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Carnets de JLK - Page 191

  • La Rolls de Kipling

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    En lisant Rosebud de Pierre Assouline (2)
    Nous sommes tous un peu fils de Kipling, les garçons. Tous nous avons un peu de Mowgli, un peu de Kim, un peu du fils de Kipling en nous, ce pauvre John à qui était destiné le poème universellement connu grâce auquel nous savons désormais comment devenir un homme, mes frères, If…
    Un vrai père, et de sa nation, que Pierre Assouline fait errer à bord de sa Rolls Duchess après la disparition de son fils de dix-huit ans, probablement à la bataille de Loos, fin septembre 1915, mais jamais il n’en sera sûr, même s’il parvient à faire graver le nom de John Kipling sur une pierre tombale au lieu du seul « known unto God ».
    Notre époque d’égalitarisme et de ressentiment voudrait ignorer la douleur des riches, et d’autant plus qu’il s’agit ici d’un réac colonialiste, fauteur de guerre et y poussant son John bigleux et mal fichu qui se pique de n’avoir jamais lu les livres du paternel. Kipling lui-même ne se lâchera pas d’un bouton de col : dignité virile oblige, mais sa détresse n’en est pas moindre, qui va se traduire par ses mots éparpillés sur des stèles en terre de France : « Ses Epitaphes de guerre resteront gravées dans les marbres. Son fils y est partout, dans les lignes, entre les lignes, derrière les lignes ». En quelques mots personnels poignants, Pierre Assouline fait écho à la peine de Kipling en évoquant celle de son propre père brisé par la mort de son fils aîné. Frères humains devant l'arbre arraché. Alors la Rolls, la gloire, l’Empire, les principes, les boutons, tout ça se trouve balayé tandis que ne restent dans le vent du bord de mer que les mots de My Boy Jack :
    Avez-vous des nouvelles de mon fils Jack ?
    Pas à cette marée.
    Quand croyez-vous qu’il reviendra ?
    Pas avec ce vent qui souffle, et pas à cette marée…

    Eclats de biographie : une trentaine de pages et c’est un portrait de l'homme nu à fines touches qui se dessine, un style et une attitude devant la vie, des éclats de lecture qui renvoient à l’œuvre et à un roman oublié des frères Jean et Jérôme Tharaud, Dingley l’illustre écrivain, dont la scène capitale préfigure ce que Kipling, modèle du roman, vivra quelques années plus tard. Ainsi les auteurs évoquent-ils la douleur de Dingley, retour des combats du Transvaal qu’il a exaltés, devant la mort de son jeune fils tombé malade en son absence : « Il pénétra dans ces régions illimitées de la douleur, où l’imbécile et l’homme de génie ne se distinguent pas ».

  • Le temps foudroyé de Celan

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    En lisant Rosebud de Pierre Assouline (4)
    Un choc indicible se produit au cœur de Vie et destin de Vassili Grossman à l’instant où, par l’œilleton d’une chambre à gaz, l’œil d’un bourreau croise celui d’une victime. Ce regard échangé peut-il être dit par un écrivain ? On se rappelle l’injonction d’Adorno dans Critique de la culture et société : « Ecrire un poème après Auschwitz est barbare, et ceci ronge aussi le diagnostic qui dit pourquoi il est devenu impossible d’écrire des poèmes aujourd’hui ». A quoi Paul Celan ajoute dans ses notes par manière de réponse : « Quelle est la conception du poème qu’on insinue ici ? L’outrecuidance de celui qui a la front de faire état d’Auschwitz depuis la perspective du rossignol ou de la grive musicienne ». Et Pierre Assouline : « Tout Celan est une réponse à l’injonction d’Adorno : on peut écrire après, en écrivant depuis. C’est le cœur de son défi, celui auquel il se tient. On ne peut même pénétrer l’énigme d’Auschwitz qu’en allemand, de l’intérieur même de la langue qui a donné la mort ».
    Dans le seul poème qu’il ait écrit en français, pour son fils unique, dont le nom forme l’anagramme phonétique d’ « écris », Paul Celan écrit à Eric :

    Ô le hâbleurs
    N’en sois pas.
    Ô les câbleurs,
    n’en sois pas,
    l’heure, minutée, te seconde,
    Eric. Il faut gravir ce temps.
    Ton père
    t’épaule.


    Un saut hors du temps scelle pourtant cette destinée, lorsque, dépouillé de sa montre et de son alliance, Celan se jette dans la Seine, enjambant le parapet du pont Mirabeau d’Apollinaire qu’il avait traduit, sous les fenêtres de la dernière chambre parisienne de Marina Tsvetaeva qu’il avait traduite elle aussi, tous trois réunis dans le temps sans aiguilles de la poésie, de l'obscurité de laquelle participent les mystérieux câbleurs. 

    Le Rosebud de Paul Celan, dans ce très dense et beau chapitre consacré à « l’homme qui creuse », est donc cette montre arrêtée, probablement à l’heure de la mort de ses parents (« Que peut signifier le bonheur après cela »), cette montre morte qui montre au fils vivant, par dela les eaux sombres du malheur et du chagrin (qui se dit Schmerz en allemand), le temps à gravir encore même si l’épaule du père n’est plus qu’un poème (« l’heure, minutée, te seconde »), et toujours cet œil est là dans la tombe que notre regard croise…

    Vienne la nuit sonne l'heure

    Les jours s'en vont je demeure...

  • Les bonnes dames débarquent

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    La Désirade, ce vendredi 27 octobre 2006

     Les Bonnes dames, quatorzième ouvrage de JLK, viennent d'arriver sur les hauts de La Désirade par mulet postal. L'auteur et sa bonne amie en ont piaffé de contentement avant de hennir de concert.

    Ce sont trois très vieilles dames restées très alertes de cœur et d’esprit. Il y a Clara la gardienne du foyer qui multiplie les activités positives en sorte de compenser un douloureux veuvage, Marieke la Hollandaise bohème aux curiosités inépuisables, et Lena la voyageuse qui a donné beaucoup de sa vie aux autres. Toutes trois, nées avant la Grande Guerre, à l’époque du poêle à bois et du bas de laine, ont traversé le XXe siècle en s’adaptant vaille que vaille à ses mutations considérables, jusqu’à pratiquer le SMS et le vote démocratique par internet.
    Aucune des trois ne s’est aigrie ni ratatinée malgré les tribulations et l’esseulement, toujours elles sont restées du côté de la vie, transmettant aux plus jeunes ce qu’elles-mêmes ont reçu et s’en trouvant revivifiées à leur tour.
    Ainsi, réunies par une dernière folie, se lancent-elles dans une équipée cocasse et touchante à la fois, des bords du Nil à la Vallée des Rois, où l’ombre des fins dernières les effleure dans la splendeur intemporelle de l’Egypte ancienne, avant que la vie rebondisse.
    De fait, c’est essentiellement « avec la vie » que ce roman tissé d’humour et de tendresse a été écrit, jusqu’à se fondre en temps réel dans la mélancolie des dernières heures, prélude à quelle reconnaissante remémoration.

    Les bonnes dames, Bernard Campiche éditeur, 159p. WWW.Campiche.ch

    L'image de couverture est la reproduction d'une huile sur toile de Floristella Stephani

  • Ils vont se l'arracher

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    Le Grand prix du roman de l'Académie française à Jonathan Littell

    Les Bienveillantes, dont la vente a passé le cap des 200.000 exemplaires, a été choisi à la majorité absolue des académiciens, par 12 voix sur 20, dès le premier tour. "Nous sommes en accord avec un très large public", a souligné le secrétaire perpétuel de l'Académie, Hélène Carrère d'Encausse, après l'annonce du lauréat.

    Jonathan Littell, né en octobre 1967 à New-York, est le fils du journaliste et écrivain américain Robert Littell, spécialiste du roman d'espionnage.
    Après quinze ans dans les zones de guerre pour le compte notamment de l'organisation humanitaire Action contre la faim, il a consacré les cinq dernières années à la documntation et à la rédaction,en quatre mois, de ce premier roman nourri de son expérience des conflits, sur le thème du bourreau et de la responsabilité personnelle. L'auteur, qui habite Barcelone, n'était pas présent à l'annonce du prix. Son éditeur, Antoine Gallimard, qui l'a informé de cette récompense, a indiqué que l'auteur était "très heureux" de la recevoir.

    Etranger au monde des lettres parisien, Jonathan Littell avait manifesté jusque là une grande distance vis-à-vis des prix littéraires.Les Bienveillantes était en compétition pour les six grands prix littéraires de l'automne. Le roman est distingué d'entrée, ce qui n'exclut pas qu'il puisse être à nouveau récompensé dans les prochains jours.

  • Territoires du crayon

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    Les Microgrammes de Robert Walser éclairent sa progressive disparition

    Au premier regard non averti, le quidam pourrait conclure à la manie étrange, voire pathologique, en découvrant ces feuillets couverts d’une écriture de fourmi calligraphe, peut-être d’un de ces artistes dits « bruts » qui s’expriment aux marges de la société ? Lorsque Carl Seelig, journaliste zurichois devenu le tuteur de Robert Walser à l’époque de son internement, découvrit les 526 feuillets de ce qu’on appelle aujourd’hui les Microgrammes, dans les affaires du poète mort seul dans la neige au cours d’une promenade, vers la Noël 1956, ce lecteur pourtant avisé était loin de se douter de l’importance de ce fouillis illisible recouvrant des bouts de papier de toute espèce. Il en ordonna donc la destruction, qui fut évitée de justesse. Un demi-siècle plus tard, à l’occasion de l’anniversaire de la mort de l’écrivain devenu positivement « culte » en Europe, de longues études ont permis de déchiffrer ces microgrammes et d’en restituer le contenu, notamment un roman déjanté, Le brigand, paru chez Gallimard, la petite pièce de théâtre Félix et de nombreuses proses d’envergure variable. 

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    Présentée dans le cadre idéal de la Fondation Bodmer, à Cologny, l’exposition d’une partie des microgrammes, empruntés aux Archives Walser de Zurich et mis en valeur au fil d’une véritable scénographie par Elisabeth Macheret, commissaire responsable, et l’éditrice Marlyse Pietri, rend admirablement le « climat » walsérien avec son mélange d’extrême humilité – ne parlons même pas d’ « art pauvre », car ce serait déjà une pose -, et de raffinement artisanal, évoquant quelque écolier angélique, un copiste de province ou… Robert Walser tout simplement en ses années bernoises (1926-1933). L’esprit à la fois enfantin et grave, ingénu et hyper-lucide de Robert Walser revenu de Vienne ou de Berlin, où il eut ses heures de notoriété et l’estime des plus grands (de Musil à Hesse ou Kafka), flotte en ces lieux, ici dans la lumière diaphane ouverte au ciel lémanique, là dans la lumière noire évoquant son ombre éblouie, et c’est avec émotion qu’on scrute le trait minutieux de son crayon, d’une précision de sentiment et de pensée sans rapport aucun avec, par exemple, les délires graphomanes d’un Adolf Wölffli, type par excellence du génie brut. Comme le rappellent les conversations des merveilleuses Promenades avec Robert Walser, très précisément racontées par  Carl Seelig, l’écrivain, jusqu’en ses refuges asilaires, n’a jamais perdu sa lucidité ni son indépendance d’esprit. Pourtant c’était « au crayon », puis sans écrire plus du tout, qu’il avait choisi de gagner son « modeste coin » en Bartleby au cœur pur, et cette trace est une signature comme ses derniers pas dans la neige 

    Genève. Fondation Martin Bodmer. Cologny, jusqu’au 29 octobre, du mardi au dimanche de 14h à 18h. Salle Walser, le 29 octobre à 16h : lecture des Microgrammes par Jacques Roman.

