UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Carnets de JLK - Page 197

  • Bonnard et Bernanos


    De la douceur et de la douleur
    Le mot de douceur me venant par le nom de Bonnard me ramène au premier chapitre de Monsieur Ouine dont le peintre aurait pu dire tout le mystère, de la sieste de Monsieur Steeny, entre la Miss et sa Mère, à tout ce qui est ensuite évoqué de l’origine de la douceur de celle-ci, mêlée à la conscience tôt éveillée de la douleur.
    Le mystère est omniprésent chez Bonnard, consubstantiel à la vie même dont les éléments ne sont jamais noyés dans la pure couleur (ma réticence à l’égard des Nymphéas de Monet et de toute l’abstraction lyrique ensuite) car le dessin reste net et l’objet, l’objet cher à Cézanne mais ici vu et dit tout autrement, avec un abandon et des effusions de père de famille très nombreuse ou d’Eternel en retraite fumant sa clope en regardant sa terre « qui est parfois si jolie » non sans se rappeler l’affreuse mélancolie des enterrements d’enfants…
    Douceur, douceur, douleur, douleur, petit rongeur, notre cœur est un « petit serviteur trop fragile » mais même après la mort d’un père aimé et d’un époux gazé le 28 décembre 1916 le petit castor s’active là-bas dans la rivière où se baignent Michelle et  Monsieur Steeny son fils, alias Philippe, fils de l'autre Philippe - le petit rongeur obstiné grignoteur de secondes et de minutes et de siècles  dont le peintre dessine les papattes en pensant à tout autre chose, les yeux perdus dans les cent mille bleus de ce jour

  • Sollers à Sienne (2)


    Du livre-mulet et de Guido Ceronetti

    Sienne, Albergo Toscana, ce 26 janvier, soir. - J’ai parlé d’  Une vie divine comme d’un livre-mulet, de ces ouvrages inclassables et multiformes, dans lesquels on n’en finit pas de grappiller, dont les Essais de Montaigne est le plus fameux exemple et qu’un autre livre illustre également: bien cher à mon souvenir, (constellé qu’il se trouve de notes et d’aquarelles du jeune François de Nantes qui partageait mes passions de l’époque), dont le titre est La Patience du brûlé et l’auteur le Toscan Guido Ceronetti, vivant comme un franciscain dans le pays proche et que j'ai retrouvé ce soir à la Trattoria Diana, à deux pas du Campo.
    « La vie fait passer à travers notre pauvre chair des projectiles et des poignards », murmure le petit homme à l’imper soigné et au sempiternel béret, qui s’exprime avec un raffinement d’aristocrate ascétique : « On est blessé, mais aussi cela aiguise. Somme toute, j’aurai vécu en curieux. En amateur. Tout ce que j’écris vient de la vie. C’est en feuilletant la vie que j’ai découvert des choses… »
    De ces « choses de la vie » dont les journaux sont pleins, Guido Ceronetti s’étonne que ses pairs fassent si peu de cas. « Je ne comprends pas que les écrivains italiens d’aujourd’hui se désintéressent à ce point du monde terrible qui nous entoure. On dirait qu’ils vivent en aveugle. Seul, peut-être, mon ami Guido Piovene avait le sens des problèmes de l’époque. Quant à moi, je me suis toujours passionné pour le crime. Il y a là un tel mystère… Et n’est-ce pas la base, en outre, de toute légende ? »
    Est-ce un écrivain « engagé », au sens ordinaire, ou un « témoin de son temps », comme on dit, qui s’exprime ainsi ? Absolument pas. Mais on sait l’implication virulente du chroniqueur de La Stampa dans la réalité italienne. Anticommuniste en un temps où cela valait d’hystériques condamnations, puis s’en prenant aux pollueurs industriels et aux barbares de la décadence culturelle, il s’est fait détester tous azimuts par sa virulence d’imprécateur et sa position de franc-tireur pauvre à la Léon Bloy. Car Ceronetti vit de rien dans un bourg de Toscan, loin des cercles littéraires ou académiques. Il n’écrit point de romans à succès mais des poèmes et des sortes d’essais très concentrés, où les aphorismes déflagrateurs (« Comment une femme enceinte peut-elle lire un journal sans avorter ? » - « L’arme la plus dangereuse qui ait été inventée est l’homme » - « Qui tolère le bruit est déjà un cadavre » - « Si le Mal a créé le monde, la Bien devrait le défaire ») voisinent avec des développements plus amples sur les thèmes du rapport de l’homme avec son corps et avec le Cosmos, impliquant donc la maladie et l’érotisme, l’obsession quasi maniaque pour la diététique et une détestation non moindre de la technique (« un serviteur si parfait, voyez-vous, qu’il va nous anéantir »), la réflexion métaphysique et la méditation sur l’Histoire passée ou présente, entre autres digressions mystiques ou philologiques, émerveillements artistiques, vibrations sensibles enfin d’un médium un peu sorcier qui a recrée la vie à bout de fil en sa qualité de manipulateur de marionnettes, à l’enseigne de son Teatro dei Sensibili très prisé du Maestro Federico Fellini…
    Dans sa postface au Silence du corps (Prix Médicis du meilleur livre étranger 1984), Cioran disait que l’impression donnée par Ceronetti était «de quelqu’un de blessé à l’égal de tous ceux à qui fut refusé le don de l’illusion ». Or de son ami roumain, Guido partage en effet la vision gnostique du monde: « C’est vrai. Je suis une sorte de cathare. Peut-être cette vision dualiste est-elle toute fausse ? Je ne sais trop – disons que j’ai besoin de penser ainsi… »
    Sombre Ceronetti ? Certes très pessimiste sur l’avenir de l’espèce : « Le monde actuel va devoir affronter un terrorisme de type apocalyptique. Voyez le nouveau nihilisme à caractère religieux qui se développe dans le monde, notamment chez les islamistes et dans les sectes fondamentalistes : il semble qu’il n’y ait aucune possibilité de paix et que l’humanité doive s’enfoncer dans cette vase sanglante »…


    La patience du brûlé
    Guido Ceronetti ne voyage pas comme moi, tel l’escargot du futur, avec son ordinateur sur le dos. «Une telle peste ne m’aura pas dans son lazaret », note-t-il au terme du travail de « fusion rhapsodique » qu’il a accompli dans La patience du brûlé (La pazienza dell’arrostito) sur la base de carnets annotés à la main au fil de cinq ans de déambulations par les routes d’Italie et les livres, de 1983 à 1987.
    La patience du brûlé n’a rien pour autant du journal de bord ordinaire. C’est un formidable concentré d’impressions visuelles (non du tout pittoresques mais picturales, pourrait-on dire, avec une superbe digression finale sur la distribution des couleurs), d’observations « le long du chemin » et de pensées, d’échos de lectures à n’en plus finir, de relevés de graffiti muraux (source populaire souvent riche d’invention), de souvenirs, d’invectives (contre la hideur des villes dégradées par l’invasion touristique ou l’anarchie industrielle, et plus encore contre la vulgarité généralisée) ou enfin de très délicates petites scènes qui disent, par contraste, ses qualités de cœur et d’esprit.
    Bref, La patience du brûlé est de ces livres-gigognes qu’il faut avoir sans cesse à portée de soi pour y revenir comme à une fenêtre ou à l’œil d’un puits au fond de l’eau duquel brillerait encore un peu de ciel…
    Guido Ceronnetti, La patience du brûlé. Traduit de l’italien par Diane Ménard, Albin Michel, 453p. Le silence du corps est disponible en livre de poche Biblio.

  • Sauvageons de Suisse profonde

    Le Meilleur film suisse 2006

    Soleure, ce jeudi 19 janvier. – C’est une belle petite ville que Soleure où il fait bon, dans les vieux bistrots de bois ciré fleurant l’Europe cultivée autant que la bohème artiste et le populo à cigares, discuter des derniers films de la cinématographie helvétique qu’on y projette à journée faite une semaine durant.
    La Suisse est ce pays d’extrême-Europe, au fonds populaire, et même sauvage, à peu près méconnu par les temps qui courent, réduite qu’elle se trouve aux clichés du banquier à face blême, ou pire: du fonctionnaire vétilleux, ou pire encore : de l’intellectuel responsable convaincu que l’art et le commerce sont incompatibles. Ce fut le débat tournant à vide lancé par les médias à ces 41es Journées de Soleure, constituant les Etats généraux annuels du cinéma suisse, mais il a suffi de quatre chenapans fuguant à travers les monts de Heidi et les vaux de Guillaume Tell, dans la foulée de Bakounine et de Max und Moritz, sur un ton picaresque oscillant entre Mark Twain et Harry Potter, pour déplacer la discussion sur le terrain d’un cinéma renouant, contre toute attente, avec l’esprit du conte.
    My Name ist Eugen, du jeune réalisateur Michael Steiner, entièrement parlé en dialecte alémanique, est devenu un film « culte » en quelques mois, drainant plus d’un demi million de spectateurs suisses allemands, et voici que les pros l'ont élu Meilleur film de fiction de l'année. Ce n’est sûrement pas un chef-d’œuvre du 7e art mais c’est une merveille de fraîcheur, d’humour et de fantaisie, mêlant tous les joyeux poncifs du kitsch helvétique dans un tourbillon d’images et de musiques complètement déjanté, dont l'arrière-goût de nostalgie m’a rappelé Radio Days de Woody Allen, mais avec une frénésie juvénile étourdissante.
    Je me fiche bien, pour ma part, de ce qu’on a appelé l’helvétisme, à propos d’une idéologie qui a fait date, mais j’ai toujours pensé que les clichés contenaient une part de vérité et pouvaient être revivifiés, et c’est toute une Suisse profonde de nos enfances que j’ai retrouvée dans ce film à la fois lyrique et gouailleur, tendre et anarchisant - nos enfances de plusieurs siècles, jusqu’à ces bandes d’escholiers pieds nus qui sillonnaient l’Europe de la Renaissance en quête de maîtres de latin ou d’hébreu, qui filent aujourd’hui en skateboard et s’envoient par SMS les mêmes serments de fidélité à la vie à la mort…


  • Marthe Keller sous la neige

    Cinéma et téléfilms

    Kriegstetten, Hôtel Sternen, Bel Etage, ce mercredi 18 janvier. – Se réveiller à l’hôtel a toujours signifié pour moi : je serais nulle part, je ne serais personne. Je serais le commercial X. ou la cheffe de projet Y. Peut-être un transsexuel ? Peut-être un pasteur méthodiste ou un brasseur bavarois en tournée de promotion ? Peut-être un ancien amant de Marthe Keller que j’ai vue dans un rêve la nuit dernière, sous la pluie mêlée de neige, en robe de chambre, là-bas près de la place d’aviation ?
    Elle était sortie du film Fragile de Laurent Nègre que j’ai vu hier soir aux Journées cinématographiques de Soleure, racontant les retrouvailles-affrontement d’une sœur irascible (genre ma carrière de médecin et je vous emmerde) et de son frère hypersensible (l'ange gardien de sa maman), confrontés au suicide de leur mère désireuse de couper à la déchéance et de leur éviter les séquelles de la maladie d’Alzheimer qui la fait errer de par les rues. Deux ou trois séquences de ce premier film, dégageant une réelle émotion (excellents interprètes) en dépit d’une écriture conventionnelle (le redoutable nivellement actuel de l’esthétique téléfilm), m’ont frappé sur le moment et j’y suis revenu dans un autre rêve, croisant l’ombre de ma propre mère dans les rues de marbre blanc de l’ile de Hvar, en Dalmatie, qui me reprochait de ne pas avoir pris de laine...
    Or nous parlions, hier soir à Soleure, avec un compère de la Cinémathèque, de ce qui distingue un film de cinéma d’un produit de télé. Pas compliqué : l’écriture. Pas la littérature ni le message ni l'intrigue ni le suspense: l’art de passer d’un plan à l’autre sans alternative, parce que ça ne peut être dit que de cette façon-là, où tout est surprise et où tout signifie. Tandis que dans ces feuilletons filmés : bavardage et dosage prévu d’émotion-suspense-amour-action à 99%.
    A l'instant, avant de retourner en salle, je me repasse, dans ma chambre sous les toits du Bel Etage de l’hôtel Sternen, un quart d’heure des Vitelloni de Fellini, et voilà : tout y est cinéma, comme tout est peinture chez Cézanne, musique chez Debussy ou littérature chez Proust…

  • Deux tout marioles


     Les deniers romans d’Yves Laplace et Frédéric Pajak
    Mis à part les jugements réducteurs dont se repaissent les paresseux et les ignares, prétendant que rien d’intéressant ne s’écrit dans ce pays, un reproche plus fondé a souvent été fait, à la littérature romande, de manquer d’attention au monde extérieur et de  se cantonner dans un certain nombrilisme spiritualisant, dans la double tradition de l’individualisme protestant et du romantisme panthéiste hérité de Rousseau. Ce qu’on appelait naguère l’« âme romande», les yeux au ciel, a cependant du plomb dans l’aile, tant l’éclatement des frontières et la transformation des mentalités et des mœurs ont marqué le climat social et moral dans lequel nous baignons, et les preuves de rupture ne cessent de se multiplier, comme l’illustrent les deux derniers livres d’Yves Laplace et Frédéric Pajak, tous deux d’ailleurs assez décentrés par rapport à la culture romande, encore que…
    Ce qui frappe de fait, à la lecture des derniers romans d’Yves Laplace, c’est le tableau assez carabiné qu’il brosse d’une tribu populaire genevoise et la description du glissement de la classe moyenne dans la débauche sexuelle normalisée, notamment à travers les frasques d’un personnage à la fois pittoresque et puant, cousin et mentor du narrateur. Visiblement très nourri par le vécu personnel de l’auteur (Laplace s’en défend en revendiquant l’invention romanesque, et trouve même futé, nota bene, de situer son roman, évidemment contemporain, en 1923, mais tout ça n’est que… littérature), Butin joue sur l’opposition d’une humiliation érotique - ce qu’on appelle plus communément un chagrin d’amour, après que le narrateur s’est fait larguer par la jeune Maud – et la « philosophie » cynique du jouisseur la Bernouille, maquereau  en lequel le lecteur est censé voir un « tigre » existentiel. Or, malgré l’éclat de l’écriture de Laplace, la vitalité de son récit et la qualité théâtrale de ses dialogues, nous regrettons que ce qu’il a de plus vrai à dire soit comme submergé par une espèce de bluff mâle et d’exaltation artificielle, qui fait par ailleurs de Maud un personnage peu crédible.

