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Mille pages de trop

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Microfictions de Régis Jauffret, ou le réel fantasmé

Dans La littérature en péril, Tzvetan Todorov stigmatise la triple tendance marquée, dans le roman français contemporain, au formalisme tournant à vide, au nihilisme et au solipsisme. J’ai regretté, pour ma part, que l’essayiste n’ait pas illustré son propos par des exemples, mais on peut admettre, aussi, que le caractère surplombant et général de son propos suffise à l’amorce d’un débat qui se fera « sur pièces », comme y engage par exemple la lecture du dernier « roman » de Régis Jauffret, fort bien accueilli par le milieu médiatico-littéraire parisien et qui me semble, à moi, la parfaite illustration d’une littérature creuse, coupée du réel et modulant le solipsisme de l’auteur à proportion inverse de son intention affichée
L’idée du dernier livre de Régis Jauffret était pourtant intéressante, consistant à déployer une sorte de chronique kaléidoscopique qui modulerait tous les états de l’humanité sous forme de brefs récits sans liens apparents mais tenus ensemble par le pari fou de l’auteur de parler au nom de tout un chacun : « Je suis tout le monde ». Or dès le premier exergue, «Je est tout le monde et n’importe qui», cette nuance du « n’importe qui » annonce bel et bien la catastrophe, liée au fait qu’aux yeux de Jaufret «n’importe qui» est interchangeable, à commencer par ce type qui découvre un jour qu’il est Arthur Monin et qui s’évertue, dès lors, à le devenir, c’est-à-dire forcément rien.
Si c’est être forcément rien que de naître Arthur Monin, tous les «forcément» en découlent, qui relèvent non pas de l’observation de la vie mais d’un décret initial de l’auteur concluant à la nullité non seulement de tous les Arthur Monin mais de tous les profs et de tous les flics - forcément tarés et tortionnaires comme ce prof qui déteste ses élèves et baise sa collègue aux chiottes et ce flic américain dont le père est forcément du Ku Klux Klan et la mère forcément black battue -, de tous les pères et de tous les grands-pères, tel ce papy gentil qui recueille sa petite-fille maltraitée avec des attentions rares pour mieux se branler sur sa couette…
Ce n’est pas la noirceur de cet univers, bien entendu, qui me dérange et m’ennuie, mais le caractère absolument artificiel de cette noirceur. La noirceur est partie du monde, qu’on trouve à tous les coins de rue de la grande ville Littérature, chez James Ellroy ou chez Robin Cook, chez Patricia Highsmith ou chez James Lee Burke, mais tous ces auteurs disent la noirceur parce qu’ils en souffrent et la suent parce qu’ils la sentent, tandis que Régis Jaufret ne fait que noircir le réel pour se faire peur sans communiquer rien d’aucun sentiment de la réalité. Microfictions se veut un arpentage du monde et de ses milles horreurs et douleurs. Il n’est que le dégueuloir d’un littérateur dont le dégoût de la vie et des gens ne communique que le plus morne ennui. Bien entendu, ce livre a l’air de parler du réel, ainsi que le fantasment ceux qui restent claquemurés chez eux et se penchent à la fenêtre pour voir, là-bas, le miséreux ou la malvivante, et comme Régis Jauffret a l’air d’un écrivain (il l’a été et pas des moindres, dans ses premiers livres), et que son livre paraît dans le saint des saints de l'édition française, qui oserait dire que Microfictions n’est pas le top du top ?
Dans un entretien récent du Figaro sur l’état de la littérature française, Richard Millet, directeur de collection chez Gallimard, l'a d’ailleurs proclamé: que Régis Jauffret est des rares auteurs français dignes d'estime. Ceci en même temps, rappelons-le, que le même Millet (excellent homme de lettres lui aussi) déclarait qu’un Philip Roth écrit mal !
Eh bien, cher Tzvetan, voici très exactement où nous en sommes: à célébrer un livre pléthorique qui ne dit rien du réel (et par réel il va de soi qu’on entend tout le réel, qui englobe le dit du réel et tous les imaginaires connectés) et à stigmatiser le « mal écrire » d’un romancier dont tout l’effort depuis quarante ans a été de travailler sa réalité au corps et à la lettre en étendant de plus en plus le spectre de sa perception, de son petit moi masturbateur à ses couples puis à tous les milieux et tous les cercles concentriques de l’histoire réelle ou rêvée de l’Amérique contemporaine. Chers littérateurs du Quartier latin: comme vous écrivez bien, et combien vous nous rasez…

