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Carnets de JLK - Page 189

  • Jonathan Littell controversé

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    Suite au débat sur Les Bienveillantes

    Pour nourrir un double débat historique et littéraire, Libération a publié, le lendemain de l’attribution du Prix Goncourt à Jonathan Littell, trois interventions assez nuancées mais dont les principaux arguments négatifs, à mes yeux, relèvent tout de même du procès d’intention. Une fois de plus, comme avec Claude Lanzmann et Peter Schöttler, on a l’impression que ses détracteurs cherchent noises au roman pour des raisons qui ont peu à voir avec son contenu ou sa forme.
    Cette impression est dominante dans les propos de l’agrégé et docteur en histoire Christian Ingrao, qui estime « parfaitement légitime que la fiction s'empare d'un sujet pareil » avant de reprocher à Littell de «rater l'émotion nazie, moteur du passage à l'acte. » Pour étayer cette affirmation, l’historien fait part de son expérience personnelle : « J'ai fait ma thèse exactement sur le même sujet, ces intellectuels nazis du service de renseignements SS, qui ont pris les armes, ont tué des femmes, des enfants. Ce qui fait passer ces hommes à l'acte, c'est l'angoisse et la haine. C'est aussi la ferveur, l'utopie, dans laquelle l'extermination des Juifs est la condition sine qua non pour la germanisation des territoires occupés : ils pensent : "C'est eux ou nous" ; ils pensent aussi : "Il faut les tuer pour créer notre rêve." Cette ferveur, qu'on sent dans les moments d'effondrement des stratégies de défense, au cours des instructions et des procès des responsables nazis, on ne la voit malheureusement jamais dans Les Bienveillantes . »
    Avons-nous vraiment lu le même livre ? On peut se le demander en se rappelant la profusion de situations détaillées, dans les premières deux cents pages du livre, qui impliquent le passage à l’acte de tous ces officiers et ces soldats observés par Max Aue, oscillant précisément entre l’angoisse et la haine, le suicide parfois ou les crises d’hystérie meurtrière. La foi en la supériorité du Volk allemand et l’utopie du nouveau monde à construire contre l’URSS sont deux éléments fondamentaux qui reviennent sans cesse dans les propos de Max Aue et de ses interlocuteurs. Le « eux ou nous » est également l’excuse récurrente. Dire qu’on ne voit jamais cela dans Les Bienveillantes est proprement incroyable, à moins d’avoir survolé le livre en « spécialiste » trop sûr de son fait. Or ledit spécialiste y va tout de même de son satisfecit magistral : « Jonathan Littell a vraiment très bien travaillé, même s'il y a des sources qu'il n'a pas consultées. Il a réussi la vie intime de son personnage, pas l'émotion collective. » Faux : même si Max Aue n’est évidemment pas l'incarnation de la collectivité militaire ou civile (!), il produit d’innombrables observations sur les souffrances des victimes, les engouements des chefs de guerre et de leurs cadres, ainsi de suite. Cela avec plus de curiosité lucide que de compassion : mais c’est la logique même du personnage, nihiliste froid.

    Deux objections mieux fondées
    Après d’autres considérations, Christian Ingrao fait deux remarques qui me semblent en revanche beaucoup mieux fondées : «Le personnage traverse toute la guerre, voit tout, et ce n'est pas possible. » De fait, il y a là un problème de vraisemblance romanesque, et c’est la limite du passage au roman de la masse documentaire réunie par Littell. Ce que l’auteur voulait « traiter » supposait que son personnage, comme Julien Sorel, galope d’Ukraine au Caucase et de Stalingrad à Parus via Berlin, et c’est vrai que ça fait beaucoup. L’auteur l’a cependant dit une fois : plus qu’un personnage de roman, Max Aue est à ses yeux une figure. Pour ma part, je réserverais mes plus fortes réserves à la complexion psychologique du protagoniste, dont la pathologie me paraît parfois « téléphonée ». N’empêche : il existe, et la matière qu’il brasse est tellement riche et intéressante qu'on le passe à l’auteur…
    Autre remarque justifiée de l’historien enfin : « On sent aussi parfois, au détour de certaines phrases, des articles scientifiques moins bien digérés que les sources consultées ». Oui, c'est vrai, sur ces 900 pages il y a quelques tunnels...

    L’ère du bourreau ?
    Denis Peschanski, lui aussi historien, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, se montre moins sévère à l’égard des Bienveillantes et s’interroge, surtout, sur les raisons du succès de ce livre. Fascination morbide ou élargissement de l’intérêt des victimes aux bourreaux ?
    «Comme lecteur, je trouve que c'est un bon livre, bien écrit. Comme historien, ce qui me semble étonnant, c'est de voir des collègues s'exprimer sur le rapport à la vérité, alors qu'il s'agit d'abord de littérature, et on ne fait pas de littérature avec les bons sentiments. Comme historien toujours, deux choses m'intéressent. D'abord, je constate qu'il y a eu un gros effort de préparation du dossier avant la phase d'écriture du roman. Ensuite, je m'interroge sur la signification de ce succès, qui a commencé bien avant l'attribution du prix de l'Académie française et du Goncourt. S'agit-il du temps long d'une fascination récurrente pour la barbarie ? S'agit-il du temps long d'une passion française pour la Seconde Guerre mondiale ? Ou bien ce livre et son succès sont-ils révélateurs d'un changement de registre mémoriel ?
    «Pour aller au plus simple, au lendemain de la guerre, c'était le moment du résistant ; dans les années 80, on est passé dans l'ère de la victime. Et depuis deux ou trois ans on voit d'un côté une concurrence des victimes, avec une multiplication des porteurs de mémoire au nom de la victimisation, et, de l'autre, une certaine saturation de l'opinion. Ce qui fait qu'on peut se demander si le succès de cet ouvrage, au-delà de tout jugement sur sa qualité littéraire, n'ouvre pas un autre registre mémoriel. Entre-t-on dans l'ère du bourreau ? Assiste-t-on à une diversification des genres : on parle de la victime, mais aussi du bourreau, du spectateur ? Ou bien est-ce une clôture sur une autre figure, la figure du bourreau ?
    «L'enjeu est important, mais je ne peux pas donner de jugement définitif sur ce point. Quoi qu'il en soit, je ne suis pas convaincu qu'on ait beaucoup à gagner en sacralisant certains événements et en interdisant certaines formes d'expression sur ces événements, en l'occurrence la Shoah.»

    Littérature, littérature…
    Quant à Bruno Blanckeman, professeur de littérature, c’est sur le plan de la forme et de l’écriture qu’il attaque Les Bienveillantes en déclarant d’emblée que « ce roman est très académique ». Et de comparer, sans ciller le roman de Jonathan Littell à Dans la foule de Laurent Mauvignier, qu’il donne pour novateur alors que Les Bienveillantes relèveraient du néoclassicisme.
    Cela est-il bien sérieux ? Quels sens peut-il y avoir de comparer une fresque romanesque de 900 pages et un roman tout à fait estimable et original, certes, mais dont l’enjeu éthique, historique et philosophique n’est en rien comparable avec celui des Bienveillantes.
    Il est vrai que l’écriture de Littell ne procède pas d’une recherche stylistique particulière, au sens de la « petite musique » personnelle d’un Céline ou d’un Proust, voire d’un Mauvignier… Mais à quoi rime ce terme de « néoclassique » ? Classique peut-être, au sens le plus trivial d’une phrase claire. Mais allez-y voir de plus près, cher prof : avez-vous détaillé cette économie du dialogue, avez-vous observé les glissements progressifs du réel au fantasmagorique, au point qu’on ne sait si certaines scènes (à Antibes, à Stalingrad) relèvent de la réalité ou du délire, n’avez-vous pas remarqué les changements de registres, de l’expressionnisme au baroque, selon les chapitres. Néoclassique vraiment ? Académique vraiment ? Or tout ce qui ne procède pas, au sens des académies précisément, d'une nouveauté propre à émoustiller le lettreux, devrait être relégué dans cette catégorie désuète.  
    En fait, ce qu’on voudrait établir, comme un Yann Moix de façon plus péremptoire, qui affirme que Littell écrit « comme en 1926 », c’est que Les Bienveillantes est un livre à la forme dépassée, pour mieux l’évacuer. Or parler d’innovation formelle, à propos d’un tel livre, me paraît une sorte d’obscénité, et d'autant plus que ce livre innove bel et bien à sa façon, comme tout ouvrage de véritable écrivain. Traducteur de Jean Genet et de Maurice Blanchot, excellent connaisseur de la littérature française, Jonathan Littell pourrait n’être qu’un « écrivant » transposant, dans l’espace d’un roman, l’immense documentation qu’il a accumulée. C’est Audiberti qui distinguait l’ « écrivant », faisant un usage strictement régulier de sa langue, parfois admirable d’ailleurs (combien d’historiens ou de philosophes surclassent ainsi tant de littérateurs) et l’ « écrivain » exerçant, sur les mots, une façon de droit de cuissage et de recréation. Or dès les premières pages des Bienveillantes, Max Aue (et donc Littell lui tenant la main) devient plus qu’écrivant-chroniqueur : écrivain. Par sa puissance d’évocation, par l’imagination spatiale qu’il déploie si souvent dans les scènes qu’il reconstruit, par ses plongées oniriques et son érotisme noir, son intelligence et son savoir, sa porosité psychologique fantastique, d'autres qualités et d'autres défauts, c'est entendu,  Les Bienveillantes est un livre supérieur auquel il ne faut pas comparer n’importe quoi. S’agit-il d’en faire un culte hébété ? Nullement. Mais avant que d’en parler, lisons-le vraiment…


  • De la vraie magie

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    En lisant Le Magicien de Cesar Aira
    Il est notoire qu’un Abracadabra suffit à faire un bon livre, et c’est à la fois ce que conclut le Magicien au terme de sa quête fébrile d’une réalité qui serait moins illusoire que son don, et ce que se dit le lecteur de ce merveilleux roman de Cesar Aira, qui allie la grâce poétique et la densité philosophique dans une fiction à valeur de fable ironique.
    Le Magicien d’Aira a été gratifié, par les dieux, d’un pouvoir sans limite, qui ne ressortit pas pour autant à la sorcellerie. C’est comme ça, justement décidé par la fiction : le Magicien pourrait tout faire sur une scène et sans le moindre truc ni le moindre attirail (nul besoin pour lui des machines compliquées d’un David Copperfield, qu’il tient pour un faiseur tocard), et ses aptitudes à recycler tous les numéros connus sans aucune artifice (ce que le public ignore) lui ont déjà valu une reconnaissance internationale, sans que le titre de plus grand magicien du monde ne lui soit accordé, auquel il aurait droit. C’est qu’il s’est toujours retenu de faire tout ce qu’il pourrait, craignant de trop attirer l’attention. Or la cinquantaine approchant, voici qu’il a résolu de surmonter sa modestie égotiste au cours d’un congrès de magie rassemblant la fine fleur mondiale à Panama, où il fera vraiment montre de son art échappant à toute logique connue. Solitaire et parfait artiste, il se refuse à l’épate spectaculaire et réfléchit longtemps, en attendant l’heure de son numéro (que nul ne peut lui préciser), à ce qu’il pourrait bien faire de réellement sublime sans donner dans le mauvais goût. Après maintes ruminations et tergiversations, le Magicien se retrouve dans sa chambre d’hôtel où il va régler un délicieux ballet d’objets de toilettes bientôt doués de la capacité de voler et de parler, qui vont se livrer sous ses yeux à un grave débat à la manière des dissidents soviétiques... Le même soir, dans le cocktail astreignant où il retrouve le jeune guide panaméen qui l’a piloté l’après-midi, et qui menace de lui déclarer son amour, le Magicien procède à son premier acte de magie agressive, propulsant aussi bien le jeune homme dans les banlieues de l’Univers d’où il pourra contempler l’infiniment Petit et l’infiniment Grand au milieu de ses peluches.
    Que faire ? se demandait Lénine en se rongeant les ongles, et le Magicien s’en inquiète à son tour tout en découvrant, au fil de sa quête, le sens de celle-ci dont le lecteur démêlera les paradoxes et les éventuelles vérités. Or un Abracadabra ne suffit pas à lire un bon livre, même aussi magique que Le Magicien. Mais quel délice c’est d’en prendre le temps d’un après-midi…
    Cesar Aira. Le Magicien. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Michel lafon. Bourgois, 149p.

    « S’il n’avait jamais osé utiliser la magie, c’était à cause des altérations qu’elle risquait de causer dans le tissu de l’Univers ».

    «Quelle humanité heureuse ! Mais, si c’était le cas, en quoi sa magie à lui était-elle unique ? Ils étaient tous magiciens, sans le savoir ! Tout était possible, à condition de ne pas se demander a priori ce que c’étaut. Ce pouvait être n’importe quoi. La vie, tout simplement ».

