A propos d’ Une pièce montée de Blandine Le Callet
La famille française bourgeoise bon teint a déjà suscité pas mal de gravures acides, de Mauriac à Nourissier, qui trouvent une émule en la personne de Blandine Le Callet, dont le premier roman ne manque pas de vif et de justes observations, pour s’achever de manière hélas platement convenue, genre happy end pour magazine de coiffeurs.
Le mariage à grand flaflas de Bérengère (laquelle fait tout avec l’ordinaire bataillon de bonnes femmes) et Vincent (qui traîne un peu les pattes) constitue le moment théâtral du roman, développé comme une suite de récits à multiples points de vue rappelant, en beaucoup plus « soft », les tableaux de Dolce agonia, sous la plume de Nancy Huston, ou du ravageur Festen, film « culte » de Thomas Vinterberg.
Blandine Le Callet n’a pas le regard aussi féroce, mais ses traits ne sont pas moins contrastés, dans un climat bien actuel d’encanaillement où ce qu’on planquait naguère sous le tapis ou dans les armoires (le sexe et ses petites cornes) tend à s’étaler au grand jour. Deux canards boiteux (une lesbienne et la fillette « anormale » qu’on évite de laisser apparaître sur la photo), un curé et un sale type avéré accentuent les reliefs de ce portrait de groupe plutôt réussi, dont les diverses parties se trouvent reliées par le dénominateur commun du regard plein d’empathie de l’auteur.
Blandine Le Callet. Une pièce montée. Stock, 320p.
Carnets de JLK - Page 197
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Famille je vous haime
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Moribondage
Lorsqu’il apprend que son paternel vient de subir une attaque à l’issue probablement fatale à court terme, Denis Midgley en est encore à subir les récriminations plus ou moins féroces des parents de ses élèves, mais il lui faudra encore affronter ses dragons d’épouse et de belle-mère avant de se retrouver au chevet de Frank, qu’elles adulent pour mieux le rabaisser, pauvre de lui. Pourtant une autre épreuve l’attend dans la chambre où son père demeure à l’état comateux : sa redoutable tante Kitty, qui incarne l’enquiquineuse terre à terre, remarquant par exemple, après qu’elle s’est étonnée de ne pas être « partie » avant son frère: « A mon âge, tout ce qu’on souhaite c’est un endroit où l’on puisse facilement passer l’aspirateur »…
Les chambres d’hôpitaux, comme les tables de mariages ou d’enterrements, sont souvent des scènes de théâtre. Or le lecteur sera servi en l’occurrence, avec les proches réunis de l’agonisant auquel son frère Ernest, du genre rustaud, recommande de se « magner » de passer l'arme à gauche. D’un irrésistible humour, ce petit roman restitue parfaitement le mélange de poses convenues et d’incongruités, de rôles plus ou moins bien joués (médecins, infirmières et visiteurs mêlés), entre autres dialogues « pour ne rien dire » caractérisant ces situations tragi-comiques, qui frisent souvent le surréalisme…
Alan Bennett. Soins intensifs. Traduit de l’anglais par Pierre Ménard. Denoël & d’’Ailleurs, 124p. -
Nos enfants ces pervers
Surveillons-nous assez nos enfants ? Sommes-nous assez vigilants par rapport à leurs conduites privées et publiques ? Ne participons-nous pas à l'Axe du Mal en renonçannt, fût-ce une seconde, à la Surveillance de chacun de leur geste et au Jugement de chacune de leur parole, voire de chacune de leur pensée qu'il nous incombe de deviner ? Telles sont les Questions qui se posent à moi à l'instant, juste après que je fus tombé sur cet alarmante non moins qu'accablante note consignée par Pascal Riché, vigilant observateur de la blogosphère (http://usa.blogs.liberation.fr) au pays de la Nouvelle Vertu.
Or voici le texte qui a inspiré cette matutinale méditation. Son titre ne manquera pas d'alerter chaque Parent Vigilant qui sommeille au fond de chaque lecteur...
Un dangereux prédateur sexuel
Pour avoir glissé deux doigts dans la ceinture d’une de ses petites camarades, assise par terre devant lui, et ainsi touché sa peau, un écolier de Brockton, dans le Massachusetts, a été suspendu trois jours pour harcèlement sexuel. Le gosse a six ans. Sa mère n’a même pas essayé de lui expliquer ce qui se passait : il ne comprendrait pas. Le journal local The Enterprise, a relaté l’affaire, et les télés ont fondu sur la petite ville. S’en est suivi un tollé national sur le thème : on est peut-être allé un peu trop loin dans la political correctness...
L'affaire reflète, jusqu'à la caricature, les excès d’une campagne menée depuis des années dans les écoles américaines, qui vise à interdire dès le plus jeune âge les attouchements non désirés. Les écoles se sont dotées de codes de conduite en la matière. Celui de de l’école de Brockton définit ainsi le harcèlement sexuel comme des comportements répétés, non désirés ou des propos importuns de nature sexiste, à propos du sexe d’une personne ou de son orientation sexuelle. Il y a des exemples de contacts physiques à prohiber: touching, hugging, patting or pinching. (toucher, prendre dans ses bras, tapoter ou pinçoter). Dans la littérature rédigée sur le sujet, on peut tomber parfois sur des perles. Exemple, cette page titrée Les harceleurs sexuels peuvent être des élèves du primaire qui figure sur le site web de l’Association nationale des directeurs d’école élémentaires. On peut y lire ceci:
“Il est très important que les directeurs agissent rapidement et prennent le harcèlement sexuel très au sérieux. Souvenez vous que tout ce qui est offensant pour le sexe opposé peut être considéré comme du harcèlement sexuel : tirailler les vêtements, insulter, taquiner sur l’aire de jeu. Mettre fin à cela n’est pas seulement meilleur pour les enfants, cela crée aussi un meilleur climat pour l’apprentissage. Et c’est certainement bon pour les relations publiques”.Tel est le drame, frères et soeurs, beaux-frères et belles-soeurs. Il y a quelques années, un jeune Suisse de dix ans, en séjour chez une parente américaine et observé à la lunette d'approche par une voisine, fut surpris en train de tapoter et de pinçoter sa petite cousine Molly. Alertée, une section spéciale de l'Observatoire fédéral de la Vertu survint, le menotta, et le pervers helvétique (de race à vrai dire métissée par sa mère) fut consigné au trou en attendant son Procès. Hélas, les puissances obscures de la décadence s'interposèrent et le criminel échappa à un Juste Châtiment. La rumeur dit qu'il se livre aujourd'hui au Péché Mortel de l'attouchement de soi-même. Nouvelle preuve que nul progrès n'a été fait depuis lors si l'on en croit la tragédie de Brockton, et qu'une véritable Croisade s'impose de toute urgence.
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Folk-rock Memories
De Dylan à Otis Redding
Les sexas Joan Baez et Bonnie Raitt, entre autres, ne sont pas seules à broder encore sur le canevas du folk-rock en narrant leurs hauts faits à leurs petits-enfants: de plus jeunettes ont pris la relève, dont Susan Tedeschi est des plus talentueuses, avec un spectre vocal aussi expressif que nuancé, comme l’illustre Hope and Desire, qui vaut aussi par la qualité de son environnement musical.
On pense d’ailleurs à Bonnie la Texane dès que Susan (qui a en revanche la dégaine physique de Joan, en tout cas pour l’arrondi du visage style madone de Woodstock) « attaque » le You Got the Silver des sieurs Mick Jagger et Keith Richards, sur un crescendo de belle amplitude. Deuxième remake « culte » de l’opus, après un Soul of man (Oliver Sain) également très bluesy: Lord protect my child d’un certain Bob Dylan, magnifique ballade que Susan Tedeschi recréé avec le même bonheur vocal, souvent proche de la soul. Dans la même fibre, avec une puissance (rappelant cette fois la plantureuse Alison Moyet) qui l’autorise parfaitement à s’y colleter, la voici qui nous ressuscite un splendide Evidence, puis un non moins flamboyante version du Security d’Otis Redding.
Aussi à l’aise dans la romance (Sweet forgiveness) que dans le blues-rock, Susan Tedeschi imprime à tout coup sa patte personnelle à ce bel album du souvenir revivifié…
Susan Tedeschi. Hope and Desire. Verve/Universal -
Défi au Général Stumm
D’Apocryphe à Livres en feu
« Le Général Stumm n’aime pas les livres », lit-on dès les premières lignes du nouveau blog littéraire apparu en ce début d’année sous l’enseigne d’Apocryphe, dont on sent hélas que l’auteur est en contradiction flagrante avec les bonnes dispositions de son généralissime personnage, comme nous le sommes aussi pauvre de nous.Or loin de nous excuser, comme il est d'usage par les temps qui courent, nous nous contenterons d’offrir au Général Stumm, pour le conforter, l’ouvrage de Lucien X. Polastron, intitulé Livres en feu et paru aux éditions Denoël en 2004, et de citer par la même occasion quelques exergues de la même Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques dont Apocryphe, assurément, fera le meilleur potage tout en agréant l'expression de notre papivore bienvenue.
