UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Un amour sans retour

medium_Forest1.jpg

Tous les enfants sauf un, lumineux essai de Philippe Forest
Après les deux romans d’émotion et d’implication que furent L’Enfant éternel, premier exorcisme déchirant, et Toute la nuit, tentative de rapport clinique achoppant au scandale de la mort d’un enfant, Philippe Forest revient « encore » à cet événement que fut, pour lui et sa jeune femme Hélène, la perte de la petite Pauline, trois ans, il y a dix ans de ça.
Un de ses amis a beau le lui avoir rappelé: qu’en d’autres lieux, d’autres cultures, d’autres temps, pareil drame n’eût été que péripétie, lui citant Montaigne qui ne se rappelait pas, dit-on, le nombre exact de ses enfants, tant il en avait perdus…
Or ce nouveau livre, cet essai plus précisément, n’a rien de ressassant ni de complaisant dans la déploration. Si Philippe Forest est trop sévère avec lui-même en écrivant qu’il a « mal dit » et « mal fait » avec ses romans, on comprend bien ce qu’il veut dire aujourd’hui qu’il constate que rien n’a changé par le truchement de ces livres, si tant est qu’ils n’aient pas entretenu certain malentendu.
« Quelle leçon de vie », lui aura-t-on seriné en croyant bien faire, alors que tout a été « appris » autrement qu’on croit ou qu’on dit sans avoir vécu la chose dans sa chair ; et c’est de cet apprentissage, de cet approfondissement de la connaissance de la douleur, du repérage de ce qui a été vraiment ressenti loin des consolations convenues, qu’il s’agit dans Tous les enfants sauf un.
Au coeur du livre, un chapitre capital stigmatise tout ce qui est dit et fait aujourd’hui autour du « travail de deuil », que Philippe Forest remet en cause en dénonçant ce qui est trop souvent une opération d’évacuation de l’objet de la souffrance, pour ne pas dire une technique de l’oubli et du rebondissement. Alors même qu’on valorise à l’extrême ce « travail de deuil », l’entourant de moult coachings et autres cellules de soutien psychologique, sur un ton d’autant plus emphatique et sentimental que le deuil touche à l’« enfance innocente», le processus lui-même est un leurre selon Forest, qui aboutit à la substitution de l’ « objet » aimé par telle ou telle « raison d’espérer ». Cas de figure idéal : le petit ange avait une petite sœur : vivez donc pour elle !
Or, aux « travaux forcés du deuil », qui évacuent la réalité de la mort comme on évacue la réalité de la maladie tant que faire se peut, dans notre société de bien portants et bien produisants, Philippe Forest oppose une alternative qu’il a construite pour lui-même à partir de la lecture du Rameau d’or de Frazer, à l’imitation des primitifs, introduisant la notion de sacrifice dans la relation des (sur)vivants et de leurs défunts. Et de citer aussi l’ Erotique du deuil au temps de la mort sèche de Jean Allouch: « Envisager le deuil en termes de travail revient à considérer que les objets du désir sont interchangeables, qu’ils sont comme les fétiches indifférents à l’aide desquels, les substituant les uns aux autres, l’individu recouvre le vide insupportable qui se creuse devant lui. Mais le concevoir comme sacrifice – comme y invite Allouch – consiste à considérer ce trou et à comprendre que c’est depuis sa profondeur incomblable que se lève la féerie d’une vision fidèle à la vérité ».
Féerie et vérité : tels sont aussi bien les deux pôles entre lesquels ce livre de pensée incarnée, ce livre de titubant amour, ce livre d'intuition affective et d'intelligence acérée ne cesse d’osciller. Dès les premières pages le double constat est tombé, sur « l’extraordinaire immobilité du chagrin » et « l’effarement inaltérée devant la vérité ».
L’évacuation de la maladie et de la mort revient, dans la société occidentale contemporaine, à l’évacuation du vivant. Le malade inquiète tant qu'il ne se décide pas pour la vie ou la mort, et l'handicapé fait tache. Du sidéen ou du cancéreux, on invoquera même la faute d'un air entendu... A ce propos, de très fortes pages sont consacrées par Philippe Forest aux mythes liés au cancer, trop souvent assimilé à une défaillance de la vitalité, sinon à un suicide différé. Combien ainsi un Fritz Zorn, endossant, avec la société mauvaise, la Faute dont son cancer était en somme le symptôme punitif, a-t-il fasciné avec son Mars relevant, en réalité, de la « vengeance » et de la littérature…
Pauline avait un nom, tandis que Fritz Zorn ne dit jamais qu’il a un frère, que celui-ci aussi avait un nom et point de cancer. Du côté de la vie, et boiteuse, et salope, Philippe Forest rend son nom à sa fille et à sa femme Hélène, pour les ramener dans ce lieu où l'amour porte lui aussi nom et visage. Tous les enfants sauf un est également une belle méditation sur la mélancolie de l’hôpital englobant soignants et patients, sur le sadisme et la sainteté cohabitant dans le ghetto de l’hôpital qui est aussi un refuge (et l’auteur rend hommage à l’hôpital français), sur la sidération de la douleur et l’impossible retour à ce que la mort salope nous arrache, une dernière évocation de  ce qui fut avec Pauline et sans elle jusqu'à la folie errante, alors que le nom de l'enfant perdu se trouve enfin prononcé par delà le sacrifice symbolique.
Philippe Forest. Tous les enfants sauf un. Gallimard, 174p.