    Sur l’art On se gardera d’attendre, de ces Histoires d’images réunissant des textes de Walser musardant d’expositions en musées, des propos bien pénétrants et définitifs sur la peinture, comme ceux d’un Baudelaire ou d’un Ramuz. Des scènes de genre d’un Anker aux ornements d’un Beardsley, en passant par Fragonard ou Degas, notamment c’est en ingénu qu’il brode, surtout intéressant par ses digressions les plus personnelles. Robert Walser, Histoires d’images. Zoé, 96p. Proses Le plus pur du génie de Walser se déploie, sans doute, dans les constellations de petites proses qu’il égrenait dans les journaux et revues sur les thèmes les plus divers, comme des aquarelles ou de petites gravures finement ciselées. Cette Vie de poète, élaborée en 1917, en rassemble vingt-cinq constituant une manière d’autoportrait à la fois enjoué et incisif. Robert Walser, Vie de poète. Zoé, 176p. Postface de Peter Utz. Les deux ouvrages sont traduits par Marion Graf J.-L.K.
  • Stigmates de Jean Moulin

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    En lisant Rosebud  de Pierre Assouline (5)
    Tout écrivain a des fétiches d’accompagnement, et notamment devant sa bibliothèque, ainsi des miens : une fiche de travail de Nabokov pour Feu pâle, les photos de Marcel Proust enfant et de Robert Walser le long d’une route, le croquis de Joseph Czapski d’un jeune homme à longs cheveux (peut-être jeune femme) écrivant une lettre dans un bar, une carte postale de Charles-Albert Cingria, j’en passe…
    Devant celle de Pierre Assouline que j’imagine moins bohème : les visages de Pessoa, de Proust aussi, d’Albert Londres, de Simenon, un Gide au fusain, Primo Levi et l’« icône » de Jean Moulin à l’écharpe, présumé « saint laïque » mais paradoxalement engoncé. Coquetterie ? Pourquoi cette écharpe ? Que cache-t-elle ?
    C’est ce qu’on apprend dans ce cinquième chapitre de Rosebud qui concentre, comme le suivant consacré au mariage de lady Diana Spencer, la rigueur fouineuse du biographe et l’art plus digressif ou parfois méditatif de l’essayiste. D’une belle écriture décantée et toujours élégante, sur un ton approprié à chaque objet, Rosebud associe la petite et la grande histoire avec une espèce de familiarité intime et jamais déboutonnée cependant, d’une naturel et d’une justesse constants.
    Voici donc Jean Moulin, symbole emblématique de la Résistance, dont est détaillée, sans pathos mais avec la minutie de l’enquêteur-biographe produisant ses documents (des carnets, entre autres), la terrible nuit qu’il a passée entre le 17 et le 18 juin 1940, marquant son premier acte de résistance alors qu’il est encore en uniforme de préfet. A la suite d’un massacre d’enfants et de femmes que les Allemands voudraient mettre sur le dos des tirailleurs sénégalais, un protocole lui est soumis qu’il devrait signer, ce à quoi il se refuse. Séquestré et battu, il est finalement jeté dans une pièce où se trouve déjà un Noir de la « coloniale », lequel s’endort tandis qu’il se retrouve, lui, confronté au dilemme : signer ou mourir. Il choisit alors de se taillader la gorge avec des bris de verre, afin que de celle-là « ne sortent pas les mots du déshonneur ».
    Les Boches, après avoir tenté d’incriminer le co-détenu de Jean Moulin, n’insisteront pas, et le préfet d’Eure-et-Loir (plus de vingt ans déjà au service de la République) restera en service plus de quatre mois durant après ce premier grand refus, dans la situation « épouvantable » de celui qui consent, pour défendre ses administrés, à des mesures (notamment antijuives) de plus en plus infâmes. Si Pierre Assouline se garde de lui jeter la pierre (Moulin ne se doute pas encore du sort qui attend les Juifs), il n’en évoque pas moins le caractère ambigu de cette période, aboutissant à la révocation du préfet en novembre 1940.
    Quant à l’écharpe de Jean Moulin, elle participe de la construction d’une image (une photo date en effet de 1939…), sujette à retouches. Celles de Pierre Assouline n’ont rien d’iconoclaste, qui rompent du moins avec la figure d’une « immaculée conception » de la Résistance…

  • Culture et civilisation


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    En lisant Rosebud de Pierre Assouline (6)
    Les curiosités les plus inattendues, les plus singulières, voire les plus loufoques, m’ont toujours intéressé autant que celles qui me viennent naturellement, alors que toute forme d’incuriosité me navre et me déprime et me tue.
    L’idée qu’on puisse s’intéresser à la vie des reines et des rois, aux cérémonies qui les font sortir des anfractuosités de leurs palais, au protocole de ces pompes, aux détails vestimentaires ou décoratifs de ces déploiements de toilettes et de chapeaux et de cannes et de breloques et de souliers, cette curiosité m’a déjà stupéfié chez la compagne très peu mondaine qui partage ma vie depuis un quart de siècle, et c’est avec le même éberluement que je note, au début du sixième chapitre de Rosebud, que Pierre Assouline s’y est pris une année à l’avance pour se trouver au nombre des invités (mercenaire du Figaro) du mariage de Lady Diana et du Prince Charles.
    En lisant ce chapitre assez proustien de tournure (notamment à l’apparition gracieuse de Diana en son « nuage ivoiré de soie et de dentelles » rappelant une certaine dame Guermantes aux allures de cygne fabuleux dans sa loge de théâtre), je me suis rappelé la distinction que faisait Vladimir Dimitrijevic (le fondateur des éditions L’Age d’Homme), lorsque nous préparions son autobiographie, Personne déplacée, que j’ai rédigée pour lui, entre culture et civilisation.
    C’est à propos de La Chronique de Travnik d’Ivo Andric que cette observation était venue à Dimitrijevic, dans laquelle on voit le contraste distinguant la culture autochtone des habitants de Travnik, en Bosnie-Herzégovine – cette culture marquant leur identité et suffisant à leurs besoins matériels ou spirituels fondamentaux – et la civilisation incarnée par la femme du consul de France, éduquée selon les lois très complexes du savoir-faire et du savoir-vivre d’une nation aussi raffinée que l’anglaise, n’est-il pas ?
    Pierre Assouline fait à son tour une distinction significative entre les souliers de Mister Owen et ceux de Lady Diana, qui ressortit à la même nuance il me semble. Mister Owen est le seul Anglais de la cérémonie à porter, comme Assouline, un costume bourgeois « au milieu d’une émeute de queues-de-pie », ajoutant à cela la faute majeure d’une paire de pompes neuves, ce qui ne se fait pas quand on est ministre des Affaires étrangères. De fait, la civilisation anglaise est formelle en la matière. « On ne rutile pas », précise l’auteur. « Dans un monde où la patine est une mystique, l’éclat du neuf ne pardonne pas. » En revanche, on pardonnera à la jeune mariée ses escarpins de soie sans patine, du fait qu’ils ne sont portés qu’une fois et que la patine ne concerne que les gentlemen…

  • Génies d’un lieu

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    De Balzac à Picasso. En lisant Rosebud de Pierre Assouline (7)
    Il est certains lieux qu’on dit chargés, dégageant on ne sait quelle magie plus ou moins réelle, et c’est à l’un d’eux, 5 rue des Grands-Augustins, dans le VIe arrondissement de Paris, que Pierre Assouline consacre l’avant-dernier chapitre de Rosebud. A cette adresse se situent en effet deux « événements » marquants de la création littéraire et picturale puisque c’est là que se passe Le chef-d’œuvre inconnu de Balzac et que Picasso peignit Guernica un peu plus d’un siècle plus tard. Thème idéal pour un biographe – ici biographe de Paris, pourrait-on dire – qui est aussi romancier, que cette rencontre occulte de grandes ombres et de trois siècles, associant d'abord Poussin, Porbus et Frenhofer (en 1612), dont le « chef-d’œuvre » se réduit à une sorte de chaos informe d'où n’émerge qu’un pied de femme. Et Pierre Assouline, au lieu des identifications picturales habituelles, de voir en Frenhofer une projection de Balzac lui-même : « Il est celui qui avoue demander des mots au silence et des idées à la nuit. Il est celui qui retouche la grand tableau de la comédie humaine jusqu’à ce que la perspective du chaos arrête son bras ». Picasso n’est pas loin non plus, après Cézanne…
    Du Chef-d’œuvre inconnu, Picasso dira en 1957, à son marchand Daniel-Henry Kahnweiler : « Ce qu’il y a d’extraordinaire chez ce Frenhofer du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, c’est qu’à la fin plus personne ne voit rien, sauf lui. A force de chercher la réalité, il arrive aux ténèbres noires. Il y a tant de réalités qu’à force de les rendre toutes visibles, on finit dans le noir. C’est pour ça que lorsqu’on fait un portrait, il y a un moment où il fait s’arrêter à une sorte de caricature. Sinon, à la fin, il n’y aurait plus rien du tout ». On se rappelle Giacometti devant Jean Genet…
    Avant d’être l’atelier de Picasso, le même lieu a été celui des réunions du groupe Contre-Attaque de Georges Bataille, puis celui des répétitions du groupe Octobre de Jean-Louis Barrault. On imagine l’inspecteur Assouline enquêtant dans le secteur, sans cesser de viser autre chose. Il le résume par la belle expression baudelairienne : « une émeute de détails ».
    C’est cela qui fait de Rosebud un livre ouvert à toutes les rêveries et qui m’a rappelé soudain, coïncidence inouïe, que c’est au parc Monceau que j’ai lu Le chef-d’œuvre inconnu pour la première fois. Or Assouline, précisément, passe par le parc Monceau en bordure duquel se trouve le cours privé de l’avenue Van Dyck qu’il a féquenté en son adolescence et où il va découvrir un autre lieu chargé : l’ « Atlantide séfarade » des Camondo.
    Enfin la songerie itinérante nous ramène à l’autre chef-d’œuvre annoncé : Guernica, une œuvre de commande en mémoire des martyrs de la ville basque, une peinture de huit mètres de large sur trois mètres de haut faite dans l’atelier où le chassis tient à peine, un monument qui pourrait n’être que de propagande et qu’Assouline dit « vrai à en pleurer ». Un chef-d’œuvre en ce qu’il matérialise un élan absolu : « Le chef-d’œuvre est la preuve tangible de la possibilité d’un absolu en art », écrit Assouline. Avant de nuancer : « Le mythe du chef-d’œuvre absolu survit à des générations d’artistes pour autant qu’il se contente d’incarner une quête sans fin, mais retombe lourdement dès que pointe l’absurde idée de perfection derrière l’idéal. Le chef-d’oeuvre du temps de Picasso n’est pas le chef-d’œuvre du temps de Balzac »…

  • Claudio Magris romancier

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    En lisant A l’aveugle (1)

    On entre dans le dernier livre de Claudio Magris, le premier roman que je lis de lui, avec le sentiment d’amorcer une grande traversée, et tout de suite se pose la question de qui raconte ou plus précisément: de qui peut le mieux raconter ses propres tribulations ? On croit comprendre que le narrateur, du nom de Tore, ou Salvatore, mais aux pseudos variés de vieux lutteur communiste, et porteur simultané d’un autre nom de héros danois, non pas Hamlet mais Jorgen Jorgensen, aventurier du XIXe, ancien roi d’Islande de courte durée, se confie par écrit à un certain docteur Cogoi par le truchement d’une espèce de psychothérapie informatique, mais au début tout est embrouillé, comme au réveil d’un long rêve mêlant les lieux et les temps, et d’emblée la longue phrase et ses cadences rappelle l’autre réveil d’un certain Marcel. 

          L’espace du monde et du temps roulent leurs sphères dès les premiers chapitres, imbriquant au moins deux récits et deux hémisphères puisque, sans compter leurs connotations mythologiques anciennes ou modernes (de Jason en Carlos), dont le thème de la déception du conquérant est l’un des premiers liens repérables, les voix jettent leurs appels et leurs échos entre deux pôles opposés. Le nom de Goli Otok, camp de concentration insulaire du camarade Tito, revient comme un premier leitmotiv de la remémoration du militant trahi qui a passé par la Tasmanie, Dachau et divers autres lieux de torture à l‘enseigne de ce Temps du mal qu’a puissamment évoqué Dobrica Cosic; et de fait, les marches de l’Est européen sont très présentes dans ce préambule où tournoie l’histoire d’un siècle arraché à ses gonds, selon l’expression de Mandelstam. Pour aller où ? On s’impatiente de l’apprendre tant on est captivé après 40 pages seulement de ce début de navigation à l’aveugle…

    Claudio Magris. A l’aveugle. Gallimard, L’Arpenteur, 437p. 

     

  • Nanar revisite l’anar

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    Bernard Lavilliers rafraîchit le répertoire de Léo Ferré

    « Je chante pour passer le temps/Petit qu’il me reste de vivre », tels sont les mots de Louis Aragon, dont Léo Ferré a fait cette chanson que, seul avec sa guitare, après deux heures de concert en impétueux crescendo, Bernard Lavilliers module en douceur, la voix grave et belle, par manière de conclusion sur un deuxième rappel.

    C’était jeudi soir à l’Octogone, devant un public oscillant entre trente-cinq balais et le double, les fidèles de l’anar mêlés à ceux de Nanar : un Lavilliers à sa fine pointe, entouré de potes musiciens de haute volée, plus un gracieux et juvénile quatuor à cordes féminin.

    Dans La marge, déjà, son album datant de 2003, Bernard Lavilliers avait chanté les poètes, annonçant la couleur avec une profération-manifeste de Léo Ferré contre la poésie de salon qui rampe et fait des chichis : « La poésie est une clameur. Elle doit être entendue comme la musique. Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie. Elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche »…

    Rien de gueulard pour autant ni de mégalo (à la Léo des dernières années) dans cette traversée de l’univers d’un grand lyrique de la chanson libertaire qui sut habiller de notes de merveilleux poèmes (d’Aragon, mais aussi de Rimbaud ou de Verlaine) ou revisiter les chansons des autres (d’un Jean-Roger Caussimon et son inoubliable Monsieur William), comme Lavilliers le revisite à son tour en prenant des libertés (musicales surtout) sans le trahir jamais.

    Très sobrement d’abord, accompagné du seul piano (avec Les poètes, La mélancolie et le Merde à Vauban de Pierre Seghers), Lavilliers est bientôt rejoint par ses musiciens avec lesquels il vibre en symbiose sur des arrangements souvent magnifiques: ainsi de L’étrangère en frénésie gitane, L’Affiche rouge au fort impact émotionnel, Avec les temps en dissonances déjantées, Comme à Ostende ou La mémoire et la mer dans toute leur somptuosité chromatique.