Régis Jauffret passe, depuis ses premiers livres, pour un écrivain à l’écoute des vies ordinaires, mais je vois de plus en plus, pour ma part, dans sa vision de la réalité, la seule projection systématique d’une maussaderie dépressive qui réduit ses personnages à des schémas, voire à des clichés. C’était déjà bien pénible dans Asile de fous, où la haine des familles perdait toute vraisemblance faute de nuances et de détails, et ce l’est plus encore dans ces Microfictions qui manquent également de nuances et de détails, mais aussi de vraie compassion et de vraie curiosité pour la vie des gens. Ceux-ci sont systématiquement moches, violents, abjects, ou au contraire victimisés par toutes les formes de pouvoir, mais jamais surprenants, jamais émouvants, jamais une chose et son contraire, jamais sentis réellement de l’intérieur, jamais vraiment libres ni vraiment vibrants de leur voix propre - les éléments contrapuntiques du dialogue étant eux-mêmes signes d'impersonnalité mortifère. Cela donne donc un livre surabondant en apparence et d’une étonnante pauvreté de réelles observations et de réelles émotions, pauvre en outre en sensations physique, pauvre en plaisir d'écriture – un livre écrit avec la tête qui ne pulse donc ni ne bande ni ne pue ni ne diffuse aucun parfum. Mille pages de trop ?
Régis Jauffret. Microfictions. Gallimard, 1027p.

Commentaires

  • "Dans La littérature en péril, Tzvetan Todorov stigmatise la triple tendance marquée, dans le roman français contemporain, au formalisme tournant à vide, au nihilisme et au solipsisme. J’ai regretté, pour ma part, que l’essayiste n’ait pas illustré son propos par des exemples(...)"
    Dans son essai punchy et jubilatoire "La Littérature sans estomac", (éd. L'Esprit des péninsules) Pierre Jourde cite des exemples puisés dans des romans récents de Beigbeder (Toto écrit un roman !), de l'inénarrable C. Angot, Darrieusecq, Olivier Rolin, Camille Laurens, Pascal Roze, Delerm (père), etc.
    On se sent moins seul après cette lecture revigorante.

  • PS : une explication.
    T.Todorov craignait peut-être de se mettre à dos certains représentants des gendelettres épinglés par Jourde et leurs éditeurs...

  • "Jamais une chose et son contraire" - voilà ce que j'ai lu de plus juste depuis longtemps sur ce que devrait être un roman, un personnage, et sur ce qu'est finalement la vie, et que les crétins et les zombies, je veux dire les non-lecteurs et les non-vivants, prendront pour de la "contradiction".
    De toutes façons, vos chroniques sont un délice d'intelligence cher Jean-Louis...

  • Tout cela ressort plus de l'opération commerciale du type : "un Français de souche peut pondre autant de page que Littell" que d'autre chose. Navrant.

  • Je suis d'accord avec René Claude,
    le pamphlet de Jourde prend des risques : il donne des noms, analyse des structures et procédés. Le livre de Todorov est intéressant mais reste en surface.
    Quant à ce roman de Jauffret, je ne l'ai pas encoure ouvert. Je vous donnerai mon point de vue une fois lu.

  • Comme je suis soulagée de lire ces lignes. Je commençais à me poser des questions.
    Entre autres "Sais-je lire ?" Moi qui aime tant la littérature depuis que je lis français, (dans mon pays d'origine (Vietnam), on ne trouve rien. Même pas des auteurs chinois. Je les lis en français aujourd'hui). Pour ma part, j'ai essayé "Regis" (on devient familiers à force de forcer) à cause de Telerama (qui m'a si bien conseillée Littell), de Le Monde et d'autres internautes. Je n'osais pas donner mon avis, car je n'ai jamais réussi à aller au-delà de 20 pages des deux livres que j'ai achetés (Micro, Asile). Vous avez du mérite d'avoir tout ingurgité et analysé. Je vous remercie. Je n'ai Pas de regret alors.

  • Merci, Gerondeau, de me rappeler ce petit papier que je relis sans avoir envie d'en changer un iota. Or (re)lisant ces jours les essais de Philippe Muray sur le roman français, j'y vois une illustration de plus que j'avais oubliée...

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