de la terre » fait creuser l'enfant et découvrir un fruit étrange, avec le sentiment sacré d'avoir violé quelque secret. Puis de la première sève jaillissant de son corps lui vient la sensation d'une appartenance plénière (une page d'anthologie sur la divine surprise du sexe) que les sous-entendus d'un curé ne terniront jamais, alors que la conscience inextinguible d'un crime commis lui viendra du massacre d'un pauvre crapaud.

    Scènes primitives ici fixées par de fortes images où tous se retrouveront. Scènes ensuite d'un théâtre d'enfance et d'adolescence où la pauvreté contraignant une grand-mère à voler son bois, l'incurie d'une mère menant seule sa barque pendant que le père « couvre la frontière », les frasques du jeune sauvage livré pour punition au redressement d'une famille paysanne puis aux internats alémaniques, s' intègrent dans le tableau foisonnant et savoureux de tout un pays.

    Un ton en dessous, l'intermède genevois qui voit le jeune rebelle s' égarer quelque temps dans un début de carrière théâtrale débouche sur le retour de l'enfant prodigue, retrouvant sa place en intendant-cuistot de la tribu et jetant, avec moult bons compères, de nouvelles bases à sa future carrière de poète.

    Alexandre Voisard, Le mot Musique ou l'enfance d'un poète, Bernard Campiche, 279 pp.

  • La petite dernière




    Il a pu se faire, dans une grande famille française du XXe siècle, que le père, à vingt ans, soit un héros de la guerre de 14-18, et que sa fille benjamine, au même âge, vive Mai 68 comme une libération salvatrice.

    Lorsqu’elle commence de s’adresser à celui qui fut, comme elle l’avouera, le véritable homme de sa vie, Fanny a cinquante ans, et l’imposant docteur Delbast, centenaire, dépend désormais de ses bons soins à la vive satisfaction de ses frères et soeurs qui l’ont toujours considérée, «numéro six», comme «une invitée arrivée en retard», longtemps maladive après une naissance problématique, et n’ayant jamais fait les choses comme les autres. Ainsi ses co-héritiers s’étonnent-ils de la voir réclamer, au moment d’un premier partage de ses affaires, les lettres de guerre de son père aux siens, qui vont lui permettre de devenir, en quelque sorte, sa mémoire. «Tu as vécu tes dix-huits ans dans un cimetière sans cercueil, écrit-elle ainsi, tu as connu la mort avant d’avoir pris le temps de vivre».

    Histoire d’un amour gagné sur maintes cuisantes humiliations, portrait tout en nuances d’un père par sa fille, parcours aussi d’une tribu catholique à travers le «siècle des grands massacre», il y a de tout cela dans ce petit livre dense et vif, à l’écriture sensible et forte. Après Bord de mer (Actes Sud, 2001), Véronique Olmi signe un deuxième roman d’une justesse de ton sans faille.

    Véronique Olmi. Numéro Six. Actes Sud,127p.

    Un nouveau roman de Véronique Olmi est à paraître en août chez Grasset

  • Dans la peau des autres


    Rencontre de Pascale Kramer


    Le nom de Pascale Kramer s'impose progressivement au nombre des romanciers de langue française les plus singuliers, et l'accueil favorable de la critique parisienne dont a bénéficié son cinquième roman, Retour d'Uruguay, n'a rien du phénomène artificiel. De fait, le moins qu'on puisse dire est que ce roman n'est pas du genre accrocheur, pas plus d'ailleurs que Les vivants, son précédent et aussi remarquable ouvrage. Avec une empathie rare et sans effets de style, Pascale Kramer parvient à saisir et traduire, dans une langue claire et simple, toute la complexité des relations entre des individus souvent peu portés à verbaliser ce qu'ils ressentent. Un mélange d'acuité dans le regard et de tendresse sensuelle la font apparaître comme une pure romancière d'instinct, dont les observations sur la société contemporaine se traduisent par le désarroi significatif de ses personnages.

    Etablie à Paris depuis des années, Pascale Kramer n'en renie pas pour autant sa patrie d'origine, dont le climat physique est d'ailleurs très perceptible dans son dernier roman.

    — Pascale Kramer, comment naissent vos romans ?

    — Tous mes romans sont construits autour d'un thème, quelque chose de fort que je crois avoir compris des relations humaines. A partir de là, je construis une situation, qu'incarnent peu à peu des personnages. C'est un processus assez long, qui se passe de mots pendant des mois. Une fois que l'histoire est devenue aussi vraie que si je l'avais vécue, il n'y a plus qu'à la raconter.

    — Plus précisément en l'occurrence, comment la substance de Retour d'Uruguay a-t-elle cristallisé ?

    — Le hasard ou le destin (je ne sais jamais lequel des deux) m'a portée vers des gens d'un autre monde, que j'ai aimés, sans rien aimer pour autant de leurs valeurs. Avec Retour d'Uruguay, j'ai voulu faire partager cela, mon intérêt pour des êtres pas nécessairement aimables. Cela met beaucoup de gens mal à l'aise, pourtant je persiste à penser qu'on s'enrichit plus à chercher à comprendre qu'à condamner.

    — Comment vous situez-vous par rapport à la littérature contemporaine, romande ou française ?

    — A vrai dire, je ne me « situe » pas. Je ne veux pas dire par là que je me sente « à part », simplement je ne raisonne pas en ces termes. Je lis, beaucoup, uniquement de la littérature contemporaine, pas nécessairement française, même loin de là. Mais je lis en amateur, pas en écrivain, ni en analyste, puisque je n'ai pas étudié la littérature. Si j'ai de grandes grandes admirations littéraires, mes références sont dans la vie. Mon livre idéal serait un livre qui restituerait la force des drames tels que n'importe lequel d'entre nous peut en vivre. On me parle souvent de mon style, de mon utilisation du discours indirect, de l'absence de dialogue. Tout ça est né un peu malgré moi, du souci obsessionnel de rendre très exactement la vérité des situations et des personnages.

    — Vous sentez-vous Suisse ?

    — Je fais plus que me sentir Suisse, je SUIS Suisse, aussi indéniablement que je suis une femme. Vivre en France et obtenir la nationalité française n'a pas fait de moi quelqu'un d'autre. Cela m'a plutôt permis de mesurer à quel point on n'échappe pas à ce qu'on est.

    — L'usage de la langue française a-t-il pour vous une signification particulière ?

    — Non, il se trouve que c'est ma langue, c'est tout. Toute autre aurait parfaitement pu faire l'affaire.

    — Qu'est-ce pour vous qu'un roman ?

    — Je ne pourrais pas imaginer d'autres formes que le roman, puisque c'est la forme qui imite le mieux la vie, et que c'est la vie qui m'intéresse. Le roman à ceci de merveilleux qu'il nous permet d'entrer dans d'autres peaux. Il peut faire ressentir des choses insaisissables, parce qu'il ne fait pas nécessairement recours à la pensée, plus à l'intuition. Il laisse surtout une très grande part à l'interprétation.


    Sentiments purs en eau trouble

    Il est certains livres qui vous laissent, en mémoire, une marque unique, et tel est ce Retour d'Uruguay de Pascale Kramer, qui a cela de particulier qu'il nous touche et nous trouble sans qu'il ne s'y passe grandchose, ni que ses personnages soient particulièrement remarquables. On y resonge un peu comme à un souvenir acide et tendre d'adolescence, aux postures à la fois péremptoires et ondoyantes de l'enfance, à la naissante sensualité zigzaguant entre les âges, au besoin de reconnaissance qu'un jeune homme peut éprouver de la part d'un homme fait, enfin à ces sentiments-sensations qui fondent les corps individuels dans celui de la famille ou du clan.

    Pour Adrien, qui approche de la vingtaine et que rasent un peu ses parents par trop conventionnels, l'arrivée de Raphaël, le quinqua fringant et ambigu, de retour de Montevideo et flanqué de sa petite tribu — dont la piquante Nina au prénom rimant plus tard avec celui de Lolita —, représente un appel d'air dans lequel il a tôt fait de s'engouffrer, s'installant bientôt dans une chambre de leur immeuble et les revoyant de loin en loin. Or les jours passent et des liens se tissent et s'entremêlent, sans que le garçon n'en établisse de bien solide avec le personnage à la fois libre et violent de Raphaël, dont il se retient de juger le trouble, voire l'abjection, malgré le déni des autres: Claire, son amie qui voit en Raphaël un « facho » vulgaire, ou Fabienne, sa fille qui le craint et le vomit pour ce qu'il fait subir à sa femme Béatrice, elle-même étrangement soumise.

    Dans un climat d'intimité presque animale, où s'opposent une sorte d'innocence frisant la perversité et des ombres plus lourdement inquiétantes, Pascale Kramer observe le jeu des relations entre enfants, adolescents et grandes personnes plus ou moins déliquescentes, dans une traversée à valeur initiatique qui, d'un malentendu à l'autre, débouche sur une dernière révélation ressaisissant le protagoniste. Comme si la vie, l'enfance de la vie lui restait une source pure où se retremper ...

    Pascale Kramer. Retour d'Uruguay. Mercure de France. 158 pp.

    Un nouveau roman de Pascale Kramer est à paraître à la rentrée au Mercure de France

  • Une musique tirée du chaos




    Hommage à Claude Simon

    L’un des derniers grands écrivains français de la seconde moitié du XXe siècle vient de disparaître en la personne de Claude Simon, décédé mercredi dernier à Paris. Auteur réputé difficile d’accès, mais reconnu depuis longtemps dans les cercles littéraires et académiques du monde entier, le romancier connu pour ne pas raconter d’histoire, au fil de livres s’écoulant comme des fleuves de mots scandés par un rythme et des images qui en constituaient une partie du sens, avait été consacré par le Prix Nobel de littérature en 1985, à la réception duquel il prononça un discours éclairant sa démarche et la place de l’écrivain dans le monde actuel.
    Evoquant la cassure décisive de la guerre et du génocide au mitan du siècle, Claude Simon déclarait : « A mon avis, la grande chose, ç’a été Auschwitz. Je ne suis ni sociologue, ni historien, ni philosophe, mais après Auschwitz les idéologies s’écroulent, tout humanisme apparaît comme une farce. Il me semble qu’après cette horreur, ces effondrements de toutes les valeurs, s’est fait sentir un désarroi qui a amené les plus conscients – ou les plus sensibles – à s’interroger, à recourir au primordial, à l’élémentaire ».

    Marqué lui-même au plus profond, plus encore que par l’horreur : par le chaos de la guerre, Claude Simon a dégagé, de cette perception fondamentale d’une explosion du sens et des formes, une réappropriation fragmentaire du réel et une reconstruction évoquant la tentative de recoller une manière de partition musicale tissée de sensations et de souvenirs éparpillés (la mémoire est chez lui le grand réservoir sous-jacent, comme chez Proust et Faulkner qu’il aimait pareillement), pour aboutir à ce qu’on pourrait dire une musique tirée du chaos. Ainsi La route de Flandres (1960), son premier chef-d’œuvre, apparaît-elle comme une ressaisie musicale, élaborée avec une cohérence quasi organique, du désordre de la guerre tel que l’a vécu le brigadier Simon en 1940 lors de la débâcle de l’armée française. La première page de La route des Flandres, à la fois obscure et claire, onirique et hyperréaliste, visuellement saisissante (l’écrivain fut à la fois peintre de première vocation et photographe hors pair, et ses montages ont souvent un tour cinématographique) et imprimant un premier élan faulknérien au flot du texte qui va se ramifier ensuite de livre en livre, figure aussi bien un exemple emblématique de cette narration sans début ni fin qui apparentera bientôt l’auteur au groupe du Nouveau Roman.

    Précisons cependant qu’avant La route des Flandres avaient paru six autres romans, à commencer par Le tricheur (1945) et L’herbe (1958), établissant la première notoriété germanopratine de l’écrivain, et que Le Palace (1962), évoquant le Barcelone de la guerre d’Espagne traversé par le jeune homme, fut le deuxième moment d’une trilogie de la mémoire poursuivie avec Histoire (Prix Médicis 1967) où, soit dit en passant, l’on cherchera vainement une « intrigue » classique alors que s’entremêlent bel et bien les péripéties d’une anecdote (la journée d’un quidam) et l’Histoire « avec une grande hache ». En 1981, Les Géorgiques renoueront une fois encore avec l’Histoire et la mémoire en imbriquant les trois temps de la Révolution, de la guerre civile espagnole et des années 70. Enfin, en 2001, Le tramway a constitué la dernière belle surprise-cadeau, intimiste et limpide, de cette œuvre peu complaisante en manière d’anecdotes biographiques (même si le travail de mémoire de Simon relève bel et bien de l’interprétation ressassée d’une vie et de son roman familial), avec une plongée dans les années d’enfance de l’écrivain.