«Le temps était aux aurores boréales invisibles dans les salles d’attente du dictionnaire » (Benjamin Péret)
« Cet homme détruira ma muraille, comme j’ai détruit les livres, et il effacera ma mémoire, et il sera mon ombre et mon miroir, et il ne le saura pas » (Jorge Luis Borges)
« On ne s’étonnera donc pas de disposer de si peu d’écrits anciens, mais d’en avoir seulement ». (Gertrude Burford Rawlings)
« Dieu de la paix, disperse les nations qui se complaisent dans la guerre, cette plaie des plaies pour les livres, sanctuaires de l’éternelle vérité ». (Richard de Bury)
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Ballades folky
La touche perso de Rosanne Cash
A la veille du retour de son paternel de légende sur grand écran, dans le film Walk the line que lui a consacré James Mangold, la fille de Johnny Cash nous arrive dans une Cadillac noire qui tient plus de l’imagerie fitzgeraldienne romantique que de la pompe de luxe pour poupée Barbie genre Paris Hilton. Surtout, elle se défend de tout classement country au nom du père, et le fait est que son talent propre s’impose de lui-même, autant par la ciselure de ses textes (fan lectrice, elle a évoqué l’été où elle découvrit Colette, raffole de Toni Morrison et a également publié des nouvelles) que par le climat émotionnel et musical très varié des douze compositions de ce bel album oscillant entre blues-rock (Radio operator, ou le magnifique Burn down this town, tous deux sur une musique de John Leventhal ) et romance folky (le splendide I was watchig you, plein de mélancolie automnale, ou les tendres God is in the roses et The good intent), avec des textes parfois plus incisifs qui la situent dans le sillage du protest song (soft) courant de Joan Baez à Tracy Chapman. La voix pleine et chaleureuse, Rosanne Cash relance enfin le grand lyrisme « à papa» au fil de superbes balades (telle House on the Lake) que l’ange Johnny doit reprendre avec bonheur dans sa prairie éternelle…
Rosanne Cash. Black Cadillac. CD Capitol
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Lautréamont en traversée
Une lecture intégrale des Chants de Maldoror
« La lecture m’a sauvé la vie ! » s’exclame, devant son Tartare saignant, le poète au chien Merlin. Or Jacques Roman est à la fois comédien, du genre qui brasse largement la vague d’air et ne craint pas l’envolée. Metteur en scène aussi. Bête de scène. Donc on pourrait le croire se payant de mots ? Lourde erreur : ce qui vient d’être dit a été payé et continue de l’être. Lui qui vous lance illico qu’il y a « forcément de la folie » dans sa passion de lire n’en finit pas de se relever d’une enfance brûlée de laissé-pour-compte. Casé très tôt. Posé devant les livres comme on plante aujourd’hui les mômes dans le coin-télé. Jeté par exemple dans Jules Verne, et donc tout Jules Verne jour et nuit à six ans. Très tôt ainsi vivant cette expérience de la lecture en apnée, dont on retiendra, de loin en loin, la fulgurance d’une rencontre ou d’un nouveau monde, les mots et les heures. Le sexe et les mineurs de Qu’elle était verte ma vallée à quatorze ans, repris à la cinquantaine. Montaigne fleurant l’odeur d’école à la prime adolescence, revisité toute une vie. Puis la fugue définitive à 15 ans, la ville, les livres fauchés par nécessité, La métarmophose de Kafka et toute une angoisse ressassée : Kafka lu et relu comme sera lu et relu Moby Dick vous plongeant dans le corps du monde.
« J’ai appris lentement à écrire pour ne pas crier », écrit Jacques Roman dans un étincelant petit livre récent intitulé La chair touchée du temps, et ceci encore : « Je voudrais apprendre à crier pour m’entendre répondre de là-bas, du pays ancien dont j’ai oublié le nom mais qui ne cesse de m’appeler sourdement ».
Or tous les livres de cet écorché vif (une trentaine en constellation aux éclats vifs) évoquent ce « pays ancien » dont son être entier garde la mémoire, comme tous les textes des écrivains aimés qu’il réincarne. Et le texte entier à bras-le-corps : du Désert de Le Clézio afin de partager un Maghreb mythique en exorcisant le racisme qui l’a révolté en son jeune âge, au Désert des Tartares de Buzzati lui permettant de (re)vivre ce temps infini de ses lectures initiatiques.
« L’art demeure l’enfance de l’art fidèle à vous chercher dans la cave au sol humide et froid », écrit encore Jacques Roman dans un autre texte accompagnant des dessins de Menga Dolf. Or parlant aujourd’hui de Lautréamont, que Gracq disait « le grand dérailleur de la littérature moderne » et que Beckett décrivait à bouche mince et rouge, « comme congestionnée à force de vouloir chier sa langue », voici le rêveur éveillé se rappelant les peaux retournées de lapins écorchés, les après-midi pluvieux de son enfance à contempler ces dépouilles, les deux syllabes du mot lapin lui collant à la langue…
« Sans cesse j’y reviens avec toujours ce point d’ancrage : la situation de l’orphelin. Toujours ce quelque chose d’un bannissement. Toujours ce retour à un crime et à la cruauté. Toujours cette replongée dans le mystère Ducasse qui est le nôtre aussi…»
Le nautonnier ne sera pas seul sur les vagues du « grand océan », douze heures durant. Ses compères musiciens Léon Francioli et Daniel Bourquin l’y accompagneront, comme ils l’ont fait l’an dernier pour une saisissante Marche dans le tunnel d’Henri Michaux.
Au pied de son maître vaticinant, le chien Merlin s’est quelque peu assoupi. Tel sera peut-être le cas, au fil des heures, de l’un ou l’autre des passagers de la traversée ? Qu’à cela ne tienne : le liseur allumé se fait fort de les immerger dans le corps même de Maldoror dont les chants, affirme-t-il, « n’ont jamais été si actuels dans leur vision ».
Lausanne. Théâtre 2.21, Les chants de Maldoror (lecture intégrale ), le 18 février, dès 15h. Durée 12 heures. Petite restauration. Réservations : 021 311 65 14. www.theatre221.ch
Jacques Roman. La chair touchée du temps. La passe du vent, 59p.
Jacques Roman et Menga Dolf. Je vois loin des yeux. Labor et Fides.De gauche à droite, sur la photo de Sedrik Nemeth: Léon Francioli, Daniel Bourquin et Jacques Roman sous le requin.
Photo Philippe Maeder: Jacques Roman chez lui, à Lausanne.
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Le parricide sublimé
L’esprit du conte et la sensualité défient le puritanisme patriarcal dans Le Baladin du monde occidental de J.M. Synge.
Qu’est-il de plus condamnable, d’assommer son père tyrannique d’un bout coup de pelle, ou de se targuer de ce haut fait non vérifié pour épater la galerie, quitte même à en rajouter ? Telle est la question, doublement ancrée dans le puritanisme et le génie poétique irlandais, que pose et qu’illustre Le baladin du monde occidental de John Millington Synge, dont la poésie sensuelle et l’humour déflagrateur firent scandale à sa création, à Dublin, en janvier 1907. L’inspiration de la pièce, assurément irrévérencieuse, n’en est pas moins débordante de générosité et de gouaille populaire, dont l’insolence joviale réjouit particulièrement en ces temps de régression bigote. Par ailleurs, un enseignement plus profond, à valeur initiatique, s’y module, qui rejoint « quelque part » les observations d’un certain Freud, contemporain de l’Irlandais…
Un irrésistible humour préside à la suite des tribulations de Christy Mahon, parricide présumé que le village où il débarque accueille comme un héros « qui en a », avant que son père au crâne mal cicatrisé ne survienne pour tirer vengeance de son vaurien, contraint alors de « remettre ça » pour mériter les faveurs de la belle qu’il a conquise en plastronnant. Or l’ingrate Pegeen Mike, qui a commencé de rejeter Christy en découvrant son affabulation, le voue au gibet après avoir assisté au remake « réel », dont l’increvable paternel se relève une fois encore au dam des « honnêtes gens » prêts à pendre son rejeton, avec lequel il repart tout réconcilié...
Avec une verve épique alliée à un verbe truculent, la pièce réunit une brochette de personnages à la fois savoureusement typés (surtout les deux groupes de compères et de commères) et plus subtilement détaillés, à commencer par Christy Mahon dont le traducteur François Regnault note qu’il est « un peu Œdipe (mais il n’a pas tué son père), un peu Hamlet (mais le fantôme de son père est vivant) et un peu Christ (mais il ne sauve pas le monde) », dans le rôle duquel Manuel Mazaudier irradie bonnement, mêlant l'ahurissement ingénu du puceau et la rouerie libertaire du braconnier, la fougue dansante et le charme. A ses côtés, plus encore que la ravissante mais pusillanime Pegeen Mike (campée avec la même grâce par Agathe Dronne), c’est la veuve Quin (que Dominique Reymond habite avec une intelligence sensible et une malice souveraines) qui marque le contrepoint qu’on pourrait dire de « folle sagesse » de la pièce, également illustrée en fin de course par le père Mahon (Philippe Duclos, non moins remarquable), tour à tour grotesque et touchant, paillard et bon, que sa double résurrection rend enfin moins buté et borné - symboliquement « révélé » par son fils, comme celui-ci l’est par tous les autres…
Des multiples registres de la pièce de Synge, le jeune metteur en scène Marc Paquien, en complicité parfaite avec son décorateur Gérard Didier (très belle scénographie à la fois stylisée et suggestive en sa magie, prolongée par les lumières de Dominique Bruguière, les beaux costumes de Claire Risterucci et la bande sonore très riche elle aussi d’Anita Praz), a dégagé une représentation lisible et tonique, ressaisissant le mélange de vitalité et de folie des contes populaires tout en indiquant fermement la ligne sous-jacente de l’initiation de Christy.
Toute l’Irlande en son génie poétique, sur fond d’âpreté terrienne (les petits calculs de la veuve), de sauvagerie et de sens commun, de religiosité catholique et de relents païens, revit dans cette pièce aux résonances à vrai dire universelles.
Lausanne. Théâtre de Vidy, salle Apothéloz, jusqu’au 24 février. Durée : 2 heures. Me-je-sa, 19h. Ve, 20h.30. Di, 17h.3. Lu, relâche. Location : 021/619 45 45Photos de Mario del Curto
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SM
Il lui a fallu s’y reprendre à trois fois avant d’oser franchir la porte du Sailor, mais ensuite les garçons ont eu tôt fait de l’adopter. Mine de rien, ça les flattait de compter une star de la philo mondiale au nombre des intervenants les plus assidus de leur collectif.
Personne n’aurait été tenté de se foutre de lui quand il a débarqué avec sa casquette à ferrures et son costume tout cuir vu qu’il a joué le jeu sur toute la ligne, se montrant toujours d’une extrême gentillesse, sans rien de forcé pour autant, avec ceux qu’il impliquait dans ses combinaisons de rôles, jusqu’aux plus violentes d’apparence. Sa façon de feindre la domination sur les moins friqués de la grande banlieue, puis de renverser tout à coup le rapport et de trouver à chaque fois un nouveau symbole de soumission, nous a énormément amené au niveau des discussions de groupe, sans compter le pacson de ses royalties qu’il faisait verser par ses éditeurs à la cellule de solidarité.
Certains journaleux, au lendemain de sa mort, ont évoqué sa double vie avec l’air de sous-entendre que ça devrait faire reconsidérer son cas, mais nous ça nous a fait hypergerber que des nuls osent s’en prendre à un mec d’une telle classe. -
La force de Fragile
Avec Fragile, son premier long métrage de fiction, le jeune réalisateur genevois Laurent Nègre démêle les relations exacerbées de deux frère et soeur. Marthe Keller, en mère frappée par l’Alzheimer, domine une interprétation de premier ordre.
