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Carnets de JLK - Page 193

  • Ceux qui rêvent éveillés

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    Celui qui pense que la chiennerie actuelle n’a plus de limites / Celle qui se demande si son devoir de mère n’est pas aussi d’aider son fils à réaliser ses fantasmes / Ceux qui vendent des enfants péruviens aux couples stériles de la Rive dorée / Celui qui se fait mordre par un vison en cambriolant un appart de luxe / Celle qui s’est fait implanter une amulette du Grand Serpent Apophis dans ce qu’elle appelle son feuillage / Ceux qui aspirent à faire de leurs enfants des bêtes à concours / Celui qui est favorable à l’électrification du carillon de Bourg-Saint-Pierre / Celle qui estime qu’une femme de quarante ans est limite morte / Ceux qui boutent le feu aux poubelles de leurs voisins noirs / Celui qui envoie une vipère à son chef de bureau / Celle qui répand des bruist à propos du tenancier du tear-room Les Bleuets / Ceux qui collectionnent les produits écolos y compris les cabas écologiques de Carrefour / Celui qui offre des glaces à l’eau à l’ours à lunettes / Celle qui se flatte de ne jamais regarder Les Experts / Ceux qui rêvent d’un petit chalet ou d’une fermette même sans confort / Celui qui estime qu’une femme au courant de la Bourse est un plus / Celle qui fait du gringue aux jeunes démarcheurs par téléphone / Ceux qui déplorent qu’aucune photo du baby de Tom Cruise n’ait paru depuis trois mois / Celui qui rêve de jouer dans un film belge / Celle qui dépose ses germes sataniques dans les blogs / Ceux qui vivent dans la douleur quotidienne de l’enfant mort / Celui qui prétend avoir dansé le fox-trot avec Liz Taylor / Celle qui entreprend l’étude de l’hébreu pour se rapprocher de Nathan le sioniste de son club de badminton / Ceux qui refusent désormais tout produit israélien / Celui qui se dit le Michael Moore de Wuppertal / Celle qui ne porte que des bas couleur chair / Ceux qui ont échappé à un attentat sans s’en douter, etc.

    A Sète, croisement de rues. Photo JLK.

  • Vélocipédie lyrique

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    (…) Cultivons la bicyclette davantage.
    Mais j’en reviens surtout à ceci qu’elle n’est pas indigne du poète. Elle lui est d’un très grand stimulant. D’abord c’est beau, c’est poétique, par soi-même, cet engin. A cause de ces poignées où on enroule du sparadrap sulfate à côté de sparadrap noir – luisant – et de sparadrap roux. Des gens qui ne font pas attention à cela ont beau s’agiter dès qu’on parle d’art, ils ne feront pas attention non plus aux plus hauts sommets de la tragédie grecque,
    Il faut aimer ses roues, aimer ses jantes, aimer l’acier et ses formes dans une authenticité qui exalte.
    C’est ça qui doit être la littérature, ainsi que le comprenait Jarry. Il disait : ce prolongement métallique de notre squelette. Je ne crois pas qu’on se soit mieux exprimé sur l’importance poétique - et ce qui est poétique prime tout – de la vélocipédie. Ils peuvent rire, les éternels messieurs de la civilisation du faux col qui font le ton des capitales. L’homme intégral est vélocipédiste : il est récupéré à ce prolongement qui était sien qui lui restitue l’acier, lui permettant de rouler, ce qui est bien plus dans notre nature, ailée à l’origine ou rampante, que de marcher.


    Charles Albert Cingria. L’Art vivant ; juin 1938

  • L'éclusière

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    Du bief aval, on surveillera l’écluse.

    J’avise un frêne, où l’ombre était si vaste
    que toute sieste y eût été propice
    à l’or natif d’un poème accouché sans effort.
    Mais il faudrait d’abord apprivoiser ce rythme lent,
    cette scansion sourde et sereine qu’on lit
    aux barres de mesure des arbres riverains.

    (Le monde était cohérent, dans le temps, et l’on savait
    qu’il y a des barres, entre molaires et crochets
    des chevaux de halage, où appuie le mors,
    qui écume, à l’effort, et bouillonne,
    à peine moins que le courant qu’une vanne libère.
    Eh oui ! Mais c’était autrefois ! Il n’y a plus
    de braves percherons sur le bord du canal.)

    Et puis, l’éclusière est comme apparue
    Sur l’ouvrage : on dirait, du frêne, un centaure,
    qui se cabre en poussant le levier.
    J’approche; elle ne voudra pas de mon aide,
    Attachée au royal privilège qu’elle a
    De prendre de très haut l’étrangère en bateau
    Qu’elle fera monter, d’un palier, vers le ciel.

     

    Ce poème inédit de Pierre-Alain Tâche est paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, no 70, juillet 2006.

    Leonor Fini, La fin de la terre, 1949.
  • La voix de l’autre Amérique


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    Joan Baez « live »
    D’une calamité à l’autre, entre la guerre du Vietnam et la réélection de George W. Bush, Joan Baez n’a cessé de faire entendre la voix de la résistance à l’intolérable, notamment par les concerts « live » qui ponctuent sa longue marche de véritables interventions publiques.
    Dans le droit fil des années 60, avec la double référence à Woodie Guthrie, dont elle reprend ici le fameux Deportee (Plane Wreck at Los Gatos), et à Bob Dylan, présent entre autres avec Farewell, Angelina et It’s all over now, baby blue, la grande dame du « protest song » n’a pas pris une ride dans sa voix, pas plus que dans son irradiante présence, aussi douce et délicate qu’inflexible dans son « message ».
    Avec un clin d’œil complice à Michael Moore à la reprise de Joe Hill, cette dense et belle série de quatorze chansons, qui s’achève sur le Jerusalem de Steve Earle, autre compère engagé dans le combat anti-Bush, a été captée à l’occasion de deux concerts donnés en 2004 au Bowery Ballroom de New York, où le « over now » de Dylan prend toute sa signification…
    Malgré le coup de blues lié aux événements, et certaine mélancolie perceptible, rien pour autant de désespéré et moins encore de ringard dans l’expression lyrique et véhémente de cette autre Amérique dont Joan Baez reste une des voix les plus pures.
    Joan Baez. Bowery Songs (live). Proper Records

  • Una vera zidanata

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    L’Italie sauvage du groupe Assurd
    « L’Italie du sud, vous savez, c’est déjà l’Afrique ! », lance Cristina Vetrone au fil de ses présentations pleines de verve, et les meilleures preuves en sont ses propres transes, son accordéon frénétique et sa formidable voix presque masculine rappelant les meilleure interprètes napolitains de la mythique Nuova compagnia di canto popolare, à quoi s’ajoutent les présences non moins incendiaires de Lorella Monti, à la voix plus « bel cantesque » et sensuelle, ou de la plantureuse Enzia Prestia au tambourin d’enfer.
    Entre berceuses pour messieurs (sic) et tarentelles endiablées, chansons savoureuses des femmes du Mezzogiorno réglant leur compte, sur l’oreiller, aux « civilisateurs » du Nord emmenés par Garibaldi, ou évocations plus récentes des splendides Noirs américains débarquant en libérateurs sur la péninsule pour y semer des jolis enfants, le trio d’Assurd (un groupe formé en 1993, jouant aussi en quatuor) pratique la « chronique » chantée et dansée dans la meilleure tradition populaire italienne, telle que la perpétue aussi un Eduardo Bennato, avec lequel les luronnes ont d’ailleurs affûté leur art.
    Sacré coup de boule dans le coffre. « Una vera zidanata ! »

  • L’injure faite à Zidane

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    La version du Guardian

    Selon le quotidien anglais The Guardian, le litige opposant le défenseur italien Marco Materazzi et le capitaine français Zinedine Zidane, qui s'est soldé par un terrible coup de tête assené par Zidane, et qui a valu au meneur de jeu tricolore un carton rouge, se serait déroulé de la sorte: suite à une action française non fructueuse, et alors que les Italiens avaient récupéré le ballon et avaient débuté une contre-attaque, seuls quelques joueurs demeuraient dans la surface de réparation italienne: David Trezeguet, Gennaro Gatuso, Zinedine Zidane, Marco Materazzi et le gardien Gianluca Buffon.
    Zinedine Zidane avait été, au cours de l'action précédente, très strictement surveillé par Marco Materazzi, qui le ceinturait fermement des deux bras, et lui tiraillait le maillot. Le ballon a été pris par Del Piero, et se trouvait déjà à ce moment au-delà du milieu de terrain. Les caméras live ont alors complètement déserté la scène où le litige a eu lieu. Mais pas les caméras off…
    Tout au long de la rencontre, Marco Materazzi, qui était chargé desurveiller Zidane dans la surface de réparation, avait apparemment continuellement matraqué le capitaine français de paroles indélicates, voire même injurieuses, que le milieu de terrain français a longtemps fait mine de négliger.
    Toutefois, après cette séquence, Zidane a signalé à Materazzi, en lui montrant la manche de son maillot: « Arrête de me tirer ! » Déclaration à laquelle Materazzi a répondu : « Tacci, enculo, hai solamente cio che merite..." (Tais toi enculé, tu n’as que ce que tu mérites...)
    C'est à ce moment que Zidane s'est éloigné quelque peu du défenseur italien, qui aurait poursuivi, dans son dos: « Meritate tutti ciò, voi enculati di musulmani, sporchi terroristici" (vous méritez tous ça, vous les enculés de musulmans, sales terroristes)
    C'est alors que Zidane, désabusé, fatigué, mentalement fragilisé, a porté son terrible coup de tête au torse du défenseur italien…

    Nota bene : cette version est invérifiée pour l’heure. A suivre…

    Zinedine Zidane: "Mais dans quelle galère me suis-je embarqué sur ce coup de tête ?!"

  • Gondole de rentrée

     

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    medium_Charras.JPGNotes avant parution

    La vague précédente n’est pas retombée que déjà la prochaine déferle avec, en point de mire, 683 nouveaux romans à paraître à l’automne. Des piles de livres ne cessant de s'amonceler, je tirerai sept titres après sept autres, d’abord en survol puis de manière plus détaillée. Or tel est mon premier choix :

    1. Christophe Bataille. Quartier général du bruit. Grasset, 115p. Révélé par Annam, un premier roman paru chez Arléa et aussitôt distingué (prix du Premier roman et prix des Deux Magots, 1994), l’auteur a de la patte et l’on est curieux de le voir évoquer ici la figure de Bernard Grasset sous le regard d’un certain Kobald, à la grande époque des Saints-Pères.