  • Les Bienveillantes hors de prix

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    Retour sur Allemandes II
    Le Prix Goncourt ou le Prix Renaudot vont-ils s’ajouter aujourd'hui, sur le palmarès de Jonathan Littell, au Grand Prix du roman de l’Académie Française ? A vrai dire la question me semble sans importance, même un peu déplacée à propos des Bienveillantes. La nature de ce livre échappe, de fait, à la logique des prix et même de la vie littéraire, ressortissant à un grand acte humain bien plus qu’à une performance d’écrivain, tout extraordinaire que soit celle-ci. J’y songeais en relisant les dernières pages (261 à 312) de la seconde partie des deux chapitres intitulés Allemandes, dans lesquelles on trouve un concentré saisissant de la puissance illustrative de ce roman au cours d’une scène bouleversante, un débat sur la race aux conséquences humaines immédiates qui fait aussi apparaître la rivalité féroce entre la Wehrmacht et la SS, et l’imbrication de l’idéologique et de la vérité des faits, sur fond de catastrophe militaire (les Allemands sont encerclés à Stalingrad) et de lente descente aux enfers éthiques et psychiques du protagoniste.
    Tandis que la Wehrmacht porte l’offensive sur Grozny, Max Aue est confronté à un vieillard qui s’est présenté spontanément comme Juif aux Allemands et prétend avoir le souvenir, que lui a soufflé un ange, du lieu où il va être enterré. C’est une véritable apparition que ce vieux savant, qui s’exprime en grec classique pour se faire comprendre du SS lettré, à qui il explique ses origines composites de savant chassé du Daghestan par les Russes. En somme prié de lui donner la mort, par un homme qui représente une culture ancestrale et se comporte avec une majesté évoquant un autre monde, Max s’en va au lieu prévu en compagnie d’un soldat voué à l’exécution. Cela se passe en face de la chaîne du Caucase que Max voit pour la première fois, d'une beauté lui rappelant les harmonies de Bach, dans un endroit qui semble idéal au vieillard pour y être enterré. Sa dignité lui interdit pourtant de creuser sa propre tombe. Ainsi est-ce le soldat, puis Max lui-même, qui vont le faire sous les yeux de l’exigeant personnage, lequel réclame une tombe aussi confortable que le ventre de sa mère. Or c’est en souriant que le vieux Juif meurt sous la balle de l’Allemand, que Max Aue considère en tremblant avant d’ordonner à son sbire d’enfouir le corps.
    Et que fait Max après cela ? Il se rend aux bains, desquels il sort revigoré. Et quand il rejoint au casino un officier médecin qui le trouve « en pleine forme », c’est pour remarquer qu’il se sent « renaître » après une « journée curieuse ». Or chaque fois que Max se dit renaître, nous devons comprendre qu’il fait un pas de plus dans le consentement à sa mort spirituelle. Cela requiert, de la part du lecteur, une grande attention et un grand effort de compréhension, car jamais l’auteur ne lui tend la perche. Dans la foulée, un épisode également significatif, et non moins incarné que le précédent, relate les menées d’un officier persuadé que Max entretient, avec le jeune linguiste Voss, des relations indignes d’un SS. Comme il l’a insulté devant témoins, Max le provoque en duel (on est sur les lieux de la mort de Lermontov, soit dit en passant), mais son projet est éventé et immédiatement interdit, lui inspirant la réflexion que « toute action pure » lui sera refusée. Un peu plus tard, une discussion stupéfiante se tiendra entre le jeune linguiste et Max, au cours de laquelle le très brillant Voss lui fera valoir que les dogmes racistes du nazisme ne valent pas un clou du point de vue scientifique. Ces propos pourraient lui valoir une exécution immédiate, mais Max respecte le savoir du jeune homme en admettant que son propre racisme relève de la foi plus que de la science.
    En romancier, Littell fait revivre tous ce qu’il a découvert par ses études extrêmement poussées, entre autre sur les opérations « scientifiques » conduites en marge de la conquête militaire. A ce propos, il faut lire le récit de la conférence (pp.300-310) durant laquelle le sort de milliers de montagnards prétendus juifs par les uns et non-juifs par d’autres, sera décidé, réunissant des gradés de la Wehrmacht (soucieux de ménager les peuples qu’ils vont soumettre) et leurs homologues de la SS (jaloux de leur nettoyage racial) ainsi que des experts venus de Berlin, dont une linguiste teigneuse figurant la science idéologisée la plus brutale. Dans la foulée, la haine provoquée par Max chez l’officier qui l’accuse d’homosexualité, et qui a dû s’excuser, avant que Max l’humilie plus encore au cours de la conférence en prenant le parti de la clémence, finalement victorieux - cette haine aboutit à la mutation de Max Aue à Stalingrad, préludant à cent nouvelles pages admirables.
    On a parlé de Vassili Grossman à propos des Bienveillantes, et c’est vrai qu’il y a du souffle  de Vie et destin dans l’évocation du Kessel (chaudron) de Stalingrad encerclé par les Russes, avec un sens de l'espace impressionnant et des scènes insoutenables. Mais on pourrait parler, aussi, d’un certain fantastique à la Boulgakov dans le long délire de Max consécutif à sa blessure à la tête, d’une force expressive et d’une beauté qui fait doucement sourire quand le pauvre Yann Moix reproche à Jonathan Littell d’écrire « comme en 1926 ».
    Jonathan Littell n’est pas, comme le fut Céline, un fondateur de langue. Fera-t-il œuvre littéraire après Les Bienveillantes ? Ce n’est même pas sûr. Mais serait-il l’homme de ce seul livre qu’il aurait droit, me semble-t-il, à une reconnaissance spéciale de ses frères humains. Après les vaguelettes annuelles du Goncourt & Co, il sera très intéressant de voir l’accueil que lui réserveront les lecteurs allemands (il a dit que cela lui importait particulièrement) et ceux du monde entier, étant entendu que ce livre a valeur universelle.

  • Mort à table


    medium_Frank.jpgDernière révérence à Bernard Frank

    Je me demande souvent pourquoi je continue d’acheter Le Nouvel Observateur depuis près de quarante ans, chaque semaine ou presque, alors que tant des aspects de cet hebdo de la gauche caviar m’y agace, parfois même m’y horripile, mais j’y reviens malgré tout pour quelques plumes de style, et la première était celle de Bernard Frank dont j’aimais le ton et le rythme des chroniques, quoi qu’il racontât, parfois presque rien, mais toujours au fil d’une espèce de soliloque nonchalant et vif à la fois, un peu snob ou superficiel les jours « sans », et qui ouvrait cependant à tout coup, dans la masse et la presse du tout-venant, la parenthèse de propos fleurant bon Paris et la France et la conversation telle que la société littéraire française l’a modulée comme nulle part ailleurs, des salons aux cafés.
    Je reviens sans cesse au Journal littéraire de Léautaud, dont une ou deux pages, même de celles où il n’y écrit que des observations de tous les jours, suffisent à m’aérer et me tonifier, et c’est un peu de ça qu’on trouvait dans les chroniques (je ne suis jamais arrivé au bout d’aucun de ses romans) de Bernard Frank, à plus forte raison dans les recueils de ses chroniques. Son Pense bête fait ainsi écho aux morceaux réunis de Passe-temps de Léautaud. Plus que Léautaud, cependant, dont il n’avait pas en revanche la pureté de ligne, Bernard Frank était attentif à l’actualité littéraire, ou à l'actualité tout court, dont il parlait en toute liberté, se fichant de plaire ou de détoner.
    L’ensemble de ses livres a été récompensé, en 1981, par le prix Roger Nimier, ce qui semble aller de soi pour l’inventeur du groupe improbable des « hussards » qu’on pourrait dire de la droite littéraire anarchisante ou bohème, avec Nimier précisément, Blondin ou Laurent, dans la filiation de Drieu ou de Chardonne.
    Bernard Frank écrivait ses chroniques à la main, dans une manière qui n’était pas désuète pour autant, qu’on pourrait dire de la ligne claire. On lira cette semaine son dernier envoi dans le Nouvel Obs, après quoi l’on reviendra à sa géographie parisienne des Rue de ma vie, nourrie par une trentaine de déménagements, à Mon siècle ou En soixantaine, à La panoplie littéraire ou à Solde où se distille le mieux son talent de gourmet des lettres mort au restaurant à l’âge-limite des lecteurs de Tintin…

  • La chute de l’oiseau Styron

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     Le grand romancier américain, auteur de La proie des flammes et du Choix de Sophie, n’est plus.

    C’est un des derniers monstres sacrés de la littérature américaine de l’après-guerre qui vient de s’éteindre en la personne de William Styron, mort hier dans sa maison du Massachussets, à l’âge de 81 ans. Héritier direct de Faulkner, en moins génial du point de vue de la langue mais avec de formidables ressources de conteur et de romancier-moraliste sondant le tréfonds de l’âme humaine, Styron avait acquis une renommée mondiale avec deux grandes symphonies romanesques : Les confessions de Nat Turner (1967, prix Pulitzer), évoquant, dans une fresque, la vie d’un esclave noir en Virginie (entre 1800 et 1831) et l’insurrection qu’il déclencha, suivie de lourdes conséquences ; et Le choix de Sophie (1979), où un jeune journaliste du Sud rencontre, après la guerre, une Polonaise rescapée des camps de la mort. Rappelons aussi que Styron était entré en littérature avec deux livres d’une âpre intensité : Un lit de ténèbres (1951) et La proie des flammes (1960). 

    « Tous mes romans expriment le conflit opposant notre besoin fondamental de liberté et de dignité aux puissances de l’oppression, quelle qu’elles soient », m'avait déclaré William Styron en 1994, à la parution d’Un matin en Virginie, trois récits plus personnels et émouvants (avec une poignante évocation de la mort de sa mère) qui avaient fait suite à Face aux ténèbres, terrible récit de la dépression qu’avait subie l’écrivain, me confiant enfin ce vœu d’après sa mort: « J’aimerais renaître sous la forme d’un de ces grands oiseaux de mer qui me faisaient rêver lorsque j’étais jeune »…

    Dits de William Styron:

    - Que représente l'enfance à vos yeux ?

    - Pour beaucoup de gens, c'est l'âge d'une sorte d'idyllique innocence qu'on ne peut retrouver, mais qui diffuse toujours une précieuse douceur. Nous savons pourtant que l'enfance n'est pas qu'innocence, et que les ombres du mal y rôdent aussi. Pour un écrivain, au demeurant, c'est un terreau d'une grande richesse. 

    - Que pensez-vous de la résurgence actuelle des fondamentalismes, tant aux Etats-Unis que dans les pays musulmans ?

    - Je pense que c'est un des phénomènes les plus damgereux qui se manifestent à l'heure actuelle. La démocratie, aux Etats-Unis, limite encore l'extension du mal, mais certains des leaders du fondamentalisme américain ont la même mentalité que les ayatollah, et je suis sûr qu'ils seraient prêts à tuer s'ils en avaient le pouvoir.

    -Qu'estimez-vous le thème essentiel de votre oeuvre ?

    - En exergue au Choix de Sophie, j'ai cité ces mots du Lazare de Malraux, qui résument en somme ce que je crois avoir accompli, sans projet préalable d'aileurs: "Je cherche, écrit malraux, la région cruciale de l'âme, où le mal absolu s'oppose à la fraternité". 

    (Extrait d'un entretien à Paris, en 1994)

     

  • Le suicide du perdant radical

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    Un essai de Hans Magnus Enzensberger
    Y a-t-il un lien entre celui qui, « pétant les plombs », mitraille une classe d’école ou un groupe quelconque, avant de retourner son arme contre lui-même, et le kamikaze se faisant exploser au nom de l’islamisme ? Tous deux sont en effet des avatars de l’homme du ressentiment que son sentiment d’échec et sa haine de soi, son orgueil blessé ou son humiliation remâchée, longtemps couvés, poussent soudain à une explosion de violence qui le vengera, l’auréolera un instant de gloire médiatique ou lui vaudra (croit-il) le paradis. Au fil d’une analyse claire et percutante, le poète et essayiste allemand Hans Magnus Enzensberger définit ce qu’il appelle le « perdant radical », notamment dans ses occurrences politiques, d’Hitler à Ben Laden. Distinct du raté se consolant dans la compulsion, de la victime qui peut faire valoir ses droits et réclamer compensation, ou du vaincu se résignant plus ou moins, le perdant radical s’isole et se fait invisible tout en cultivant sa rancœur obsessionnelle et en attendant son heure. La rubrique des faits divers en dénombre tous les jours, qui ont soudain explosé, parfois sous le plus anodin prétexte. L’amélioration des conditions de vie ne semble pas résorber le phénomène, au contraire elle l’exacerbe, et notamment sous l’effet de l’exhibition à jet continu des images médiatisées de la fortune et du bonheur, qui fait que « le potentiel de déception des hommes a augmenté à chaque étape du progrès ».
    « Ce qui occupe l’esprit du perdant de manière obsessionnelle », note Enzensberger, « c’est la comparaison avec les autres, qui a tout instant se révèle à son désavantage ». Et de reprendre, de préférence au concept freudien de pulsion de mort, « le constat déjà ancien qu’il peut y avoir des situations dans lesquelles l’homme préfère une fin dans l’effroi qu’un effroi sans fin – que celui-ci soit réel ou imaginaire. »
    Passant de la sphère privée à la dimension collective de cette folie destructrice, Enzensberger en vient évidemment à l’exemple du Führer cristallisant l’humiliation des Allemands après le traité de Versailles et se lançant dans une entreprise mégalomane et suicidaire proportionnée à son fanatisme, finissant dans l’extermination et l’auto-immolation.
    Toutes tendances confondues, les factions réunissant des perdants radicaux dans la foulée des chefs de guerre sont légion par les temps qui courent, mais un seul mouvement violent a fédéré les perdants radicaux à l’échelle de la planète, et c’est l’islamisme.
    De modèle européen à l’origine, le terrorisme est la plus dangereuse réponse, pour les musulmans eux-mêmes, à l’orgueil blessé procédant de l’immobilisme séculaire des sociétés arabes, dont l’autocritique s’amorce, mais si difficilement. A ce propos, Enzensberger cite un rapport établi à la demande des Nations unies par des chercheurs arabes en 2002-2004, sous la direction du sociologue égyptien Nader Fergan, qui aboutit à des constats à la fois connus et peu commentés dans les médias. On y admet ainsi que les Etats arabes se retrouvent à la dernière place de toutes les régions du monde en matière de liberté politique. Que, même en tenant compte des énormes revenus du pétrole, les pays arabes arrivent en avant-dernière position en matière d’économie. Ou, entre autres exemples, que le nombre total de livres traduits à partir d’autres langues depuis douze siècles (le califat d’Al-mamoun en 813-833) correspond au nombre actuel de traductions faites en Espagne au cours d’une seule année ! Enfin qu’une femme arabe sur deux ne sait ni lire ni écrire…
    Evoquant ensuite les raisons de l’immobilisme du monde musulman, que d’aucuns imputent aux agresseurs extérieurs ou à la colonisation, alors que d’autres civilisations (Inde, Chine ou Corée) se sont développées malgré les mêmes tribulations, Enzensberger en vient aux conséquences actuelles des déficits de connaissance et d’inventions accumulés, produisant un décalage croissant, encore accentué aujourd’hui par l’exode des cerveaux de pays incapables de se réformer. Et d’illustrer la blessure narcissique qui procède de cet affaiblissement et  la fuite en avant que manifestent les prédicateurs de la haine réclamant pour eux seuls la liberté d’outrager ceux qui ne pensent pas comme eux, sans tolérer aucune critique. Bien entendu, s’empresse de relever Enzensberger, « tous les musulmans ne sont pas des Arabes, tous les Arabes ne sont pas des perdants, tous les perdants ne sont pas radicaux… »
    Pourtant c’est bel et bien les perdants radicaux (qu’on évalue à 7 millions de djihadistes armés à l’échelle mondiale), et dont il faut préciser que peu sont issus de milieux fondamentalistes ( !) qui constituent le grand danger visant, non tant l’Occident que les régions du monde au nom desquelles agit l’islamisme.
    «Les réfugiés, les demandeurs d’asile et les migrants ne seront pas seuls à en souffrir, écrit Enzensberger. Des peuples entiers devront, à cause des actes de leurs représentants autoproclamés, et contre toute justice, payer un prix énorme. L’idée que la terreur pourrait améliorer leurs perspectives d’avenir, qui sont déjà suffisamment sombres, est absurde. L’histoire ne fournit aucun exemple d’une société en déclin qui en tordant le cou à son potentiel productif aurait pu survivre de manière durable. Le projet des perdants radicaux consiste, comme en ce moment en Irak ou en Afghanistan, à organiser le suicide de toute une civilisation ».
    Hans Magnus Enzensberger. Le perdant radical. Essai sur les hommes de la terreur. Traduit de l’allemand par Daniel Mirsky. Gallimard, 56p.