    Mêlant délicatesse et sensualité, gouaille et spleen, modulations minimalistes et foucades explosives, cet hommage à Léo Ferré restitue le meilleur de celui-ci, avec le « plus » d’une vraie cure de rajeunissement.

    Photo: Chris Blaser

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 21 octobre

  • Sollers à Sloterdijk

     

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    Une brève enquête m’a permis de conclure, dès notre arrivée à Sloterdijk, quartier périphérique d’Amsterdam où devait nous héberger notre ami le jeune philosophe féru d’éthique appliquée en sciences dures, que le nom de Philippe Sollers, autant que son œuvre, étaient absolument inconnus de lui et des deux autres chercheurs réunis dans la maison louée par l’Institut de bioéthique au 333 de la rue Baruch Spinoza, autant que le nom de Peter Sloterdijk d’ailleurs.

    Cette situation de parfaite neutralité m’a permis, durant les trois jours que nous avons passé en ces lieux, de continuer de lire le dernier livre de Sollers , Guerres secrètes, sans passer pour un snob ou un faiseur imbu de parisianisme, puis d’exposer à Frans et à ses amis de Sheffield et Capetown les grandes lignes de la poétique philosophique de Sloterdijk, dont Frans me révéla la signification étymologique du nom, hélas oubliée dans l’heure qui suivit à force de bière Dubble.

    Que Sollers et Sloterdijk soient de parfaits inconnus aux yeux des trois plus brillants chercheurs attachés au Programme européen d’éthique appliquée aux biotechnologies n’a rien de trop surprenant à vrai dire, et c’est avec autant de compréhension  qu’ils ont accueilli notre ignorance en matière de succès de librairie bataves, à commencer par celui du romancier Khaled Hosseini, superfavori du top ten local. Mais est-ce à dire que Khaled Hosseini puisse se comparer à Marc Levy plus qu’à Philippe Sollers, Eric-Emmanuel Schmitt ou Amélie Nothomb ? Une enquête complémentaire m’aurait peut-être permis de l’établir, mais déjà nous faisons route vers Scheveningen dont les villégiateurs teutons passent pour les individus les moins perméables aux charmes de la littérature française et aux avancées de la nouvelle pensée allemande...

    Image: Philip Seelen

     

  • Du charme et de la magie

    medium_Barnes.JPGYesterday comes, d'Ilene Barnes

    Sur la pochette de son nouveau disque, la grande (1m.88) Ilene Barnes porte un plastron d’armure médiévale qui lui donne un air d’amazone guerrière contrastant avec la sensualité féminine de sa pause, et les mêmes éléments antinomiques de douceur et de force se retrouvent autant dans sa voix de contralto oscillant entre l’aigu et le grave, le velours et la stridence, que dans le climat musical tout à fait singulier de cette chanteuse américaine.
    Trois ans après Time, déjà très remarqué, les douze compositions de Yesterday comes charment par la suavité crépusculaire de leur atmosphère, qui n’a rien pour autant de diluée ou de fade. Amorcée tout en douceur, sur une ponctuation rythmique dont la monotonie incantatoire a quelque chose d’envoûtant, la balade se poursuit tantôt sur le ton de la romance soul rappelant de loin Nina Simone (notamment dans Day Dream ou Yesterday comes), avec des caresses qui peuvent griffer subtilement (comme dans le crescendo de Wolves cry), et tantôt dans des registres variés, entre les flamboiements lancinants à l’orientale (Blind folded), la modulation répétitive (Turtle’s song), le soupir bluesy à la Lady Day (My eyes are blue) le swing plus jazzy (Dandylion) ou des accents soudain vifs à la Tracy Chapman (The Riddle), verbe et musique fusionnant à tout coup dans une sorte de magie.
    Ilene Barnes. Yesterday Comes. Nektar. En concert ce soir à Lausanne, aux Docks.

  • Dad’s Blues

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                Où il est question du classique désarroi du bon père devant l’émancipation de ses filles. Que toute mauvaise pensée est frappée d’Interdit. De la sublimation et de la demande en mariage.

                Elles se la jouent Dark Lady et Sweet Heart, et je fais le père moderne: je me la coince, mais n’en ressens pas moins comme une divine mélancolie.

                Tel est de fait le dur constat auquel je suis amené ces derniers temps: que je ne suis plus leur seul dieu.

                Ce n’est pas seulement qu’elles regardent ailleurs, c’est qu’elles sont ailleurs, et serais-je un pur esprit ou un spectre qu’elles me porteraient plus d’attention - pur esprit dont la première ornerait sa dissertation, ou spectre bienvenu dans les rêveries policières de la seconde.

                Cela commence à la première heure dans un véritable branlebas. Il fait encore nuit noire et je me trouve, comme tous les matins, penché sur mes grimoires, dans le cercle enchanté de la lampe, lorsque ma table à écrire retentit des premières trépidations.

                C’est en effet à cheval que Dark Lady traverse l’appartement, l’air hagard dans sa chevelure imitation black, un peu le style Angela Davis à l’époque des Panthères mais le sabot précis et la flèche verbale prête à être décochée, en tout cas rien ne l’arrêtera sur le sentier guerrier de la salle de bains où elle sera la première à se claquemurer.

                 Pendant ce temps, Sweet Heart figure la belle au bois somnambule qui va et vient entre sa couche désordonnée et le frigidaire, le visage dolent et la moue suggérant que ce n’est pas encore l’heure d’ouverture des guichets.

                Dans ce tumulte feutré, je me surprends à d’inconvenantes poussées de voyeurisme, ou plutôt qu’inconvenantes: dangereusement naturelles, voire un peu sauvages.

                Il arrive, en famille, qu’un sein adolescent pointe à la fenêtre, ou qu’une jeune croupe se dandinant direction les lavabos vous suggère des choses au plus total oubli du fait que vous êtes le père.

                Cela peut arriver en rue de la même façon, quand vous appréciez de loin la silhouette ravissante de Lolita ou de Baladine et que, tout à coup, vous reconnaissez votre enfant. Naturellement vous aimeriez vous précipiter et vous jeter aux pieds de la grâce incarnée, mais cela même ne se peut pas et vous pressentez que c’est bien ainsi. Car vous aimez cet Interdit plus que votre désir, en tout cas vous vous le répétez à chaque fois que Sweet Heart vous impose l’épreuve du Défilé (le supplice de Tantale du Mini Mini) ou que Dark Lady se met à danser au milieu du salon à la manière d’Isadora Duncan.

                Bien entendu, l’Interdit ne va pas jusqu’à ne pas toucher. Je caresse donc volontiers et je l’avoue sans vergogne: je bécote. J’oserai même en faire le thème d’une campagne de propagande à l’échelon de la collectivité: bécoter plus, c’est se laisser moins troubler.

                C’est aussi soulager l’angoisse de Sweet Heart, toujours lancinante en ses treize ans de nymphette aux abois, que la seule évocation d’un mollusque suffit à faire se pâmer de dégoût. Le baiser à l’américaine, dit aussi langue fourrée, fait ainsi figure à ses yeux d’odieux enlacement de limaces, et ne parlons pas des organes.

                Cela ne m’empêche pas de pressentir, en Sweet Heart, une amoureuse ardente. Tant sa passion pour les éléphants que ses débordements d’affection et les longues, longues séances qu’elle passe au miroir à se faire plus jolie que jolie, me semblent autant de signes de bonnes dispositions.

                Mais ne rien brusquer, ne rien chercher même à rabattre des sourcilleuses recommandations de Madame Mère du style L’Amie de la Jeune Fille...

                Tout cela que Dark Lady reluque à sa façon voulue sarcastique, mais le coeur et les antennes en constant état d’alerte. Dark Lady ou la fausse dure. Calamity Jane rêvant d’un prince charmant aux yeux tendres à la Ricky Nelson. Et de fait, le western sera carabiné, mais les couchers de soleil ne sont pas pour les coyotes, et là ça peut aller jusqu’à des baisers de deux trois minutes sur fond de ciel flammé, et dans la salle on s’abandonne doucement au creux de l’épaule de son soupirant, mais pour le reste essayez pas d’en savoir plus ou je tire !

                Je sais qu’en digne père je ne devrais penser qu’au statut de marchandises de mes filles. Telle nous rapportera tant, et l’autre tant; notre bien se trouvant augmenté à hauteur de tel bénéfice par rapport à l’investissement de base. Je devrais compter, au lieu de quoi je rêve. Je devrais négocier chèrement leur capital beauté et leur potentiel à tous les niveaux, alors que mon blues radoucit, jusqu’à la honte, mes velléités de père selon la Tradition.

               C’est ainsi que je finirai par les céder, en ne pensant qu’à elles, l’une au cow boy de ses rêves et l’autre à quelque clone du mousquetaire Leonardo di Caprio. La seule condition sera qu’ils se présenteront au ranch pour me soumettre leur demande en bonne et due forme. Je leur ferai savoir au préalable, par leurs amoureuses, mon exigence absolue en matière de connaissance de la musique baroque et des vendanges tardives, mon souci de beauté et plus encore de bonté, et mon souhait vif de les entendre se déclarer en vers réguliers.

                L’examen prendra le temps qu’il faut et ce seront autant de mois et peut-être d’années de sursis qui me seront accordés.

                Surtout, le faraud sans cervelle et le joli coeur volage, le marchand d’orviétan sentimental et le séducteur illusionniste seront confondus.

                La scène finale n’en sera que plus douce, plus douce et plus poignante. Déjà je nous vois bien vieux, elle et moi dans nos chaises à bascule, tandis que le grand soleil décline à l’horizon de La Désirade, à saluer encore et encore nos enfants qui s’éloignent là-bas sur leurs chevaux qu’on dirait maintenant des jouets, mais vivants, de si jolis jouets à ressorts remontés pour la vie.

                    

     

        

  • Passeur d’Europe

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    Le Nobel de littérature 2006 à Orhan Pamuk consacre un grand romancier turc et un homme libre.
    C’est à l’écrivain turc Orhan Pamuk, âgé de 54 ans, qu’a été décerné hier le Prix Nobel de littérature, considéré comme la récompense suprême pour les écrivains du monde entier. Auteur d’une dizaine de romans, dont les plus connus ont été traduits en plus de 25 langues, très populaire dans son pays, mais également controversé pour certains de ses ouvrages, Orhan Pamuk avait été poursuivi dans son pays, en 2005, pour « insulte à l’identité turque » après avoir déclaré, dans des médias occidentaux, que nul en Turquie n’osait évoquer le génocide des Arméniens en 1915 ni la mort de 30.000 Kurdes dans les violences politiques de ces dernières décennies. Suscitant la réprobation internationale des défenseurs de la liberté d’expression, ces poursuites furent abandonnées au début de 2006, après que les libraires allemands eurent décerné le très prestigieux Prix de la paix 2005 à l’auteur du Livre noir, l’un des romans les plus lus et les plus discutés de la littérature turque contemporaine.
    Né en 1952 à Istanboul, dans une famille d’intellectuels francophiles, Orhan Pamuk est entré en littérature en 1982 après des études d’architecture et de journalisme. En 1985, il fut le premier des intellectuels issus du monde musulman à défendre publiquement Salman Rushdie, et son dernier roman traduit en français, Neige (Gallimard, 2005, prix Médicis étranger) est lui aussi tout empreint d’un idéal de tolérance, contre les fanatismes religieux ou nationaliste. Dans ce même livre apparaissent deux autres composantes de son art de romancier : le souci de rapporter les conflits du présent à la longue durée historique et aux confrontations culturelles entre Orient et Occident, et un grand art de conteur-poète aux évocations magiques.
    Dès La Maison du silence, son deuxième roman (traduit chez Gallimard en 1998), Orhan Pamuk s’est intéressé aux imbrications du présent et du passé vécues par des personnages de chair et de sang, dans un climat émotionnel intense n’excluant pas une vive lucidité historico-politique. Suivirent Le livre noir, qui suscita une féroce controverse en Turquie, la fable historique du Château blanc, La vie nouvelle et Mon nom est Rouge, roman polyphonique plongeant dans le XVIe siècle de l’Empire ottoman.
    En constante expansion, l’œuvre d’Orhan Pamuk campe le romancier turc au premier rang des auteurs contemporains, capable à la fois de charmer le lecteur par son art de conteur à l’orientale et de le faire réfléchir sur les thèmes de la liberté et de la responsabilité, de la filiation entre tradition et modernité, de la laïcité ou de la démocratie. L’écrivain est en cela un passeur vivifiant, Européen avant la lettre, universel par son œuvre.

     

    medium_PAMUK_Orhan_photo_J.Sassier_Gallimard_NetBL_1.jpgNobel de littérature  trop « politique » ? 

    L’attribution du prix Nobel de littérature à plusieurs écrivains notoirement en porte-à-faux par rapport à leur gouvernement ou aux normes établies de leur pays, du Chinois dissident  Gao Xingjian, en l’an 2000, à l’Autrichienne Elfriede Jelinek, en 2004, ou au Britannique Harold Pinter, l’an dernier, a fait dire à certains que cette consécration mondiale sacrifiait de plus en plus la littérature à la politique, pour ne pas dire au « politiquement correct ». Or qu’en est-il en ce qui concerne le romancier turc Orhan Pamuk, encore relativement peu connu du grand public francophone, comme l’était un Salman Rushdie au moment où la Fatwa des ayatollahs iraniens le rendit célèbre dans le monde entier – immédiatement dénoncée par Orhan Pamuk lui-même, rappelons-le dans la foulée ?