Commentaires

  • Philippe Forest : je résiste encore. Et pourtant, je lis tous les articles qui lui sont consacrés. Et je réagis sur celui-ci. Le Matricule des Anges lui consacre sa première page. Je n'ai donc pas lu ses livres, mais j'aimerai parler avec lui. Le rapprochement avec Fritz Zorn ... pourquoi pas. Mais pour moi Mars est intouchable, unique.

  • Je n'ai pas lu Forrest, mais cependant je reste interrogative, dubitative, à la lecture de votre critique : si je peux comprendre que le "travail de deuil" soit une réponse inappropriée face à certaines disparitions, et qu'on puisse interroger et l'expression, et la pratique sociale qui en découle, comment concevoir une mort comme "sacrifice"( ? )pour aboutir, devant le trou (la fosse tombale ?) incomblable à la "féérie d'une vision fidèle à la réalité, je lis et relis, tourne et retourne, et non, je ne vois pas où cela "veut en venir".

    Je préfère à cette absconse réflexion la simplicité robuste d'un Brassens, qui lui aussi a beaucoup, mine de rien, parlé de la mort, en cherchant simplement à la tromper le plus longtemps possible, cette sale camarde !

    Clopine Trouillefou, pour une fois, pas convaincue. Il faudrait peut-être que vous développiez précisément ce passage, là, celui du "sacrifice" (?!)

  • En quoi Mars est-il intouchable ? J'aimerais que vous l'expliquiez clairement ? N'a-t-on pas fait un tabou, sinon un fétiche, d'un livre qui idéologise une maladie sans aucun rapport réel avec l'idéologie ? Je me rappelle un autre auteur dont le discours ramenait encore plus radicalement la maladie à une question de classes et disant en substances: cancéreux de tous les pays, unissez-vous... Philippe Forest bat en brèche le mythe de la maladie "méritée" et cela ne vaut pas que pour le cancer...

  • C'est vrai, Clopine, que ça peut paraître absconsement intello, mais le mieux est sûrement de lire le livre de Forest pour comprendre cette histoire de "sacrifice", qui n'a rien d'abstrait et bien au contraire. A la fin du livre, il raconte comment, lui et sa femme, ont fui la société dans une sorte de folle errance, pour une espèce de purification rituelle dont il a retrouvé, dans la lecture de Frazer, une analogie dans les sociétés primitives. Cela paraît livresque, raconté comme ça, mais ça mérite d'être lu, discuté et réfléchi...

  • Montaigne n'a de surcroît jamais prononcé telle phrase, sortie en fait de la mémoire un peu défaillante de Philippe Ariès lorsqu'il publia son ouvrage sur l'Enfant et la vie familiale à l'époque moderne.

  • Le "sacrifice", c'est de pouvoir survivre.....
    Très intéressante - et dramatique- analyse sur littérature et deuil, dans cet essai.
    Mais avez vous lu Sarinagara? Un des plus beaux romans lu l'année dernière!
    Bonjour la Suisse, au fait:):):)

  • Bonjour Marie, salut Tahiti. Merci de rappeler l'urgence de lire les bons livres inaperçus dans la foultitude de publications. Comme Sarinagara,vous avez mille fois nraison, ou, que j'avais trop brièvement évoqués ici, Les contes de Murbolingen du Norvégien Frode Grytten. Résistons à la seule vague momentanée, me dis-je en regardant la mer sous nos fenêtres (nous sommes ces jours en Polynésie continentale, du côté de Sète), et (re)lisons tranquillement ce qui méritait de l'être...

Les commentaires sont fermés.