    C’est un peu le même grief, hélas, qu’on pourrait adresser aux personnages de La guerre sexuelle de Frédéric Pajak : pantins englués dont on se demande, finalement, ce qu’ils sont censés dire ?
    La narration part pourtant en flèche, avec le sieur  Maurice qui se dit « un homme d’aujourdh’hui, c’est-à-dire une couille molle », que tout le monde appelle Bobèche et que sa femme considère comme un faible. Le récit de la rencontre de Bobèche et de sa femme Auque, sur le remonte-pente du mont Museau, leur première nuit d’intense fornication en compagnie d’une troisième luronne, la fin de la partouze marquée par une crampe au mollet du héros, l’évocation de la famille pain-fromage du lascar, tout cela, dans le genre « panique » cher à Topor ou Arrabal (avant un certain Houellebecq), était plutôt prometteur, renouant avec le Pajak affreux, sale et méchant d’avant les récits dessinés qui lui ont valu notoriété et estime. Hélas, le ratage du personnage de Lothaire de Maudhui, quadra humanitaire pédophile sur les bords, et la débâcle éthylique d’un voyage au Japon, entre autres épisodes mal ficelés, marquent l’affaissement du roman dont le titre alléchant au possible (on se rappelle les formidables variations de Weininger, Strindberg, Ibsen et autres Witkiewicz sur le thème…) n’aboutit qu’à une espèce d’agitation vaseuse. Plus qu’une dose de viagra, nous conseillerions à Pajak, grand talent, de croire un peu plus à ce qu’il fait (comme l’amer Michel cité plus haut), pour gagner la guerre du vrai roman dont il est capable… 

    Yves Laplace. Butin. Stock, 285p. 
    Frédéric Pajak. La guerre sexuelle. Gallimard, 141p. 

  • La force de tuer

    A propos de Liberté à Brême de Fassbinder

     La Désirade, ce lundi 16 janvier. – En sortant l’autre soir de la représentation de Liberté à Brême de Fassbinder, dont le sarcasme va de pair avec la question sérieuse de savoir à quel moment nous devenons capables de tuer, je me suis rappelé la scène que j’ai vécue il y a quelques années, dans un wagon-restau où, interrompant ma lecture de La force de tuer de Lars Noren, dont il fixait depuis un moment le titre avec des yeux inquisiteurs, tel jeune homme m’a soudain entrepris sur le sujet, affirmant d’abord qu’il était, lui, absolument incapable d’imaginer une situation dans laquelle il aurait la force de tuer…
    Je n’ai pas dit à ce charmant garçon, ce jour-là, que j’étais parfaitement capable, moi, de tuer un quidam interrompant ma lecture dans un train, pressentant qu’il manquait d’humour. En revanche je lui ai présenté quelques cas de figure précis qui l’ont rendu tout songeur et moins sûr de lui, avant de lui avouer que, pour ma part, je n’avais éprouvé le désir de tuer vraiment qu’une fois, au MozartPark de Vienne, en observant le manège de dealers de luxe faisant ramper devant eux des gamins toxicos. « Là, vous m’auriez donné un flingue, si possible muni d'un silencieux, je les descendais sans la moindre hésitation »…
    Dès la première scène de Liberté à Brême, l’éventualité de tuer le premier conjoint de Geesche, qui l’humilie et la brutalise avec la mâle bonne conscience du macho couillu au pouvoir de droit divin (la chose se passe en Allemagne bigote vers la fin du XIXe, mais vaut encore sûrement un peu partout), m’a paru la seule solution pour elle, et ensuite il m’a paru juste et bon qu’elle empoisonne successivement son faux-cul de deuxième soupirant (louchant sur l’entreprise familiale), son père invoquant l'Autorité du Pater Familias, sa mère celle du Très-Haut, enfin son frère revenu de guerre aussi con qu’il y était parti. Tout ça est évidemment schématique à souhait, le trait est forcé comme dans toute forme d'art expressionniste, et pourtant il y a quelque chose de bel et bien libérateur dans le rire, à la fois noir et jaune, que Fassbinder déclenche par le truchement de cette pièce.
    Or je me le demande à l’instant : qui aurais-je vraiment la force de tuer ce matin si j’en éprouvais la nécessité vitale, que dis-je : le Devoir ? A vrai dire je ne vois pas. Personne. Nobody. Nikto. Est-ce le fait d’un début de gâtisme frappant mon imagination, ou cela tient–il à la croissante indulgence qui me vient pour le genre humain, accentuée par la présence éminemment irénique de mon cher Fellow ?


    Le poison tonique de Fassbinder
    Rainer Werner Fassbinder n’aura pas atteint l’âge de la retraite (il est mort de tous ses excès en 1987), mais le soixantième anniversaire de la naissance de ce rebelle, en 2005, a été l’occasion d’hommage  illustrant l’actualité toujours vive de son regard à la fois radical, sur la société, et plus qu’amical sur le sort des victimes de tous les pouvoirs. Dans Liberté à Brême, ainsi, c’est à la condition d’une femme asservie ou infantilisée, en la personne de Geesche Gottfried, qu’il s’intéresse, développant une observation à la fois schématique et pertinente par la foison de ses notations, au fil d’une ligne dramatique dont le mécanisme répétitif pourrait lasser s’il n’était empreint du plus grinçant humour noir. En résumé, la « pauvre » Geesche tue successivement tous ceux qui la rabaissent, l’humilient ou l’empêchent de respirer et d’aimer, jusqu’à se supprimer finalement comme pour dire que même tuer « n’est pas une vie ».
    Loin d’être une pièce majeure, Liberté à Brême ne se borne pas pour autant à une thèse, et la meilleure preuve en est donnée par les quatre comédiens réunis et dirigés par Denise Carla Haas, qui restituent parfaitement le jeu cruel des relations liant Geesche (Magdalena Czartoryjska Meier, tout à fait remarquable d’intensité et de précision) à son premier rustre de mari (Fabien Ballif, également impressionnant de justesse dans ses divers rôles), le faux- cul doucereux qui lui succède et qu’anime un sordide intérêt, ou son père maxi-macho et son frère qui ne l’est pas moins (Mario Barzaghi, excellent lui aussi), sa mère bigote  et enfin sa perfide amie (Valérie Liengme, pas moins bonne que les autres).
    Dans un dispositif d’Estelle Rullier accordé à la stylisation de la « lecture », la mise en scène de Denise Carla Haas évite le réalisme pour accentuer la violence expressionniste et instiller le « poison » tonique du texte de Fassbinder, qui nous rappelle que la liberté vaut quelques petits sacrifices…
    Lausanne, Théâtre 2.21, rue de l’Industrie, jusqu’au 29 janvier, ma-ve-sa 20h.30, je 19h, di 18h. Neuchâtel, Le Pommier les 2 et 3 février.   
     

     

  • Le retour de Kilgore


    Un nouveau roman-culte
    Les chroniqueurs se ruent, les columnistes se précipitent, les émules médiatiques de Beigbeder et d’Ardisson foncent comme des drones sur les supergondoles : le dernier Kilgore Trout est arrivé, qu’on se le dise !
    Avant même que l’éditeur n’en verse le premier à-valoir on le savait : le nouveau roman post-new-clash de Kilgore Trout, digne pair de Thomas Pynchon, en mieux, sobrememt intitulé I come et représentant, sous forme de contrainte littéraire paraflegmatique et futurible, la rétrospection du Quichotte et d’Under the Volcano en version compactée, sera le Top des Tops à venir, relançant soudain la fascination d’une génération perdue et demie pour l’un des maîtres du mouvement de l’Enigmatique Existentielle incarné par les Salinger, Ducharme et autres Duvert.
    Comme se le rappellent les experts absolus du genre, tels Aube Lancemin du Nouvel Obs’ et Germinal Lemeur des Inrocks, Kilgore Trout, compagnon de Kurt Vonnegut au Vietnam (Our Bloody ‘Nam fut un hit du warrior-gonzo, chacun s’en souvient), a complètement renouvelé l’approche dite du Trou noir existentiel en instaurant sa pratique créative de la narration aléatoire à points de vue séquencés. Il n’est que de rappeler les succès californiens puis mondiaux de Fuck the Buck, paru en pulp à L.A. et encore proche du réalisme poétique d’un Charles Bukowski, et surtout l’apothéose de Back to the Mother’s Spidernest, dont Jim Harrison a pu dire qu’il marquait la conjonction de l’esprit des Grands Lacs et du souffle des Cités de la Nuit, pour imaginer l’événement multimondial que va représenter la parution simultanée, en 66 langues, d’ I Come, dont le seul titre fait d’ores et déjà figure de manifeste.

    Portrait de Kilgore Trout, par LoBello, 1997.

  • Madame Berchtold

    Quatre d’entre elles (2)

    A  La Désirade, ce 14 janvier. - Dans la catégorie variée des femmes d’écrivains, un genre me fait horreur et c’est celui de l’Admirable Compagne, dont la seule appellation dissimule le plus souvent des liens de dépendance plus que douteux, alors que me ravit le type en voie de disparition de l’épouse aux petits soins, qui s’écrit naturellement sans majuscules et s’entend avec malice.
    Madame Berchtold est le type de l’épouse aux petits soins, et c’est donc avec une double allégresse que je me rendais, avant-hier, à Genève, chez le professeur Alfred Berchtold, qui est la fois le plus grand historien suisse vivant (je dirai à vue de nez: 1m.92), l’un des derniers représentants du Gai Savoir helvétique de haute tradition, l’auteur d’au moins trois livres incomparables (La Suisse romande au cap du XXe siècle, Bâle et l’Europe et sa captivante approche du personnage de Guillaume Tell à travers les siècles et les cultures du monde entier), enfin un homme aussi bienveillant (il m’a fait l’amitié de relire le tapuscrit de mon prochain livre, qui lui est dédié) qu’intéressant, dont l’humour me régale et me rappelle à tout coup le bien fondé du surnom de Pingouin que lui ont collé ses condisciples de la Communale de la rue Lepic, à Montrmartre, où il a fait ses premiers pas de môme studieux à bonnet de plouc préalpin.
    Dire que Madame Berchtold est aux petits soins ne signifie pas qu’elle soit piètrement soumise : elle fait ça naturellement, aussi naturellement que Pingouin porte cravate et s’abstient de marmonner « fait chier » ou « j’veux dire ». C’est une affaire de génération. Albert Camus avait honte de voir sa mère se tenir debout derrière sa chaise pendant le repas, et je me suis efforcé longtemps de décourager ma propre mère d’être aux petits soins, mais en observant hier Madame Berchtold, son plaisir de faire plaisir tout en riant de nous entendre rire de certains ridicules de certaines gendelettres de notre connaissance, je me disais « et merde, c’est quand même une société que tout ça», et « oui Madame je veux bien encore de votre poule au riz délicieuse » disais-je alors que je n’en pouvais plus, juste pour le plaisir de lui faire plaisir.