    Ce qu’on peut dire en premier lieu, c’est qu’il est sans doute, dans le monde actuel, des œuvres globalement plus considérables que celle du romancier turc, comme celles de l’Américain Philip Roth, de l’Albanais Ismaïl Kadaré, du Péruvien Mario Vargas Llosa, du Mexicain Carlos Fuentes, ou de l’Israélien Amos Oz, pour ne pas citer celles de Joyce Carol Oates ou de Doris Lessing, de Milan Kundera ou du poète Adonis, autres «nobélisables» régulièrement cités à l’approche du palmarès.

    A l’âge de 54 ans, Orhan Pamuk, certes internationalement reconnu pour ses romans de grande valeur, a sûrement encore beaucoup de livres à écrire. Ainsi la distinction suprême a-t-elle moins valeur de consécration définitive que de reconnaissance pour la double portée artistique mais aussi éthique de son œuvre, autant que pour le courage intellectuel de l’écrivain. A cet égard, on pourrait comparer ce Nobel de littérature à celui de 1957, décerné à un Albert Camus seulement âgé de 44 ans mais incarnant lui aussi une manière de veilleur « moral ».

    Pour autant, malgré la coïncidence spectaculaire de cette consécration et, le jour même, du vote des députés français visant à pénaliser la négation du génocide arménien, nous ne saurions réduire l’œuvre d’Orhan Pamuk à une dimension politique, au sens étroitement partisan, alors que l’essentiel de son apport vise plus haut et plus large, touchant à l’universel par ses hautes  qualités poétiques de langue et d’imagination. Si Neige couronné l’an dernier par le prix Médicis étranger, est de toute évidence un roman à résonance politique, traitant à la fois de l’identité turque, de la laïcité et du fanatisme religieux, ce ne sont pas tant ses « positions » qui en font un grand livre que sa fascinante beauté et sa profonde humanité, traduisibles dans toutes les langues. Loin de relever du reportage engagé ou de l’intervention polémique, l’œuvre de Pamuk n’a cessé en outre de relier présent et passé, autant que de jeter des ponts entre l’Ouest et l’Est de l’Europe des cultures dont il incarne l’intelligence multiculturelle, la conscience transhistorique et les interrogations critiques. Lorsque lui fut décerné, en 2005, le très prestigieux Prix de la paix de l’Association des libraires allemands, ceux-ci relevèrent également le fait que son œuvre, plus qu’aucune autre de nos jours en Europe,  « suit les traces historiques de l’Occident dans l’Orient et celles de l’Orient dans l’Occident ».

    Orhan Pamuk, avec ce Nobel de littérature, devient une sorte d’ambassadeur mondial de sa culture et de ses compatriotes. Reste à espérer que la Turquie lui en sache gré, car ses livres défendent bel et bien, fût-ce au dam de ses dirigeants les plus rétrogrades, l’honneur de ce grand pays.

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 13 octobre.

     

  • Pour Anna Politkovskaïa

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    La joie de se brosser les dents 

    Hommage de Daniel de Roulet

     

    Chère Anna,

    Vous avez été tuée chez vous, dans l'ascenseur, de plusieurs balles de pistolet. C'est une scène à laquelle vous étiez préparée. Ce n'était pas la première fois que les sicaires de Poutine voulaient votre peau, à cause de votre parole trop libre sur la Tchétchénie.

    La scène de l'assassin qui se trouve nez à nez avec sa victime, comme elle a dû se passer dans l'ascenseur, vous l'aviez déjà racontée à propos de cette toute jeune femme qui, le 29 mars 2001, s'était trouvée face au général Gadjiev, commissaire militaire réputé pour sa cruauté en Tchétchénie. Avant d'actionner le dispositif caché sous sa jupe, elle lui a dit: «Vous souvenez-vous de moi?»

    Vous étiez condamnée depuis longtemps, vous le saviez, vous étonnant parfois d'être encore en vie. Et comme vous le disiez, d'avoir encore la joie, à 47 ans, de vous brosser les dents. Vous racontiez volontiers que ce qui vous était le plus pénible lors de vos nombreux voyages en Tchétchénie, c'était la difficulté de trouver un peu d'eau pour vous débarbouiller. Vous supportiez les menaces, la peur et même l'empoisonnement. Mais ne jamais pouvoir se laver, être sale parmi les sales vous était insupportable.

    Dans un post-scriptum à Tchétchénie, le déshonneur russe, paru chez Buchet-Chastel, vous racontez cette incroyable scène où vous êtes invitée à Manhattan, logée au Waldorf-Astoria. Vous découvrez un petit flacon sur l'étagère, un bain de bouche, vous vous en servez avec des mots d'extase: «O bonheur, quelle chance folle... C'est vraiment le nirvana.» Et ensuite bien sûr, vous vous trouvez ridicule, constatant que l'eau coule au robinet de l'hôtel new-yorkais.

    J'ai repensé à cette scène, à votre humour caustique, mercredi dernier en suivant sur Arte un étonnant reportage. Le nouveau prétendant tchétchène, installé par Poutine, le fils de Kadyrov âgé de 29 ans, fait construire des piscines et un parc aquatique autour de son palais. Juste à côté, les habitants de Grozny forment de longues queues pour quelques gouttes d'eau payée très cher.

    J'ai repensé à ce que vous m'avez appris du journalisme d'aujourd'hui, où les uns commentent le monde du haut de leur moralisme, les autres se laissent simplement embarquer dans les fourgons du régiment, mais quelques uns, comme vous, ne lâchent pas prise et le paient.

    Ce que j'aimais chez vous, c'est que vous ne mettiez pas seulement en cause les militaires tortionnaires russes, les forces spéciales tchétchènes, vous ne disiez pas seulement la répression, la vengeance, le meurtre des civils, vous disiez aussi votre désarroi et la manière dont ce travail d'enquête peu à peu vous faisait découvrir le gouffre moral au fond de chacun d'entre nous, quand il est confronté à la guerre.

    Je n'ai pas osé aller en Tchétchénie, je ne saurais même pas écrire une fiction qui s'y déroule. Mais grâce à vous je sais ce qu'est la guerre là-bas et pourquoi une réfugiée tchétchène mérite l'asile chez nous. Nous autres romanciers ne sommes pas très courageux, avons terriblement besoin de gens comme vous. Vous, seule sur place, et aussi honnête que possible. Je ne me suis permis d'écrire le mot tchétchène que parce que vous l'aviez fait sonner juste dans vos reportages.

    Quand ils vous ont battue en Tchétchénie, vous avez expliqué à quel point il vous était difficile d'en parler à votre retour à Moscou. On vous aurait dit: «Pourquoi allez-vous là-bas? Vous n'avez qu'à rester à la maison. Vous l'avez cherché.» On vous a dit plusieurs fois: «Estimez-vous heureuse d'être encore en vie.» C'était, comme on dit, une ironie tragique, puisque d'une certaine manière vous aviez déjà perdu un peu de votre humanité.

    C'est ce qui m'a le plus touché chez vous. Ce sentiment de se salir en rendant compte d'une réalité guerrière, ce sentiment d'être contaminée par l'horreur que vous découvriez. Vous disiez que votre chance à vous était que vous pourriez peut-être survivre à un viol, tandis que, pour une femme de là-bas, être violée, c'est la mort à coup sûr, y compris donnée par sa propre famille. De là sous votre plume cette phrase terrible: «Nous avons tous gagné en sauvagerie.»

    Si un jour j'ai le courage de venir mettre une rose blanche sur votre tombe, comptez sur moi, je n'oublierai pas un verre à dent et surtout l'eau qui vous a tant fait défaut. Chère Anna, votre sourire manquera même à vos assassins.

    Daniel de Roulet

    Cet hommage a paru initialement sur le site Largeur.com

    Le dernier roman de Daniel de Roulet, L'homme qui tombe, paru chez Buchet-Chastel, raconte l'étonnante rencontre dans un aéroport d'une réfugiée tchétchène en fuite et d'un ingénieur de la sécurité nucléaire.

    medium_Politovskaia.jpgPour lire Anna Politkovskaïa

    Douloureuse Russie ; journal d’une femme en colère

    En arrivant au Kremlin en l’an 2000, Vladimir Poutine avait promis de mettre fin à la corruption, d’offrir à chaque citoyen un niveau de vie récent et de ramener la paix en Tchétchénie. Dans un journal à la fois implacable, par son observation, et très émouvant, Anna Politkovskaïa montre ce qu’il en est en réalité sous un règne impitoyable où les riches, anciens apparatchiks et leurs rejetons, s’enrichissent tandis que les pauvres ne cessent de devenir plus pauvres. Ce pouvoir cynique engendre un mécontentement qui pourrait déboucher sur une révolte populaire sanglante, à en croire la journaliste assasinée.

    Buchet-Chastel, Collection Documents, 444p.

    Tchétchénie, le déshonneur russe.

    Anna Politkovskaïa était une des rares journalistes russes à se rendre régulièrement en Tchétchénie, témoignant pour les seules victimes d’une guerre effroyable. Au fil de ses reportages, elle montre comment la violence systématiquement entretenue par les forces fédérales  entretient un cercle vicieux en favorisant la minorité extrémiste et le terrorisme.

    Buchet-Chastel, Collection Documents, 192p.

     

  • Céline illico

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    Céline, la légende du siècle

    Divers livres susbtantiels ont été consacrés à Louis-Ferdinand Céline, alors que manquait une synthèse brève et claire de ce qu’on sait aujourd’hui de cet écrivain longtemps maudit, quoique représentant le plus grand prosateur français du XXe siècle avec Marcel Proust. Or voici la pièce manquante: un ouvrage au format de poche de facture un peu bon marché (pour la typo et les repros) mais dont la substance est si dense et intéressante, et les jugements si équilibrés qu’il faut absolument le recommander, même aux céliniens. Après le triptyque biographique de François Gibault ou le récent Dictionnaire Céline de Philippe Alméras, entre autres études et témoignages, David Alliot raconte les débuts du jeune Destouches, sa guerre et ses périples (bien avant la médecine et l’écriture), le choc du Voyage au bout de la nuit en 1932 - la magouille du Goncourt qui fera école... le flop de Mort à crédit, l’indignité des pamphlets, l’Occupation et l’exil au Danemark, en mêlant très habilement les menées de l’homme et les avancées d’une écriture de plus en plus libre et inventive. Sans disculper le raciste antisémite, dont il resitue pourtant les pamphlets dans leur contexte et en illustre les aspects indéniablement intéressants, David Alliot fait aussi la part de la légende et des faits en renvoyant finalement, pour l’essentiel, à la lecture de l’oeuvre. D’originales annexes documentaires, une chronologie et une bibliographie sélective en facilitent aussi l’accès.
    David Aliot. Céline, la légende du siècle. Editions InFolio, coll. Illico, 186p.

  • Mon frère se marie

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    Jean-Stéphane Bron traite le thème du choc des cultures dans une famille suisse déglinguée. Tendre, drôle, émouvant, vrai...
    L’idée centrale de ce premier film de fiction est formidable, qui relève de la pure comédie. Pour ne pas choquer sa mère vietnamienne, catholique attachée aux traditions, le jeune Vinh, qui a été accueilli par les Depierraz à l’époque des boat people, demande à sa famille suisse, éclatée depuis le divorce des parents, de jouer la bonne entente à l’occasion de son mariage. Si le père (Jean-Luc Bideau) accepte en ronchonnant, le simulacre est beaucoup plus pénible à la mère (Aurore Clément), dont le besoin d’authenticité sera finalement comblé par la complicité chaleureuse qu’elle vivra avec la « vraie » mère de Vinh. Cette dimension affective est d’ailleurs essentielle dans ce film oscillant sans cesse entre la cocasserie et l’émotion ou le coup de gueule, chaque situation frisant le burlesque (du premier repas en commun pris sur une table branlante au mariage religieux, et du bal évitant juste la catastrophe à l’excursion finale à Zermatt) tout en captant les sentiments exacerbés des protagonistes, où les relents de conflits non-résolus remontent par saccades.

    Après le magistral Génie helvétique, Jean-Stéphane Bron a passé du documentaire à la fiction en conservant sa position d’observateur aigu par rapport aux personnages, que les comédiens investissent avec une sorte d’immédiateté brute. D’une construction relevant du funambulisme, jouant plus sur l’engagement personnel des acteurs que sur la structure du scénario ou le dialogue, Mon frère se marie nous touche à vrai dire bien plus que maints films mieux « finis » ou plus lisses, tant ses figures sont attachantes et ses situations justement observées.
    La « famille » des acteurs réunis, tous excellents, a cela de particulier qu’ils n’ont en rien un « air de famille ». Angoissée, farouche, agressive par honnêteté, ou très tendre, Aurore Clément campe une mère hypersensible et « à cran », tandis que Jean-Luc Bideau, grave à souhait (son personnage empêtré dans la soixantaine est en train de vivre une faillite) ne fait (presque) jamais « du Bideau », donnant parfois son meilleur de grand comédien souvent sous-employé. A côté d’un Vinh tout de douceur (Duoq Dung Nguyen), Catherine l’indépendante (Delphine Chuillot, incisive à proportion d’une blessure non cicatrisée) et son frère Jacques (Cyril Troley, lui aussi très intense dans son rôle de pacificateur panique), ont tous quelque chose de « perdu », en contraste avec la mère vietnamienne (Man Thu) digne et sereine en apparence mais qui « pige » tout, et que le personnage truculent de l’ « oncle » Dac (Thanh An), dont les facéties détendent l’atmosphère autant que les quelques vrais gags de comédie émaillant le film.
    Sans être un chef-d’œuvre, Mon frère se marie, qu’on pourrait situer dans la filiation de L’Invitation (en moins accompli) de Claude Goretta ou des Petites fugues d’Yves Yersin (en plus complexe), est un film à la fois drôle et sérieux dans son approche des relations familiales et sociales en déglingue.