  • La fondue de Louis le Mol


    Une criante injustice a poursuivi, dans les royaumes de ce monde, les sujets désignés de naissance au port obligatoire de la couronne, lors même qu' ils n'aspiraient peut-être qu' à se livrer aux activités placides du commun des pêcheurs à la ligne. Moins chanceux qu'un prince Charles adonné sans trop de contrariétés à l'aquarelle à notre époque où la mode de couper les têtes a passé, Louis Capet incarna du moins le roi malgré lui, auquel seule sa fin tragique a donné quelque relief, un cran au-dessous de sa royale moitié. Mais à propos, que serait devenu Louis XVI s' il n'avait été si brutalement « raccourci »? Comment ce retraité-né aurait-il fini ses jours ?

    C'est à ces questions, entre autres, que Jean-L uc Benoziglio, romancier valaisan de souche, Parisien d'adoption et demeuré très Helvète dans l'esprit (c'est à savoir démocrate d'E urope polymorphe ouverte à l'érudition joyeuse) et même assez Vaudois sur les bords (au sens de l'autodérision débonnaire et de la latinité lémanique), s' est attaché à répondre avec toute la sagacité, l'humour et l'écriture à ellipses scintillantes qu' on lui connaît.

    Dès son apparition sur le débarcadère de Saint-Saphorien où, l'air d'une pyramide coiffé du « pyramidion » d'une perruque et le regard vaguement effaré du myope déplacé, le cidevant Louis Capet, fautivement appelé Papet (!) par le syndic Chavannes qui l'accueille en présence du bailli von Pfyffer et de son représentant local von Villiger (des futurs cigares ?), présente toutes les apparences d'un notoire passionné de serrurerie qui, des embrouilles de la politique, et surtout de la politique d'asile réglée par ces Messieurs de Berne, n'a ostensiblement « rien à souder », pour user d'une expression qui serait plutôt, à vrai dire, celle du sieur Jaccoud, pilier de bistrot hâbleur à la Pomme de Pin voisine … Bien plus important pour Capet au moment de son arrivée chez les Vaudois: il a la dent. Faim de roi foi de moi. Quand c'est qu' on en casse une ?

    S'il a jamais joué un rôle dans l'H istoire, ce Capet relégué dans la maison d'un certain Guichard massacré à Nancy en 1791 avec d'autres Suisses (ce qu' il ignore et dont il n'aurait probablement cure) ne se soucie que d'obtenir, de Leurs Excellences, une carabine pour chasser un peu et un confesseur papiste qui lui sont refusés d'un sec « Knif » (« Kommt nicht in Frage », hors de question) apposé sur sa requête écrite, à laquelle il ne sera même pas répondu mais que le narrateur, historien à ses heures, retrouve aux Archives bernoises.
    L'air de n'y pas toucher, ledit historien se fait d'ailleurs un malin plaisir (partagé par le lecteur) de ramener Lafayette à celui qui voudrait l'oublier, et Necker aussi venant lui faire un rapport économique carabiné, et Constant de Rebecque pour une litanie de regrets a posteriori, ou cet ex-révolutionnaire se rappelant qu'un roi même déchu peut signer une recommandation utile …
    Guère intéressé par ces visiteurs de marque, Capet ne se montre pas plus sensible à la qualité du petit blanc local (auquel il préfère le kirsch et la bière …) et l'essai de stimuler sa bonne humeur par une fondue se solde par un vrai fiasco ., au terme d'une véritable « scène à faire » ...

    Finalement, le seul personnage avec lequel notre royal taiseux entretient un semblant de relation est la jeune Aline (futur personnage de Ramuz ?), fille du pêcheur du coin s' occupant de son ménage comme une « vraie fée du foyer » et qu' il gratifiera d'une crise de monarchique dépit au moment où elle lui apprendra qu' elle va frotti-frotter ailleurs.
    Au demeurant, ce n'est pas tant la figure de Louis Capet qui nous intéresse que les multiples notations latérales dont il est le prétexte, qu' il s' agisse du pouvoir qu' il représente malgré tout, des traits de caractère récurrents des Suisses en général et des Vaudois en particulier, ou des Français en relation avec nos « pittoresques » ténèbres extérieures, dont le romancier truffe son tableau sans trop peser. « Le Suisse se lève tôt mais se réveille tard », cueille-t-on au passage entre une vacherie sur l'expansionnisme des libérateurs républicains et l'annonce de la chute de Louis Capet dans un escalier vaudois, le 31 janvier 1798, autant dire hier ...

    Jean-L uc Benoziglio. Louis Capet suite et fin. Seuil, 183 pp.

  • Le temps retrouvé du conte

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    Michel Layaz tend à retrouver la magie des verts paradis
    Le désenchantement du monde, la perte du sens du sacré et de tout lien social ou familial, la dilution des rites dans la sauce hyperfestive et les célébrations artificielles tissent la toile de fond des temps que nous vivons en Occident matérialiste, où l’esprit du conte se dilue dans la platitude du quotidien ou des best-sellers pleins de vide.
    Or un mouvement s’observe, en littérature, de retour à la magie narrative, fût-elle parodique, dont un Antoine Volodine est peut-être le meilleur exemple en France, auquel on pense un peu en lisant, dans une forme littéraire moins accomplie et originale, le dernier roman du Lausannois Michel Layaz intitulé Il est bon que personne ne nous voie.
    Conçu en deux parties, dont la première est cousue de fragments de monologues du narrateur (à chaque fois séparés par des points de suspension évocateurs) enregistrés sur un petit magnétophone bleu, où il évoque son âge tendre d’adolescent, et la seconde rédigée dans un cahier marron par le même personnage octogénaire vivotant un « dernier amour » avec sa soignante, en l’asile de vieillards où il sent la vie le quitter, ce nouveau roman de Layaz reprend les thèmes, fantasmes et autres figures obsessionnelles des ouvrages précédents de l’auteur, au fil d’une espèce de conte surréalisant, à lire sans en attendre la moindre assise « réaliste », malgré l’ancrage local dans notre bonne ville avec son bon lac, ni la moindre vraisemblance psychologique. S’il fait écho aux Larmes de ma mère (qui vient d’être réédité en collection de poche, soit dit en passant) pour le noyau familial qu’il évoque, autant qu’à la petite société recomposée de La complainte de l’idiot, semblant d’abord un peu niais et un peu gratuit, gagne en sens et en consistance pour peu qu’on le rapporte à son effort de ressaisir, par l’évocation fantaisiste et la naïveté rejouée, la magie de l’adolescence.
    Avec Raton son compère, qui dit « tare pour barre » et vit à sa façon l’innocence du jeu, notamment au football, Walter son aîné et mentor hantant un chalet-« cathédrale » qu’il partage avec sa tante Giulietta, autre âme candide; et Charlotte surtout, la fille en fleur, sauvageonne et fée-sorcière qui exalte sa fantaisie imaginative et lui révèle les magies de la nature et du sexe, le jeune-vieux conteur retrace un parcours initiatique marqué par un premier amour « vert », auquel fait pendant celui de Lucie-Lucifer en ses derniers jours. « C’est à quinze ans que les gens devraient entrer à l’asile de vieillards », note-t-il plaisamment alors qu’il dit toucher à « l’âge de l’infini » commun, dit-on, aux enfants et aux poètes…
    Michel Layaz, Il est bon que personne ne nous voie. Zoé, 185p.



  • Quatuor des origines

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    En lisant Lignes de faille de Nancy Huston


    I. Sol, 2004
    On revient du côté de la vie, captée dans toutes ses nuances avec une empathie constante, en se plongeant dans le nouveau roman de Nancy Huston, intitulé Lignes de faille et constituant, par le truchement de quatre voix (Sol l’enfant « prodige », Randall son père, Sadie la mère de celui-ci et Kristina la mère de celle-ci), une remontée du cours du temps, de 2004 à 1944, lancée par le soliloque d’un enfant d’aujourd’hui, né coiffé de parents qu’il estime aussi formidables qu’il l’est-lui-même, avec la bénédiction du Très-Haut et du président Bush Bis.
    Solomon, qu’on appelle Sol, ou Solly quand on le chérit et le pourrit autant que Tess sa mère, est à six ans le fils préféré de Dieu et de Google, qui sait déjà tout (par exemple comment les chiens enculent les femmes sur internet, ou que son arrière-grand-mère est lesbienne) et pourtant il reste un petit garçon à beaucoup d’égards, notamment quand il est question du grain de beauté à la tempe qui inquiète tant sa mère que celle-ci a programmé une opération. Cette Tess est intéressante, qui incarne la mère américaine « concernée » par excellence, passant d’un cours sur les relations parents-enfants à un séminaire sur l’estime de soi, entre méditation et réprimandes à son conjoint Randall, dont les jurons et les complaisances (il ne condamne pas immédiatement le scandale d’Abou Ghraïb, qui à elle lui fait si mal) ne sauraient « passer », qu’elle s’affaire à contrer d’une voix toute douce.
    Cela se passe en Californie, la boîte du père est engagée dans l’effort de guerre en Irak par ses recherches sur les robots guerriers, ce qui super-excite son fils en mal d’héroïsme, mais on sent bientôt le centre de gravité du roman se déplacer avec l’apparition de deux personnages aussi imposants que dérangeants pour le trio « waspy », à savoir la mère Sadie, débarquée d’Israël au lendemain de la petite opération du gosse, qui n’a pas l’air d’être curative soit dit en passant, infligeant chaque matin au garçon ses deux heures de lecture de l’Ancien Testament au dam de la mère protestant de son protetantisme. La mère de la mère de la mère de Solly n’est pas moins gratinée, qui vit à New York avec une amie après le suicide de son conjoint, et dont on sait qu’elle a passé par « les camps » ou un truc comme ça.
    On retrouve, dès les 129 pages du soliloque de Sol, la porosité totale de Nancy Huston, et son mélange de sarcasme et de compassion, de vivacité et de mélancolie, à la hauteur «chorale » de Dolce agonia.

    II. Randall, 1982.
    C’est une étrange émotion qu’on éprouve en découvrant, avec ce qu’on sait déjà du père de Sol, ce Randall à la fois sympathique et un peu flottant, en butte au moralisme bigot de sa jeune femme, quel enfant il fut lui-même, puisque la suite du roman le fait parler à son tour, en sa sixième année, petit garçon un peu bousculé par les incessantes querelles opposant son père, dramaturge new yorkais plutôt bohême, juif mais indifférent à la religion, et la redoutable Sadie, sa femme convertie au judaïsme et, comme souvent les convertis, poussant le zèle à outrance.
    Plus exactement, il y a de l’hystérie en Sadie, qui devient pour ainsi dire une spécialiste du Mal, donnant des conférences sur la Shoah et poussant ses nouvelles recherches du côté des « fontaines de vie » des nazis, ces élevages d’enfants volés en Ukraine, en Pologne et dans les pays baltes, pour être casés dans des familles allemandes et drillés selon les meilleurs principes aryens. Son intérêt n’est d’ailleurs pas fortuit, puisqu’elle découvre que sa mère, la chanteuse Erra que son fils et son conjoint adorent, a précisément connu ce sort avant d’être déportée.
    Sous le regard du petit Randall, qui devient ici comme un frère ou un double enfantin du petit Sol, le lecteur assiste ainsi à un début de guerre entre une goy sioniste par raccroc, qui se met à hurler dès qu’on n’est pas d’accord avec elle, et un brave type surtout soucieux de bon temps en compagnie de son fiston. Les recherches de Sadie la poussant à emmener sa famille en Israël, le trio se retrouve à Haïfa où le chemin de l’écolier Randall va croiser celui d’une fille un peu plus âgée, prénommée Nouzha, qui lui apprendra l’histoire de son point de vue de Palestinienne alors même que la haine se déchaîne entre leurs communautés, pour culminer avec le massacre de Sabra et Chatila.
    Autant dire que cette lecture, aujourd’hui, prend un relief tout particulier, et pourtant cet aspect, évidemment important, n’est pas essentiel dans le roman, qui me rappelle soudain le grand roman des origines d’Amos Oz, Une histoire d’amour et de ténèbres, et tous ces livres nous confrontant à nos sources mêlées.
    On est ainsi parti, avec le premier soliloque du « winner » américain, de l’Empire arrogant de Bush, et nous voici remonter à l’époque du Sharon chef de guerre, en attendant que Sadie, fille d’une créature du nazisme, poursuive le récit. Or le roman de Nancy Huston nous touche d’abord par les voix qui s’y expriment, du côté du plus intime de l’individu.

    III. Sadie, 1962.
    Le lecture de Lignes de faille évoque le sentiment qu’on peut éprouver en découvrant la photographie d’une personne que nous connaissons lorsqu’elle était enfant. Après avoir rencontré Sadie grand-mère et impotente, en 2004, au fil du premier monologue de Sol, et l’avoir retrouvée dans le personnage hyperactif de la mère de Randall, c’est ainsi en petite fille, âgée de 6 ans comme les deux premiers narrateurs, que nous la voyons réapparaître en 1962 à Toronto, entre une grand-mère autoritaire et conventionnelle, une prof de piano tyrannique et un père-grand psychiatre et prodigue de mauvaises plaisanteries. Mal aimée, complexée, triste d’être le plus souvent séparée de sa mère artiste (le père Mortimer, du genre beatnik, a disparu peu après sa naissance), Sadie entretient une espèce d’horreur d’elle-même que stimule un personnage imaginaire qu’elle surnomme l’Ennemi. Folle de joie lorsque sa mère, qui l’a casée chez ses parents faute de moyens, la reprend chez elle, Sadie séduit aussitôt Peter, l’ami-imprésario de sa mère, qui lui trouve une maturité rare et fera un bon père de substitution quand, la carrière de Kristina décollant, le trio se retrouve ensemble à New York. C’est alors, cependant, qu’après divers indices qui l’ont intriguée, Sadie va entrevoir une part secrète de la vie de sa mère, lorsque débarque un étranger blond et roulant les r et qui demande à voir Erra. D’un récit à l’autre, le puzzle se reconstitue ainsi, dont les parties, à fines touches diachroniques, évoquent autant d’époques et de drames, modulés à chaque fois par une voix d’enfant.