    Ecrivain, et sourcier d’une langue organiquement et musicalement sienne, bien plus que « nouveau romancier » d’école : tel était finalement Claude Simon, honnête homme à l’éthique éprouvée dans le juste rapport aux choses (il était vigneron dans le Midi, rappelons-le aussi) et aux êtres, dans un temps de chaos qu’il a contribué à rendre un peu moins insensé par son pari d’artiste.

    A lire : l’éclairant Claude Simon de Lucien Dällenbach, paru au Seuil en 1988. Et le Discours de Stockholm, publié chez Minuit en 1986.

    Claude Simon en 10 dates

    1913 – Naissance à Tananarive. Père tué au début de la guerre 14-18. 1924 - Mort de la mère. Ecoles et études secondaires à Paris. Cours de peinture à l’académie Lhote.
    1936 – Voyage en Espagne républicaine, puis à travers l’Europe.
    1939 – Mobilisé. Participe aux combats sur la Meuse. Prisonnier en 1940, s’évade la même année et travaille à son premier roman, Le tricheur.
    1956 – Entre aux éditions de Minuit, où paraît Le Vent. Proche des auteurs du Nouveau Roman.
    1960 – Parution de La Route des Flandres. Prix de l’Express. Pendant la guerre d’Algérie, signe la Manifeste des 121.
    1967 – Parution d’Histoire. Prix Médicis.
    1982 – Parution des Géorgiques.
    1985 – Prix Nobel de littérature.
    2001 – Parution de son dernier livre : Le Tramway.

    Cet hommage a paru dans l'édition du 11 juillet de 24 Heures

  • Une voix craquante




    Immergée dès l’origine dans les ondes amniotiques du jazz, au double titre de fille de la chanteuse Anne Marie Schofield et du pianiste Walter Davis, Alana du même nom continue de vibrer de tout son corps et de toute sa voix au gré de compositions qui lui vont comme un fourreau de soie musicale, qu’elle a d’ailleurs cousu entièrement elle-même, mots et mélodies, sauf la dernière tranche de cette nouvelle galette, le Nice Time de Bob Marley, qu’elle enlève plutôt sobrement, sur l’idoine rythme chaloupé .

    Beaucoup plus expressive et vocalement contournée, dans le genre soul-funky, est l’entrée en matière de Letter, le genre de missive dont on se demande si le destinataire la mérite vraiment, surtout sous sa forme chantée… Ensuite, un peu carrée-binaire dans The Benefit, elle fait passer ces facilités par la grâce plastique de sa voix, plus librement inventive à vrai dire dans Create et dans Vision, avec des inflexions qui rappellent souvent les modulations vocales de Stevie Wonder. Forçant parfois la moindre, à notre goût, sur la langueur «glamoureuse », à quoi ses romances se prêtent évidemment (on n’est pas chez Tracy Chapman, c’est sûr), Alana Davis n’en a pas moins un charme enveloppant, la musique au corps et une façon de couler ses adorables fadaises, de sa voix d’enjôleuse, qui justifie finalement qu’on craque…

    Alana Davis. Surrender Dorothy.Telarc.

  • Est-ce la fin de la littérature ?



    A propos de L’Homme seul de Claude Frochaux


    A en croire Claude Frochaux, la création artistique et littéraire occidentale se trouverait, depuis 1960, vouée à un inexorable déclin. Cette thèse marquait la conclusion du monumental (et passionnant) essai intitulé L’Homme seul (L’Age d’Homme, 1997, réédité en Poche Suisse), et Frochaux l’a resservie sur le site internet du Culturactif suisse. «Jamais, écrit-il, la culture ne s’est aussi bien portée. Et jamais, la création aussi mal.»

    Ce déficit, selon Frochaux, ne serait pas assimilable à un simple fléchissement mais procéderait d’une rupture radicale, liée elle-même au changement profond du rapport qu’entretient l’homme avec la nature. Jusque dans les années 60, à en croire Frochaux, l’homme se serait trouvé essentiellement dans la situation d’un conquérant assujetissant la nature, de l’Himalaya à la Lune en passant par le gène et la particule. Durant toute cette période, la fonction de l’art aurait été de «marquer, par le renouvellement des formes, le changement réel, matériel, économique, social, dû au progrès, à l’aménagement nouveau, à la productivité nouvelle», ensuite de quoi tout aurait changé.

    «L’art est devenu gratuit, écrit Frochaux. Ce n’est pas qu’il soit devenu mauvais, mais il est sans fondement, sans raison d’être, il tourne à vide. Il est là et pourrait ne pas y être».

    Et la raison profonde de cela ? C’est que la nature serait conquise, les dieux «réduits», le sacré évacué du monde où l’homme se retrouverait désormais seul à jamais.

    Ce qui aurait radicalement changé, selon Frochaux, c’est qu’autrefois l’art servait à quelque chose (notamment «à établir des repères, à remodeler le monde, à lui redessiner ses contours») sans que l’homme ne s’en avise même, tandis que le quidam d’aujourd’hui, persuadé d’avoir définitivement maîtrisé la nature, ne pourrait plus survivre que dans le désenchantement.

    Et Claude Frochaux de proclamer que la fête est finie. Et d’affirmer que, d’une génération à l’autre, la descente des marches est inexorable. Et de retirer l’échelle derrière lui en affirmant que «l’opération arts et lettres, pour l’essentiel, est terminée».

    Si vous objectez que les faits démentent ces affirmations: que jamais, de fait, on n’aura vu une société se réclamer, autant que la nôtre, de la créativité, Claude Frochaux, lui, n’y trouve qu’illusion.

    Or ne faut-il voir, dans ces observations, que simplifications ou généralisations abusives de vieux schnock désabusé ? N’est-il pas vrai par exemple, en ce qui concerne la seule littérature française, que la fabuleuse pléiade d’écrivains déployée de Proust à Julien Gracq est sans équivalent après la mort de Sartre et d’Aragon ? N’est-il pas avéré, aussi, qu’une partie de l’art contemporain n’est plus qu’ornement ou que gadget ? Et n’est-il pas juste de penser que l’agitation hyperfestive et le tout-culturel masquent souvent le vide et l’indigence ?

    Ces constats doivent être faits, mais comment ne pas voir, aussi , tout ce qui s’est accompli de vif et de neuf depuis les années 60, brassant le vieux fonds occidental et le renouvelant avec de multiples apports d’autres cultures ?
    Pour ne citer que quelques exemples liés à la seule littérature, rappelons que notre compréhension du monde, après 1960, a été constamment enrichie par des auteurs tout à fait comparables à ceux d’époques antérieures, de Friedrich Dürrenmatt à Soljenitsyne ou de Thomas Bernhard à Milan Kundera, d’Alexandre Zinoviev (révélé par l’Age d’Homme...) à Günter Grass, de Doris Lessing à Lobo Antunes, d’Ismaïl Kadaré à Garcia Marquez ou à Marguerite Yourcenar, sans parler d’une kyrielle d’Anglo-Saxons toniques au possible, de Raymond Carver ou Philip Roth à Joseph O’Connor (né en 1963), ou de Charles Bukowski à Bret Easton Ellis (né en 1964), entre tant d’autres...

    Or, faire table rase de ces auteurs (sans parler de tous les vrais artistes contemporains) ne revient-il pas, finalement, à l’abdication devant l’abêtissement général et le cynisme utilitaire ? N’est-ce pas consentir à la mort spirituelle que de prétendre que les nouvelles générations n’ont plus rien à dire ni à faire ?


    Claude Frochaux vient de publier une suite à L’Homme seul, intitulée Regard sur le monde d’aujourd’hui, à L’Age d’Homme. J’y reviendrai sous peu.

  • L'oreille du cyclone



    A en juger par la dédicace de ce petit livre du plus fameux des romanciers québécois actuels, «pour les docteurs Jean-Jacques Dufour et Gérard Mohr, qui m’ont sauvé la vie», le mal vécu par le protagoniste de ce roman l’a sans doute été, aussi, par l’auteur. Dès les premières pages, c’est aussi bien de l’intérieur, et quasi physiquement, que nous nous représentons la panique soudaine du réalisateur de cinéma Simon Jodoin, dont le nouveau tournage est soudain perturbé par un bourdonnement dans l’oreille gauche, qui se transforme bientôt en sifflement de bouilloire. A devenir marteau!

    Impatient de nature, Simon n’a de cesse de se faire dire qu’il n’a rien du tout, alors que le terme d’«acouphène» lui est infligé une première fois par un ami, mais le diagnostic du spécialiste qu’il consulte le met littéralement sur des charbons ardents: tumeur, format petit pois, à opérer, dont l’abalation ne signifiera pas forcément la disparition du sifflement de bouilloire. Vingt dieux d’horreur «pour l’amour du saint ciel»...

    Avec la même puissance de suggestion d’un William Styron racontant sa dépression, Michel Tremblay nous fait vivre l’épreuve de Simon (le crâne scié, l’opération réussie mais avec perte de l’ouïe à gauche, et l’acouphène subsistant que seule la patience «apprivoisera»...) dans le mouvement de la (bonne) vie qui continue.

    Michel Tremblay. L’homme qui entendait siffler une bouilloire. Leméac/Actes Sud, 183p.

  • Amarcord lyonnais




    Lecture-apéro d’été


    A en croire Alain Dugrand au terme un peu mélancolique de cette superbe virée à travers les paysages de sa mémoire, «la plus grande chose que l’humanité ait réussie est de garder en vie les êtres avec des mots». Et de fait, c’est un livre bouillonnant de vie que Rhum-limonade, où les mots, colorés et savoureux, importent autant que les êtres. De fait, mélange de verve populaire et de belle découpe, de ligne claire et de formules frappées au coin du lyrisme ou de l’épopée style Pieds Nickelés, la langue d’Alain Dugrand convient merveilleusement aux tranches d’histoire familiale et nationale qu’il débite pour nous régaler. Suivant une chronologie non linéaire, cela commence par un «été innocent» rassemblant mères et mômes loin des pères ouvriers (la famille venant de Villeurbanne, la «banlieue laborieuse» de Lyon), puis l’on en revient à la Grande Guerre avant de suivre le rameau familial à travers les années, de la «drôle de guerre» aux années 50 et jusqu’à l’époque où une première équipe, dont était l’auteur, lança le journal Libération.

    Ce livre n’est pas cependant celui d’un journaliste, mais d’un romancier «pleine pâte» aussi doué dans l’art du portrait (les magnifiques personnages de sa tribu, puis du clan de Jean la Gueule-en-or) que dans l’évocation, combien pittoresque, de ses souvenirs revivifiés. Avec un rien de distance, mais sans désabusement, cette chronique d’un demi-siècle s’avale comme un tonique!

    Alain Dugrand. Rhum-limonade. Fayard, 197pp.

  • Jardin secret



    Le premier roman de Cookie Allez

    L’idée de ce premier roman est si surprenante et si drôle qu’il faut absolument tenir le secret de ce qui s’y passe après la page 44, où l’on comprend soudain de quoi il retourne en saluant l’astuce d’un probable énorme éclat de rire - c’est du moins ce qui nous est arrivé.

    Il y a du conte à la Marcel Aymé dans cette histoire d’amour pleine de souriante gentillesse, qui nous vaut un portrait d’homme bon comme on en voit trop peu dans les livres d’aujourd’hui.

    D’aucuns trouveront peut-être invraisemblable, à tout le moins extravagante, la passion de cet Henri Montalban, Président de la fameuse Compagnie générale, et qui débarque un jour au septième étage de telle maison bourgeoise d’Auteuil qu’il a fait entièrement réaménager dans le plus grand mystère. Or, que manigance-t-il ? Que contiennent les caisses de bois qu’il reçoit chaque jour ? A quoi correspond le drôle de parfum qui se répand parfois dans les étages ? Ni la concierge ni ses autres voisins n’en sauront rien pendant deux ans, et seul le lecteur très futé devinera ce qui l’attend à la page 44...

    La découverte du secret de Montalban pourrait n’être qu’amusante. Or Cookie Allez va bien au-delà de la loufoquerie dans ce petit roman d’une écriture fine et gracieuse, d’une observation mordante et que baigne une belle lumière intime et tendre.

    Cookie Allez. Le ventre du Président. Buchet-Chastel, 120p.

