A propos de Festins secrets de Pierre Jourde
C’est avec un mélange d'intérêt et de perplexité que je viens de lire les 92 premières pages de Festins secrets de Pierre Jourde, dont l’écriture est parfois bien pesante et qui charrie pourtant une matière substantielle. De la part d’un écrivain qui se réclame de Julien Gracq, on regimbe quand même à la lecture de certaines phrases, comme celles qui lui viennent à l’évocation du voyage en train de son protagoniste, au tout début du livre : « Ces déserts engendrent cependant, après de longues périodes de gestation, des gares. Le convoi ralentit encore plus, porteur d’inépuisable réserves de lenteur ». Bon, mais passons sur ces gares engendrées par des déserts et cette lenteur transportée en convoi, pour relever ce qui d’emblée nous scotche : à savoir l’évocation carabinée de la province pourrie où débarque le jeune Gilles Saurat, prof de son état (pardon : CIF, ce qui signifie Conseiller en Itinéraire de Formation) et dont jusqu’à l’agriculture est devenue quasi virtuelle. Le tableau est noirci à souhait, la France du Nord-Est a des airs de Bronx rural post-nucléaire, et le premier contact du charmant lettré, qui prépare une thèse sur la rhétorique de la destruction dans les pamphlets du XVIIIe, avec ses camarades Animateurs de la Communauté Educative (ACE) n’est pas piqué des charançons…
Jourde va-t-il maintenir un équilibre viable entre charge satirique et roman ? Je me le demande. La voix narrative choisie (le protagoniste se parle à lui-même en deuxième personne, tu vois ça…) est un peu lourdingue, mais on a compris que l’auteur faisait plutôt dans la masse et l’énergie que dans la ciselure et l'élégance.
C’est tout de même assez solide. Me rappelle, en nettement moins charnu et couillu, le réalisme du Raymond Guérin de L’apprenti, avec un élément fantastique, dans le ton et l’atmosphère, que rend bien la superbe couverture de Léon Spilliaert… Bref, je suis curieux d’aller au bout de ce roman dont l’éditeur, Eric Naulleau, claironne les mérites en même temps qu’il dégomme Houellebecq, alors que La possibilité d’une île me paraît tout de même d’une autre qualité d’immersion et d’une « musique » plus originale…
Commentaires
J'avais bien aimé "La littérature sans estomac", une critique de virtuose qui m'avait vengé de lecture fastidieuse. Serait-ce ici l'arroseur arrosé ?
Eh bien, le " qui se parle à la deuxième personne" appelle la lecture - ou la relecture - de La Modification, d'un certain Michel Butor, (un des maîtres du nouveau roman avec Robe-Grillet et Sarraute) dont l'action se situe entièrement dans un train en marche et dont le personnage, qui se parle à la deuxième personne, tu vois ça, est un peu obsédé par le Grand Veneur... on peut trouver ça lourd, mais on peut trouver la référence littéraire est fort intéressante, dans la mesure où l'ambiance lourde est parfaitement conforme à celle de ladite Modification. (Et que l'action se déroule d'un bout à l'autre dans un train...)