    2. Annie Saumont. Qu’est-ce qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ? Joëlle Losfeld, 77p. Par la nouvelliste la plus abondante et parfois la plus attachante « au niveau du quotidien », un nouveau petit recueil en forme de triptyque.

    3. Jean-Marc Roberts. Cinquante ans passés. Grasset, 103p. L’auteur, directeur littéraire de Stock, est lui aussi un écrivain racé, qui dit bien les choses de la vie, comme on dit, avec la nonchalante complaisance des désabusés

    4. Alain Mabanckou. Mmedium_Mabanckou0001.JPGémoires de porc-épic. Seuil, 229p. Après Verre cassé , l’auteur congolais le plus en vue du moment à Paris poursuit une œuvre alternant la pleine pâte du roman et les pointes de la réflexion. Il réinvestit ici l’esprit du conte à la manière africaine.

    5. Pierre Charras. Bonne nuit, doux prince. Mercure de France, 115p. Dans un texte de pure sensibilité, voilé de pudeur, l’auteur de Comédien (prix Valery Larbaud 2000) rend ici un bel hommage à son père, du genre à ne jamais se mettre en avant.

    6. Ariel Kenig. La pause. Denoël, 145p. Son premier roman, Camping Atlantic, s’était distingué du tout-venant de l’an dernier par son écriture mordante et sa façon de moduler la révolte sensuelle d’un adolescent. Du camping, on passe ici à la cité HLM.

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    7. Nancy Huston. Lignes de faille. Actes Sud, 487p. C’est le roman dont, pour ma part, j’attends le plus dans la nouvelle donne. Après son fameux Professeurs de désespoir, la romancière traverse un demi-siècle d’histoire contemporaine en entrecroisant les voix de quatre enfants (Sol, Randall, Sadie et Kristina) dont chacun est le parent du précédent.

     

  • Lectures de rentrée (2)

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    Qu’est-ce qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ?, trois nouvelles d’Annie Saumont

    Annie Saumont, nouvelliste remarquable dont l’œuvre (couronnée par l’Académie française en 2003) se constitue en fresque kaléidoscopique de la vie des gens ordinaires, n’a pas son pareil pour saisir, à fleur de mots et de formules toutes faites, la détresse et le désir de s’échapper de ses personnages, le plus souvent pris au piège.
    Le meilleur exemple en est l’homme résigné de la première nouvelle, éponyme, de ce triptyque, littéralement encagé par les petites phrases de sa femme, du genre « qu’est-ce que tu regardes ? », « tu as des pellicules j’en parlerai au pharmacien », « tu n’écoutes rien », « tu mangeras aussi une petite grillade c’est facile d’être raisonnable », et qui se rappelle de radieuses scènes de sa jeunesse en regardant par la fenêtre.
    Sans peser, avec des ellipses qui supposent l’attention vive et même la participation active du lecteur, l’écrivain s’attache à capter les divers réseaux de parole qui s’entrecroisent, ici de l’épouse au sens pratique écrasant, de l’homme qui aimerait tant décider quelque chose mais n’en a plus l’énergie, de ce qu’on pourrait dire le langage des choses et de la poésie suggérant une autre vie plus harmonieuse et plus claire.
    Ou c‘est, dans le métro (Ce serait un dimanche), Thérèse qui évoque in petto sa vie de paumée avec Ada, entre petits négoces de couture et petites fauches, sales mecs comme son père qui tentait de la forcer, échappées de tout ce qui pourrait advenir un dimanche au conditionnel des chimères et retour au foyer des sœurs de la Pitié. Enfin c’est (dans Méandres) le soliloque lancinant d’un homme que blesse la vulgarité du monde, et qui revient dans la ville de son enfance après un long séjour en prison.
    A chaque fois, l’art de la nouvelliste aboutit, à sa manière très particulière où tout semble vocalisé « mentalement » sans rien perdre de sa densité physique et de sa charge émotionnelle, à restituer trois univers plombés par le poids du monde, avec autant de douce attention que d’âpre lucidité.
    Annie Saumont. Qu’est-ce qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ? Editions Joëlle Losfeld, 77p. Ce recueil est déjà disponible en librairie.

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  • La jungle des lois


    La défense Lincoln de Michael Connelly
    C’est un Connelly de grande cuvée que nous vaut le nouveau roman de l’auteur du Poète, de Créance de sang ou de L’oiseau des ténèbres, pour ne citer que trois des meilleurs d’une quinzaine de thrillers d’investigation de premier ordre qui ont tous le grand labyrinthe de Los Angeles pour creuset maléfique et non moins splendide toile de fond à la Michael Mann…
    Comme dans L’envol des anges, et bien plus encore à vrai dire, l’univers « trop humain » de la justice – à savoir tissé de règles et de deals  aussi tordus que dans toutes les sphères sociales de la galaxie urbaine de L.A. – constitue l’arrière-fond du roman, dont le protagoniste est un avocat aussi roué que mal vu de ses confrères, digne fils d’un ponte du barreau déjà porté sur la défense des plus paumés, et n’ayant (à ses propres yeux) qu’un gros regret à remâcher, lié à la condamnation à perpète d’un probable innocent, quelques années plus tôt.
    Lorsqu’un autre prétendu innocent, fils à maman cousu de dollars qu’on accuse de viol et de tentative de meurtre, recourt à lui pour sa défense, Mickey Haller l’accepte d’autant plus volontiers que ce client est du genre « pactole », dont la cause très délicate va nécessiter autant de ruses que d’acrobaties et donc autant de dizaines puis de centaines de milliers de dollars.
    Le premier intérêt de La défense Lincoln est alors, avec la clarté et la saisissante densité propres à l’auteur, la description détaillée des coulisses de la justice pénale américaine vues par un avocat un peu voyou en apparence mais plutôt du genre « humaniste », comme l’était le fameux inspecteur Bosch du même Connelly, et non moins attachant à vrai dire.
    Cette même dimension « humaniste » prédomine d’ailleurs dans la partie la plus importante du roman, qui nous confronte  au mal incarné en la personne de celui-là même que Michael est censé défendre – ce qu’il va faire aussi bien jusqu'au fin bord du gouffre, mais c’en est déjà presque trop dit…
    On n’est certes pas chez Dostoïevski ou Bernanos, mais il est rare qu’un thriller communique, au lecteur, des sentiments aussi complexes et profonds - mélange de révolte et de tristesse, de lucidité et de mélancolie, d’abjection et de tendresse -, que ceux qu’on éprouve chez Connelly (comme il en allait aussi des romans noirs de Robin Cook), alors même que les personnages et les situations s’en tiennent plus ou moins aux stéréotypes du genre, n’était le formidable paradoxe narratif  de ce dernier roman.
    Comme un James Ellroy ou un James Lee Burke, Michael Connelly est assurément un écrivain de très forte trempe, dont les livres ont autant de valeur documentaire que d’impact critique, baignant enfin dans une espèce de poésie urbaine assez fascinante. Bref, c’est de la belle, de la toute belle ouvrage que La défense Lincoln, mais prévoyez d’y passer la nuit blanche si vous y « tombez » après midi…
    Michael Connelly. La défense Lincoln. Traduit de l’américain par Robert Pépin. Seuil Policiers, 333p.
     

  • Aux sources du fleuve


    A propos de Congo River
    C’est en somme le fleuve Humanité qu’on remonte dans Congo River, le film somptueusement déchirant de Thierry Michel dont les images restituent d’abord la splendeur des paysages que traverse le cours d’eau en serpentant (le dieu qu’il incarne est d’ailleurs un serpent) au milieu des immensités de savane et de brousse. Au cours de la lente et cependant très vivante première partie, correspondant à l’aval des rapides en direction desquels on remonte, l’on suit la progression d’un inénarrable train de barges sur lesquelles s’entasse la population d’un véritable village flottant, chèvres et cochons compris ; et tout aussitôt cela sent bon l’Afrique à plein nez.
    En contrepoint à ces images de navigation sous la vigilante garde d’un Commandant incessamment attentif au travail des sondeurs, crainte du fatal ensablement, des fragments de trépidants documentaires de l’époque coloniale rappellent ce que fut celle-ci, avec son mélange de développement et de pillage organisé, sur fond de paternalisme bon teint à la Tintin au Congo
    Au terme de la première partie de cette remontée, marquée par telle tragédie « ordinaire » (plus de deux cents noyés imputables à l’incompétence d’une compagnie) ou telle manifestation d’évangélisation de masse durant laquelle un prêcheur en costume chic fait cracher le dollar aux ouailles classées selon leurs ressources financières (plus tu allonges, plus tes péchés seront allégés, ma sœur mon frère…), le film change de tonalité avec l’apparition, à la hauteur des cataractes, des premiers militaires égrenant leurs chants guerriers. Et c’est alors, en crescendo, la progression vers le cœur des ténèbres, de champs de croix en villages abandonnés où rôde encore le spectre de la terreur, jusqu’à ce dispensaire où se retrouvent des milliers de femmes violées dont les tribulations  se trouvent détaillées par un médecin colossal au parler délicat qui rend plus affreux encore ses insoutenables constats.
    Rien pourtant d’accusateur ou de sentencieux, ni même de très explicatif dans ce voyage au bout de l’horreur dont tout est supposé connu, qu’on redécouvre ici par l’image, la hantise des choses qui sont là et des traces des êtres qui n’y sont plus - l’émotion nous prenant au ventre et à la gorge sans qu’aucun commentaire ne soit porté par l’emphase, la fin du film s'ouvrant d'ailleurs à un regain d'espérance, par la voix de l'archevêque de Kisangani.
    Congo River s’achève enfin sur l'évocation d'un paradis terrestre avéré, avec la vision édénique d’une pièce d’eau dont les moires scintillent sous le feuillage lustral et poudroyant de lumière. Telle est la source du Congo. Tels sont les eaux et forêts. Tels sont les hommes. Telle est la vie...     


