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Carnets de JLK - Page 193

  • Le rebond du léopard

     

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    Entretien avec Frédéric Maire, directeur artistique 

    A un an de son soixantième anniversaire, l'édition 2006 du Festival de Locarno se présente sous le signe du renouveau. Frédéric Maire, cofondateur de la fameuse Lanterne magique, à Neuchâtel, lui-même réalisateur et grand connaisseur de cinéma, était lié depuis une vingtaine d'années à la manifestation tessinoise au moment où Marco Solari, président du Festival, lui a proposé de succéder à Irene Bignardi. Or c'est dans la tradition «historique» du festival qu'il s'inscrit en portant d'emblée l'accent sur le travail concerté d'une équipe, avec ses adjointes Chicca Bergonzi, Nadia Dresti et Tiziana Finzi

    – Quel projet concrétisez-vous avec cette édition?

    – En premier lieu, je tenais à recentrer le festival sur le cinéma, en évitant la dispersion culturelle. Tout doit partir des œuvres. Par ailleurs, on m'a souvent demandé si le festival serait politique mais je ne le crois pas: ce sont les œuvres qui ont, ou pas, un contenu politique, et c'est à partir de là que la discussion se fera.

    – Qu'est-ce qui fait l'originalité de Locarno?

    – Ce festival, parmi les plus importants au monde, est objectivement le plus accueillant et celui qui «protège» le mieux les films. Un film est une œuvre fragile. Le Da Vinci Code arrive certes comme un char d'assaut, mais la plupart des films que nous présentons à Locarno, souvent de jeunes cinéastes, nous arrivent comme des objets révélés pour la première fois. Or la tradition de Locarno, que j'aimerais défendre et développer, est d'accompagner les films auprès du public. Pour ce faire, nous disposons de deux atouts: le temps et l'atmosphère. A Cannes, il n'y a pas de projection publique. A Berlin et à Venise, le public doit quasiment se battre pour accéder aux quelques projections ouvertes. Le festival de Locarno, même s'il vise aussi les professionnels, s'adresse au public, avec un catalogue richissime, le journal du festival et une façon unique de présenter les films et d'en discuter systématiquement en présence des réalisateurs ou des acteurs.

    – Y a-t-il un public spécifique à Locarno?

    – Une grande majorité est constituée d'amoureux du cinéma qui y viennent comme les amoureux de musique vont à Paléo. Ce ne sont pas forcément des cinéphiles purs et durs, mais ils viennent se faire une réserve de cinéma pour l'année dans une atmosphère qui englobe balades en montagne ou baignades en rivière. Le public est très réceptif et ouvert, et les discussions peuvent être d'une intensité folle, avec des gens qui ne sont pas forcément des spécialistes.

    – Quels seront les points forts de l'édition 2006?

    – Dans la compétition internationale, nous présentons une vingtaine de films qui ont tous un potentiel de diffusion large et représentent un panorama mondial de ce qui se fait de plus novateur, tout en restant accessible. Nous lançons en outre une nouvelle compétition, à l'enseigne des Cinéastes du présent, réservée à des œuvres plus radicales. Hors concours, la même section rassemble des films d'aujourd'hui aux fortes implications sociales ou politiques.

    – Que verra-t-on sur la Piazza Grande?

    – D'abord une série de grands films, presque tous en première vision. En outre, nous allons y donner des éclairages sur d'autres sections du festival, notamment, avec les courts métrages des Léopards de demain. La traditionnelle rétrospective, que nous consacrons à un auteur vivant, en la personne d'Aki Kaurismaki, sera l'occasion d'y montrer aussi son dernier film, Les lumières du faubourg, en première publique suisse.

    – Et la Suisse là-dedans?

    – Elle fait l'objet d'une autre innovation, avec la Journée du cinéma suisse, pour dire que le cinéma suisse existe et qu'il est de qualité, le fêter et faire date avec la projection sur la Piazza du dernier court métrage d'animation, Jeu, de Georges Schwitzguébel, et de Mon frère se marie de Jean-Stéphane Bron, qui passe à la fiction avec brio.

    – Autre film suisse à découvrir?

    – Ah oui: dans la compétition internationale, celui de la réalisatrice zurichoise Andrea Staka qui a réussi, avec Das Fräulein, un film de grande sensibilité sur l'immigration, avec trois femmes venues, dans des circonstances diverses, d'ex-Yougoslavie à Zurich. Un nouveau grand talent à découvrir!

    – Un mot de conclusion sur le 60e anniversaire?

    – Grande aventure évidemment, que nous n'avons pas envie de fêter de façon commémorative mais prospective, Locarno ayant toujours été un festival ouvert sur le futur, sans renier le passé qui le porte, lui-même révélateur de cette vocation exploratrice…


    Survol de la 59e édition

    PIAZZA GRANDE Première très attendue sur la place mythique: Miami vice de Michael Mann, avec Colin Farrell et Jamie Foxx, le 2 août. Un film «dense et spectaculaire», selon Frédéric Maire, fier d'ouvrir le festival avec ce film qui sera distribué en Suisse romande dès le 16 août.

    CINÉASTES DU PRÉSENT Innovation: la section s'ouvrant désormais à la compétition, un jury de pointe a été constitué, avec Hernan Musaluppi, Rafi Pitts, Tania Blanich, Heidrun Schleef et Emmanuelle Antille. Le prix Cinéastes du présent C .P. Company est doté d'une somme de 30 000 francs.

    COMPÉTITION INTERNATIONALE La sélection propose une vingtaine de longs métrages du monde entier. Le jury attribuera, entre autres, le Léopard d'or, le Prix de la mise en scène, les Prix d'interprétation et le Prix spécial du jury.

    LÉOPARDS DE DEMAIN Consacrée aux courts métrages, cette section propose deux compétitions, respectivement ouvertes aux jeunes réalisateurs suisses et aux films explorant une région particulière du globe. Cette année: l'Est de la Méditerranée, des Balkans au Moyen-Orient.

    LÉOPARD D'HONNEUR C'est au réalisateur russe Alexander Sokurov, distingué à Locarno en 1987 pour son premier film, La voix solitaire de l'homme, que sera remis le Léopard d'honneur. Son nouveau film, Elegy of life, en hommage à Rostropovich, sera présenté en première mondiale.

    RÉTROSPECTIVE Alternant avec la tradition des hommages «historiques», honore un créateur contemporain avec la projection de tous les films du réalisateur finlandais Aki Kaurismaki, qui présentera son nouveau film sur la Piazza Grande. Parallèlement paraît, en coédition avec les Cahiers du cinéma, un ouvrage référentiel publié par le festival sur cette œuvre majeure.

    RENSEIGNEMENTS Festival international du film Locarno. Tél..: 091 756 21 21
    ou info@pardo.ch

    Cet entretien a paru dans l'édition de 24 Heures du 8 juillet 2006.

  • De l’Harmonie cuisinière

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    Fourier, l’opéra et la gastrosophie

    Comment éduquer l’Enfant ? se demandent aujourd’hui les parents désorientés, et comment se perfectionner soi-même en vue de l’Harmonie ?
    A ces questions légitimes on répondra, les vacances venues, en revenant bonnement à l’étude de l’Harmonie, justement, selon Charles Fourier, dont les visions restent lumineuses et roboratives.
    La meilleure reconduction à cette université buissonnière me semble ce matin la lecture attentive de L’opéra et la cuisine qui vient de s’ajouter au catalogue de l’indispensable Cabinet des Lettrés.
    Il y est rappelé, premièrement, l’importance basique de la formation matérielle de l’enfant, c’est à savoir l’exercice essentiel et premier de son corps, préludant à l’éducation spirituelle. Or l’apprentissage des 7 branches de l’opéra (le Chant, la Danse, le Geste, la Gymnastique, la Poésie, la Peinture et la Féerie mesurée) constitue naturellement le fondement de cette formation matérielle de la tige humaine qui portera demain d’harmonieuses fleurs. Sans bonne connaissance de l’opéra dans ses 7 parties, peu de chance de réalisation industrielle, nous dit Fourier, mais il n’y a pas que ça : il y a la Cuisine.
    La Cuisine, avec majuscule, est non moins essentielle en ses 4 parties que forment la Culture, la Conserve, la cuisine avec minuscule (au sens de la pratique) et la Gastronomie. Au lieu de bourrer prématurément le crâne de l’enfant à trop grand renfort de préceptes et de concepts, laissons-le découvrir les agréments naturels de la cuisine où sa gourmandise et son esprit de service se développeront de concert, l’une aiguisant l’autre. En Harmonie fouriériste, où chaque jour au moins mille volailles se plument dans une phalange de phalanstère, pas moins de 600 petites volailles seront ainsi plumées par les bambines de 3 à 4 ans, et 400 autres plus grosses par les chérubines de 4 à 6 ans. Ainsi l'agréable se mariera-t-il avec le nécessaire.
    Telle étant la première leçon de Fourier en ce matin d’été : « A l’opéra, l’enfant se forme à la manœuvre, à la perfection des mouvements corporels ; mais c’est à la cuisine qu’il se forme aux combinaisons de fonctions agricoles et industrielles, aux raisonnements d’analyse et synthèse qui l’engagent de bonne heure dans l’étude des sciences fixes »…
    Charles Fourier. L’opéra et la cuisine. Gallimard, Le cabinet des lettres, 82p.

  • L’aura de Tracy

    medium_Chapman.jpgmedium_Chapman2.jpgTracy Chapman au Montreux Jazz Festival. Après les électrochocs d’Eels, la chanteuse a fait oublier la touffeur du Miles Hall pris d’assaut par 2000 fans.
    Amorcée par une véritable charge de la cavalerie lourde avec, en première ligne des anguilles survoltées, un Everett à dégaine de trappeur barbu à lunettes de conquérant des sommets, soutenu à la mitrailleuse rythmique par un batteur semblant rescapé de la guerre de Sécession, la soirée vouée à Tracy Chapman aura rappelé, aux amateurs d’émotions fortes, que ce n’est pas forcément dans le déchaînement de décibels et les vociférations que réside la puissance de la musique. Ainsi le bref concert d’Eels, en dépit de quelques ballades relevant d’un blues-rock moins « hardeur », nous a-t-il semblé relever de la démonstration de force tournant à vide.
    En contraste absolu, c’est sur une tonalité gospel, avec Say Hallelujah que Tracy Chapman, paraissant d’abord toute menue sur scène, en simple jean, annonce la « couleur » à la fois dense et grave, mais non moins « punchy » , d’une suite mêlant les compositions des deux derniers albums (Let it rain et le récent Where you live) aux morceaux plus anciens, entre autres « standards » revisités, comme ce fleuron de la musique folk américaine que représente The house of the rising sun, naguère illustré par Bob Dylan et The Animals, entre autres, qu’elle module en beauté avec une lenteur et une densité émotionnelle prenantes.
    Si Tracy Chapman a découvert Montreux en son âge de teenager, ainsi qu’elle l’a rappelé avec humour, à une époque où elle n’avait pas les moyens de se payer un billet d’entrée au festival, c’est rubis sur l’ongle que son ticket avec le public s’est concrétisé mercredi soir en dépit du double désagrément de la salle transformée en étuve et de la diversion parfois bruyante d’un certain match suivi sur les portables…
    Une fois encore, pourtant, la qualité musicale de son concert, qui associe intensément les musiciens (Joe Gore à la guitare, Quinn à la batterie et Kiki Ebson aux claviers), la pertinence et la beauté des textes et de la musique, enfin la grâce de Tracy Chapman auront fait de ce concert un moment privilégié.


  • Vus du ciel

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    L’auteur démasqué (25)

    Ce fragment de prose est tiré de Débat dans l'azur de Léon-Paul Fargue, auteur injustement oublié du Piéton de Paris. Je l'ai tiré du recueil de Vulturne, réuni à Epaisseurs  dans la collection Poésie de Gallimard. Lisez donc Chanson du plus léger que la mort: "Nous sommes les hommes sans murailles ! Nous montons en choeur dans la musique !" Tonique ! Et compliment à Tristan S. à V. qui sait que lire Léon-Paul Fargue n'oblige pas forcément à lire Nicolas Fargues...

    Hachure !
    Est-ce que tu n’en as pas assez d’être une hachure entre les hachures ?
    Homme !
    Tu n’en as donc pas ton soûl d’être un homme parmi les hommes ?
    Grouillis des poux de mer sur la plage des rues.
    Bâtonnets sautant à cloche-pied, vers de pierre, jeux de jonchet en délire, aïe donc, les dragons chargent sur la chair en filoselle, les chapeaux, les gants, les cannes, les sacs endormis dans le blanc d’œil, goitres assommés, crapauds en deuil, accordéons éculés face au ciel !
    Monte un peu. Suis-moi. Colle donc, nom de Dieu ! Là, te voilà bien avancé, maintenant. Crois-tu que c’est beau à voir de là-haut ? Crois-tu que c’est grand’chose ?
    Ah ! vous n’alliez pas loin, les hommes.
    Vois-tu de là-haut comment ça rampe ?
    Comprends-tu, maintenant, comment ça foisonne ?
    Alors, pourquoi tant d’histoires ?