    Kristina 1944-1945
    L’autobiographie à paraître de Günter Grass s’intitule En pelant les oignons, et c’est au même dévoilement progressif et douloureux que fait penser Lignes de faille de Nancy Huston, dont le dernier chapitre se passe précisément en 1944 (alors que Grass avait juste 17 ans) dans l’ Allemagne de la défaite en proie à la terreur et au chaos.
    On connaît déjà l’extravagante Erra, qu’on a vu au diverses étapes de sa vie d’artiste et de femme libre, et qu’on retrouve ici sous le nom de Kristina qui lui a été donné lorsque, à une année, volée en Ukraine par les nazis, elle a été confiée à une famille allemande qu’elle croit la sienne. Il y a là le brave grand-père qui la choie et semble la préférer à sa sœur Greta, plus conventionnelle et jalouse, sa mère qui l’aime fort elle aussi, un frère Lothar aux armées et le père, instituteur, également sous l’uniforme.
    D’emblée, le récit de Kristina tourbillonne, immédiatement marqué par son tempérament sensible et généreux d’artiste-néée. L’évocation de la vie plus ou moins insouciante qui va son cours dans cette famille d’Allemands ordinaires, tandis que le ciel rougeoie des proches villes incendiées par les bombardements des Alliés, est marquée par un crescendo dramatique que ponctueront la mort du frère et, dans un accès de colère, la révélation faite à Kristina par sa sœur qu’elle n’est pas un enfant de la famille mais qu’elle a été adoptés. Peu après, un garçon de dix ans, d’abord muet et impénétrable, sera recueilli à son tour dans la famille, qui révélera bientôt à Kristina sa vraie destinée d’enfant volé.
    Ainsi s’achève ce roman des origines qui, de l’Amérique des « gagneurs » ne doutant de rien, en remontant les générations et en multipliant les points de vue, déploie une frise de portraits en mouvements d’une vibrante humanité, dont l’insertion dans l’histoire multiplie les résonances et les observations, notamment à propos des enfants « germanisés » de force. L’idée de donner la parole, successivement, à quatre enfants de six ans, pourrait sembler une « contrainte » artificielle, voire « téléphonée », mais il n’en est rien, au contraire : ce parti pris donne à la fois sa forme et son ton à cet ample et beau livre plein du souffle, de la rage et des interrogations, de la compassion, de l’humour et de l’intelligence sensible de Nancy Huston.
    Nancy Huston. Lignes de faille. Actes Sud, 484p.
    En librairie le 24 août.


    Photo: Horst Tappe

  • Sur la ligne de crête

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    Prix Femina à Nancy Huston, et Médicis à Sorj Chalandon.

    C’est à Lignes de faille de Nancy Huston qu’a été décerné hier le prix Femina, dont les débats ont été marqués par l’exclusion de Madeleine Chapsal des rangs du jury. (cf. encadré). Malgré cette bisbille parisienne, c’est l’un des plus beaux romans parus cet automne qu’ont distingués les dames du Femina, et sans doute l’un des ouvrages les plus ambitieux de la romancière française d’origine canadienne. En quatre longues séquences à rebrousse-temps, entre 2004 et 1944, quatre enfants de six ans y évoquent leur petite histoire personnelle et familiale enchâssée dans les tribulations du siècle. Brassant de grands thèmes dans une sorte de coulée symphonique, Nancy Huston rend admirablement le ton de chaque époque en animant des personnages de chair et d’émotion. 

    Quant au Médicis, ordinairement considéré comme le plus « littéraire » du quarteron de tête des prix automnaux, c’est au journaliste Sorj Chalandon qu’il a été décerné, pour Une promesse. Après Le petit Bonzi, un premier roman à caractère autobiographique, le grand reporter de Libération, prix Albert Londres en 1988,  s’est attaché à l’évocation de l’énigmatique claustration d’un vieux couple du tréfonds de la province française, autour du secret duquel se développent la rumeur et le questionnement du voisinage.

    Comme chaque année, les pistes de lecture proposées par les volets « étrangers » des deux prix méritent l’attention. Ainsi le jury du Femina a-t-il distingué une autre romancière en la personne de l’Irlandaise Nuala O’Faolain, pour L’histoire de Chicago May, parue chez Sabine Wespieser, petit éditeur souvent remarqué par ses découvertes. En l’occurrence, c’est une épopée canaille qui se déploie dans ce roman évoquant les frasques d’une aventurière de haut vol sur fond d’Irlande misérable. De son côté, le jury du Médicis a couronné l’écrivain roumain Norman Manea, pour Le retour du hooligan : une vie, paru au Seuil. L’occasion de découvrir un écrivain puissant retraçant, dans ce livre, une destinée marquée par les persécutions successives du nazisme et du communisme, avant son exil aux Etats-Unis et l’ultime déception qui l’attendait en Roumanie « libérée ». 

    Enfin, Jean-Bernard Pontalis a reçu le prix Médicis de l’essai pour Frère du précédent, paru chez Gallimard, alors que les jurés du Médicis décernaient le Femina de l’essai à Claude Arnaud pour Qui dit je en nous, publié par Grasset. Pour ce qui est des prix les plus convoités, le Goncourt et le Renaudot, leurs lauréats seront désignés le lundi 7 novembre prochain.

    medium_Prix2005.jpgTous pourris ?

    Après le coup d’envoi de la saison des prix littéraires parisiens donné la semaine dernière avec l’attribution du Grand Prix du roman de l’Académie française au livre-événement de la saison, Les Bienveillantes de Jonathan Littell, paru chez Gallimard, la deuxième volée des prix fait apparaître, une fois de plus, l’omniprésence des grandes maisons (Galligrasseuil…) dans le palmarès. Belle exception avec le Femina à Nancy Huston, publiée chez Actes Sud (comme Laurent Gaudé, lauréat du Goncourt en 2004), mais cette consécration n’en a pas moins été marquée par un coup d’éclat significatif du jury féminin qui n’a pas aimé, mais pas du tout, que Madeleine Chapsal, révèle, dans son Journal d'hier et d'aujourd'hui, les dessous de l'attribution du prix 2005 et, plus précisément, les rapports supposés entre certains éditeurs et membres du jury. Ces propos ont été jugés "diffamatoires" par la majorité des dames du Femina, qui lui ont proposé de démissionner, avant de l'exclure. "Par solidarité", Régine Deforges a aussitôt annoncé sa démission du jury Femina. Mais où est le vice, où la vertu ?

    Les « révélations » de Madeleine Chapsal pouvaient-elles aider à « moraliser» le système des prix littéraires parisiens ? On peut en douter à en juger par les résultats des polémiques et esclandres qui se poursuivent depuis… le début du XXe siècle. Or donc, tout est-il pourri au royaume des prix ? Le Femina à Nancy Huston (notamment) incite une fois de plus à la nuance…

     

  • La noce à Gogol

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    Le Mariage de Nicolas Gogol raconte l'histoire d'un notable russe presque trop vieux pour se marier mais qui en rêve sans cesser d'hésiter, et d'une fille de marchand prête à fermer les yeux sur la dégaine de son prétendant, pourvu qu'il soit noble.

    C'est parce que cela se fait et pour échapper à la «dégoûtation» du célibat que Podkoliossine se fait tailler un noir habit de noce. Or la difficulté de l'entreprise le taraude, qui exige des bottes bien cirées; et comment épargner alors ses cors aux pieds? Lancinante question. Le premier dialogue du maître, trônant sur son canapé de fonctionnaire gradé (l'équivalent d'un colonel, mais sans épaulettes) et de son fidèle valet Stepan, est un régal immédiat: du pur Gogol ahuri et déjanté, ensuite relancé par l'arrivée de la marieuse Fiokla, vieille teigne que les hésitations de son client impatientent. Survient pourtant celui qui mènera le jeu: l'entreprenant Kotchkariov, mal marié lui-même par Fiokla et la chassant pour amener directement son ami chez Agafia, où se pointent cinq autres prétendants. Le défilé est cocasse, du jeune employé Omelette visant surtout la dot de sa future, à l'officier d'infanterie en retraite Anouchkine dont la promise doit parler français, en passant par le lieutenant de marine Jevakine, rangé des voilures mais resté coquin, ou enfin Starikov le marchand à jolie barbiche que la belle snobe au dam de sa tante qui pense qu'on doit se marier «dans son milieu».

    En fin de course, et grâce à son ami entremetteur, Podkoliossine sera préféré aux autres pour sa délicatesse et sa modestie, mais c'est par la fenêtre qu'il s'enfuira in extremis, trop effrayé par la réalisation de son rêve. Sa valse-hésitation panique constitue le motif central de cette comédie à la fois caustique et tendre, brassant divers thèmes (le conformisme, la solitude, le vieillissement, la vanité sociale, etc.) et déroulant une épatante frise de personnages. Dans une traduction bien en bouche de Marc Semenoff, à quelques termes près (notamment un «salaud» excessif dans la bouche de Kotchkariov), la pièce n'a pas pris une ride en dépit de l'évolution des mœurs.

    Il y a un style Kléber-Méleau, dont la réalisation de ce Mariage est l'un des plus beaux exemples. D'une clarté classique dans sa mise en scène et un décor tournant de Roland Deville dont la perfection artisanale caractérise aussi la maison, la réalisation vaut surtout par la lecture et l'interprétation, en pleine pâte et sans chichis esthétiques ou référentiels. Philippe Mentha est d'une parfaite justesse en Podkoliossine «oblomovien», à la fois sincère et sensible, raisonnable et pleutre. Son contraire viril, Kotchkariov, est magnifiquement campé lui aussi par Nicolas Rinuy, et Virginie Meisterhans n'est pas moins convaincante en jeune femme paniquant elle aussi à l'idée de rester seule et qui découvre que la noblesse peut être ailleurs que dans les titres.

    Pour compléter une galerie de portraits sans défaut, Fabienne Guelpa donne un relief truculent à Fiokla; Lise Ramu est une tante-chaperon pleine de rude sagesse paysanne; Thierry Jorand excelle dans la figure massive et concupiscente de l'employé Omelette, autant que François Silvant en Anoutckhine style guindé dindon ou que Samy Benjamin en Jevakine à mollets de pintade et penchants lubriques; sans oublier enfin, plus russes que nature, Jean Bruno l'irrésistible serviteur et Michel Fidanza le marchand Starikov sorti des boutiques de Mirgorod. Autant dire: l'heureux hyménée d'un texte savoureux et d'une interprétation à l'avenant…

    Lausanne-Renens. Théâtre Kléber-Méleau, jusqu'au 19 novembre. Durée du spectacle: 2h15. Ma-me-je, 19h. Ve-sa, 20h30. Di, 17h30. Relâche lundi. Réservations: 021 625 84 29

  • Sous les bombes

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    Supplément aux Bienveillantes : Une femme à Berlin
    Que se passait-il à Berlin du printemps à l’été 1945, pendant que Max Aue, le protagoniste des Bienveillantes, trucidait l’un de ses amants dans les wc d’un hôtel avant d’aller pincer le nez du Führer en son bunker ?
    Le récit des bombardements de Berlin, dans Les Bienveillantes, est certes déjà très impressionnant, mais c’est une sorte de zoom, sur l’immeuble défoncé d’un quartier du centre, qu’accomplit le formidable témoignage anonyme qui vient de paraître et recoupe, par ailleurs, les constats établis par W.G. Sebald dans Une destruction.
    Entre le 20 avril et le 22 juin 1945, une jeune femme, employée d’édition jusque-là, et qui a pas mal roulé sa bosse en tant que reporter (notamment en Russie), commence à décrire sèchement tout ce qu’elle observe autour d’elle et dans les ruines de la ville où, bientôt, les Russes vont déferler, précédés par une rumeur épouvantable faisant état de viols en série. De page en page se déploie une chronique hallucinante rappelant la « maison des morts » de Dostoïevski, riche d’innombrables détails tragiques ou cocasses. Observatrice implacable, l’anonyme trace des portraits carabinée de ceux qu’elle côtoie dans les souterrains ou aux files d’attente (la faim est l’autre obsession, avec la peur des bombes), avant la terrifiante suite de tribulations vécus par les femmes, des vieillardes aux adolescentes.
    Sebald l’a dit après d’autres : de tels témoignages sont restés tabous en Allemagne jusque assez récemment, étant entendu que le peuple allemand, et jusqu’à la dernière des femmes et au dernier des enfants, méritaient le châtiment suprême. L’auteur anonyme l’a d’ailleurs confié à l’écrivain C.W. Ceram en 1947 : « Aucune victime n’a le droit de porter sa souffrance comme une couronne d’épines. Moi, en tout cas, j’avais le sentiment que ce qui m’arrivait là réglait un compte ».
    Ce sentiment coïncide, d’ailleurs, avec les premières révélations avérées touchant à l’extermination massive, que la jeune femme découvre avec horreur en juin 1945 alors que la vie commence juste à reprendre ses droits : « Notre triste sort d’Allemands a un arrière-goût de nausée, de maladie et de folie, il n’est comparable à aucun autre phénomène historique »…
    Anonyme. Une femme à Berlin. Journal, 20 avril-22 juin 1945. Présentation de Hans Magnus Enzensberger. Postface de C.W. Ceram (alias Kurt W.Marek). Traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart. Gallimard, coll. Témoins, 259p.