    Nous avons publié, avec Alfred Berchtold, un livre d’entretiens intitulé La passion de transmettre, que j’ai eu un vrai bonheur à faire et qui reste un précieux témoignage sur la multiculture que nous vivons dans ce pays. Or à chaque fois que nous nous rencontrions, Madame Berchtold était là pour nous faciliter la tâche, aux petits soins une fois encore. Au fil des jours, je n’ai pas appris grand’chose sur elle, sinon qu’elle avait été prof elle aussi et qu’elle ne supportait pas la chimie pharmaceutique, lisait pas mal et partageait les curiosités et les enthousiasmes de son maxi-jules. Or jamais, au grand jamais, je n’ai relevé la moindre trace de condescendance, de sa part à lui, à l’égard de cette petite dame toujours souriante et complice. Ah mais, tout cela ne fait-il pas vieux jeu ? Je l’espère bien, ma caille…

    Wolfgang Mattheuer, La distinguée. Huile sur fibres dures, 1973-1974

  • Ce dont tout le monde ne parle pas

    Salman Rushdie "flingué" chez Ardisson

    A La Désirade, ce dimanche 8 janvier. - Dieu sait (à vrai dire Il s'en contrefout) que je ne suis ni royaliste ni obsédé par la re-christianistation de l'Europe et des familles, et que je vois plus de raisons de s'inquiéter du nivellisme à l'occidentale que des survivances du communisme dans la France Fille Aînée de l'Eglise, et pourtant l'information, occultée par les médias, que je viens de découvrir sur le blog du royaliste anticommuniste absolutiste Tex me sidère: à savoir qu'en novembre dernier, Salman Rushdie, invité sur le plateau de Tout le monde en parle, la fameuse émission du royaliste hyper-cynique Thierry Ardisson, a été pris à partie par l'acteur beur toxico Sami Naceri, qui lui a dit gentiment, comme ça, que si un imam lui donnait de l'argent pour le descendre, il n'hésiterait pas à lui tirer une balle dans la tête. Sur quoi Salman Rushdie s'est levé, a retiré son oreillette et s'en est allé en affirmant qu'il ne remettrait plus les pieds sur un plateau de télévision française. 

    Or, ce qui fait tout de même problème, en tout cas aux yeux d'un démocrate anarchisant des hautes terres d'Helvétie latine de mon pauvre acabit, c'est que les séquences non désirées ont été coupées au montage et que l'émission a passé sans agiter les eaux du bocal médiatique, à l'exception d'un entrefilet dans Le Parisien et d'une mention dans un papier de Marianne. En ce qui me concerne, il y a longtemps que j'ai rangé le sieur Ardisson dans la catégorie des frappes médiatiques les plus significatives de l'époque, à observer et à mépriser à proportion de leur grand professionnalisme et de leur pouvoir d'attraction sur tous ceux qui s'impatientent au portillon de la notoriété. Sous son affreux sourire de travers, juste un peu moins abject que celui d'un Fogiel, à mes yeux le summum de la canaillerie veule et vulgaire, Ardisson me figure la diablerie publicitaire par excellence, pour laquelle tout est bon qui fasse pisser l'euro. Mais il y a pire, et c'est le consentement à tout cela, que le bon Léon Chestov, philosophe selon mon coeur en sa défiance à l'égard de tout les ismes (fanatisme, intégrisme, manichéisme, texisme...) pour qui l'omnitolérance était intolérable. C'était mon sermon du dimanche matin. Sur quoi je redescends de chaire pour observer l'écureuil américain qui vient chouraver les graines de tournesol de la mésange, du pinson du nord ou autres casse-noix de notre MacBird's... ce dont on ne parle pas assez par les temps qui courent.

  • L’Alsacienne

    Quatre d’entre elles (1)

    « Mon père n’avait peur de rien, c’est ce qui l’a sauvé pendant la guerre, et je crois que je tiens de lui… », a-t-elle remarqué en me racontant l’Occupation qu’elle a vécue à Mulhouse, lycéenne aux ordres des Führerinnen, tandis que ses deux frères étaient embarqués dans la Wehrmacht.
    C’était hier, elle m’a accosté sur le quai de la gare de Lausanne, elle m’avait entendu une fois dans une soirée littéraire et venait de lire mon papier sur le jeune Sénégalais féru de Senghor dont j’ai tiré le portrait dans mon journal, elle aussi était enseignante et connaissait le lascar, ayant même des choses à m’en apprendre, bref warning : la raseuse, me disais-je en imaginant une échappatoire - mais plus moyen de m’en débarrasser, nous allions tous deux à Genève et je n’avais pas le cœur de la remballer, d’autant moins que ce qu’elle a commencé de me raconter d’elle était intéressant...
    Je n’en retiens que l’histoire du pharmacien Weiss. A Mulhouse, où les commerçants juifs abondaient, l’annexion de l’Alsace par les Allemands s’est soldée, à part la germanisation à outrance des écoles, par l’humiliation publique, la spoliation de leurs biens et la déportation ultérieure des juifs, dont Marguerite B. a retenu cette scène : les agents de la Gestapo traînant le pharmacien Weiss devant sa boutique, l’obligeant à s’agenouiller et le contraignant, devant une foule croissante et muette, à brouter l’herbe du pavé qu’il y avait là…
    Cette scène du pauvre Weiss, qui n’est jamais revenu des camps de la mort, m’a tout de suite rappelé la chèvre d’Umberto Saba, et c’est avec émotion, avec reconnaissance que j’ai quitté Marguerite B. sur le quai de la gare de Genève, hier dans la lumière voilée de cette fin de matinée d’hiver…

    La chèvre

    J’ai parlé à une chèvre
    Elle était seule dans le pré, elle était attachée.
    Repue d’herbe. Mouillée
    par la pluie, elle bêlait.
    Ce bêlement égal fraternisait
    avec ma douleur. Et je répondis, d’abord
    pour plaisanter, ensuite parce que la douleur est éternelle,
    qu’elle n’a qu’une voix et ne change jamais.
    Cette voix je l’entendais
    gémir en une chèvre solitaire.
    En une chèvre au visage sémite
    se plaignait tout autre mal,
    toute autre vie.

    Umberto Saba, Maison et campagne (1909-1910), traduction de René de Ceccaty

  • La danse de Jollien

    Eloge de la faiblesse à la scène 

    Alexandre Jollien décrit, dans son Eloge de la faiblesse , la scène irrésistible d'un de ses compères handicapés qui, dans un train, pour voyager à l'œil, tire la langue «comme un idiot» au moment où le contrôleur s'approche de lui, pour conclure après avoir réussi sa petite arnaque: «Opération lézard!»
    Or on pourrait y voir le symbole même de la philosophie pratiquée, avec un humour de défense proportionné à tout ce qu'il a enduré, par le jeune homme marqué de naissance par la poisse. Tout aussitôt, cependant, il faut rappeler que cette insolence comique n'est que la pointe d'un iceberg de difficultés et de travail, dont le présent dialogue, avec Socrate, retrace les étapes et les progrès avec moult détails concrets et une merveilleuse limpidité de parole.
    L'apprentissage du handicapé, dans le récit de Jollien, a quelque chose d'un saisissant raccourci darwinien: c'est un peu la saga de l'escargot (l'image est de lui) devenant bipède avant de se mettre à «danser» en pensée, comme Nietzsche rêvait le vrai philosophe. De l'institution spécialisée à l'université, avec le soutien de parents en or, notre «canard boiteux» a fait bien plus que surmonter son handicap: il nous permet de découvrir notre faiblesse, nous qui nous croyons si normaux et chanceux, donc enclins à ne plus nous poser de questions. Or Jollien, qui doit beaucoup à Socrate, laisse la conclusion à celui-ci: mais qui est «normal» aux yeux de ceux qui ne se posent plus de questions?
    Du récit de vie de ce jeune handicapé devenu philosophe et écrivain, l'Eloge de la faiblesse devient ainsi un questionnement plus fondamental sur le sens que nous donnons à notre vie en tâchant de progresser, chacun à sa façon.
    Sur scène, la maïeutique de Socrate agit avec une clarté totale, que la mise en scène de Charles Tordjman et l'interprétation achèvent d'incarner de manière très physique. Dans une belle scénographie de Vincent Tordjman, évoquant un habitacle protecteur, Jollien (Robert Bouvier) n'apparaît d'abord, plus ou moins dénudé, qu'à travers des persiennes (lumières signées Christian Pinaud) tandis que Socrate (Yves Jenny) l'interroge à vue. Puis tous deux vont investir cet espace-module jusqu'aux limites de la pesanteur, la tête en bas ou se coulant sur ses arrondis. Cohérente et très lisible, la réalisation laisse enfin passer l'essentiel: un régénérateur souffle de vie!

    » Vidy-Lausanne, sous chapiteau, jusqu'au 4 février: Ma-sa, 20 h. Di, 17 h. Lu, relâche. Durée: 1 h 05. Loc.: 021 619 45 45. ou www.vidy.ch

    » Tournée: La Chaux-de-Fonds (7-8 février), Saint-Maurice (9-10), Sion (14), Neuchâtel (16-26), Villars-sur-Glâne (8-10 mars), Martigny (16-17).

    Alexandre Jollien. Eloge de la faiblesse. Editions du Cerf.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 12 janvier 2006.

  • Le Japon des grands fonds

    Le dernier roman de Murakami Haruki

    On se replonge, à la lecture envoûtante de Kafka sur le rivage, dans le Japon crépusculaire, le Japon tragique, le Japon dostoïevskien du Kurosawa le plus noir ou du nobélisé Kenzaburo Oé. Le premier personnage qui y surgit est un adolescent en fugue, lequel s’évade de la maison paternelle avec, vrillée au corps et à l’âme, la malédiction dont l’a gratifié son géniteur, pour se réfugier dans une bibliothèque où l’accueille aussitôt un aîné bienveillant du nom d’Oshima. Porté par une sorte de furia intérieure, Kafka Tamura, l’adolescent en fuite, va vivre moult aventures à valeur initiatiques, qui entrent bientôt en résonance avec la seconde histoire du roman, narrée en alternance. Le protagoniste de celle-ci, le vieux Nakata, est le rescapé plus ou moins demeuré d’une mystérieuse contamination dont l’armée américaine est peut-être responsable, qui parle aux chats, fait pleuvoir des sardines ou des sangsues, et dont l’ombre est « moitié moins sombre que celle des gens ordinaires »…
    Oscillant entre réalisme magique, hantises psycho-sexuelles et fantastique déjanté, ce grand roman aux univers communicants (et notamment avec le labyrinthe d’un certain Franz Kafka…) représente une nouvelle « descente à la cave » de l’un des auteurs japonais les plus intéressants du moment.

    Murakami Haruki. Kafka sur le rivage. Traduit du japonais par Corinne Atlan. Belfond, 620p.


  • Opération Lézard

    Alexandre Jollien, clown de Dieu

    A La Désirade, ce mercredi 11 janvier. – Je riais tout seul en me réveillant,  tout à l'heure, à me rappeler l’irrésistible histoire que raconte Alexandre Jollien, dans son Eloge de la faiblesse, évoquant son pote handicapé qui, dans le train, pour n’avoir pas à payer sa course, tire la langue au moment où le contrôleur se pointe dans son compartiment. Le drôle en question appelle ça : Opération Lézard.
    Or ce que je me dis ce matin, c’est que toute la philosophie de Jollien tient en ce programme basique de l’Opération Lézard. C’est en tirant la langue à sa poisse de naissance qu’il est devenu ce qu’il est : à savoir un putain de clown de Dieu, un danseur à la Nietzsche, un resquilleur du SuperHandicap.
    Je reluquais, hier soir au théâtre, deux rangs devant nous, le même Alexandre Jollien en train de mater le spectacle de son Eloge joué par Robert Bouvier, qui a juste ce qu’il faut de cailloux imaginaires dans la bouche pour mimer son personnage, et je me rappelai ce que le même Jollien disait, trois heures plus tôt à l’émisssion radio RectoVerso d’Alain Maillard, à propos du putain d’insupportable bonheur qu’avait été la naissance de sa fille.
    Alain Maillard est ce mec très sensible et fin qui sait faire parler les gens sans jouer le voyeur ou le montreur d’ours, et c’était à chialer que d’entendre ce clown de Jollien dire qu’il avait vécu la naissance de cet enfant comme un truc qu’il n’avait pas vraiment gagné.
    Je ne sais si sa petite  fille lui a déjà tiré la langue, mais ça ne manquera pas, et c’est ce qui est beau dans la vie : c’est qu’un lézard devenu père s’expose à se voir tirer la langue par sa fille toute « normale » et portée à le considérer, aux alentours de 14 ans, comme un vrai vieux con de papa…