  • L’ennui d’écrire


    medium_Renard.jpgL’auteur démasqué (23)


    L'auteur de cet extrait, identifié par Bona Mangangu, est Jules Renard, dans son roman L'écornifleur. Un régal de vacherie placide. Dans le même genre, on lira le portrait d'Eloi, homme de lettres, dans le recueil de Nos frères farouches. Jules Renard est trop souvent réduit à Poil de carotte ou à ses croquis animaliers. C'est très bien. Mais son Journal est une mine de notations acides et de croquis plus tendres. Un tout grand "petit maître" à lire et relire

    « Que c’est embêtant d’écrire !
    Passe d’écrire des vers ! On peut n’en écrire qu’un à la fois. Ils se retrouvent, et à la fin du mois on joint les bouts. Et puis il y a la rime qui sert de crochet pour tirer, hisse ! hisse ! jusqu’à ce que le vers se rende, se détache.
    Passe même d’écrire une petite nouvelle. C’est court comme une visite de jour de l’an. Bonjour, bonsoir, à des gens qu’on déteste ou qu’on méprise. La nouvelle est la poignée de mains banale de l’homme de lettres aux créatures de son esprit. Elle s’oublie comme une relation d’omnibus.
    Mais c’est un roman ! un roman complet avec des personnages qui ne meurent pas trop vite.
    Mes jeunes confrères me l’ont dit : « Tu réussis les petites machines, mais ne t’attaque jamais é une grosse affaire. Tu manques d’haleine. »
    J’en conviens, j’ai besoin de souffler à la troisième page, de prendre l’air, de faire une saison de paresse ; et quand je retourne à mes bonshommes, j’ai peur, comme si je devais renouer avec une maîtresse devenue grand-mère pendant mon absence, comme si j’allais traîner des morts sur une route qui monte ».

  • Godard et les Stones

    Patchwork d’époque: One + One

    medium_Godard1.jpgmedium_Godard0001.JPGC’est un film intéressant à de multiples égards que One+One dans la présente version « autorisée » par Jean-Luc Godard, assortie de plusieurs entretiens explicatifs éclairants sur sa genèse, notamment avec Jean Douchet et Christophe Conte, ainsi qu’un making of de Richard Mordaunt.
    Pur produit de l’esprit de 68, date de sa sortie marquée par une empoignade à laquelle le récent clash de Beaubourg fait écho pour des motifs analogues de non-respect des intentions du réalisateur, ce film-collage sur les thèmes de la création et de la destruction combine les répétitions (étonnamment très sages) d’un groupe de jeunes rockers anglais déjà mondialement célèbres, en rivalité avec les Beatles, et des séquences donnant la parole aux Noirs purs et durs des Black Panthers. A ce contrepoint initial, illustrant deux modalités de la contestation des années 60-70, s’ajoute un patchwork très (dé)construit de textes (d’Elridge Cleaver, sur la condition des Noirs américains et LeRoi Jones, sur la décadence de la musique noire), de séquences théâtralisées sur le thème des relations entre l’intellectuel et la révolution (avec une Anne Wiazemski délicieusement décalée dans son interview de jeune romantique lançant ses phrases solennelles en pleine forêt) et d’extraits de Mein Kampf ou d’un roman porno, autres paroles de chaos…
    Détonant et déroutant au premier regard (comme l’expo actuellement présentée à Beaubourg…), le film, montant en puissance au rythme crescendo des répétitions de Sympathy for the Devil, en présence d’un Mick Jagger affirmant sa qualité de chef de meute à babines, de Brian Jones déjà liquéfié et d’un Keith Richards aux superbes envolées de guitare, est à voir et à revoir, autant pour ce qu’il a d’agaçant que pour sa force expressive, la pertinence de sa substance polémique et son impact poétique persistant.
    Godard m’a toujours exaspéré et intéressé en même temps. Je ne puis dire que je l’aime comme j’aime Fellini, de tout mon cœur et de toute ma folie. Voir n’importe quoi de Fellini, trois minutes du Sheik blanc, cinq minutes du Bidone ou des Vitelloni, les chefs-d’œuvre cela va sans dire (La Strada, Huit et demi, Amarcord) mais aussi ces merveilles imprévisibles que sont Intervista ou Répétition d’orchestre, me remplit immédiatement d’allégresse italienne comme une mélodie de Puccini ou le premier but que va marquer ce soir l’Italie contre l’Allemagne…
    Mais Godard est un emmerdeur passionnant, et un poète aussi, qu’on atteint par maints détours, au fond du dépotoir actuel, et c’est sûrement un peu difficile, maintenant que la mode en est passée, de déchiffrer ce que nous disent vraiment ses films, mais cela vaut la peine de s’y appliquer, demain peut-être plus encore qu’aujourd’hui…

    Jean-Luc Godard et les Rolling Stones. One + One (Sympathy for the Devil). DVD Carlotta

  • Les poulettes repiquent

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    Le dernier album des Dixie Chicks
    Not ready to make nice, chante Natalie Maines dans le nouvel album des Dixie Chicks, qui en ont vendu plus de 500.000 en une semaine dès sa sortie aux States, en clair : « Je ne suis pas prête à être gentille. Je ne suis pas prête à céder. Je suis toujours folle de colère et n'ai pas le temps de faire des ronds-de jambe. Il est trop tard pour changer et même si je pouvais je ne le ferais probablement pas"...
    Autant dire que les « sorcières » du Texas, pourchassées dès le début de la guerre en Irak pour leurs déclarations « inappropriées », persistent et signent avec les quatorze morceaux de pure country de Taking the long way, dont le premier, The long way around, évoque la virée de celle qui, vivant en nomade sur les routes, se rappelle ses « friends » de collège et se demande si elle s’établira jamais pour sa part et si elle reverra ses amis de jeunesse.
    Même si les paroles des chansons réunies ici distillent des éléments critiques, on est loin du « protest song » des sixties façon Joan Baez ou Neil Young, ce qui n’empêche pas de jolis coups de gueule, comme dans le rock plus épicé de Lubbock or leave it évoquant, dès l’attaque, la fameuse « ceinture biblique » du Sud profond où les églises sont plus nombreuses que les arbres sans convaincre tout le monde de s’agenouiller à l’unisson de la famille Bush…
    Dixie Chicks. Taking the long way. Columbia Records
    Photo: les amours de Natalie Maines  et Saddam, un fleuron de la propagande anti-Chicks

  • Bonnard ou l'état chantant

    La beauté sauvera le monde (Fédor Dostoïevski) 

    A La Désirade, ce vendredi 3 février. – Le nom de BONNARD m’est apparu ce matin dès mon éveil d’avant l’aube, et ce nom disait OUI. Ce seul nom se fond en moi à tout ce qui dit OUI. Il fait nuit noire et je vois le monde en couleurs et ces mots notés au crayon dans un carnet : «L’œuvre d’art – un arrêt du temps ». J’ai commencé de lire hier soir le dernier livre de Tzvetan Todorov, consacré à ceux qui ont voué leur vie à une quête absolue de beauté, et cette autre phrase de Dostoïevski, qu’il y cite dès les premières pages, me revient aussi : « La beauté sauvera le monde ».
    Non la beauté d’agrément : non la beauté facile sur papier lisse ou la beauté cliché  vidée de sens : la beauté se déployant dans un état de plénitude, et Todorov donne le premier exemple de cet émerveillement partagé, dans une salle de concert, que nous vaut parfois un moment musical – ce que j’appelle pour ma part l’état chantant.
    Je n’oublie aucunement les tribulations du monde à l’instant de cette oraison matinale que résume le nom de Pierre Bonnard. Je dirai plus précisément : Monsieur Bonnard. Monsieur Bonnard qui, sa petite boîte de couleurs à la main, en costume et cravaté, se promène à l’instant, dans les couloirs de l’exposition qui s’ouvre àParis, pour faire ici et là ses retouches. Le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde et il ne faut pas dormir pendant ce temps. Or Monsieur Bonnard ne dort pas : jusqu’à la fin du monde il retouchera ses tableaux en essayant d’y être plus précis et plus précis encore, non du tout plus joli ou plus soleilleux, comme on le voit parfois – Bonnard ou la joie de vivre, n’est-ce pas… - mais plus juste, plus vrai, plus rigoureusement, plus physiquement et métaphysiquement proche de la nature ou de ce qu’il voit de la nature derrière son binocle à facettes.
    Monsieur Bonnard vous dit bonjour. La nature morte aux fruits irradie ce matin ses orangés. L’enfant merveilleux (criseux, chiant à ses heures, c’est entendu) sera tout à l’heure à son tour à La table. Pour l’instant on entend le bruit d’eau et les petits soupirs sommeilleux d’une jeune fille se lavant dans son tub quelque part ailleurs. Tout est rassemblé par le poète mais cela vit partout comme ça. Le Café du Petit Poucet pourrait être à Biarritz ou à Buenos-Aires. La terrasse à Vernon, je l’ai vue à Lugano. Le Paysage en Normandie, vous vous le rappelez en Nuithonie, derrière Fribourg, et ainsi de suite.
    Cette polyphonie douce obéit certes à ce parti pris du OUI, mais elle n’est jamais fade ni mensongère ou dogmatique, ni nombriliste non plus même si tout y est absolument personnel ou plus exactement : traversé par la personne du monde. La peinture de Bonnard n’est ni pointillliste ni traitilliste ni tachilliste, elle est tout ça et bien plus, nous lavant du NON en nous montrant simplement les choses aimées.

  • Entre le cri et le chant


    A propos de Quelle nuit sommes nous ? d’Hafid Aggoune

    Le paradoxe absolu de la vie mortelle, dont l’oxymore se prolonge dans le désespoir ardent et la folle sagesse de Samuel Tristan, protagoniste de ce limpide et lancinant deuxième roman de Hafid Aggoune, s’ancre dans l’intransigeance de l’adolescence, ce temps de la vie « où il faut choisir entre vivre et mourir », à l’enseigne de cette «incommensurable solitude que vit chaque adolescent, cet espace de fureur sans nom. »
    Le vrai nom du personnage n’est jamais prononcé, ni dévoilé tout à fait le secret de son désespoir. Il est Personne et chacun de nous, ou plus exactement : il incarne nos extrêmes invivables, il a rompu toutes les attaches pour être mieux relié au monde ; il s’est montré inhumain avec les siens pour mieux résister à « cette longue nuit d’inhumanité » que représente à ses yeux le monde.
    Une fugue, à quinze ans, l’a arraché au petit clan familial où il a lancé un soir à sa mère, son père et son frère: « Je veux voyager, travailler à être le meilleur possible parce que le monde est plus grand que cette cuisine, plus grand que cette télé, plus grand que toi, papa. Seul un livre est plus grand que le monde ! », avant de les quitter pour toujours en feignant de se rendre au judo, dormant sa première nuit au sommet d’un hêtre et gagnant l’Espagne puis l’Afrique du Nord où il est devenu Samuel Tristan, puis Salih (intègre,vertueux) dans les monts kabyles, Saleh à Djerba, Salim (qui a le corps pur et droit) sur les routes lybiennes, Salman (parfaitement sain) à Alexandrie, Saji à Beyrouth où il perd sa virginité, fuyant de vies brèbves en vies brèves,  tanné et boucané par le travail, allégé par le cannabis, apprenant l’arabe et l’hébreu pour en devenir le traducteur, enfin rêvant de l’Aden de Rimbaud sans y toucher, commençant lui aussi d’écrire mais ne faisant à vrai dire que lire en trimballant avec lui son sac de bouquins.
    Autant dire que, lorsque commence le roman, à Venise où il débarque de Paris, à l’âge du Christ, Samuel Tristan a fait déjà le tour de lui-même, vivant de rien (à Paris, garçon au pair) et ne faisant rien que lire et vivre, comme un ascète ou un oiseau. Appelé en ces lieux pour aider une Française, femme sculpteur, qui a la garde de l’ancien hôpital de sainte Marie-des-Grâces, jouxtant l’asile désaffecté de San Clemente de sinistre mémoire, Samuel, qui est la porosité affective et poétique incarnée, ne peut supporter de cohabiter avec les fantômes de ceux qui ont souffert en ces lieux, dont les cris le poursuivent. Du moins aura-t-il aidé Emeline en nettoyant la place de ses ronces envahissantes, avant de trouver refuge momentané dans un atelier d’artiste du Ghetto, d'où il accomplit son dernier voyage d'amant de la nuit, trouvant sa paix dans les eaux industrielles de la lagune.
    Le lecteur posé sourira peut-être de la révolte de Samuel Tristan, quand il dit : « J’ai peur d’un monde sans différence. J’ai peur des religions qui tuent beaucoup plus que les guerres, parce qu’elles n’ont pas de fin et ne sont plus ce qui nous relie mais ce qui nous sépare ». La lectrice réaliste haussera peut-être les épaules en lisant : « Jamais je ne voudrais être de ceux qui pourrissent, détruisent, polluent, réduisent cette planète ». D’aucuns lui objecteront comme toujours : « cela te passera avant que ça nous reprenne », et la cause sera entendue.
    Mais Quelle nuit sommes-nous ? va bien au-delà de la protestation d’un adolescent inadapté. Ce petit livre, comme la peinture de Francis Bacon citée au début, dit la beauté arrachée à la laideur : «Son regard nous traverse, nous taille. Il nous ouvre au scalpel. La peau s’écarte sans résistance. Les os craquent. Nos visages se tordent. Nos êtres montrent les affres, les peurs, les cicatrices, la beauté cachée de notre plus belle humanité. Défigurés, nous existons enfin ».
    Ce livre existe en effet, dans son elliptique simplicité, et nous existons de concert sur cette île de la lagune où s’effondre à n’en plus finir toute construction de notre plus bel art, dans le voisinage des inadaptés absolus que sont ceux que nous appelons fous. « Donne à qui sait lire ton âme, fuis qui la déchire », se recommande Samuel à lui-même, comme à tous ses semblables. Et ceci qu’il se murmure à Venise avant de se laisser glisser dans son linceul liquide : « Venise est un masque derrière lequel se cache l’effondrement de tout ce que l’homme a fait depuis sa première œuvre d’art. Seule est admirable la lumière, éternelle présence survivant aux vanités du temps, architecture de l’architecture, corps des corps, esprit des courbes, véritable essence de toute chose. Mon regard se perd à l’intérieur des songes. La beauté est un miracle de l’instant. Rien ne dure, sinon le renouvellement de nos regards en soi, sur le monde, sur autrui. Rien ne me console plus que de me savoir pierre, eau, branche, lumière, vent, regard. C’est pour cela que j’aime tant les livres : l’instant de la lecture est un absolu fait de rien et de tout, une concentration de tous les possibles posée sur la légèreté d’une feuille »…
    Hafid Aggoune. Quelle nuit sommes-nous ? Editions Farrago, 121p.