  • Rire jaune de la Chine

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     Une satire carabinée de l’absurdité, entre communisme et capitalisme sauvage

    De la Chine populaire actuelle, les affairistes et autres touristes occidentaux voudraient ne voir que ce qui les intéresse ou les fascine en passant, alors que le pays réel se débat entre les contraintes kafkaïennes de la fourmilière communiste et les soubresauts de plus en plus sauvages du capitalisme à tout-va. Or Ma Jian, exilé à Hong Kong en 1987, peu avant que ses livres soient interdits en Chine, et vivant aujourd’hui à Londres, est de ces observateurs cinglants qui, à partir des faits les plus ordinaires, parviennent à illustrer l’absurdité, le tragique et le comique d’une société à la fois paralysée et en pleine évolution. On pense d’ailleurs aux satires décapantes d’un Alexandre Zinoviev en suivant les tribulations des protagonistes de Nouilles chinoises, à commencer par la paire que forment l’écrivain et le donneur de sang. L’industrie que développe celui-ci, raté en puissance, qui va devenir millionnaire en se faisant pomper le sang, donne une première idée des situations extravagantes illustrées par Ma Jian. Lui-même a-t-il été tenté, comme son double ici présent, de  figurer dans le Grand Dictionnaire des écrivais chinois à la condition d’ériger une statue littéraire à un quelconque Héros Positif ? On peut en douter…    Dès les premières pages de Nouilles chinoises, le lecteur est en effet saisi par l’esprit sarcastique des séquences enchaînées à fond de train, dont l’apparente dérision (genre Reiser ou Deschiens, voire Bukowski le dégueu relooké style yeux bridés) va de pair avec la rage de l’exilé rêvant de son cher pays. De l’actrice « performant » son suicide sur la scène d’un cabaret, au patron de crématoire poussant à la consommation pour solutionner le problème de la surpopulation, il y a là-dedans de quoi rire… jaune à n’en plus pouvoir.

    Ma Jian. Nouilles chinoises. Traduit de l’anglais par Constance de Saint-Mont. Flammarion, 236p.

     

  • L’enfant et la rivière

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    L’auteur démasqué (26)

    Ce poème est tiré de La fable du monde de Jules Supervielle, ainsi que l'a trouvé Lamkyre qui en sera dûment récompensé(e) selon les règles non écrites du Jeu papou.

     



    De sa rive l’enfance
    Nous regarde couler :
    « Quelle est cette rivière
    Où mes pieds sont mouillés,
    Ces barques agrandies,
    Ces reflets dévoilés,
    Cette confusion
    Où je me reconnais,
    Quelle est cette façon
    D’être et d’avoir été ? »

    Et moi qui ne peux pas répondre
    Je me fais songe pour passer aux pieds d’une ombre.

  • Le rebond du léopard

     

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    Entretien avec Frédéric Maire, directeur artistique 

    A un an de son soixantième anniversaire, l'édition 2006 du Festival de Locarno se présente sous le signe du renouveau. Frédéric Maire, cofondateur de la fameuse Lanterne magique, à Neuchâtel, lui-même réalisateur et grand connaisseur de cinéma, était lié depuis une vingtaine d'années à la manifestation tessinoise au moment où Marco Solari, président du Festival, lui a proposé de succéder à Irene Bignardi. Or c'est dans la tradition «historique» du festival qu'il s'inscrit en portant d'emblée l'accent sur le travail concerté d'une équipe, avec ses adjointes Chicca Bergonzi, Nadia Dresti et Tiziana Finzi

    – Quel projet concrétisez-vous avec cette édition?

    – En premier lieu, je tenais à recentrer le festival sur le cinéma, en évitant la dispersion culturelle. Tout doit partir des œuvres. Par ailleurs, on m'a souvent demandé si le festival serait politique mais je ne le crois pas: ce sont les œuvres qui ont, ou pas, un contenu politique, et c'est à partir de là que la discussion se fera.

    – Qu'est-ce qui fait l'originalité de Locarno?

    – Ce festival, parmi les plus importants au monde, est objectivement le plus accueillant et celui qui «protège» le mieux les films. Un film est une œuvre fragile. Le Da Vinci Code arrive certes comme un char d'assaut, mais la plupart des films que nous présentons à Locarno, souvent de jeunes cinéastes, nous arrivent comme des objets révélés pour la première fois. Or la tradition de Locarno, que j'aimerais défendre et développer, est d'accompagner les films auprès du public. Pour ce faire, nous disposons de deux atouts: le temps et l'atmosphère. A Cannes, il n'y a pas de projection publique. A Berlin et à Venise, le public doit quasiment se battre pour accéder aux quelques projections ouvertes. Le festival de Locarno, même s'il vise aussi les professionnels, s'adresse au public, avec un catalogue richissime, le journal du festival et une façon unique de présenter les films et d'en discuter systématiquement en présence des réalisateurs ou des acteurs.

    – Y a-t-il un public spécifique à Locarno?

    – Une grande majorité est constituée d'amoureux du cinéma qui y viennent comme les amoureux de musique vont à Paléo. Ce ne sont pas forcément des cinéphiles purs et durs, mais ils viennent se faire une réserve de cinéma pour l'année dans une atmosphère qui englobe balades en montagne ou baignades en rivière. Le public est très réceptif et ouvert, et les discussions peuvent être d'une intensité folle, avec des gens qui ne sont pas forcément des spécialistes.

    – Quels seront les points forts de l'édition 2006?

    – Dans la compétition internationale, nous présentons une vingtaine de films qui ont tous un potentiel de diffusion large et représentent un panorama mondial de ce qui se fait de plus novateur, tout en restant accessible. Nous lançons en outre une nouvelle compétition, à l'enseigne des Cinéastes du présent, réservée à des œuvres plus radicales. Hors concours, la même section rassemble des films d'aujourd'hui aux fortes implications sociales ou politiques.

    – Que verra-t-on sur la Piazza Grande?

    – D'abord une série de grands films, presque tous en première vision. En outre, nous allons y donner des éclairages sur d'autres sections du festival, notamment, avec les courts métrages des Léopards de demain. La traditionnelle rétrospective, que nous consacrons à un auteur vivant, en la personne d'Aki Kaurismaki, sera l'occasion d'y montrer aussi son dernier film, Les lumières du faubourg, en première publique suisse.

    – Et la Suisse là-dedans?

    – Elle fait l'objet d'une autre innovation, avec la Journée du cinéma suisse, pour dire que le cinéma suisse existe et qu'il est de qualité, le fêter et faire date avec la projection sur la Piazza du dernier court métrage d'animation, Jeu, de Georges Schwitzguébel, et de Mon frère se marie de Jean-Stéphane Bron, qui passe à la fiction avec brio.

    – Autre film suisse à découvrir?

    – Ah oui: dans la compétition internationale, celui de la réalisatrice zurichoise Andrea Staka qui a réussi, avec Das Fräulein, un film de grande sensibilité sur l'immigration, avec trois femmes venues, dans des circonstances diverses, d'ex-Yougoslavie à Zurich. Un nouveau grand talent à découvrir!

    – Un mot de conclusion sur le 60e anniversaire?

    – Grande aventure évidemment, que nous n'avons pas envie de fêter de façon commémorative mais prospective, Locarno ayant toujours été un festival ouvert sur le futur, sans renier le passé qui le porte, lui-même révélateur de cette vocation exploratrice…


    Survol de la 59e édition

    PIAZZA GRANDE Première très attendue sur la place mythique: Miami vice de Michael Mann, avec Colin Farrell et Jamie Foxx, le 2 août. Un film «dense et spectaculaire», selon Frédéric Maire, fier d'ouvrir le festival avec ce film qui sera distribué en Suisse romande dès le 16 août.

    CINÉASTES DU PRÉSENT Innovation: la section s'ouvrant désormais à la compétition, un jury de pointe a été constitué, avec Hernan Musaluppi, Rafi Pitts, Tania Blanich, Heidrun Schleef et Emmanuelle Antille. Le prix Cinéastes du présent C .P. Company est doté d'une somme de 30 000 francs.

    COMPÉTITION INTERNATIONALE La sélection propose une vingtaine de longs métrages du monde entier. Le jury attribuera, entre autres, le Léopard d'or, le Prix de la mise en scène, les Prix d'interprétation et le Prix spécial du jury.

    LÉOPARDS DE DEMAIN Consacrée aux courts métrages, cette section propose deux compétitions, respectivement ouvertes aux jeunes réalisateurs suisses et aux films explorant une région particulière du globe. Cette année: l'Est de la Méditerranée, des Balkans au Moyen-Orient.

    LÉOPARD D'HONNEUR C'est au réalisateur russe Alexander Sokurov, distingué à Locarno en 1987 pour son premier film, La voix solitaire de l'homme, que sera remis le Léopard d'honneur. Son nouveau film, Elegy of life, en hommage à Rostropovich, sera présenté en première mondiale.

    RÉTROSPECTIVE Alternant avec la tradition des hommages «historiques», honore un créateur contemporain avec la projection de tous les films du réalisateur finlandais Aki Kaurismaki, qui présentera son nouveau film sur la Piazza Grande. Parallèlement paraît, en coédition avec les Cahiers du cinéma, un ouvrage référentiel publié par le festival sur cette œuvre majeure.

    RENSEIGNEMENTS Festival international du film Locarno. Tél..: 091 756 21 21
    ou info@pardo.ch

    Cet entretien a paru dans l'édition de 24 Heures du 8 juillet 2006.