Comment se fait-il que les êtres supposés le mieux se connaître peinent tant, parfois, à se comprendre, ou n’y parviennent que trop tard, à la faveur de tel ou tel drame ? Ce thème de la difficile communication entre individus très proches est au cœur du premier long métrage de fiction du Genevois Laurent Nègre, Fragile, qui impressionne d’emblée par ses qualités d’émotion et par sa direction d’acteurs. Il y est question d’une femme séparée (Marthe Keller), la cinquantaine, atteinte de la maladie d’Alzheimer, dont son fils Sam (Felipe Castro), artiste et sensible, s’occupe fidèlement à l’insu de son irascible sœur Catherine (Stefanie Günther) très absorbée par sa carrière de médecin et vivant une relation saphique plutôt orageuse avec son amie (Sandra Korol). Par delà leur agressivité mutuelle, les deux jeunes gens finissent cependant par se retrouver à l’instant même où Sam allait imiter le geste de sa mère, laquelle s’est suicidée pour ne pas être à charge et couper court à sa propre déchéance.
« Mon film parle essentiellement du manque d’amour, explique le jeune réalisateur (né en 1973 à Genève), et cela au sein même de la famille, où les pires malentendus se prolongent souvent sans se résoudre. Mes personnages, eux, se réveillent finalement, mais il aura fallu le suicide de la mère pour qu’ils se retrouvent in extremis. »
Le rôle de la mère, précisément, que Marthe Keller incarne avec autant de frémissante sensibilité que de justesse, en évitant tout pathos, a valu à Fragile la reconnaissance du jury de Soleure avec le Prix du meilleur second rôle à la comédienne. Mais comment, au fait, Laurent Nègre en est-il arrivé à solliciter Marthe Keller ?
« En fait, c’est elle que j’ai vue idéalement, en premier lieu, dans ce rôle. Je n’ai pas pensé « star » mais plutôt « aura » et présence, me rappelant plusieurs films où j’avais apprécié son rayonnement, comme Bobby Deerfield. Après un premier contact avec son agent, elle a eu le scénario en main et a tout de suite accepté. Les autres acteurs, issus du milieu genevois, ont été choisis sur casting, mais eux autant que Marthe se sont révélés les personnages que je cherchais. C’était la première fois que je me livrais à un vrai travail avec les acteurs, et je leur suis reconnaissant de m’avoir aidé, restant assez souple avec le dialogue et réécrivant parfois avec leur complicité. »
En présentant à Soleure son premier film, Laurent Nègre ne pouvait « couper » à la question sur sa position par rapport au cinéma suisse et, plus précisément, sur le débat lancé par Nicolas Bideau sur la notion du « populaire de qualité»… Visiblement méfiant à l’égard d’un préjugé national restrictif, en pariant pour le caractère « universel » du cinéma, le réalisateur de Fragile en convient pourtant : « La question du public est fondamentale. Ce scénario est-il lisible ? Ce dialogue est-il crédible ? Comme je ne fais pas de l’art brut, je me pose naturellement ces questions, qui vont d’ailleurs de pair avec la question de la qualité. Si personne ne s’intéresse à mon histoire, c’est peut-être qu’elle ne tient pas debout ou qu’elle est mal fagotée ? »
Ce qui est sûr, c’est que Fragile témoigne déjà d’une maîtrise artisanale remarquable. A trente-trois ans, diplômé de l’Ecole supérieure des Beaux-Arts de Genève (section cinéma), à quoi il a ajouté une année de direction de photographie à Barcelone, le cofondateur de l’unité de production Bord Cadre Films vit pleinement sa passion (partagée avec celle de la BD) pour un art qui lui a littéralement appris, dit-il, à lire le monde et à l’interpréter. « Lorsque j’ai fait mon premier film d’école avec une petite équipe, ajoute Laurent Nègre, le moment du tournage a été un tel choc, ça a été si énorme que j’ai compris que c’était ça, vraiment, que je voulais partager »…A fleur d'émotion
Le premier film de Laurent Nègre, d’une écriture toute classique, parfois même un peu conventionnelle, vaut en revanche par sa densité émotionnelle, la cohérence de son scénario du point de vue de sa progression psychologique (à l’exception de quelques flottements et d’un happy end un peu « téléphoné », style téléfilm), la justesse de ses dialogues (souvent si faibles dans le cinéma romand) et la qualité de son interprétation. Sans trop entrer dans le détail des (non)relations liant les trois protagonistes (auxquels s’ajoutent le père falot et l’amie de Catherine), le film décline les multiples aspects de la fragilité. Qui est le plus fragile de la mère dont la personnalité se disloque, du fils qui semble toute porosité sensible et de sa sœur paraissant au contraire dure et intraitable ?
Le paradoxe final du film est peut-être que sa fragilité, du point de vue artistique, tienne à sa tournure un peu trop « carrée ». Sa vraie force est au contraire d’illustrer la fragilité et ce qui la pallie : force d’amour…
En salle dès le 8 février 2006.Cet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 8 février 2006
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Airs de la nostalgie
Sur Les carnets de Johanna Silber, de Jean-Michel Olivier
et L’année où j’ai appris l’anglais, de Jean-François Duval
Les entreprises littéraires de remémoration sont parfois taxées de « passéisme », alors que le plus fabuleux roman du XXe siècle, donné pour une Recherche du temps perdu, apparaît de plus en plus comme un révélateur de présent; et c’est dans la même optique proustienne que se situent, bien plus modestement cela va sans dire, les derniers livres de Jean-Michel Olivier. Après L’enfant secret (Prix Dentan 2004) qui évoquait, sous forme d’autofiction, la double filiation italienne et vaudoise de l’auteur, celui-ci nous revient avec le journal intime d’une imaginaire diva demi-juive adulée dans la première moitié du XXe siècle : la soprano Johanna Silber, que nous suivons vingt ans durant, de 1931 où elle triomphe à Paris dans le rôle de Sapho, à 1951 qui la voit retrouver son fils Mathias, né l’année des premiers autodafés nazis et fruit lui-même d’un « crime » secret. Développant en amont un autre beau roman de Jean-Michel Olivier (Le voyage en hiver), Les carnets de Johanna Silber rassemblent, sous une forme kaléidoscopique, les notations sensibles d’une artiste passionnée hors norme à tous égards (de lesbianisme en inceste, elle brûle ses ailes à toutes les flammes, y compris celle d’un roi en exercice…) qui ne survit finalement que par la musique, dont les Lieder du Voyage en hiver de Schubert concentrent pour elle l’essence nostalgique, plus précisément «le souvenir d’un bonheur oublié, le doux balancement du corps dans le flux maternel – cet univers liquide et chaud où nous avons baigné hors du temps et de la mort ». Comme dans L’enfant secret, la chronique personnelle de Johanna, qui rencontre Joyce à Zurich ou joue pour Selznick à Hollywood, entre deux visites à Théo son frère incestueux et phtisique, recoupe l’histoire du siècle traversée par les vociférations d’Adolf Hitler, voix par excellence de l’anti-musique. A cet hommage à la beauté dont Dostoïevski disait qu’elle sauverait le monde, le romancier ajoute un tout petit livre étincelant, Vertiges de l’œil, suite en cataracte (c’est le mot) de quatrains offerte à une Iris mythique, à la gloire de la vue et de la vie : « ni larmes ni soupirs/dans la ville glacée/avec Coltrane, Lester offrant/des camélias à Lady Day»…
Doux oiseaux de jeunesse
« J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie », écrivait Paul Nizan sur un ton de défi que rappelle un peu l’évocation douce-acide de L’année où j’ai appris l’anglais, l’amertume en moins et, avec le parfum du jamais-plus, le sentiment profond que ce qui a été vécu là, dans la douceur et la maladresse, restera marqué au sceau d’une plénitude fugace et toute pure.
L’évocation d’une année de collège à Cambridge à l’époque des Beatles, entre soirées à guitares et balades en bord de mer de baby-boomers, pourrait donner lieu à moult clichés et autres redites éculées genre « à nous les petites Anglaises », mais Jean-François Duval y échappe avec autant de délicatesse dans la ressaisie des émotions que de justesse dans le ton. En compagnie de ses compères Harry, le géant alémanique, ou Mike le guitariste irlandais, Chris s’essaie à de premières amours oscillant entre une Barbara et une Maybelene, d’une intensité crescendo proportionnée à la difficulté de conclure. Un grand charme se dégage de cette remémoration à touches légères et subtiles, restituant à la fois une époque (d’Elvis et des premiers Bergman) et un âge (du premier sein caressé) qu’on pourrait dire de transparente honnêteté : « Là-bas, nous avions été nous-mêmes plus que nous ne les serions jamais »…
Jean-Michel Olivier. Les carnets de Johanna Silber. L’Age d’Homme, coll. Contemporains, 132p.
Vertiges de l’œil. Le miel de l’ours, 45p.
Jean-François Duval. L’année où j’ai appris l’anglais. Ramsay, 265p.Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 7 février 2006.
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Compères de blogs
Quatre romans de Jean-Jacques Nuel, Raymond Alcovère et Joël Perino
Les liens qui se tissent sur la toile sont moins hasardeux ou stériles qu’on ne pourrait se le figurer, même s’ils sont rares ou restent le plus souvent virtuels. Or la passion commune de la littérature aboutit parfois à de vrais échanges, comme j’ai eu le privilège de le vivre personnellement depuis quelques mois avec divers correspondants de qualité – tels Alina Reyes, Thierry Laus, Bernard Deson, Christian Cottet-Emard, un certain Ornithorynque aux proses fascinantes - et quatre livres reçus ont aussi prolongé maints propos croisés.
Le premier, que m’a envoyé Jean-Jacques Nuel, et dont le titre est Le nom (éditions A Contrario), à la fois le plus ténu et le plus tenu dans sa forme, relève d’un paradoxe extrême, proche du minimalisme. Il y est effet question d’un écrivain qui remplit un livre entier de son seul nom. Or ce pari fou, dont on pourrait se demander si une nouvelle de trois pages ne suffirait pas à l’épuiser, l’auteur le relève en restituant à la fois le rituel de l’écriture, avec une sorte de respect sacré, les élans et les soupirs de l'homme de lettres dans notre drôle de monde, tout en brossant un très attachant (auto)portrait du protagoniste en homme sensible, dans ses relations (et ses non-relations) avec son entourage, et notamment son père. Ce livre simple et probe est celui, de toute évidence, d’un amoureux de littérature, attaché à la vérité des mots, à la musique de la langue et à une poésie douce-amère de la vie. Autant dire qu'on attend d'autres livre de sa firme...