  • Ceux qui sont scotchés à leur écran

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    Celui qui croit que Be bop a Lula est l’hymne national brésilien / Celle qui menace la Vierge de manquer trois messes si Elle n’accorde pas la victoire aux Bleus / Ceux qui appellent nationalisme le patriotisme des autres et patriotisme leur nationalisme / Celui que Zidane a aidé à positiver dans sa vie de merde / Celle qui a offert le maillot du Brésil à son fils adoptif aveugle / Ceux qui crèvent les ballons des gosses du quartier qui tombent dans leur jardin privatif / Celui qui affirme que la sensation du gazon fraîchement arrosé relève de l’extase prénatale / Celle qui n’a jamais admis qu’on parle de ça à table / Ceux qui estiment que le foot est un vecteur d’aliénation identitaire pour les nations saines / Celui qui trouve une ressemblance saisissante entre Cafu et l’épicier du coin / Celle qui sait ce qu’il en est des accointances du docteur Fuentes et de Ronaldinho mais qui se la coincera ce soir au bar Copacabana en banlieue de Vesoul / Ceux qui se sont promis de casser du travelo au Bois en cas de victoire du Brésil / Celui qui descendra un pot de chimarrao à lui tout seul dès le coup d’envoi / Celle qui enfonce une aiguille dans la poupée-effigie de Makelele / Ceux qui trouvent que Domenech a l’air d’un corbeau / Celui qui connaît les résultats de tous les matchs disputés par l’équipe de France depuis 1953 / Celle qui reconnaît le fils des Leconte du Nouy dans le public de Francfort / Ceux qui zappent en attendant le premier but français / Celui qui voit en le jeu de football une métaphore de la théorie palingénésique des récurrences / Celle qui tape une gomme à son Adrien pendant que celui-ci engueule Zizou / Ceux qui écoutent Metallica à fond la caisse pour emmerder les footeux d’à côté, etc.

  • Je suis peintre

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    Je suis peintre mais personne ne me connaît ou presque. Le monde m’est toujours apparu si immense, profond et sombre que j’ai préféré rester dans l’ombre. On dirait plutôt que c’est l’ombre qui m’a choisi. Toujours mes actions, mon caractère m’ont poussé hors de cette fausse lumière. Tout ce que je suis, vois, comprends, éprouve, est dans ma peinture et cela a suffi à mon bonheur. Oui j’ai été heureux. Ce que j’ai vu de ce monde ne m’a guère donné l’image du bonheur, aussi j’ai cherché à le poursuivre seul. Une femme et un fils m’ont apporté de grandes joies et finalement mon fils aura été la plus grande, même s’il ne me ressemble pas, s’il est différent, tant mieux après tout. La quête que j’ai poursuivie est celle du mystère de la lumière. La lumière est dans les choses, elle est le cœur de la vie et ne s’éteindra jamais. Oui l’éternité est la permanence de la lumière. Le reste n’est que littérature. J’aime la littérature parce qu’elle raconte le monde, elle dit sa folie, sa démesure. Comme un cercle ce que je cherche c’est le centre, le point nodal. Je crois l’avoir trouvé : il est dans l’éternité que certains appellent « Dieu ». La lumière et donc la peinture en est la traduction, celle que j’ai tentée en tout cas.

    Paul Cézanne

    (Cette lettre inédite, parue dans la livraison de juillet 2006 du Passe-Muraille, No 70, est de la plume de Raymond Alcovère, qui publiera en 2007 Le sourire de Cézanne, aux éditions N&B.)

  • Cézanne, les couleurs et les mots

    Une lettre de Rainer Maria Rilke

    « … Mais à propos de Cézanne, je voulais encore dire ceci : que jamais n’était mieux apparu à quel point la peinture a lieu dans les couleurs, et qu’il faut les laisser seules afin qu’elles s’expliquent réciproquement. Leur commerce est toute la peinture. Celui qui leur coupe la parole, qui arrange, qui fait intervenir d’une manière ou d’une autre sa réflexion, ses astuces, ses plaidoyers, son agilité d’esprit, dérange et trouble leur action. Le peintre (comme l’artiste en général), ne devrait pas pouvoir prendre conscience de ses découvertes ; il faut que ses progrès, énigmatiques à lui-même, passent, sans le détour de la réflexon, si rapidement dans son travail qu’il soit incapable de les reconnaître au passage. Quiconque, à ce moment-là, les épie, les observe, les arrête, les verra se métamorphoser comme l’or des contes, qui ne peut rester pur par la faute de tel ou tel détail. Le fait que les lettres de Van Gogh se lisent si bien, soient si riches, parle en fin de compte contre lui, comme parle contre ce peintre (comparé à Cézanne) le fait davoir voulu, su, éprouvé ceci ou cela : que le bleu appelait l’orange, et le vert le rouge ; ainsi qu’il l’avait entendu dire, le curieux, aux aguets au fond de son œil. Aussi peignait-il des tableaux fondés sur un seul contraste, tout en pensant au coloris simplifié des Japonais qui ordonnent les surfaces selon le ton voisin, plus haut ou plus bas, et les additionnent pour obtenir une valeur totale; ce qui les conduit au contour continu, exprimé (c’est-à-dire inventé), sertissage de surfaces équivalentes, donc à l’ntentionnel, à l’arbitraire, en un mot : au décoratif.
    Un peintre qui écrivait, donc un peintre qui n’en était pas un, a voulu inciter Cézanne aussi à s’expliquer en lui posant des questions de peinture : mais, quand on lit les quelques lettres du vieillard, on constate qu’il en est resté à une ébauche maladroite, et qui lui répugnait infiniment à lui-même, d’expression. Il ne pouvait presque rien dire. Les phrases où il s’y efforce s’étirent, s’embrouillent, se hérissent, se nouent, et il finit par les abandonner, furieux. En revanche, il parvient à écrire très clairement : « Je crois que ce qui vaut mieux, c’est le travail ». Ou bien : « Je fais tous les jours des progrès, quoique lentement ». Ou bien : « J’ai près de soixante-dix ans ». Ou bien : « Je vous répondrai avec des tableaux ». Ou encore : « L’humble et colossal Pissaro » (celui qui lui a appris à travailler) ; ou enfin, après avoir bataillé un peu (on sent comme c’est caligraphié, et avec soulagement), la signature complète : « Pictor Paul Cézanne ». Et dans la dernière lettre (du 21 septembre 1905), après des plaintes sur sa mauvaise santé, simplement : « Je continue donc mes études ». Et le vœu qui a été exaucé littéralement : « Je me suis juré de mourir en peignant. » Comme dans une vieille Danse des Morts, la Mort a saisi sa main par derrière, posant elle-même la dernière touche, avec un frisson de plaisir ; son ombre s’étendait depuis quelque temps sur sa palette, elle avait eu le temps de choisir, dans la ronde franche des couleurs, celle qui lui plaisait le mieux ; quand le pinceau y aurait plongé, elle s’en saisirait et peindrait… Le moment vint; la Mort allonga la main et posa sa touche, la seule dont elle soit capable ».


    (…) « Toute parlote est un malentendu. Il n’y a de compréhension qu’à l’intérieur du travail, sans aucun doute. Il pleut, il pleut… » (…)

    Rainer Maria Rilke. Lettres sur Cézanne. Traduites et présentées par Philippe Jaccottet. Seuil, coll. Le don des langues, 1991.

  • Chacun son voyage

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    Journal des Lointains, No 3.

     

    De Terre de Feu au volcan Merapi, ou du Salon Cunning de Buenos Aires à l’ancienne cité de l’or Sofala au Mozambique, entre autres points de chute, quatorze auteurs, écrivains plus ou moins confirmés (trois seuls sont déjà un peu connus), journalistes ou routards-qui-écrivent, évoquent les épisodes marquants de leurs périples, à la demande de Marc Trillard, maître d’œuvre de cette revue exclusivement réservée à la littérature de voyage et dont c’est la troisième livraison.

    Si l’on n’y trouve pas de grand bourlingueur-poète à la Cendrars ou de maître styliste à la Bouvier, les invités de Trillard ont pour point commun de vivre le voyage à l’écart des sentiers rebattus du tourisme de masse. D’emblée il nous semble replonger dans un roman d’aventures de notre jeunesse en embarquant, avec Laurent Maréchaux, sur le Darwin sound, ketch de 72 pieds lancé à travers les eaux fuégiennes aux « tempêtes d’anthologie », sur les traces du mythique Beagle. L’aventure est en revanche dans les rencontres de hasard, pour Brina Svit, romancière slovène qui dit préférer, en Argentine, les vivants aux grandes ombres à la Borges dont on lui propose (forcément) de visiter les cafés qu’il a hantés…  

    Avec Rémi Marie, c’est par la transe de l’écriture qu’est rendue la sensualité, vibrante en surface mais pauvre en émotions, selon lui, de Rio à l’approche du carnaval. Saisissante également, mais surtout pour son climat, la plongée de Michel Abax Dans le corps obscur de la nuit, entre Pérou et Bolivie, où la recherche d’un amour perdu l’amène en zone dangereuse. Romancière éprouvée, Caroline Lamarche déçoit avec un récit mexicain sans relief, tandis que Michaël Ferrier, mémorable chroniqueur japonais,  découvre Antananarivo avec émerveillement , et qu’Alain Dugrand, savoureux baroudeur, nous rappelle que la guerre, ici en Abkhazie, peut aussi être « du voyage »...

    Journal des lointains. Réalisé par Marc Trillard, avec 14 auteurs. Editions Buchet-Chastel, 213p.

  • D'îles en elles

    medium_Milce.jpg A propos d''Un archipel dans mon bain, de Jean-Euphèle Milcé

     

            Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jean-Euphèle Milcé sait dire beaucoup en peu de mots. Condenser : l’art du poète. La promesse de son premier roman, L’Alphabet des nuits, est tenue dans le second, Un archipel dans mon bain, autant par le choix des thèmes que par la qualité de l’écriture – cette recherche constante de la tournure nouvelle, de la phrase courte mais habitée, du mot juste, autant dans son sens que dans sa sonorité.        

    Evita se raconte au présent. À « quarante ans et quelques centimes », veuve d’un riche peintre « mort artiste et amoureux absolus », elle s’ennuie dans sa tristesse, en « un jour qui s’enroule méthodiquement dans mille aunes de chagrin ». Mais une courte lettre anonyme la force à avouer qu’elle a menti à propos de son passé. Non, elle n’a pas connu ses parents, qui ne possédaient certainement ni galerie à Londres, ni résidence secondaire en Grèce. Elle n’a pas de diplôme, n’a pas appris de métier. Et n’a vécu son enfance que « par saisons désaccordées ».

     

            En parallèle nous est contée l’arrivée à Genève de Marie Raymonde, jeune femme née sur l’île bretonne d’Ouessant, qui débarque « avec un embryon de rêve » dans cette « ville de nulle part, de nulle appartenance », puis galère dans un bistrot jusqu'à être engagée dans une douteuse « agence de mannequins ».

     

            Les chapitres développent en alternance ces deux histoires qui avancent ainsi côte à côte, jusqu’à se rejoindre, puisque l'on finit par comprendre que Marie Raymonde n'est personne d'autre qu'Evita, vingt ans plus tôt. 