  • Volodine le magicien



    Dans Nos animaux préférés, l’écrivain poursuit son exploration poético-polémique

    Il y a quelque chose de paradoxalement jubilatoire dans la lecture des romans d’Antoine Volodine, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne dorent pas la pilule. Participant à la fois des conjectures de la science fiction (où il a d’ailleurs fait ses premières armes) et de l’imaginaire fantastique, quelque part entre les fables contre-utopiques d’un Orwell et les contes baroques d’un Cortazar, avec un humour cocasse rappelant aussi les voyages oniriques d’un Henri Michaux, la quinzaine de romans de cet auteur tout à fait singulier constitue désormais un univers parallèle d’une remarquable cohérence, avec ses fictions proliférantes et son « programme » sous-jacent, ses thèmes récurrents, ses habitants aux noms insolites et son bestiaire, dont Nos animaux préférés propose la dernière et réjouissante illustration.
    C’est à pas d’éléphant instruit des risques liés à la présence humaine, autant dire sur la pointe des pattes, et d’ailleurs en terrain miné à la suite de terribles événements, que Wong entre dans le livre pour tomber vite fait sur une humaine malodorante et porteuse d’un lance-roquettes RPG7, qui lui demande de l’engrosser après l’avoir sommé de décliner son nom et son sexe. Contraint d’écraser la fâcheuse d’une patte défensive, Wong (qu’on retrouvera au dernier chapitre) laisse sa place à Sa Majestable Balbutiar CCCXV, siégeant nu dans le varech et s’apprêtant à pondre un « sauveur »… Dans la foulée défileront noblement Sept Reines Sirènes, dont le chroniqueur détaillera la «shaggå», de l’insurrection dites des Grandes Vases à l’exécution de Barbille VII, d’autres avatars de la dynastie des Balbutiar et une seconde Shaggå du ciel péniblement infini dont les enseignements à la fois poétiques et parodiques rappellent les vieux textes sacrés, non sans beauté, musique et sens plus ou moins profond.
    Sous des aspects parfois loufoques, voire délirants, les récits de Volodine correspondent aussi bien à une sorte d’esthétique de la résistance ressortissant à toute une mythologie « post-exotique », qu’il redéfinit ici dans un Commentaire à la Shaggå du ciel péniblement infini. Il y est notamment dit que ses « vociférateurs emprisonnés » tendent à « une rêverie susceptible de briser encore ça et là le réel, l’inexorable réel de la marchandise et de la guerre ; un territoires d’exil ; une parole chamane ».
    De la même génération qu’un Houellebecq, qui a choisi de s’enfoncer dans ledit « réel » jusqu’au cou pour en mimer les pouvoirs mortifères, Antoine Volodine, non moins pessimiste et en butte au même désarroi que l’amer Michel, a choisi les voies plus jouissives du conte et de l’humour pour constituer un univers-gigogne en constante résonance avec le nôtre, où l’écriture fait figure d’éventuel recours contre la barbarie.
    Dans son quatrième roman, Des enfers fabuleux, Volodine imaginait un personnage féminin du nom significatif de Lilith, claquemuré dans un gouffre, qui inventait des mondes aussi dévastés que le nôtre puis imaginait un autre narrateur faisant d’elle un personnage de fiction... D’une façon analogue, par un incessant jeu de miroirs et d’échos, le conteur Volodine crée des personnages qui en engendrent d’autres, sous des « entrevoûtes » où se confondent ères et espèces, dans une féerie de mots et d’images dont le paradoxe, une fois encore, consiste à désillusionner autant qu’à réenchanter…


    Antoine Volodine. Nos animaux préférés. Seuil, coll. Fiction & Cie, 151p.
    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 10 janvier.




  • Hitchcock plan par plan


    Du beau, du bon, du Bonus

    Ce qu’il y a d’inappréciable dans les rééditions de classiques du cinéma en DVD, ce sont les Bonus. La meilleure preuve en est donnée par la série des coffrets regroupant, sous le sigle d’Universal, les meilleurs films d’Alfred Hitchcock, à voir parallèlement à celle des Premières œuvres publiées par Studio-Canal. Dans le multipack d’Universal, les documentaires réalisés sur la plupart des films d’Hitch regorgent d’informations passionnantes, notamment sur les tribulations liées à chaque réalisation.
    Du point de vue de l’écriture cinématographique, plus précisément, ces documents constituent de véritables leçons de lecture, parfois plan par plan, avec de multiples aperçus des trucs et techniques appliqués par le vieux magicien curieux comme un enfant des multiples ressources de son art. Mais le plus fascinant, pour celui qu’intéresse le travail préparatoire du Maître, tient à l’incroyable élaboration du storyboard, d’une minutie et d’une précision graphique, d’une rigueur de conduite dramatique qui en fait un bout de roman à soi seul...

  • Le voyage en hiver de la Diva


    En lisant Les carnets de Johanna Silber, de Jean-Michel Olivier

    On ne saurait imaginer meilleure lecture que Les carnets de Johanna Silber en traversant, du sud au nord, les hauts gazons enneigés de ces régions mitteleuropéennes balisées à l’est par les lacs argentins de Sils-Maria chers à Nietzsche et au nord-ouest par le Café Odéon où Joyce venait griffonner ses obscénités à Nora.
    Le privilège d’un personnage de roman tel que Johanna Silber, et l’agrément de sa fréquentation, snobisme mis à part, tiennent autant aux facilités d’accès à divers lieux plus ou moins mythiques - comme la couche du roi George VI (auquel Johanna cède après l’avoir baffé), la Fenice au temps de Toscanini, le Chelsea Hotel en 1940 ou le restaurant Cathy’s de Sunset Boulevard où elle rencontra Fritz (Lang) et David (Selznick), entre autres – qu’aux multiples rêveries découlant de la vie d’une diva folle de Schubert et fondue en musique comme sainte Thérèse en mystique amniotique.
    D’ailleurs la métaphore est là page 112 : « La musique vient de là, peut-être : le souvenir d’un bonheur oublié, le doux balancement du corps dans le flux maternel – cet univers liquide et chaud où nous avons baigné hors du temps et de la mort. C’est le premier rivage et la douceur inexprimable du bord de mère. Toute la musique de Schubert est empreinte de cette nostalgie ».
    Mais pas que la musique de Schubert, sans blague : à l’instant la voix mourante de Billie Holiday m’enveloppe de son nuage camé aux volutes d’Embraceable you, et du coup je me dis que Johanna la diva fut à peu près la contemporaine de Lady Day, et aussi peu capable que celle-ci de vivre une vie ordinaire.
    Or c’est tout l’art de Jean-Michel Olivier, après Le voyage en hiver qui évoquait la destinée de Matthias Silber, le fils incestoïde de Johanna, dans l’Allemagne des années 50, que de reconstituer comme en creux, à fines touches légères, et sous sa plume elliptique puisqu’il s’agit de carnets, cette destinée d’ange à deux têtes (l’autre étant celle de son frère Théo) qui titubent comme deux albatros à travers les années dominée par l’horrible voix du Führer.
    Le Voyage en hiver de Schubert constitue le fil vocal liant de ce nouveau livre à la fois plein de musique et d'images, qu’on lit en se rappelant celles d’un Daniel Schmid (surtout dans Heute nacht oder nie) ou la vision romantique du Château de Manderley du Rebecca de Selznick et Hitchcock, d’ailleurs cité en l'année 1940. "Jamais, hélas, jamais nous ne reviendrons à Manderley", pourrait chanter aussi Johanna Silber... 
    Sans peser ni forcer sur le kitsch rétro, Jean-Michel Olivier donne, avec ces Cahiers de Johanna Silber, une suite à l'un de ses plus beaux romans, qui n’a rien d’une resucée, tout en lui ménageant une nouvelle profondeur.

    Jean-Michel Olivier. Les carnets de Johanna Silber. L’Age d’Homme, 2005, 132p.
    A lire aussi : Le voyage en hiver. L’Age d’Homme, 1994. Poche suisse.


  • Le mot prohibé

    Une devinette de Buzzati

    A La Désirade, ce samedi 7 janvier. – Je cherchais tout à l’heure la nuance de rose bleuté convenant à mon nouveau petit Niesen à l’acryl, quand je l’ai trouvée au ciel de ce lever du jour. C’est ainsi, une fois encore, que tout communique ; et c’est ce que je me dis aussi après avoir lu la nouvelle de Buzzati intitulée Le mot prohibé, qui évoque une société toute pareille à la nôtre, avec des observations recoupant exactement celle de Dürrenmatt dans son Discours à Vaclav Havel, où l’écrivain alémanique comparait la Suisse à une prison sans barreaux dont chaque habitant serait le geôlier. 
    Tout au long de la nouvelle, le narrateur, débarqué depuis trois mois dans une ville étrangère, harcèle un des amis qu’il s’y est fait pour que celui-ci lui dise enfin quel est le mot désormais prohibé en ces lieux. L’ami se dérobe, lui expliquant que la prohibition de ce mot découle du besoin d’harmonie des habitants de la ville, qui ont découvert que le conformisme était en somme la meilleure façon de vivre ensemble, avec pour condition le seul sacrifice de ce mot.
    Buzzati laisse blancs les deux espaces où le narrateur prononce bel et bien ce mot, que le lecteur est supposé deviner, ce que j’ai fait aussitôt, obsédé que je suis par le besoin de      .  En lisant la nouvelle à ma bonne amie, elle a prononcé le mot confiance, mais ce n’était pas cela - du moins sa réponse m’a-t-elle paru significative. D’ailleurs je me dis que ce pourrait être un test éclairant. Dis-moi ce que tu redoutes le plus de voir prohibé et je te dirai qui tu es.
    La première phrase dans laquelle Buzzati suggère le mot est celle-ci. « Mais nous pouvons parler en toute        . Il n’y a ici personne pour nous entendre. Tu peux bien me le dire, ce fichu mot. Quoi pourrait te dénoncer ? » Et la seconde : « Et la         ? Le bien suprême. Jadis, tu l’aimais. Tu aurais fait n’importe quoi pour ne pas la perdre. Et maintenant ? »
    Et maintenant faisons le test. Vous y tenez, vous, à la        ? Ah mais ce Buzzati est d’un candide ? Nous faire de telles devinettes ! Demandons à Vaclav Havel ce qu’il en pense…  

    Niesen, acryl sur toile, 2006.

     

  • Sollers à Lucerne


    De Rosengart à Rebecca
    J’avais laissé son livre pour voyager plus léger à travers les campagnes enneigées, n’emportant que Les Cahiers de Johanna Silber, mais aussitôt j’ai reconnu Sollers à l’œil inquisiteur qu’il nous a vrillé en se rengorgant dans son feu de plumes blanches, tandis que nous longions la rivière sur laquelle il dansait tout gonflé de son animale importance.
    Je me trouvais là bras-deci bras-deça avec deux très vieilles gredines pleines de malice auxquelles j’avais proposé de se rendre en certaine auberge Zum Schiff pour s’y tasser la cloche, ensuite de quoi nous irions à la Collection Rosengart revoir les Cézanne et les Rouault, en traversant vite fait les trois grandes salles de Picasso. Or j’ai vu tout de suite que Sollers savait où nous allions, et que son œil posait une question qu’en une fraction de seconde j’eus déchiffré avant d'y répondre fissa d’un bref hochement du chef. « Verraient-ils le petit Marquet marqueté d'ocelles liquides et le paysage incendié de Soutine » - « Yes messire, ils y allaient surtout pour ça »…
    « Yes » est les plus beau mot de la langue anglaise, avait dit Joyce à Johanna Silber quand la diva l’avait rencontré par hasard à Zurich, et j’étais plein encore de la féerie mélancolique de ses carnets lorsque je me rappelai que, de la mélancolie, le cygne Sollers, Sollers le paon paonnant, Sollers le magnifique, le cerf bandant Sollers n’a que foutre.
    L’une de mes vieilles gredines a remarqué, au Schiff, lorsque je lui ai montré le cliché digitalisé du cygne Sollers sur le petit écran de mon Nikkon Coolpix L101, qu’il avait le même air rengorgé que l’oncle Théobald quand il est parti aux States , où il a fini clochard ; et j’ai daubé sur le fait que jamais Sollers ne finirait sur le pavé, hélas pour lui, ça manquerait à sa connaissance. 
    Sur quoi nous nous sommes retrouvés devant les baigneuses bleues de Cézanne. Et le temps s’est arrêté entre le paysage nocturne de Rouault et la tempête d’huile de Soutine…
    Le soir nous avons regardé Rebecca du cher Hitch, produit par Dave Selznick qui joue un certain rôle dans la vie de Johanna Silber. Une fois de plus je me suis dit : tout se tient, tout est communiquant, divine est la vie mais pas si ludique que le dit ce vaticanesque ultramondain de Sollers… ah mais flûte: embarquons Une vie divine tant qu’on y est, et vive la vie dont nous crevons !

    Georges Rouault. Bouquet au paysage lunaire. Vers 1940. Huile sur toile, 43/29cm. Collection Rosengart, Lucerne.