    Bonne nouvelle: un nouveau roman de Cookie Allez est annoncé pour la rentrée 2005 chez le même éditeur. Son titre, Le masque et les plumes, devrait faire plaisir à Jérôme Garcin...

  • Le roman d’un innocent



    En (re) lisant Le coup-de-vague de Georges Simenon


    Il aurait pu ne rien se passer dans ce trou. On aurait vécu en suivant simplement l’horaire. On aurait fait sa tâche comme une bête de somme. On n’aurait jamais vraiment pensé. On ne se serait jamais vraiment éveillé. On aurait fait chaque jour les gestes appris. On se serait contenté de contenter la bête quand elle l’exige, on aurait dit de la vie « c’est la vie », et la vie aurait passé entre cette bande de terre et ces bandes de mer et de ciel, quelque part hors du temps.
    Cependant, dès les premières lignes du Coup-de-vague, on sent que quelque chose va se passer, et du coup on est pris dans une espèce de toile d’araignée, exactement comme Jean, le protagoniste, est pris lui-même dans la toile des femmes.

    Il se nomme Jean, c’est un grand lascar vigoureux d’apparence, le plus beau type de ce bled perdu de Bretagne où la vie se partage entre les champs de moules et de blé, les vaches à fleur de mer et le matin glauque collant aux bottes, les gens se connaissant tous sans se connaître et lui sachant encore moins que les autres ce qui se trame alentour, entre ses deux tantes qui lui font comme deux mères et deux patrons, jusqu’au jour où Marthe, dont le parfum d’iris l’a enivré, lui apprend qu’elle est enceinte de lui.

    Et que voit-il alors : que les femmes s’arrangent à son insu pour faire passer l’enfant. Ensuite que son mariage est arrangé sans qu’il soit consulté, parce que le père de la fille, un coq de bourg qui entend rançonner les tantes, connaît le secret de celles-ci qu’il a probablement menacé de publier. Enfin qu’on le délivre de la morne vie qu’il vit auprès de Marthe, maladive et déclinante, en l’envoyant en Algérie d’où il reviendra précipitamment sur la conviction qu’il est arrivé quelque chose à Marthe, enterrée déjà depuis quelques jours, et permettant alors à Jean de reprendre sa vie de vieil enfant auprès de ses tantes dont il a appris que l’une devait être sa mère.

    À l’opposé des personnages de Simenon qui, découvrant soudain le vide ou l’absurdité de leur vie, franchissent la ligne qui sépare les gens ordinaires des déments ou des criminels, Jean se borne à regarder ceux qui l’entourent comme s’il les voyait pour la première fois, avant de reprendre sa place et son travail. « Chaque chose était tellement à sa place qu’on aurait pu vivre sans ouvrir les yeux », écrit d’ailleurs Simenon à propos de cet homme pourtant sensible et lucide, mais qui préfère ne pas penser et regagner son sillon comme un bœuf de labour.

    Ce qui impressionne toujours, chez ce diable de romancier, c’est sa capacité d’absorption qui lui permet de restituer tous les détails de la vie en tel ou tel lieu et milieu (ici les alentours de l’île de Ré), sans que cela fasse reportage pour autant, le travail des gens et leurs mœurs, ce qu’on voit et ce qui se trame dans les pénombres, jusqu’à ce viol nauséeux de la Nine ligotée par trois types ivres dont Jean était parce que cet « animal florissant » de Jourin l’y a entraîné – Jean qui a rêvé cependant de Marthe en beauté, « avec des yeux extra–ordinaires qui contenaient comme une lumière intérieure », ce même Jean qui pense à un moment donné que les choses pourraient s’arranger (l’idée lui vient durant les moissons, dans une sorte de bouffée de bonheur) avant qu’elles ne lui échappent et qu’il se résigne à sa condition d’homme de somme trouvant son « salut provisoire » dans l’horaire et l’habitude.

    C’est aussi le roman d’un innocent que Le Coup-de-vague, dont le personnage principal a cette espèce de pureté de certains enfants ou de certains demeurés qui tardent à comprendre, comme si quelque instinct les avertissait que comprendre les corromprait. Jean voit la vilenie sans y croire d’abord, il se laisse entraîner dans l’abjection sous l’effet de l’alcool mais jamais il n’en ricanera, et l’on sait qu’il n’aime pas voir souffrir. Il y a en lui une lumière, certes chancelante, et diffuse, mais il y a en lui ce qu’on pourrait presque dire une grâce.

  • L’Espagne au coeur

    Pour apprécier d’emblée ce qui attache l’auteur à l’Espagne, il faut lire son évocation, en forme d’hommage vibrant, de la fameuse diatribe lancée à Salamanque, le 12 octobre 1936, par le grand humaniste Miguel de Unamuno à la face du général franquiste Millan Astray éructant sa haine. “Vous vaincrez parce que vous disposez de la force brutale”, tonna le courageux recteur en défiant l’assistance hyper-nationaliste, “vous ne convaincrez pas car il vous manque la raison”. Et Michel del Castillo de rappeler que vingt ans après, sorti du cauchemar de ses jeunes années dont ses livres sont remplis, il s’inscrivit à l’université de Salamanque pour y suivre un cours de grec ancien sous la protection posthume d’Unamuno.

    Dictionnaire d’amour frotté d’amertume tout espagnole et de passion grave, ce livre s’ouvre sur une longue déclinaison de l’A initial désignant la contamination du castillan par l’arabe, d’Alcazar à Abd-al-Rhaman, pour embrayer ensuite sur Albeniz et Almodovar...

    Très personnel et très nourri d’histoire, plus encore que d’art et de littérature, très intéressant dans sa présentation du franquisme, qu’il inscrit dans la droite ligne du fanatisme de Philippe II en le distinguant résolument du fascisme et du nazisme, le livre de Michel del Castillo est traversé par une méditation continue sur un pays dont les récentes métamorphoses n’ébranlent pas, à l’en croire, la nature profonde.

    Michel del Castillo. Dictionnaire amoureux de l’Espagne. Plon, 408p

  • Solitudes du grand âge




    Que sera ?, un très beau film de Dieter Fahrer

    Comment vit-on dans un EMS ? Qu’y reste-t-il de la vie individuelle des pensionnaires ? Comment passent-ils leurs longues journées ? L’amour ou la sexualité y ont-ils encore la moindre place ? Comment l’approche de la mort est-elle vécue ? A ces questions, entres autres, Dieter Fahrer répond après avoir partagé, des mois durant, la vie des résidents de l'institution du Schönegg, à Berne, avec lesquels cohabitent les petits enfants d’une garderie.

    Ceci nous concerne tous. Soit du fait que certains de nos proches le vivent. Soit parce que cela peut nous arriver un jour. Pour la raison, aussi, que le sort des anciens, dans une société dite civilisée, ne peut être traité à la légère. Il est vrai que le « système », obsédé par la productivité, tend naturellement à évacuer le problème. Vrai aussi que beaucoup d’entre nous préfèrent ne pas savoir…

    Dieter Fahrer, lui, a voulu savoir, même s’il pensait d’abord faire un film sur… les arbres.

    « J’avais besoin de rompre avec le temps qui n’a pas le temps », explique le réalisateur bernois qui a beaucoup payé de sa personne, ces dernières années, entre de multiples productions-collaborations (notamment avec Daniel Schmid et sur la réalisation de Step on the border) et une très lourde épreuve existentielle surmontée grâce à sa petite fille, dont il a tiré le superbe poème-exorcisme Jour de nuit, son premier long métrage d’auteur.
    « Dans une forêt proche de Berne, où se tiennent des classes en plein air, une enseignante m’a parlé de Schönegg, cette institution dans laquelle de très vieilles personnes partagent la vie des enfants d’une garderie. Je m’y suis donc rendu, et là ce fut un choc. J’ai plongé dans un monde voué à l’attente, à la fois effrayant et tout aussi attachant par la qualité des individus que j’y ai rencontrés. J’y suis revenu maintes fois et j’ai compris que là se trouvait le sujet de mon film. Pourtant il m’était impossible de rester un voyeur de passage, ce que les soignants de Schönegg ont compris, qui m’ont alors invité à travailler avec eux. C’est ainsi que s’est scellée une relation de confiance avec les résidents».

    Or à cela tient, à l’évidence, l’exceptionnelle qualité des observations de Que sera ?qui nous fait entrer, parfois de manière très intime, dans la vie quotidienne d’une brochette de vieillards aux destinées diverses et représentatives. La plus âgée, Klara Mischler, s’éteindra en cours de tournage, au désarroi poignant de son fils unique. La plus ouverte aux autres, Hélène Fischer, francophone de Saint-Ursanne qui a beaucoup voyagé et reste très lucide, exprime bien la souffrance d’être arraché à son chez-soi, alors même que les siens « liquident » le restant de ses biens. Ou c’est Lydia Baumann, probable ancienne beauté qui reste coquette et parle très franchement de son regret de ne plus faire l’amour.

    « C’est le grand tabou qui subsiste toujours », relève Dieter Fahrer, évoquant le désir persistant et le besoin de plaisir qui s’assouvissent tant bien que mal, à la sauvette. Et de relever en souriant la probable dernière aventure vécue par la jolie Madame Baumann et Monsieur Zürcher, dont les troubles de motricité pourraient faire croire qu’il na plus sa lucidité alors qu’il reste très présent au contraire.

    Ou bien c’est l’impayable Claire Suter, un peu égarée par l’alzheimer mais qui garde toute sa vivacité mordante, évoquant une chipie de Beckett quand elle s’exclame tout à coup devant la neige qui tombe : « L’hiver c’est l’hiver ».

    Enfin voici Nelly Bloch, l’intellectuelle revenue des Etats-Unis et visiblement « casée » contre son gré par sa fille, fumant ses clopes et lisant pour oublier un entourage avec lequel elle ne peut rien partager. «Je tenais à ce qu’on sente qu’il y a une histoire, une vie derrière chacun de ces personnages, dont beaucoup m’ont dit souffrir d’en être privé justement, du fait de la promiscuité et de la dépendance», précise encore Dieter Fahrer.

    Avec autant de franchise que de délicatesse, n’hésitant pas à montrer tel vieux corps à la toilette, tout aussi beau sous son regard qu’une chair juvénile, et faisant ressentir le poids de l’attente et de l’ennui, le réalisateur en dit beaucoup par l’image (avec des cadrages qui sont autant de points de vue intelligents et sensibles) et le son direct, sans jamais expliquer. Nul besoin de commenter, non plus, l’importance de la rencontre entre enfants et vieilles personnes : toutes les scènes, de jeux ou de fêtes partagées, illustrent ainsi l’enrichissement que représente une telle pratique, à l’opposé des « animations » trop souvent débilitantes, que Dieter Fahrer a d’ailleurs préféré ne pas montrer, exception faite du concert ringard au pianola durant lequel la compagnie du Schönegg reprend en choeur grelottant la fameuse « scie » de Que sera ?

    A voir cet automne sur ARTE



  • Le mystère des pharaons noirs



    Une espèce de magie se dégage du beau film inspiré, au cinéaste Stéphane Goël et à la journaliste Sylvie Rossel, par la découverte fabuleuse qui a couronné, en janvier 2003, la fin de carrière de l’archéologue-vigneron genevois Charles Bonnet : les sept statues de pharaons noirs datant du VIIIe siècle avant Jésus-Christ et attestant le règne des Nubiens sur l’Egypte et le Soudan.

    Merveilleux cadeau pour un passionné d’archéologie qui, depuis 35 ans, poursuit des fouilles au Soudan, plus précisément sur le site de Kerma (à 500km de Khartoum) tout en continuant, le reste de l’année, de philosopher placidement au milieu de ses vignes de Satigny.

    « L’archéologie m’a fasciné dès mon enfance, par ce qu’elle recèle à la fois de mystère et d’aventure », explique le cinéaste lausannois Stéphane Goël, du groupe Climage, qui a découvert le personnage de Charles Bonnet par le truchement d’une série de grands entretiens télévisés réalisés par Sylvie Rossel. Après une première rencontre à Genève, la découverte des pharaons noirs de Nubie, en 2003, l’a décidé à réaliser un film « autour » de Charles Bonnet.

    Tourné en vingt jours pour la TSR et L’aventure humaine de la chaîne ARTE, ce film est beaucoup plus qu’un reportage TV vite-fait : une plongée dans une autre dimension du temps, où quelques humains (l’équipe de Charles Bonnet et leurs collaborateurs locaux) partagent une passion quelque peu paradoxale dans un pays sous dictature, qu’on ne manque d’évoquer au passage. Il est vrai que la région est préservée, et l’on remarquera la fierté que montrent les indigènes par rapport à leur passé.