    Le film de Jean-Stéphane Bron vient d'obtenir deux distinctions au Festival de namur: le Bayard d'or pour le scénario, et un Bayard d'interprétation masculine pour Cyril Troley. 

  • Un monde à en crever de rire

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    Jean-François Sonnay raconte, avec une verve débridée, les tribulations d’un Quichotte de l’humanitaire.

    La cinquantaine fringante, largement reconnu en Suisse romande pour ses romans, ses nouvelles et ses contes, Jean-François Sonnay est le moins « homme de lettres » de nos auteurs, notamment du fait de ses activités régulières de délégué du CICR, qui lui ont fait vivre de près les tragédies de l’Afghanistan, de l’ex-Yougoslavie ou du Darfour. Cette expérience humaine imprégnait déjà Le prince perdu, mais elle devient la matière même d’Yvan, le bazooka, les dingues et moi, roman picaresque et souvent désopilant, dont le comique n’est en rien du cynisme ou de la légèreté facile, comme l’écrivain s’en explique.
    - Quel a été le déclencheur de ce roman ?
    Une photo, l'image d'une vieille femme au regard halluciné, qu'on évacue d'un endroit X pendant un conflit armé et qui soulève la bâche arrière du camion pour regarder (quoi? qui?). J'ai commencé (au début 2003) par raconter l'histoire de cette femme, long fleuve difficile à canaliser en un texte tant soit peu captivant, puis j'ai tout recommencé en changeant de point de vue, façon pour moi de ne pas trop empiéter sur la vie de cette pauvre femme, qui devait avoir déjà connu bien des malheurs et méritait la paix.
    - Pourquoi le choix de la veine comique ?
    - En gros et grossièrement dit: le comique permettra peut-être à ce livre de ne pas passer totalement inaperçu. La thématique me semble importante. J'ai la faiblesse d'y tenir. Puisse-t-on m'accorder cette faveur! J'aimerais distraire et faire réfléchir en somme, sans être trop pédant. Avec une thématique pareille (misère, rentabilité, inhumanité, brutalité, altruisme) il m'a semblé qu'on pouvait facilement tomber dans le pathétique et que ça n'aurait conduit nulle part. Le fait est que nous sommes déjà abreuvés d'émotions et de bons sentiments, lesquels tapissent la (mauvaise) littérature comme la télévision contemporaines. Et ça ne sert à rien. Les bons sentiments, je ne crache pas dessus, mais je trouve qu'ils relèvent de la sphère privée, de la famille, des amis, des voisins, et que socialement, civilement, ça ne vaut pas grand-chose. Dans les grand-messes sentimentales, les gens se font surtout plaisir à eux-mêmes, ils écrasent une larme et puis rien ne se passe, comme si le fait d'avoir compati ne serait-ce qu'une minute, les rassurait ou les excusait de ne rien faire, de ne pas se poser de questions ou de ne pas assumer leurs responsabilités de citoyens. Le comique la farce, la satire, le burlesque ont l'avantage de ne pas pardonner : ni à l'auteur quand il ne réussit pas à faire rire ni au lecteur s'il se laisse embarquer. Ici pas de fausse compassion, pas d'hypocrisie, on rit ou on ne rit pas et, si l'on rit, on est forcément un peu cruel. Cela dit le rire est aussi spontané, ce qui lui donne quelque chose de très intime, de très humain. Il trouble, il dérange, il nous renvoie peut-être une image plus fidèle de nous-mêmes, à condition qu'on aime à s'interroger et on peut supposer que les gens qui lisent sont de cette sorte-là. D'autre part, de manière générale, je trouve qu'on ne rit pas assez. Je lisais récemment l'interview d'une Brésilienne à qui l'on demandait pourquoi elle était si gaie dans sa favela sinistre et qui répondait que le monde allait bien mal que d'être triste n'allait sûrement pas l'améliorer. Enfin, j'ai le sentiment que la littérature a beaucoup perdu de son pouvoir critique. On ne la prend plus guère au sérieux et la satire ou le théâtre guignol sont peut-être encore un moyen d'en appeler à l'intelligence sans pour autant pontifier.
    - Pourquoi le sous-titre « Ceci n’est pas un roman » ?
    - Je ne suis évidemment pas maître de la façon dont on lira le titre, mais ce livre ne "se défend" pas d'être un roman. Je voulais seulement manifester, non sans une certaine prétention, je l'avoue, que ce n'est pas un roman comme il s'en fabrique des centaines chaque année et que, même si par dérision je mets "moi" dans le titre, je ne suis pas du tout le "sujet" de cette histoire, seulement son artisan, son diseur, son conteur. Les lecteurs comprendront s'ils en ont envie (c'est de toute façon ce qu'ils font toujours).
    - Comment vivez-vous la relation entre « réalité » et fiction ?
    - Sur la relation réalité - fiction, j'avoue que je ne change guère d'un livre à l'autre : la vérité est la condition d'existence de la fiction, tout est fictif parce que tout est vrai, mais d'une vérité que je dirais distillée. En d'autres termes il n'y a pas une clé (biographique, géographique ou politique), comme dans les romans "décalques", mais des centaines de clés, tellement de clés qu'au fond elles n'ont plus aucune importance, de même que dans un alcool de poire ce n'est pas la somme des centaines de poires individuelles qui compte, mais "la" poire qu'on en a tirée. Ce n'est pas le
    capitaine Sigg qui me contredira sur ce point…
    - Le tableau que vous brossez est désespérant à bien des égards, et pourtant vous allez repartir en mission. Qu’est-ce qui vous anime ?
    Je ne suis pas plus désabusé sur la question humanitaire que je ne le suis sur la démocratie, sur la justice ou sur la liberté d'expression. Cela fait toujours partie des choses qui me motivent, et profondément. Par contre je suis de plus en plus souvent en colère : pas contre l'humanitaire, mais bien davantage contre le monde cupide et hypocrite qui se drape de compassion pour mieux dissimuler une totale indifférence à la souffrance humaine. Je ne sais plus qui disait qu'il y a deux choses infinies chez les hommes (et donc incompréhensibles) : la bêtise et la cruauté. Cela ne se raisonne pas. On ne peut qu'en rire. Ce qui ne dispense pas de les combattre. C'est d'ailleurs bien souvent une question de vie ou de mort. En vérité, s'il y a un mort dans un bombardement, je ne pense pas qu'il faille d'abord s'en prendre à l'ambulancier qui ne serait pas parvenu à conduire le blessé assez vite à l'hôpital, mais plutôt chercher les vrais fauteurs de troubles et incriminer celui ou ceux qui lancent les bombes ou les font lancer par d'autres parce qu'ils sont lâches. D'ailleurs le livre commence par des dizaines de pages où il question d'économie et non d'humanitaire. Il me semble, sans en avoir fait le compte exact, que dans l'histoire d'Yvan il y a beaucoup plus de pages sur le fric et le commerce (sous toutes ses formes) que sur la pauvre et précaire action humanitaire. J'avais d'ailleurs pensé au titre "L'horreur économique" pour ce livre. Mais vous le savez sans doute : je suis spécialiste des titres « déjà pris »....

    Epopée

    Panique

    Au poète algérien Kateb Yacine qui lui décrivait les malheurs de son peuple et lui demandait comment en témoigner, Bertolt Brecht répondit : bon sujet de comédie ! Or nous y repensions en lisant Yvan, le bazooka, les dingues et moi, qui relève bel et bien de la comédie et n’en procède pas moins d’une révolte authentique et d’une vraie compassion, nourrie en outre d’observations percutantes. Celles-ci rappellent parfois les féroces satires d’un Alexandre Zinoviev, notamment dans la première partie où il est question de la privatisation démentielle de l’Empire d’Est en Ouest, où les pénitenciers et les asiles psychiatriques sont industriellement recyclés après la vente des mines et usines, ponts et poulaillers…  Savoureux personnage de Quichotte de nos temps mondialisés, le Parigot Yvan est mandaté par son ONG,  Charité.2, pour une mission d’évaluation dans un trou perdu de République-Centrale, au lieudit Sebbah où de farouches montagnards, et autres dingues, résistent à l’instauration par la force du bonheur généralisé. Une frise de personnages superbement dessinés, dont un capitaine suisse à la montre réglée sur l’heure de Berne et un général Arkan en hélico capitonné Napoléon III, se convulsent au fil de cette épopée panique finissant si mal qu’on en rit d’autant plus…

    Jean-François Sonnay. Yvan, le bazooka, les dingues et moi. Bernard Campiche éditeur, 369p.

    Portrait de Jean-François Sonnay: Philippe Pache
     

  • Les idiots utiles

    medium_mao1.jpgMaos de Morgan Sportès

    « Ceux qui ont tout cru pensent tout croyable », écrivait Guy Debord dans Cette mauvaise réputation, et le premier mérite de ce roman de Morgan Sportès tient au rappel, citations « incroyables » à l’appui, en tête de chaque chapitre, de l’extraordinaire jobardise manifestée par divers pontes de l’intelligentsia occidentale à l’égard du maoïsme, de Philippe Sollers à Pierre Guyotat en passant par Roland Barthes, Serge July ou André Glucksmann. Or le sinistre souvenir de la Révolution culturelle chinoise, dont la dénonciation des crimes valut à un Simon Leys d’être traîné dans la boue avant qu’on reconnaisse sa lucidité, a été largement documenté depuis lors, aussi ne reprochera-t-on pas trop à l’auteur de cette satire grinçante de mettre les rieurs de son côté. Campant avec brio un ancien « mao » bien installé dans le fromage de l’édition parisienne, qui a choisi de dire « oui » à la nouvelle société autant qu’à sa compagne Sylvie, et que rattrape soudain un ancien camarade le chargeant d’une mission « de guerre », Morgan Sportès compose, à (très) gros traits mais avec pas mal de verve et de drôlerie, une espèce de bande dessinée romanesque qui se corse formellement à la faveur d’une sorte de mise en abyme de la narration. Reste que le sujet est traité très en surface, qui laisse finalement à penser que l’auteur n’est pas moins « léger » que ceux qu’il brocarde…

    medium_Maos.JPGMorgan Sportès. Maos. Grasset, 406p.

     

     

     

     

     

     

    Florilège de la jobardise

    Roland Barthes : « Les calligraphies de Mao, reproduites à toutes les échelles, signent l’espace chinois (un hall d’usine, un arc, un pont) d’un grand jeté lyrique, élégant, herbeux : art admirable présent partout ».
    (Le Monde, 25 mai 1974)

    Philippe Sollers : « Depuis 1968 la répression bourgeoise n’a pas cessé de frapper pratiquement en toute impunité, c’est-à-dire avec le soutien complice des révisionnistes ».
    (Peinture, Cahiers théoriques, no 6/7, 1973.)

    Pierre Guyotat : « Tout militant (communiste se doit d’exiger que cesse dans sa presse les calomnies contre la révolution culturelle chinoise, fait historique sans précédent, renouvellement radical du communisme ».
    (Littérature interdite, 1972)

    André Glucksmann : « Le nouveau fascisme, c’est aux salves de la Révolution culturelle prolétarienne chinoise qu’il répond »
    (Les Temps modernes, 1972)

    Nota Bene: A ces propos exquis doit s'ajouter le rappel du paragraphe des Samouraïs, roman de dame Julia Kristeva qui raconte une visite de la Grand Muraille par un quarteron d'intellectuels parisiens de haute volée, Sollers et Barthes en tête. A un moment donné, alors qu'un des promeneurs se demande avec ingénuité pourquoi Mao les a conviés aussi gentiment, Philippe Sollers émet cette sentence historique: comme quoi Mao se devait, pour toucher le monde entier et ses environs, de faire passer le message par le truchement des instances de consécration de l'avant-garde révolutionnaire parisienne, universellement prescriptives comme chacun n'est pas censé l'ignorer.