  • L'éternité d'un livre

    Sur Poisson-tambour de Corinne Desarzens

    par Bruno Pellegrino

    Au commencement, il y avait un frère. Un inconnu pour tout le monde, et avant tout pour sa sœur. « On ne connaît pas ses proches. Rien de ses plus proches. » Et puis un jour, « le corps de [ce] frère a éclaté ». La sœur se met alors à « rassembler les morceaux », un à un, avec une curiosité à la fois déconcertante et savoureuse par ce qu’elle a d’inépuisable, et avec une exigence dans la transcription du détail, parce que « la vie n’est pas la vie » et qu’ « il faut la chercher ailleurs».
    En une soixantaine de chapitres aux titres maritimes (Congre, Silure, Clapotis, Reflets de perle, Algue bleue, Coup de nageoire), Corinne Desarzens évoque une enfance qui « a le goût du lait et du sel et du sang », dans une famille à « l’amour silencieux » : « Nous parlions peu. Nous épluchions beaucoup, tard le soir, l’hiver, des noix, des amandes, des oranges, longtemps. Certains mots, dans les conversations de table, étaient comme des carrefours dans des promenades où, sans raison apparente, vous décidiez de bifurquer très loin. » Il y a la mère, Gisèle, le père, Jean-Pierre, et il y a les frères, les « jumeaux identiques », Vincent et Frédéric.
    Il y a ce jour où Gisèle pose deux crabes « sur le damier noir et blanc du salon, juste un moment ». Deux crabes que découvrent les deux frères. « Ils ont quatre ans et demi. Ils disent Train et Trône pour Rhin et Rhône. Ils savent que le thon vit quinze ans et l’espadon parfois jusqu’à cent. Au jardin, ils aiment soulever les pierres. Ils s’approchent. Si tu le tiens de côté, le crabe, il ne pince pas. Le plus grand mystère est ce qui se voit. »
    Il y a cette passion des jumeaux pour les poissons : « À huit ans, Vincent et Frédéric descendaient au lac où ils restaient tard, au pied d’un réverbère qui répandait une lumière de couvre-feu. De petites vies glissantes clapotaient au fond d’un seau. L’eau ne bougeait pas. Des écailles bleues restaient collées au bout de leurs doigts. (…) Pour eux aussi, la vraie vie était ailleurs, dehors, sur les écailles des papillons, les armures de samouraï des scarabées et des lucanes, sur le bateau qu’ils auraient bientôt. »
    Il y a aussi ces très beaux passages où Corinne Desarzens fait parler Frédéric : « Dans la poêle, la peau du poisson est une feuille d’or qui se soulève, s’enroule, un liseré de cendre émiettée sur la chair rose, en dessous, qui a le goût de noisette. Je sens l’odeur de l’eau. Les joues de l’omble se mangent. Les joues des lottes sont vraiment grosses, par rapport à la taille du poisson. Les joues ont le goût des baisers. Je suis Frédéric. » Ou encore : « Quand les chevesnes passent dans l’ombre du saule, leurs nageoires oranges s’éteignent pour aussitôt refleurir au soleil. Je suis Frédéric. »
    Mais pour mettre cette famille et cette enfance en mots, il a fallu ce déclic, ce drame. « Derrière les arbres en lisière de la prairie passent les trains. Celui-ci jette des étincelles. Celui-là gifle et secoue. Cet autre laisse derrière lui une traînée verdâtre, gazeuse, dans le soir. Ils se voient mieux quand les arbres n’ont pas encore de feuilles. Ils traversent des milliers d’endroits que nous ne verrons jamais. Nous aimons les voir surgir tout illuminés, la nuit. Sentir cette décharge de poisson électrique. Nous imaginons un congre luisant. Le couteau d’argent d’une orphie. Une anguille impossible à capturer. » Les trains roulent. Et puis un jour, l’un d’eux s’arrête. Peu après, le téléphone sonne, qui annonce le suicide de Frédéric – jeté sous ce train.
    Ce livre, on ne le lit pas : on y plante les dents, on le respire, on l’écoute. La curiosité de l’auteur est contagieuse. L’écriture est fertile – elle fouille la mémoire et ensemence l’imagination : une fois le livre refermé (à regret), les graines continuent de germer, la poésie de ces pages continue de résonner. Une écriture qui traque la beauté du langage – sonorités, tournures, images – dans le vocabulaire de tous les jours, mais aussi dans des termes plus spécifiques, liés entre autres à la pêche ou au vin.
    Ressort de ce texte un amour du monde et des mots, ces mots auxquels l’auteur prête une sincère attention : « Sur toutes mes cartes postales, j’ai écrit le mot mélancolie, en me retenant de ne pas l’écrire à l’ancienne, mélancholie, avec ce h pelucheux de bogue de châtaigne, de poussière qui donne soif, de promesse assurée de voir aussitôt le balancement d’une plante grimpante dans l’encadrement d’une fenêtre, même entre deux buildings. »
    Le texte de Corinne Desarzens a la magie d’une langue étrangère aux accents musicaux et imagés que l’on comprendrait sans l’avoir apprise. L’air de rien, elle fait ressentir – plus qu’elle ne dit – de grandes choses. Dernier exemple, avec cette définition du temps : « vingt-quatre heures de doutes moins une minute d’espérance ».
    À la lecture de Poisson-Tambour, cette minute se dilate – elle dure l’éternité du livre Et même un peu plus…

    Corinne Desarzens, Poisson-Tambour, Bernard Campiche Editeur, 2005, 320 pages.


    Nota Bene: cet article, destinée à la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, m'a été envoyé par Bruno Pellegrino, 17 ans, qui prépare actuellement son bac à Bâle. C'est par le truchement de ce blog que j'ai fait la connaissance de Bruno. Ceux qui se figurent que la race des vrais lecteurs est en voie d'extinction ont des arguments solides. Mais Bruno nous prouve que le dernier des Mohicans a fait des petits. Berci, bon petit...

  • Fassbinder à foison


    Rainer Werner Fassbinder aurait eu soixante ans l’an dernier, et c’est à cette occasion qu’un grand hommage lui a été consacré au Centre Pompidou, alors que la Cinémathèque française poursuit actuellement la projection de certains de ces films. De la quarantaine qu’il a tournés pour le grand et le petit écran durant sa brève et frénétique carrière (rappelons qu’il est mort en 1987 des suites de tous ses excès), un nouveau coffret réunit dix-huit titres témoignant de son extraordinaire créativité. Du Marchand des 4 saisons réalisé en moins d’un mois en 1972, à la trilogie allemande (trois inoubliables portraits de femmes sur fond d’histoire contemporaine), ou du très pictural Effi Briest au Rôti de Satan plus que « destroy », en passant par l’impitoyable Droit du plus fort, la puissance inventive et la virulence critique de Fassbinder restent sidérantes, en dépit de hauts et de bas constants.
    Très intéressants également dans cette édition de bonne tenue, réalisée avec le concours du Centre National de la Cinématographie: à côté de divers courts métrages, les multiples compléments consacrés (notamment) au réalisateur, à sa vision de la femme, à son fameux « gang » munichois, à l'homosexualité, au cinéma, au terrorisme, à l'Allemagne, etc. par le truchement d’entretiens et de témoignages précieux.

    Carlotta. 18DVD. Sous coffret.

  • Premier délire de l'An

    En lisant Nos animaux préférés d'Antoine Volodine

     

    A la Désirade, ce 1er janvier 2006. – Mon premier livre achevé en ce début d'année est un régal savoureux, d’une fantaisie imaginative et verbale qui fait florès à chaque page et dont l’empreinte finale a quelque chose à la fois d’allègre et d’insolent tant que d’étrangement mélancolique.
    On se rappelle le Michaux d’Ecuador et des explorations oniriques de Grande Garabagne, les chroniques imaginaires de Milorad Pavic au pays Khazar ou le toboggan aux images de Jean-Marc Lovay  en lisant les « entrevoûtes » de Nos animaux préférés d’Antoine Volodine, qui relève à la fois du conte fantastique et de la variation délirante sur une suite de thèmes qui ne le sont pas du tout, où l’esprit critique cohabite avec un humour d’une sorte d’alacrité dans la volubilité métaphorique et lexicogène, dans les droit fil des fictions post-exotiques de l’auteur
    Celui-ci explique d’ailleurs sa démarche par le truchement du Commentaire à la Shagga du ciel péniblement infini, superbe ensemble de sept textes poétiques d’un ton plus grave et d’une teneur soudain plus dense que l’ensemble foldingue du recueil. Le commentaire en question précise que « la Shagga a été conçue pour évoquer, et en même temps pour leurrer, pour protéger, pour résister à toute effraction. Elle contient une part de mystère indéchiffrable et, sous ses dehors anodins, elle proclame paisiblement que sa raison d’être est ailleurs : c’est une esthétique de l’esquive qui lui donne sa force poétique (…), et plus loin il est encore dit que la Shagga module « une rêverie susceptible  de briser encore ça et là le réel, l’inexorable réel de la marchandise et de la guerre ; un territoire d’exil ; une parole chamane ».
    A part les sept morceaux de sagesse du livre, celui-ci se déploie comme une suite de chroniques humanoïdo-animales où, après la première Brève rencontre de l’éléphant Wong avec une humaine agressive, qu’il est contraint d’écraser d’une ferme patte défensive, défilent Sa Majestable Balbutiar le roi du varech à l’échine bouldebrayée, dont on apprend le mode cruel de reproduction, les Sept Reines Sirènes aux règnes ponctués d’événements hégémoniaques ou insurrectionnels variés (méditons au passage sur le sort de Sole-Sole III la reine des Anarchistes qui fit la peau de Jean Balbutiar avant de finir violée et envasée), pour finir sur la triste fin de vie de Wong assisté en ses derniers instants par Tatiana Crow l’humaine compatissante et à belles mamelles mais incapable de surseoir à son enlisement fatal.
    Mais un tel livre ne se raconte pas : il se slurpe et s’absorbe à fond les papilles, tout ouïes et branchies branchées et toutes palpèbres, tout nasarium et tous doigts peloteurs actionnés à pleines manettes.  
    Enfin il faut, pour embrayer sur les Bonnes Résolutions convenant à un 1er de l’An digne des annalistes, recopier ce fragment du Passage, le premier des sept textes sapientiaux de l’ouvrage : « Et c’est sur cette lumière-là, non navigable, fictive, que tu façonneras le passage, dans cette lumière volée, dans la misère orgueilleuse de cette lumière volée ».


    Antoine Volodine. Nos animaux préférés. Seuil, 2006. En librairie le 12 janvier.

     

  • Les oiseaux de Volodine

     

     A La Désirade, ce mercredi 28 décembre. – On est ces jours, à La Désirade ensevelie sous la neige, dans le grand silence de l’enfance et des contes, seuls les oiseaux ont des couleurs qui crépitent autour du Macbird’s, les murmures des livres aussi se distinguent plus nettement, et tel est le conte de ce matin, signé Volodine, qui me parle d’animale innocence sous le nom de l’éléphant Wong. Il y a de l’oiseau chez Wong, se déplaçant un peu sur les pointes dans la zone minée d’après les Evénements qui ont décimé les cultivateurs de la région, mais on verra bientôt, à l’apparition d’une furie humaine à lance-roquettes et gestes manquant de précision, que Wong n’est pas du genre à s’en laisser conter, surtout d’une vociférante petite femme sentant la crotte.
    Ainsi commence Nos animaux préférés, que je vais lire dans la neige en entremêlant son murmure à d’autres. Ceux de Gaspar L. par exemple, qui diffusent cette même douce étrangeté et dont les mots irradient : «La peau monte dans la lumière: derrière les couvertures. C’est un murmure continu. »

    Antoine Volodine. Nos animaux préférés. Seuil, 2006
    A découvrir : le blog Voix et murmurats : http://psalmodiesdenoe.hautetfort.com/

  • L’amour des livres


    Aux visiteurs de ce blog

    Pour vous qui feuilletez ces pages virtuelles, visiteurs identifiés ou non, proches ou lointains, complices ou sceptiques, j’ai ramené l’autre jour, de la librairie Tschann où je passais, ce petit livre qui ne se veut lui-même qu’un feuillage de mots, arrangé par Manuelle de Birman à l’enseigne de L’Archange Minotaure, sous le titre de L’Amour des livres & de la lecture.
    C’est cela, sans doute, quels que soient nos goûts proches ou opposés, qui nous réunit de loin en loin, dans la conviction partagée que « tout, au monde, existe pour aboutir à un livre », selon la formule de Mallarmé.
    Cela fait-il du monde un cabinet de rat des lettres claquemuré dans sa poussière ? Nullement. Car « l’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini », comme le notait Charles-Abert Cingria.
    Le même Cingria disait que la meilleure critique ne faisait que coudre ensemble des citations. Lui-même ne s’y tenait pas, mais l’art de la citation est une composante de la bonne critique, et voici que Léon Bloy suggère : « On devrait fonder une chaire pour l’enseignement de la lecture entre les lignes ».
    L’autre jour, dans son petit bureau de la rue Huyghens, Amélie Nothomb, folle de lecture s’il en est, me rappelait l’observation de Virginia Woolf selon laquelle n’ a été vécu que ce qui a été écrit, mais une nuance qualitative est apportée sur ce qui est vécu et écrit par Valéry : « La lecture des histoires et romans sert à tuer le temps de deuxième ou troisième qualité. Le temps de première qualité n’a pas besoin qu’on le tue. C’est lui qui tue tous les livres. Il en engendre quelques-uns ».
    Quelques-uns. Le critique d’ultra-droite Robert Poulet écrivit un jour Le livre des quelques-uns, après avoir signé un pamphlet Contre la plèbe.
    Or Philippe Sollers, dans Une vie divine à paraître au début du prochain millésime, prétend lui aussi, sous l’égide du retour de Nietzsche (l’un des personnages du roman) rétablir telle aristocratie de l’esprit et du goût, non sans hautain mépris. Or celui-ci me semble, précisément, une faute de goût. Virginia Woolf, elle encore, ne disait-elle pas que l’aristocrate naturel, sachant sa qualité, n’a pas besoin de se comparer ni de se faire valoir. Ces sont des paysans, des artisans, des gens de nos montagnes qui me l’ont appris bien mieux que des patriciens à particules ou des bourgeois imbus de leur bourgeoisie. D’ailleurs à Sollers et consorts Nabokov lance au passage : « Le Style et la Strucure sont l’essence d’un livre. Les grandes idées ne sont que foutaises ».
    « Lire , c’est aller à la découverte d’une chose qui va exister », écrivait Italo Calvino et ce n’est pas autre chose que dit Deleuze dans Proust et les signes, qui souligne le dévoilement aval de la mémoire bien plutôt que son involution.
    Enfin je recopie ceci d’Alberto Manguel, où je trouve soudain un écho à ma propre conception de la lecture : «Tout lecteur est un lecteur associatif. Il lit comme si tous les livres étaient les livres d’un même auteur prolifique et sans âge ».


