Suite au débat sur Les Bienveillantes
Pour nourrir un double débat historique et littéraire, Libération a publié, le lendemain de l’attribution du Prix Goncourt à Jonathan Littell, trois interventions assez nuancées mais dont les principaux arguments négatifs, à mes yeux, relèvent tout de même du procès d’intention. Une fois de plus, comme avec Claude Lanzmann et Peter Schöttler, on a l’impression que ses détracteurs cherchent noises au roman pour des raisons qui ont peu à voir avec son contenu ou sa forme.
Cette impression est dominante dans les propos de l’agrégé et docteur en histoire Christian Ingrao, qui estime « parfaitement légitime que la fiction s'empare d'un sujet pareil » avant de reprocher à Littell de «rater l'émotion nazie, moteur du passage à l'acte. » Pour étayer cette affirmation, l’historien fait part de son expérience personnelle : « J'ai fait ma thèse exactement sur le même sujet, ces intellectuels nazis du service de renseignements SS, qui ont pris les armes, ont tué des femmes, des enfants. Ce qui fait passer ces hommes à l'acte, c'est l'angoisse et la haine. C'est aussi la ferveur, l'utopie, dans laquelle l'extermination des Juifs est la condition sine qua non pour la germanisation des territoires occupés : ils pensent : "C'est eux ou nous" ; ils pensent aussi : "Il faut les tuer pour créer notre rêve." Cette ferveur, qu'on sent dans les moments d'effondrement des stratégies de défense, au cours des instructions et des procès des responsables nazis, on ne la voit malheureusement jamais dans Les Bienveillantes . »
Avons-nous vraiment lu le même livre ? On peut se le demander en se rappelant la profusion de situations détaillées, dans les premières deux cents pages du livre, qui impliquent le passage à l’acte de tous ces officiers et ces soldats observés par Max Aue, oscillant précisément entre l’angoisse et la haine, le suicide parfois ou les crises d’hystérie meurtrière. La foi en la supériorité du Volk allemand et l’utopie du nouveau monde à construire contre l’URSS sont deux éléments fondamentaux qui reviennent sans cesse dans les propos de Max Aue et de ses interlocuteurs. Le « eux ou nous » est également l’excuse récurrente. Dire qu’on ne voit jamais cela dans Les Bienveillantes est proprement incroyable, à moins d’avoir survolé le livre en « spécialiste » trop sûr de son fait. Or ledit spécialiste y va tout de même de son satisfecit magistral : « Jonathan Littell a vraiment très bien travaillé, même s'il y a des sources qu'il n'a pas consultées. Il a réussi la vie intime de son personnage, pas l'émotion collective. » Faux : même si Max Aue n’est évidemment pas l'incarnation de la collectivité militaire ou civile (!), il produit d’innombrables observations sur les souffrances des victimes, les engouements des chefs de guerre et de leurs cadres, ainsi de suite. Cela avec plus de curiosité lucide que de compassion : mais c’est la logique même du personnage, nihiliste froid.
Deux objections mieux fondées
Après d’autres considérations, Christian Ingrao fait deux remarques qui me semblent en revanche beaucoup mieux fondées : «Le personnage traverse toute la guerre, voit tout, et ce n'est pas possible. » De fait, il y a là un problème de vraisemblance romanesque, et c’est la limite du passage au roman de la masse documentaire réunie par Littell. Ce que l’auteur voulait « traiter » supposait que son personnage, comme Julien Sorel, galope d’Ukraine au Caucase et de Stalingrad à Parus via Berlin, et c’est vrai que ça fait beaucoup. L’auteur l’a cependant dit une fois : plus qu’un personnage de roman, Max Aue est à ses yeux une figure. Pour ma part, je réserverais mes plus fortes réserves à la complexion psychologique du protagoniste, dont la pathologie me paraît parfois « téléphonée ». N’empêche : il existe, et la matière qu’il brasse est tellement riche et intéressante qu'on le passe à l’auteur…
Autre remarque justifiée de l’historien enfin : « On sent aussi parfois, au détour de certaines phrases, des articles scientifiques moins bien digérés que les sources consultées ». Oui, c'est vrai, sur ces 900 pages il y a quelques tunnels...
L’ère du bourreau ?
Denis Peschanski, lui aussi historien, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, se montre moins sévère à l’égard des Bienveillantes et s’interroge, surtout, sur les raisons du succès de ce livre. Fascination morbide ou élargissement de l’intérêt des victimes aux bourreaux ?