  • De l’Harmonie cuisinière

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    Fourier, l’opéra et la gastrosophie

    Comment éduquer l’Enfant ? se demandent aujourd’hui les parents désorientés, et comment se perfectionner soi-même en vue de l’Harmonie ?
    A ces questions légitimes on répondra, les vacances venues, en revenant bonnement à l’étude de l’Harmonie, justement, selon Charles Fourier, dont les visions restent lumineuses et roboratives.
    La meilleure reconduction à cette université buissonnière me semble ce matin la lecture attentive de L’opéra et la cuisine qui vient de s’ajouter au catalogue de l’indispensable Cabinet des Lettrés.
    Il y est rappelé, premièrement, l’importance basique de la formation matérielle de l’enfant, c’est à savoir l’exercice essentiel et premier de son corps, préludant à l’éducation spirituelle. Or l’apprentissage des 7 branches de l’opéra (le Chant, la Danse, le Geste, la Gymnastique, la Poésie, la Peinture et la Féerie mesurée) constitue naturellement le fondement de cette formation matérielle de la tige humaine qui portera demain d’harmonieuses fleurs. Sans bonne connaissance de l’opéra dans ses 7 parties, peu de chance de réalisation industrielle, nous dit Fourier, mais il n’y a pas que ça : il y a la Cuisine.
    La Cuisine, avec majuscule, est non moins essentielle en ses 4 parties que forment la Culture, la Conserve, la cuisine avec minuscule (au sens de la pratique) et la Gastronomie. Au lieu de bourrer prématurément le crâne de l’enfant à trop grand renfort de préceptes et de concepts, laissons-le découvrir les agréments naturels de la cuisine où sa gourmandise et son esprit de service se développeront de concert, l’une aiguisant l’autre. En Harmonie fouriériste, où chaque jour au moins mille volailles se plument dans une phalange de phalanstère, pas moins de 600 petites volailles seront ainsi plumées par les bambines de 3 à 4 ans, et 400 autres plus grosses par les chérubines de 4 à 6 ans. Ainsi l'agréable se mariera-t-il avec le nécessaire.
    Telle étant la première leçon de Fourier en ce matin d’été : « A l’opéra, l’enfant se forme à la manœuvre, à la perfection des mouvements corporels ; mais c’est à la cuisine qu’il se forme aux combinaisons de fonctions agricoles et industrielles, aux raisonnements d’analyse et synthèse qui l’engagent de bonne heure dans l’étude des sciences fixes »…
    Charles Fourier. L’opéra et la cuisine. Gallimard, Le cabinet des lettres, 82p.

  • L’aura de Tracy

    medium_Chapman.jpgmedium_Chapman2.jpgTracy Chapman au Montreux Jazz Festival. Après les électrochocs d’Eels, la chanteuse a fait oublier la touffeur du Miles Hall pris d’assaut par 2000 fans.
    Amorcée par une véritable charge de la cavalerie lourde avec, en première ligne des anguilles survoltées, un Everett à dégaine de trappeur barbu à lunettes de conquérant des sommets, soutenu à la mitrailleuse rythmique par un batteur semblant rescapé de la guerre de Sécession, la soirée vouée à Tracy Chapman aura rappelé, aux amateurs d’émotions fortes, que ce n’est pas forcément dans le déchaînement de décibels et les vociférations que réside la puissance de la musique. Ainsi le bref concert d’Eels, en dépit de quelques ballades relevant d’un blues-rock moins « hardeur », nous a-t-il semblé relever de la démonstration de force tournant à vide.
    En contraste absolu, c’est sur une tonalité gospel, avec Say Hallelujah que Tracy Chapman, paraissant d’abord toute menue sur scène, en simple jean, annonce la « couleur » à la fois dense et grave, mais non moins « punchy » , d’une suite mêlant les compositions des deux derniers albums (Let it rain et le récent Where you live) aux morceaux plus anciens, entre autres « standards » revisités, comme ce fleuron de la musique folk américaine que représente The house of the rising sun, naguère illustré par Bob Dylan et The Animals, entre autres, qu’elle module en beauté avec une lenteur et une densité émotionnelle prenantes.
    Si Tracy Chapman a découvert Montreux en son âge de teenager, ainsi qu’elle l’a rappelé avec humour, à une époque où elle n’avait pas les moyens de se payer un billet d’entrée au festival, c’est rubis sur l’ongle que son ticket avec le public s’est concrétisé mercredi soir en dépit du double désagrément de la salle transformée en étuve et de la diversion parfois bruyante d’un certain match suivi sur les portables…
    Une fois encore, pourtant, la qualité musicale de son concert, qui associe intensément les musiciens (Joe Gore à la guitare, Quinn à la batterie et Kiki Ebson aux claviers), la pertinence et la beauté des textes et de la musique, enfin la grâce de Tracy Chapman auront fait de ce concert un moment privilégié.


  • Vus du ciel

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    L’auteur démasqué (25)

    Ce fragment de prose est tiré de Débat dans l'azur de Léon-Paul Fargue, auteur injustement oublié du Piéton de Paris. Je l'ai tiré du recueil de Vulturne, réuni à Epaisseurs  dans la collection Poésie de Gallimard. Lisez donc Chanson du plus léger que la mort: "Nous sommes les hommes sans murailles ! Nous montons en choeur dans la musique !" Tonique ! Et compliment à Tristan S. à V. qui sait que lire Léon-Paul Fargue n'oblige pas forcément à lire Nicolas Fargues...

    Hachure !
    Est-ce que tu n’en as pas assez d’être une hachure entre les hachures ?
    Homme !
    Tu n’en as donc pas ton soûl d’être un homme parmi les hommes ?
    Grouillis des poux de mer sur la plage des rues.
    Bâtonnets sautant à cloche-pied, vers de pierre, jeux de jonchet en délire, aïe donc, les dragons chargent sur la chair en filoselle, les chapeaux, les gants, les cannes, les sacs endormis dans le blanc d’œil, goitres assommés, crapauds en deuil, accordéons éculés face au ciel !
    Monte un peu. Suis-moi. Colle donc, nom de Dieu ! Là, te voilà bien avancé, maintenant. Crois-tu que c’est beau à voir de là-haut ? Crois-tu que c’est grand’chose ?
    Ah ! vous n’alliez pas loin, les hommes.
    Vois-tu de là-haut comment ça rampe ?
    Comprends-tu, maintenant, comment ça foisonne ?
    Alors, pourquoi tant d’histoires ?

  • L’ennui d’écrire


    medium_Renard.jpgL’auteur démasqué (23)


    L'auteur de cet extrait, identifié par Bona Mangangu, est Jules Renard, dans son roman L'écornifleur. Un régal de vacherie placide. Dans le même genre, on lira le portrait d'Eloi, homme de lettres, dans le recueil de Nos frères farouches. Jules Renard est trop souvent réduit à Poil de carotte ou à ses croquis animaliers. C'est très bien. Mais son Journal est une mine de notations acides et de croquis plus tendres. Un tout grand "petit maître" à lire et relire

    « Que c’est embêtant d’écrire !
    Passe d’écrire des vers ! On peut n’en écrire qu’un à la fois. Ils se retrouvent, et à la fin du mois on joint les bouts. Et puis il y a la rime qui sert de crochet pour tirer, hisse ! hisse ! jusqu’à ce que le vers se rende, se détache.
    Passe même d’écrire une petite nouvelle. C’est court comme une visite de jour de l’an. Bonjour, bonsoir, à des gens qu’on déteste ou qu’on méprise. La nouvelle est la poignée de mains banale de l’homme de lettres aux créatures de son esprit. Elle s’oublie comme une relation d’omnibus.
    Mais c’est un roman ! un roman complet avec des personnages qui ne meurent pas trop vite.
    Mes jeunes confrères me l’ont dit : « Tu réussis les petites machines, mais ne t’attaque jamais é une grosse affaire. Tu manques d’haleine. »
    J’en conviens, j’ai besoin de souffler à la troisième page, de prendre l’air, de faire une saison de paresse ; et quand je retourne à mes bonshommes, j’ai peur, comme si je devais renouer avec une maîtresse devenue grand-mère pendant mon absence, comme si j’allais traîner des morts sur une route qui monte ».

  • Godard et les Stones

    Patchwork d’époque: One + One

    medium_Godard1.jpgmedium_Godard0001.JPGC’est un film intéressant à de multiples égards que One+One dans la présente version « autorisée » par Jean-Luc Godard, assortie de plusieurs entretiens explicatifs éclairants sur sa genèse, notamment avec Jean Douchet et Christophe Conte, ainsi qu’un making of de Richard Mordaunt.
    Pur produit de l’esprit de 68, date de sa sortie marquée par une empoignade à laquelle le récent clash de Beaubourg fait écho pour des motifs analogues de non-respect des intentions du réalisateur, ce film-collage sur les thèmes de la création et de la destruction combine les répétitions (étonnamment très sages) d’un groupe de jeunes rockers anglais déjà mondialement célèbres, en rivalité avec les Beatles, et des séquences donnant la parole aux Noirs purs et durs des Black Panthers. A ce contrepoint initial, illustrant deux modalités de la contestation des années 60-70, s’ajoute un patchwork très (dé)construit de textes (d’Elridge Cleaver, sur la condition des Noirs américains et LeRoi Jones, sur la décadence de la musique noire), de séquences théâtralisées sur le thème des relations entre l’intellectuel et la révolution (avec une Anne Wiazemski délicieusement décalée dans son interview de jeune romantique lançant ses phrases solennelles en pleine forêt) et d’extraits de Mein Kampf ou d’un roman porno, autres paroles de chaos…
    Détonant et déroutant au premier regard (comme l’expo actuellement présentée à Beaubourg…), le film, montant en puissance au rythme crescendo des répétitions de Sympathy for the Devil, en présence d’un Mick Jagger affirmant sa qualité de chef de meute à babines, de Brian Jones déjà liquéfié et d’un Keith Richards aux superbes envolées de guitare, est à voir et à revoir, autant pour ce qu’il a d’agaçant que pour sa force expressive, la pertinence de sa substance polémique et son impact poétique persistant.
    Godard m’a toujours exaspéré et intéressé en même temps. Je ne puis dire que je l’aime comme j’aime Fellini, de tout mon cœur et de toute ma folie. Voir n’importe quoi de Fellini, trois minutes du Sheik blanc, cinq minutes du Bidone ou des Vitelloni, les chefs-d’œuvre cela va sans dire (La Strada, Huit et demi, Amarcord) mais aussi ces merveilles imprévisibles que sont Intervista ou Répétition d’orchestre, me remplit immédiatement d’allégresse italienne comme une mélodie de Puccini ou le premier but que va marquer ce soir l’Italie contre l’Allemagne…
    Mais Godard est un emmerdeur passionnant, et un poète aussi, qu’on atteint par maints détours, au fond du dépotoir actuel, et c’est sûrement un peu difficile, maintenant que la mode en est passée, de déchiffrer ce que nous disent vraiment ses films, mais cela vaut la peine de s’y appliquer, demain peut-être plus encore qu’aujourd’hui…

    Jean-Luc Godard et les Rolling Stones. One + One (Sympathy for the Devil). DVD Carlotta