    « C’est la plus belle expérience de tournage que j’aie faite », remarque encore Stéphane Goël qui a tout filmé in vivo en complicité avec le cameraman Camille Cottagnoud, dont la présence ne semble jamais peser. Ainsi a-t-on l’impression de partager, sans voyeurisme, la cohabitation singulière de Charles Bonnet, le patron visiblement très respecté des gens du cru, le jeune préhistorien Matthieu Honegger qui dirige désormais la mission et l’archéo- zoologue Louis Chaix, ancien moine bénédictin à la non moins forte présence.

    « Il y a du visionnaire en Charles Bonnet », remarque encore Stéphane Goël, qui ne manque pas d’évoquer aussi l’avenir incertain du site, où l’on voit pourtant se dresser un début de musée. Moment à la fois émouvant et vaguement surréaliste du film : lorsque déboulent des centaines de Soudanais de tous les âges, comme surgis du désert, pour témoigner leur reconnaissance festive à l’archéologue.

    Sur les traces des pharaons noirs est à voir absolument, tant pour son intérêt humain et historique que pour la qualité de ses images, de son montage et de la musique, originale, de Jean-Philippe Zwahlen. A conseiller, particulièrement, à ceux qui pensent qu’il n’est plus d’aventure ou de passion possible par les temps qui courent…

    A voir sur ARTE le 6 août 2005.

  • Clara la frondeuse




    Clara Moreau, née en France mais établie en Suisse, s’est fait coller une amende de 80 francs par la police zurichoise, en décembre 1992, pour avoir chanté sans autorisation dans les souterrains de la gare...

    Or plus que des rives propres-en-ordre de la Limmat, c’est au bord de la Seine, sur la Butte des Renoir (Auguste pour les modèles bien en chair et Jean pour La complainte qu’elle reprend) et plus encore Rive Gauche, avec Boris Vian, Brassens ou Brel, que Clara Moreau nous ramène dans la plus pure tradition de la bohème germanopratine.

    Avec le seul accordéon de Bertrand Lemarchand pour accompagnement, l’interprète s’impose autant par sa voix chaleureuse et ferme que par ses modulations expressives, jamais emphatiques dans le genre rebelle mais puissantes (comme dans Les Assis de Rimbaud et Léo Lerré) ni fades dans les inflexions plus sentimentales (Un jour tu verras de Mouloudji).

    Dans l’unité de ton que détermine une forte personnalité, c’est un choix très varié de magnifiques chansons que nous propose Clara Moreau, qui ne craint pas de reprendre des classiques de la chanson protestataire (Le déserteur de Vian ou l’admirable Affiche rouge d’Aragon), se risque même à une reprise du mythique Amsterdam, de Brel, et propose plusieurs (re)découvertes, de La fin du bal de Vyssotski et La vieille chèvre de Michèle Bernard à Todo cambia de Julio Numhauser, entre autres. Chansons que tout cela ? Mais quelles...

    Clara Moreau. Chansons que tout cela. RecRec


  • Les folies d’un conteur



    L’esprit du conte est incessamment menacé par le besoin de tout ramener à l’ordinaire et à l’utilitaire, comme le rappelait Dino Buzzati dans une nouvelle où l’on voit, tout mélancolique, le Croquemitaine errer nuitamment de fenêtre en fenêtre en espérant effrayer un peu les mioches, lesquels, mal éduqués par des parents gravement positivistes, ne croient plus en lui. Horreur de penser que la formule magique d’« il était une fois » ne puisse plus réunir les hommes sous l’arbre à palabres…

    Or voici ressurgir cet immémorial génie des peuples qui inspira les conteurs de toutes les cultures - de Gilgamesh à Kipling ou des légendes recueillies par Grimm, Astafiev, Calvino, ou Ceresole en terre vaudoise, entre tant d’autres, aux contes romantiques ou fantastiques d’un Edgar Allan Poe – dans une suite réellement extraordinaire (au sens premier) de nouvelles bousculant à vrai dire toutes les conventions du conte, sous un titre invoquant magiquement un Animal totémique : Les dictées de la tortue.

    La première sagesse que nous enseigne le griot helvético-mitteleuropéen Jean-Jacques Langendorf (l’auteur vit dans un château des marches d’Autriche-Hongrie) est tirée d’un Destin d’ours qui retrace la trajectoire, de l’originelle forêt de Panonnie romaine au fond d’une poubelle contemporaine, de l’Ours archétypal redouté et vénéré, traversant les époques d’un Empire humain à l’autre (de Temeratus à Adolf Hitler, l’évolution titube également) pour devenir Mâni, c’est à savoir Petit Homme de peluche à tête de nounours qu’on fout au panier.
    Dans un esprit proche, Les dictées de la tortue relancent la belle idée d’une longue mémoire stoïque et soudain pourvue de parole, où l’on voit une vénérable tortue de Saint-Hélène, familière de Napoléon en son temps et prénommée Rirette par le narrateur, satisfaire celui-ci en accédant à la parole (son premier mot est « pluie ») avant de nourrir dix cahiers de dictées et de finir en soupe à l’âge suffisant de 250 ans.

    Pierre Gripari, autre grand conteur, nous disait un jour qu’il ne suffit pas d’avoir quelque chose à dire : qu’il faut savoir le raconter. C’est le double ressort de l’art hirsute de Langendorf, qui dit énormément de choses intéressantes dans ses nouvelles : sur la musique et la peinture, l’art et la guerre, les idées qui ajoutent une dimension au monde, la jalousie du connaisseur pour le créateur, les entrelacs de la nature et de la culture, les rapports de filiation (thème récurrent chez lui) et tout ce qui nourrit notre savoir et notre expérience au sens le plus large. A tout coup cependant, l’observation ou le jugement passent au filtre du conte, et c’est reparti !
    Voici donc comment (dans Deux tombes, un homme) l’œuvre prêtée à Ramuz, tâcheron manquant un peu d’inspiration et de fonds propres, fut à vrai dire écrite par un militaire, un certain Guisan galonné à la feuille, l’utilisant en nègre pour ne pas gêner sa martiale carrière. Dans Le géant de l’Apennin, c’est l’approche d’un titan de pierre à visage humain relançant (mais autrement) la fascination des bouddhas de Bamyan, de la Bavaria « poufiasse » de Munich ou des « monstres » de Bomarzo. Ou encore, dans Les yeux bandés, petite merveille, ce sont les conséquences du libre choix d’un garçon sensible, qui préfère ne pas voir le monde comme tout le monde…

    De plus en plus libre et fou, comme un constructeur de « folies », le conteur culmine dans l’extravagance profonde (jamais gratuite, mais ne craignant pas le gros trait) avec Brillantine, superbe évocation de l’effondrement d’un talent d’artiste contaminé par l’envieuse médiocrité ; et le thème de la source de l’art, mêlant grâce et sacrifice, élévation et trivialité, est repris dans l’étonnante Torture : travail d’esthète, autour de l’Ecorchement de Marsyas du Titien ; et la place nous manque pour détailler la tragique et belle Mort d’Albéric Magnard, opposant les règles de l’art et de la guerre ou l’épatante Histoire de livres, savoureux hommage au vice impuni célébrant la formule « il existe, mais je ne l’ai jamais vu ! », en passant par le cri de guerre de Mickey («Ah ! je suis content d’avoir une mitrailleuse », le saint pollen de poussière de la librairie Jullien à Genève ou Les sept piliers de la sagese…

    Folle sagesse enfin de Langendorf, styliste dans la masse, écrivain romantique de torrentueuse énergie, lansquenet de la plume que, pour l’essentiel, porte l’esprit du conte. A cheval, ami lecteur !

    Jean-Jacques Langendorf. Les dictées de la tortue. Edtions Zoé, 193p.




  • L’imagination ludique de Stefano Benni



    Connaissez-vous l’homme au gardénia ? Si ce n’est pas le cas, rendez-vous sur tel môle longeant la mer des Brigantes, la nuit, où il vous fera peut-être la grâce d’apparaître. Or dès que vous l’apercevrez, ne manquez pas de lui emboîter le pas, et suivez-le dès qu’il entre dans l’eau, tout habillé, pour rejoindre la compagnie du Bar sous la mer. Là-bas vous attend, en effet, toute une compagnie amicale et captivante auprès de laquelle vous serez reçu si vous avez une histoire à raconter, à la manière des convives du Décaméron.

    Le premier livre de Stefano Benni, datant de 1976, s’intitulait Bar Sport, et le dernier traduit nous arrive sous le titre de Bar 2000. Pilier de bar que l’auteur de Bologne ? Bien plutôt: conteur rêvant de réinvestir ce lieu public, se désolant qu’on n’y raconte plus d’histoires. Dans une des ses nouvelles, Dino Buzzati évoquait le désarroi du croquemitaine errant de par les rues en quête d’enfants qui aient encore peur de lui. Mais voici que l’esprit du conte, certes gravement menacé par le prosaïsme positiviste de l’époque, repique en beauté avec Stefano Benni. A la magie des contes anciens, celui-ci ajoute le piment de la critique en bon soixante-huitard à l’italienne. Avec une fantaisie débridée, en outre, il brasse les modes d’expression contemporains et les références les plus variées, de la science fiction à la nouvelle policière ou de la parodie de feuilleton à la satire, de la bande dessinée à la nouvelle toute classique. Trente-trois ans après ses débuts, avec une quinzaine de livres à son actif et plusieurs centaines de milliers de lecteurs le suivant de livre en livre, Stefano Benni n’a rien de l’auteur-culte arrivé. Ce présumé rigolo s’affirme en effet comme un résistant déterminé au «n’importe quoi» de la société médiatique, et son propos coupe court à tout bavardage convenu.

    - Quelle a été votre trajectoire personnelle, préludant à la composition de votre premier livre ?

    - Quand j’étais jeune, je me destinais à la carrière de footballeur. A l’âge de 19 ans, alors que j’étais semi-professionnel, un accident au genou m’a contraint à renoncer. J’ai alors repris mes études avant de faire des débuts de journaliste dans le Manifesto, où je m’occupais du domaine culturel. Demblée, je me suis aperçu que mon écriture prenait une tournure ironique et métaphorique. Certains de mes amis m’ont dit alors que je devrais faire des livres, mais la littérature me semblait une sphère trop élevée. Je me voyais, au mieux, comme un humoriste. J’ai commencé à écrire vraiment lorsque j’étais à l’armée où, comme vous le savez, on dispose de pas mal de temps libre. Un directeur de chez Mondadori m’avait dit que je devrais écrire un livre, et c’est alors que j’écrivis Bar Sport. Je pensais alors que j’allais écrire dans la tonalité humoristique, mais une amie m’a beaucoup aidé, qui était une critique sévère, Grazia Querchi, qui m’a convaincu que je pouvais écrire sur tous les registres de l’écriture et devenir un véritable écrivain. C’est à parrtir de Comici spaventati guerrieri, je crois, que j’ai atteint cette dimension polyphonique. C’est un livre que j’aime beaucoup, parce qu’il rend compte des sentiments de ma génération, et auquel les jeunes d’aujourd’hui s’identifient encore. Chaque année, ainsi, ce livre se vend encore à une dizaine de milliers de’exemplaires. Cela ma touche, car je ne crois pas au succès spactaculaire d’un jour. C’est ce qui me fait dire que je ne suis pas un best-seller, mais un long-seller. Le seul critère qui atteste, selon moi, la force de l’écriture, est cette longévité du livre.

    - Vos livres sont truffés de références à une culture qui mêle tous les genres.

    - J’ai une culture très métissée. Je suis né dans un lieu où il y avait beaucoup de narration orale. Le grand-père dont je parle a existé. Je venais d’une petite ville du nord de Bologne, Monsuno, où il n’y avait qu’une petite bibliothèque. Ma culture s’est faite avec des livres, car j’aime beaucoup lire, mais également avec le rock, la télévision et la bande dessinée. Je suis contre la séparation des genres académiques ou populaires. Curieusement, les écrivains les plus importants pour moi ont été ceux qui ne me ressemblaient pas. Un Gadda m’a certainement marrqué par la richesseexceptionnelle de sa langue. J’ai découvert en outre, chez un Edgar Allan Poe, la cohabitation du tragique et de l’humour. Je crois que le contraire du comique n’est pas la tragédie mais que c’est l’indifférence. Un autre écrivain que j’ai beaucoup admiré est Melville, qui est capable de jouer de tous les instruments de l’écriture. Dans un tout genre, un Queneau m’a lui aussi fortement marqué par son mélange de fantaisie et d’intelligence. Comme beaucoup de lecteurs contemporains, je suis omnivore. Je ne fais pas de différence entre un Philip K. Dick, grand écrivain «populaire» et tel ou tel autre «classique» de ce siècle. La variété est la base de la liberté dans la formation d’une culture personnelle. A l’opposé, le manque de diversité est le signe du manque de liberté de la télévision, et de son inculture fondamentale.