  • Zucchero poivre et sel

     medium_Zucchero.JPG

      Il y a du crooner à l’italienne et du bluesman, du rocker trapu et du ciseleur de mots chez Zucchero Sugar Fornaciari, dont on retrouve toutes les facettes dans ce nouvel opus qui gagne « quelque chose de plus » à chaque écoute. De Fabrizio de Andrè à Vasco Rossi, en passant par Adriano Celentano, les chanteurs populaires italiens ont l’art baroque de brasser tous les genres en échappant à la taylorisation plate. Fly en est une nouvelle preuve, qui s’envole vigoureusement dès l’initial Bacco perbacco, puis rebondit souplement dans Un kilo aussi « latino » que la Salsa de Cuba libre. Si Zucchero, poivre et sel, apparaît tout seul sur la pochette, marcheur ou pianiste au milieu d’un désert poétique, et s’il évoque explicitement la mélancolie de l’âge plus que mûre dans Quanti anni ho, c’est évidemment avec une escouade de musiciens « top » et de choristes girondes à l’américaine qu’il peaufine cette galette savoureuse et somptueuse, avec plein de clins d’yeux aux sixties-seventies genre « nos plus belles années » mais sans gâtisme pour autant, comme en témoignent Occhi et son planant « flying away », ou le chaloupant Pronto et son « Miralo che bueno/Il Paradiso »…   Zucchero murmure enfin, dans Troppa fedeltà,  que « trop de fidélité le tue », mais ceux qui l’apprécient risquent fort de l’achever dans la foulée…

    Zucchero. Fly. Polydor

  • Les femmes d'abord

    medium_Staka5.jpgmedium_Staka4.jpgAvec Das Fräulein, Andrea Staka signe un film admirable de sensibilité et d’intelligence, que deux grands prix ont déjà consacré à Locarno et Sarajevo.

    Dès ce premier long métrage, après son Hôtel Belgrade déjà très remarqué, la réalisatrice alémanique Andrea Staka, de mère bosniaque et de père croate s’est imposée à l’avant-poste du jeune cinéma suisse. Les jurés internationaux de Locarno et de Sarajevo ont ainsi consacré Das Fräulein, dont le public romand appréciera les qualités sous le triple aspect de l’empathie humaine, de l’écriture cinématographique et de l’observation portée sur la Suisse actuelle.

    - Quel a été votre premier désir de cinéma ?

    - Ma passion de l’image est liée à la saisie de moments fugaces de la vie. C’est par exemple un passant, dans la rue, dont vous captez le sourire qu’il adresse à quelqu’un d’autre, et l’histoire commence. Qui est-il ? Que signifie ce sourire ? Comment cela va-t-il continuer ? C’est donc ce reflet de la vie, saisi au vol…

    - Et le reflet de votre vie à vous, en quelques mots ? 

    - Une vie urbaine, dans une famille patchwork très ouverte aux idées et aux arts, entre une mère bosniaque de Sarajevo dentiste et les pieds sur terre, un père croate architecte et artiste, un frère peintre, enfin le deuxième compagnon de ma mère, Serbe de Belgrade. A dix-huit ans, visant la photo,  je suis parti à Londres pour l’étudier, et le cinéma du même coup, dont la magie m’imprégnait déjà, et qui m’attirait aussi par son aspect collectif. Dès cette époque, les films de Tarkovski, de Fellini ou de Bergman m’avaient appris qu’on pouvait raconter une histoire autrement qu’à la télé ou dans le mainstream, avec, je dirais, plus d’ « âme » et de poésie…

    - Que vouliez-vous dire dans  Hôtel Belgrade ?

    - Ce premier « court » est né d’une séparation amoureuse et de la nécessité de montrer aux gens qu’il y avait, en ex-Yougoslavie, des gens ordinaires. Sans être nationalistes du tout, nous avons vécu cette période de façon douloureuse. Au sentiment de perte d’une « île » à laquelle nous tenions, s’est ajouté celui de n’être pas compris en Suisse.

    - Quelle différence entre Hotel Belgrade et Das Fräulein ?

     - Hôtel Belgrade posait la question du conflit entre vie personnelle et situation politique. Das Fräulein parle aussi de déracinement, mais c’est surtout un film sur les femmes et sur la force de vivre. Je voulais dire la solitude dans la grande ville,  mais pas de manière forcément négative. Mon personnage central serait une femme indépendante, qui aurait un peu oublié de vivre sa vie. En outre, des choses me restaient à dire à propos de la communauté yougoslave en Suisse, avec le décalage entre les émigrations successives. Pour Ruza, la Fräulein du film, j’avais en tête le personnage de Miljana Karanovic, grande actrice dont j’aimais le mélange de force et de sensualité.

    - Comment avez-vous travaillé avec les trois comédiennes ?

    - Elles étaient si heureuses de jouer dans un film où des femmes tiennent des premiers rôles  très étoffés que parfois elles tendaient à trop bien s’entendre... Or je tenais à marquer les différences liées à chaque personnage. Entre Mila venue en Suisse avec l’idée d’y faire sa pelote et de rentrer au pays, Ruza qui affirme son indépendance, et la jeune Anna marquée par la guerre, errante et malade, la solidarité n’exclut pas les tensions ni la solitude. Par ailleurs, les hommes qui les entourent ne sont pas moins seuls…

    -                      Des hommes que vous ne gâtez pas !

    -                      Je pense que les hommes sont très importants dans la vie des femmes, mais en l’occurrence ni les uns ni les autres n’arrivent à bien se rencontrer. Comme je voulais faire un film dont les femmes soient les héroïnes, trop en dire sur les personnages masculins risquait de le déséquilibrer.

    - Autre « personnage » important du film : la ville…

    - Je dirai même : « ma » ville, à la fois belle, labyrinthique, froide et agressive, qui évoque à la fois les lieux de mon enfance, le Zurich des junkies et de l’industrie et, pour Ruza, les collines qui lui rappellent Sarajevo. Avec le chef op’, nous avons tout fait pour éviter la carte postale et rendre, par les personnages et le décor, la musique des émotions.

    La patte d’un auteurmedium_Staka.2.jpg

    Das Fräulein d’Andrea Staka, Léopard d’or à Locarno et primé au festival de Sarajevo, détaille les tribulations de trois femmes originaires d’ex-Yougoslavie, dont les destinées se croisent dans la cafétéria d’une entreprise zurichoise. Dans un labyrinthe urbain dont elle suggère fortement l’oppression et l’enfermement au fil des plans, la réalisatrice parvient à exprimer, avec une intensité émotionnelle constante, et sans beaucoup de mots, la solitude et  les aspirations respectives de Ruza la Serbe qui entend ne devoir rien à personne (Mirjana Karanovic, dont la magnifique présence allie vigueur farouche chaude féminité), de Mila (Ljubica Jovic) son aînée croate trimant pendant que son conjoint téléphage rêve d’une maison en Dalmatie, et d’Ana (Marija Skaricic, elle aussi formidable d’intensité et de justesse) la jeune Bosniaque de Sarajevo fuyant dans la danse et le plaisir ses souvenirs de guerre et sa peur de mourir de la leucémie. Déjà passionnant par l’aperçu très nuancé qu’il donne de la vie des trois immigrées, Das Fräulein vaut aussi par la cohérence de son scénario, la justesse de ses dialogues et sa beauté de poème visuel, d’un auteur qui comptera sans doute

  • Reconnaissance en filiation

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    Pierre Charras rend hommage au « perdant » dont il est le fils

    C’est un livre émouvant et vrai que Bonne nuit, doux prince, à la fois tendre et dur, âpre et pourtant généreux, qui rétablit un lien posthume à double valeur d’exorcisme personnel et de témoignage sur un certain type d’hommes dans une certaine France d’une certaine époque. Né en 1911, neuvième enfant d’une famille de montagnards, aspirant vite à fuir le plus tôt possible son bled natal (dont 15 appelés sur 16 tomberont à la Grande Guerre) pour la ville, cet homme marqué à vie par la mort prématurée de sa sœur jumelle, à douze ans, que l’auteur dit peut-être mort lui-même à ce moment-là, est le type du sans-grade qui s’est toujours senti méprisé, tenu pour rien, et qui fera de son effacement et de sa résignation un style de vie « à bas bruit ».
    Comme souvent dans ces cas, la défaite du père lui fait reporter sur le fils l’espoir de la Réussite, via le baccalauréat et une carrière qu’on espère exceptionnelle. Devenu professeur et écrivain, l’auteur ne sera pas moins rejeté par son père lorsque celui-ci apprendra sa « différence », accréditant le sentiment de Pierre Charras que « l’amour a toujours été associé aux larmes ».
    Rien cependant de larmoyant dans ce petit livre noble d’inspiration et vibrant de douloureuse reconnaissance, beau portrait d’un père en « enfant stupéfait » et, finalement, en « doux prince » du plus humble royaume.
    Pierre Charras. Bonne nuit, doux prince. Mercure de France, 114p.

  • Les Bienveillantes, premier monument littéraire du XXI° siècle ?

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    Les notes de lectures qui suivent, d'une pertinence remarquable,  m'ont été adressées par Pierre Levecque sous forme de commentaire. Le voici plus visible.

    Sur un plan factuel, deux obstacles de base :
    - On est d’emblée intimidé par le poids de ces plus de 900 pages, tassées, sans paragraphe, imprimées en caractère 6 …
    - Il faut surnager, au début, dans la houle des …strumfurher et des vocables germaniques, dans la noria de noms ukrainiens ou caucasiens de lieux et d’organisations : ce trait, qui m’a assez gêné au début, participe, pourtant, sans doute, à la patine, au grain photographique du récit, qui prend le poids d’une réalité dense, par-delà la fiction. A noter que l’essentiel des patronymes, des endroits et des épisodes rapportés appartient à l’histoire et à la géographie du réel ( Wikipédia & Google vous seront , à ce niveau, des amis utiles. )
    Si l’on surmonte ces deux obstacles et que l’on parvient à la page 125 sans trop d’épuisement, je gage qu’on ne quittera plus le récit jusqu’à sa finale convulsive.

    Le récit est structuré comme une suite musicale de danses classique : toccata d’exposition, allemandes, courante, gigue et fugue.
    Dans la Toccata, le narrateur expose ses motifs et ses moyens : du fond de son bureau de directeur d’une usine de dentelle au nord de la France, il entreprend sur le tard la rédaction minutieuse de son parcours de guerre, qui nous conduira de l’attaque-surprise du Reich contre la Russie stalinienne en 1941 à l’apocalypse berlinoise de 1945. Ses raisons ne sont pas clairement énoncées : tout au plus un besoin d’exonération , comme les matières fécales , en tout cas pas le regret ou le remords, à l’en croire.
    La suite se compose de longs récits polyphoniques, pour se conclure dans une fugue démoniaque et haletante.

    Max Aue cache une fracture originelle : enfant mal aimé, entre un père allemand ancien combattant tôt disparu et une mère française remariée, reflet sombre d’une sœur jumelle solaire, faisant office d’idéal féminin incestueux, Max se cherche sans trouver son unité. A la suite d’une scolarité rigoureuse et grise, d’internat en pension austère, Son penchant homosexuel commence à s’affirmer. Il se consacre à un doctorat en droit et, à sa majorité, choisit la nationalité paternelle : il rompt ses derniers liens familiaux et gagne l’Allemagne de Weimar à bout de souffle.

    Esprit fin, assoiffé d’absolu, en quête d’objet, il est rapidement séduit par la radicalité du national-socialisme et adhère au culte du Volk. Au gré des circonstances, des rencontres et d’un fait-divers homosexuel dont il doit s’amnistier, ses compétences juridiques aidant, il rejoint la SS. Il quitte son poste administratif en 1941 , pour le front de l’est, dans les rangs de l’einzatgrup SS du sud , fraichement constitué, pour sécuriser les arrières de la Wermacht dans les vastes territoires rapidement conquis et y mettre en œuvre une épuration d’abord sur des critères idéologiques , puis rapidement raciaux. Le glissement progressif d’une mission d’un service spécial en guerre vers un processus, d’abord artisanal, pus organisé et peaufiné, coordonné et rationnalisé, à l’image du Fordisme dans l’industrie lourde, en vue de l’anéantissement définitif d’une « race » entière nous est rendu, par petites étapes successives, où s’observent tout le panel des réactions individuelles, dans cette descente infernale vers la transgression morale définitive.
    Jonathan Littell nous emmène presqu’en douceur vers l’un des visages les plus hideux du Mal, à travers l’esprit rationnel , précis , subtil et conscient d’un être qui paraîtra longtemps proche de nous, malgré ses actes et sa dérive intérieure , proche par ses doutes et ses faiblesses , proche par les rares pépites de pureté qu’il héberge encore .

    Les scènes d’action (massacres, accrochages) alternent avec des longues périodes d’attente, où les officiers se lancent dans des discussions aussi variées qu’imprévisibles. Les références fourmillent, à un corpus éclectique de savants , de philosophes ( Tertullien, Spinoza , Heidegger, … ) , d’écrivains ( Lermontov, Stendal , Maupassant) , de musiciens ( Rameau, Couperin, Monteverdi, Bach , évidemment ) .
    La route chaotique de l’Est nous conduit de Kiev aux limites du Caucase, de la steppe aux montagnes volcaniques, où se côtoient splendeurs naturelles et culturelles, à peine obscurcies par les horreurs de cette guerre.
    La course fatale de Max se termine dans la nasse de Stalingrad, dont Littell nous dépeint, avec densité et économie, l’atmosphère inhumaine et glaciale. Héros un peu malgré lui, gravement blessé, Max échappe in extremis à la capture.
    Au terme d’une lente convalescence nostalgique sur les rives de la Baltique, il rejoint Berlin en 1944 pour reprendre sa place dans l’administration mortifère de la solution finale, dorénavant clairement énoncée et méthodiquement industrialisée et mise en œuvre, depuis la conférence de Wansee. Un court détour par la France lui offre l’occasion de franchir le point de non-retour , dans son parcours individuel, vers sa malédiction intime.
    Dans la capitale d’un Reich déliquescent, Max côtoie un monde interlope où s’agitent, sous la caste de quelques seigneurs nazis, des petits comptables du crime, des nobles prussiens cyniques, des parvenus vulgaires, des veuves séduisantes, des escrocs. De la piscine au bistrot, puis du bar aux abris, sous le feu croissant des avions alliés, le temps paraît suspendu, au bord du vide de la défaite.
    Dans son rôle bien rôdé d’évaluateur de la chaine de destruction, Max, sur l’injonction de Speer, va s’activer pour adoucir un peu la condition des déportés, du moins ceux qui pourraient représenter un potentiel de travail inestimable dans la guerre totale de Goebbels. Il se heurte aux obsessions purificatrices d’Himmler, aux visées carriéristes d’Eichmann, à l’inertie sadique des bourreaux de terrain.
    Max s’inscrit à la stricte intersection d’une démence collective titanesque, dont il nous montre bien la multiplicité des ressorts et d’une folie personnelle autodestructrice et immanente, proche du fatum latin, coupable expiatoire d’une faute commune et d’un crime individuel.