    A vous qui me faites l’amitié de me lire, je souhaite de belles et bonnes fêtes et une belle et bonne année 2006.

     

     

    JLK, Autoportrait, 2004.

  • De l’extase matérielle


    En lisant Cavalier seul de Jérôme Garcin et Vous dansez de Marie Nimier

    Le style est la pointe de la discipline et si possible invisible, si possible naturel en apparence, l’effort s’effaçant dans la grâce du geste, comme il en va de la danseuse ou du cavalier, et c’est exactement ce qu’on vit, à l’instant de le lire, à travers deux livres déliés de Marie Nimier et de Jérôme Garcin avec lesquels, en deux bonds élégants, on passera d’une année à l’autre, et qui parlent incidemment de la même chose, à savoir du rapport exact, approprié, supposant un drill rigoureux mais se donnant sans peine, entre la chose vécue et sa transmutation par le verbe.
    Marie Nimier se déplace comme sur les pointes dans les nouvelles et autres tableautins de Vous dansez, où sa légèreté de touche, parfois jusqu’à l’évanescece, va de pair avec la concentration et le mordant de l’expression. Prêt à être portés au théâtre (comme plusieurs l’ont d’ailleurs été), ces dialogues oscillent entre l’évocation lyrique et la satire, comme celui qui oppose le journaliste et la ballerine ou le discours in petto de celle qui passe un casting drillé par un expert à formules toutes faites. Même un peu mince, tout ça est très finement filé dans une belle écriture.
    Avec Jérôme Garcin, celle-ci a plus de corps et de coffre. Ceux qui ne sont pas des fous de cheval (comme c’est mon cas, hélas) et qui n’en pincent pas pour le genre diariste (c’est le cas de Garcin, mais pas le mien) seront étonnés de trotter d’emblée, puis de galoper dans la foulée de ce Journal équestre où l’auteur ne consigne en principe que ce qui a trait à son cheval Eaubac et à sa passion. Or Cavalier seul est bien plus que cela, et d’abord par son style magnifique, dont la tenue reproduit en somme celle de l’écrivain en selle, au double sens du terme.

    Ce début l’annonce à merveille : « Deux heures de promenade sur la plage désertée de Deauville et sous un ciel bas d’apocalypse. La mer est en colère, elle a sorti son beau gris métal. En guise de prélimnaires, les pieds fouettés par les vagues, Eaubac léchouille l’eau salée comme s’il lapait du champagne. C’est un cheval distingué, un peu gourmé. Ensuite, on trotte face au vent et à une fine bruine. Les mouettes s’envolent sur notre passage, Au loin tanguent les bateaux qui rentrent en procession au havre. Eaubac trépigne, à qui la Manche donne des envies de rodéo : la marée est très basse, le sable compact, l’air abrasif. Un char à voile nous croise, et le voici parti en coups de cul et autres figures de gymnastique. Je tends à peine les rênes. On s’installe alors dans un galop puissant et cadencé qui n’en finit pas. Extase matérielle »...
    C’est cela même : extase matérielle. Quand une novice débarquait au couvent d’Avila pour y assouvir son besoin d’élévations mystiques, Thérèse lui désignait aussitôt le seau et la serpillière qu’il y avait là et le grand dallage qu’il y avait là-bas, pour premier exercice spirituel. Dans le même esprit, la danseuse de Marie Nimier et le cavalier de Jérôme Garcin bossent un max pour la seule beauté du geste et de l’art, sans parler du tonifiant plaisir du lecteur. Dans l’un et l’autre cas, la classe du style s’impose, le pied-léger…

    Marie Nimier, Vous dansez. Gallimard, 2005.
    Jérôme Garcin, Cavalier seul. Gallimard, 2006.


  • Fils du vent

                                                        Ce qu’il y a de super, avec le Réseau, c’est qu’on est à la fois tout le monde et personne. T’as pas besoin de mettre un masque. A la limite, même si tu scannes ton portrait t’es pas obligé que ce soit le tien. T’es derrière ton écran et t’as pas de comptes à rendre; en tout cas tant que tu débloques pas t’as pas de comptes à rendre. Moi par exemple, après la mort de Raoul, ça m’a drôlement apporté. Parce que, pendant des jours, ça a été encore plus galère que de son vivant. Déjà que ça avait pas toujours été évident quand je l’avais sur les bras, surtout à la fin avec tout le sang qu’il crachait, mais enfin j’avais l’impression d’exister, même si je savais maintenant que je lui devais pas la vie je lui donnais volontiers tout ce qu’il fallait dans l’urgence , je faisais des heures sup pour éponger ses méfaits et gestes les plus graves, comme il disait, je l’avais adopté même s’il était pas celui que je croyais -  l’autre je m’en foutais bien à présent: c’était quand même pour Raoul que j’avais fini par voter après l’avoir bien agoni pour ce qu’il nous avait fait endurer, au point de souhaiter qu’il disparaisse et qu’on n’en parle plus.
     
                C’est pourtant vrai que j’avais fini par le prendre en charge alors que tous se défilaient plus ou moins. Je m’étais installé dans son deux-pièces de la Cité des Oiseaux et quelque part ça m’arrangeait, je me suis occupé de l’Armoire au Trésor, comme il appelait sa planque à factures,  j’ai tout assumé ou à peu près, j’ai débarqué avec mon Mac et je lui ai fait découvrir le monde de la Toile, il s’est pris au jeu quelque temps avant de tomber par hasard sur les saletés de Wonderland, juste avant que ce club de tarés ne soit démantelé, il a vu le sexe et le fric partout et n’en revenait pas avec son bon naturel de coureur des bois pas vicieux pour un jeton, et là nous avons causé de tout ça, il m’a montré tout ce qu’il y avait de mal barré dans ce pseudo-monde et j’ai reconnu que c’était le risque quand on se met à débloquer, bref on a refait ami-ami, je lui ai pardonné tout ce qu’il a foutu en l’air de notre vie et de celle d’Elena, et d’abord parce qu’il m’a raconté son Elena à lui, tout ce que j’ignorais de mon côté, tout ce qu’elle lui a fait subir que je ne savais pas - même s’il en remettait je sentais qu’il y avait du vrai, et je le sentais revivre de me voir l’écouter, il était encore suffisamment sur ses pattes  pour qu’on recommence à se balader ensemble, on est allés en montagne et dans les réserves du bout du Haut Lac, je lui ai appris des trucs sur l’écosystème et il m’en a appris d’autres en m’amenant chez tous ceux qu’il avait fréquentés à l’époque de la distillerie, il n’y avait quasiment plus de soirs ou de fins de semaine que nous ne passions ensemble, même qu’Elena, qui ne me voyait pour ainsi dire plus, sauf pour mon linge,  commençait à la trouver mauvaise.
                D’ailleurs c’est ce moment-là qu’elle a choisi, Elena, pour faire sa révélation, et là c’est plutôt elle qui s’est montrée sous son moche côté, mais moi je n’ai rien vu venir, enfin peut-être que ça devait tourner ainsi, probable même que c’était obligé: que ça devait se passer comme ça, et voilà qu’un jour où je me disais que Raoul repiquait et que je lance comme ça à Elena, sans penser la vexer, que tous les deux, papa et moi, nous nous sommes retrouvés et que ça donne un peu plus de sens à nos bouts de chemins, voilà qu’elle se met à rire drôlement et qu’elle m’apprend que Raoul n’est pas vraiment celui que je crois: qu’elle n’a jamais voulu me le dire mais qu’à présent elle me le dit, que mon vrai géniteur est un autre mais que je ne saurai jamais qui vu que le nom de celui-là elle se le rappelle même pas, ou disons qu’elle pourrait l’appeller le courant d’air...
     
                A Raoul je n’en ai pas parlé: c’était vraiment le plus mauvais moment, alors que tout semblait plus ou moins s’arranger. Je ne lui ai rien dit, pas le moindre reproche, d’ailleurs sa faute à lui était autant dire rien par rapport à l’autre, et puis je ne savais même pas s’il savait, mais il y a ce qu’on sent, il y a ce que Raoul a dû ressentir de ma part malgré que je m’efforçais toujours de lui envoyer de bonnes ondes; et ce qu’il a ressenti ces jours-là devait venir aussi d’elle, elle qui diffusait de sales vibes depuis l’autre bout de la ville, elle qui nous en voulait maintenant d’autant plus qu’elle regrettait sûrement de m’avoir balancé ça sans crier gare, parce que je sais qu’elle est au fond pas si néfaste, et c’est ma mère ça c’est prouvé, enfin bref loin de m’éloigner de Raoul la nouvelle m’a tellement chaviré que ça m’a rapproché de lui tandis qu’il recommençait à saigner.
               