Tout récemment arrivé sur nos monts enneigés, de Montpellier où vit Raymond Alcovère, Fugue baroque (Editions, N&B, Prix de la Ville de Balma 1998) m’a également touché par le mélange de sensibilité poreuse et de vigueur qui caractérise cette évocation du désarroi d’un quadra, marqué par la perte de la femme de sa vie et sauvé de justesse par une jeune fille surgie à l’improviste, qui vit avec celle-ci, de vingt ans sa cadette, une virée à Naples (lieu par excellence du baroque ensauvagé à l’italienne, mais également d’un maëlstrom vivant très bien restitué) où il essaie de s’arracher à sa mélancolie. Or un retournement subit, à mi-chemin du roman, donne à celui-ci une perspective plus ample par la voix de la jeune voyageuse, dont la vitalité et la quête personnelle, mais aussi la fragilité juvénile, entrent en contraste avec la force sourde, mais fêlée, du protagoniste masculin. Bref, c’est également un livre marqué au sceau de l’authenticité que celui du compère Ray, avec un mélange de délicatesse et de faconde, de culture et d’empathie humaine qu’on retrouve tous les jours sur son blog.
Joël Perino, qui m’a envoyé un irrésistible polar canocide et une fresque familiale pas piquée des charançons, est d’un autre tempérament, plus expansif, et pratique une écriture plus directe, avec quelque chose de débridé et de pourtant bien maîtrisé dans le rythme, qui doit quelque chose à maître Céline. Dans le genre policier jovial, Ophélie a du chien (éditions Le manuscrit) qui met en scène une pétulante jeune fliquesse punky, vaut à la fois par sa rapidité narrative et par son atmosphère de province sentant bon le Genevois (Joël vit à Saint-Julien), autant que par son thème en phase avec une psychose du moment, puisque le serial killer de l’ouvrage s’en prend à nos compagnons quadrupèdes. Mon compagnon Fellow, scottish de haut lignage (petit-fils d’un champion d’Amérique) en a froncé le sourcil, mais son maître s’est amusé. Joël Perino est un conteur et parvient à camper des personnages crédibles, dans un véritable espace romanesque. Plus ambitieuse cependant : la fresque déjantée d’ Eclats et pulsations (paru chez CyLibris en 2001), dans le genre famille je vous haime, qui raconte, avec une sorte de frénésie, les tribultaions d’une espèce de famille Deschiens à la puissance Dubout, si j’ose dire, dont le personnage central, bonnement horrifique, est une mère maudite que le narrateur s’affaire à matricider en 243 pages. Le résultat est étonnant de rageuse vitalité, tissé d'observatios percutantes ou pénétrantes, profus et un peu touffu tout de même, mais d’un écrivain qui a lui aussi la papatte, pour citer un certain Sollers…De gauche à droite: Jean-Jacques Nuel, Raymond Alcovère et Joël Perino
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Bonnard et Bernanos
De la douceur et de la douleur
Le mot de douceur me venant par le nom de Bonnard me ramène au premier chapitre de Monsieur Ouine dont le peintre aurait pu dire tout le mystère, de la sieste de Monsieur Steeny, entre la Miss et sa Mère, à tout ce qui est ensuite évoqué de l’origine de la douceur de celle-ci, mêlée à la conscience tôt éveillée de la douleur.
Le mystère est omniprésent chez Bonnard, consubstantiel à la vie même dont les éléments ne sont jamais noyés dans la pure couleur (ma réticence à l’égard des Nymphéas de Monet et de toute l’abstraction lyrique ensuite) car le dessin reste net et l’objet, l’objet cher à Cézanne mais ici vu et dit tout autrement, avec un abandon et des effusions de père de famille très nombreuse ou d’Eternel en retraite fumant sa clope en regardant sa terre « qui est parfois si jolie » non sans se rappeler l’affreuse mélancolie des enterrements d’enfants…
Douceur, douceur, douleur, douleur, petit rongeur, notre cœur est un « petit serviteur trop fragile » mais même après la mort d’un père aimé et d’un époux gazé le 28 décembre 1916 le petit castor s’active là-bas dans la rivière où se baignent Michelle et Monsieur Steeny son fils, alias Philippe, fils de l'autre Philippe - le petit rongeur obstiné grignoteur de secondes et de minutes et de siècles dont le peintre dessine les papattes en pensant à tout autre chose, les yeux perdus dans les cent mille bleus de ce jour -
Sollers à Sienne (2)
Du livre-mulet et de Guido CeronettiSienne, Albergo Toscana, ce 26 janvier, soir. - J’ai parlé d’ Une vie divine comme d’un livre-mulet, de ces ouvrages inclassables et multiformes, dans lesquels on n’en finit pas de grappiller, dont les Essais de Montaigne est le plus fameux exemple et qu’un autre livre illustre également: bien cher à mon souvenir, (constellé qu’il se trouve de notes et d’aquarelles du jeune François de Nantes qui partageait mes passions de l’époque), dont le titre est La Patience du brûlé et l’auteur le Toscan Guido Ceronetti, vivant comme un franciscain dans le pays proche et que j'ai retrouvé ce soir à la Trattoria Diana, à deux pas du Campo.
« La vie fait passer à travers notre pauvre chair des projectiles et des poignards », murmure le petit homme à l’imper soigné et au sempiternel béret, qui s’exprime avec un raffinement d’aristocrate ascétique : « On est blessé, mais aussi cela aiguise. Somme toute, j’aurai vécu en curieux. En amateur. Tout ce que j’écris vient de la vie. C’est en feuilletant la vie que j’ai découvert des choses… »
De ces « choses de la vie » dont les journaux sont pleins, Guido Ceronetti s’étonne que ses pairs fassent si peu de cas. « Je ne comprends pas que les écrivains italiens d’aujourd’hui se désintéressent à ce point du monde terrible qui nous entoure. On dirait qu’ils vivent en aveugle. Seul, peut-être, mon ami Guido Piovene avait le sens des problèmes de l’époque. Quant à moi, je me suis toujours passionné pour le crime. Il y a là un tel mystère… Et n’est-ce pas la base, en outre, de toute légende ? »
Est-ce un écrivain « engagé », au sens ordinaire, ou un « témoin de son temps », comme on dit, qui s’exprime ainsi ? Absolument pas. Mais on sait l’implication virulente du chroniqueur de La Stampa dans la réalité italienne. Anticommuniste en un temps où cela valait d’hystériques condamnations, puis s’en prenant aux pollueurs industriels et aux barbares de la décadence culturelle, il s’est fait détester tous azimuts par sa virulence d’imprécateur et sa position de franc-tireur pauvre à la Léon Bloy. Car Ceronetti vit de rien dans un bourg de Toscan, loin des cercles littéraires ou académiques. Il n’écrit point de romans à succès mais des poèmes et des sortes d’essais très concentrés, où les aphorismes déflagrateurs (« Comment une femme enceinte peut-elle lire un journal sans avorter ? » - « L’arme la plus dangereuse qui ait été inventée est l’homme » - « Qui tolère le bruit est déjà un cadavre » - « Si le Mal a créé le monde, la Bien devrait le défaire ») voisinent avec des développements plus amples sur les thèmes du rapport de l’homme avec son corps et avec le Cosmos, impliquant donc la maladie et l’érotisme, l’obsession quasi maniaque pour la diététique et une détestation non moindre de la technique (« un serviteur si parfait, voyez-vous, qu’il va nous anéantir »), la réflexion métaphysique et la méditation sur l’Histoire passée ou présente, entre autres digressions mystiques ou philologiques, émerveillements artistiques, vibrations sensibles enfin d’un médium un peu sorcier qui a recrée la vie à bout de fil en sa qualité de manipulateur de marionnettes, à l’enseigne de son Teatro dei Sensibili très prisé du Maestro Federico Fellini…
Dans sa postface au Silence du corps (Prix Médicis du meilleur livre étranger 1984), Cioran disait que l’impression donnée par Ceronetti était «de quelqu’un de blessé à l’égal de tous ceux à qui fut refusé le don de l’illusion ». Or de son ami roumain, Guido partage en effet la vision gnostique du monde: « C’est vrai. Je suis une sorte de cathare. Peut-être cette vision dualiste est-elle toute fausse ? Je ne sais trop – disons que j’ai besoin de penser ainsi… »
Sombre Ceronetti ? Certes très pessimiste sur l’avenir de l’espèce : « Le monde actuel va devoir affronter un terrorisme de type apocalyptique. Voyez le nouveau nihilisme à caractère religieux qui se développe dans le monde, notamment chez les islamistes et dans les sectes fondamentalistes : il semble qu’il n’y ait aucune possibilité de paix et que l’humanité doive s’enfoncer dans cette vase sanglante »…
La patience du brûlé
Guido Ceronetti ne voyage pas comme moi, tel l’escargot du futur, avec son ordinateur sur le dos. «Une telle peste ne m’aura pas dans son lazaret », note-t-il au terme du travail de « fusion rhapsodique » qu’il a accompli dans La patience du brûlé (La pazienza dell’arrostito) sur la base de carnets annotés à la main au fil de cinq ans de déambulations par les routes d’Italie et les livres, de 1983 à 1987.
La patience du brûlé n’a rien pour autant du journal de bord ordinaire. C’est un formidable concentré d’impressions visuelles (non du tout pittoresques mais picturales, pourrait-on dire, avec une superbe digression finale sur la distribution des couleurs), d’observations « le long du chemin » et de pensées, d’échos de lectures à n’en plus finir, de relevés de graffiti muraux (source populaire souvent riche d’invention), de souvenirs, d’invectives (contre la hideur des villes dégradées par l’invasion touristique ou l’anarchie industrielle, et plus encore contre la vulgarité généralisée) ou enfin de très délicates petites scènes qui disent, par contraste, ses qualités de cœur et d’esprit.
Bref, La patience du brûlé est de ces livres-gigognes qu’il faut avoir sans cesse à portée de soi pour y revenir comme à une fenêtre ou à l’œil d’un puits au fond de l’eau duquel brillerait encore un peu de ciel…
Guido Ceronnetti, La patience du brûlé. Traduit de l’italien par Diane Ménard, Albin Michel, 453p. Le silence du corps est disponible en livre de poche Biblio. -
Sauvageons de Suisse profonde
Le Meilleur film suisse 2006
Soleure, ce jeudi 19 janvier. – C’est une belle petite ville que Soleure où il fait bon, dans les vieux bistrots de bois ciré fleurant l’Europe cultivée autant que la bohème artiste et le populo à cigares, discuter des derniers films de la cinématographie helvétique qu’on y projette à journée faite une semaine durant.
La Suisse est ce pays d’extrême-Europe, au fonds populaire, et même sauvage, à peu près méconnu par les temps qui courent, réduite qu’elle se trouve aux clichés du banquier à face blême, ou pire: du fonctionnaire vétilleux, ou pire encore : de l’intellectuel responsable convaincu que l’art et le commerce sont incompatibles. Ce fut le débat tournant à vide lancé par les médias à ces 41es Journées de Soleure, constituant les Etats généraux annuels du cinéma suisse, mais il a suffi de quatre chenapans fuguant à travers les monts de Heidi et les vaux de Guillaume Tell, dans la foulée de Bakounine et de Max und Moritz, sur un ton picaresque oscillant entre Mark Twain et Harry Potter, pour déplacer la discussion sur le terrain d’un cinéma renouant, contre toute attente, avec l’esprit du conte.