    - Quels rapports entretenez-vous avec la télévision pour la promotion de vos livres, vous qui en avez fait de terribles satires ?

    - En trente ans, j’y suis apparu deux ou trois fois, et je refuse systématiquement d’y aller. Ce n’est pas aux médias que je fois mon succpès, mais à mes lecteurs. A vrai dire, je ne crois pas qu’on puisse parler sérieusement de littérature à la télévision. Je crois même qu’il y a une véritable haine de la littérature chez les gens de télévision. La superficialité, qui prècède par nivellement, ne peut que détester l’effort de comprendre le monde et d’exprimer sa complexité.

    - Vous êtes vous intéressé à la tradition des fables et des légendes populaires ?


    - Je m’y suis intéressé autant qu’aux dialectes. De par ma double origine, du nord par mon père et du sud par ma mère, je parle au moins deux dialectes, qui m’ont donné accès aux légendes ou, plus précisément, aux contes de fées qui se racontent dans les Dolomites, souvent extrordinaires du point de vue de l’imagination.. Il y en outre une grand tradition du conte depuis Boccace jusqu’à Buzzati. On dit parfois que je suis un conteur urbain, mais la veine terrienne et provinciale est également présente dans mes livres. La variété est la grande richesse de l’Italie. Actuellement, l’uniformité à l’américaine, la standardisation, altère le nord, tandis que le sud reste plus ouvert à la diversité.

    Cocktail tragicomique
    Il faudrait un Fellini pour mettre en images la vingtaine d'histoires de ce Bar 2000 constituant à la fois un inventaire des monstruosités de cette fin de siècle ( du drogué du téléphone portable au néotechnicien de bar, entre autres) et un recueil d'histoires mêlant cocasse et tragique. Dans la tonalité la plus grinçante, voici Le destin de Gaétan, ce malheureux qui jamais, jusque-là, n'est jamais apparu à la télévision, ce qui lui vaut tous les sarcasmes du bar qu'il fréquente, et qui va tout faire pour y arriver, au risque de fracasser sa pauvre vie. Plus lyrique de tournure, Le Sax du Nuage rouge évoque le couple emblématique (on pense à Billie Holiday et Lester Young) d'une chanteuse de jazz et d'un saxophoniste, tandis qu'Underground nous entraîne dans les tribulations guerrières, style tortues Ninja, d'une escouade de cafards en butte aux Bichaussures. Le petit Franz, conte sucré, nous plonge dans la boulange d'une Autriche douceâtre et cruelle à la fois, nous rappelant le compatriotisme de la suave Sissi et d'un certain Adolf Hitler. A relever en outre: l'éloge du conteur oral modulé dans La réparation de grand-père, et la tendre dernière nouvelle du recueil, Le Bar d'une gare quelconque, combinant l'humour et la mélancolie de l'auteur.
    Si ce livre ne relève pas Le Bar sous la mer,tout à fait du plus grand art de Benni, tel qu'il se déploie dans La Dernière larme ou Hélianthe, il nous vaut cependant une savoureuse lecture et s'incorpore dans la mosaïque foisonnante de l'oeuvre.

    Stefano Benni, Bar 2000. Traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 218pp. A lire aussi: Le Bar sous la mer, Actes Sud, 1989. La Dernière larme, Actes Sud 1996. Baol, Rivages 1996. Hélianthe, Actes Sud 1997.

    Vient de paraître : Achille au pied léger. Actes Sud,278p.













  • Philip Roth "pornocrate" ?

    Lecture de La bête ui meurt 

     

    En exergue de La bête qui meurt figure cette sentence de la romancière irlandaise Edna O’Brien, considérée par Philip Roth comme l’un des meilleurs auteurs anglophones actuels: “L’histoire d’une vie s’inscrit dans le corps tout autant que dans le cerveau”. Au fil de l’entretien des deux écrivains reproduit dans le recueil intitulé Parlons travail, Edna O’Brien remarque que sa vie sexuelle a été essentielle dans sa vie de femme et d’artiste, “comme elle l’est sans doute pour tout le monde”. Et de préciser ceci qui renvoie également au dernier roman traduit de Philip Roth: “Pour moi, c’est tout d’abord une activité secrète qui a un caractère mystérieux, prédateur”.

    Ce double aspect secret et sauvage du sexe constitue en effet une part de la substance de La bête qui meurt, de même que la sourde force pulsionnelle court à travers toute l’oeuvre du romancier américain, du célébrissime Portnoy et son complexe à La tache, dont une page évoque une “aventure tardive des sentiments” annonçant le sujet même de ce livre. Si le romancier souligne l’importance de l’instinct et de la peau dans l’attirance réciproque des individus, et si David Kepesh, protagoniste du roman, reconnaît le primat de la “baise” dans ses rapports avec la jeune fille de quarante ans sa cadette qui lui tombe dans les bras, les sentiments et le jeu complexe des relations de séduction et de domination alternée dégagent le récit de la “pornocratie” dénoncée en toute mauvaise foi par un Angelo Rinaldi, pour en faire une histoire profondément humaine où la “blessure de l’âge” atteint deux êtres, le premier par le vieillissement et la deuxième par le cancer. Sans provocation ni cynisme particulier, David Kepesh (comme l’auteur) décrit précisément le mélange de mystère et de prédation du théâtre érotique: “La farce que la biologie joue aux humains, c’est qu’ils sont intimes avant de savoir quoi que ce soit l’un de l’autre. (...) C’est épidermique, ça relève de la curiosité, et puis crac, le volume apparaît”. Rien n’est cependant prévisible ni reproductible entre deux amants qui se découvrent: “On n’est pas dans le fifty-fifty d’une transaction commerciale. On plonge dans le chaos de l’éros, et la déstabilisation qui le rend si excitant. Retour à l’homme des bois, au peuple des marais”. De surcroît, la disparité des âges trouve ici une nouvelle explication: “Les filles qui vont avec des vieux messieurs ne le font pas malgré leur âge - c’est ce qui les attire au contraire, elles le font à cause de leur âge”. De fait, la jeune Consuela, ancienne élève de David, est attirée à la fois par le prestige culturel et social de ce prof de lettres de 62 ans qui a ses entrées à la télévision locale, et par le culte que l’homme vieillissant voue à son jeune corps, plus soucieux de sa jouissance à elle que les jeunes rustauds de son âge.

    Cela étant, autant et plus que la chair en gloire, reconquise vaillamment par les “chattes de gouttière” des années 6o, qui participèrent à l’émancipation de David, c’est la chair blessée qui donne à La bête qui meurt sa réelle dimension. A part les tribulations oedipiennes de Kenny, le fils abandonné de David qui lui en veut à mort d’être libre, deux épisodes du livre le lestent de vibrante émotion. D’une part, c’est l’agonie de George, “frère d’armes” du protagoniste saisi par un sursaut de force vitale à l’instant d’être arraché à sa femme et aux siens qu’il couvre alors de baisers et de caresses; et, d’autre part, c’est, au soir du réveillon de l’an 2000, le retour de Consuela, en passe d’être opérée d’un cancer du sein (symbole par excellence de sa splendeur juvénile), auprès de David qu’elle supplie de la photographier et de l’accompagner dans son épreuve.

    ”Ce n’est pas le sexe qui corrompt l’homme, c’est tout le reste”, remarque David à un moment donné, et c’est vrai qu’il y a quelque chose de pur dans La bête qui meurt. Etant entendu que “le sexe” n’a rien à voir ici avec la triste et mécanique parodie qu’une industrie juteuse crache à l’enseigne du site imaginaire désigné dans la foulée par Philip Roth: tapez barbarie.com...

    Philip Roth. La bête qui meurt. Traduit de l’anglais (USA) par Josée Kamoun, Editions Gallimard, coll. “Du monde entier, 136p.

  • Lectures inactuelles

    Séquences proustiennes



    «C’est par ses péchés qu’un grand homme nous passionne le plus, écrivait Octave Mirbeau. C’est par ses faiblesses, ses ridicules, ses hontes, ses crimes et tout ce qu’ils supposent de luttes douloureuses, que Rousseau nous émeut aux larmes, et que nous le vénérons et le chérissons.» D’une manière analogue, et bien plus que par voyeurisme ou fétichisme, les moindres détails, des plus sordides au plus touchants, qui se rapportent à la nébuleuse indistincte de la vie et de l’oeuvre de Proust n’en finissent pas de susciter la curiosité émue de ses lecteurs. Que serait-il devenu s’il n’avait succombé , le 18 novembre 1922, à la pieuvre («demander pitié à notre corps, c’est discourir devant une pieuvre»...) de son corps, lui qui était né la même année que Valéry (mort en 1945) et auquel Claudel (plus âgé que lui de trois ans) survécut jusqu’en 1955 ? Jean Cocteau lui aurait-il fait jouer son propre rôle dans Le sang d’un poète, et les siens eussent-ils été inquiétés par les lois antijuives ? Questions moins vaines qu’il n’y paraît, s’agissant d’un fantôme qui ne cesse de nous rendre le monde et l’humanité plus réels.
    Jamais filmé ni enregistré, Proust a été évoqué plus souvent qu’à son tour, et Jérôme Prieur, qui ne peut que regretter de n’avoir pu lui consacrer l’un des portraits cinématographiques de ses Hommes-Livres, se console et nous captive par cette suite de petites séquences d’un film ouvert à toutes les rêveries.

    Jérôme Prieur. Proust fantôme. Le Promeneur. Gallimard, 158p.





    Pschitt citron


    C’est une histoire qui finit comme elle a commencé, disons: sur la pointe des pieds. «Je m’étais attendue à une apocalypse», remarque la narratrice qui se demande ce qui va se passer. Puis de conclure: «En fait, il ne se passa rien: le téléphone n’a plus sonné. Ca n’a pas trop été brutal comme transition.»
    Or, le début de son récit annonçait plus ou moins la couleur: «Nous étions assis sur un banc des Halles, sous une espèce de pergola en bois. Il faisait bon. Il m’a dit je ne t’aime pas»...
    Elle au contraire est, sinon folle, du moins passablement mordue de ce drôle de type qui se surnomme lui-même l’Agrume, avec un citron pour effigie dont il a créée l’icône dans son ordinateur. Bruno de son prénom, étudiant la physique et le japonais et jouant sur plusieurs tableaux simultanés en matière de relations féminines, apparaît ici comme le type du vieux gamin à la fois original et égoïste qui trouve de la beauté dans les choses les plus inattendues, par exemple de la crème de lait à la surface d’une tasse, un bouchon de lavabo durci et craquelé ou des empreintes de tanks au milieu d’un désert. Tout à fait étranger aux convenances, il est d’un culot monstre en société et d’un manque total d’égards envers ses amies.
    Bref, on comprend que la jeune fille en pince pour l’Agrume, qui a son charme, mais on ne s’étonne guère de la conclusion douce-acide de cette fine novelette.

    Valérie Mréjen. L’Agrume. Editions Allia, 80pp.



    Intermède oriental

    «L’Egypte est peut-être le seul pays qui ressemble vraiment à ses cartes postales», écrivait Alexandre Vialatte dans un article de L’Epoque daté du 16 août 1938, un an après qu’il eut été nommé professeur au lycée franco-égyptien d’Héliopolis. Cependant, les observations qu’il consigne alors font valdinguer tous les clichés, marqués au sceau de la fantaisie poétique qui caractérisera plus tard ses merveilleuses chroniques, ainsi que l’illustre par exemple ce croquis: «Le buffle aux yeux lamartiniens, coiffé de cornes mélancoliques qui retombent comme les anglaises des jeunes filles Louis-Philippe, passe parfois, inconsolable et désolé; le buffle est un veuf de naissance»...
    Dix ans après la parution de son premier roman, Battling le ténébreux, et sans se douter qu’il sera mobilisé à l’automne 1939 (mais sa chère Allemagne l’inquiète depuis longtemps déjà) , le jeune écrivain vit son rêve oriental «au coin de l’infini et de la rue la plus fréquentée», ne se lassant pas d’interroger le désert tout en savourant la bonne vie grouillante du peuple égyptien. «La distinction, la bonté naturelle des petites gens en Egypte méritent une page de louanges», relève-t-il avec tendresse, tout en célébrant aussi la vitalité d’un pays moderne dont les étudiants le réjouissent autant que le fatalisme serein qui lui fera conclure malicieusement tant de chroniques ultérieures sur le fameux «et c’est ainsi qu’Allah est grand».