  • Les poulettes repiquent

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    Le dernier album des Dixie Chicks
    Not ready to make nice, chante Natalie Maines dans le nouvel album des Dixie Chicks, qui en ont vendu plus de 500.000 en une semaine dès sa sortie aux States, en clair : « Je ne suis pas prête à être gentille. Je ne suis pas prête à céder. Je suis toujours folle de colère et n'ai pas le temps de faire des ronds-de jambe. Il est trop tard pour changer et même si je pouvais je ne le ferais probablement pas"...
    Autant dire que les « sorcières » du Texas, pourchassées dès le début de la guerre en Irak pour leurs déclarations « inappropriées », persistent et signent avec les quatorze morceaux de pure country de Taking the long way, dont le premier, The long way around, évoque la virée de celle qui, vivant en nomade sur les routes, se rappelle ses « friends » de collège et se demande si elle s’établira jamais pour sa part et si elle reverra ses amis de jeunesse.
    Même si les paroles des chansons réunies ici distillent des éléments critiques, on est loin du « protest song » des sixties façon Joan Baez ou Neil Young, ce qui n’empêche pas de jolis coups de gueule, comme dans le rock plus épicé de Lubbock or leave it évoquant, dès l’attaque, la fameuse « ceinture biblique » du Sud profond où les églises sont plus nombreuses que les arbres sans convaincre tout le monde de s’agenouiller à l’unisson de la famille Bush…
    Dixie Chicks. Taking the long way. Columbia Records
    Photo: les amours de Natalie Maines  et Saddam, un fleuron de la propagande anti-Chicks

  • Bonnard ou l'état chantant

    La beauté sauvera le monde (Fédor Dostoïevski) 

    A La Désirade, ce vendredi 3 février. – Le nom de BONNARD m’est apparu ce matin dès mon éveil d’avant l’aube, et ce nom disait OUI. Ce seul nom se fond en moi à tout ce qui dit OUI. Il fait nuit noire et je vois le monde en couleurs et ces mots notés au crayon dans un carnet : «L’œuvre d’art – un arrêt du temps ». J’ai commencé de lire hier soir le dernier livre de Tzvetan Todorov, consacré à ceux qui ont voué leur vie à une quête absolue de beauté, et cette autre phrase de Dostoïevski, qu’il y cite dès les premières pages, me revient aussi : « La beauté sauvera le monde ».
    Non la beauté d’agrément : non la beauté facile sur papier lisse ou la beauté cliché  vidée de sens : la beauté se déployant dans un état de plénitude, et Todorov donne le premier exemple de cet émerveillement partagé, dans une salle de concert, que nous vaut parfois un moment musical – ce que j’appelle pour ma part l’état chantant.
    Je n’oublie aucunement les tribulations du monde à l’instant de cette oraison matinale que résume le nom de Pierre Bonnard. Je dirai plus précisément : Monsieur Bonnard. Monsieur Bonnard qui, sa petite boîte de couleurs à la main, en costume et cravaté, se promène à l’instant, dans les couloirs de l’exposition qui s’ouvre àParis, pour faire ici et là ses retouches. Le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde et il ne faut pas dormir pendant ce temps. Or Monsieur Bonnard ne dort pas : jusqu’à la fin du monde il retouchera ses tableaux en essayant d’y être plus précis et plus précis encore, non du tout plus joli ou plus soleilleux, comme on le voit parfois – Bonnard ou la joie de vivre, n’est-ce pas… - mais plus juste, plus vrai, plus rigoureusement, plus physiquement et métaphysiquement proche de la nature ou de ce qu’il voit de la nature derrière son binocle à facettes.
    Monsieur Bonnard vous dit bonjour. La nature morte aux fruits irradie ce matin ses orangés. L’enfant merveilleux (criseux, chiant à ses heures, c’est entendu) sera tout à l’heure à son tour à La table. Pour l’instant on entend le bruit d’eau et les petits soupirs sommeilleux d’une jeune fille se lavant dans son tub quelque part ailleurs. Tout est rassemblé par le poète mais cela vit partout comme ça. Le Café du Petit Poucet pourrait être à Biarritz ou à Buenos-Aires. La terrasse à Vernon, je l’ai vue à Lugano. Le Paysage en Normandie, vous vous le rappelez en Nuithonie, derrière Fribourg, et ainsi de suite.
    Cette polyphonie douce obéit certes à ce parti pris du OUI, mais elle n’est jamais fade ni mensongère ou dogmatique, ni nombriliste non plus même si tout y est absolument personnel ou plus exactement : traversé par la personne du monde. La peinture de Bonnard n’est ni pointillliste ni traitilliste ni tachilliste, elle est tout ça et bien plus, nous lavant du NON en nous montrant simplement les choses aimées.

  • Entre le cri et le chant


    A propos de Quelle nuit sommes nous ? d’Hafid Aggoune

    Le paradoxe absolu de la vie mortelle, dont l’oxymore se prolonge dans le désespoir ardent et la folle sagesse de Samuel Tristan, protagoniste de ce limpide et lancinant deuxième roman de Hafid Aggoune, s’ancre dans l’intransigeance de l’adolescence, ce temps de la vie « où il faut choisir entre vivre et mourir », à l’enseigne de cette «incommensurable solitude que vit chaque adolescent, cet espace de fureur sans nom. »
    Le vrai nom du personnage n’est jamais prononcé, ni dévoilé tout à fait le secret de son désespoir. Il est Personne et chacun de nous, ou plus exactement : il incarne nos extrêmes invivables, il a rompu toutes les attaches pour être mieux relié au monde ; il s’est montré inhumain avec les siens pour mieux résister à « cette longue nuit d’inhumanité » que représente à ses yeux le monde.
    Une fugue, à quinze ans, l’a arraché au petit clan familial où il a lancé un soir à sa mère, son père et son frère: « Je veux voyager, travailler à être le meilleur possible parce que le monde est plus grand que cette cuisine, plus grand que cette télé, plus grand que toi, papa. Seul un livre est plus grand que le monde ! », avant de les quitter pour toujours en feignant de se rendre au judo, dormant sa première nuit au sommet d’un hêtre et gagnant l’Espagne puis l’Afrique du Nord où il est devenu Samuel Tristan, puis Salih (intègre,vertueux) dans les monts kabyles, Saleh à Djerba, Salim (qui a le corps pur et droit) sur les routes lybiennes, Salman (parfaitement sain) à Alexandrie, Saji à Beyrouth où il perd sa virginité, fuyant de vies brèbves en vies brèves,  tanné et boucané par le travail, allégé par le cannabis, apprenant l’arabe et l’hébreu pour en devenir le traducteur, enfin rêvant de l’Aden de Rimbaud sans y toucher, commençant lui aussi d’écrire mais ne faisant à vrai dire que lire en trimballant avec lui son sac de bouquins.
    Autant dire que, lorsque commence le roman, à Venise où il débarque de Paris, à l’âge du Christ, Samuel Tristan a fait déjà le tour de lui-même, vivant de rien (à Paris, garçon au pair) et ne faisant rien que lire et vivre, comme un ascète ou un oiseau. Appelé en ces lieux pour aider une Française, femme sculpteur, qui a la garde de l’ancien hôpital de sainte Marie-des-Grâces, jouxtant l’asile désaffecté de San Clemente de sinistre mémoire, Samuel, qui est la porosité affective et poétique incarnée, ne peut supporter de cohabiter avec les fantômes de ceux qui ont souffert en ces lieux, dont les cris le poursuivent. Du moins aura-t-il aidé Emeline en nettoyant la place de ses ronces envahissantes, avant de trouver refuge momentané dans un atelier d’artiste du Ghetto, d'où il accomplit son dernier voyage d'amant de la nuit, trouvant sa paix dans les eaux industrielles de la lagune.
    Le lecteur posé sourira peut-être de la révolte de Samuel Tristan, quand il dit : « J’ai peur d’un monde sans différence. J’ai peur des religions qui tuent beaucoup plus que les guerres, parce qu’elles n’ont pas de fin et ne sont plus ce qui nous relie mais ce qui nous sépare ». La lectrice réaliste haussera peut-être les épaules en lisant : « Jamais je ne voudrais être de ceux qui pourrissent, détruisent, polluent, réduisent cette planète ». D’aucuns lui objecteront comme toujours : « cela te passera avant que ça nous reprenne », et la cause sera entendue.
    Mais Quelle nuit sommes-nous ? va bien au-delà de la protestation d’un adolescent inadapté. Ce petit livre, comme la peinture de Francis Bacon citée au début, dit la beauté arrachée à la laideur : «Son regard nous traverse, nous taille. Il nous ouvre au scalpel. La peau s’écarte sans résistance. Les os craquent. Nos visages se tordent. Nos êtres montrent les affres, les peurs, les cicatrices, la beauté cachée de notre plus belle humanité. Défigurés, nous existons enfin ».
    Ce livre existe en effet, dans son elliptique simplicité, et nous existons de concert sur cette île de la lagune où s’effondre à n’en plus finir toute construction de notre plus bel art, dans le voisinage des inadaptés absolus que sont ceux que nous appelons fous. « Donne à qui sait lire ton âme, fuis qui la déchire », se recommande Samuel à lui-même, comme à tous ses semblables. Et ceci qu’il se murmure à Venise avant de se laisser glisser dans son linceul liquide : « Venise est un masque derrière lequel se cache l’effondrement de tout ce que l’homme a fait depuis sa première œuvre d’art. Seule est admirable la lumière, éternelle présence survivant aux vanités du temps, architecture de l’architecture, corps des corps, esprit des courbes, véritable essence de toute chose. Mon regard se perd à l’intérieur des songes. La beauté est un miracle de l’instant. Rien ne dure, sinon le renouvellement de nos regards en soi, sur le monde, sur autrui. Rien ne me console plus que de me savoir pierre, eau, branche, lumière, vent, regard. C’est pour cela que j’aime tant les livres : l’instant de la lecture est un absolu fait de rien et de tout, une concentration de tous les possibles posée sur la légèreté d’une feuille »…
    Hafid Aggoune. Quelle nuit sommes-nous ? Editions Farrago, 121p.