My Name ist Eugen, du jeune réalisateur Michael Steiner, entièrement parlé en dialecte alémanique, est devenu un film « culte » en quelques mois, drainant plus d’un demi million de spectateurs suisses allemands, et voici que les pros l'ont élu Meilleur film de fiction de l'année. Ce n’est sûrement pas un chef-d’œuvre du 7e art mais c’est une merveille de fraîcheur, d’humour et de fantaisie, mêlant tous les joyeux poncifs du kitsch helvétique dans un tourbillon d’images et de musiques complètement déjanté, dont l'arrière-goût de nostalgie m’a rappelé Radio Days de Woody Allen, mais avec une frénésie juvénile étourdissante.
Je me fiche bien, pour ma part, de ce qu’on a appelé l’helvétisme, à propos d’une idéologie qui a fait date, mais j’ai toujours pensé que les clichés contenaient une part de vérité et pouvaient être revivifiés, et c’est toute une Suisse profonde de nos enfances que j’ai retrouvée dans ce film à la fois lyrique et gouailleur, tendre et anarchisant - nos enfances de plusieurs siècles, jusqu’à ces bandes d’escholiers pieds nus qui sillonnaient l’Europe de la Renaissance en quête de maîtres de latin ou d’hébreu, qui filent aujourd’hui en skateboard et s’envoient par SMS les mêmes serments de fidélité à la vie à la mort…
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Marthe Keller sous la neige
Cinéma et téléfilms
Kriegstetten, Hôtel Sternen, Bel Etage, ce mercredi 18 janvier. – Se réveiller à l’hôtel a toujours signifié pour moi : je serais nulle part, je ne serais personne. Je serais le commercial X. ou la cheffe de projet Y. Peut-être un transsexuel ? Peut-être un pasteur méthodiste ou un brasseur bavarois en tournée de promotion ? Peut-être un ancien amant de Marthe Keller que j’ai vue dans un rêve la nuit dernière, sous la pluie mêlée de neige, en robe de chambre, là-bas près de la place d’aviation ?
Elle était sortie du film Fragile de Laurent Nègre que j’ai vu hier soir aux Journées cinématographiques de Soleure, racontant les retrouvailles-affrontement d’une sœur irascible (genre ma carrière de médecin et je vous emmerde) et de son frère hypersensible (l'ange gardien de sa maman), confrontés au suicide de leur mère désireuse de couper à la déchéance et de leur éviter les séquelles de la maladie d’Alzheimer qui la fait errer de par les rues. Deux ou trois séquences de ce premier film, dégageant une réelle émotion (excellents interprètes) en dépit d’une écriture conventionnelle (le redoutable nivellement actuel de l’esthétique téléfilm), m’ont frappé sur le moment et j’y suis revenu dans un autre rêve, croisant l’ombre de ma propre mère dans les rues de marbre blanc de l’ile de Hvar, en Dalmatie, qui me reprochait de ne pas avoir pris de laine...
Or nous parlions, hier soir à Soleure, avec un compère de la Cinémathèque, de ce qui distingue un film de cinéma d’un produit de télé. Pas compliqué : l’écriture. Pas la littérature ni le message ni l'intrigue ni le suspense: l’art de passer d’un plan à l’autre sans alternative, parce que ça ne peut être dit que de cette façon-là, où tout est surprise et où tout signifie. Tandis que dans ces feuilletons filmés : bavardage et dosage prévu d’émotion-suspense-amour-action à 99%.
A l'instant, avant de retourner en salle, je me repasse, dans ma chambre sous les toits du Bel Etage de l’hôtel Sternen, un quart d’heure des Vitelloni de Fellini, et voilà : tout y est cinéma, comme tout est peinture chez Cézanne, musique chez Debussy ou littérature chez Proust… -
Deux tout marioles
Les deniers romans d’Yves Laplace et Frédéric Pajak
Mis à part les jugements réducteurs dont se repaissent les paresseux et les ignares, prétendantque rien d’intéressant ne s’écrit dans ce pays, un reproche plus fondé a souvent été fait, à la littérature romande, de manquer d’attention au monde extérieur et de se cantonner dans un certain nombrilisme spiritualisant, dans la double tradition de l’individualisme protestant et du romantisme panthéiste hérité de Rousseau. Ce qu’on appelait naguère l’« âme romande», les yeux au ciel, a cependant du plomb dans l’aile, tant l’éclatement des frontières et la transformation des mentalités et des mœurs ont marqué le climat social et moral dans lequel nous baignons, et les preuves de rupture ne cessent de se multiplier, comme l’illustrent les deux derniers livres d’Yves Laplace et Frédéric Pajak, tous deux d’ailleurs assez décentrés par rapport à la culture romande, encore que…
Ce qui frappe de fait, à la lecture des derniers romans d’Yves Laplace, c’est le tableau assez carabiné qu’il brosse d’une tribu populaire genevoise et la description du glissement de la classe moyenne dans la débauche sexuelle normalisée, notamment à travers les frasques d’un personnage à la fois pittoresque et puant, cousin et mentor du narrateur. Visiblement très nourri par le vécu personnel de l’auteur (Laplace s’en défend en revendiquant l’invention romanesque, et trouve même futé, nota bene, de situer son roman, évidemment contemporain, en 1923, mais tout ça n’est que… littérature), Butin joue sur l’opposition d’une humiliation érotique - ce qu’on appelle plus communément un chagrin d’amour, après que le narrateur s’est fait larguer par la jeune Maud – et la « philosophie » cynique du jouisseur la Bernouille, maquereau en lequel le lecteur est censé voir un « tigre » existentiel. Or, malgré l’éclat de l’écriture de Laplace, la vitalité de son récit et la qualité théâtrale de ses dialogues, nous regrettons que ce qu’il a de plus vrai à dire soit comme submergé par une espèce de bluff mâle et d’exaltation artificielle, qui fait par ailleurs de Maud un personnage peu crédible.
C’est un peu le même grief, hélas, qu’on pourrait adresser aux personnages de La guerre sexuelle de Frédéric Pajak : pantins englués dont on se demande, finalement, ce qu’ils sont censés dire ?
La narration part pourtant en flèche, avec le sieur Maurice qui se dit « un homme d’aujourdh’hui, c’est-à-dire une couille molle », que tout le monde appelle Bobèche et que sa femme considère comme un faible. Le récit de la rencontre de Bobèche et de sa femme Auque, sur le remonte-pente du mont Museau, leur première nuit d’intense fornication en compagnie d’une troisième luronne, la fin de la partouze marquée par une crampe au mollet du héros, l’évocation de la famille pain-fromage du lascar, tout cela, dans le genre « panique » cher à Topor ou Arrabal (avant un certain Houellebecq), était plutôt prometteur, renouant avec le Pajak affreux, sale et méchant d’avant les récits dessinés qui lui ont valu notoriété et estime. Hélas, le ratage du personnage de Lothaire de Maudhui, quadra humanitaire pédophile sur les bords, et la débâcle éthylique d’un voyage au Japon, entre autres épisodes mal ficelés, marquent l’affaissement du roman dont le titre alléchant au possible (on se rappelle les formidables variations de Weininger, Strindberg, Ibsen et autres Witkiewicz sur le thème…) n’aboutit qu’à une espèce d’agitation vaseuse. Plus qu’une dose de viagra, nous conseillerions à Pajak, grand talent, de croire un peu plus à ce qu’il fait (comme l’amer Michel cité plus haut), pour gagner la guerre du vrai roman dont il est capable…Yves Laplace. Butin. Stock, 285p.
Frédéric Pajak. La guerre sexuelle. Gallimard, 141p. -
La force de tuer
A propos de Liberté à Brême de Fassbinder
La Désirade, ce lundi 16 janvier. – En sortant l’autre soir de la représentation de Liberté à Brême de Fassbinder, dont le sarcasme va de pair avec la question sérieuse de savoir à quel moment nous devenons capables de tuer, je me suis rappelé la scène que j’ai vécue il y a quelques années, dans un wagon-restau où, interrompant ma lecture de La force de tuer de Lars Noren, dont il fixait depuis un moment le titre avec des yeux inquisiteurs, tel jeune homme m’a soudain entrepris sur le sujet, affirmant d’abord qu’il était, lui, absolument incapable d’imaginer une situation dans laquelle il aurait la force de tuer…
Je n’ai pas dit à ce charmant garçon, ce jour-là, que j’étais parfaitement capable, moi, de tuer un quidam interrompant ma lecture dans un train, pressentant qu’il manquait d’humour. En revanche je lui ai présenté quelques cas de figure précis qui l’ont rendu tout songeur et moins sûr de lui, avant de lui avouer que, pour ma part, je n’avais éprouvé le désir de tuer vraiment qu’une fois, au MozartPark de Vienne, en observant le manège de dealers de luxe faisant ramper devant eux des gamins toxicos. « Là, vous m’auriez donné un flingue, si possible muni d'un silencieux, je les descendais sans la moindre hésitation »…
Dès la première scène de Liberté à Brême, l’éventualité de tuer le premier conjoint de Geesche, qui l’humilie et la brutalise avec la mâle bonne conscience du macho couillu au pouvoir de droit divin (la chose se passe en Allemagne bigote vers la fin du XIXe, mais vaut encore sûrement un peu partout), m’a paru la seule solution pour elle, et ensuite il m’a paru juste et bon qu’elle empoisonne successivement son faux-cul de deuxième soupirant (louchant sur l’entreprise familiale), son père invoquant l'Autorité du Pater Familias, sa mère celle du Très-Haut, enfin son frère revenu de guerre aussi con qu’il y était parti. Tout ça est évidemment schématique à souhait, le trait est forcé comme dans toute forme d'art expressionniste, et pourtant il y a quelque chose de bel et bien libérateur dans le rire, à la fois noir et jaune, que Fassbinder déclenche par le truchement de cette pièce.