  • Rosebud's Memory

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    Dans Rosebud, Pierre Assouline scrute la part secrète de quelques vies (Citizen Kane, Kipling, Cartier-Bresson, Celan, Jean Moulin, Picasso, Bonnard) pour en tirer un livre très riche de résonances.
    Le nom de Rosebud, soupiré par Citizen Kane à l’instant de sa mort, et signifiant « bouton de rose », est lié à l’image d’une « boule à neige » tombant de la main du mourant, symbole fracassé d’une enfance perdue. L’ultime vision d’une luge de bois ensevelie sous la neige suffit à l’amorce d’une remémoration comparable à celle de Proust retrouvant un monde dans la saveur d’une petite madeleine. De la même façon, il arrive qu’un simple objet, une odeur, le son d’une voix nous évoquent tel personnage, telle époque, tel fragment d’histoire que nous nous efforçons d’arracher aux brumes de la mémoire, comme pour conjurer notre propre disparition. Or c’est précisément à cette démarche que se livre Pierre Assouline dans cet essai très personnel où le biographe engage un peu plus de sa personne dans une sorte de conversation sur la vie et ses aléas, l’art et ses enjeux, le siècle et ses tribulations, l’amour et la mort, dont chaque épisode cristalliserait en «rosebud».
    Une Rolls figure alors l’impériale situation d’un Kipling, nationaliste impatient d’envoyer son fils à la guerre, lequel y crève en effet et jette le malheureux paternel sur les routes de France en quête de la moindre trace de son « héros ». Et l’auteur d’exhumer cette phrase d’un roman français de l’époque pour dire ce que vit alors Kipling : «Il pénétra dans ces régions illimitées de la douleur, où l’imbécile et l’homme de génie ne se distinguent pas ». Ou c’est la canne-siège de son ami le photographe Cartier-Bresson, qui l’entraine au musée et lui fait voir ce que Goya a vu du tréfonds de la souffrance humaine : «Regarde bien, il n’y a que Goya qui ait vraiment compris la vie, la mort… »
    Une montre arrêtée sera le rosebud de Paul Celan, le grand poète foudroyé par un désespoir qu’Assouline évoque dans l’un de ses plus beaux chapitres, et c’est une écharpe au cou de Jean Moulin qui l’amène à dévoiler les stigmates d’une tentative de suicide coïncidant avec le premier acte de révolte du futur résistant.
    Les objets de curiosité d’Assouline sont multiples, du mariage de Lady Diana auquel il assiste en anglophile ironique, à cet antre parisien qui fut à la fois l’atelier de Picasso et le lieu de réunion des peintres du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac. A tout coup, cependant, plus que l’anecdote, c’est la relation du détail à l’ensemble qui déclenche la réflexion ou la rêverie de l’écrivain, incluant sa propre expérience sensible et sollicitant celle du lecteur, jusque dans le pur bonheur partagé des toiles d’un Bonnard taiseux incapable jamais de les finir - étant entendu que le « bouton de rose » de la beauté reste à jamais inatteignable…
    Pierre Assouline. Rosebud. Gallimard, 299p.


    medium_Assouline4.2.jpg« L’essentiel est dans les détails »

    - Quel a été le déclencheur de ce livre ?
    - Le point de départ, c'est le goût du détail qui me poursuit depuis longtemps. Là-dessus s'est greffé il y a quelques années un flash sur la photo de Jean Moulin, des réminiscences sur certains tabous le concernant, l'envie secrète de tout raconter à travers son écharpe. J'ai laissé mûrir. Jusqu'au jour où un autre flash m'a poussé plus avant : la lecture d'une brève dans Libération, faisant état de la découverte de vieux carnets de guerre inédits dans un tiroir de l'éditeur de Kipling... Vous connaissez la suite. Cela s'est fait naturellement. Et difficilement. En fait, cela m'a pris deux fois plus de temps que prévu car pour chaque détail, j'ai mené une enquête aussi approfondie que si je devais écrire toute une biographie. Et c'est la condensation du matériau qui me permet de parvenir à en tirer un jus si dense.
    - Le biographe se découvre ici lui-même. L’aviez-vous prémédité ?
    - Je savais que des éléments personnels se grefferaient sur le texte en cours d'écriture. Je me suis laissé emporter comme toujours. Ce n'était pas prémédité, je n'y suis presque pour rien. Impossible d'en écrire plus ou moins. Ce fut agréable de pouvoir écrire des chapitres indépendants les uns des autres. On y entre et on en sort comme et quand on veut. Mais l'aspect Mon coeur mis à nu ne se vit pas toujours facilement pour quelqu'un qui a plutôt l'habitude de s'effacer devant ses héros.
    - Ces destinées si différentes ont-elle un point commun ? Et qu’aimeriez-vous transmettre par vos livres ?
    - Le fil rouge ? La disparition, l'absence, le suicide, la mort. Le tout à travers une réflexion sur la biographie et l'art du biographe. Ce que je trouve m'apprend ce que je cherche : c'est donc en lisant les lettres de lecteurs que j'apprends ce que je voulais transmettre. L'essentiel des êtres que nous croisons, que nous rencontrons, que nous aimons parfois est dans les détails, les petits riens qui forment le tout d'une vie...

    Ancien directeur de la rédaction de Lire, chroniqueur au Nouvel Observateur et au Monde 2, biographe (de Simenon, Gallimard, Hergé, Jean Jardin, Albert Londres, etc.) et romancier (Lutetia, a obtenu le prix Maison de la Presse 2005), Pierre Assouline, a 53 ans, est à la fois écrivain et passeur-lecteur, notamment sur son blog littéraire de La République des livres.
    Cet article a paru dans l’édition de 24Heures du 28 novembre 2006.

  • Cartier-Bresson devant Goya

     

    En lisant Rosebud de Pierre Assouline (3)

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    « Il pourrait devenir aveugle, une vision veille en lui », écrit Pierre Assouline à propos de Cartier-Bresson qu’il accompagne ici en ami et en initié des choses de l’art et de la littérature, c'est à savoir de la vie filtrée, d’une acuité et d’une justesse rares dans la constante mise en relation du détail et de l’ensemble, du moment partagé et de la longue durée revécue ou pressentie.
    Il est question dans ce chapitre d’un photographe qui dessine « ce qu’il voit » dans un musée de Budapest, assis sur une canne-siège qui définit assez exactement sa position de passant à stations telle que la capte son ami le biographe, lequel rappelle dans la foulée qu’on dirait que Cartier-Bresson réinvestit le mot de Goethe selon lequel « ce que l’on n’a pas dessiné on ne l’a tout simplement pas vu ». Et tandis que le vieil homme regarde un petit tableau de Goya (« Toute la douleur du monde se déploie là sous nos yeux à travers le regard du sourd. Au premier plan des femmes se font massacrer à bout portant. »), Assouline « dessine » le photographe ou plutôt le photographie, sûr que l’une de ses images a capté « le souffle d’une âme », et racontant cela dans ce chapitre en restituant par les mots cette image que nous ne verrons pas plus que les photographies prises par Cartier-Bresson les jours où son appareil ne contenait pas de film, « cosa mentale »… Or voici l’homme que voit l’homme : « Il ne remarque rien tant il est bouleversé. Ses beaux yeux bleus embués sont à cinquante centimètres à peine de la toile. Il la fixe et répète : « Il a tout compris, Goya, tout vu, tout dit »… Et plus loin cela encore : « De son regard panoramique à 180 degrés, Henri voit tout. Il sent tout, devine tout mais ne dit rien. C’est à peine si un murmure s’échappe encore de ses lèvres : « Regarde bien, il n’y a que Goya qui ait vraiment compris la vie, la mort… »
    Et Pierre Assouline d’ajouter : « Seul un artiste peut nous faire toucher de l’œil cette région obscure de l’âme où l’animal est tapi dans l’homme. Là où les philosophes échouent à expliquer la barbarie en lui, il ressuscite son fonds bestial. L’art n’est pas l’ornement, peu l’ont dit aussi fort que Goya dès ses cartons de tapisserie. Henri est bouleversé de le sentir si souvent au bord du gouffre où le précipite l’angoisse absolue. Seule la compassion du peintre pour les spectres d’humanité que son pinceau jette sur la toile peut conjurer son pessimisme »…
    Et c’est vrai qu’il y a, dans l’art le plus désespéré de Goya, comme une prière d’espoir et comme une preuve d’humanité vibrante et sourdement jubilante qu’on retrouve dans les thrènes picturaux de Zoran Music ou les poèmes de Paul Celan que, justement, Pierre Assouline évoque dans le chapitre suivant de Rosebud…

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    Ci-dessus: dessin de Cartier-Bresson

    Goya, détail du Tres de mayo et gravure des Désastres de la guerre

  • La Rolls de Kipling

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    En lisant Rosebud de Pierre Assouline (2)
    Nous sommes tous un peu fils de Kipling, les garçons. Tous nous avons un peu de Mowgli, un peu de Kim, un peu du fils de Kipling en nous, ce pauvre John à qui était destiné le poème universellement connu grâce auquel nous savons désormais comment devenir un homme, mes frères, If…
    Un vrai père, et de sa nation, que Pierre Assouline fait errer à bord de sa Rolls Duchess après la disparition de son fils de dix-huit ans, probablement à la bataille de Loos, fin septembre 1915, mais jamais il n’en sera sûr, même s’il parvient à faire graver le nom de John Kipling sur une pierre tombale au lieu du seul « known unto God ».
    Notre époque d’égalitarisme et de ressentiment voudrait ignorer la douleur des riches, et d’autant plus qu’il s’agit ici d’un réac colonialiste, fauteur de guerre et y poussant son John bigleux et mal fichu qui se pique de n’avoir jamais lu les livres du paternel. Kipling lui-même ne se lâchera pas d’un bouton de col : dignité virile oblige, mais sa détresse n’en est pas moindre, qui va se traduire par ses mots éparpillés sur des stèles en terre de France : « Ses Epitaphes de guerre resteront gravées dans les marbres. Son fils y est partout, dans les lignes, entre les lignes, derrière les lignes ». En quelques mots personnels poignants, Pierre Assouline fait écho à la peine de Kipling en évoquant celle de son propre père brisé par la mort de son fils aîné. Frères humains devant l'arbre arraché. Alors la Rolls, la gloire, l’Empire, les principes, les boutons, tout ça se trouve balayé tandis que ne restent dans le vent du bord de mer que les mots de My Boy Jack :
    Avez-vous des nouvelles de mon fils Jack ?
    Pas à cette marée.
    Quand croyez-vous qu’il reviendra ?
    Pas avec ce vent qui souffle, et pas à cette marée…

    Eclats de biographie : une trentaine de pages et c’est un portrait de l'homme nu à fines touches qui se dessine, un style et une attitude devant la vie, des éclats de lecture qui renvoient à l’œuvre et à un roman oublié des frères Jean et Jérôme Tharaud, Dingley l’illustre écrivain, dont la scène capitale préfigure ce que Kipling, modèle du roman, vivra quelques années plus tard. Ainsi les auteurs évoquent-ils la douleur de Dingley, retour des combats du Transvaal qu’il a exaltés, devant la mort de son jeune fils tombé malade en son absence : « Il pénétra dans ces régions illimitées de la douleur, où l’imbécile et l’homme de génie ne se distinguent pas ».

  • Le temps foudroyé de Celan

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    En lisant Rosebud de Pierre Assouline (4)
    Un choc indicible se produit au cœur de Vie et destin de Vassili Grossman à l’instant où, par l’œilleton d’une chambre à gaz, l’œil d’un bourreau croise celui d’une victime. Ce regard échangé peut-il être dit par un écrivain ? On se rappelle l’injonction d’Adorno dans Critique de la culture et société : « Ecrire un poème après Auschwitz est barbare, et ceci ronge aussi le diagnostic qui dit pourquoi il est devenu impossible d’écrire des poèmes aujourd’hui ». A quoi Paul Celan ajoute dans ses notes par manière de réponse : « Quelle est la conception du poème qu’on insinue ici ? L’outrecuidance de celui qui a la front de faire état d’Auschwitz depuis la perspective du rossignol ou de la grive musicienne ». Et Pierre Assouline : « Tout Celan est une réponse à l’injonction d’Adorno : on peut écrire après, en écrivant depuis. C’est le cœur de son défi, celui auquel il se tient. On ne peut même pénétrer l’énigme d’Auschwitz qu’en allemand, de l’intérieur même de la langue qui a donné la mort ».
    Dans le seul poème qu’il ait écrit en français, pour son fils unique, dont le nom forme l’anagramme phonétique d’ « écris », Paul Celan écrit à Eric :

    Ô le hâbleurs
    N’en sois pas.
    Ô les câbleurs,
    n’en sois pas,
    l’heure, minutée, te seconde,
    Eric. Il faut gravir ce temps.
    Ton père
    t’épaule.


    Un saut hors du temps scelle pourtant cette destinée, lorsque, dépouillé de sa montre et de son alliance, Celan se jette dans la Seine, enjambant le parapet du pont Mirabeau d’Apollinaire qu’il avait traduit, sous les fenêtres de la dernière chambre parisienne de Marina Tsvetaeva qu’il avait traduite elle aussi, tous trois réunis dans le temps sans aiguilles de la poésie, de l'obscurité de laquelle participent les mystérieux câbleurs. 

    Le Rosebud de Paul Celan, dans ce très dense et beau chapitre consacré à « l’homme qui creuse », est donc cette montre arrêtée, probablement à l’heure de la mort de ses parents (« Que peut signifier le bonheur après cela »), cette montre morte qui montre au fils vivant, par dela les eaux sombres du malheur et du chagrin (qui se dit Schmerz en allemand), le temps à gravir encore même si l’épaule du père n’est plus qu’un poème (« l’heure, minutée, te seconde »), et toujours cet œil est là dans la tombe que notre regard croise…

    Vienne la nuit sonne l'heure

    Les jours s'en vont je demeure...

  • Les bonnes dames débarquent

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    La Désirade, ce vendredi 27 octobre 2006

     Les Bonnes dames, quatorzième ouvrage de JLK, viennent d'arriver sur les hauts de La Désirade par mulet postal. L'auteur et sa bonne amie en ont piaffé de contentement avant de hennir de concert.

    Ce sont trois très vieilles dames restées très alertes de cœur et d’esprit. Il y a Clara la gardienne du foyer qui multiplie les activités positives en sorte de compenser un douloureux veuvage, Marieke la Hollandaise bohème aux curiosités inépuisables, et Lena la voyageuse qui a donné beaucoup de sa vie aux autres. Toutes trois, nées avant la Grande Guerre, à l’époque du poêle à bois et du bas de laine, ont traversé le XXe siècle en s’adaptant vaille que vaille à ses mutations considérables, jusqu’à pratiquer le SMS et le vote démocratique par internet.
    Aucune des trois ne s’est aigrie ni ratatinée malgré les tribulations et l’esseulement, toujours elles sont restées du côté de la vie, transmettant aux plus jeunes ce qu’elles-mêmes ont reçu et s’en trouvant revivifiées à leur tour.
    Ainsi, réunies par une dernière folie, se lancent-elles dans une équipée cocasse et touchante à la fois, des bords du Nil à la Vallée des Rois, où l’ombre des fins dernières les effleure dans la splendeur intemporelle de l’Egypte ancienne, avant que la vie rebondisse.
    De fait, c’est essentiellement « avec la vie » que ce roman tissé d’humour et de tendresse a été écrit, jusqu’à se fondre en temps réel dans la mélancolie des dernières heures, prélude à quelle reconnaissante remémoration.