    Alexandre Vialatte. Au coin du désert. Egypte 1938. Le Dilettante, 93p.

    Enigmes d’amour

    Danièle Sallenave, qui poursuit une oeuvre exigeante et substantielle à l’écart des estrades, est familière des zones où s’interpénètrent la narration romanesque et le récit autobiographique, comme l’illustre aussi bien son dernier livre.
    De quoi est-il question dans ce double récit de deux vies que la narratrice entremêle et qui semblent ne rien avoir en commun ? D’amour en effet, mais d’amour comme redécouvert après la remémoration tâtonnante et la mise en mots, qui aboutissent à la fois à un surcroît de lucidité et d’acceptation, mais trop tard le plus souvent.
    En l’occurrence, les deux vies rapprochées ont valeur de symboles, et leurs fins s’apparentent puisque l’une est un suicide brutal et l’autre une mort volontaire différée. D’un côté, une belle femme faite pour vivre et séduire, que son corps a prise en traître pour faire d’elle, le salaud, une «vieille guenon ridée», et qui n’a pas survécu à la mort de celui qu’elle aimait - se jetant alors sous un train.
    De l’autre, un homme intelligent et raffiné, que la narratrice a aimé et qui a dégringolé après leur éloignement. Et dans les deux cas, derrière les faits qui n’expliquent rien: deux énigmes que, par l’introspection et la rêverie romanesque, Danièle Sallenave interroge avec beaucoup de délicatesse sensible. Il en résulte un livre qui fait écho à d’autres ouvrages de l’auteur (notamment à L’Amour fantôme), aux enjeux dépassant tout égocentrisme.

    Danièle Sallemave. D’Amour. Gallimard, 219p.


    Une errance rêveuse

    L’exergue de ce petit livre, emprunté à François Bon, en annonce bien la couleur, relevant qu’«à un âge de soi-même le besoin est là de partir et d’aller droit devant, de faire pour après ces réserves où comptent les ciels et le goût qu’a l’air». Or c’est sans réfléchir que le narrateur plaque à dix-sept ans ses parents, laisse tomber sa première place sur un chantier en banlieue, saute dans le train et se retrouve à Toulouse dont la lumière rose lui convient déjà mieux.
    Cela se passe à la fin des années 60, à une époque où le parti communiste fait encore figure de grande famille, comme l’illustre le magazine fadasse intitulé Nous les garçons et les filles, pendant «politisé» du fameux Salut les copains. Quant au militantisme du protagoniste, il va s’éroder peu à peu, pour céder au désenchantement, en automne 1968, à l’entrée des chars soviétiques à Prague.
    Entretemps, c’est de tout autre chose que de politique qu’il est question en ces pages marquées par une sorte de constant décalage entre celui qui parle et le monde qui l’environne. «J’ai toujours aimé l’inconu, j’ai toujours aimé partir, voir, être ailleurs que là où j’aurais dû être», remarque cette espèce de vagabond solitaire jamais assouvi (l’amour fou auquel il goûte ne dure que le temps d’une passade), dont l’errance évoque les dérives de Simenon ou la tristesse souriante d’un Henri Calet.

    Bernard Ruhaud. On ne part pas pour si peu. Stock, 88p.



    Servante et reine


    La romancière québecoise est-elle en panne d’inspiration, pour consacrer un livre entier à sa femme de ménage espagnole ? Bien au contraire, même si l’appellation de «roman», commerce oblige, ne correspond pas tout à fait à l’économie de ce récit, certes «romanesque», mais en somme dicté par la vie de Madame Perfecta.
    Cela étant, rien d’une «histoire de vie» au premier degré dans cette magnifique remémoration, très vivante, émouvante et non moins intéressante du point de vue historique, qu’Antonine Maillet a conçu, après la mort de Madame Perfecta, en forme d’hommage chaleureux à cette femme qu’elle a aussitôt «reconnue» dès leur première rencontre, qui est devenue ensuite la bonne fée de son foyer et plus encore: une amie, dont elle a découvert peu à peu la richesse personnelle et les blessures, notamment liées à des drames survenus pendant la guerre civile.
    Personnalité rayonnante, reine au milieu des siens et nullement humiliée par la tâche qu’elle accomplit chez les autres avec autant de conscience que de compétence, Madame Perfecta n’est pas «de l’étoffe dont on fait des écritures, mais de l’oralité», et pourtant c’est grâce aussi à son amie «mamozelle Tonine» qu’elle acquiert ici, après sa fin poignante sous les coups répétés du cancer, son aura et sa «gloire» auprès du lecteur...

    Antonine Maillet. Madame Perfecta. Leméac/Actes Sud, 153p.



  • Briscards du blues




    John Mayall a toujours pas mal d'allure en septuagénaire chenu (on peut rappeler qu'il est né en 1933 dans les parages industriels de Manchester) et, quarante ans après le premier enregistrement qu'affiche sa discographie officielle (John Mayall plays John Mayall), le compagnon de route de Clapton assure encore superbement avec ses Bluesbreakers dernière couvée, sous un titre nous renvoyant aux grands espaces des chevauchées mécaniques dans le genre des anges à gros cubes ou des routiers de l'Ouest burinés par les pluies acides …

    Le départ (Road Dogs) se fait en déménageuse à gros pneus et suspension rythmique binaire, guitares flambantes et litanie d'introduction du vieux loup de terre, « destination partout ». Tout de suite après, avec relents autobiographiques de sale gosse chialant le blues à l'instar de papa, Short Wave Radio enchaîne avec du Mayall de pure filiation, saluant Muddy Waters au passage de sa démarche chaloupée ; et la virée va faire alterner, ensuite, les climats sucré-salé, les tonalités rock-blues-folk (So Glad ou Forty Days, entre autres) et les vraies ballades lyriques (To Heal The Pain, avec sa touche country) ou plus dramatiques, comme le somptueux Beyond Control, avec une palette de sons que les jeunes loups à dents de lait devraient envier au magistral vioque …

    John Mayall et les Bluesbreakers Road Dogs Eagle

  • Salamalec aux 1212



    La Désirade, 1er juillet 2005

    Il y a moins d’un mois que j’ai ouvert ce blog, dont le relevé de ce matin m’indique 1212 visiteurs, sur lesquels 819 ne se sont pointés qu’une fois. J’en conclus que plus de 300 y sont revenus, et cela me touche et m’intrigue. Qui sont-ils donc ? Qui est ce Bruno, qui est cette Soledad, qui est ce Loïc, qui est ce Greco qui m’ont gratifié d’un message ? Qui est attiré par ce mot de Littérature définissant cette communauté ? Et à quoi tout cela rime-t-il diable ?

    Il y a trois mois encore, je n’avais que vaguement entendu parler de cette nouvelle pratique du blog, que j’assimilais à la débauche de tchatche qui sévit sur le web. Je l’apprends d’ailleurs aujourd’hui : il y aurait actuellement 15 millions de blogs au monde, et comme il s’en ouvre un toutes les x secondes ça fait x fois plus, non mais c’est l’océan clapoté sur écran ces blogs de malheur !

    Pour ma part, une première expérience m’avait d’ailleurs plus ou moins échaudé après quelque temps, à l’enseigne du Forum Littérature sur Hotmail. Les échanges y étaient pourtant sympathiques, et parfois intéressants, mais à la longue on se lasse de parler à des pseudonymes, étant soi-même un personnage imaginaire – alors je m’appelais Livia et j’étais concierge à Bruxelle après une vie compliquée… et puis ces discussions virtuelles impliquent souvent des malcontents, pour ne pas dire des frustrés, qui se mettent bientôt à attaquer celui-ci ou à persifler celle-là, et voilà que ça dégénère comme une fois sur trois à l’enseigne de la République des livres de Pierre Assouline à qui, soit dit en passant, béni et maudit soit-il, je dois l’idée de ce blog.

    C’est en effet un début de conversation sur le blog littéraire de Pierre Assouline qui m’a révélé, d’un jour à l’autre, l’univers de la blogosphère, ensuite documenté par un article du Nouvel Observateur, lequel m’a fait découvrir qu’il était possible, sur le site HautEtFort, de créer son blog interactif gratos et subito.

    Mais qu’est-ce au juste qu’un blog ? A vrai dire je l’ignore quoique sachant que toute une Ethique du Blog se constitue à la vitesse de la lumière jusque chez les Bushmen de Tanzanie forestière. Pour ma part j’y vois, pour l’instant, une occasion de classer mes divers papiers et autres textes inscrits sur tablettes de cire ou de silicium et de construire une espèce d’Abbaye de Thélème virtuelle où rencontrer chacune et chacun au coin du soir. Je suis parfaitement conscient du fait que ce recoin de bibliothèque peut se volatiliser d’un instant à l’autre, et je trouve cela très bien. Jusque-là, je n’ai pas trouvé vraiment urgentissime d’ouvrir un nouveau salon où l'on glose, donc je fais plutôt dans le genre librairie de province et voilà, finalement cette manie du blog est épatante, ou quoi ?

    Yes tout est bien si l’on garde son style. On se fiche de l’instrument n’est-ce pas ? sauf que celui-ci est d’une appréciable commodité, même ne disposant que d’un mince fil tombant d’un chalet de montagne (La Désirade se situe à 1212m, ça ne s’invente pas) dans l’abîme où croupit le smog pollué.

    A l’instant je dépose une galette du bluesman Tab Benoit sur mon vieux Digital Sound et vous adresse un clin d’œil. Cela s’intitule Night Train et les voyageurs sont les bienvenus…






  • Imagier des auras

    Le grand art de Horst Tappe

    On entre dans le repaire montreusien de Horst Tappe par un véritable défilé de la gloire artistique et littéraire, dont la tête d’un Picasso torse nu à dégaine d’empereur inca domine la perspective. Impressionnante première vision que cette galerie de portraits de créateurs illustres tapissant les murs de l’étroit corridor, sans rien pour autant de figé ou de léché genre studio mondain.



    De Vladimir Nabokov, l’hôte célébrissime du Montreux-Palace, à Noël Coward en son castel des Avants, en passant par Stravinski, Kokoschka, Garcia Marquez et tant d’autres nobélisés ou nobélisables, ils sont là comme autant de présences tutélaires, chacun saisi avec son rayonnement personnel. Somerset Maugham, en contre-plongée, a l’air d’un vieux bonze asiate momifié à peau de lézard. La silhouette noire du génial Ezra Pound, proscrit et sombré au tréfonds de la déprime silencieuse, s’éloigne dans une venelle vénitienne accompagné d’un chat errant. Ou c’est Patricia Highsmith, en sa naturelle élégance d’éternelle vieille jeune fille bohème, qui siège les mains jointes, belle et perdue.

    Ce qui frappe le plus, dans les portraits signés Horst Tappe, c’est la conjonction de la perfection formelle et de la vie frémissante, saisie au vol. Evitant à la fois l’anecdote et la pose désincarnée, le photographe est à la fois peintre dans ses compositions et sculpteur d’ombres et de lumières, sans que la recherche esthétique ne gèle jamais l’expression. Chaque portrait suppose une véritable rencontre, et c’est d’ailleurs cela même que Tappe a toujours recherché en priorité: la relation humaine.

    Question technique, la boîte hautement perfectionnée, du point de vue optique, et discrète dans son maniement, du Haselblad, la « Rolls du reflex », est depuis longtemps son instrument définitif. Comme on s’en doute, en outre, un long apprentissage est à la base de son art.

    Passionné de photo dès son enfance (à 12 ans il avait déjà son labo), Horst Tappe acquit les bases de son métier chez un maître artisan de sa ville natale de Westphalie, avant de suivre à Francfort les cours de Martha Hoeffner, représentante notable de l’esthétique du Bauhaus. C’est alors qu’il allait étoffer son bagage artistique en étudiant la composition et en faisant même de la peinture à l’imitation des maîtres anciens.
    Au début des années soixante, une bourse lui permit ensuite de se perfectionner, en matière de reportage, à l’Ecole de photographie de Vevey, notamment auprès du Haut-Valaisan Oswald Ruppen. Evoquant cette arrivée en Suisse romande, Horst Tappe rayonne bonnement : « Après l’Allemagne d’Adenauer, si lourdement matérialiste, je me suis senti revivre au bord du Léman ! »

    A l’occasion d’un séjour sur la Côte d’azur, une première rencontre lui permet de faire le portrait d’un écrivain de renom, en la personne de Jean Giono. On relèvera dans la foulée que le jeune homme est un passionné de lecture depuis son adolescence et qu’il rêve d’approcher les créateurs marquants de ce temps. Or ils sont encore nombreux à cette époque, et notamment sur la Riviera vaudoise, où vit le grand peintre Oskar Kokoscha, établi à Villeneuve et qui partagera volontiers son « lait », le scotch dont il use et abuse à l’insu de sa femme… Puis c’est à Rapallo et à Venise que le photographe va débusquer Ezra Pound, qui le chargera de transporter… ses urines jusqu’à Vevey où le fameux docteur Niehans est censé participer à sa réhabilitation physique.