                Au début, sur le Réseau,  j’aimais bien me faire passer pour le fils d’un footballeur célèbre ou pour un animateur de chaîne, mais après la mort de Raoul j’ai revisité les sites qu’il avait classés, je suis tombé dans certaines tchatches où son nom était connu, et tout à coup ça a été comme si je le retrouvais dans un jeu de miroirs, ça me faisait bizarre, ça m’a troublé comme lorsque je suis allé annoncer sa mort à quelques-uns de ses très vieux complices de la Brasserie des Abattoirs. J’avais parfois eu honte de Raoul quand j’allais le rechercher et qu’on se faisait toute la rue au vu des gens comme il faut, mais à présent c’était plutôt le contraire qui se passait, on me demandait de parler de lui ou on m’envoyait des mails persos à son propos et je voyais se former une autre image de mon pseudo-pater: je comprenais mieux pourquoi tout ça lui était arrivé, je lui en voulais de moins en moins, et d’autant que je supportais de moins en moins, à mon tour, la vie de ces gens  qu’on dit justement comme il faut.
                C’est Raoul qui m’a montré, le premier, la folie du monde, et bien avant que je ne zone sur la Toile, bien avant même qu’il se mette à ne plus rentrer, bien avant qu’il ne se noie dans son verre.
                - La folie, mon garçon, m’avait-il alors dit, c’est à peu près tout ce qu’on estime ordinaire de nos jours. La folie c’est la vie bridée, c’est le travail rien que pour le dinar et le dinar rien que pour la frime. La folie c’est cette course de rats, me disait Raoul, et quand j’étais encore ado il m’a traîné un peu partout en ville, il m’a fait voir les gens se bousculer et se faire la gueule, il m’a fait voir les regards salauds et les gestes qui tuent, puis il m’a emmené de café en café et de bar en bar et m’a présenté ceux qu’il disait les sans merci ou les sans laisse.
                Ce que Raoul ne supportait pas, je l’ai compris en me rappelant ce qu’il avait été avant de tout laisser se défaire de ce qu’il avait fait, c’était cette vie accroupie, cette vie rancie, cette vie protégée de tous côtés, cette vie assoupie: ce semblant de vie.
                Lui qui avait joué les gagneurs et que nous avions connu sur la crête de la vague, comme disait Elena, s’était vu un jour dans une vitrine avec son costume gris et son attaché-case de barge d’affaires, et d’un coup ses yeux se sont ouverts: le même soir il envoyait tout valdinguer et nous avec -  ça je dois quand même le compter dans la colonne déficit.
                Mais comment compter avec Raoul ? Autant décider qu’on va scotcher le vent et le mettre en cage. Autant l’autre était courant d’air, comme disait Elena, que je pouvais oublier vite fait, autant l’autre n’avait fait qu’entrer et sortir dans la vie d’Elena, autant l’autre ne faisait que glacer mes recoins, autant le souffle de Raoul m’avait fait respirer et me décoiffait à vie; autant la force de l’autre me semblait nulle, autant la faiblesse de Raoul me rendait à nos enfances partagées et à sa grande ombre colorée de divinité des sous-bois; autant l’absence de l’autre se décolorait à tout jamais, autant  la présence de Raoul m’était regagnée dans le jardin suspendu de notre maison où tous et toutes  nous l’avions tenu pour Superman.
             Le vieux dandy clodo a mis trois jours pour se décider. Trois jours pour me filer les clefs de l’Armoire au Trésor. Depuis trois jours je le sentais pas à l’aise, depuis que j’avais débarqué aux Oiseaux et après qu’il m’eut raconté pas mal de ses méfaits et gestes, comme il disait.
                Il avait alors une dégaine à faire peur, mais je sentais que ma présence lui redonnait un peu de cran. Il m’avait tourné autour sans oser l’ouvrir quand j’avais attaqué le probème Number One que représentait l’évier de sa cuisine, dont  les strates superposées racontaient l’hisoire de sa malbouffe solitaire de trop de mois. Il s’est retenu pendant des heures, je sentais qu’il avait quelque chose à lâcher mais qu’il hésitait à y venir, et puis je me suis dit que peut-être je me faisais des idées.
                Le troisième jour il riait tout seul dans un coin à relire Le filou scrupuleux de O’Henry, qu’il m’avait fait découvrir à quinze ans lors d’une campée entre nous sur les hauts gazons de Friance; il se poilait entre deux accès de toux à s’arracher les poumons, je le regardais comme s’il était plus jeune que moi, je le voyais tout à coup dépendant et un peu caqueux, je savais maintenant qu’il allait m’annoncer quelque chose, je n’avais même pas remarqué jusque-là la grande armoire verrouillée, je grattais comme un grillon du foyer et lui me citait de temps à autre une fine moulure de l’humoriste, mais j’avais plutôt envie de l’invectiver pour son insouciance et je sentais qu’il le sentait, et tout à coup il fut là, devant moi, debout, petit et grand à la fois, en tout cas solennel comme il savait l’être même quand il titubait sous l’effet de sa dernière tuée, comme il disait, il était là et il me tendait une clef en me désignant ce vilain meuble juste bon à finir à l’Armée du Salut:
                - C’est là-dedans que ça se passe, fils à moi.
                Et cela se passa, de fait, comme annoncé. Cela n’attendit pas l’ouverture complète du double battant: cela sortit parce que cela devait sortir, cela ne pouvait pas ne pas  sortir, cela s’écroula donc, ce fut une avalanche de papiers et de bordereaux, de cahiers, de classeurs et de factures, cela faillit nous assommer puis un tas s’éleva devant nous et Raoul, l’air d’un enfant pris en faute, me lâcha en me regardant par en dessous:
                -Voilà le trésor que je te lègue...
                Le courant d’air ne m’a rien laissé en souvenir, tandis que Raoul nous a légué le vent du dernier jour, qui nous a tous réunis lui et nous.
                Les dettes de Raoul nous ont fait nous retrouver à son insu deux trois fois pour entendre d’abord Elena se lamenter  et mes frères développer des théories morales de gens comme il faut.
                Pour ma part, je leur ai dit l’état de Raoul. Je leur ai détaillé mes premières mesures d’assainissement du marécage raoulien. Puis, tout à trac, je leur ai dit que Raoul ne serait bientôt plus en mesure de s’occuper de lui-même et que moi non plus: que j’en avais ma claque de ne pas les voir se remuer le train. Je leur ai dit que les dettes de Raoul pouvaient attendre mais qu’il fallait lui trouver une maison peinarde pour ses derniers mois, je leur ai dit que Raoul avait encore des trucs à leur apprendre et que ça le ferait revivre un peu plus de n’avoir pas qu’un fils mais bien trois comme à la belle époque des écrevisses et des fins de mois mirifiques, je leur ai dit que j’étais fier d’être le fils de Raoul (mes faux frères n’étaient pas censés savoir que je n’étais, moi, que le rejeton d’un courant d’air), j’ai dit à Elena que je comprenais qu’elle ait aimé le cher lascar, enfin je leur ai proposé de m’aider à aider Raoul et pas un n’a résisté cela va sans dire.
                Raoul m’en a d’abord voulu de le caser en maison, mais je lui ai dit de se la coincer avant de lui expliquer la situation générale et particulière.
                Comme il pouvait s’en rendre compte lui-même, Raoul se faisait parmi et saignait à se saigner. Or ça n’allait pas s’arranger. Bientôt il aurait besoin, son naturopathe me l’avait prédit, de solides doses de morphine et de divers soins compliqués, même s’il était entendu qu’on n’allait pas s’acharner à le retenir dans ce triste monde. Tout ça coûterait encore quelques factures d’assurances en retard et ce n’était pas lui, qu’on sache, qui allait dégager les fonds de l’opération Bons Soins. Bref, Raoul comprit et baissa la tête, puis il la releva et me sourit l’air malin. 
                C’est à cette dernière époque, je crois, que nous avons vraiment retrouvé, Elena son jules de vingt ans, et nous trois notre paternel plus ou moins par le sang.  
                Tout ça je me le suis raconté cent fois, après la mort de Raoul, mais ça ne m’aidait pas à surmonter le blues. J’étais complètement à terre. J’arrivais pas à croire qu’il nous avait fait ça alors que c’était annoncé quasiment à l’heure près. Mais on a beau savoir, on a beau avoir parlé de ça en long et en large: quand t’es devant qui t’aime qui bouge pas plus qu’un mort, là c’est vraiment que t’as touché le fond.
                Pourtant Raoul avait une sacrée belle figure en tant que macchabée: Elena lui a retrouvé un costard de ses années glorieuses, on l’a coiffé et manucuré, il avait son noeud papillon et ses boutons de manchettes à diamants réchappés de toutes les saisies, bref on aurait dit qu’il allait réclamer sa canne à pommeau pour se relever comme un Lazare de dancing.
                Je me suis raconté ça tout seul tous mes soirs d’après le dernier jour, mais c’est grâce au Réseau que j’en ai fait cette espèce de story.
                Un jour que je parle de ces histoires de courant d’air et de vent à Sally Burke de Bradford, dont la Home Page m’avait flashé, elle me demande si je connais Le vent souffle de Mansfield, et moi je lui que non: je pense à Jayne, évidemment, et je lui réponds comme ça par mail que je n’ai pas vu le film. Alors elle m’explique que ce n’est pas de la Mansfield américaine au buste considérable qu’elle me cause, mais de la Néo-Zélandaise à l’air de fée un peu fêlée, une raconteuse d’histoires sur laquelle elle travaille pour son Master,  et du coup elle me balance Le vent souffle  en pièce attachée; et surtout, Sally me dit qu’il faut que j’écrive ce que je lui ai raconté: que ça peut m’aider et que c’est exactement ce qui manque sur la Toile et partout, parce que c’est une histoire vraie comme les écrivait Mansfield la Néo-Zélandaise.
                Donc je recommence à  mettre ça par écrit, et comme il s’est passé du temps entre deux ça se met à vivre autrement, je me le rappelle comme un scénar de quelqu’un d’autre, puis j’en arrive tout doucement à sentir, vraiment, qu’il y a comme du vent dans mon tas de papiers. 
                Et c’est pour ça, sûrement, que c’est le dernier jour que je préfère me rappeler: parce qu’il m’a donné le titre de cette histoire et que c’est alors seulement qu’a commencé de souffler l’esprit de mon père.      
                - Putain ce vent, mais putain, dirent mes frères sur le champ d’herbes sauvages surplombant le fleuve où Raoul nous avait demandé de répandre ses cendres, et c’est ce vent qui nous a ressoudés à jamais, ce vent avant le vin qui roulerait dans les verres (je lui avais promis que nous nous soulerions tous à sa mémoire), ce vent de vie qui foutait la pagaille dans les cheveux d’Elena et qui séchait, dans nos yeux, les larmes qui faisaient de nous trois les frères de notre vieux.


                                                                           «Un grand vapeur, d’où coule
                                                                            une longue boucle de fumée,
                                                                            va vers le large, ses sabords sont
                                                                            allumés, il a des lumières partout.
                                                                           Le vent ne l’arrête pas, il coupe
                                                                            les vagues et se dirige vers
                                                                            l’ouverture béante entre les rocs
                                                                            pointus qui mène à... C’est la lumière
                                                                            qui lui donne cette beauté si terrible
                                                                            et ce mystère.»

                                                                                                 (Katherine Mansfield)
               
                 

  • Balthus revisité


    Un mythe et ce qu’il crypte

    On apprend maintes choses intéressantes à la lecture du livre que Raphaël Aubert a publié récemment sous le titre du Paradoxe Balthus, qui désigne à la fois les dénégations du peintre, surtout sur le tard, relatives à l’érotisme de sa peinture (comme quoi ses nymphettes ne seraient que des anges, dans un univers essentiellement religieux...) et à son rapport avec les maîtres anciens, dont il serait un continuateur direct. Il y a un mythe Balthus, généreusement alimenté par lui-même, touchant à la fois à ses prétendues origines aristocratiques et à tout le décorum entourant le personnage de légende qu’il a composé dès ses jeunes années. Or le moins qu’on puisse dire est que ses affabulations n’ôtent rien à la dimension hors norme du personnage, né dans un climat artiste où il eut Rilke pour mentor et Jouve pour ami et admirateur, entre autres rare pairs, dont un Giacometti. Du moins Raphaël Aubert revisite-t-il sa biographie et les fondements et composantes essentielles de son oeuvre sans se priver de battre en brèche diverses idées reçues.
    Entre autres observations, celles qui portent sur les arguties dilatoires du peintre, relatives à la perversité de son érotisme ou aux sources identifiées de certains de ses tableaux (La rue, de 1933, « citant » explicitement L’Elévation de la croix de Piero della Francesca, entre autres), sont particulièrement éclairantes, désignant les motifs « cryptés » de l’oeuvre mais aussi la modernité, voire la postmodernité de son entreprise de revisitation des maîtres anciens, d’Enguerrand Quarton (dont La Pieta de Villeneuve-les-Avignon a probablement inspiré la fameuse Leçon de guitare) à Courbet (qui a fait dire à Picasso, vache ce jour-là, que Balthus n’en avait pas dépassé l’imitation…) dont il a réinvesti l'Origine du monde en version impubère.
    Filiation, faisant de Balthus le « dernier classique », ou rupture et recomposition entre les peintres du passé et le solitaire du Grand Chalet, se réappropriant formes et structures pour les détourner au profit de ses obsessions et de sa poésie propres, dans une optique moderne voire post-moderne ? Raphaël Aubert penche plutôt pour la seconde option, en démythifiant le grand seigneur glacé « dont-on-ne-sait-rien » au bénéfice d’un artiste majeur qui gagne ici en humanité passablement « tordue » ce qu’il perd en superbe mythico-mondaine…

    Raphaël Aubert. Le paradoxe Balthus. La Différence, 121p.



    Alice, daté de 1933, fut la propriété de Pierre Jean Jouve, fasciné par sa « charnalité » intense…

  • Amélie Nothomb au soleil de minuit

     


    En relisant Les catilinaires
    Ce roman est sans doute, avec le récent Acide sulfurique, l’un des ouvrages les plus remarquables de la romancière, que je relisais l’autre soir avant de la rencontrer à Paris. Cette confrontation entre le couple le plus tranquillement civilisé qui soit, de profs en retraite dans la maison de leur rêve, et de l’emmerdeur absolu que figure leur voisin débarquant tous les jours pour leur imposer sa présence taiseuse de rustre de mauvais poil, débouche sur des abîmes juste entrevus au passage, comme souvent dans ces romans si elliptiques, mais qui n’en sont pas moins effrayants, relatifs au non-être et donc au mal.
    Palamède Bernardin est en effet celui qui, s’ennuyant mortellement au monde, rempli come une outre vide d’un gaz acide, ne peut faire que diffuser son poison intérieur et en contaminer autrui. Il y a chez lui comme une variante du démon de petite envergure.
    Or parlant hier de ce livre avec Amélie Nothomb, qui lui a été « donné » par une conversation surprise dans un bus belge, elle m’a appris que les habitants d’un seul pays au monde, sur les 37 traductions faites des Catiliniares, l’avaient interprété au rebours de tous les autres, en trouvant incompréhensible son couple et tout à fait normal le personnage qui se rend tous les jours chez ses voisins pour ne faire que les assommer de son silence revêche.
    Je reviendrai, ces jours prochains, sur cette rencontre d’Amélie Nothomb qui fera l’objet d’un long entretien, intéressant me semble-t-il. Dans l’immédiat, cependant, je me demande si notre projet de Réveillon à traîner nos raquettes du côté de Tampere ne va pas être remis à des jours meilleurs…

  • Notes en courant


    Autour de La possibilité d'une île, de Philippe Sollers et de Frédéric Pajak...