  • Ceux qui sont scotchés à leur écran

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    Celui qui croit que Be bop a Lula est l’hymne national brésilien / Celle qui menace la Vierge de manquer trois messes si Elle n’accorde pas la victoire aux Bleus / Ceux qui appellent nationalisme le patriotisme des autres et patriotisme leur nationalisme / Celui que Zidane a aidé à positiver dans sa vie de merde / Celle qui a offert le maillot du Brésil à son fils adoptif aveugle / Ceux qui crèvent les ballons des gosses du quartier qui tombent dans leur jardin privatif / Celui qui affirme que la sensation du gazon fraîchement arrosé relève de l’extase prénatale / Celle qui n’a jamais admis qu’on parle de ça à table / Ceux qui estiment que le foot est un vecteur d’aliénation identitaire pour les nations saines / Celui qui trouve une ressemblance saisissante entre Cafu et l’épicier du coin / Celle qui sait ce qu’il en est des accointances du docteur Fuentes et de Ronaldinho mais qui se la coincera ce soir au bar Copacabana en banlieue de Vesoul / Ceux qui se sont promis de casser du travelo au Bois en cas de victoire du Brésil / Celui qui descendra un pot de chimarrao à lui tout seul dès le coup d’envoi / Celle qui enfonce une aiguille dans la poupée-effigie de Makelele / Ceux qui trouvent que Domenech a l’air d’un corbeau / Celui qui connaît les résultats de tous les matchs disputés par l’équipe de France depuis 1953 / Celle qui reconnaît le fils des Leconte du Nouy dans le public de Francfort / Ceux qui zappent en attendant le premier but français / Celui qui voit en le jeu de football une métaphore de la théorie palingénésique des récurrences / Celle qui tape une gomme à son Adrien pendant que celui-ci engueule Zizou / Ceux qui écoutent Metallica à fond la caisse pour emmerder les footeux d’à côté, etc.

  • Je suis peintre

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    Je suis peintre mais personne ne me connaît ou presque. Le monde m’est toujours apparu si immense, profond et sombre que j’ai préféré rester dans l’ombre. On dirait plutôt que c’est l’ombre qui m’a choisi. Toujours mes actions, mon caractère m’ont poussé hors de cette fausse lumière. Tout ce que je suis, vois, comprends, éprouve, est dans ma peinture et cela a suffi à mon bonheur. Oui j’ai été heureux. Ce que j’ai vu de ce monde ne m’a guère donné l’image du bonheur, aussi j’ai cherché à le poursuivre seul. Une femme et un fils m’ont apporté de grandes joies et finalement mon fils aura été la plus grande, même s’il ne me ressemble pas, s’il est différent, tant mieux après tout. La quête que j’ai poursuivie est celle du mystère de la lumière. La lumière est dans les choses, elle est le cœur de la vie et ne s’éteindra jamais. Oui l’éternité est la permanence de la lumière. Le reste n’est que littérature. J’aime la littérature parce qu’elle raconte le monde, elle dit sa folie, sa démesure. Comme un cercle ce que je cherche c’est le centre, le point nodal. Je crois l’avoir trouvé : il est dans l’éternité que certains appellent « Dieu ». La lumière et donc la peinture en est la traduction, celle que j’ai tentée en tout cas.

    Paul Cézanne

    (Cette lettre inédite, parue dans la livraison de juillet 2006 du Passe-Muraille, No 70, est de la plume de Raymond Alcovère, qui publiera en 2007 Le sourire de Cézanne, aux éditions N&B.)

  • Cézanne, les couleurs et les mots

    Une lettre de Rainer Maria Rilke

    « … Mais à propos de Cézanne, je voulais encore dire ceci : que jamais n’était mieux apparu à quel point la peinture a lieu dans les couleurs, et qu’il faut les laisser seules afin qu’elles s’expliquent réciproquement. Leur commerce est toute la peinture. Celui qui leur coupe la parole, qui arrange, qui fait intervenir d’une manière ou d’une autre sa réflexion, ses astuces, ses plaidoyers, son agilité d’esprit, dérange et trouble leur action. Le peintre (comme l’artiste en général), ne devrait pas pouvoir prendre conscience de ses découvertes ; il faut que ses progrès, énigmatiques à lui-même, passent, sans le détour de la réflexon, si rapidement dans son travail qu’il soit incapable de les reconnaître au passage. Quiconque, à ce moment-là, les épie, les observe, les arrête, les verra se métamorphoser comme l’or des contes, qui ne peut rester pur par la faute de tel ou tel détail. Le fait que les lettres de Van Gogh se lisent si bien, soient si riches, parle en fin de compte contre lui, comme parle contre ce peintre (comparé à Cézanne) le fait davoir voulu, su, éprouvé ceci ou cela : que le bleu appelait l’orange, et le vert le rouge ; ainsi qu’il l’avait entendu dire, le curieux, aux aguets au fond de son œil. Aussi peignait-il des tableaux fondés sur un seul contraste, tout en pensant au coloris simplifié des Japonais qui ordonnent les surfaces selon le ton voisin, plus haut ou plus bas, et les additionnent pour obtenir une valeur totale; ce qui les conduit au contour continu, exprimé (c’est-à-dire inventé), sertissage de surfaces équivalentes, donc à l’ntentionnel, à l’arbitraire, en un mot : au décoratif.
    Un peintre qui écrivait, donc un peintre qui n’en était pas un, a voulu inciter Cézanne aussi à s’expliquer en lui posant des questions de peinture : mais, quand on lit les quelques lettres du vieillard, on constate qu’il en est resté à une ébauche maladroite, et qui lui répugnait infiniment à lui-même, d’expression. Il ne pouvait presque rien dire. Les phrases où il s’y efforce s’étirent, s’embrouillent, se hérissent, se nouent, et il finit par les abandonner, furieux. En revanche, il parvient à écrire très clairement : « Je crois que ce qui vaut mieux, c’est le travail ». Ou bien : « Je fais tous les jours des progrès, quoique lentement ». Ou bien : « J’ai près de soixante-dix ans ». Ou bien : « Je vous répondrai avec des tableaux ». Ou encore : « L’humble et colossal Pissaro » (celui qui lui a appris à travailler) ; ou enfin, après avoir bataillé un peu (on sent comme c’est caligraphié, et avec soulagement), la signature complète : « Pictor Paul Cézanne ». Et dans la dernière lettre (du 21 septembre 1905), après des plaintes sur sa mauvaise santé, simplement : « Je continue donc mes études ». Et le vœu qui a été exaucé littéralement : « Je me suis juré de mourir en peignant. » Comme dans une vieille Danse des Morts, la Mort a saisi sa main par derrière, posant elle-même la dernière touche, avec un frisson de plaisir ; son ombre s’étendait depuis quelque temps sur sa palette, elle avait eu le temps de choisir, dans la ronde franche des couleurs, celle qui lui plaisait le mieux ; quand le pinceau y aurait plongé, elle s’en saisirait et peindrait… Le moment vint; la Mort allonga la main et posa sa touche, la seule dont elle soit capable ».


    (…) « Toute parlote est un malentendu. Il n’y a de compréhension qu’à l’intérieur du travail, sans aucun doute. Il pleut, il pleut… » (…)

    Rainer Maria Rilke. Lettres sur Cézanne. Traduites et présentées par Philippe Jaccottet. Seuil, coll. Le don des langues, 1991.

  • Chacun son voyage

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    Journal des Lointains, No 3.

     

    De Terre de Feu au volcan Merapi, ou du Salon Cunning de Buenos Aires à l’ancienne cité de l’or Sofala au Mozambique, entre autres points de chute, quatorze auteurs, écrivains plus ou moins confirmés (trois seuls sont déjà un peu connus), journalistes ou routards-qui-écrivent, évoquent les épisodes marquants de leurs périples, à la demande de Marc Trillard, maître d’œuvre de cette revue exclusivement réservée à la littérature de voyage et dont c’est la troisième livraison.

    Si l’on n’y trouve pas de grand bourlingueur-poète à la Cendrars ou de maître styliste à la Bouvier, les invités de Trillard ont pour point commun de vivre le voyage à l’écart des sentiers rebattus du tourisme de masse. D’emblée il nous semble replonger dans un roman d’aventures de notre jeunesse en embarquant, avec Laurent Maréchaux, sur le Darwin sound, ketch de 72 pieds lancé à travers les eaux fuégiennes aux « tempêtes d’anthologie », sur les traces du mythique Beagle. L’aventure est en revanche dans les rencontres de hasard, pour Brina Svit, romancière slovène qui dit préférer, en Argentine, les vivants aux grandes ombres à la Borges dont on lui propose (forcément) de visiter les cafés qu’il a hantés…  

    Avec Rémi Marie, c’est par la transe de l’écriture qu’est rendue la sensualité, vibrante en surface mais pauvre en émotions, selon lui, de Rio à l’approche du carnaval. Saisissante également, mais surtout pour son climat, la plongée de Michel Abax Dans le corps obscur de la nuit, entre Pérou et Bolivie, où la recherche d’un amour perdu l’amène en zone dangereuse. Romancière éprouvée, Caroline Lamarche déçoit avec un récit mexicain sans relief, tandis que Michaël Ferrier, mémorable chroniqueur japonais,  découvre Antananarivo avec émerveillement , et qu’Alain Dugrand, savoureux baroudeur, nous rappelle que la guerre, ici en Abkhazie, peut aussi être « du voyage »...

    Journal des lointains. Réalisé par Marc Trillard, avec 14 auteurs. Editions Buchet-Chastel, 213p.

  • D'îles en elles

    medium_Milce.jpg A propos d''Un archipel dans mon bain, de Jean-Euphèle Milcé

     

            Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jean-Euphèle Milcé sait dire beaucoup en peu de mots. Condenser : l’art du poète. La promesse de son premier roman, L’Alphabet des nuits, est tenue dans le second, Un archipel dans mon bain, autant par le choix des thèmes que par la qualité de l’écriture – cette recherche constante de la tournure nouvelle, de la phrase courte mais habitée, du mot juste, autant dans son sens que dans sa sonorité.        

    Evita se raconte au présent. À « quarante ans et quelques centimes », veuve d’un riche peintre « mort artiste et amoureux absolus », elle s’ennuie dans sa tristesse, en « un jour qui s’enroule méthodiquement dans mille aunes de chagrin ». Mais une courte lettre anonyme la force à avouer qu’elle a menti à propos de son passé. Non, elle n’a pas connu ses parents, qui ne possédaient certainement ni galerie à Londres, ni résidence secondaire en Grèce. Elle n’a pas de diplôme, n’a pas appris de métier. Et n’a vécu son enfance que « par saisons désaccordées ».