            Retour au présent, où Evita, « déesse de la lubie », se cherche une île sur la carte du monde, un endroit où ranger son enfance et, peut-être, placer son futur. Et c’est Haïti qu’elle choisit – à moins que ce ne soit Haïti qui la choisisse. Elle quitte la maison de « ce village vaudois » où elle est arrivée après avoir changé de nom, quitte le jardin gigantesque, les amis de feu son mari, et elle s’envole de l’autre côté de l’Atlantique.

           C’est là que se déroule la deuxième partie du livre. En Haïti. On retrouve alors encore plus franchement ce regard sombre et cette langue attentive, inventive, qui dominaient dans le premier roman de l’auteur. Il y a cependant modulation, car contrairement à Assaël, le narrateur de L’Alphabet des nuits, Evita est Blanche, son passeport est français, et c’est une femme, ce qui change considérablement la manière d’appréhender le monde. Assaël était Haïtien, errait donc dans ses propres terres, nous en montrait les révoltes et les peurs intestines. Evita arrive de l’extérieur, elle découvre en même temps que nous « un pays à travers ses malheurs entrelacés ». Mais Port-au-Prince reste Port-au-Prince, un « espace qui a perdu son destin de capitale », une « ville déchue qui traverse ses jours et ses nuits sans véritable rancune », qui porte toujours « les traces d’une ancienne grandeur ». 

            À travers trois personnages (« l’ancêtre » d'Evita, « l’arrière-grand-oncle » et celui qui « aurait pu être le grand-père ») à peine plus qu’esquissés en de courts chapitres et que l’on sent pourtant bien vivants, Milcé développe une belle réflexion sur la filiation, la mémoire, l’histoire universelle dans laquelle se fondent les histoires personnelles, les déchirements et les renouements avec des passés plus ou moins ensevelis, et puis ce thème éternel de l’errance. « En réalité, la vraie histoire n’est que celle qui nous convient. Et le reste s’identifie à l’oubli. Au patrimoine. ». Trois hommes qui ont la double fonction d’éclairer chacun un certain pan de l’Histoire, et de nous mener à travers les siècles jusqu’à Evita, puis à sa fille. Ils sont les « racines voyageuses, avaleuses de kilomètres », ballottés entre deux îles – Ouessant et Haïti –, traversant inlassablement l’Océan écartelé « entre deux continents. Deux mondes ». La généalogie, cet art « de nouer ficelles, câbles, lignes de sisal, fils de nylon, cordes de chanvre entre eux », s’exprime ici dans ce qu’elle a de plus beau et fascinant – l’ancêtre et sa descendance écorchés au fil barbelé de l’histoire du monde, qui s’y accrochent quand même, malgré tout, parce qu’ils n’ont pas le choix. 

            L’île, c’est l’unité qui tente de se faire une place dans l’archipel impitoyable, c’est ce morceau de terre au milieu des eaux qui lutte pour ne pas s’effondrer ni se laisser engloutir, tout en se demandant quel est le volcan qui, jadis, l’a craché au monde. L’île, dans ce roman, c’est Ouessant, c’est Genève, c’est bien sûr Haïti, et puis c’est Marie Raymonde qui deviendra Evita, c’est la petite Gaëlle, sa fille… Toutes ces îles qui forment les « éléments épars d’une tentative d’espoir ».

     

    Bruno Pellegrino

    Jean-Euphèle Milcé, Un archipel dans mon bain, Bernard Campiche Editeur, 2006, 160 pages.

     

    Cet article est à paraître dans la dernière livraison du Passe-Muraille de juillet 2006.

  • Pourquoi je relis (souvent) André Hardellet

    medium_Hardellet2.jpgComment rencontre-t-on un écrivain ? Dans mon cas, ce fut par une photographie. Robert Doisneau venait de publier un livre de portraits de personnalités connues parmi lesquelles Jacques Prévert, à qui je vouais un culte tout particulier pour ses dialogues des Enfants du paradis et pour son recueil de poésie Paroles, classé pourtant parmi les poètes mineurs par mon professeur de lycée (contre qui je garde, depuis, une dent  toute particulière). Parmi ces portraits en mode mineur ou majeur, un seul m’était inconnu. De la droite de la photographie noir et blanc, un mec moustachu, cheveux courts, la cinquantaine, chemise sombre élégante, gauloise bleue allumée entre l’index et le majeur de la main droite, se penchait vers moi l’air de dire «  Eh, petit, tu ne me remets pas ? ». Intrigué, je suis allé consulter le dictionnaire qui m’a appris que le type goguenard qui semblait me dévisager, André Hardellet, était écrivain et qu’il avait publié des poèmes (les Chasseurs) et des romans (Le Seuil du jardin ; Lourdes, lentes… ; Le Parc des Archers). Comme à mon habitude (salut Jacques Roman !), j’ai tout acheté ce qui était encore disponible dans le commerce (bien peu de choses avant 1990) et ai mis mon libraire de deuxième main en chasse. Bien m’en a pris : celui-ci me trouvait coup sur coup tous les titres cités plus haut ainsi que Lady Long Solo, splendide évocation illustrée par Serge Bajan. Immédiatement, ce sont les Chasseurs qui m’ont conquis, peut-être aussi parce que la version en poche est illustrée d’un tableau de René Magritte que j’admire par-dessus tout. Je me suis retrouvé plongé dans un état de rêve éveillé, une sorte de temps retrouvé. D’ailleurs, Hardellet adore Proust (moi aussi) qu’il a lu, dit-il, comme un roman policier. Il rend d’ailleurs hommage à l’athlète de la chambre en liège à plusieurs reprises, par exemple en commençant précisément Lourdes, lentes… par la même phrase que celle du début de la Recherche. C’est d’ailleurs pour ce roman qu’il se fait traîner devant les tribunaux  sur plainte de la Ligue de défense de l’enfance et de la famille et se fait condamner (en 1973 !) pour outrages aux bonnes moeurs, malgré des témoins comme Julien Gracq ou le prince Murat. Plutôt que de s’offusquer d’un érotisme somme toute léger, un critique intelligent, comme Jean-Marc Rodrigues, y voit d’abord de nouvelles approches des territoires enchantés de l’innocence. Hardellet me sert souvent de guide, me parle de ses explorations de territoires interdits, envahis par les herbes folles où se perdent les jockeys de Magritte et que des chasseurs arpentent, dans une brume trompeuse. A ce propos, le début des années 90 m’a permis de lire, chez l’Arpenteur justement, l’œuvre complet de l’alchimiste Hardellet en 3 volumes. Un régal. J’y ai découvert Serge Gainsbourg en tueur de vieilles dames, Guy Béart et son Bal chez Temporel,  mais aussi des photos avec Albert Simonin (ah, relire Du mouron pour les petits oiseaux ou Le cave se rebiffe !), René Fallet et… un raton laveur.

    J’y ai, plus sérieusement, savouré toute une série d’œuvres poétiques que je ne connaissais pas comme L’Essuyeur de tempêtes, par exemple, qui regroupe des métiers, plus improbables les uns que les autres : L’expression « essuyer une tempête » remonte à la plus haute antiquité. (…). Mon grand-père Beaujolais-la-Pivoine n’essuyait pas les tempêtes à proprement parler ; il ne s’occupait généralement que des «  grains », des bourrasques modestes, mais il les traitait de la même manière. Une fois pourtant, entre Epineuil et Sainte-Agathe (j’avais sept ou huit ans), il me montra une tempête allongée sur une prairie et qu’il venait de « terminer ». Elle était tellement propre, briquée et transparente, que vous auriez juré qu’il n’y avait rien là, devant vous. J’écarquillais mes yeux d’enfant ; Beaujolais me dit : « Elle va r’partir, maint’nant, quasiment toute neuve ».

    Si je relis volontiers chaque texte de Hardellet, pour son climat d’écriture particulier, je reste toujours abasourdi par les trouvailles des Chasseurs, surtout dans son répertoire :

    Campagnol. Va-t’en le chercher dans les forêts de paille ou sur un tapis de Turquie.

    Saltimbanques. Crépusculaires, un doigt sur la bouche, ils connaissent le chemin du val et du bal.

    Croquemitaine. « Viens, lui dit-elle, tu dois subir ta punition. » Un ogre en laine, un épouvantail ambulant.

    Elle le conduisit dans le cabinet noir qui sentait l’encaustique et poussa le verrou. Elle ôta ses défroques, s’épanouit, délaça son odeur. Puis, lentement, avec précaution, elle guida sa main neuve.

    Il n’a jamais vu son visage – mais c’était la plus belle d’entre toutes. Et, depuis, il la cherche partout à tâtons.

    Alors, je m’en vais flâner dans des toiles comme l’Empire des lumières, le Domaine d’Arnheim ou celles de Paul Delvaux. Je rencontre Labrunie, Mac Orlan, Peter Ibbetson et je marche dans un Paris, vide soudain, à la recherche de découvertes inattendues. Je reviens ensuite dans notre monde, un peu étourdi, et, pour sur-vivre, j’essaie, parfois avec difficulté, de suivre les conseils que Lady Long Solo laissa un jour à André Hardellet, avec un bouquet de violettes, tellement sombres qu’elles en paraissaient noires : « Prends patience ». La lecture se poursuit…

     Jean Perrenoud

    Ce texte est à paraître dans la livraison du Passe-Muraille de juillet 2006, No70.

  • L’Afrique en ses confessions urbaines

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    Sur Verre cassé d’Alain Mabanckou

    Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui, à tort ou à raison, entre deux grains de chapelets, rêvent d’une littérature francophone africaine moins balafrée. Les histoires d’enfants-soldats, les accouplements des esprits divers et des animaux sages à midi pile dans la savane, les machettes rouillées par le sang séché, la route sans borne des déplacés ont honorablement traversé un bon demi siècle.
    Pour combler le vide entre deux rentrées littéraires, pour légitimer la françafrique et les festivals de rédemption, aussi pour les besoins d’une politique éditoriale exotique et ghettoïsante, Continent Noir, l’Harmattan, Présence Africaine, entre autres, nous en ont gavé. Nous ont servi l’excellent et le pire. Reconnaissance et complaisance. Littérature et folklore. Grands livres et commerce.
    Sans crier à la rupture, une nouvelle génération d’écrivains africains nous propose, en toute fantaisie, la découverte d’une Afrique assumant, tant bien que mal, la redéfinition sauvage des espaces de regroupement des collectivités, de transmission des savoirs et de l’organisation utile du travail.
    Alain Mabanckou est sans doute actuellement l’écrivain africain le plus décomplexé. Vagabond de quarante ans, il est habité par trois continents. On le rencontre aussi à l’aise en Afrique d’où il vient (Congo-Brazaville), en France où il a fait une partie de ses études et travaillé un temps et aux Etats-Unis où il enseigne la littérature africaine.
    Son dernier roman Verre Cassé est un miracle à la fois naïf et maîtrisé.
    Un picoleur, grand raté et inconscient du verdict de la Société, accepte le mandat, à la bonne manière africaine, de consigner dans un cahier les déchéances et les déchirures d’une bande d’éclopés de la vie, clients du bar « le crédit a voyagé ». L’Afrique se présente dans son urbanité fantastique. Les chagrins immunisés qui nagent au dessus des flots d’alcool. Les prostituées qui monnayent l’affection, les déracinés, les refoulés de la France. Un sodomisé en prison oublie qu’il porte des couches depuis. Ca parle. Ca pisse derrière le comptoir. Ca pue. Le patron fait des affaires. La vie comme une tique malveillante s’accroche aux clients.
    Une ville congolaise crachote sans pudeur des intrigues de palais, défie le pouvoir des marabouts, coupe la parole au refoulé qui a imprimé des histoires et des photos de gens « sérieux » pour le compte de Paris-Match. On s’invite sans difficultés dans un monde de coups bas (familles déréglées, abus dans la fonction publique), de comptes à régler. Aujourd’hui. Demain.
    Verre cassé est une fête jusqu’au petit jour. Une beuverie désinhibée des convenances. Les voix fusent multiples, discontinues dans un débit diluvien. Et le lecteur se laisse emporter par les ragots, l’ironie, la malfaisance, les regrets et les projets. L’ambiance est joyeuse : « les jours passent vite alors qu’on aurait pu croire le contraire lorsqu’on est là, assis, à attendre je ne sais quoi, à boire et à boire encore jusqu’à devenir le prisonnier des vertiges, à voir la Terre tourner autour d’elle-même et du Soleil même si je n’ai jamais cru à ces théories de merde que je répétais à mes élèves lorsque j’étais un homme pareil aux autres »
    Après Bleu-Blanc-Rouge, les Petits-Fils nègres de Vercingétorix et African Psycho, Alain Mabanckou rassure son lectorat avec Verre Cassé. La construction du texte est périlleuse. Ponctué qu’avec des virgules. Sans séparateurs de phrases. Des minuscules au début des paragraphes. Pourtant le texte se laisse lire du début à la fin.
    Malgré l’intention –trop perceptible- de mettre en évidence, dans le texte, la mémoire littéraire (en réalité, classique) du professeur de littérature qu’il est, Alain Mabanckou nous ouvre les portes d’un tout grand univers. Son écriture est juste, moderne et majeure. Verre Cassé est à lire en toutes saisons.
    Jean-Euphèle Milcé
    Alain Mabanckou. Verre Cassé, Seuil, Paris, 2005.