Or je me le demande à l’instant : qui aurais-je vraiment la force de tuer ce matin si j’en éprouvais la nécessité vitale, que dis-je : le Devoir ? A vrai dire je ne vois pas. Personne. Nobody. Nikto. Est-ce le fait d’un début de gâtisme frappant mon imagination, ou cela tient–il à la croissante indulgence qui me vient pour le genre humain, accentuée par la présence éminemment irénique de mon cher Fellow ?Le poison tonique de Fassbinder
Rainer Werner Fassbinder n’aura pas atteint l’âge de la retraite (il est mort de tous ses excès en 1987), mais le soixantième anniversaire de la naissance de ce rebelle, en 2005, a été l’occasion d’hommage illustrant l’actualité toujours vive de son regard à la fois radical, sur la société, et plus qu’amical sur le sort des victimes de tous les pouvoirs. Dans Liberté à Brême, ainsi, c’est à la condition d’une femme asservie ou infantilisée, en la personne de Geesche Gottfried, qu’il s’intéresse, développant une observation à la fois schématique et pertinente par la foison de ses notations, au fil d’une ligne dramatique dont le mécanisme répétitif pourrait lasser s’il n’était empreint du plus grinçant humour noir. En résumé, la « pauvre » Geesche tue successivement tous ceux qui la rabaissent, l’humilient ou l’empêchent de respirer et d’aimer, jusqu’à se supprimer finalement comme pour dire que même tuer « n’est pas une vie ».
Loin d’être une pièce majeure, Liberté à Brême ne se borne pas pour autant à une thèse, et la meilleure preuve en est donnée par les quatre comédiens réunis et dirigés par Denise Carla Haas, qui restituent parfaitement le jeu cruel des relations liant Geesche (Magdalena Czartoryjska Meier, tout à fait remarquable d’intensité et de précision) à son premier rustre de mari (Fabien Ballif, également impressionnant de justesse dans ses divers rôles), le faux- cul doucereux qui lui succède et qu’anime un sordide intérêt, ou son père maxi-macho et son frère qui ne l’est pas moins (Mario Barzaghi, excellent lui aussi), sa mère bigote et enfin sa perfide amie (Valérie Liengme, pas moins bonne que les autres).
Dans un dispositif d’Estelle Rullier accordé à la stylisation de la « lecture », la mise en scène de Denise Carla Haas évite le réalisme pour accentuer la violence expressionniste et instiller le « poison » tonique du texte de Fassbinder, qui nous rappelle que la liberté vaut quelques petits sacrifices…
Lausanne, Théâtre 2.21, rue de l’Industrie, jusqu’au 29 janvier, ma-ve-sa 20h.30, je 19h, di 18h. Neuchâtel, Le Pommier les 2 et 3 février.
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Le retour de Kilgore
Un nouveau roman-culte
Les chroniqueurs se ruent, les columnistes se précipitent, les émules médiatiques de Beigbeder et d’Ardisson foncent comme des drones sur les supergondoles : le dernier Kilgore Trout est arrivé, qu’on se le dise !
Avant même que l’éditeur n’en verse le premier à-valoir on le savait : le nouveau roman post-new-clash de Kilgore Trout, digne pair de Thomas Pynchon, en mieux, sobrememt intitulé I come et représentant, sous forme de contrainte littéraire paraflegmatique et futurible, la rétrospection du Quichotte et d’Under the Volcano en version compactée, sera le Top des Tops à venir, relançant soudain la fascination d’une génération perdue et demie pour l’un des maîtres du mouvement de l’Enigmatique Existentielle incarné par les Salinger, Ducharme et autres Duvert.
Comme se le rappellent les experts absolus du genre, tels Aube Lancemin du Nouvel Obs’ et Germinal Lemeur des Inrocks, Kilgore Trout, compagnon de Kurt Vonnegut au Vietnam (Our Bloody ‘Nam fut un hit du warrior-gonzo, chacun s’en souvient), a complètement renouvelé l’approche dite du Trou noir existentiel en instaurant sa pratique créative de la narration aléatoire à points de vue séquencés. Il n’est que de rappeler les succès californiens puis mondiaux de Fuck the Buck, paru en pulp à L.A. et encore proche du réalisme poétique d’un Charles Bukowski, et surtout l’apothéose de Back to the Mother’s Spidernest, dont Jim Harrison a pu dire qu’il marquait la conjonction de l’esprit des Grands Lacs et du souffle des Cités de la Nuit, pour imaginer l’événement multimondial que va représenter la parution simultanée, en 66 langues, d’ I Come, dont le seul titre fait d’ores et déjà figure de manifeste.Portrait de Kilgore Trout, par LoBello, 1997.
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Madame Berchtold
Quatre d’entre elles (2)
A La Désirade, ce 14 janvier. - Dans la catégorie variée des femmes d’écrivains, un genre me fait horreur et c’est celui de l’Admirable Compagne, dont la seule appellation dissimule le plus souvent des liens de dépendance plus que douteux, alors que me ravit le type en voie de disparition de l’épouse aux petits soins, qui s’écrit naturellement sans majuscules et s’entend avec malice.
Madame Berchtold est le type de l’épouse aux petits soins, et c’est donc avec une double allégresse que je me rendais, avant-hier, à Genève, chez le professeur Alfred Berchtold, qui est la fois le plus grand historien suisse vivant (je dirai à vue de nez: 1m.92), l’un des derniers représentants du Gai Savoir helvétique de haute tradition, l’auteur d’au moins trois livres incomparables (La Suisse romande au cap du XXe siècle, Bâle et l’Europe et sa captivante approche du personnage de Guillaume Tell à travers les siècles et les cultures du monde entier), enfin un homme aussi bienveillant (il m’a fait l’amitié de relire le tapuscrit de mon prochain livre, qui lui est dédié) qu’intéressant, dont l’humour me régale et me rappelle à tout coup le bien fondé du surnom de Pingouin que lui ont collé ses condisciples de la Communale de la rue Lepic, à Montrmartre, où il a fait ses premiers pas de môme studieux à bonnet de plouc préalpin.
Dire que Madame Berchtold est aux petits soins ne signifie pas qu’elle soit piètrement soumise : elle fait ça naturellement, aussi naturellement que Pingouin porte cravate et s’abstient de marmonner « fait chier » ou « j’veux dire ». C’est une affaire de génération. Albert Camus avait honte de voir sa mère se tenir debout derrière sa chaise pendant le repas, et je me suis efforcé longtemps de décourager ma propre mère d’être aux petits soins, mais en observant hier Madame Berchtold, son plaisir de faire plaisir tout en riant de nous entendre rire de certains ridicules de certaines gendelettres de notre connaissance, je me disais « et merde, c’est quand même une société que tout ça», et « oui Madame je veux bien encore de votre poule au riz délicieuse » disais-je alors que je n’en pouvais plus, juste pour le plaisir de lui faire plaisir.Nous avons publié, avec Alfred Berchtold, un livre d’entretiens intitulé La passion de transmettre, que j’ai eu un vrai bonheur à faire et qui reste un précieux témoignage sur la multiculture que nous vivons dans ce pays. Or à chaque fois que nous nous rencontrions, Madame Berchtold était là pour nous faciliter la tâche, aux petits soins une fois encore. Au fil des jours, je n’ai pas appris grand’chose sur elle, sinon qu’elle avait été prof elle aussi et qu’elle ne supportait pas la chimie pharmaceutique, lisait pas mal et partageait les curiosités et les enthousiasmes de son maxi-jules. Or jamais, au grand jamais, je n’ai relevé la moindre trace de condescendance, de sa part à lui, à l’égard de cette petite dame toujours souriante et complice. Ah mais, tout cela ne fait-il pas vieux jeu ? Je l’espère bien, ma caille…
Wolfgang Mattheuer, La distinguée. Huile sur fibres dures, 1973-1974
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Ce dont tout le monde ne parle pas
Salman Rushdie "flingué" chez Ardisson
A La Désirade, ce dimanche 8 janvier. - Dieu sait (à vrai dire Il s'en contrefout) que je ne suis ni royaliste ni obsédé par la re-christianistation de l'Europe et des familles, et que je vois plus de raisons de s'inquiéter du nivellisme à l'occidentale que des survivances du communisme dans la France Fille Aînée de l'Eglise, et pourtant l'information, occultée par les médias, que je viens de découvrir sur le blog du royaliste anticommuniste absolutiste Tex me sidère: à savoir qu'en novembre dernier, Salman Rushdie, invité sur le plateau de Tout le monde en parle, la fameuse émission du royaliste hyper-cynique Thierry Ardisson, a été pris à partie par l'acteur beur toxico Sami Naceri, qui lui a dit gentiment, comme ça, que si un imam lui donnait de l'argent pour le descendre, il n'hésiterait pas à lui tirer une balle dans la tête. Sur quoi Salman Rushdie s'est levé, a retiré son oreillette et s'en est allé en affirmant qu'il ne remettrait plus les pieds sur un plateau de télévision française.
Or, ce qui fait tout de même problème, en tout cas aux yeux d'un démocrate anarchisant des hautes terres d'Helvétie latine de mon pauvre acabit, c'est que les séquences non désirées ont été coupées au montage et que l'émission a passé sans agiter les eaux du bocal médiatique, à l'exception d'un entrefilet dans Le Parisien et d'une mention dans un papier de Marianne. En ce qui me concerne, il y a longtemps que j'ai rangé le sieur Ardisson dans la catégorie des frappes médiatiques les plus significatives de l'époque, à observer et à mépriser à proportion de leur grand professionnalisme et de leur pouvoir d'attraction sur tous ceux qui s'impatientent au portillon de la notoriété. Sous son affreux sourire de travers, juste un peu moins abject que celui d'un Fogiel, à mes yeux le summum de la canaillerie veule et vulgaire, Ardisson me figure la diablerie publicitaire par excellence, pour laquelle tout est bon qui fasse pisser l'euro. Mais il y a pire, et c'est le consentement à tout cela, que le bon Léon Chestov, philosophe selon mon coeur en sa défiance à l'égard de tout les ismes (fanatisme, intégrisme, manichéisme, texisme...) pour qui l'omnitolérance était intolérable. C'était mon sermon du dimanche matin. Sur quoi je redescends de chaire pour observer l'écureuil américain qui vient chouraver les graines de tournesol de la mésange, du pinson du nord ou autres casse-noix de notre MacBird's... ce dont on ne parle pas assez par les temps qui courent.
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L’Alsacienne
Quatre d’entre elles (1)
« Mon père n’avait peur de rien, c’est ce qui l’a sauvé pendant la guerre, et je crois que je tiens de lui… », a-t-elle remarqué en me racontant l’Occupation qu’elle a vécue à Mulhouse, lycéenne aux ordres des Führerinnen, tandis que ses deux frères étaient embarqués dans la Wehrmacht.
C’était hier, elle m’a accosté sur le quai de la gare de Lausanne, elle m’avait entendu une fois dans une soirée littéraire et venait de lire mon papier sur le jeune Sénégalais féru de Senghor dont j’ai tiré le portrait dans mon journal, elle aussi était enseignante et connaissait le lascar, ayant même des choses à m’en apprendre, bref warning : la raseuse, me disais-je en imaginant une échappatoire - mais plus moyen de m’en débarrasser, nous allions tous deux à Genève et je n’avais pas le cœur de la remballer, d’autant moins que ce qu’elle a commencé de me raconter d’elle était intéressant...