     

            En parallèle nous est contée l’arrivée à Genève de Marie Raymonde, jeune femme née sur l’île bretonne d’Ouessant, qui débarque « avec un embryon de rêve » dans cette « ville de nulle part, de nulle appartenance », puis galère dans un bistrot jusqu'à être engagée dans une douteuse « agence de mannequins ».

     

            Les chapitres développent en alternance ces deux histoires qui avancent ainsi côte à côte, jusqu’à se rejoindre, puisque l'on finit par comprendre que Marie Raymonde n'est personne d'autre qu'Evita, vingt ans plus tôt. 

            Retour au présent, où Evita, « déesse de la lubie », se cherche une île sur la carte du monde, un endroit où ranger son enfance et, peut-être, placer son futur. Et c’est Haïti qu’elle choisit – à moins que ce ne soit Haïti qui la choisisse. Elle quitte la maison de « ce village vaudois » où elle est arrivée après avoir changé de nom, quitte le jardin gigantesque, les amis de feu son mari, et elle s’envole de l’autre côté de l’Atlantique.

           C’est là que se déroule la deuxième partie du livre. En Haïti. On retrouve alors encore plus franchement ce regard sombre et cette langue attentive, inventive, qui dominaient dans le premier roman de l’auteur. Il y a cependant modulation, car contrairement à Assaël, le narrateur de L’Alphabet des nuits, Evita est Blanche, son passeport est français, et c’est une femme, ce qui change considérablement la manière d’appréhender le monde. Assaël était Haïtien, errait donc dans ses propres terres, nous en montrait les révoltes et les peurs intestines. Evita arrive de l’extérieur, elle découvre en même temps que nous « un pays à travers ses malheurs entrelacés ». Mais Port-au-Prince reste Port-au-Prince, un « espace qui a perdu son destin de capitale », une « ville déchue qui traverse ses jours et ses nuits sans véritable rancune », qui porte toujours « les traces d’une ancienne grandeur ». 

            À travers trois personnages (« l’ancêtre » d'Evita, « l’arrière-grand-oncle » et celui qui « aurait pu être le grand-père ») à peine plus qu’esquissés en de courts chapitres et que l’on sent pourtant bien vivants, Milcé développe une belle réflexion sur la filiation, la mémoire, l’histoire universelle dans laquelle se fondent les histoires personnelles, les déchirements et les renouements avec des passés plus ou moins ensevelis, et puis ce thème éternel de l’errance. « En réalité, la vraie histoire n’est que celle qui nous convient. Et le reste s’identifie à l’oubli. Au patrimoine. ». Trois hommes qui ont la double fonction d’éclairer chacun un certain pan de l’Histoire, et de nous mener à travers les siècles jusqu’à Evita, puis à sa fille. Ils sont les « racines voyageuses, avaleuses de kilomètres », ballottés entre deux îles – Ouessant et Haïti –, traversant inlassablement l’Océan écartelé « entre deux continents. Deux mondes ». La généalogie, cet art « de nouer ficelles, câbles, lignes de sisal, fils de nylon, cordes de chanvre entre eux », s’exprime ici dans ce qu’elle a de plus beau et fascinant – l’ancêtre et sa descendance écorchés au fil barbelé de l’histoire du monde, qui s’y accrochent quand même, malgré tout, parce qu’ils n’ont pas le choix. 

            L’île, c’est l’unité qui tente de se faire une place dans l’archipel impitoyable, c’est ce morceau de terre au milieu des eaux qui lutte pour ne pas s’effondrer ni se laisser engloutir, tout en se demandant quel est le volcan qui, jadis, l’a craché au monde. L’île, dans ce roman, c’est Ouessant, c’est Genève, c’est bien sûr Haïti, et puis c’est Marie Raymonde qui deviendra Evita, c’est la petite Gaëlle, sa fille… Toutes ces îles qui forment les « éléments épars d’une tentative d’espoir ».

     

    Bruno Pellegrino

    Jean-Euphèle Milcé, Un archipel dans mon bain, Bernard Campiche Editeur, 2006, 160 pages.

     

    Cet article est à paraître dans la dernière livraison du Passe-Muraille de juillet 2006.

  • Pourquoi je relis (souvent) André Hardellet

    medium_Hardellet2.jpgComment rencontre-t-on un écrivain ? Dans mon cas, ce fut par une photographie. Robert Doisneau venait de publier un livre de portraits de personnalités connues parmi lesquelles Jacques Prévert, à qui je vouais un culte tout particulier pour ses dialogues des Enfants du paradis et pour son recueil de poésie Paroles, classé pourtant parmi les poètes mineurs par mon professeur de lycée (contre qui je garde, depuis, une dent  toute particulière). Parmi ces portraits en mode mineur ou majeur, un seul m’était inconnu. De la droite de la photographie noir et blanc, un mec moustachu, cheveux courts, la cinquantaine, chemise sombre élégante, gauloise bleue allumée entre l’index et le majeur de la main droite, se penchait vers moi l’air de dire «  Eh, petit, tu ne me remets pas ? ». Intrigué, je suis allé consulter le dictionnaire qui m’a appris que le type goguenard qui semblait me dévisager, André Hardellet, était écrivain et qu’il avait publié des poèmes (les Chasseurs) et des romans (Le Seuil du jardin ; Lourdes, lentes… ; Le Parc des Archers). Comme à mon habitude (salut Jacques Roman !), j’ai tout acheté ce qui était encore disponible dans le commerce (bien peu de choses avant 1990) et ai mis mon libraire de deuxième main en chasse. Bien m’en a pris : celui-ci me trouvait coup sur coup tous les titres cités plus haut ainsi que Lady Long Solo, splendide évocation illustrée par Serge Bajan. Immédiatement, ce sont les Chasseurs qui m’ont conquis, peut-être aussi parce que la version en poche est illustrée d’un tableau de René Magritte que j’admire par-dessus tout. Je me suis retrouvé plongé dans un état de rêve éveillé, une sorte de temps retrouvé. D’ailleurs, Hardellet adore Proust (moi aussi) qu’il a lu, dit-il, comme un roman policier. Il rend d’ailleurs hommage à l’athlète de la chambre en liège à plusieurs reprises, par exemple en commençant précisément Lourdes, lentes… par la même phrase que celle du début de la Recherche. C’est d’ailleurs pour ce roman qu’il se fait traîner devant les tribunaux  sur plainte de la Ligue de défense de l’enfance et de la famille et se fait condamner (en 1973 !) pour outrages aux bonnes moeurs, malgré des témoins comme Julien Gracq ou le prince Murat. Plutôt que de s’offusquer d’un érotisme somme toute léger, un critique intelligent, comme Jean-Marc Rodrigues, y voit d’abord de nouvelles approches des territoires enchantés de l’innocence. Hardellet me sert souvent de guide, me parle de ses explorations de territoires interdits, envahis par les herbes folles où se perdent les jockeys de Magritte et que des chasseurs arpentent, dans une brume trompeuse. A ce propos, le début des années 90 m’a permis de lire, chez l’Arpenteur justement, l’œuvre complet de l’alchimiste Hardellet en 3 volumes. Un régal. J’y ai découvert Serge Gainsbourg en tueur de vieilles dames, Guy Béart et son Bal chez Temporel,  mais aussi des photos avec Albert Simonin (ah, relire Du mouron pour les petits oiseaux ou Le cave se rebiffe !), René Fallet et… un raton laveur.

    J’y ai, plus sérieusement, savouré toute une série d’œuvres poétiques que je ne connaissais pas comme L’Essuyeur de tempêtes, par exemple, qui regroupe des métiers, plus improbables les uns que les autres : L’expression « essuyer une tempête » remonte à la plus haute antiquité. (…). Mon grand-père Beaujolais-la-Pivoine n’essuyait pas les tempêtes à proprement parler ; il ne s’occupait généralement que des «  grains », des bourrasques modestes, mais il les traitait de la même manière. Une fois pourtant, entre Epineuil et Sainte-Agathe (j’avais sept ou huit ans), il me montra une tempête allongée sur une prairie et qu’il venait de « terminer ». Elle était tellement propre, briquée et transparente, que vous auriez juré qu’il n’y avait rien là, devant vous. J’écarquillais mes yeux d’enfant ; Beaujolais me dit : « Elle va r’partir, maint’nant, quasiment toute neuve ».

    Si je relis volontiers chaque texte de Hardellet, pour son climat d’écriture particulier, je reste toujours abasourdi par les trouvailles des Chasseurs, surtout dans son répertoire :

    Campagnol. Va-t’en le chercher dans les forêts de paille ou sur un tapis de Turquie.

    Saltimbanques. Crépusculaires, un doigt sur la bouche, ils connaissent le chemin du val et du bal.

    Croquemitaine. « Viens, lui dit-elle, tu dois subir ta punition. » Un ogre en laine, un épouvantail ambulant.

    Elle le conduisit dans le cabinet noir qui sentait l’encaustique et poussa le verrou. Elle ôta ses défroques, s’épanouit, délaça son odeur. Puis, lentement, avec précaution, elle guida sa main neuve.

    Il n’a jamais vu son visage – mais c’était la plus belle d’entre toutes. Et, depuis, il la cherche partout à tâtons.

    Alors, je m’en vais flâner dans des toiles comme l’Empire des lumières, le Domaine d’Arnheim ou celles de Paul Delvaux. Je rencontre Labrunie, Mac Orlan, Peter Ibbetson et je marche dans un Paris, vide soudain, à la recherche de découvertes inattendues. Je reviens ensuite dans notre monde, un peu étourdi, et, pour sur-vivre, j’essaie, parfois avec difficulté, de suivre les conseils que Lady Long Solo laissa un jour à André Hardellet, avec un bouquet de violettes, tellement sombres qu’elles en paraissaient noires : « Prends patience ». La lecture se poursuit…

     Jean Perrenoud

    Ce texte est à paraître dans la livraison du Passe-Muraille de juillet 2006, No70.