    Cet article est à paraître dans la nouvelle livraison du Passe-Muraille, no 70.

  • Guignol's band bis

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    A propos d’Entre les murs de François Bégaudeau

    On connaît l'antienne: l'école publique, en Europe, est un vaste chantier où les expériences les plus saugrenues sont encouragées au nom de... Les responsables sont fébriles. Après le laxisme, retour à l'autoritarisme. On crée des commissions pour rédiger des règlements: si la casquette n'est pas autorisée, le bandana le sera-t-il? Perplexité des intervenants. Si le mot clitoris est régulièrement tracé au feutre indélébile sur les pupitres, quelle stratégie adopter pour éradiquer cette mauvaise habitude? Y a des profs qui s'en foutent! hurle une débutante. Le principal la rassure: S'ils ne jouent pas le jeu, tu nous les signales, on leur fera comprendre!

    C'est exactement ce que pourrait raconter François Bégaudeau dans son dernier livre Entre les murs. Mais le pessimisme et le regard désabusé ne sont plus de mise. Le créneau a été pris trop souvent: Altschull, Barrot, Capel, Boutonnet, Kuntz, Milner, Michéa, Lurçat, Goyet... Tout le monde est au courant: on a cassé l'école républicaine, l'enseignement a été vidé de sa substance, l'horreur pédagogique a triomphé. Et pourtant, les ados continuent de fréquenter ces étranges lieux de vie, certains parents continuent d'assister à des réunions et de signer des carnets scolaires, les profs continuent d'évaluer le comportement des jeunes, d'écouter l'Autre, d'élever la voix, de corriger des textes argumentatifs. Des profs au crâne rasé, percings dans les sourcils et au bord des oreilles, jean déchiré, qui tombent en extase devant Matrix et Narnja, écoutent le même rap que leurs élèves, portent le même sweat que leurs élèves, sur lequel un vampire décrète Apocalypse now! Des profs qui, malgré la platitude de leurs propos et leur orthographe déficiente, se prennent très au sérieux. Voyons! Leur mission est d'éduquer! Souleymane, Youssouf, Djibril et Hadia ne savent pas pourquoi ils vont à l'école. Après que... suivi du subjonctif ou de l'indicatif? Peu leur chaut. Et pourtant... Quand Aïcha décide d'y aller, c'est toujours avec une heure de retard... Or Ming se prend au jeu: les temps du récit au passé, ça l'intéresse... Et dans la salle dite des maîtres, Gilles avale son second Lexomil, Elodie lit son horoscope dans un journal. Le principal affirme qu'il faut rentabiliser les heures de français. Il ouvre des pistes de réflexion. Il propose de changer les horaires fixés par son prédécesseur... On se croirait dans une farce... On imagine Céline mettant en scène cette bande de guignols: le perpétuel boudeur qui refuse de tomber sa capuche, celle qui va se plaindre de la dureté d'un prof auprès de la nouvelle psy, l'enseignante d'histoire bien fringuée qui fait la morale "avec une miette de pepito collée à la lèvre inférieure". Le vacarme, la gabegie, la difficile transmission du sens des mots, les acrobaties chaplinesques du pion se contorsionnant entre les cultures, les règles de grammaire, les races, les règles de vie, les droits de l'homme et les montagnes d'emmerdements, la componction compatissante du conseiller social faisant la collecte pour payer les frais d'enterrement du père de Salimata, les coups de pied de l'intendant dans la photocopieuse, le racisme anti-Blanc des enfants de victimes du colonialisme français, la "pétasse" qui lit La République offrent un matériau idéal pour construire un roman.

    Viens, on va regarder la télé! dit un père à sa fille qui se sent obligée de voir avec lui les tétons énormes, les cuisses qui s'ouvrent, le membre turgescent. Quant à Soumaya, elle préfère regarder la télé en Egypte, parce que là-bas,"on est tranquille, on n'a pas toujours la main sur la télécommande des fois qu' y aurait du sexe". Excellent sujet pour débattre, exprimer un désaccord, écouter l'Autre, transmettre des valeurs et produire, in fine, un texte argumentatif. Mais un récalcitrant casse l'ambiance. Il trouve que, le onze septembre, ils ont eu raison de planter les avions dans les tours. Alors là, trop c'est trop! Carnet de correspondance! Il est convoqué chez la psy. Elle aurait passé un contrat avec lui. Il ne devra plus dire... Et voilà que le sang a pissé. Souleymane a frappé un camarade. L'encapuchonné doit comparaître devant un conseil de discipline. L'éducatrice lui trouve des circonstances atténuantes: le père vient de...

    On l'aura compris, ce qui intéresse Bégaudeau, ce sont surtout les chaînes sonores qui se croisent dans ce lieu déterritorialisé qu'est l'école publique actuelle. Il scrute attentivement et passionnément une langue vivante qui s'articule au plus près des pulsions. Pour capter les ondes émotives, il transcrit les tics langagiers, les éructations et les mélodies dans son laboratoire, chambre d'échos où le lecteur perçoit les voix claires ou enrouées de Khoumba, Gibran et Jiajia, toutes ces affirmations maladroites, ces phrases syncopées et ces hoquets de rage voués à l'oubli, ce non-dit où prolifèrent les germes de ressentiment, d'aigreur, de haine et de violence... La meilleure posture à adopter devant ce sidérant lieu de vie ou hôpital de jour que les décideurs de Bruxelles nomment Ecole-Santé (sic) est sans doute celle de l'écrivain: montrer les choses avec précision et légèreté, ne pas les commenter. En cela, l'entreprise de Bégaudeau est parfaitement réussie.

    Antonin Moeri

    François Bégaudeau: Entre les murs.Editions Verticales 2006

    Ce texte est à paraître dans le numéro 70 du Passe-Muraille

    Photo: Hélène Tobler

     

  • Chippendale

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    Elles rient comme des folles paniquées et cela fait fondre mon tendre coeur de pro. Du coup je les rassure: ne vous méprenez point Madame Public, je ne suis pas la brute que vous imaginez, et c’est pourquoi je m’en vais vous en donner plus que votre content.

    Je suis le nu qui s’offre tout aux sinistrées que vous êtes. Non seulement vous aurez droit à la vue intégrale, mais au sentir, au palper, au goûter, je vais vous soulever de vos sièges et faire de votre assemblée d’inapaisées une seule vague ascendante.

    Nous n’aurons même pas besoin de dire les mots: je vous ..., vous me ..., je vous ferai ..., vous me ferez..., je vous la... dans le ... et vous me le ... dans la ...

    Naturellement votre peur m’excite, et mon état fait alors redoubler vos cris, mais ne craignez point la chose, ce n’est que le doigt d’un dieu bonne pâte, allez, on vous a fait la vie difficile, prenez donc, attrapez, tenez, serrez, faites ce qui vous botte !

  • Les esclaves de Troie



    Une arnaque hollywoodienne

    Partis pour la gloire, les « balèzes » Bulgares ferraillant dans les batailles de Troie estiment avoir été exploités. Krassimir Terzev leur donne la parole…

    Dure dure est parfois la condition de figurant : c’est ce qu’auront découvert 300 jeunes Bulgares sélectionnés pour constituer le noyau dur des guerriers dans le film Troie de Wolfgang Petersen, budgeté à 185 millions de dollars. Un tournage au Mexique, la perspective de côtoyer Brad Pitt et l’éventualité d’être remarqué: l’aventure faisait rêver, qui allait tourner au cauchemar.
    C’est cette désillusion qu’illustre Krassimir Terziev avec Battles of Troy, production helvético-bulgare combinant des témoignages recueillis en 2005 à Sofia, trois ans après le tournage, et des fragments de vidéos ou de photos captées sur place par les intéressés. Premier contraste avec les flamboyantes scènes de Troie : le côté artisanal, faute de moyens, de ce making of « clandestin » mais combien édifiant, dont les « acteurs » colorent l’amère leçon de bon naturel et d’humour gouailleur. « Tant de peine pour rien », lance l’un en se cherchant en vain dans les mêlées du film, mais tel autre s’y sera vu mourir deux fois (astuce de montage), alors que la plupart se disent déçus voire floués.
    Si l’expérience est connue des figurants de cinéma, celle que vivent les Bulgares, choisis pour leur forme physique et leurs têtes de Méditerranéens, est particulièrement humiliante. D’abord reçus en « tombeurs » craquants, ils apprendront bientôt qu’ils coûtent moins cher à la production que les chevaux (12 dollars par jour, jusqu’à une grève qui leur fait obtenir 22 dollars) avant de tâter de l’enfer du tournage. Entraînés par des militaires, ils passeront plus de dix heures par jour sous un soleil de plomb (seuls les chevaux ont des tentes pour s’abriter), les plus fragiles perdant connaissance, illico remplacés. Plus rudes encore : les fameuses batailles, durant lesquelles les membres brisés seront légion, sans compter les combats hors-tournage entre Bulgares et Mexicains…
    Bref, sans relever de l’acte d’accusation, Battles of Troy n’en a pas moins valeur de témoignage drôle-acide sur certaines pratiques de l’empire hollywoodien, qui a ses « esclaves » à l’antique façon…

    Nyon. Festival Visions du réel. Battles of Troy. Europlex-Capitole 1, le 28 avril à 16h.30. Reprise le 29 avril au Capitole 2. Programme complet sur le site : www.visionsdureel.ch
    Cet article a paru dans l’édition de 24Heures du 27 avril.

  • Petite musique du soir

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    En lisant Le club des pantouflards de Christian Cotttet-Emard

    Je me demandais si j’aurais le temps, avant le match, de lire ce petit livre reçu ce matin, mais à peine l’ai-je commencé que la question valdinguait: le bouquin paru à l’enseigne de la collection Petite Nuit m’a bel et bien scotché. Ainsi sont les véritables écrivains, qui vous tiennent par le bout de la phrase et ne vous lâchent plus que vous ne les ayez lus jusqu’au bout.
    C’est au charme que Christian Cottet-Emard nous attrape : je l’avais ressenti une première fois dans un livre sentant bon la littérature, le réalisme magique des Italiens ou des Belges, quelque chose de peu français en tout cas, sauf le délié de la phrase et cette musique précise mais un peu voilée de nostalgie. Le grand variable était à vrai dire une espèce de roman-poème, entre le rêve et l’irréalité, et déjà le lyrisme mélancolique et la fantaisie inventive de l’auteur m’avaient séduit tout en douceur.
    Or on retrouve, avec sa neige lyonnaise, cette atmosphère dans Le club des pantouflards, d’une ligne pourtant plus claire et d’un humour plus enjoué à l’anglaise (on pense évidemment à Jerome K. Jerome et au Chesterton du Club des métiers bizarres), où tout semble s’arranger mais pour la perte du chômeur Effron Nuvem qu’a gravement compromis un notable en l’introduisant au club des pantouflards alors que, jusque-là, il se contentait de lire Gogol en savourant ses sardines portugaise Roses de France.
    On n’est pas loin de Vialatte non plus mais avec un ton qui n’est que de Cottet-Emard, autant que ses phrases et ses détails, ses malices et sa tendre attention aux choses et aux gens, aux saveurs et aux bonheurs que ménagent l’apéro Suze-cassis ou le cigare de fin de matinée.
    Tout à l’heure il y aura le match à la télé. J’espère sincèrement que la France se fera brosser par les Togolais. Je le dis en clignant de l’œil à l’ami Bona Mangangu, dont je parlerai demain du livre remarquable qu’il a publié de son côté, évoquant le pays de son enfance avec un lyrisme de vrai poète et une virulence d’amant déçu, dans une langue flamboyante et sans s’aveugler sur les douleurs de son cher Congo.
    D’un absurde l’autre, nous revoici, un quart d’heure avant le délire national et multi, chez Gogol « à Vaise et ailleurs », dans ce drôle de monde où se faire avaler sa carte de crédit par une machine suffit à vous priver d’identité. Nous autres, nous savons pourtant qui nous sommes, avec ou sans carte de crédit, nous les empantouflés de la vie…
    Christian Cottet-Emard. Le club des pantouflards. Editions Nykta, coll. Petite nuit, 73p.

  • Le dernier adieu

    medium_Roud0001.JPGL’Auteur démasqué (22)

    Cet extrait est tiré de Requiem de Gustave Roud, que personne n'a identifié.

    Non pas cette neige d’une nuit sous le pâle soleil rose, ou le regard au lacs de mille signes déchiffre avec ennui les feintes, les chasses, les famines de tant de bêtes glacées ! Qu’ai-je à faire de ces traces trop pareilles à celles des hommes ? Elles s’en vont toutes vers la tanière et vers le sang.
    La neige a d’autres signes. Son épaule la plus pure, des oiseaux parfois la blessent d’un seul battement de plume. Je tremble devant ce sceau d’un autre monde. Ecoute-moi. Ma solitude est parfaite et pure comme la neige. Blesse-la des mêmes blessures. Un battement de cœur, une ombre, et ce regard fermé se rouvrira peut-être sur ton ailleurs (…)

    Mais tu sais bien qu’il n’y a pas de repos.