    Les bonnes dames, Bernard Campiche éditeur, 159p. WWW.Campiche.ch

    L'image de couverture est la reproduction d'une huile sur toile de Floristella Stephani

  • Ils vont se l'arracher

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    Le Grand prix du roman de l'Académie française à Jonathan Littell

    Les Bienveillantes, dont la vente a passé le cap des 200.000 exemplaires, a été choisi à la majorité absolue des académiciens, par 12 voix sur 20, dès le premier tour. "Nous sommes en accord avec un très large public", a souligné le secrétaire perpétuel de l'Académie, Hélène Carrère d'Encausse, après l'annonce du lauréat.

    Jonathan Littell, né en octobre 1967 à New-York, est le fils du journaliste et écrivain américain Robert Littell, spécialiste du roman d'espionnage.
    Après quinze ans dans les zones de guerre pour le compte notamment de l'organisation humanitaire Action contre la faim, il a consacré les cinq dernières années à la documntation et à la rédaction,en quatre mois, de ce premier roman nourri de son expérience des conflits, sur le thème du bourreau et de la responsabilité personnelle. L'auteur, qui habite Barcelone, n'était pas présent à l'annonce du prix. Son éditeur, Antoine Gallimard, qui l'a informé de cette récompense, a indiqué que l'auteur était "très heureux" de la recevoir.

    Etranger au monde des lettres parisien, Jonathan Littell avait manifesté jusque là une grande distance vis-à-vis des prix littéraires.Les Bienveillantes était en compétition pour les six grands prix littéraires de l'automne. Le roman est distingué d'entrée, ce qui n'exclut pas qu'il puisse être à nouveau récompensé dans les prochains jours.

  • Territoires du crayon

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    Les Microgrammes de Robert Walser éclairent sa progressive disparition

    Au premier regard non averti, le quidam pourrait conclure à la manie étrange, voire pathologique, en découvrant ces feuillets couverts d’une écriture de fourmi calligraphe, peut-être d’un de ces artistes dits « bruts » qui s’expriment aux marges de la société ? Lorsque Carl Seelig, journaliste zurichois devenu le tuteur de Robert Walser à l’époque de son internement, découvrit les 526 feuillets de ce qu’on appelle aujourd’hui les Microgrammes, dans les affaires du poète mort seul dans la neige au cours d’une promenade, vers la Noël 1956, ce lecteur pourtant avisé était loin de se douter de l’importance de ce fouillis illisible recouvrant des bouts de papier de toute espèce. Il en ordonna donc la destruction, qui fut évitée de justesse. Un demi-siècle plus tard, à l’occasion de l’anniversaire de la mort de l’écrivain devenu positivement « culte » en Europe, de longues études ont permis de déchiffrer ces microgrammes et d’en restituer le contenu, notamment un roman déjanté, Le brigand, paru chez Gallimard, la petite pièce de théâtre Félix et de nombreuses proses d’envergure variable. 

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    Présentée dans le cadre idéal de la Fondation Bodmer, à Cologny, l’exposition d’une partie des microgrammes, empruntés aux Archives Walser de Zurich et mis en valeur au fil d’une véritable scénographie par Elisabeth Macheret, commissaire responsable, et l’éditrice Marlyse Pietri, rend admirablement le « climat » walsérien avec son mélange d’extrême humilité – ne parlons même pas d’ « art pauvre », car ce serait déjà une pose -, et de raffinement artisanal, évoquant quelque écolier angélique, un copiste de province ou… Robert Walser tout simplement en ses années bernoises (1926-1933). L’esprit à la fois enfantin et grave, ingénu et hyper-lucide de Robert Walser revenu de Vienne ou de Berlin, où il eut ses heures de notoriété et l’estime des plus grands (de Musil à Hesse ou Kafka), flotte en ces lieux, ici dans la lumière diaphane ouverte au ciel lémanique, là dans la lumière noire évoquant son ombre éblouie, et c’est avec émotion qu’on scrute le trait minutieux de son crayon, d’une précision de sentiment et de pensée sans rapport aucun avec, par exemple, les délires graphomanes d’un Adolf Wölffli, type par excellence du génie brut. Comme le rappellent les conversations des merveilleuses Promenades avec Robert Walser, très précisément racontées par  Carl Seelig, l’écrivain, jusqu’en ses refuges asilaires, n’a jamais perdu sa lucidité ni son indépendance d’esprit. Pourtant c’était « au crayon », puis sans écrire plus du tout, qu’il avait choisi de gagner son « modeste coin » en Bartleby au cœur pur, et cette trace est une signature comme ses derniers pas dans la neige 

    Genève. Fondation Martin Bodmer. Cologny, jusqu’au 29 octobre, du mardi au dimanche de 14h à 18h. Salle Walser, le 29 octobre à 16h : lecture des Microgrammes par Jacques Roman.

    Sur l’art On se gardera d’attendre, de ces Histoires d’images réunissant des textes de Walser musardant d’expositions en musées, des propos bien pénétrants et définitifs sur la peinture, comme ceux d’un Baudelaire ou d’un Ramuz. Des scènes de genre d’un Anker aux ornements d’un Beardsley, en passant par Fragonard ou Degas, notamment c’est en ingénu qu’il brode, surtout intéressant par ses digressions les plus personnelles. Robert Walser, Histoires d’images. Zoé, 96p. Proses Le plus pur du génie de Walser se déploie, sans doute, dans les constellations de petites proses qu’il égrenait dans les journaux et revues sur les thèmes les plus divers, comme des aquarelles ou de petites gravures finement ciselées. Cette Vie de poète, élaborée en 1917, en rassemble vingt-cinq constituant une manière d’autoportrait à la fois enjoué et incisif. Robert Walser, Vie de poète. Zoé, 176p. Postface de Peter Utz. Les deux ouvrages sont traduits par Marion Graf J.-L.K.
  • Stigmates de Jean Moulin

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    En lisant Rosebud  de Pierre Assouline (5)
    Tout écrivain a des fétiches d’accompagnement, et notamment devant sa bibliothèque, ainsi des miens : une fiche de travail de Nabokov pour Feu pâle, les photos de Marcel Proust enfant et de Robert Walser le long d’une route, le croquis de Joseph Czapski d’un jeune homme à longs cheveux (peut-être jeune femme) écrivant une lettre dans un bar, une carte postale de Charles-Albert Cingria, j’en passe…
    Devant celle de Pierre Assouline que j’imagine moins bohème : les visages de Pessoa, de Proust aussi, d’Albert Londres, de Simenon, un Gide au fusain, Primo Levi et l’« icône » de Jean Moulin à l’écharpe, présumé « saint laïque » mais paradoxalement engoncé. Coquetterie ? Pourquoi cette écharpe ? Que cache-t-elle ?
    C’est ce qu’on apprend dans ce cinquième chapitre de Rosebud qui concentre, comme le suivant consacré au mariage de lady Diana Spencer, la rigueur fouineuse du biographe et l’art plus digressif ou parfois méditatif de l’essayiste. D’une belle écriture décantée et toujours élégante, sur un ton approprié à chaque objet, Rosebud associe la petite et la grande histoire avec une espèce de familiarité intime et jamais déboutonnée cependant, d’une naturel et d’une justesse constants.
    Voici donc Jean Moulin, symbole emblématique de la Résistance, dont est détaillée, sans pathos mais avec la minutie de l’enquêteur-biographe produisant ses documents (des carnets, entre autres), la terrible nuit qu’il a passée entre le 17 et le 18 juin 1940, marquant son premier acte de résistance alors qu’il est encore en uniforme de préfet. A la suite d’un massacre d’enfants et de femmes que les Allemands voudraient mettre sur le dos des tirailleurs sénégalais, un protocole lui est soumis qu’il devrait signer, ce à quoi il se refuse. Séquestré et battu, il est finalement jeté dans une pièce où se trouve déjà un Noir de la « coloniale », lequel s’endort tandis qu’il se retrouve, lui, confronté au dilemme : signer ou mourir. Il choisit alors de se taillader la gorge avec des bris de verre, afin que de celle-là « ne sortent pas les mots du déshonneur ».
    Les Boches, après avoir tenté d’incriminer le co-détenu de Jean Moulin, n’insisteront pas, et le préfet d’Eure-et-Loir (plus de vingt ans déjà au service de la République) restera en service plus de quatre mois durant après ce premier grand refus, dans la situation « épouvantable » de celui qui consent, pour défendre ses administrés, à des mesures (notamment antijuives) de plus en plus infâmes. Si Pierre Assouline se garde de lui jeter la pierre (Moulin ne se doute pas encore du sort qui attend les Juifs), il n’en évoque pas moins le caractère ambigu de cette période, aboutissant à la révocation du préfet en novembre 1940.
    Quant à l’écharpe de Jean Moulin, elle participe de la construction d’une image (une photo date en effet de 1939…), sujette à retouches. Celles de Pierre Assouline n’ont rien d’iconoclaste, qui rompent du moins avec la figure d’une « immaculée conception » de la Résistance…

  • Culture et civilisation


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    En lisant Rosebud de Pierre Assouline (6)
    Les curiosités les plus inattendues, les plus singulières, voire les plus loufoques, m’ont toujours intéressé autant que celles qui me viennent naturellement, alors que toute forme d’incuriosité me navre et me déprime et me tue.
    L’idée qu’on puisse s’intéresser à la vie des reines et des rois, aux cérémonies qui les font sortir des anfractuosités de leurs palais, au protocole de ces pompes, aux détails vestimentaires ou décoratifs de ces déploiements de toilettes et de chapeaux et de cannes et de breloques et de souliers, cette curiosité m’a déjà stupéfié chez la compagne très peu mondaine qui partage ma vie depuis un quart de siècle, et c’est avec le même éberluement que je note, au début du sixième chapitre de Rosebud, que Pierre Assouline s’y est pris une année à l’avance pour se trouver au nombre des invités (mercenaire du Figaro) du mariage de Lady Diana et du Prince Charles.
    En lisant ce chapitre assez proustien de tournure (notamment à l’apparition gracieuse de Diana en son « nuage ivoiré de soie et de dentelles » rappelant une certaine dame Guermantes aux allures de cygne fabuleux dans sa loge de théâtre), je me suis rappelé la distinction que faisait Vladimir Dimitrijevic (le fondateur des éditions L’Age d’Homme), lorsque nous préparions son autobiographie, Personne déplacée, que j’ai rédigée pour lui, entre culture et civilisation.
    C’est à propos de La Chronique de Travnik d’Ivo Andric que cette observation était venue à Dimitrijevic, dans laquelle on voit le contraste distinguant la culture autochtone des habitants de Travnik, en Bosnie-Herzégovine – cette culture marquant leur identité et suffisant à leurs besoins matériels ou spirituels fondamentaux – et la civilisation incarnée par la femme du consul de France, éduquée selon les lois très complexes du savoir-faire et du savoir-vivre d’une nation aussi raffinée que l’anglaise, n’est-il pas ?
    Pierre Assouline fait à son tour une distinction significative entre les souliers de Mister Owen et ceux de Lady Diana, qui ressortit à la même nuance il me semble. Mister Owen est le seul Anglais de la cérémonie à porter, comme Assouline, un costume bourgeois « au milieu d’une émeute de queues-de-pie », ajoutant à cela la faute majeure d’une paire de pompes neuves, ce qui ne se fait pas quand on est ministre des Affaires étrangères. De fait, la civilisation anglaise est formelle en la matière. « On ne rutile pas », précise l’auteur. « Dans un monde où la patine est une mystique, l’éclat du neuf ne pardonne pas. » En revanche, on pardonnera à la jeune mariée ses escarpins de soie sans patine, du fait qu’ils ne sont portés qu’une fois et que la patine ne concerne que les gentlemen…

  • Génies d’un lieu

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    De Balzac à Picasso. En lisant Rosebud de Pierre Assouline (7)
    Il est certains lieux qu’on dit chargés, dégageant on ne sait quelle magie plus ou moins réelle, et c’est à l’un d’eux, 5 rue des Grands-Augustins, dans le VIe arrondissement de Paris, que Pierre Assouline consacre l’avant-dernier chapitre de Rosebud. A cette adresse se situent en effet deux « événements » marquants de la création littéraire et picturale puisque c’est là que se passe Le chef-d’œuvre inconnu de Balzac et que Picasso peignit Guernica un peu plus d’un siècle plus tard. Thème idéal pour un biographe – ici biographe de Paris, pourrait-on dire – qui est aussi romancier, que cette rencontre occulte de grandes ombres et de trois siècles, associant d'abord Poussin, Porbus et Frenhofer (en 1612), dont le « chef-d’œuvre » se réduit à une sorte de chaos informe d'où n’émerge qu’un pied de femme. Et Pierre Assouline, au lieu des identifications picturales habituelles, de voir en Frenhofer une projection de Balzac lui-même : « Il est celui qui avoue demander des mots au silence et des idées à la nuit. Il est celui qui retouche la grand tableau de la comédie humaine jusqu’à ce que la perspective du chaos arrête son bras ». Picasso n’est pas loin non plus, après Cézanne…
    Du Chef-d’œuvre inconnu, Picasso dira en 1957, à son marchand Daniel-Henry Kahnweiler : « Ce qu’il y a d’extraordinaire chez ce Frenhofer du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, c’est qu’à la fin plus personne ne voit rien, sauf lui. A force de chercher la réalité, il arrive aux ténèbres noires. Il y a tant de réalités qu’à force de les rendre toutes visibles, on finit dans le noir. C’est pour ça que lorsqu’on fait un portrait, il y a un moment où il fait s’arrêter à une sorte de caricature. Sinon, à la fin, il n’y aurait plus rien du tout ». On se rappelle Giacometti devant Jean Genet…
    Avant d’être l’atelier de Picasso, le même lieu a été celui des réunions du groupe Contre-Attaque de Georges Bataille, puis celui des répétitions du groupe Octobre de Jean-Louis Barrault. On imagine l’inspecteur Assouline enquêtant dans le secteur, sans cesser de viser autre chose. Il le résume par la belle expression baudelairienne : « une émeute de détails ».
    C’est cela qui fait de Rosebud un livre ouvert à toutes les rêveries et qui m’a rappelé soudain, coïncidence inouïe, que c’est au parc Monceau que j’ai lu Le chef-d’œuvre inconnu pour la première fois. Or Assouline, précisément, passe par le parc Monceau en bordure duquel se trouve le cours privé de l’avenue Van Dyck qu’il a féquenté en son adolescence et où il va découvrir un autre lieu chargé : l’ « Atlantide séfarade » des Camondo.
    Enfin la songerie itinérante nous ramène à l’autre chef-d’œuvre annoncé : Guernica, une œuvre de commande en mémoire des martyrs de la ville basque, une peinture de huit mètres de large sur trois mètres de haut faite dans l’atelier où le chassis tient à peine, un monument qui pourrait n’être que de propagande et qu’Assouline dit « vrai à en pleurer ». Un chef-d’œuvre en ce qu’il matérialise un élan absolu : « Le chef-d’œuvre est la preuve tangible de la possibilité d’un absolu en art », écrit Assouline. Avant de nuancer : « Le mythe du chef-d’œuvre absolu survit à des générations d’artistes pour autant qu’il se contente d’incarner une quête sans fin, mais retombe lourdement dès que pointe l’absurde idée de perfection derrière l’idéal. Le chef-d’oeuvre du temps de Picasso n’est pas le chef-d’œuvre du temps de Balzac »…

  • Claudio Magris romancier

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    En lisant A l’aveugle (1)

    On entre dans le dernier livre de Claudio Magris, le premier roman que je lis de lui, avec le sentiment d’amorcer une grande traversée, et tout de suite se pose la question de qui raconte ou plus précisément: de qui peut le mieux raconter ses propres tribulations ? On croit comprendre que le narrateur, du nom de Tore, ou Salvatore, mais aux pseudos variés de vieux lutteur communiste, et porteur simultané d’un autre nom de héros danois, non pas Hamlet mais Jorgen Jorgensen, aventurier du XIXe, ancien roi d’Islande de courte durée, se confie par écrit à un certain docteur Cogoi par le truchement d’une espèce de psychothérapie informatique, mais au début tout est embrouillé, comme au réveil d’un long rêve mêlant les lieux et les temps, et d’emblée la longue phrase et ses cadences rappelle l’autre réveil d’un certain Marcel. 

