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Fantaisies de Stendhal

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Les Privilèges, ou ce que God en accordera...
« Mon souverain plaisir serait de me changer en un long Allemand blond et me promener ainsi dans Paris », écrivait Henri Beyle dans son journal, mais le premier des vingt-trois articles réunis sous le titre de Privilèges, qu’il jeta sur le papier d’un jet le 18 avril 1840 à Rome, deux ans avant la crise d’apoplexie qui le terrassa, est plus immédiatement explicite dans sa requête à God : « Jamais de douleur sérieuse, jusqu’à une vieillesse fort avancée ; alors, non douleur, mais mort par apoplexie, au lit, pendant le sommeil, sans aucune douleur morale ou physique. » On constate post mortem que God fut bon prince en matière de conclusion, mais la suite de ces requêtes sera plus inattendue, voire délirante, au point d’y faire voir à certains du rimbaldisme avant la lettre, alors que Jean Starobinski y décèle un texte faustien.
S’il ne lésine pas sur l’utopie, Stendhal aimerait que les privilèges accordés par God fussent discret : « Les miracles suivants ne seront aperçus ni soupçonnés par personne ». Dès l’article 3, l’amoureux quelque peu défaillant qu’il est devenu se montre à la fois précis et nuancé en attendant le viagra : « La mentula, comme le doigt indicateur pour la dureté et pour le mouvement, cela à volonté. La forme, deux pouces de plus que l’article, même grosseur. Mais plaisir par la mentula, seulement deux fois la semaine ». La suite est plus originale : « Vingt fois par an le privilégié pourra se changer en l’être qu’il voudra, pourvu que cet être existe. Cent fois par an, il saura pour vingt-quatre heures la langue qu’il voudra ». Là ça devient le rêve : parler tous les trois jours le tahitien ou le télougou, le malayam ou le sumérien…
Les vœux de Stendhal ne sont pas que physiques et moraux, puisque « tous les jours, à deux heures du matin, le privilégié trouvera dans sa poche un napoléon d’or, plus la valeur de quarante francs en monnaie courante, d’argent du pays où il se trouve ». De surcroît, le privilège du privilégié rebondira parfois sur autrui ou sur l’animal : « L’animal monté par la privilégié ou tirant le véhicule qui le porte ne sera jamais malade, ne tombera jamais ». Inversement, une certaine bague et une certaine formule permettra au privilégié de se débarrasser, à six mètres à la ronde, des puces et des morpions, rats et raseurs, comme il pourra changer un chien en une femme belle ou laide, selon l’humeur ou l’usage.
Ces folles requêtes se parent, ici et là, d’une aura mélancolique, comme celle de l’article 20 : « Le privilégié ne sera jamais plus malheureux qu’il ne l’a été du 1er août 1839 au 1er avril 1840 ». On se rappelle que ces Privilèges furent rédigés le 10 avril 1840…
Il faut citer aussi tout l’article 21 pour évaluer le départ et les nuances de ces requêtes : « Vingt fois par an, le privilégié pourra deviner la pensée de toutes les personnes qui sont autour de lui à vingt pas de distance. Cent vingt fois par an, il pourra voir ce que fait actuellement la personne qu’il voudra ; il y a exception complète pour la femme qu’il aimera le mieux. Il y a encore exception pour les actions sales et dégoûtantes ».
On est tout rassuré. A cela près que le privilégié réclame aussi le droit de tuer un peu, de temps en temps (dix êtres humains par an, mais aucun auquel il aurait parlé), mais s’il peut prendre la vie il ne saurait dérober aucun objet : ses membres le lui refuseraient. Ainsi de suite…
Tel stendhalien (Victor Del Litto) voyait en ces Privilèges « un texte d’une importance capitale », mais en quoi donc ? Je me le demande. Il y a là, sûrement, une curiosité littéraire tout à fait étonnante, qu’on peut prendre comme un jeu ou comme une suite de rêveries à connotations confidentielles ou compulsives. « L’imagination surpuissante terrasse la désenchantement du monde, sa mesquinerie réduite », écrit Antoine de Baecque dans sa préface un brin ronflante qu’un autre stendhalien plus goguenard de ma connaissance, Paul Léautaud, eût probablement taxé de « littérature »…
Stendhal. Les Privilèges. Préface d’Antoine de Baecque. Rivages poche, Petite Bibliothèque, 61p.

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