    Est-ce que tu te souviens encore ? Les pauses miséricordieuses parfois qui venaient rompre cette obsession de l’éternité, les musiques, les visages et soudain, sur le sable même de la rive absolue, le dernier adieu du temps… La lumière change comme une voix. Elle n’est plus le témoin sans force d’une agonie. Elle redevient soleil, ce long rayon vivant qui s’agenouille au bord des draps dans un fauve reploiement d’ailes. Tu soulèves une main. Tu lui tends l’inquiète main des mères qu’elles glissent à la nuque de leurs petits garçons hors d’haleine. Il la pose au creux de ses paumes chaleureuses, dore et détend les doigts qu’il r amène à leur repos. Tes mains dorment dans l’ombre. Là-bas la première abeille de l’année frôle une vitre et fuit. Une abeille, un rayon, quel adieu plus léger ?
    Mais déjà ton oreille est close et sur ces lèvres scellées, l’absence dessine le lent sourire sans réponse qui ne s’effacera plus.

  • Dans l'esprit de Zazie

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    Editrice responsable de l’originale collection littéraire de Buchet-Chastel, Pascale Gautier est également écrivain. Son dernier livre, Fol accès de gaîté, est un régal d’humour acidulé à la Queneau.

    Une édition littéraire de qualité peut-elle survivre à Paris hors des grandes maisons ? Constituer un nouveau catalogue affirmant une « patte » reconnaissable est-il encore possible ? Et la fonction de directeur littéraire peut-elle se concilier avec le travail de l’écrivain ? A ces trois questions, Pascale Gautier répond sans ostentation, à la fois par les livres qu’elle édite et par ceux qu’elle écrit. Si la littérature – lecture et écriture alternées – est une passion personnelle de longue date chez elle, dans une optique qui n’a jamais été académique, c’est en outre « sur le tas » qu’elle a appris son métier d’éditrice, à des enseignes plutôt « commerciales » puisqu’elle a passé, notamment, de Fixot au Rocher, où le premier critère de la (sur)production relevait de la rentabilité plus que de la qualité littéraire. Autant dire que se voir confier, au tournant de l’an 2000, la responsabilité d’une nouvelle collection de littérature dans une maison à la vénérable enseigne (Buchet-Chastel) mais en voie de complète restauration par la volonté d’une bonne fée… suissesse (Vera Michalski), aura représenté à la fois un beau cadeau et un sacré défi.« J’avais envie de défendre, à l’écart des modes et d’un certain maniérisme désincarné, une littérature qui soit à la fois savoureuse et de qualité, jouant sur l’esprit du conte et la fantaisie, l’imagination et la vitalité, l’insolence et les constructions originales, dans l’esprit de Raymond Queneau dont je me suis toujours sentie proche. »Saluant au passage la pleine liberté de choix que lui laisse Vera Michalski, Pascale Gautier souligne également la satisfaction que représente le fait de ne pas être harcelée en sorte de « faire du chiffre ». Dans la foulée, rappelons  que le nouveau Buchet-Chastel, comme les éditions Phébus et Noir sur Blanc, fleurons du groupe Libella que dirige Vera Michalski, bénéficient des  moyens personnels considérables de celle-ci (héritière de l’empire Hoffman-Laroche), qui prouve du moins qu’on peut être très riche et non moins attaché à la défense de la meilleure littérature.

    De fait, les connaisseurs auront tôt fait de reconnaître à la fois l’air de famille et la variété, mais surtout les  qualités de style propres aux écrivains découverts et défendus par Pascale Gautier dans sa collection vert pâle. « Nos auteurs sont souvent des raconteurs d’histoires autant que des amoureux de la langue française », poursuit-elle en citant au passage les noms de Joël Egloff, qu’elle a emmené avec elle en quittant Le Rocher et qui a décroché le Prix du Livre Inter en 2005 pour L’étourdissement, de Cookie Allez dont Le ventre du président ou La soupière  ont révélé un talent de romancière d’une grinçante malice à la Marcel Aymé, ou encore de Xavier Houssin, prosateur d’une étincelante âpreté, de Marie-Hélène Lafon dont Le soir du chien a été très remarqué et qui revient avec de vibratiles Organes, ou enfin de  Philippe Ségur, autre révélation de la collection avec sa superbe Poétique de l’égorgeur.  Plus récemment arrivé, Daniel de Roulet n’a certes pas donné, avec L’homme qui tombe, intéressant mais un peu mince, un roman aussi original que ceux de Ségur, pas plus que le « coup médiatique » de son Dimanche à la montagne n’annonce un virage sensationnaliste de la collection. Cela étant, avec un grain de sel et le clin d’œil de Zazie, l’éditrice ne va pas  cracher dans la soupe même si l’on sent bien, sous son front têtu, que l’obsession du grand tirage n’est pas sa priorité…

     

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    Une belle échappée

     

     

    Nom de Zeus quelle envolée ! Quel feuilleton carabiné sur l’écran de la page : quelle Odyssée chez les Dubout revisités façon Reiser ou Deschiens, quelle Iliade déjantée ! On rit on pleure, et dès l’exergue puisqu’on y apprend par l’auteur que ce « fol accès de gaîté » annoncé par le titre est la définition donnée, par le Petit dictionnaire des mots retrouvés, à la digne  et non moins redoutable pratique de l’hara-kiri japonais, rarement suivie d’un happy end Ici, tout au contraire, c’est sur fond de journée bleue que l’état de la cata s’envisage par le détail avec force péripéties joyeusement désespérées : et tous à la fin s’envoleront comme de gracieuses baudruches au ciel, évoquant autant de bons bedons gazeux à la Devos… Mais revenons sur terre en attendant, dans la foulée philosophe d’un Monsieur Ploute, issu de la résidence en banlieue des Bégonias et choisi pour une occulte Mission que le lecteur, en sa candeur, suppose bénéfique à l’Humanité. En chemin saluons une Armande Du Perron De La Première Manche, produit typique  genre Vieille France à chignon serré ; un Monsieur Félix qui n’en finit pas de perdre son chien Julien ; une jeune Agata à l’avenir sentimental prometteur; enfin, parmi bien d’autres, cet adorable Achille Ploute, fils du précédent à casque de poilu doublé d’un écouteur à musique qui, devant notre monde tel qu’il est, ne pense qu’à se faire la belle, au double sens qu’on verra. Passons sur mille autres détails et trouvailles cocasses, pour dire l’essentiel : que cet envol est d’abord celui d’une écriture à la fois élégante et follement rythmée, plus grave aussi qu’il n’y paraît, souriante en sa désespérance et brodant sur le vertige d’un trou noir (notre sort mortel) une délirante histoire à gamberger en rêvant, puis rebondir en turlutant au ciel épico-poétique de Zazie.

    Pascale Gautier. Fol accès de gaîté. Editions Joëlle Losfeld, 170p.      

     

     

     

  • Eros aux doigts de rose

    medium_Alina8.jpgEntretien avec Alina Reyes

    Alina Reyes, dont le talent fut révélé en 1988 par Le boucher, et qui a publié depuis lors plus d’une vingtaine d’autres ouvrages, conjugue l’érotisme et la littérature avec un bonheur rare, mélange de délicatesse hardie, de poésie et de malice aussi. Le dernier exemple, étincelant, nous en est donné par Le carnet de Rrose, petit livre de 69 séquences en 69 pages (si,si) très denses, parfois très crues mais néanmoins pleines de grâce. Echo d’une rencontre à Paris, dans la lumière de la place Saint-Sulpice.

    - Quel a été le déclencheur du Carnet de Rrose, et quelle place particulière ce livre tient-il dans la suite de vos écrits ?
    - De temps en temps, j'éprouve le désir d'écrire un livre purement érotique ; c'est le motif, comme on dit en peinture, qui m'inspire le mieux, me donne le plus de plaisir et pour lequel sans doute je suis le plus douée. J'étais très contente du précédent, Sept nuits, écrit en sept nuits dans une parfaite solitude comme je l'aime - cette fois-là je logeais dans des bureaux vides qu'un ami m'avait prêté à Paris, dormant sur le canapé parmi des tas d'ordinateurs éteints et sous une verrière qui laissait entrer tout le ciel. J'ai eu envie de refaire un livre très court, encore plus court, encore plus condensé, tout en trouvant une nouvelle formule pour m'approcher au plus près de la vérité. Rien n'est plus artistique et excitant, pour l'esprit comme pour le corps, que la simple vérité, mais c'est justement le plus difficile à atteindre. Pour l'érotisme en particulier les auteurs sont toujours tentés d'en « rajouter » beaucoup, multipliant les exploits ou les situations extraordinaires, le nombre de partenaires etc. Tout cela ne dit au final qu'une chose : la difficulté à jouir (ou à écrire, cela revient au même), qui entraîne à la surenchère ou bien à la destruction du sujet. Ce Carnet de Rrose est le livre qui m'a le plus coûté en vérité, c'est le seul d'ailleurs que je n'ai pas encore osé offrir à mes fils aînés. Il m'est arrivé d'être beaucoup plus obscène ou violente dans mes écrits, mais la fiction justifiait l'affaire. Ici on est dans un registre cru compensé par une très grande douceur, il n'empêche que c'est moi au plus près, d'où ma pudeur quand il s'agit d'offrir ce livre. Pourtant je l'aime encore mieux que le précédent : le désir désespéré de parvenir à peindre une rose, qui était celui de la narratrice de mon premier roman Le boucher, j'ai le sentiment de l'avoir assez bien satisfait, de sentir de près le parfum du réel.
    - Comment travaillez-vous ? Quelle place l’écriture occupe-t-elle dans votre vie ?
    - Toute la place. Je ne fais que ça, même si bien sûr à 99% du temps ça se passe dans ma tête. J'ai deux enfants à la maison, je dois donc m'adapter à leur rythme et au rythme scolaire pour trouver le temps du travail, c'est-à-dire du silence. J'y arrive assez bien, notamment en me réservant toutes mes soirées. Autant à Paris que dans ma grange des Pyrénées c'est ce dont j'ai besoin avant tout, silence et solitude.
    - Avez-vous le sentiment d’être « classée » dans le rayon érotique, et cela vous gêne-t-il ?
    - Oui bien sûr je suis "classée", c'est une tare du temps, tout doit être à sa place, c'est flagrant en librairie ou les rayons sont de plus en plus spécialisés. Autrefois on me trouvait au rayon de littérature générale, maintenant même mes livres de littérature générale sont au rayon érotique. D'un autre côté c'est un beau défi de penser : vous aurez beau faire, vous ne m'aurez pas, et je continue, plus que jamais, d'écrire à ma guise, dans tous les "rayons" à la fois, et puis vous allez voir ce que vous allez voir !
    - De quels auteurs vous sentez-vous proche ? Les auteurs érotiques vous intéressent-ils plus que d’autres ?
    - « Auteurs érotiques », cela n'a pas grand sens il me semble. La seule distinction qui me paraisse intéressante n'est pas celle des genres mais celle qui consiste à lire en se demandant ce qui est littéraire, et pourquoi, et ce qui ne l'est pas. Je suis une grande lectrice et depuis longtemps, souvent depuis l'adolescence, je vis avec Nietzsche, Rimbaud, Kafka, Artaud entre autres. Cette année j'ai été très admirative du dernier roman de Houellebecq, La possibilité d'une île, j'ai beaucoup aimé aussi les derniers livres de Haruki Murakami et de Bret Easton Ellis, entre autres. La littérature au niveau mondial se porte très bien, voilà la meilleure nouvelle.
    - Comment ressentez-vous l’érotisation actuelle à toutes les sauces, de la publicité aux médias, et le déferlement de pornographie qui s’observe notamment sur internet ?
    - Comme une raison supplémentaire de ne pas abandonner l'image de notre corps et de notre sexualité à l'industrie, à la publicité, au porno en général, ce serait dramatique. J'apporte ma pierre blanche comme je peux, en montrant autre chose, quelque chose qui comporte du sens et de l'amour, voire une possibilité de transcendance.
    - Qu’avez-vous essentiellement envie de transmettre, en tant qu’écrivain ?
    - La vérité, par le moyen de la poésie. Je n'y suis pas encore, mais j'y travaille. Le monde dans lequel nous vivons est de plus en plus mensonger, face au mensonge de masse jamais nous n'avons eu autant besoin d'expressions de vérités personnelles. Ce seul objectif doit suffire à créer une oeuvre, avec tout ce qu'elle peut avoir de révolutionnaire tant sur un plan politique que sur un plan poétique. Je voudrais dire à chacun : vivez en esprit de poésie, et vous changerez, nous changerons le monde !
    - Quel rapport y a-t-il, selon vous, entre érotisme et sacré ?
    - Les deux sont indissociables. Et indissociés dans toutes les religions, d'ailleurs. L'érotisme c'est l'origine, et l'origine le sacré. Nous vivons un temps violemment déspiritualisé, les religions agonisent ou sont instrumentalisées par la politique, de même que les corps humains sont instrumentalisés par le commerce (publicité, industrie du porno, trafic d'êtres humains, industrie de la fringue et de la beauté), la technique (médecine, chirurgie esthétique, trafic d'organes), la politique (corps des sportifs et des kamikazes). La pornographie, c'est-à-dire la marchandise, est partout, mais en réalité il n'y a presque plus d'érotisme, parce que l'érotisme demande de l'esprit. Ce que nous pouvons nous offrir de mieux est gratuit, c'est la conquête de l'esprit et de l'amour.