    C’est à une superbe analyse de La possibilité d’une île que Philippe Sollers se livre dans le dernier numéro de Ligne de risque, où il prend bien soin de présiser tout ce qui le distingue, lui le nietzschéen au pied-léger, du schopenhauerien qu’est à l’évidence Houellebecq, mais en multipliant les observations pertinentes et somme toute généreuses, malgré les piques. On retrouve d’ailleurs celles-ci dans le nouveau roman de Sollers, Une vie divine, dont les soixante première pages sont assez épatantes et relèvent nettement plus du vrai roman qu’à l’ordinaire, même si le protagoniste est le même éternel libertin que nous connaissons et qui développe ses vues en coachant une élastique Ludi et diverses autres dames aux silhouettes non moins joliment troussées.
    Cela étant, Sollers charrie lorsque, comparant Houellebecq et Bret Easton Ellis dans Ligne de risque, il réduit celui-ci à un « simple ludion de marché », une « figure pour magazines ».
    A-t-il lu sérieusement Lunar Park ? Cela m’étonnerait. Evidemment l’auteur américain est peu philosophe, mais je le trouve, pour ma part, plus romancier que Michel Houellebecq et surtout que Philippe Sollers. Comme il en va de Houellebecq pour beaucoup de critiques, l’image médiatique de Bret Easton Ellis fausse probablement la donne, mais que cela a-t-il à voir avec la substance de ses romans et particulièrement du superbe dernier, tellement plus pénétrant et inventif qu'American Psycho ? Ce qui est sûr à mes yeux, c’est que la substance romanesque de Bret Easton Ellis est organiquement beaucoup mieux « tenue ensemble », et vivante et libre, comme sont vivants et libres tous ses personnages, y compris sa propre projection, que la substance des essais-romans de Philippe Sollers, dont la somptueuse prose (réellement étincelante dans ce nouveau livre, vive et radieuse) et l’intelligence hypercultivée (et hyper-étalée) ne font pas illusion, à mes yeux, sur le côté complètement plaqué de la dramaturgie romanesque à proprement parler, le temps, les lieux, les couloirs de la mémoire et du sentiment, bref ce rêve éveillé du roman qu’est précisément Lunar Park et, aussi, dans une toute autre tonalité, La possibilité d’une île, et que n'est sûrement pas Une vie divine...
    On sent évidemment, dans les pages d’Une vie divine, la pointe de jalousie que Sollers éprouve à l’égard de Michel Houellebecq, mais il ne devrait pas: allons.  Lors même qu’il prétend instaurer une nouvelle noblesse du goût, cette façon de se pousser au premier rang de la photo est précisément un peu « plèbe », je trouve. Enfin je n’ai rien, pour ma part, contre la « plèbe » qu’il est désormais de bon ton de mépriser. J’ai le tort, sans doute, de ne voir que des gens…


    A ce propos, et pour en revenir à un autre roman qui vient également de paraître chez Gallimard, de Frédéric Pajak, je trouve chez celui-ci ce même mépris, précisément, mais alors à une dose « panique », dans la peinture endiablée qu’il fait des personnages de La guerre sexuelle, dont l’écriture a heureusement assez de chien pour retenir l’attention. Mais quoi ? Faut-il vraiment s’intéresser à cette galerie de nuls ? Je me le demande. J’aimais beaucoup Reiser, dont les pires charges avaient toujours quelques chose d’un peu tendre, à part la drôlerie. Chez Pajak, le comique y est certes, mais le trait se force à la longue jusqu’au mécanique, après un début caracolant, et c’est un peu dommage chez un auteur qui a le punch de Houellebecq mais pas les soubassements…


    Philippe Sollers. Une vie divine. Gallimard, 524p.
    Frédéric Pajak. La guerre sexuelle, Gallimard, 141p.
    Ligne de risque. N0 22. Décembre 2005. Texte absolument réjouissant( !) de Michel Houellebecq, intitulé Mourir, et deux approches de La possibilité d’une île, d’assez haute volée, signées François Meyronnis et Yannick Haenel. Notamment…

  • Panique à Lunar Park

    Bret Easton Ellis à la Star'Ac

    A La Désirade, ce samedi 10 décembre. – C’est pendant les pubs de la Star’Ac que j’ai commencé de lire Lunar Park, hier soir, avec un retard qui doit venir des quelques papiers dédaigneux que j’avais lus à gauche et à droite, disant à peu près : pas terrible, déballage narcissique, ragots de pipole, ces choses-là. Ce qui m’étonnait un peu, de la part de Bret Easton Ellis, et d’ailleurs André Clavel m’avait plutôt mis l’eau à la bouche - André Clavel qui est un vrai lecteur, lui. Mais les choses qui doivent se faire se font, et lire Lunar Park pendant les pubs de la Star’Ac est une bonne façon de cumuler les plaisirs du prime, n’est-il pas ?
    Ce qui est sûr, c’est que les 50 premières pages de Lunar Park, qui m’ont bientôt scotché par-delà les pubs, tout en reluquant de loin tel duo d’adorables baleines (Magali et Liza Minelli) ou tel combat de jeunes coqs (Jérémie et Pascal au coude-à-coude assassin), c’est qu’il faut être bien distrait (ce que sont hélas beaucoup de mes consoeurs et frères) pour ne pas saisir vite la haute malice et la vigueur panique de cette fausse autobiographie jouant avec tous les standards médiatiques du monde actuel pour les « retourner » en quelque sorte.
    Bret Easton Ellis raconte en somme comment il est devenu un personnage de Breat Easton Ellis en devenant le romancier multimillionnaire auteur des livres de Bret Easton Ellis, de la même façon que son père, qu’il dit haïr pour de bonnes raisons (on en découvre les premières traces dans les terrifiantes nouvelles de  Zombies), lui a inspiré le personnage de Pat Bateman d’ American Psycho après avoir été ce personnage « dans la vie »
    On sait que Pat Bateman, le protagoniste d’American Psycho, est un yuppie psychopathe, voisin de Tom Cruise dans son appart de Manhattan, qui ramène des meufs chez lui pour les tringler avant de les tronçonner. Ces mauvaises manières ont fait dire, par les Ligues féministes américaines, que Bret Easton Ellis était forcément misogyne pour imaginer de tels « comportements inappropriés ». Ce que ces dames, et beaucoup de critiques distingués avec elles, n’ont pas vu, c’est que Patrick Bateman ne tuait qu’en imagination. Cela change-t-il quoi que ce soit ? Si fait : cela distinguait ce roman de l’hystérie apathique aux coups de sonde dostoïevskiens (Norman Mailer l’a écrit lui aussi) d’un snuff polar banal jouant sur le goût de la violence et du sexe gore. Il y avait, autrement dit, un élément critique là-dedans qui relevait d’autre chose que de la démagogie au goût du jour. Ce qu’on n’a pas assez compris, depuis Less than zero, c’est que Bret Easton Ellis est le médium d’une certaine réalité américaine, qu’il vit et traduit avec une porosité rare et une intelligence instinctive de pur romancier bien faite pour déstabiliser pas mal de nos confères et soeurs et les pitbullettes des Ligues de vertu.
    Le combat faisait rage entre Jérémie et Pascal (en duo de vrais mecs hormonés se coulant des regards je t’aime-je-te-tue à n’en plus pouvoir) quand je suis arrivé à l’évocation, dans Lunar Park - après la « descente aux enfers de la drogue » du romancier et la « main tendue » de Jayne, mère de son fils Robby (lui prétendait que c’était plutôt le fils de Keanu Reeves qui fréquentait Jayne à la même époque, mais le test a prouvé le contraire) vers laquelle il revint du « bout de la nuit » - des lendemains du 11 septembre (ils se sont mariés cette année-là) où l’on a commencé de voir, dans toutes les villes d’Amérique, des attentats à tous les coins de rue, et les cadavres innocents s’amonceler jusqu’à la hauteur des derricks, et la peur de tout et l’horreur absolue : « Jayne voulait élever des enfants doués, disciplinés, poussés vers le succès, mais elle redoutait à peu près tout : la menace des pédophiles, des bactéries, des 4 x 4 (nous en avions un), des armes à feu, de la pornographie et du rap, du sucre raffiné, du rayonnement ultraviolet, des terroristes, de nous-mêmes »…
    L’humour embusqué de Bret Easton Ellis, dans sa ressaisie de la paranaoïa collective de l'Amérique de Bush,  n’est pas très éloigné de celui de Michel Houellebecq, en plus fou, et sa fantaisie de fictionnaire mimant les délires contemporains est bien plus riche d’observations virtuelles et actuelles que ne le disent ses détracteurs distraits, comme il en va d’un Maurice Dantec. Mais percevoir cela suppose une certaine attention, pour ne pas dire un certain manque de préjugés…
    Madame Public a finalement préféré les langueurs mâle de Jérémie aux raucités de fauve blessé de Pascal, le dinar a de nouveau pissé un max à la Star Ac et tout est bien: comme le dit et le répète Nikos, c’est en allant jusqu’au bout du truc qu’on se dépasse à tous les niveaux du machin, mais ce soir je ne regarderai pas Super Seniors à la télé romande : il y a quand même des limites à l’obscénité…

  • Les enfants perdus

    En lisant Lunar Park de Bret Easton Ellis
    Le rapport liant le Bret Easton Ellis qui écrit Lunar Park et le Bret du livre qui raconte sa vie de romancier célébrissime et plein aux as en train d’essayer de se refaire, me rappelle curieusement celui qu’entretient Marcel Proust avec le Narrateur de la Recherche. Je sais bien que le rapprochement peut sembler « limite », mais l’idée m’en est venue hier soir en lisant la suite de Lunar Park, qui joue du dire-plus de la fiction en faisant de cette pseudo-chronique autobiographique un roman brassant le même type d’observations que Moins que zéro, Les lois de l’attraction ou Zombies, avec ce même regard sur ce qu’on pourrait dire les enfants perdus de nos sociétés nanties et avachies, et cette même musique de détresse, qui expliquent sans doute l’extraordinaire retentissement de ces livres. Aussi et comme chez Proust: cette façon de projeter la mémoire devant soi au lieu de s'y mirer le dos tourné.
    Des pages 50 à 109, le narrateur de Lunar Park raconte essentiellement comment il replonge dans la dope (sans le reconnaître, avec toute la mauvaise foi typique de l’accro), et comment se distendent les liens l’attachant à Jayne (qui le surveille fébrilement), à Robby (qui le fusille du regard), à la petite Sarah dont l’oiseau de peluche n’est pas content non plus, ou au chien qui le juge grave lui aussi. Une fête démente de Halloween, où affluent les amis de l’écrivain, les voisins, les parents des mômes du quartier et les étudiants shootés du campus où Bret donne un atelier d’écriture, est l’occasion de détailler ce mircocosme oscillant, comme toute l’Amérique, entre conformisme extrême et défonce, suavité et violence, infantilisme des adultes et sombre regard des enfants.
    Or ce qu’il y a là de plus intéressant qu’une peinture de mœurs, c’est qu’un roman couve, avec quelqe chose d’aussi inquiétant que ce qu’on sent bouillir à la surface du cratère où s'est enfoncée la première machine infernale tombée du ciel, dans La guerre des mondes que justement je regardais d’un oeil en lisant Lunar Park, dans sa version initiale de  Byron Haskin, si délicieusement années 50. Au passage, j’ai d’alleurs été saisi par l’incroyable ressemblance entre le reporter se précipitant vers la faille avec son micro et le Bret Easton Ellis des années 80 : même profil aquilin et même grand front à même mèche léchée, même cravate et même œil à vrille - bref tout porte à croire que Bret Easton Ellis est la réincarnation d'une série B de 1952...
    Enfin, le rapprochement entre Bret et Marcel trouve un autre motif à la page 108 de Lunar Park, lorsque le narrateur léchote le brillant des lèvres de son étudiante Aimee Light, auquel il trouve un parfum qui le « ramène très loin ». Et de préciser : « C’est comme ces petites mandarines chez Proust ». Alors, bonne élève, Aimee de corriger : « Vous voulez dire madeleines ». Mais  lui d’insister : « Ouais, comme ces petites mandarines »...
    Et c’est exactement cela, le roman : c’est cette façon de réinventer la réalité, plus vraie que vraie, qui fait que les madeleines d’hier sont les mandarines d’aujourd’hui…