Je n’en retiens que l’histoire du pharmacien Weiss. A Mulhouse, où les commerçants juifs abondaient, l’annexion de l’Alsace par les Allemands s’est soldée, à part la germanisation à outrance des écoles, par l’humiliation publique, la spoliation de leurs biens et la déportation ultérieure des juifs, dont Marguerite B. a retenu cette scène : les agents de la Gestapo traînant le pharmacien Weiss devant sa boutique, l’obligeant à s’agenouiller et le contraignant, devant une foule croissante et muette, à brouter l’herbe du pavé qu’il y avait là…
Cette scène du pauvre Weiss, qui n’est jamais revenu des camps de la mort, m’a tout de suite rappelé la chèvre d’Umberto Saba, et c’est avec émotion, avec reconnaissance que j’ai quitté Marguerite B. sur le quai de la gare de Genève, hier dans la lumière voilée de cette fin de matinée d’hiver…
La chèvreJ’ai parlé à une chèvre
Elle était seule dans le pré, elle était attachée.
Repue d’herbe. Mouillée
par la pluie, elle bêlait.
Ce bêlement égal fraternisait
avec ma douleur. Et je répondis, d’abord
pour plaisanter, ensuite parce que la douleur est éternelle,
qu’elle n’a qu’une voix et ne change jamais.
Cette voix je l’entendais
gémir en une chèvre solitaire.
En une chèvre au visage sémite
se plaignait tout autre mal,
toute autre vie.
Umberto Saba, Maison et campagne (1909-1910), traduction de René de Ceccaty -
La danse de Jollien
Eloge de la faiblesse à la scène
Alexandre Jollien décrit, dans son Eloge de la faiblesse , la scène irrésistible d'un de ses compères handicapés qui, dans un train, pour voyager à l'œil, tire la langue «comme un idiot» au moment où le contrôleur s'approche de lui, pour conclure après avoir réussi sa petite arnaque: «Opération lézard!»
Or on pourrait y voir le symbole même de la philosophie pratiquée, avec un humour de défense proportionné à tout ce qu'il a enduré, par le jeune homme marqué de naissance par la poisse. Tout aussitôt, cependant, il faut rappeler que cette insolence comique n'est que la pointe d'un iceberg de difficultés et de travail, dont le présent dialogue, avec Socrate, retrace les étapes et les progrès avec moult détails concrets et une merveilleuse limpidité de parole.
L'apprentissage du handicapé, dans le récit de Jollien, a quelque chose d'un saisissant raccourci darwinien: c'est un peu la saga de l'escargot (l'image est de lui) devenant bipède avant de se mettre à «danser» en pensée, comme Nietzsche rêvait le vrai philosophe. De l'institution spécialisée à l'université, avec le soutien de parents en or, notre «canard boiteux» a fait bien plus que surmonter son handicap: il nous permet de découvrir notre faiblesse, nous qui nous croyons si normaux et chanceux, donc enclins à ne plus nous poser de questions. Or Jollien, qui doit beaucoup à Socrate, laisse la conclusion à celui-ci: mais qui est «normal» aux yeux de ceux qui ne se posent plus de questions?
Du récit de vie de ce jeune handicapé devenu philosophe et écrivain, l'Eloge de la faiblesse devient ainsi un questionnement plus fondamental sur le sens que nous donnons à notre vie en tâchant de progresser, chacun à sa façon.
Sur scène, la maïeutique de Socrate agit avec une clarté totale, que la mise en scène de Charles Tordjman et l'interprétation achèvent d'incarner de manière très physique. Dans une belle scénographie de Vincent Tordjman, évoquant un habitacle protecteur, Jollien (Robert Bouvier) n'apparaît d'abord, plus ou moins dénudé, qu'à travers des persiennes (lumières signées Christian Pinaud) tandis que Socrate (Yves Jenny) l'interroge à vue. Puis tous deux vont investir cet espace-module jusqu'aux limites de la pesanteur, la tête en bas ou se coulant sur ses arrondis. Cohérente et très lisible, la réalisation laisse enfin passer l'essentiel: un régénérateur souffle de vie!
» Vidy-Lausanne, sous chapiteau, jusqu'au 4 février: Ma-sa, 20 h. Di, 17 h. Lu, relâche. Durée: 1 h 05. Loc.: 021 619 45 45. ou www.vidy.ch
» Tournée: La Chaux-de-Fonds (7-8 février), Saint-Maurice (9-10), Sion (14), Neuchâtel (16-26), Villars-sur-Glâne (8-10 mars), Martigny (16-17).Alexandre Jollien. Eloge de la faiblesse. Editions du Cerf.
Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 12 janvier 2006.
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Le Japon des grands fonds
Le dernier roman de Murakami Haruki
On se replonge, à la lecture envoûtante de Kafka sur le rivage, dans le Japon crépusculaire, le Japon tragique, le Japon dostoïevskien du Kurosawa le plus noir ou du nobélisé Kenzaburo Oé. Le premier personnage qui y surgit est un adolescent en fugue, lequel s’évade de la maison paternelle avec, vrillée au corps et à l’âme, la malédiction dont l’a gratifié son géniteur, pour se réfugier dans une bibliothèque où l’accueille aussitôt un aîné bienveillant du nom d’Oshima. Porté par une sorte de furia intérieure, Kafka Tamura, l’adolescent en fuite, va vivre moult aventures à valeur initiatiques, qui entrent bientôt en résonance avec la seconde histoire du roman, narrée en alternance. Le protagoniste de celle-ci, le vieux Nakata, est le rescapé plus ou moins demeuré d’une mystérieuse contamination dont l’armée américaine est peut-être responsable, qui parle aux chats, fait pleuvoir des sardines ou des sangsues, et dont l’ombre est « moitié moins sombre que celle des gens ordinaires »…
Oscillant entre réalisme magique, hantises psycho-sexuelles et fantastique déjanté, ce grand roman aux univers communicants (et notamment avec le labyrinthe d’un certain Franz Kafka…) représente une nouvelle « descente à la cave » de l’un des auteurs japonais les plus intéressants du moment.Murakami Haruki. Kafka sur le rivage. Traduit du japonais par Corinne Atlan. Belfond, 620p.
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Opération Lézard
Alexandre Jollien, clown de Dieu
A La Désirade, ce mercredi 11 janvier. – Je riais tout seul en me réveillant, tout à l'heure, à me rappeler l’irrésistible histoire que raconte Alexandre Jollien, dans son Eloge de la faiblesse, évoquant son pote handicapé qui, dans le train, pour n’avoir pas à payer sa course, tire la langue au moment où le contrôleur se pointe dans son compartiment. Le drôle en question appelle ça : Opération Lézard.
Or ce que je me dis ce matin, c’est que toute la philosophie de Jollien tient en ce programme basique de l’Opération Lézard. C’est en tirant la langue à sa poisse de naissance qu’il est devenu ce qu’il est : à savoir un putain de clown de Dieu, un danseur à la Nietzsche, un resquilleur du SuperHandicap.
Je reluquais, hier soir au théâtre, deux rangs devant nous, le même Alexandre Jollien en train de mater le spectacle de son Eloge joué par Robert Bouvier, qui a juste ce qu’il faut de cailloux imaginaires dans la bouche pour mimer son personnage, et je me rappelai ce que le même Jollien disait, trois heures plus tôt à l’émisssion radio RectoVerso d’Alain Maillard, à propos du putain d’insupportable bonheur qu’avait été la naissance de sa fille.
Alain Maillard est ce mec très sensible et fin qui sait faire parler les gens sans jouer le voyeur ou le montreur d’ours, et c’était à chialer que d’entendre ce clown de Jollien dire qu’il avait vécu la naissance de cet enfant comme un truc qu’il n’avait pas vraiment gagné.
Je ne sais si sa petite fille lui a déjà tiré la langue, mais ça ne manquera pas, et c’est ce qui est beau dans la vie : c’est qu’un lézard devenu père s’expose à se voir tirer la langue par sa fille toute « normale » et portée à le considérer, aux alentours de 14 ans, comme un vrai vieux con de papa… -
Volodine le magicien
Dans Nos animaux préférés, l’écrivain poursuit son exploration poético-polémique
Il y a quelque chose de paradoxalement jubilatoire dans la lecture des romans d’Antoine Volodine, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne dorent pas la pilule. Participant à la fois des conjectures de la science fiction (où il a d’ailleurs fait ses premières armes) et de l’imaginaire fantastique, quelque part entre les fables contre-utopiques d’un Orwell et les contes baroques d’un Cortazar, avec un humour cocasse rappelant aussi les voyages oniriques d’un Henri Michaux, la quinzaine de romans de cet auteur tout à fait singulier constitue désormais un univers parallèle d’une remarquable cohérence, avec ses fictions proliférantes et son « programme » sous-jacent, ses thèmes récurrents, ses habitants aux noms insolites et son bestiaire, dont Nos animaux préférés propose la dernière et réjouissante illustration.
C’est à pas d’éléphant instruit des risques liés à la présence humaine, autant dire sur la pointe des pattes, et d’ailleurs en terrain miné à la suite de terribles événements, que Wong entre dans le livre pour tomber vite fait sur une humaine malodorante et porteuse d’un lance-roquettes RPG7, qui lui demande de l’engrosser après l’avoir sommé de décliner son nom et son sexe. Contraint d’écraser la fâcheuse d’une patte défensive, Wong (qu’on retrouvera au dernier chapitre) laisse sa place à Sa Majestable Balbutiar CCCXV, siégeant nu dans le varech et s’apprêtant à pondre un « sauveur »… Dans la foulée défileront noblement Sept Reines Sirènes, dont le chroniqueur détaillera la «shaggå», de l’insurrection dites des Grandes Vases à l’exécution de Barbille VII, d’autres avatars de la dynastie des Balbutiar et une seconde Shaggå du ciel péniblement infini dont les enseignements à la fois poétiques et parodiques rappellent les vieux textes sacrés, non sans beauté, musique et sens plus ou moins profond.
Sous des aspects parfois loufoques, voire délirants, les récits de Volodine correspondent aussi bien à une sorte d’esthétique de la résistance ressortissant à toute une mythologie « post-exotique », qu’il redéfinit ici dans un Commentaire à la Shaggå du ciel péniblement infini. Il y est notamment dit que ses « vociférateurs emprisonnés » tendent à « une rêverie susceptible de briser encore ça et là le réel, l’inexorable réel de la marchandise et de la guerre ; un territoires d’exil ; une parole chamane ».