    Parole d’origine

    L’idée géniale du r doublé, suavement roulé comme à la russe ou à l’orientale, mimant le rugissement d’un petit fauve tapi ou le ronflement d’un minuscule rotor (toutes images d’ailleurs à venir dans l’évocation de cette « mécanique d’une femme »), ce double r très doucement enragé suffit à distinguer le nom de Rrose, dont on lit ici le Carnet, de la fleur du poète. Comme les enfants naissent dans les roses, la rrose, elle, est ce qui fait naître ici l’écriture d’Alina Reyes, figure individualisée de L’origine du monde selon Courbet, sexe féminin vécu et dit comme est vécu et dit le sexe masculin assimilé à une tige.
    Si «tige » et « trésor » font plus joli que la b… et les c… ordinaires, Alina Reyes ne se gêne pas pour autant d’utiliser les mots requis pour dire son plaisir de se branler ou de branler ses huit jules sauf un, sa plus troublante passion platonique. Oui, le sexe, écrit et décrit tel qu’il est, reste cru. Mais rendu à lui-même il contient aussi toute la vie possible, et c’est la grandeur de ce petit Carnet de Rrose de l’illustrer avec une sensualité qui est d’abord celle d’un style parfait, puis avec une malice mutine, une gourmandise rabelaisienne au meilleur sens du terme, une tendresse aussi, une profondeur enfin qui s’ouvre à l’entière Création belle et bonne.

    Alina Reyes, Carnet de Rrose. Robert Laffont, 69p.
    A consulter aussi, son blog littéraire : http://amainsnues.hautetfort.com/


    Cette publication constitue la version complète de l’entretien paraissant dans 24Heures le 6 juin, avec un portrait de Florian Cella.

  • Rêverie parisienne



    On fait le tour du quartier et c’est un monde. De la mansarde d’à côté j’entends les vieux Russes blancs qui s’enguirlandent. Du fond de la rue montent les mélopées entêtantes du café maure. Aux soirs de fin de semaine on est à Rome ou à Barcelone. Cependant, chaque matinée, c’est la province et la Provence qu’on retrouve rue Legendre. Le libraire taciturne a des gestes de mandarin, mais les vrais Chinois du supermarché d’à côté ne s’inclinent même pas : ils ont acquis la même morgue que les Polonais de l’épicerie où je me fournis en Krupnik, la liqueur au miel de feu qui tue de bonheur. Plus loin, à la Butte-aux-Cailles, les basses maisons chaulées m’évoquent le Mexique assoupi. C’est là-bas qu’une fin d’après-midi, place Paul-Verlaine, j’ai commencé de lire Lumière d’août de Faulkner. Ainsi me suis-je retrouvé quelque part entre Alabama et Mississippi, et c’est alors qu’il s’est mis à pleuvoir en plein soleil. Je me trouvais hors du temps, il ne me semblait pas que je pleurais, mais tout pleurait en souriant, tout était trempé, mon livre et mes vêtements, tout était comme lavé et purifié.

  • Devos l’émerveillé


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    Hommage à l'ami public No1

    La gloire céleste vient de happer Raymond Devos pour sa dernière envolée. Tous ceux qui l’ont applaudi se rappellent la considérable et légère baudruche qu’il mimait, filant dans les nébuleuses, à la fois clown singeant les vanités humaines et bonhomme à cœur d’ange s’exerçant à la chute ascensionnelle, léger et mouvant comme une grosse bulle qu’une piqûre d’humour ramenait sur notre vieille Terre en imaginant, plus grinçant à sa douce façon, que la télévision avait enregistré son dernier soupir…
    On avait beau l’avoir vu et revu, dans un récital qui ne variait que par fines bribes d’une année à l’autre sans se répéter pour autant : Raymond Devos ragaillardissait chaque fois son ami public avec la même truculence, le même souffle de mammouth au cœur d’enfant, la même verve de jongleur du langage jouant avec les mots pour en éclairer les facettes et s’en étonner, ou nous confronter à l’étrangeté, à l’absurde, à la cocasserie surréaliste de tant d’expressions toutes faites, au fil de trouvailles à n’en plus finir qui faisaient de son feu d’artifice une féerie. « Si ma femme doit être veuve, j’aimerais mieux que ce soit de mon vivant », lançait-il ainsi. Ou bien : « Qui prête à rire n’est jamais sûr d’être remboursé »…
    Il y avait du clown de Fellini chez Devos, qui mettait une salle dans sa poche avec des clins d’yeux gros comme ça mais sans démagogie ni vulgarité. Avec trois fois rien, il créait une atmosphère, et c’était un monde. Un vibraphone, des bulles irisées, un trombone à surprises, un violon minuscule sortant de sa mère majuscule, un raton-laveur surgi de l’inventaire de Prévert et la magie agissait, qui relevait d’une poésie rare aujourd’hui chez les humoristes. Des plus médiatiques de ceux-ci, il se distinguait en n’abordant jamais deux thèmes de leur fond de commerce : la politique et le sexe. D’aucuns, à ce propos, trouvaient Devos trop gentil, par opposition au percutant Bedos. Or Raymond Devos n’était pas gentil : il était bon. Et de quel parti est donc la bonté ? La question paraissait incongrue dans le cas de Devos, qui n’avait rien pour autant de sucré ou de flatteur. Optimiste, il n’en accusait pas moins, dans les grosses valises qu’il avait sous les yeux, des traces de larmes versées sur le monde comme il va ou plutôt ne va pas. Mais ce pachyderme était un délicat, qui s’avançait sur un fil, avec un sens de l’équilibre qui signalait également un immense métier. De fait, son art de la suggestion était l’aboutissement d’une longue pratique où, à côté du travail sur le texte, le mime, la chanson, la manipulation d’instruments ou d’accessoires les plus variés contribuaient à l’aspect « polyphonique » de ses spectacles
    Il est important alors de rappeler que Raymond Devos, touilleur rabelaisien de la langue française, était Belge d’origine et, à ce titre, marqué par le surréalisme ambiant du plat pays de Brel. « J’aime à être pris en flagrant délire », déclarait-il comme aurait pu le faire un Michaux, génie belge d’une autre dimension mais qui partageait sa légèreté de Plume…

    Cet hommage a paru dans le quotidien 24Heures du 16 juin.
  • Les années Rimbaud

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    J’aime ces vieilles pierres grises friables.
    Maintenant c’est en étranger que j’y passe.
    Les autres croient que j’ai changé, depuis le temps.
    Sur l’escalier de bois du quartier bohème,
    je me suis arrêté ce blême matin d’hiver,
    tant d’années après.
    C’est ici qu’à dix-huit ans je me croyais Verlaine.
    Je fumais de l’Amsterdamer sec à la gorge.
    Je me droguais au café serré.
    J’étais si malheureux, si tendre, si salaud.
    Je croyais que jamais tout ça ne finirait:
    le coeur à vif, les mots fous, les années Rimbaud.

    Maintenant que je sais, je me tais en songeant,
    et la pluie, et la vie, et la nuit, et l’oubli.

  • Au plus que présent

    medium_Bonnard25B0001.2.JPGA La Désirade, ce mercredi 14 juin. – Cinquante-neuf ans aujourd’hui, et qu’est-ce à dire : le masque et la déprime ? Tout le contraire : frais et léger comme l’aube de ce jour de juin aux doigts de rose. Trente-neuf fois plus présent et clairvoyant qu’à vingt ans, vingt-neuf fois moins égaré dans mon esseulement qu’à trente ans, dix-neuf fois plus décidé et délié qu’à quarante ans, neuf fois plus obstiné et détaché qu’à cinquante ans, et chaque jour plus reconnaissant d’avoir passé par tous ces âges et ces avatars, chaque jour mieux fait à l’idée que tout passe…
    Reconnaissance alors à cela simplement qui est ce matin: le sourire d’L. qui me dit qu’elle m’aime, la pensée de nos deux enfants là-bas dans leur vies, le pensée de nos vivants aimés et de nos chers défuntés. A peine un souffle sur l’eau bleue. Et quoi de plus ?
    Tant à vivre au jour le jour. Tant à recevoir et à donner. Tant à lire et à écrire encore. Ce matin sur ma table : ce livre reçu hier de l’occulte ami Bona, et qui me parle aussitôt « à hauteur d’enfance ».  Ou cet autre message de la noire cavalière, elle aussi rencontrée sur la toile, qui me recommande, à propos d’un certain Ange déglingué, de lire tel livre de Jean-Yves Leloup qu’il lui a fait découvrir, et que j’ai moi-même déjà lu et relu : Désert, déserts... Ou cette lettre de mon cher Bernard, en écho aux pages de mon roman en chantier, dont l’intelligence du cœur s’est retrempée au tréfonds de la souffrance et qui dispense tant de bonne lumière.
    Tant d’intersections de vraie vie féconde. Ma bonne amie que je surprends à l’instant plongée dans Matière et mémoire de Bergson, alors que tous les jours je retrouve moi-même la matière et la mémoire de la Recherche du temps perdu. Et ma chère L. de me dire que ces rencontres la délivrent du poids des engluements de la vie en ville et de tant de menées de médiocres bureaucrates ne détestant rien tant que ce qui bouge et respire - les éternels morts-vivants se perdant dans le simulacre de travail.
    Quand l’éternel présent est à ressusciter, et que là réside le vrai travail où coïncident savoir et saveur, science et poésie, écoute et don de soi - de là renaissant la joie simplement d’être là, vivant et présent…

  • Le dernier adieu

    medium_Masque.4.jpgL’auteur masqué (22)

    De quel auteur est cette prose? Celle ou celui qui le découvrira recevra un livre et un numéro gratuit du journal littéraire Le Passe-Muraille.

    Non pas cette neige d’une nuit sous le pâle soleil rose, ou le regard au lacs de mille signes déchiffre avec ennui les feintes, les chasses, les famines de tant de bêtes glacées ! Qu’ai-je à faire de ces traces trop pareilles à celles des hommes ? Elles s’en vont toutes vers la tanière et vers le sang.
    La neige a d’autres signes. Son épaule la plus pure, des oiseaux parfois la blessent d’un seul battement de plume. Je tremble devant ce sceau d’un autre monde. Ecoute-moi. Ma solitude est parfaite et pure comme la neige. Blesse-la des mêmes blessures. Un battement de cœur, une ombre, et ce regard fermé se rouvrira peut-être sur ton ailleurs (…)

    Mais tu sais bien qu’il n’y a pas de repos.

    Est-ce que tu te souviens encore ? Les pauses miséricordieuses parfois qui venaient rompre cette obsession de l’éternité, les musiques, les visages et soudain, sur le sable même de la rive absolue, le dernier adieu du temps… La lumière change comme une voix. Elle n’est plus le témoin sans force d’une agonie. Elle redevient soleil, ce long rayon vivant qui s’agenouille au bord des draps dans un fauve reploiement d’ailes. Tu soulèves une main. Tu lui tends l’inquiète main des mères qu’elles glissent à la nuque de leurs petits garçons hors d’haleine. Il la pose au creux de ses paumes chaleureuses, dore et détend les doigts qu’il r amène à leur repos. Tes mains dorment dans l’ombre. Là-bas la première abeille de l’année frôle une vitre et fuit. Une abeille, un rayon, quel adieu plus léger ?
    Mais déjà ton oreille est close et sur ces lèvres scellées, l’absence dessine le lent sourire sans réponse qui ne s’effacera plus.

  • La rage du fils de personne

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    Avec Le fils du lendemain, paru sous pseudonyme, Jean-Bernard Vuillème donne le plus personnel ; existentiellement, le plus engagé et, littérairement, le plus accompli de ses livres.


    « Je me suis façonné dans le malaise et le mystère de ma naissance, dans le sentiment d’aversion que m’inspire ma mère et d’étrangeté très tôt éprouvé pour son ex-mari mon père », écrit Bernard Jean au début de ce récit lancé « à tombeau ouvert », puisque la destination du narrateur, fonçant sur la route, est le cimetière où repose son vrai père dont il a finalement découvert l’identité, obstinément camouflée par sa mère. Egalement occultée dans un premier temps, la véritable identité de l’auteur, écrivain romand au talent reconnu, ne pouvait à vrai dire le rester, son dévoilement faisant en quelque sorte partie du jeu de l’exorcisme et de la révélation dans ce qui est sans doute le meilleur livre de Jean-Bernard Vuillème.

    - Quelle a été la genèse de ce livre ?
    - Je n’y ai pensé que lorsque que mon intuition a été confirmée dans les pipettes des analyses de sang alors que j’avais déjà plus de 45 ans. Dès ce moment, il m’a semblé que l’écrivain devait tenter de dire ce qu’il y a d’indicible dans une histoire de ce genre.