    L’explosion de folie finale, où Max révèle toutes les facettes de son « Dasein », dans le climat d’apoptose morbide et violente qui baigne Berlin en août 1945, nous en parait d’autant plus ambigüe.

    La malédiction du peuple allemand lui répond en écho, comme, à l’opéra, le chœur au soliste.
    Il en ressort une responsabilité collective, qui échappe à l’addition des culpabilités individuelles.

    Le titre « Les Bienveillantes » fait référence au nom d’entités mythologiques primordiales, censées, dans la tragédie grecque, pourchasser sans répit les auteurs d’actes inexpiables – la légende des Atrides et la malédiction d’Oreste, matricide par la volonté des Dieux ( Eschyle ) .

    Ce roman est un monument littéraire somptueux, impressionnant par son souffle épique, sa densité, sa richesse, ses multiples niveaux de lecture et de références, posant de façon originale les questions de la responsabilité et de la culpabilité, individuelle et collective de l’homme, et auscultant de façon troublante notre parenté au bourreau.
    Style touchant au naturalisme, avec des échappées dans le baroque et l’onirisme.
    Lecture qui donne à réfléchir, à s’interroger, à se souvenir et à ressentir, sur les questions essentielles de notre histoire et de notre civilisation.


    Je me permets de citer, pour conclure, Alain Nicholas , chroniqueur littéraire de l’Humanité :
    « Jonathan Littell, qui se confronte dès son premier roman à une matière pleine de risques, et au genre difficile du roman historique, se l’approprie avec maestria. Mieux encore, il le tire hors de ses codes, l’ouvre à la modernité sans sacrifier l’efficacité de la narration ni le réalisme de son univers. Le lecteur qui voudra bien accompagner cette démarche verra ses efforts récompensés. »

     

  • A la vie à la mort

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    Dans Etranger au paradis, Philippe Lafitte conjugue lyrisme et vérité.
    Certains livres semblent marqués au sceau du vrai, et c’est cela même qui distingue, dans le tout-venant de la rentrée, l’âpre et superbe troisième roman de Philippe Lafitte (déjà remarqué pour Mille amertumes et Un monde parfait), qui rappelle les premiers récits d’un Louis Calaferte. Entre une première évocation de la frénétique course à l’ovule marquant la conception d'un individu, et les remémorations d’un vieillard reposant dans une chambre avec vue sur les tours d’une ville immense, le récit d’Etranger au paradis ressaisit à la fois les péripéties de la vie du narrateur, qui a juste le temps d’entrevoir mai 68 avec ses parents profs avant que ceux-ci ne se tuent accidentellement, et toute une époque ressaisie avec une foison de détails merveilleusement évocateurs, où les premières présences féminines (de Petite Couette qui deviendra championne de France à Grands Carreaux ou Ventre Rond) vont de pair avec les Pifs Gadget, les premiers disques des Beach Boys, les Carambar ou les Pieds Nickelés…
    Tandis qu’une douce Kiyoko s’efforce de rendre sa vitalité érotique au vieux grabataire, le souvenir de l’orphelinat se trouve irradié par la figure du compère « à la vie à la mort » de l’adolescent, Gitan supervivant au prénom de Lotr, qui lui fait entrevoir une vie plus vraie, où les livres ont leur place, avant que sa propre course se poursuive sur les rails de l’époque, course de rat ou disons plutôt : de quidam de son temps.
    Or la grande force d’Etranger au paradis, avec son mélange de dureté et de tendresse, tient à la balance qu’il établit entre une destinée individuelle et le siècle que nous vivons, de grandes espérances juvéniles en bilans crépusculaires. Le ton est à la mélancolie, mais également à la reconnaissance fraternelle et à la célébration, par le truchement d’une écriture magnifiquement rythmée, des belles et bonnes choses de la vie.
    Philippe Lafitte. Etranger au Paradis. Buchet/Chastel, 201p.
    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du mardi  19 septembre 2006.

  • Les Bienveillantes suscite la malveillance

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    Il fallait s’y attendre : l’extraordinaire succès des Bienveillantes de Jonathan Littell, dont plus de 120.000 exemplaires ont été vendus en moins d’un mois, au point de déstabiliser la logistique de Gallimard, attise les jalousies et les rumeurs dépréciatives, à commencer par la plus imbécile, selon laquelle Robert Littell, romancier américain à succès, serait l’auteur du livre de son fils.
    Plus grave et combien inélégante : la façon de Claude Lanzmann, réalisateur de Shoah, film-monument de mémoire auquel Jonathan Littell a d’ailleurs rendu hommage, de dénigrer Les Bienveillantes. Claude Lanzmann affirme ainsi qu’il n’y a que deux personnes au monde qui peuvent comprendre Les Bienveillantes : lui et Raul Hilberg, l’auteur fameux de La destruction des juifs d’Europe, auquel Littell a également reconnu sa dette. Si Lanzmann rend hommage au travail monumental du jeune auteur, il insinue, en se contredisant d’ailleurs, que ce livre ne serait pas vraiment « incarné », tout en récusant le droit du romancier à peindre un SS tissé de complexes et de perversions, mais également de qualités personnelles. A croire que les aspects « trop humains » de Max Aue risquent de distraire l’attention du lecteur. Selon Lanzmann, ce livre serait en outre trop difficile à lire, et, surtout, le fait qu’il soit lu par tant de gens impliquerait une dépréciation du sujet…
    Est-ce à dire que Les Bienveillantes soit le chef-d’œuvre absolu qu’il s’agit de célébrer à genoux sans oser la moindre critique ? Nullement. Il est vrai que ce livre exige un grand effort de lecture. Vrai aussi que le protagoniste n’est pas le «monstre » typique. Vrai surtout que cette plongée progressive dans le Mal est une épreuve à la fois nerveuse et physique, mais qui nous semble absolument pure de toute complaisance et de toute fascination.
    Or c’est là que Claude Lanzmann est le plus injuste envers Jonathan Littell : en laissant croire que le romancier est fasciné par son personnage et qu’il se délecte de son abjection. Les lecteurs de bonne foi apprécieront !
    Les Bienveillantes, au demeurant, ne traite pas que de la Shoah. Contrairement à ce que d’aucuns ont déjà conclu sans le lire, ce n’est pas une « lamentation juive » de plus (nous empruntons l’odieuse expression à ceux qui la ressassent de plus en plus ouvertement) mais c’est un très grand livre sur le consentement au Mal. Ce que vit le SS Max Aue en se soumettant à son idéologie de mort ne concerne pas, en effet, que le nazisme, même si l’industrie des sieurs Eichmann & Co aura touché à des sommets d’organisation et d’efficacité dans l’horreur – ce que Jonathan Littell montre de l’extérieur et de l’intérieur.
    Par ailleurs, il est vrai qu’on aura trop vite comparé le jeune romancier à Léon Tolstoï ou à Vassili Grossman, et que la masse du livre ne «rayonne» pas de la même façon que celle de La Guerre et La Paix ou que Vie et Destin. Mais Jonathan Littell est le premier à récuser ces comparaisons relevant du marketing. Reste que nous n’avons rien lu cet automne de plus sérieux, de plus bouleversant, de plus instructif et vivant, de plus réellement nécessaire que ce livre, comme on a pu le dire, toutes proportions gardées là encore, de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne.
    Le succès des Bienveillantes risque-t-il de créer un « trou noir » éditorial dont pâtiront les autres livres parus cet automne ? Même si cela devait s’avérer, l’intérêt de l’ouvrage est tel que cet « effet collatéral », d’ailleurs improbable, nous semble secondaire, et parfaitement obscène la façon d’en imputer la responsabilité à son auteur.

    Cette chronique a paru dans l’édition de 24Heures du 29 septembre

  • Les Bienveillantes au dévaloir


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    Peter Schöttler attaque Jonathan Littell dans Le Monde

    Après le dénigrement oblique de Claude Lanzmann, un chercheur allemand remet ça avec plus d’arguments et plus d’injustice.
    Tom Ripley au pays de la Shoah : tel est le titre à sensation sous lequel a paru, dans Le Monde, une attaque en règle des Bienveillantes, dont la conclusion ramène le roman au niveau des productions hollywoodiennes…
    Sous la plume de Peter Schöttler, historien allemand directeur de recherche au CNRS et professeur associé à l’Université libre de Berlin, cette nouvelle attaque portée aux Bienveillantes est, il faut le relever en premier lieu, plus sérieuse et, à certains égards, mieux fondée que celle de Claude Lanzmann.
    Dans les grandes lignes, Peter Schöttler reproche au protagoniste des Bienveillantes d’être peu crédible, parce qu’insuffisamment étoffé du point de vue de son passé allemand, alors que l’auteur focaliserait par trop son attention sur sa perversité ; Max Aue est à la fois trop franco-centré au goût de l’historien allemand, et l’auteur, insuffisamment instruit en matière de langue et de culture allemandes, ne parvient pas non plus à restituer le milieu des officiers et des soldats allemands que fréquente Aue, leur mentalité réelle pas plus que leur parler. En bref, Schöttler reproche à Max Aue de n’être pas assez allemand et trop « marqué » par ses mœurs homosexuelles, et à Littell de ne pas faire un roman réaliste.
    Comme il veut faire court (aussi vite qu’il semble avoir lu le livre), Schöttler conclut à la hache, prétendant qu’on ne sait rien du passé idéologique, social et politique de Max Aue en Allemagne, ce qui est faux, qu’il ne fait que patauger dans la merde et le sang alors que l’auteur n’en finit pas de s’attarder à ses penchants incestueux ou homophiles, qui ne nourrissent en réalité que quelques épisodes dans la trajectoire du personnage; enfin que ledit personnage ne s’exprime guère mieux qu’un héros de roman de gare, ce qui relève purement et simplement de la malhonnêteté intellectuelle si l’on reprend l’ensemble des dialogues échangés par Max Aue et ses innombrables interlocuteurs. Conclusion : Les Bienveillantes ressortit à la littérature de bas étage. Et la trouvaille de Schöttler annoncée par le titre devrait achever d’envoyer cette saleté au dévaloir : Monsieur le pion compare en effet Max Aue à Tom Ripley, le héros effectivement pervers et tueur de Patricia Highsmith, type de l’homme humilié, esthète et psychopathe, qui incarne un raté glauque dans une série de romans fort intéressants au demeurant mais sans le moindre rapport avec Les Bienveillantes.
    L’impression qui domine finalement, s’agissant de l’attaque de Peter Schöttler autant que de celle de Claude Lanzmann, c’est que les gardiens du temple cherchent noise au jeune Américain. Pensez donc : un Américain se mêler de la Shoah… Or s’il y a du vrai dans les critiques de Schöttler par rapport au manque de « réalisme » du roman, tel qu’aurait pu le rendre un Günter Grass ou quelque autre écrivain de pure souche germanique, ce qu’on peut répondre est que Jonathan Littell se défend justement d’avoir écrit un roman réaliste (on pourrait ainsi dauber sur le caractère presque actuel de certains éléments de dialogue) et que l’ouvrage n’est pas plus un grand poème épique qu’un document humain ou une étude exhaustive éclipsant les témoignages directs (de Robert Antelme et tant d’autres) ou les études référentielles (d’un Hilberg, notammnent), mais qu’il est ce qu’il est et que c’est déjà saisissant et souvent bouleversant.