    D’une génie à l’autre, Horst Tappe découvre bientôt que Vladimir Nabokov est son voisin, qui l’invite à la chasse aux papillons sur les flancs du Cervin. C’est sous les trombes d’un orage, là-haut, qu’il prend une photo désormais célèbre du père de Lolita.

    Autre document quasi légendaire : le portrait de Noël Coward siégeant sur une chaise curule sur fond d’ailes de plâtre largement déployées qui font du comédien anglais une sorte de hiérarque des légions célestes (ou lucifériennes), et dont l’intéressé fut si content qu’il invita le photographe à Londres, où sa secrétaire lui remit seize lettres de recommandation. En découlèrent autant de rencontres, parfois immortalisées, avec Ian Fleming, Alec Guiness ou John Huston.

    Le prestige de son vis-a-vis n’est pas, cependant, ce que recherche essentiellement Horst Tappe. S’il est certes heureux d’avoir tiré le portrait (et quel !) de Pablo Picasso, il semble plus encore touché d’évoquer les circonstances familières, presque complices, de leur rencontre à Antibes. De la même façon, il ironisera sur le « grand cirque » de Salvador Dali, relèvera la grande gentillesse de Nabokov ou la prétention glacée de certains autres…

    Diffusé dans le monde entier par l’agence Camera Press et de nombreux sous-traitants, le travail de Horst Tappe reste plutôt méconnu dans l’aire française, alors qu’il a exposé ses oeuvres en Allemagne, en Russie et en Suisse, notamment. Dernier signe de reconnaissance réjouissant : la présentation de son exposition morgienne par Charles-Henri Favrod, fondateur du Musée pour la photographie de l’Elysée.





    Horst Tappe, Kokoschka. Editions Merian.



  • Le mariole de la tribu

    Dans L’original, Yves Laplace campe un type de sexeur cynique qui « baise » le monde

    Le nouveau désordre mondial exalte, de toute évidence, une espèce inédite de relativisme “absolu”, si l’on ose dire, qui pousse d’aucuns à conclure que plus rien n’a d’importance et que seule la jouissance immédiate se justifie encore. Cette forme de carpe diem n’est guère originale, et pourtant, sur fond de bien-être généralisé et d’entropie existentielle, dans un monde où les “personnages”, et les vices autant que les vertus, se trouvent de plus en plus nivelés en dépit de leur sur-représentation sous forme d’”icônes”, la figure du Don Juan à la sauce actuelle, “sexeur” se targuant de “braver les tabous”, peut encore apparaître comme un symbole de liberté. Du moins cette idée oriente-t-elle le propos de L’Original, dernier ouvrage d’Yves Laplace à caractère explicitement autobiographique, qui fait alterner les dits de Bernard, rapportés par son “énervant” cadet, et le récit de celui-ci portant sur ses débuts en écriture.

    Bernard Seigneur, présenté ici comme l’”original”, incarne à vrai dire une espèce assez souvent représentée dans les marges de la famille moyenne ou carrément populaire de notre pays. On sait, depuis Cendrars., l’importance des oncles dans les familles. A la vie régulière (et plate) des pères s’oppose le rêve aventureux des oncles. Il n’y a pas de père chercheur d’or, tandis que l’oncle peut trafiquer de l’ivoire, et le cousin bénéficie du même préjugé favorable. Dans le cas de L’original, le protagoniste tient à la fois du “bon type” et du “mauvais sujet”, mélange de jeune rebelle autostoppeur objecteur de conscience et de débrouillard tous azimuts consacrant ses paies d’infirmier au tourisme sexuel multinational avant la lettre. Son cousin Bernard révéla le football au futur arbitre Yves Laplace: on comprend donc la reconnaissance de celui-ci, sans le suivre pour autant dans la fascination qui le fait célébrer son aîné comme le parangon de l’homme libre.

    Bernard, dit la Bernouille, se voudrait le représentant le plus à la coule de la tribu des Tanneurs. Marié quatre fois en moins d’un quart d’heure, il se targue d’avoir possédé plus de mille femmes sous toutes les latitudes. Passons sur ses goûts particuliers à la Houellebecq (il ne lui est de plus grande jouissance que d’éjaculer sur le visage de sa muse...), pour nous arrêter sur sa vision “métaphysique” du sexe. Bernard Seigneur considère ainsi que l’amour tient essentiellement à se “vidanger dans le vide”. Logiquement alors, la procréation lui semble une saloperie avérée. Comme un Cioran, il voit en la paternité un “crime”. N’est-ce pas d’un chic total ?
    Lui qui n’a “aucune foi en la vie”, reconnaît cependant que certaines dames avortent plus volontiers que d’autres: “Les meufs ne sont pas toujours d’égoïstes femelles. Elles se plient si tu poses l’exigence et si tu abrèges l’explication”. On a les élégances qu’on peut...

    Nihiliste soi-disant éclairé pour qui “la femme est un repas”, il dit, “ne pas connaître “d’être plus libre parmi les humains que l’aliéné dans sa chambre capitonnée”. Faut-il lui souhaiter, et à l’auteur, une bonne petite séance d’électrochocs ? Lui qui considère la femme occidentale comme “analphabète de son corps” et se demande s’il est un “plus grand désastre que d’être promu cadre chez Swissair”, dit aussi, en passant, qu’il a “toujours rêvé de la Femme sans la trouver” et qu’il n’a “aucune foi en la vie”.
    Pourtant il semble se croire plus vivant que les autres, comme le lecteur, abusé par la vivacité du texte, pourrait le conclure à première approche. Mais au regard plus attentif, ce Bernard “sonne” froid, pur mec brandissant son sceptre phallique. Et finalement, méritait-il tant d’attention de le part de son cousin ? Le feuilleton est déclaré “à suivre”. Est-il sûr que ce soit une bonne idée ?

    Yves Laplace. L’original. Stock, 227p.

  • Le réalisme critique de Jacques-Etienne Bovard






    Dans Le pays de Carole, son septième ouvrage, le romancier détaille une double crise, conjugale et sociale, avec maestria.


    Les écrivains romands ont-ils quelque chose à dire du monde qui les entoure ? Quels romans de nos auteurs, parus ces cinquante dernières années, s´intègrent-ils dans le tableau à facettes de ce qu´on pourrait dire un « miroir suisse romand »? Et pour ce qui touche au présent, ici et maintenant, est-il un ouvrage qui puisse être conseillé à un Huron de passage auquel on dirait: « Voilà, ce livre parle des gens de ce pays, il les montre tels qu´ils sont, il dit leurs aspirations et leurs doutes, leurs particularités, prenez et lisez ... »

    Nous nous posons ces questions depuis des années, et notamment en observant, par effet de contraste, ce qui se passe dans les littératures étrangères, par exemple en Irlande qu´il nous semble connaître, sans y avoir jamais mis les pieds, grâce à des auteurs tels John MacGahern, Joseph O´Connor, Edna O’Brian et quelques autres.
    Or, il est rare, dans le sillage lointain du Ramuz de Vie de Samuel Belet ou plus proche de quelques romancières significatives à cet égard (une Alice Rivaz, une Yvette Z´Graggen, une Anne Cuneo ou une Mireille Kuttel), qu´un livre paru récemment dans notre pays nous fasse l´impression d´exprimer l´atmosphère d´une terre, et la mentalité de ses gens, ou plus exactement le changement de mentalité et de mœurs en cours, avec autant de justesse — mélange de connaissance intime et de distance critique — que celle qui caractérise Le pays de Carole, cinquième roman de Jacques-Etienne Bovard, dont le regard et la plume se font soudain plus aigus et plus graves.

    Ce livre rend compte, en effet, d´une mutation profonde, qui affecte notre communauté et l´atomise de multiples façons. C´est le roman d´une crise du couple, sur fond de rupture culturelle profonde. C´est cependant bien plus qu´un document psycho-existentiel sur la dérive de deux trentenaires, ou qu´une analyse sociologique des déboires de la petite paysannerie à l´ère de la globalisation: c´est un roman d´amour lancinant et le tableau en pleine pâte d´un pays, une galerie de portraits vivants, une suite d´observations incisives sur une société où tout a l´air de se déglinguer et, entre les lignes, une méditation sur le sens de la vie que nous menons dans nos cages d´écureuils hyperactifs — plus précisément encore sur le travail créateur.

    Au moment où Paul, bientôt 34 ans, commence à tenir ce journal sur son « portable » (telle étant la modulation formelle du livre) pour « faire le point », le couple qu´il forme avec Carole depuis huit ans se trouve « enlisé » alors qu´un « gros truc silencieux » les sépare. Tandis que la jeune femme, indépendante et ambitieuse, se démène à l´hôpital, où elle va bientôt passer son FMH, Paul vit tant bien que mal sa condition d´homme au foyer, incarnant « le nouveau mec postrévolution féministe » sous le regard plus ou moins narquois de ses voisins.
    Car, il faut le préciser, Paul le Lémanique s´est laissé entraîner dans « le pays de Carole », ce Haut-Jorat « lumineux et secret » où l´on dit volontiers que le « beau menace », peuplé de paysans taiseux et « rumineux » dont la condition est en train d´en prendre un rude coup. Malgré sa foncière bonne volonté et la franche tendresse qu´il voue à ces hautes terres (superbement évoquées par l´auteur, soit dit en passant) et à leurs habitants, ceux-ci ont quelque peine à prendre Paul au sérieux, toujours à se « royaumer » et à faire des tas de photos, tant il est vrai que notre homme a des penchants artistes. Du moins ce « grand gentil » sait-il aussi se rendre utile, et puis on appréciera tantôt qu´il ait réalisé de si beaux portraits photographiques du vieil Albert, juste avant le décès d´icelui, puis des vaches de John, quitte à lui reconnaître, en prime, un réel talent.
    L´impression que tout se disloque est accentuée, encore, par le malaise généralisé régnant dans les familles, où les parents ont frayé la voie du divorce, si l´on peut dire. Avec autant d´acuité que de sensibilité, et complètement dégagé d´une raillerie plus extérieure caractérisant naguère ses Nains de jardin, Jacques-Etienne Bovard évoque l´éclatement de la cellule familiale tout en soulignant le besoin d´affection ou de reconnaissance des uns et des autres. A cet égard, les retrouvailles, à la fois pudiques et « éloquentes », de Paul et de son navigateur de père en virée sur le lac avec leur bateau retapé, sont un des moments forts du livre.
    Cela étant, le noyau de celui-ci reste la relation de Paul et Carole, momentanément brisée par une infidélité de celle-ci, qui va suivre son « patron » aux Etats-Unis en faisant valoir un beau projet « scientifique ». La situation pourrait relever du cliché de téléfilm, mais les personnages de Bovard n´ont rien de pantins sans entrailles, et c´est avec beaucoup d´empathie qu´il traite cette relation déliquescente. Instinctif et terrien, Paul choisit pourtant de rester dans le pays de Carole, après le départ de celle-ci, où il compensera son chagrin par un travail artistique acharné et de plus en plus porteur de sens et de beauté. Quant au dénouement, nous laisserons au lecteur la surprise de le découvrir ...

    Il faut en revanche souligner, avec insistance, la progression remarquable de l´écrivain dans sa maîtrise de la narration et du dialogue, la subtilité qui préside à son observation des rapports entre hommes et femmes ou entre générations, la foison de détails portant sur la vie quotidienne, l´économie, la politique, le sexe ou les sentiments, enfin la bienveillance profonde qu´il manifeste à l´égard de tous ses personnages et le souffle de pureté qui rapproche finalement les deux protagonistes, également épris de liberté et désireux d´échapper aux accommodements médiocres. Jacques-Etienne Bovard a certes passé le cap de la quarantaine, mais il conserve une fraîcheur singulière, mélange de candeur et de bonne foi, qui rejaillit sur ses personnages et le climat intérieur de ce beau roman de maturation.