          L’espace du monde et du temps roulent leurs sphères dès les premiers chapitres, imbriquant au moins deux récits et deux hémisphères puisque, sans compter leurs connotations mythologiques anciennes ou modernes (de Jason en Carlos), dont le thème de la déception du conquérant est l’un des premiers liens repérables, les voix jettent leurs appels et leurs échos entre deux pôles opposés. Le nom de Goli Otok, camp de concentration insulaire du camarade Tito, revient comme un premier leitmotiv de la remémoration du militant trahi qui a passé par la Tasmanie, Dachau et divers autres lieux de torture à l‘enseigne de ce Temps du mal qu’a puissamment évoqué Dobrica Cosic; et de fait, les marches de l’Est européen sont très présentes dans ce préambule où tournoie l’histoire d’un siècle arraché à ses gonds, selon l’expression de Mandelstam. Pour aller où ? On s’impatiente de l’apprendre tant on est captivé après 40 pages seulement de ce début de navigation à l’aveugle…

    Claudio Magris. A l’aveugle. Gallimard, L’Arpenteur, 437p. 

     

  • Nanar revisite l’anar

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    Bernard Lavilliers rafraîchit le répertoire de Léo Ferré

    « Je chante pour passer le temps/Petit qu’il me reste de vivre », tels sont les mots de Louis Aragon, dont Léo Ferré a fait cette chanson que, seul avec sa guitare, après deux heures de concert en impétueux crescendo, Bernard Lavilliers module en douceur, la voix grave et belle, par manière de conclusion sur un deuxième rappel.

    C’était jeudi soir à l’Octogone, devant un public oscillant entre trente-cinq balais et le double, les fidèles de l’anar mêlés à ceux de Nanar : un Lavilliers à sa fine pointe, entouré de potes musiciens de haute volée, plus un gracieux et juvénile quatuor à cordes féminin.

    Dans La marge, déjà, son album datant de 2003, Bernard Lavilliers avait chanté les poètes, annonçant la couleur avec une profération-manifeste de Léo Ferré contre la poésie de salon qui rampe et fait des chichis : « La poésie est une clameur. Elle doit être entendue comme la musique. Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie. Elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche »…

    Rien de gueulard pour autant ni de mégalo (à la Léo des dernières années) dans cette traversée de l’univers d’un grand lyrique de la chanson libertaire qui sut habiller de notes de merveilleux poèmes (d’Aragon, mais aussi de Rimbaud ou de Verlaine) ou revisiter les chansons des autres (d’un Jean-Roger Caussimon et son inoubliable Monsieur William), comme Lavilliers le revisite à son tour en prenant des libertés (musicales surtout) sans le trahir jamais.

    Très sobrement d’abord, accompagné du seul piano (avec Les poètes, La mélancolie et le Merde à Vauban de Pierre Seghers), Lavilliers est bientôt rejoint par ses musiciens avec lesquels il vibre en symbiose sur des arrangements souvent magnifiques: ainsi de L’étrangère en frénésie gitane, L’Affiche rouge au fort impact émotionnel, Avec les temps en dissonances déjantées, Comme à Ostende ou La mémoire et la mer dans toute leur somptuosité chromatique.

    Mêlant délicatesse et sensualité, gouaille et spleen, modulations minimalistes et foucades explosives, cet hommage à Léo Ferré restitue le meilleur de celui-ci, avec le « plus » d’une vraie cure de rajeunissement.

    Photo: Chris Blaser

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 21 octobre

  • Sollers à Sloterdijk

     

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    Une brève enquête m’a permis de conclure, dès notre arrivée à Sloterdijk, quartier périphérique d’Amsterdam où devait nous héberger notre ami le jeune philosophe féru d’éthique appliquée en sciences dures, que le nom de Philippe Sollers, autant que son œuvre, étaient absolument inconnus de lui et des deux autres chercheurs réunis dans la maison louée par l’Institut de bioéthique au 333 de la rue Baruch Spinoza, autant que le nom de Peter Sloterdijk d’ailleurs.

    Cette situation de parfaite neutralité m’a permis, durant les trois jours que nous avons passé en ces lieux, de continuer de lire le dernier livre de Sollers , Guerres secrètes, sans passer pour un snob ou un faiseur imbu de parisianisme, puis d’exposer à Frans et à ses amis de Sheffield et Capetown les grandes lignes de la poétique philosophique de Sloterdijk, dont Frans me révéla la signification étymologique du nom, hélas oubliée dans l’heure qui suivit à force de bière Dubble.

    Que Sollers et Sloterdijk soient de parfaits inconnus aux yeux des trois plus brillants chercheurs attachés au Programme européen d’éthique appliquée aux biotechnologies n’a rien de trop surprenant à vrai dire, et c’est avec autant de compréhension  qu’ils ont accueilli notre ignorance en matière de succès de librairie bataves, à commencer par celui du romancier Khaled Hosseini, superfavori du top ten local. Mais est-ce à dire que Khaled Hosseini puisse se comparer à Marc Levy plus qu’à Philippe Sollers, Eric-Emmanuel Schmitt ou Amélie Nothomb ? Une enquête complémentaire m’aurait peut-être permis de l’établir, mais déjà nous faisons route vers Scheveningen dont les villégiateurs teutons passent pour les individus les moins perméables aux charmes de la littérature française et aux avancées de la nouvelle pensée allemande...

    Image: Philip Seelen

     

  • Du charme et de la magie

    medium_Barnes.JPGYesterday comes, d'Ilene Barnes

    Sur la pochette de son nouveau disque, la grande (1m.88) Ilene Barnes porte un plastron d’armure médiévale qui lui donne un air d’amazone guerrière contrastant avec la sensualité féminine de sa pause, et les mêmes éléments antinomiques de douceur et de force se retrouvent autant dans sa voix de contralto oscillant entre l’aigu et le grave, le velours et la stridence, que dans le climat musical tout à fait singulier de cette chanteuse américaine.
    Trois ans après Time, déjà très remarqué, les douze compositions de Yesterday comes charment par la suavité crépusculaire de leur atmosphère, qui n’a rien pour autant de diluée ou de fade. Amorcée tout en douceur, sur une ponctuation rythmique dont la monotonie incantatoire a quelque chose d’envoûtant, la balade se poursuit tantôt sur le ton de la romance soul rappelant de loin Nina Simone (notamment dans Day Dream ou Yesterday comes), avec des caresses qui peuvent griffer subtilement (comme dans le crescendo de Wolves cry), et tantôt dans des registres variés, entre les flamboiements lancinants à l’orientale (Blind folded), la modulation répétitive (Turtle’s song), le soupir bluesy à la Lady Day (My eyes are blue) le swing plus jazzy (Dandylion) ou des accents soudain vifs à la Tracy Chapman (The Riddle), verbe et musique fusionnant à tout coup dans une sorte de magie.
    Ilene Barnes. Yesterday Comes. Nektar. En concert ce soir à Lausanne, aux Docks.

  • Dad’s Blues

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                Où il est question du classique désarroi du bon père devant l’émancipation de ses filles. Que toute mauvaise pensée est frappée d’Interdit. De la sublimation et de la demande en mariage.

                Elles se la jouent Dark Lady et Sweet Heart, et je fais le père moderne: je me la coince, mais n’en ressens pas moins comme une divine mélancolie.

                Tel est de fait le dur constat auquel je suis amené ces derniers temps: que je ne suis plus leur seul dieu.

                Ce n’est pas seulement qu’elles regardent ailleurs, c’est qu’elles sont ailleurs, et serais-je un pur esprit ou un spectre qu’elles me porteraient plus d’attention - pur esprit dont la première ornerait sa dissertation, ou spectre bienvenu dans les rêveries policières de la seconde.

                Cela commence à la première heure dans un véritable branlebas. Il fait encore nuit noire et je me trouve, comme tous les matins, penché sur mes grimoires, dans le cercle enchanté de la lampe, lorsque ma table à écrire retentit des premières trépidations.

                C’est en effet à cheval que Dark Lady traverse l’appartement, l’air hagard dans sa chevelure imitation black, un peu le style Angela Davis à l’époque des Panthères mais le sabot précis et la flèche verbale prête à être décochée, en tout cas rien ne l’arrêtera sur le sentier guerrier de la salle de bains où elle sera la première à se claquemurer.

                 Pendant ce temps, Sweet Heart figure la belle au bois somnambule qui va et vient entre sa couche désordonnée et le frigidaire, le visage dolent et la moue suggérant que ce n’est pas encore l’heure d’ouverture des guichets.

                Dans ce tumulte feutré, je me surprends à d’inconvenantes poussées de voyeurisme, ou plutôt qu’inconvenantes: dangereusement naturelles, voire un peu sauvages.

                Il arrive, en famille, qu’un sein adolescent pointe à la fenêtre, ou qu’une jeune croupe se dandinant direction les lavabos vous suggère des choses au plus total oubli du fait que vous êtes le père.

                Cela peut arriver en rue de la même façon, quand vous appréciez de loin la silhouette ravissante de Lolita ou de Baladine et que, tout à coup, vous reconnaissez votre enfant. Naturellement vous aimeriez vous précipiter et vous jeter aux pieds de la grâce incarnée, mais cela même ne se peut pas et vous pressentez que c’est bien ainsi. Car vous aimez cet Interdit plus que votre désir, en tout cas vous vous le répétez à chaque fois que Sweet Heart vous impose l’épreuve du Défilé (le supplice de Tantale du Mini Mini) ou que Dark Lady se met à danser au milieu du salon à la manière d’Isadora Duncan.

                Bien entendu, l’Interdit ne va pas jusqu’à ne pas toucher. Je caresse donc volontiers et je l’avoue sans vergogne: je bécote. J’oserai même en faire le thème d’une campagne de propagande à l’échelon de la collectivité: bécoter plus, c’est se laisser moins troubler.

                C’est aussi soulager l’angoisse de Sweet Heart, toujours lancinante en ses treize ans de nymphette aux abois, que la seule évocation d’un mollusque suffit à faire se pâmer de dégoût. Le baiser à l’américaine, dit aussi langue fourrée, fait ainsi figure à ses yeux d’odieux enlacement de limaces, et ne parlons pas des organes.

                Cela ne m’empêche pas de pressentir, en Sweet Heart, une amoureuse ardente. Tant sa passion pour les éléphants que ses débordements d’affection et les longues, longues séances qu’elle passe au miroir à se faire plus jolie que jolie, me semblent autant de signes de bonnes dispositions.

                Mais ne rien brusquer, ne rien chercher même à rabattre des sourcilleuses recommandations de Madame Mère du style L’Amie de la Jeune Fille...

                Tout cela que Dark Lady reluque à sa façon voulue sarcastique, mais le coeur et les antennes en constant état d’alerte. Dark Lady ou la fausse dure. Calamity Jane rêvant d’un prince charmant aux yeux tendres à la Ricky Nelson. Et de fait, le western sera carabiné, mais les couchers de soleil ne sont pas pour les coyotes, et là ça peut aller jusqu’à des baisers de deux trois minutes sur fond de ciel flammé, et dans la salle on s’abandonne doucement au creux de l’épaule de son soupirant, mais pour le reste essayez pas d’en savoir plus ou je tire !

                Je sais qu’en digne père je ne devrais penser qu’au statut de marchandises de mes filles. Telle nous rapportera tant, et l’autre tant; notre bien se trouvant augmenté à hauteur de tel bénéfice par rapport à l’investissement de base. Je devrais compter, au lieu de quoi je rêve. Je devrais négocier chèrement leur capital beauté et leur potentiel à tous les niveaux, alors que mon blues radoucit, jusqu’à la honte, mes velléités de père selon la Tradition.

               C’est ainsi que je finirai par les céder, en ne pensant qu’à elles, l’une au cow boy de ses rêves et l’autre à quelque clone du mousquetaire Leonardo di Caprio. La seule condition sera qu’ils se présenteront au ranch pour me soumettre leur demande en bonne et due forme. Je leur ferai savoir au préalable, par leurs amoureuses, mon exigence absolue en matière de connaissance de la musique baroque et des vendanges tardives, mon souci de beauté et plus encore de bonté, et mon souhait vif de les entendre se déclarer en vers réguliers.

                L’examen prendra le temps qu’il faut et ce seront autant de mois et peut-être d’années de sursis qui me seront accordés.

                Surtout, le faraud sans cervelle et le joli coeur volage, le marchand d’orviétan sentimental et le séducteur illusionniste seront confondus.

                La scène finale n’en sera que plus douce, plus douce et plus poignante. Déjà je nous vois bien vieux, elle et moi dans nos chaises à bascule, tandis que le grand soleil décline à l’horizon de La Désirade, à saluer encore et encore nos enfants qui s’éloignent là-bas sur leurs chevaux qu’on dirait maintenant des jouets, mais vivants, de si jolis jouets à ressorts remontés pour la vie.