    En ce qui me concerne, alors que la littérature contemporaine se vautre si souvent dans l’insignifiance, je suis saisi, impressionné et même bouleversé par le fait qu’un jeune homme ait pris sur lui, dans une visée qui n’a rien d’opportuniste ou de sensationnel, de plonger dans ces ténèbres de l’âme humaine et d’en tirer ce livre. Chef-d’œuvre littéraire ? Je ne le crois pas. Premier monument littéraire du XXIe siècle. Je ne le crois pas non plus, notamment en me rappelant les derniers romans d’un Orhan Pamuk nobélisé ces jours. A ce propos, qu’on relise les cinquante premières pages de Mon nom est Rouge ou de Neige et l’on verra, par rapport aux Bienveillantes, ce qu’est un grand poète du roman. Nul doute que Jonathan Littell n’a pas cette trempe, mais c’est un autre débat, tout littéraire.
    Or ramener Les Bienveillantes à ce qu’on estime de la littérature de gare (ce que les romans de Patricia Highsmith ne sont d'ailleurs que pour Schöttler le pion) ou aux stéréotypes hollywoodiens me semble d’une injustice crasse, sans doute accentuée par le succès du livre. Celui-ci est taxé finalement, par l’académique Schöttler, de pornographie (laquelle devrait « à la fois empêcher et propulser sa diffusion scolaire », relève-t-il avec quelle élégance), mais les lecteurs jugeront par eux-mêmes de ce que signifie en réalité, dans le roman, le nihilisme et la fondamentale incapacité d’aimer du protagoniste, lequel n’est aucunement « acclimaté » ou « excusé » par l’auteur. Max Aue, figure du Mal, s’acclimate certes à lui-même faute de se suicider, mais il ne saurait s’excuser puisqu’il dit une abjection qui lui est consubstantielle – paradoxe évident du projet de Jonathan Littell qui sait, par son expérience vécue ailleurs que dans le cabinet du Dr Schöttler, que les bourreaux se taisent...

  • L'humour d'un homme libre

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    Rencontre avec Slawomir Mrozek


    Slawomir Mrozek n'a rien à dire. Ce n'est pas moi qui ai la muflerie de le constater: c'est lui qui l'affirme avec un demi-sourire qui indique une éventuelle nuance. Trois quarts d'heure après un entretien qui eut fort bien pu se passer dans un agréable silence ponctué de chants d'oiseaux et de vrombissements d'avions...Le maître polonais du «théâtre de l'absurde et de l'humour sur fond de désespoir», comme l'étiquettent volontiers les dictionnaires, ne joue pas de coquetterie en s'excusant de ne pas se prêter plus complaisamment au jeu standardisé de l'interview: il demeure fidèle à une ligne constante de son cheminement humain et de son oeuvre, qui l'a fait refuser (puis subvertir, au théâtre et dans ses nouvelles) la fausse parole de l'idéologie ou des conventions vides de sens, entre autres jeux de marionnettes.
    De cet exilé au long cours revenu à Cracovie où il vit désormais, il me semblait intéressant de recueillir, en premier lieu, l'impression que lui fait actuellement son pays. Or sa première «esquive» dit à la fois son scrupule de ne pas donner dans les généralités et son souci de préciser sa position personnelle, liée à une expérience effectivement différente de celle de ses pairs restés au pays ou de ses concitoyens.
    «De l'état actuel de la Pologne, explique Slawomir Mrozek, je ne suis pas habilité à parler. J'ai vécu trente-trois ans en Italie, en France et au Mexique, et je suis rentré à demi-étranger. Pas plus que je ne suis tenté de revenir sur un passé qui m'a écoeuré et poussé à partir, je ne puis parler du présent ou des dernières décennies décisives pour la Pologne, de la fin des années 1970 à nos jours. En ce qui concerne ma situation personnelle, disons que je suis rentré chez moi à l'âge où il est bon d'y rester. J'ai eu la chance d'être très bien accueilli par mes compatriotes.»
    Cet accueil, il faut le préciser, n'est que la conséquence d'une relation forte nouée dès la première pièce de Mrozek, La police (1954), avec le public polonais. Faisant partie de ces auteurs qui ont résolu de s'exprimer parce qu'ils estiment leur patrie en danger, Slawomir Mrozek a lutté contre la dictature communiste en humoriste venu au théâtre par la satire (textes courts et dessins), avant de brasser plus large et plus profond, comme en témoignent au moins deux chefs-d'oeuvre du théâtre contemporain, Tango et Les émigrés. Complètement interdite entre 1968 et 1972, et souvent en butte à des tracasseries proportionnées à sa popularité (on autorisait par exemple ses pièces, tout en annonçant au public une carence de billets), l'oeuvre de Mrozek ne saurait être limitée à sa dimension politique.
    «Il n'y a que durant ce que les Occidentaux ont appelé l'«état de guerre» que j'ai publié, dans la revue Kultura (éditée à Paris mais constituant un phare de l'intelligentsia polonaise), des textes explicitement politiques. Même si je me sentais le devoir d'intervenir, cette forme de réaction ne me plaisait pas. Réagir contre la violence par des cris d'indignation ne m'a jamais paru suffisant ni intéressant.»
    De fait, tant les nouvelles que le théâtre de Slawomir Mrozek «travaillent» la substance du langage et des situations humaines avec une puissance révélatrice qui va bien au-delà du discours politicien ou journalistique. Son humour est celui d'un formidable médium de la comédie humaine, qui ne lutte pas pour un «isme» contre un autre. Issu de la génération Staline, dont il a magnifiquement incarné les affres dans Le portrait (notamment avec le personnage du stalinien délateur torturé par le remords), Slawomir Mrozek considère, aujourd'hui, que l'acte décisif de sa vie d'homme et d'écrivain a été celui de quitter son pays. «Cela m'a sauvé. Je suis sûr que si je n'avais pas émigré et que j'avais vécu ces trente-trois années sous la dictature, j'en serais sorti déformé.»


    Les OEuvres complètes de Slawomir Mrozek sont publiées aux Editions Noir sur Blanc. Certains recueils de nouvelles importants, comme L'Eléphant, Les Porte-plume ou La Vie est difficile, ont paru chez Albin Michel.

  • Le petit Sim sans tache

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    Dans la kyrielle de publications du centenaire, un recueil d'articles du jeune journaliste de La Gazette de Liège, choisis et présentés par Charles Lemaire, faisait tache, illustrant notamment l'antisémitisme d'un garçon que l'auteur taxait d' « anarchiste conformiste ». Le recueil a dû être aussi mal vu, par les gardiens du temple, que Pierre Assouline révélant, dans sa fameuse biographie, la conduite ambiguë de Simenon dans la France occupée, ou le passé fasciste de son frère cadet.
    A partir de la même source de La Gazette de Liège, où Simenon publia plus de 1000 articles en quatre ans, l'ouvrage richement illustré que voici donne une image beaucoup plus présentable du « petit Sim », avec une série de reportages illustrant la formidable curiosité et le talent du lascar, ainsi qu'une série des billets quotidiens que son réd' en chef avait intitulés « Hors du poulailler » pour bien marquer qu'il ne cautionnait pas tous les écarts de son coquelet.
    En ce qui concerne la série intitulée Le péril juif, les auteurs du présent ouvrage rappellent que Simenon s'en expliqua en 1985 en invoquant une « commande » qui ne reflétait pas vraiment sa conviction personnelle. Ce qui est sûr, c'est que les positions de Simenon ont bien évolué à travers les années…
    Intéressant, le présent album se ressent cependant d'un esprit hagiographique où La Gazette, Liège et la famille Simenon font figure de sainte trinité.
    Lily Portugaels et Frédéric Van Vlodorp. Les scoops de Simenon. Editions de L'Hèbe, 159 pp.

  • Les purs et les autres

    Sur Hervé Guibert, Zouc, JLG et Allain Leprest

    Nathalie Baye est ces jours à Lausanne pour y présenter la création multimondiale de son évocation de Zouc et Hervé Guibert. C’est exactement la chose que je n’ai pas envie de voir, et d’ailleurs on me dit que c’est lisse et plat comme de la réglisse, le goût en moins.

    medium_Zouc2.jpgLe dernier souvenir que je garde de Zouc est un pur moment d’âpre émotion, il doit bien y avoir vingt ans de ça, au Théâtre Municipal, dans sa bouleversante traversée de vies fracassées. Ce n’était pas la Zouc enjouée mais la fille du bord des gouffres à la manière helvète sauvage, proche de Louis Soutter et de Robert Walser. On conçoit que de celle-ci, Nathalie Baye ne puisse rien restituer. Reste un nom qui fait tilt comme le nom de Baye fait tilt pour les pipoles, et le nom de Guibert.

    J’avais oublié qu’  Hervé Guibert avait rencontré Zouc, mais le rapprochement de ces deux enfants exacerbés n’a rien de surprenant malgré la différence de leurs modes d’expression. Tout de même, Guibert avait une façon de regarder les gens, par exemple ses deux chères vieilles dames, et de les mettre en scène, de se mettre en scène lui-même et de cadrer les objets, qui avait la même acuité que celle du regard de Zouc sur le comique et le tragique du monde. Tous deux sont en outre des purs, à mes yeux, des purs de purs. Comme l’est aussi JLG dont je regarde, ces jours, les cinq cassettes de l’  Histoire(s) du cinéma en même temps que je coupe du bois et que je rédige deux trois papiers pour mon journal.

    medium_Guibert2.jpgGuibert, Zouc et Godard procèdent par collage, comme Fellini et Montaigne aussi. Drôle de mélange, mais ça me botte de couper du bois en laissant tourner JLG sur le magnétoscope et en relisant de loin en loin, slurpant un café dans la foulée, des pages de Fou de Vincent de Guibert, ce si beau patchwork de fragments amoureux obscènes et doux.

    medium_Leprest.jpgJ’étais hier soir au cabaret de L’Esprit frappeur où passaient le blond Riquet houppé Thierry Romanens, le charme zazou et le talent doux-acide jeté en personne, puis l’immense Allain Leprest, toujours au bord de s’effondrer mais ouvrant tout grand son ciel d’âme pure.

    Bon mais c’est pas tout ça, faut à présent que je bosse la moindre : tout ce tas de bois à couper, et ce papier sur nos troubadours. Or en vaquant d’un coin à l’autre de mes territoires, j’entends Leprest à l'étage d'en dessus et Godard qui murmure dans la pièce d’en bas de son pesant accent: On a oublié Valentin Feldman le jeune philosophe fusillé en quarante-trois mais qui ne se souvient au moins d’un prisonnier c’est-à-dire de Goya ?  

     

  • Les pierres ont du ressort

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     L’humour 'pataphysique de Pierre Meunier

    On est plié. On voudrait rester droit, perpendiculaire à l’horizon, donc tendu selon la ligne digne du «verticon», mais non: Pierre Meunier nous plie en deux une heure et quart durant. Et plus que plié, à la longue on est même scié: scié de rire. Mais ce n’est pas tout car tout en étant scié de rire on est strié d’émotions poétiques et vrillé par autant de questions à caractère bifide: scientifique d’une part et philosophique de l’autre. Des effets si variés sont d’autant plus surprenants que les agents du processus relèvent de ce qu’on pourrait dire un art pauvre (ce qui se dit Arte povera au sud des Alpes et Engadine), à base de pierres et de ressorts. Plus quelques mots et mimiques, c’est vrai. Mais tel reste le Paradoxe de Meunier connu, dans les laboratoires des Etats-Unis d’Amérique sous l’appellation de Meunier’s Phenomenon, et en Allemagne post-brechtienne: M-Effekt.

    Ceci est une pierre, cela est un tas…

    Tout commence en musique: sur un rythme binaire entraînant, aussitôt, le tressautement pavlovien de chacun et l’irrésistible dandinement de la hanche collective, avec ou sans prothèse. C’est le préambule physique du geste collectif 'pataphysique: la distribution des pierres. Ce Meunier se fout-il de nous? Quel air avons-nous ainsi à nous passer dix, vingt, trente-trois pierres de main en main? A ces questions triviales répond le produit des caillous-bijous-joujous réunis sur une tablette: ceci est un Tas, à partir duquel les vraies questions seront débattues avec le sérieux qui a marqué le congrès de Sydney de fin 2003, surtout le troisième soir où Barbara Kellog’s prononça sa communication dite désormais «de Sydney». Un enfant comprendrait Meunier mieux que le concierge plein de morgue du château de Chambord que les parents énervés du môme lui ordonnent d’admirer nom de Dieu: le Mystère du tas est plus attirant que les Monuments classés et reste accessible à tout un chacun, ainsi d’ailleurs que le philosophe Héraclite l’avait subodoré sur la route de Thèbes malgré l’encombrement de l’heure de pointe.

    Derrida débridé…

    Or il n’y a pas que les pierres à nous questionner: il y a les ressorts. Qui dira le mystère connexe de la spire s’enroulant autour du vide tandis que le tas se repose? Pierre Meunier s’y essaie, avant de suspendre l’inerte au mobile pour en tirer de la musique, genre disco ou classique classieux. Question subsidiaire: Derrida se déridait-il quand son cheval sans bras se disait par trop bridé dans les bars de Blida? A cette énigme irrésolue, le public plié et scié devrait réfléchir dimanche à l’heure du culte. En attendant chacun l’a peut-être deviné: Au milieu du désordre de Pierre Meunier est à voir absolument. Entre Devos (en plus sophistiqué) et Henri Michaux, sur le fil d’un humour pince-sans-rire incomparable, Pierre Meunier (ancien compère de la volière Dromesko, notamment) se joue à la fois des mots et des images, des idées et des situations, ajoutant à cela une maîtrise mimique de comédien hors pair. Bonheur élastique de la pierre à ressort…

    Théâtre de Vidy. Salle de répétition, jusqu’au 8 octobre. Me-je-sa, à 20h.30. Ve à 19h, Di à 18h. Lu 25, Ma 28 et Lu 2: relâche. Durée. 1h.15. Loc: 021 619 45 45

    La version papier de cet article peut-être découpée ce matin dans l'édition du quotidien 24Heures qui permettra ce soir d'allumer le feu.