De la même génération qu’un Houellebecq, qui a choisi de s’enfoncer dans ledit « réel » jusqu’au cou pour en mimer les pouvoirs mortifères, Antoine Volodine, non moins pessimiste et en butte au même désarroi que l’amer Michel, a choisi les voies plus jouissives du conte et de l’humour pour constituer un univers-gigogne en constante résonance avec le nôtre, où l’écriture fait figure d’éventuel recours contre la barbarie.
Dans son quatrième roman, Des enfers fabuleux, Volodine imaginait un personnage féminin du nom significatif de Lilith, claquemuré dans un gouffre, qui inventait des mondes aussi dévastés que le nôtre puis imaginait un autre narrateur faisant d’elle un personnage de fiction... D’une façon analogue, par un incessant jeu de miroirs et d’échos, le conteur Volodine crée des personnages qui en engendrent d’autres, sous des « entrevoûtes » où se confondent ères et espèces, dans une féerie de mots et d’images dont le paradoxe, une fois encore, consiste à désillusionner autant qu’à réenchanter…
Antoine Volodine. Nos animaux préférés. Seuil, coll. Fiction & Cie, 151p.
Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 10 janvier.
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Hitchcock plan par plan
Du beau, du bon, du Bonus
Ce qu’il y a d’inappréciable dans les rééditions de classiques du cinéma en DVD, ce sont les Bonus. La meilleure preuve en est donnée par la série des coffrets regroupant, sous le sigle d’Universal, les meilleurs films d’Alfred Hitchcock, à voir parallèlement à celle des Premières œuvres publiées par Studio-Canal. Dans le multipack d’Universal, les documentaires réalisés sur la plupart des films d’Hitch regorgent d’informations passionnantes, notamment sur les tribulations liées à chaque réalisation.
Du point de vue de l’écriture cinématographique, plus précisément, ces documents constituent de véritables leçons de lecture, parfois plan par plan, avec de multiples aperçus des trucs et techniques appliqués par le vieux magicien curieux comme un enfant des multiples ressources de son art. Mais le plus fascinant, pour celui qu’intéresse le travail préparatoire du Maître, tient à l’incroyable élaboration du storyboard, d’une minutie et d’une précision graphique, d’une rigueur de conduite dramatique qui en fait un bout de roman à soi seul... -
Le voyage en hiver de la Diva
En lisant Les carnets de Johanna Silber, de Jean-Michel OlivierOn ne saurait imaginer meilleure lecture que Les carnets de Johanna Silber en traversant, du sud au nord, les hauts gazons enneigés de ces régions mitteleuropéennes balisées à l’est par les lacs argentins de Sils-Maria chers à Nietzsche et au nord-ouest par le Café Odéon où Joyce venait griffonner ses obscénités à Nora.
Le privilège d’un personnage de roman tel que Johanna Silber, et l’agrément de sa fréquentation, snobisme mis à part, tiennent autant aux facilités d’accès à divers lieux plus ou moins mythiques - comme la couche du roi George VI (auquel Johanna cède après l’avoir baffé), la Fenice au temps de Toscanini, le Chelsea Hotel en 1940 ou le restaurant Cathy’s de Sunset Boulevard où elle rencontra Fritz (Lang) et David (Selznick), entre autres – qu’aux multiples rêveries découlant de la vie d’une diva folle de Schubert et fondue en musique comme sainte Thérèse en mystique amniotique.
D’ailleurs la métaphore est là page 112 : « La musique vient de là, peut-être : le souvenir d’un bonheur oublié, le doux balancement du corps dans le flux maternel – cet univers liquide et chaud où nous avons baigné hors du temps et de la mort. C’est le premier rivage et la douceur inexprimable du bord de mère. Toute la musique de Schubert est empreinte de cette nostalgie ».
Mais pas que la musique de Schubert, sans blague : à l’instant la voix mourante de Billie Holiday m’enveloppe de son nuage camé aux volutes d’Embraceable you, et du coup je me dis que Johanna la diva fut à peu près la contemporaine de Lady Day, et aussi peu capable que celle-ci de vivre une vie ordinaire.
Or c’est tout l’art de Jean-Michel Olivier, après Le voyage en hiver qui évoquait la destinée de Matthias Silber, le fils incestoïde de Johanna, dans l’Allemagne des années 50, que de reconstituer comme en creux, à fines touches légères, et sous sa plume elliptique puisqu’il s’agit de carnets, cette destinée d’ange à deux têtes (l’autre étant celle de son frère Théo) qui titubent comme deux albatros à travers les années dominée par l’horrible voix du Führer.
Le Voyage en hiver de Schubert constitue le fil vocal liant de ce nouveau livre à la fois plein de musique et d'images, qu’on lit en se rappelant celles d’un Daniel Schmid (surtout dans Heute nacht oder nie) ou la vision romantique du Château de Manderley du Rebecca de Selznick et Hitchcock, d’ailleurs cité en l'année 1940. "Jamais, hélas, jamais nous ne reviendrons à Manderley", pourrait chanter aussi Johanna Silber...
Sans peser ni forcer sur le kitsch rétro, Jean-Michel Olivier donne, avec ces Cahiers de Johanna Silber, une suite à l'un de ses plus beaux romans, qui n’a rien d’une resucée, tout en lui ménageant une nouvelle profondeur.
Jean-Michel Olivier. Les carnets de Johanna Silber. L’Age d’Homme, 2005, 132p.
A lire aussi : Le voyage en hiver. L’Age d’Homme, 1994. Poche suisse.
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Le mot prohibé
Une devinette de Buzzati
A La Désirade, ce samedi 7 janvier. – Je cherchais tout à l’heure la nuance de rose bleuté convenant à mon nouveau petit Niesen à l’acryl, quand je l’ai trouvée au ciel de ce lever du jour. C’est ainsi, une fois encore, que tout communique ; et c’est ce que je me dis aussi après avoir lu la nouvelle de Buzzati intitulée Le mot prohibé, qui évoque une société toute pareille à la nôtre, avec des observations recoupant exactement celle de Dürrenmatt dans son Discours à Vaclav Havel, où l’écrivain alémanique comparait la Suisse à une prison sans barreaux dont chaque habitant serait le geôlier.
Tout au long de la nouvelle, le narrateur, débarqué depuis trois mois dans une ville étrangère, harcèle un des amis qu’il s’y est fait pour que celui-ci lui dise enfin quel est le mot désormais prohibé en ces lieux. L’ami se dérobe, lui expliquant que la prohibition de ce mot découle du besoin d’harmonie des habitants de la ville, qui ont découvert que le conformisme était en somme la meilleure façon de vivre ensemble, avec pour condition le seul sacrifice de ce mot.
Buzzati laisse blancs les deux espaces où le narrateur prononce bel et bien ce mot, que le lecteur est supposé deviner, ce que j’ai fait aussitôt, obsédé que je suis par le besoin de . En lisant la nouvelle à ma bonne amie, elle a prononcé le mot confiance, mais ce n’était pas cela - du moins sa réponse m’a-t-elle paru significative. D’ailleurs je me dis que ce pourrait être un test éclairant. Dis-moi ce que tu redoutes le plus de voir prohibé et je te dirai qui tu es.
La première phrase dans laquelle Buzzati suggère le mot est celle-ci. « Mais nous pouvons parler en toute . Il n’y a ici personne pour nous entendre. Tu peux bien me le dire, ce fichu mot. Quoi pourrait te dénoncer ? » Et la seconde : « Et la ? Le bien suprême. Jadis, tu l’aimais. Tu aurais fait n’importe quoi pour ne pas la perdre. Et maintenant ? »
Et maintenant faisons le test. Vous y tenez, vous, à la ? Ah mais ce Buzzati est d’un candide ? Nous faire de telles devinettes ! Demandons à Vaclav Havel ce qu’il en pense…Niesen, acryl sur toile, 2006.
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Sollers à Lucerne
De Rosengart à Rebecca
J’avais laissé son livre pour voyager plus léger à travers les campagnes enneigées, n’emportant que Les Cahiers de Johanna Silber, mais aussitôt j’ai reconnu Sollers à l’œil inquisiteur qu’il nous a vrillé en se rengorgant dans son feu de plumes blanches, tandis que nous longions la rivière sur laquelle il dansait tout gonflé de son animale importance.
Je me trouvais là bras-deci bras-deça avec deux très vieilles gredines pleines de malice auxquelles j’avais proposé de se rendre en certaine auberge Zum Schiff pour s’y tasser la cloche, ensuite de quoi nous irions à la Collection Rosengart revoir les Cézanne et les Rouault, en traversant vite fait les trois grandes salles de Picasso. Or j’ai vu tout de suite que Sollers savait où nous allions, et que son œil posait une question qu’en une fraction de seconde j’eus déchiffré avant d'y répondre fissa d’un bref hochement du chef. « Verraient-ils le petit Marquet marqueté d'ocelles liquides et le paysage incendié de Soutine » - « Yes messire, ils y allaient surtout pour ça »…
« Yes » est les plus beau mot de la langue anglaise, avait dit Joyce à Johanna Silber quand la diva l’avait rencontré par hasard à Zurich, et j’étais plein encore de la féerie mélancolique de ses carnets lorsque je me rappelai que, de la mélancolie, le cygne Sollers, Sollers le paon paonnant, Sollers le magnifique, le cerf bandant Sollers n’a que foutre.
L’une de mes vieilles gredines a remarqué, au Schiff, lorsque je lui ai montré le cliché digitalisé du cygne Sollers sur le petit écran de mon Nikkon Coolpix L101, qu’il avait le même air rengorgé que l’oncle Théobald quand il est parti aux States , où il a fini clochard ; et j’ai daubé sur le fait que jamais Sollers ne finirait sur le pavé, hélas pour lui, ça manquerait à sa connaissance.
Sur quoi nous nous sommes retrouvés devant les baigneuses bleues de Cézanne. Et le temps s’est arrêté entre le paysage nocturne de Rouault et la tempête d’huile de Soutine…
Le soir nous avons regardé Rebecca du cher Hitch, produit par Dave Selznick qui joue un certain rôle dans la vie de Johanna Silber. Une fois de plus je me suis dit : tout se tient, tout est communiquant, divine est la vie mais pas si ludique que le dit ce vaticanesque ultramondain de Sollers… ah mais flûte: embarquons Une vie divine tant qu’on y est, et vive la vie dont nous crevons !Georges Rouault. Bouquet au paysage lunaire. Vers 1940. Huile sur toile, 43/29cm. Collection Rosengart, Lucerne.