  • L’Afrique en ses confessions urbaines

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    Sur Verre cassé d’Alain Mabanckou

    Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui, à tort ou à raison, entre deux grains de chapelets, rêvent d’une littérature francophone africaine moins balafrée. Les histoires d’enfants-soldats, les accouplements des esprits divers et des animaux sages à midi pile dans la savane, les machettes rouillées par le sang séché, la route sans borne des déplacés ont honorablement traversé un bon demi siècle.
    Pour combler le vide entre deux rentrées littéraires, pour légitimer la françafrique et les festivals de rédemption, aussi pour les besoins d’une politique éditoriale exotique et ghettoïsante, Continent Noir, l’Harmattan, Présence Africaine, entre autres, nous en ont gavé. Nous ont servi l’excellent et le pire. Reconnaissance et complaisance. Littérature et folklore. Grands livres et commerce.
    Sans crier à la rupture, une nouvelle génération d’écrivains africains nous propose, en toute fantaisie, la découverte d’une Afrique assumant, tant bien que mal, la redéfinition sauvage des espaces de regroupement des collectivités, de transmission des savoirs et de l’organisation utile du travail.
    Alain Mabanckou est sans doute actuellement l’écrivain africain le plus décomplexé. Vagabond de quarante ans, il est habité par trois continents. On le rencontre aussi à l’aise en Afrique d’où il vient (Congo-Brazaville), en France où il a fait une partie de ses études et travaillé un temps et aux Etats-Unis où il enseigne la littérature africaine.
    Son dernier roman Verre Cassé est un miracle à la fois naïf et maîtrisé.
    Un picoleur, grand raté et inconscient du verdict de la Société, accepte le mandat, à la bonne manière africaine, de consigner dans un cahier les déchéances et les déchirures d’une bande d’éclopés de la vie, clients du bar « le crédit a voyagé ». L’Afrique se présente dans son urbanité fantastique. Les chagrins immunisés qui nagent au dessus des flots d’alcool. Les prostituées qui monnayent l’affection, les déracinés, les refoulés de la France. Un sodomisé en prison oublie qu’il porte des couches depuis. Ca parle. Ca pisse derrière le comptoir. Ca pue. Le patron fait des affaires. La vie comme une tique malveillante s’accroche aux clients.
    Une ville congolaise crachote sans pudeur des intrigues de palais, défie le pouvoir des marabouts, coupe la parole au refoulé qui a imprimé des histoires et des photos de gens « sérieux » pour le compte de Paris-Match. On s’invite sans difficultés dans un monde de coups bas (familles déréglées, abus dans la fonction publique), de comptes à régler. Aujourd’hui. Demain.
    Verre cassé est une fête jusqu’au petit jour. Une beuverie désinhibée des convenances. Les voix fusent multiples, discontinues dans un débit diluvien. Et le lecteur se laisse emporter par les ragots, l’ironie, la malfaisance, les regrets et les projets. L’ambiance est joyeuse : « les jours passent vite alors qu’on aurait pu croire le contraire lorsqu’on est là, assis, à attendre je ne sais quoi, à boire et à boire encore jusqu’à devenir le prisonnier des vertiges, à voir la Terre tourner autour d’elle-même et du Soleil même si je n’ai jamais cru à ces théories de merde que je répétais à mes élèves lorsque j’étais un homme pareil aux autres »
    Après Bleu-Blanc-Rouge, les Petits-Fils nègres de Vercingétorix et African Psycho, Alain Mabanckou rassure son lectorat avec Verre Cassé. La construction du texte est périlleuse. Ponctué qu’avec des virgules. Sans séparateurs de phrases. Des minuscules au début des paragraphes. Pourtant le texte se laisse lire du début à la fin.
    Malgré l’intention –trop perceptible- de mettre en évidence, dans le texte, la mémoire littéraire (en réalité, classique) du professeur de littérature qu’il est, Alain Mabanckou nous ouvre les portes d’un tout grand univers. Son écriture est juste, moderne et majeure. Verre Cassé est à lire en toutes saisons.
    Jean-Euphèle Milcé
    Alain Mabanckou. Verre Cassé, Seuil, Paris, 2005.

    Cet article est à paraître dans la nouvelle livraison du Passe-Muraille, no 70.

  • Guignol's band bis

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    A propos d’Entre les murs de François Bégaudeau

    On connaît l'antienne: l'école publique, en Europe, est un vaste chantier où les expériences les plus saugrenues sont encouragées au nom de... Les responsables sont fébriles. Après le laxisme, retour à l'autoritarisme. On crée des commissions pour rédiger des règlements: si la casquette n'est pas autorisée, le bandana le sera-t-il? Perplexité des intervenants. Si le mot clitoris est régulièrement tracé au feutre indélébile sur les pupitres, quelle stratégie adopter pour éradiquer cette mauvaise habitude? Y a des profs qui s'en foutent! hurle une débutante. Le principal la rassure: S'ils ne jouent pas le jeu, tu nous les signales, on leur fera comprendre!

    C'est exactement ce que pourrait raconter François Bégaudeau dans son dernier livre Entre les murs. Mais le pessimisme et le regard désabusé ne sont plus de mise. Le créneau a été pris trop souvent: Altschull, Barrot, Capel, Boutonnet, Kuntz, Milner, Michéa, Lurçat, Goyet... Tout le monde est au courant: on a cassé l'école républicaine, l'enseignement a été vidé de sa substance, l'horreur pédagogique a triomphé. Et pourtant, les ados continuent de fréquenter ces étranges lieux de vie, certains parents continuent d'assister à des réunions et de signer des carnets scolaires, les profs continuent d'évaluer le comportement des jeunes, d'écouter l'Autre, d'élever la voix, de corriger des textes argumentatifs. Des profs au crâne rasé, percings dans les sourcils et au bord des oreilles, jean déchiré, qui tombent en extase devant Matrix et Narnja, écoutent le même rap que leurs élèves, portent le même sweat que leurs élèves, sur lequel un vampire décrète Apocalypse now! Des profs qui, malgré la platitude de leurs propos et leur orthographe déficiente, se prennent très au sérieux. Voyons! Leur mission est d'éduquer! Souleymane, Youssouf, Djibril et Hadia ne savent pas pourquoi ils vont à l'école. Après que... suivi du subjonctif ou de l'indicatif? Peu leur chaut. Et pourtant... Quand Aïcha décide d'y aller, c'est toujours avec une heure de retard... Or Ming se prend au jeu: les temps du récit au passé, ça l'intéresse... Et dans la salle dite des maîtres, Gilles avale son second Lexomil, Elodie lit son horoscope dans un journal. Le principal affirme qu'il faut rentabiliser les heures de français. Il ouvre des pistes de réflexion. Il propose de changer les horaires fixés par son prédécesseur... On se croirait dans une farce... On imagine Céline mettant en scène cette bande de guignols: le perpétuel boudeur qui refuse de tomber sa capuche, celle qui va se plaindre de la dureté d'un prof auprès de la nouvelle psy, l'enseignante d'histoire bien fringuée qui fait la morale "avec une miette de pepito collée à la lèvre inférieure". Le vacarme, la gabegie, la difficile transmission du sens des mots, les acrobaties chaplinesques du pion se contorsionnant entre les cultures, les règles de grammaire, les races, les règles de vie, les droits de l'homme et les montagnes d'emmerdements, la componction compatissante du conseiller social faisant la collecte pour payer les frais d'enterrement du père de Salimata, les coups de pied de l'intendant dans la photocopieuse, le racisme anti-Blanc des enfants de victimes du colonialisme français, la "pétasse" qui lit La République offrent un matériau idéal pour construire un roman.

    Viens, on va regarder la télé! dit un père à sa fille qui se sent obligée de voir avec lui les tétons énormes, les cuisses qui s'ouvrent, le membre turgescent. Quant à Soumaya, elle préfère regarder la télé en Egypte, parce que là-bas,"on est tranquille, on n'a pas toujours la main sur la télécommande des fois qu' y aurait du sexe". Excellent sujet pour débattre, exprimer un désaccord, écouter l'Autre, transmettre des valeurs et produire, in fine, un texte argumentatif. Mais un récalcitrant casse l'ambiance. Il trouve que, le onze septembre, ils ont eu raison de planter les avions dans les tours. Alors là, trop c'est trop! Carnet de correspondance! Il est convoqué chez la psy. Elle aurait passé un contrat avec lui. Il ne devra plus dire... Et voilà que le sang a pissé. Souleymane a frappé un camarade. L'encapuchonné doit comparaître devant un conseil de discipline. L'éducatrice lui trouve des circonstances atténuantes: le père vient de...

    On l'aura compris, ce qui intéresse Bégaudeau, ce sont surtout les chaînes sonores qui se croisent dans ce lieu déterritorialisé qu'est l'école publique actuelle. Il scrute attentivement et passionnément une langue vivante qui s'articule au plus près des pulsions. Pour capter les ondes émotives, il transcrit les tics langagiers, les éructations et les mélodies dans son laboratoire, chambre d'échos où le lecteur perçoit les voix claires ou enrouées de Khoumba, Gibran et Jiajia, toutes ces affirmations maladroites, ces phrases syncopées et ces hoquets de rage voués à l'oubli, ce non-dit où prolifèrent les germes de ressentiment, d'aigreur, de haine et de violence... La meilleure posture à adopter devant ce sidérant lieu de vie ou hôpital de jour que les décideurs de Bruxelles nomment Ecole-Santé (sic) est sans doute celle de l'écrivain: montrer les choses avec précision et légèreté, ne pas les commenter. En cela, l'entreprise de Bégaudeau est parfaitement réussie.

    Antonin Moeri

    François Bégaudeau: Entre les murs.Editions Verticales 2006

    Ce texte est à paraître dans le numéro 70 du Passe-Muraille

    Photo: Hélène Tobler

     

  • Chippendale

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    Elles rient comme des folles paniquées et cela fait fondre mon tendre coeur de pro. Du coup je les rassure: ne vous méprenez point Madame Public, je ne suis pas la brute que vous imaginez, et c’est pourquoi je m’en vais vous en donner plus que votre content.

    Je suis le nu qui s’offre tout aux sinistrées que vous êtes. Non seulement vous aurez droit à la vue intégrale, mais au sentir, au palper, au goûter, je vais vous soulever de vos sièges et faire de votre assemblée d’inapaisées une seule vague ascendante.

    Nous n’aurons même pas besoin de dire les mots: je vous ..., vous me ..., je vous ferai ..., vous me ferez..., je vous la... dans le ... et vous me le ... dans la ...

    Naturellement votre peur m’excite, et mon état fait alors redoubler vos cris, mais ne craignez point la chose, ce n’est que le doigt d’un dieu bonne pâte, allez, on vous a fait la vie difficile, prenez donc, attrapez, tenez, serrez, faites ce qui vous botte !