    - Son élaboration vous a-t-elle posé des problèmes particuliers ?
    - La part autobiographique, évidemment importante, devait se limiter au thème de ce fils doutant dans sa chair de son origine biologique et bannir tout développement anecdotique. J’ai rencontré des problèmes de distanciation, beaucoup élagué, réécrit, restructuré. L’enjeu était avant tout littéraire, dans le « comment dire » et non dans le « que dire ».

    - Quelle place Le fils du lendemain tient-il dans l’ensemble de vos livres ?

    - Une place importante il me semble, parce que je crois que ma rage d’écrire, de devenir quelqu’un par l’écriture, trouve son origine dans cette histoire. J’ai voulu qu’il soit une sorte de synthèse entre l’intime et la fiction.

    - Pourquoi recourir à un pseudonyme, dont vous pouviez vous douter qu’il serait éventé ?

    - Avec un peu de recul, je m’aperçois que c’est ingérable ! L’idée, c’était de protéger celui que j’appelle mon père des propos de café du Commerce, surtout dans la ville où il habite, et non de me cacher. Ensuite, ce pseudonyme fait partie du récit, il était pour ainsi dire naturel de le signer ainsi. Faire de son double prénom choisi par les parents son nom d’auteur en inversant les termes, signer autrement sans rien renier de ce qui vous constitue…

    - Ce livre vous a-t-il libéré?

    - Disons que je suis au clair quant à l’étranger que je sentais parfois s’agiter clandestinement dans ma chair et dans mon sang, sur la puissance des délires de ma mère et celle de ma propre intuition à débusquer le mensonge. Comment dire ? Je me sens aussi reconnaissant en tant qu’écrivain… Ecrire Le Fils du lendemain, c’était une épreuve, à la fois périlleuse et jouissive, dans une brèche de l’être, près du souffle, et il me semble que j’ai assez bien franchi ce cap…

    medium_Vuilleme3.JPGComme une seconde naissance

    Si la pilule du lendemain est censée « effacer » les traces indésirables de l’écart d’un soir, celui que Bernard Jean appelle « le fils du lendemain » pourrait être dit le fruit doublement illégitime d’un semblable repentir, puisque son père biologique, amant d’une femme mariée, a convaincu celle-ci de « couvrir » leur probable embryon par le truchement d’une seconde relation arrachée in extremis au mari avec lequel elle n’avait plus de rapports intimes depuis belle lurette.
    L’enfant Bernard Jean eût aimé, comme chacun, vivre en harmonie avec papa, maman et son grand frère Otto. Or non seulement il aura enduré, dès son plus jeune âge, les effets collatéraux de la guerre opposant ses parents, mais bientôt lui viendront l’intuition qu’« une phrase aussi rassurante que papa fume la pipe » ne fut qu’un leurre, et le soupçon d’abord confus, puis le doute lancinant et la découverte finale du secret de famille défendu par la mère avec une « sainte » véhémence dans le mensonge, longtemps encore après la mort du « vrai père ».
    Mais qui fut précisément le vrai père, du géniteur biologique lâchement disparu ou de celui qui l’a pour ainsi dire adopté ? En quoi cet Auguste Daniel Nebel (notez les initiales…) sur la tombe duquel le narrateur se rend en se repassant, non sans fureur légitime, le film de ses tribulations de mal-aimé, mérite-t-il le nom de père ? La question se pose évidemment, mais c’est bel et bien de ce nébuleux faux-jeton qu’il se sent le fils malgré la véritable amitié qu’il a développé avec son père Trellert (notez le palindrome…) contre lequel sa mère, jouant à tout coup les victimes et sombrant finalement dans la démence, n’aura cessé de le monter…
    Quête de la filiation, déniée et comme renouée par le jeu de l’aveu et de la fiction, ce livre de douleur et de rage compulsive s’élève, par delà le « récit de vie », au rang de la meilleure littérature, tant par son écriture cinglante et trépidante que par l’humour déjanté de l’auteur, notamment dans la seconde partie, avec la rencontre d’un illuminé raélien en veine de clonage - clown parmi d’autres sur cette Terre « où la vie peut être drôle, un moment »…
    Bernard Jean. Le fils du lendemain. Editions Zoé, 118p.

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 13 juin 2006.

  • Du côté de la vie

    Entretien avec Nancy Huston

    Contre les néantistes. Contre ceux qui rompent avec toute filiation, rejetant ascendance et descendance. Contre ceux qui exaltent le génie artistique d'essence masculine, au mépris de la chair bassement féminine. Contre les esthètes du suicide. Telles sont, schématiquement résumées, les positions de Professeurs de désespoir de Nancy Huston qui pose des questions essentielles sur les liens vivants et complexes de la vie et de l'art. De Schopenhauer à Thomas Bernhard, ou de Milan Kundera à Christine Angot, en passant par Imre Kertsez ou Elfriede Jelinek, la romancière-essayiste détaille les frustrations affectives, les tragédies ou les refoulements qui ont abouti à autant de visions du monde mortifères.


    - Quelle est la genèse de ce livre ?

    - L'un de ses points de départ est une expérience que font toutes les femmes dès leur enfance. Nous sommes censées nous identifier à un garçon en lisant Tom Sawyer ou Huckleberry Finn, nous nous glissons dans tous les "nous" et les "on", un peu comme un Noir découvrant la littérature des Blancs. Puis nous constatons que nous n'étions pas vraiment inclues dans ce "nous". Un autre point de départ a été ma lecture de la poésie anglaise des XVIIIe et XIXe siècles: j'ai été frappée par la façon différente, chez les hommes et les femmes, de percevoir la mort et d'exprimer la peur de celle-ci. J'en suis venue à me demander si les hommes n'avaient pas plus peur de mourir que les femmes. Si je passe en revue les plus grandes poétesses, je constate que le thème de leur mort personnelle est absent. J'y ai réfléchi et bientôt a cristallisé ce thème du nihilisme, avec sa haine du corps, le refus des origines et de l'enfantement, ce mépris des masses et des nuances, cette sacralisation de l'écriture aussi...

    - Avez-vous connu, personnellement, la tentation du désespoir ?

    - Je sais très bien ce que c'est d'être une jeune fille anorexique, fragile, solitaire et brillante qui erre dans une grande ville avec des envies de suicide. Si la maternité m'a sauvée, ce n'est pas parce que les enfants sont mignons mais parce que de les voir se développer m’a appris que le postulat du nihilisme ne tient pas debout. Pour pouvoir dire "je...suis...seul", il faut avoir appris le langage et c'est avec d'autres qu'on le fait. Comme j'ai moi-même été abandonnée par ma mère, je ne savais pas vraiment ce que c'est d'être mère. J'ai dû l'apprendre comme une langue étrangère. En outre, il y aussi des morts qui m'ont aidé à sortir de cette pensée nihiliste. D'après celle-ci, la mort est une catastrophe. Or, en perdant des gens très proches, et même si je les regrette beaucoup, j'ai fait cette expérience enrichissante qu'ils continuaient de vivre en moi.

    - Quels critères ont dicté votre choix d'auteurs nihilistes ?

    - J'ai pensé à Agota Kristof, puis me suis dit, en la relisant, qu'elle n'était pas de ce clan, quoique son regard soit noir. Mais mes romans aussi sont assez sombres. Même chose pour J.M. Coetzee. Pourtant Elizabeth Costello contient d'extraordinaires inflexions de tendresse humaine. Il y avait aussi Sartre et Beauvoir. Celle-ci avait une horreur physique de l'enfantement et le couple a encouragé le mythe de l'auto-engendrement. Mais ce ne sont pas des néantistes. J’ai retenu ceux qui, dans la lignée de Schopenhauer, considèrent la vie comme une abomination, vomissent les mères et les femmes (Bernhard, Kundera, Houellebecq ), maudissent la paternité (Cioran, Kertesz, Jelinek, Angot), les enfants et la vie familiale (tous tant qu’ils sont). Par contraste, j’ai parlé aussi de deux rescapés de l’horreur nazie (Jean Améry et Charlotte Delbo) qui ne concluent pas au désespoir, et j’ai évoqué la façon dont Linda Lê s’arrache elle aussi à la noirceur absolue.

    - Vous affirmez, avec une crâne solennité frottée d’ironie, que l'homme et la femme sont différents...


    - L'idéologie dominante, de Beauvoir à Badinter, c'est qu'il n'y a pas de différence entre les sexes, ce qui revient à dire que les femmes devraient devenir des hommes. La femme a toujours été tenue pour muse ou inspiratrice, mais tout sauf créatrice, et ce n'est pas d’un instant à l’autre qu'elle va manipuler les symboles avec la même autorité. Cela étant, pour reprendre de vieux clichés qui ont du vrai, je crois que les hommes sont plus angoissés, plus seuls, dans la chaîne du vivant. Le fait de mettre au monde inscrit les femmes dans la filiation. L'oeuvre d'art est en revanche la trace qui signera le passage de l'homme. Pour ma part, quoique très attachée à l'art, à la musique et à la connaissance, je m'efforce de relativiser cette survalorisation de l'oeuvre qui aboutit à mépriser les gens doués pour la vie.

    - Pour autant, vous ne valorisez pas non plus le “quotidien” et la confession brute...

    - Je crois que le roman n'a pas pour fonction de révéler au public la vie privée de l'auteur ou d’exalter la platitude mais de transporter les gens et de repousser les murs de leur moi, de les agrandir en leur faisant découvrir le point de vue des autres. Typique à cet égard, un Houellebecq flatte la médiocrité et la bassesse à force de simplifications. A sa façon de réduire l’islam à une “connerie”, alors qu’il se prétend romancier, j’opposerai le livre de la veuve de Danny Pearl, décapité par les fanatiques, qui cherche, elle, à comprendre le monde islamique au lieu de le juger avec mépris. Romain Gary disait justement que “le côté inhumain fait partie de l’humain” et qu’il incombe au romancier d’en saisir les tenants et les aboutissants. Mais dire que tout est inhumain, ou que tout est de la merde, est absurde. A mes yeux, la vie n’est ni absurde ni pas absurde: elle est ce que les gens en font...



    Sous le signe du lien


    C’est un livre salutaire et très vivifiant que Professeurs de désespoir, qui s’inscrit dans le droit fil de l’évolution en constante expansion d’une romancière à l’admirable capacité d’empathie, comme l’illustrent Instruments de ténèbres, Dolce agonia ou Une adoration, notamment. Pour illustrer les vingt dernières années de cette trajectoire aux engagements non dogmatiques, un choix de textes vient de paraître simultanément sous le titre d’ Ames et corps dont le premier (Déracinement du savoir) est particulièrement éclairant.

    Quant à Professeurs de désespoir, précisons d’emblée qu’il n’est en rien un hymne à l’optimisme béat. Son propos n’est pas d’édulcorer le tragique de la condition humaine mais de lutter, au nom des nuances et de la complexité du réel, contre les généralisations qui tuent et contre l’absolutisme négatif de penseurs et d’écrivains exerçant aujourd’hui une inquiétante fascination.

    Pourquoi des intellectuels et des romanciers prônant le néant de toute chose, le malheur d’être né (Schopenhauer) et le crime d’engendrer (Cioran), la haine tous azimuts (Jelinek), le mépris de sa communauté (Bernhard), le rejet des enfants (Kundera) ou l’exaltation de l’abjection (Houellebecq) rencontrent-ils tant de succès ?

    Pour le comprendre, Nancy Huston remonte aux sources du nihilisme européen avant d’approcher treize destinées souvent marquées par une enfance massacrée. Tous les enfants maltraités ne deviennent pas pour autant Hitler (dans le crime de masse) ou Thomas Bernhard (dans la méchanceté délirante), et certaines femmes martyres (une Flannery O’Connor) tireront un surcroît de vitalité créatrice de la même infortune qui en brisera d’autres (le suicide de Sarah Kane) ou les rejettera dans le narcissisme destructeur (Christine Angot).
    Thomas Bernhard, estimant qu’un Seigneur Dieu ne peut être que masculin, se moquait d’une certaine “Déesse Suzy” que ses menstrues et ses grossesse empêcherait décidément d’adorer. Or cette Déesse Suzy, “merveilleusement érotique et maternelle” devient ici l’interlocutrice privilégiée de Nancy Huston. Régal de malice à gros sabots qui fera se récrier les chantres du nihilisme de salon et autres vestales du littérairement correct.

    A relever enfin que les analyses percutantes de l’essayiste alternent avec de beaux interludes évoquant ses liens de femme et d’artiste avec la vie, la perte d’un ami, la complicité d’une sale gamine octogénaire, le souvenir de Romain Gary, les bonheurs et les blessures, un mari du genre admirable (Tzvetan Todorov), les livres et les gens. Beau geste de gratitude que ce livre, du côté de la vie...

    Nancy Huston. Professeurs de désespoir. Actes Sud, 380p.
    Nancy Huston, Ames et corps. Textes choisis (1981-2003) Leméac-Actes Sud, 255p.


    Un nouveau roman de Nancy Huston est annoncé aux éditions Actes Sud, à paraître à l'automne 2006.