«Comme lecteur, je trouve que c'est un bon livre, bien écrit. Comme historien, ce qui me semble étonnant, c'est de voir des collègues s'exprimer sur le rapport à la vérité, alors qu'il s'agit d'abord de littérature, et on ne fait pas de littérature avec les bons sentiments. Comme historien toujours, deux choses m'intéressent. D'abord, je constate qu'il y a eu un gros effort de préparation du dossier avant la phase d'écriture du roman. Ensuite, je m'interroge sur la signification de ce succès, qui a commencé bien avant l'attribution du prix de l'Académie française et du Goncourt. S'agit-il du temps long d'une fascination récurrente pour la barbarie ? S'agit-il du temps long d'une passion française pour la Seconde Guerre mondiale ? Ou bien ce livre et son succès sont-ils révélateurs d'un changement de registre mémoriel ?
«Pour aller au plus simple, au lendemain de la guerre, c'était le moment du résistant ; dans les années 80, on est passé dans l'ère de la victime. Et depuis deux ou trois ans on voit d'un côté une concurrence des victimes, avec une multiplication des porteurs de mémoire au nom de la victimisation, et, de l'autre, une certaine saturation de l'opinion. Ce qui fait qu'on peut se demander si le succès de cet ouvrage, au-delà de tout jugement sur sa qualité littéraire, n'ouvre pas un autre registre mémoriel. Entre-t-on dans l'ère du bourreau ? Assiste-t-on à une diversification des genres : on parle de la victime, mais aussi du bourreau, du spectateur ? Ou bien est-ce une clôture sur une autre figure, la figure du bourreau ?
«L'enjeu est important, mais je ne peux pas donner de jugement définitif sur ce point. Quoi qu'il en soit, je ne suis pas convaincu qu'on ait beaucoup à gagner en sacralisant certains événements et en interdisant certaines formes d'expression sur ces événements, en l'occurrence la Shoah.»
Littérature, littérature…
Quant à Bruno Blanckeman, professeur de littérature, c’est sur le plan de la forme et de l’écriture qu’il attaque Les Bienveillantes en déclarant d’emblée que « ce roman est très académique ». Et de comparer, sans ciller le roman de Jonathan Littell à Dans la foule de Laurent Mauvignier, qu’il donne pour novateur alors que Les Bienveillantes relèveraient du néoclassicisme.
Cela est-il bien sérieux ? Quels sens peut-il y avoir de comparer une fresque romanesque de 900 pages et un roman tout à fait estimable et original, certes, mais dont l’enjeu éthique, historique et philosophique n’est en rien comparable avec celui des Bienveillantes.
Il est vrai que l’écriture de Littell ne procède pas d’une recherche stylistique particulière, au sens de la « petite musique » personnelle d’un Céline ou d’un Proust, voire d’un Mauvignier… Mais à quoi rime ce terme de « néoclassique » ? Classique peut-être, au sens le plus trivial d’une phrase claire. Mais allez-y voir de plus près, cher prof : avez-vous détaillé cette économie du dialogue, avez-vous observé les glissements progressifs du réel au fantasmagorique, au point qu’on ne sait si certaines scènes (à Antibes, à Stalingrad) relèvent de la réalité ou du délire, n’avez-vous pas remarqué les changements de registres, de l’expressionnisme au baroque, selon les chapitres. Néoclassique vraiment ? Académique vraiment ? Or tout ce qui ne procède pas, au sens des académies précisément, d'une nouveauté propre à émoustiller le lettreux, devrait être relégué dans cette catégorie désuète.
En fait, ce qu’on voudrait établir, comme un Yann Moix de façon plus péremptoire, qui affirme que Littell écrit « comme en 1926 », c’est que Les Bienveillantes est un livre à la forme dépassée, pour mieux l’évacuer. Or parler d’innovation formelle, à propos d’un tel livre, me paraît une sorte d’obscénité, et d'autant plus que ce livre innove bel et bien à sa façon, comme tout ouvrage de véritable écrivain. Traducteur de Jean Genet et de Maurice Blanchot, excellent connaisseur de la littérature française, Jonathan Littell pourrait n’être qu’un « écrivant » transposant, dans l’espace d’un roman, l’immense documentation qu’il a accumulée. C’est Audiberti qui distinguait l’ « écrivant », faisant un usage strictement régulier de sa langue, parfois admirable d’ailleurs (combien d’historiens ou de philosophes surclassent ainsi tant de littérateurs) et l’ « écrivain » exerçant, sur les mots, une façon de droit de cuissage et de recréation. Or dès les premières pages des Bienveillantes, Max Aue (et donc Littell lui tenant la main) devient plus qu’écrivant-chroniqueur : écrivain. Par sa puissance d’évocation, par l’imagination spatiale qu’il déploie si souvent dans les scènes qu’il reconstruit, par ses plongées oniriques et son érotisme noir, son intelligence et son savoir, sa porosité psychologique fantastique, d'autres qualités et d'autres défauts, c'est entendu, Les Bienveillantes est un livre supérieur auquel il ne faut pas comparer n’importe quoi. S’agit-il d’en faire un culte hébété ? Nullement. Mais avant que d’en parler, lisons-le vraiment…