    Jacques-Etienne Bovard. Le pays de Carole. Bernard Campiche, 276 pp. Du même auteur, Demi-sang suisse vient d´être réédité dans la collection CamPoche.

  • Marchands de bonheur


    Il y a plus de vingt ans qu’ils ont cessé d’enchanter leur public - leur dernier concert date de janvier 1982 -, et pourtant le souvenir des Frères Jacques pétille toujours dans les mémoires, relancé en 1996 par un formidable hommage collectif où Ricet-Barrier, le groupe T.S.F. et diverses autres formations (ChansonPlus Bifluorée, Orphéon Celesta, le Quatuor, etc.) reprirent, devant les quatre vieux compères pétulants à souhait, quelques-unes de leurs chansons, toujours aussi riches de virtualités humoristico-poétiques. C’est d’ailleurs sur ce concert au Casino de Paris, après l’autre manifestation de reconnaissance des Molière fêtant leur cinquantenaire, que s’achève la série « historique » que Pierre Tchernia présente ici sur le deuxième disque de cet indispensable hommage aux Frères Jacques.

    Retour donc sur 36 ans de chansons, dès le lendemain de la guerre (1946), durant lesquels les compagnons (deux frères seulement, André et Georges Bellec, François Soubeyran et Paul Tourenne), entourés de fidèles amis de la première heure (Yves Robert notamment), allaient perpétuer une formule assez vite constituée par de jeunes gens libérés des armées et se retrouvant à Paris à l’enseigne de Travail et Culture, visant d’abord les comités d’entreprise. Evoquant cette genèse, Paul Tourenne raconte que les quatre lascars ont commencé à fredonner les chansons de feux de camp, d’auberge, de route ou de folklore qu’ils connaissaient, y ajoutant des negro spirituals alors en vogue. D’abord avec des foulards rouges et des chaussures de raphia, ensuite en collants, d’apparitions à la radio en concerts, le quatuor allait bientôt trouver son nom à l’imitation des quatuors américains (Brothers X et Sisters Y…) et se trouver mêlé à un spectacle musical à grand succès, en août 1945, intitulé Les gueux au paradis, avec une première chanson bien d’époque : « Nous sommes quatre compagnons/Nous avons fait le tour du monde », etc. Le premier document filmé où apparaissent Les Frères Jacques ne date cependant que de 1957, qui les montre en footballeurs jouant un tableau animé (et chantant) du Douanier Rousseau !

    Quant au « graphisme » typique du quatuor, exercé devant un miroir, il va cristalliser autour d’une première chanson marquant aussi le début de l’inspiration comique du groupe, intitulée L’entrecôte. Le costume, stylisé par Jean-Denis Malclès, va compléter l’image aujourd’hui mythique des Frères Jacques, avec collant (rembourré au bon endroit) et gilet, chapeaux à transformations et (rares) accessoires. Suivra l’arrivée, décisive elle aussi, du pianiste-compositeur Pierre Philippe, qui va les driller férocement, leur imposant des répétitions de solfège à n’en plus finir. Un extrait filmé de La gavotte des bâtons blancs, datant de 1958, montre que le quatuor est alors « sur orbite », prêt à entamer sa vie au cabaret, au music-hall, à la télévision et autour du monde.
    A l’enseigne de La Rose Rouge, les Frères Jacques vont devenir ensuite des figures marquantes de Saint-Germain-des-Prés, aux côtés de Boris Vian ou de Juliette Gréco, bientôt conduits vers Jacques Prévert (Barbara) par Jacques Canetti, avant d’autres complicités nouées : avec Ricet-Barrier, Gainsbourg (Le poinçonneur des lilas), Francis Blanche ou jean Cosmos. Avec beaucoup d’humour, Paul Tourenne raconte à Tchernia comment, pour composer leur programme lui et ses compères attribuaient des rubans de couleur à chaque chanson en fonction de sa tonalité, répartissant ensuite les rubans par terre en quête de la bonne harmonie. Autre astuce : la « troisième pédale » accrochée sous le piano, permettant au pianiste d’ordonner environ 110 changements de lumière. Et cette révélation piquante : que la chanson Méli-mélo, composée par le chanoine suisse Bovet, fut choisie comme entrée en matière systématique du fait de son incompréhensibilité totale (quatre textes différents qui s’entremêlent pour déboucher sur une seule phrase répétée) permettant aux spectateurs tardifs de s’installer sans gêner le public…

    Belle histoire de copains que celle des Frères Jacques, qu’on voit ici jusque dans leurs retraites respectives. Mais les voici chanter sur scène : formidables de musicalité et de finesse, d’élégance gestuelle et de comique, à voir et revoir ici en public (28 enregistrements) ou en studio (15 de plus) constituant un florilège d’humour (La queue du chat, Les fesses, Les tics, La confiture), d’observation mordante (Le fric, Chanson sans calcium) ou de poésie (La lune est morte, Les boîtes à musique), à la fois populaire et raffiné à souhait. Du bonheur qui ne se flétrit pas.

    Les Frères Jacques. Avec Pierre Philippe ou Hubert Degex au piano. Réalisation Pierre Tchernia. 2 DVD. RYM VIDEO.



    « Athlètes complets de la chanson »

    1945 : Création du groupe.
    1950-1958 : Rencontre décisive avec la compagnie Grenier et Hussenot. Pierre Philippe devient leur pianiste. Jean-Claude Malclès invente leur costume. Figures célèbres de Saint-Germain-des-Prés.
    1982 : Dernier concert. Raymond Barrat leur consacre une émission référentielle à la TSR : « Salut les frères Jacques ».
    1996 : Molière et hommage au casino de Paris.

    Les Frères Jacques, en 36 ans et 7500 représentations, ont usé 1300 paires de gants, 450 collants et 140 paires de chaussures…

  • Piroué le lecteur heureux

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    Hommage à un honnête homme

    C’est une sorte de forêt enchantée que nous font parcourir les Mémoires d’un lecteur heureux de Georges Piroué, dans laquelle s’appellent et se répondent les innombrables voix d’une conversation à la fois intime et universelle. Peu de livres illustrent, avec autant de minutieuse attention, de marque personnelle et de qualité d’accueil, la merveille que c’est de lire et le malheur que ce serait d’en être privé. On verra dans ces pages quel grand lecteur a été Georges Piroué au fil de sa vie, mais ce n’est pas d’exploits que nous aimerions parler à propos de cet homme discret peu porté à la forfanterie, ainsi qu’il l’explique d’ailleurs tranquillement: “Je confesse volontiers mon respect pour l’exercice réussi de la précision. Penchant que je tiens des enseignements de l’école, de mes origines jurassiennes, de la méticulosité horlogère au sein de laquelle j’ai vécu et peut-être aussi du prosaïsme de ma mère qui m’a inculqué le principe de ne jamais dépasser ni ma pensée, ni ma perception des choses. Toute exaltation de quelque nature qu’elle soit a toujours été pour moi signe de mauvais goût ou de ridicule, menace de danger”.

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    Cela étant, la passion de lire est d’autant plus vive chez Piroué qu’elle se concentre dans l’attention scrupuleuse et l’écoute réitérée à travers les années. C’est d’abord comme à tâtons que le lecteur-écrivain (soulignons l’importance immédiate du second terme) nous entraîne dans la selva oscura de sa mémoire confondue à une manière de soupe originelle d’où émergent, de loin en loin, tel visage ou telle silhouette, l’esquisse de tel geste annonçant toute une scène ou l’écho de telle voix préfigurant le développement de trois fois trente-trois chants.

    Les premiers paysages et les premières figures entrevus par le rêveur-lecteur (le premier terme ne sera pas moins important que le second) dans sa remémoration d’une réalité fondamentale dégagée des ténèbres par ses premières absorptions, évoquent une lande désolée où des bergers se retrouvent autour d’un feu (et bientôt l’un d’entre eux va peut-être parler, et peut-être un Tourgueniev sera-t-il là aussi pour écouter dans le clair-obscur), et se regroupent alors diverses réminiscences, comme aimantées par l’image initiale.

    Une lecture orale, par sa mère, lors d’une de ses maladies d’enfant, a-t-elle ancré au coeur de l’écrivain le souvenir de La Prairie de Biega, des Récits d’un chasseur, auquel est liée la vision nocturne (et quasi préhistorique) d’une tête de cheval, ou bien sa première lecture de la nouvelle, vers l’âge de seize ans, a-t-elle marqué la scène du sceau de sa vision d’adolescent ? Ce qui est sûr, et qui fonde le développement de toute la méditation qui suit, rassemblant d’autres souvenirs de lecture (Stevenson et son âne dans les Cévennes, les bergers de Tchekhov dans La Fortune, puis le chasseur Maupassant, la guerre, la chasse au loup), c’est que la lecture et la mémoire ont travaillé de concert à révéler la véracité (un mot que Piroué semble bien préférer au terme de vérité) de ces motifs à valeur d’archétypes en les éclairant les uns par rapport aux autres pour mieux les faire signifier.

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    Ce qui émerveille et qui surprend à chaque pas dans ce parcours, c’est la remarquable liberté que Georges Piroué manifeste dans ses rapprochements, dont la pertinence découle de sa propre autobiographie de lecteur. Le voici par exemple, et avec quelle justesse affectueuse, parler de Thoreau, dont on sent que l’hyperréalisme mystique, et la langue parfaitement transparente, conviennent à sa propre nature contemplative et à son esthétique littéraire peu portée au gongorisme. Or la compréhension en profondeur de Thoreau amène Piroué à une mise en rapport lumineuse (“A travers lui Rousseau et Proust se donnent la main”) qui détermine aussitôt une double mise au point: “Avec cette différence que Rousseau n’est parvenu à son état d’ataraxie qu’après s’être obstiné à échapper à la société de son temps par l’utopie politique. Il voulait d’un réel réformé. Avec aussi, concernant Proust, la différence que celui-ci, en aiguisant ses sens, lorgnait du côté de leur utilisation à des fins artistiques. Il voulait d’un réel esthétique. Et tous deux, de manière différente, conservaient, en bons Français, des attaches avec la société, tandis que Thoreau les avait dénouées.”

    Quant à notre lecteur, c’est bien plutôt “en bon Suisse” qu’il progresse avec l’absence de préjugés ou de snobisme des ressortissants des petites nations, l’ouverture à toutes les cultures que favorise naturellement notre éducation, la modestie des terriens et la défiance envers toute rhétorique creuse. Mais son vice impuni n’est pas moins d’un lettré européen, qui le fait tutoyer Leopardi ("Giacomo, amico mio") dans une admirable lettre de reconnaissance, au double sens du terme; éclairer Tolstoï d’une lumière révélatrice, cheminer aussi à l’aise avec Henry James qu’avec Jacques Réda, Peter Handke ou Conrad, en rendant à chacun son dû et sa place.

    Nul élan à caractère métaphysique chez ce lecteur-poète qui se confesse “douteur fervent” et dit s’être fait “une religion de l’irréalité narrative”, et pourtant les pages qu’il consacre à Dostoïevski ou à Dante sont d’une pénétration spirituelle rare, de même que tout son livre est traversé par une sorte de douceur évangélique jamais sucrée, qui le porte naturellement vers les humbles et les enfants malheureux chers à son cher Dickens.

    L’homme sous le ciel, l’homme à la guerre, l’homme en amour, l’homme et la mer, ou les mères du sud selon Morante, et les Anna, les Emma, les Félicité, Julien Sorel et Lucien Rubempré, notre adolescence Roméo, notre jeunesse Hamlet, notre ultime veillée Lear, tous nos âges, nos travaux, nos grandes espérances, nos lendemains qui déchantent, words words words et salive de Joyce en marée océane, tout cela l’écrivain-lecteur le brasse et le rebrasse sans jamais perdre son fil très personnel.

    Or c’est à proportion, justement, de ce que ce livre a de très personnellement impliqué qu’à son tour le lecteur de l’heureux mémorialiste s’immerge dans les eaux profondes de sa mémoire, s’interroge et se met à “écrire les yeux fermés.”

    Femmes de Keller, orages de Faulkner, paysans déchirés de Ladislas Reymont et notre cher Buzatti à l’étage des cancéreux, Oblomov lu et relu sous toutes les lumières, une Vie de Rancé de plus pour se nettoyer de trop de “carton” contemporain, ou l’autre jour Par les chemins de Marcel Proust d’un certain bon Monsieur Piroué...

    Georges Piroué. Mémoires d’un lecteur heureux. L’Age d’Homme, 1998, 380pp.

    Georges Piroué est mort au début de l’année 2005.


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