                    

     

        

  • Passeur d’Europe

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    Le Nobel de littérature 2006 à Orhan Pamuk consacre un grand romancier turc et un homme libre.
    C’est à l’écrivain turc Orhan Pamuk, âgé de 54 ans, qu’a été décerné hier le Prix Nobel de littérature, considéré comme la récompense suprême pour les écrivains du monde entier. Auteur d’une dizaine de romans, dont les plus connus ont été traduits en plus de 25 langues, très populaire dans son pays, mais également controversé pour certains de ses ouvrages, Orhan Pamuk avait été poursuivi dans son pays, en 2005, pour « insulte à l’identité turque » après avoir déclaré, dans des médias occidentaux, que nul en Turquie n’osait évoquer le génocide des Arméniens en 1915 ni la mort de 30.000 Kurdes dans les violences politiques de ces dernières décennies. Suscitant la réprobation internationale des défenseurs de la liberté d’expression, ces poursuites furent abandonnées au début de 2006, après que les libraires allemands eurent décerné le très prestigieux Prix de la paix 2005 à l’auteur du Livre noir, l’un des romans les plus lus et les plus discutés de la littérature turque contemporaine.
    Né en 1952 à Istanboul, dans une famille d’intellectuels francophiles, Orhan Pamuk est entré en littérature en 1982 après des études d’architecture et de journalisme. En 1985, il fut le premier des intellectuels issus du monde musulman à défendre publiquement Salman Rushdie, et son dernier roman traduit en français, Neige (Gallimard, 2005, prix Médicis étranger) est lui aussi tout empreint d’un idéal de tolérance, contre les fanatismes religieux ou nationaliste. Dans ce même livre apparaissent deux autres composantes de son art de romancier : le souci de rapporter les conflits du présent à la longue durée historique et aux confrontations culturelles entre Orient et Occident, et un grand art de conteur-poète aux évocations magiques.
    Dès La Maison du silence, son deuxième roman (traduit chez Gallimard en 1998), Orhan Pamuk s’est intéressé aux imbrications du présent et du passé vécues par des personnages de chair et de sang, dans un climat émotionnel intense n’excluant pas une vive lucidité historico-politique. Suivirent Le livre noir, qui suscita une féroce controverse en Turquie, la fable historique du Château blanc, La vie nouvelle et Mon nom est Rouge, roman polyphonique plongeant dans le XVIe siècle de l’Empire ottoman.
    En constante expansion, l’œuvre d’Orhan Pamuk campe le romancier turc au premier rang des auteurs contemporains, capable à la fois de charmer le lecteur par son art de conteur à l’orientale et de le faire réfléchir sur les thèmes de la liberté et de la responsabilité, de la filiation entre tradition et modernité, de la laïcité ou de la démocratie. L’écrivain est en cela un passeur vivifiant, Européen avant la lettre, universel par son œuvre.

     

    medium_PAMUK_Orhan_photo_J.Sassier_Gallimard_NetBL_1.jpgNobel de littérature  trop « politique » ? 

    L’attribution du prix Nobel de littérature à plusieurs écrivains notoirement en porte-à-faux par rapport à leur gouvernement ou aux normes établies de leur pays, du Chinois dissident  Gao Xingjian, en l’an 2000, à l’Autrichienne Elfriede Jelinek, en 2004, ou au Britannique Harold Pinter, l’an dernier, a fait dire à certains que cette consécration mondiale sacrifiait de plus en plus la littérature à la politique, pour ne pas dire au « politiquement correct ». Or qu’en est-il en ce qui concerne le romancier turc Orhan Pamuk, encore relativement peu connu du grand public francophone, comme l’était un Salman Rushdie au moment où la Fatwa des ayatollahs iraniens le rendit célèbre dans le monde entier – immédiatement dénoncée par Orhan Pamuk lui-même, rappelons-le dans la foulée ?

    Ce qu’on peut dire en premier lieu, c’est qu’il est sans doute, dans le monde actuel, des œuvres globalement plus considérables que celle du romancier turc, comme celles de l’Américain Philip Roth, de l’Albanais Ismaïl Kadaré, du Péruvien Mario Vargas Llosa, du Mexicain Carlos Fuentes, ou de l’Israélien Amos Oz, pour ne pas citer celles de Joyce Carol Oates ou de Doris Lessing, de Milan Kundera ou du poète Adonis, autres «nobélisables» régulièrement cités à l’approche du palmarès.

    A l’âge de 54 ans, Orhan Pamuk, certes internationalement reconnu pour ses romans de grande valeur, a sûrement encore beaucoup de livres à écrire. Ainsi la distinction suprême a-t-elle moins valeur de consécration définitive que de reconnaissance pour la double portée artistique mais aussi éthique de son œuvre, autant que pour le courage intellectuel de l’écrivain. A cet égard, on pourrait comparer ce Nobel de littérature à celui de 1957, décerné à un Albert Camus seulement âgé de 44 ans mais incarnant lui aussi une manière de veilleur « moral ».

    Pour autant, malgré la coïncidence spectaculaire de cette consécration et, le jour même, du vote des députés français visant à pénaliser la négation du génocide arménien, nous ne saurions réduire l’œuvre d’Orhan Pamuk à une dimension politique, au sens étroitement partisan, alors que l’essentiel de son apport vise plus haut et plus large, touchant à l’universel par ses hautes  qualités poétiques de langue et d’imagination. Si Neige couronné l’an dernier par le prix Médicis étranger, est de toute évidence un roman à résonance politique, traitant à la fois de l’identité turque, de la laïcité et du fanatisme religieux, ce ne sont pas tant ses « positions » qui en font un grand livre que sa fascinante beauté et sa profonde humanité, traduisibles dans toutes les langues. Loin de relever du reportage engagé ou de l’intervention polémique, l’œuvre de Pamuk n’a cessé en outre de relier présent et passé, autant que de jeter des ponts entre l’Ouest et l’Est de l’Europe des cultures dont il incarne l’intelligence multiculturelle, la conscience transhistorique et les interrogations critiques. Lorsque lui fut décerné, en 2005, le très prestigieux Prix de la paix de l’Association des libraires allemands, ceux-ci relevèrent également le fait que son œuvre, plus qu’aucune autre de nos jours en Europe,  « suit les traces historiques de l’Occident dans l’Orient et celles de l’Orient dans l’Occident ».

    Orhan Pamuk, avec ce Nobel de littérature, devient une sorte d’ambassadeur mondial de sa culture et de ses compatriotes. Reste à espérer que la Turquie lui en sache gré, car ses livres défendent bel et bien, fût-ce au dam de ses dirigeants les plus rétrogrades, l’honneur de ce grand pays.

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 13 octobre.

     

  • Pour Anna Politkovskaïa

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    La joie de se brosser les dents 

    Hommage de Daniel de Roulet

     

    Chère Anna,

    Vous avez été tuée chez vous, dans l'ascenseur, de plusieurs balles de pistolet. C'est une scène à laquelle vous étiez préparée. Ce n'était pas la première fois que les sicaires de Poutine voulaient votre peau, à cause de votre parole trop libre sur la Tchétchénie.

    La scène de l'assassin qui se trouve nez à nez avec sa victime, comme elle a dû se passer dans l'ascenseur, vous l'aviez déjà racontée à propos de cette toute jeune femme qui, le 29 mars 2001, s'était trouvée face au général Gadjiev, commissaire militaire réputé pour sa cruauté en Tchétchénie. Avant d'actionner le dispositif caché sous sa jupe, elle lui a dit: «Vous souvenez-vous de moi?»

    Vous étiez condamnée depuis longtemps, vous le saviez, vous étonnant parfois d'être encore en vie. Et comme vous le disiez, d'avoir encore la joie, à 47 ans, de vous brosser les dents. Vous racontiez volontiers que ce qui vous était le plus pénible lors de vos nombreux voyages en Tchétchénie, c'était la difficulté de trouver un peu d'eau pour vous débarbouiller. Vous supportiez les menaces, la peur et même l'empoisonnement. Mais ne jamais pouvoir se laver, être sale parmi les sales vous était insupportable.

    Dans un post-scriptum à Tchétchénie, le déshonneur russe, paru chez Buchet-Chastel, vous racontez cette incroyable scène où vous êtes invitée à Manhattan, logée au Waldorf-Astoria. Vous découvrez un petit flacon sur l'étagère, un bain de bouche, vous vous en servez avec des mots d'extase: «O bonheur, quelle chance folle... C'est vraiment le nirvana.» Et ensuite bien sûr, vous vous trouvez ridicule, constatant que l'eau coule au robinet de l'hôtel new-yorkais.

    J'ai repensé à cette scène, à votre humour caustique, mercredi dernier en suivant sur Arte un étonnant reportage. Le nouveau prétendant tchétchène, installé par Poutine, le fils de Kadyrov âgé de 29 ans, fait construire des piscines et un parc aquatique autour de son palais. Juste à côté, les habitants de Grozny forment de longues queues pour quelques gouttes d'eau payée très cher.

    J'ai repensé à ce que vous m'avez appris du journalisme d'aujourd'hui, où les uns commentent le monde du haut de leur moralisme, les autres se laissent simplement embarquer dans les fourgons du régiment, mais quelques uns, comme vous, ne lâchent pas prise et le paient.

    Ce que j'aimais chez vous, c'est que vous ne mettiez pas seulement en cause les militaires tortionnaires russes, les forces spéciales tchétchènes, vous ne disiez pas seulement la répression, la vengeance, le meurtre des civils, vous disiez aussi votre désarroi et la manière dont ce travail d'enquête peu à peu vous faisait découvrir le gouffre moral au fond de chacun d'entre nous, quand il est confronté à la guerre.

    Je n'ai pas osé aller en Tchétchénie, je ne saurais même pas écrire une fiction qui s'y déroule. Mais grâce à vous je sais ce qu'est la guerre là-bas et pourquoi une réfugiée tchétchène mérite l'asile chez nous. Nous autres romanciers ne sommes pas très courageux, avons terriblement besoin de gens comme vous. Vous, seule sur place, et aussi honnête que possible. Je ne me suis permis d'écrire le mot tchétchène que parce que vous l'aviez fait sonner juste dans vos reportages.

    Quand ils vous ont battue en Tchétchénie, vous avez expliqué à quel point il vous était difficile d'en parler à votre retour à Moscou. On vous aurait dit: «Pourquoi allez-vous là-bas? Vous n'avez qu'à rester à la maison. Vous l'avez cherché.» On vous a dit plusieurs fois: «Estimez-vous heureuse d'être encore en vie.» C'était, comme on dit, une ironie tragique, puisque d'une certaine manière vous aviez déjà perdu un peu de votre humanité.

    C'est ce qui m'a le plus touché chez vous. Ce sentiment de se salir en rendant compte d'une réalité guerrière, ce sentiment d'être contaminée par l'horreur que vous découvriez. Vous disiez que votre chance à vous était que vous pourriez peut-être survivre à un viol, tandis que, pour une femme de là-bas, être violée, c'est la mort à coup sûr, y compris donnée par sa propre famille. De là sous votre plume cette phrase terrible: «Nous avons tous gagné en sauvagerie.»

    Si un jour j'ai le courage de venir mettre une rose blanche sur votre tombe, comptez sur moi, je n'oublierai pas un verre à dent et surtout l'eau qui vous a tant fait défaut. Chère Anna, votre sourire manquera même à vos assassins.

    Daniel de Roulet

    Cet hommage a paru initialement sur le site Largeur.com

    Le dernier roman de Daniel de Roulet, L'homme qui tombe, paru chez Buchet-Chastel, raconte l'étonnante rencontre dans un aéroport d'une réfugiée tchétchène en fuite et d'un ingénieur de la sécurité nucléaire.

    medium_Politovskaia.jpgPour lire Anna Politkovskaïa

    Douloureuse Russie ; journal d’une femme en colère

    En arrivant au Kremlin en l’an 2000, Vladimir Poutine avait promis de mettre fin à la corruption, d’offrir à chaque citoyen un niveau de vie récent et de ramener la paix en Tchétchénie. Dans un journal à la fois implacable, par son observation, et très émouvant, Anna Politkovskaïa montre ce qu’il en est en réalité sous un règne impitoyable où les riches, anciens apparatchiks et leurs rejetons, s’enrichissent tandis que les pauvres ne cessent de devenir plus pauvres. Ce pouvoir cynique engendre un mécontentement qui pourrait déboucher sur une révolte populaire sanglante, à en croire la journaliste assasinée.

    Buchet-Chastel, Collection Documents, 444p.

    Tchétchénie, le déshonneur russe.

    Anna Politkovskaïa était une des rares journalistes russes à se rendre régulièrement en Tchétchénie, témoignant pour les seules victimes d’une guerre effroyable. Au fil de ses reportages, elle montre comment la violence systématiquement entretenue par les forces fédérales  entretient un cercle vicieux en favorisant la minorité extrémiste et le terrorisme.

    Buchet-Chastel, Collection Documents, 192p.

     

  • Céline illico

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    Céline, la légende du siècle

    Divers livres susbtantiels ont été consacrés à Louis-Ferdinand Céline, alors que manquait une synthèse brève et claire de ce qu’on sait aujourd’hui de cet écrivain longtemps maudit, quoique représentant le plus grand prosateur français du XXe siècle avec Marcel Proust. Or voici la pièce manquante: un ouvrage au format de poche de facture un peu bon marché (pour la typo et les repros) mais dont la substance est si dense et intéressante, et les jugements si équilibrés qu’il faut absolument le recommander, même aux céliniens. Après le triptyque biographique de François Gibault ou le récent Dictionnaire Céline de Philippe Alméras, entre autres études et témoignages, David Alliot raconte les débuts du jeune Destouches, sa guerre et ses périples (bien avant la médecine et l’écriture), le choc du Voyage au bout de la nuit en 1932 - la magouille du Goncourt qui fera école... le flop de Mort à crédit, l’indignité des pamphlets, l’Occupation et l’exil au Danemark, en mêlant très habilement les menées de l’homme et les avancées d’une écriture de plus en plus libre et inventive. Sans disculper le raciste antisémite, dont il resitue pourtant les pamphlets dans leur contexte et en illustre les aspects indéniablement intéressants, David Alliot fait aussi la part de la légende et des faits en renvoyant finalement, pour l’essentiel, à la lecture de l’oeuvre. D’originales annexes documentaires, une chronologie et une bibliographie sélective en facilitent aussi l’accès.
    David Aliot. Céline, la légende du siècle. Editions InFolio, coll. Illico, 186p.