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Carnets de JLK - Page 191

  • Varia 2005, VII

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    Olivier Charles, Huile sur toile.

    On était morose, on était comme un vitrail dans la pénombre, et tout à coup il s’est passé quelque chose, la lumière s’est faite dans le vitrail, on a changé d’humeur en voyant ce qu’il y avait là: cette mer de brouillard ce matin, les montagnes enneigées, le ciel rose et gris, le fumet du café, nom de Dieu je vis.
    Ce que le Mac de Max Dorra compute en ces termes: «Une petite phrase, un jour, un fragment d’avenir, s’est trouvée incarcérée dans une partition. Pour s’en échapper, elle a tout misé sur sa différence. Longtemps elle a semblé imiter, répéter. Progressivement pourtant, elle s’affirmait. Nourrie de mémoire, elle en faisait un devenir. La fugue raconte cette histoire singulière. Un contrepoint de l’actuel et du virtuel. Et qui défie la mort, et qui fait reculer l’angoisse, ce passé déguisé.»
    Et Scriabine d’ajouter: «La pierre et le rêve sont faits de la même substance et sont aussi réels l’un que l’autre».( A La Désirade, ce mardi 8 novembre.)

    Ce mauvais coucheur de Castoriadis parlait, à propos de l’évolution de la culture contemporaine, de «montée de l’insignifiance» et celle-ci me paraît précisément caractériser les prix littéraires de cet automne, mais est-ce bien nouveau? Cela ne fait-il pas un siècle que le Goncourt revient à des Weyergans, et le Nobel de littérature n’a-t-il pas été inauguré par Sully Prudhomme? Le ciment d’une société reste le conformisme et l’on serait bien niais (comme je le suis à mes heures…) de s’attendre à ce que la non-conformité fût consacrée, même à une époque ou le pire conformisme se pare des plumes du non conformisme. Bref, on ne devrait pas s’étonner de voir le Goncourt attribué à une chose aussi insignifiante que Trois jours avec ma mère et pas à La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, ce malappris, ou pire: à l’époustouflant Cosmos incorporated de Maurice G. Dantec, ce réac foldingue qui n’est apparu dans aucune liste à ce que je sache.
    Que le prix Médicis soit attribué à Fuir de Jean-Philippe Toussaint, ce savon de luxe qui vous glisse entre les pattes, et que le prix Femina revienne à Asiles de fous de Régis Jauffret, cet esthète de la désespérance affectée, paraît également ressortir au littérairement correct et à la norme, comme l’Interallié, en principe réservé à un journaliste, collé par raccroc à Houellebecq, relève du n’importe quoi…
    A supposer que Monsieur Ouine de Bernanos, Vie de Samuel Belet de Ramuz ou L’apprenti de Raymond Guérin eussent été publiés cette année, les noms de ces auteurs seraient-ils apparus sur les listes des prix? C’est possible mais pas du tout certain. Ce qui est sûr en revanche, c’est que ces livres ont été primés par le Temps, et qu’ils signifient aujourd’hui plus que jamais avec ou sans médailles…

    medium_Sebald0003.JPGUne magnifique évocation posthume de W.G. Sebald, par son ami l’artiste Jan Peter Tripp, conclut Séjours à la campagne en situant le grand art de l’écrivain dans la tradition des graveurs de la manière noire. «Homme enseveli sous les ténèbres, ce maître du temps et de l’espace dont le regard s’animait au royaume des Ombres, n’était-il pas devenu lui-même, au fil des ans, dans son Royaume mélancolique, une sorte de plante de l’ombre? D’ailleurs, dans son pays d’adoption, l’Angleterre, la manière noire avait connu au XVIIIe siècle un épanouissement unique, porté par les plus grands artistes. Travailler en partant des ténèbres pour aller vers la lumière est une question de conscience – ôter de la noirceur au lieu d’apporter la clarté. Aussi l’habitant de l’ombre devait-il ne s’exposer qu’avec précaution à l’éclat de la lumière».
    C’est exactement le processus par lequel Sebald, dans cette suite de plongées dans le temps que constituent ses approches des œuvres de Hebel, Rousseau, Möricke, Keller, Walser ou Tripp lui-même, qui sont à chaque fois des approches de visages engloutis dans la nuit du Temps, révèle progressivement les traits d’une destinée particulière cristallisant les éléments dominants de telle ou telle époque en tel ou tel lieu.
    Après la terrifiante traversée de l’Allemagne en flammes, dans Une destruction, Sebald rassemble ici plusieurs avatars de la culture préalpine et du mode de vie propres à l’Allemagne du Sud et à la Suisse, dont un élément commun est cette Weltfrömmigkeit (une sorte de métaphysique naturelle ou de mystique panthéiste assez caractéristique du romantisme allemand) qu’il trouve chez Gottfried Keller, dont le chapitre qu’il lui consacre, autour de Martin Salander et d’Henri le Vert, est une pure merveille. Je n’en retiendrai que cette mise en évidence d’une scène emblématique, aussi profondément poétique que l’évocation proustienne des livres de Bergotte survivant à celui-ci dans une vitrine à la manière d’ailes déployées, où l’on voit Henri ajuster, sur le cercueil de sa cousine Anna, une petite fenêtre de verre sur laquelle, en transparence, il découvre le reflet d’une gravure de petits anges musiciens. Et Sebald de préciser aussitôt: «La consolation qu’Henri trouve dans ce chapitre de l’histoire de sa vie n’a rien à voir avec l’espérance d’une félicité céleste (…) La réconciliation avec la mort n’a lieu pour Keller que dans l’ici-bas, dans le travail bien fait, dans le reflet blanc et neigeux du bois des sapin, dans la calme traversée en barque avec la plaque de verre et dans la perception, au travers du voile d’affliction qui lentement se lève, de la beauté de l’air, de la lumière et de l’eau pure, qu’aucune transcendance ne vient troubler»…

    C’est le soir, ce matin je lisais ce qu’écrit Max Dorra sur l’heureuse rencontre que constitue le Dieu de Spinoza, j’y ai pensé toute la journée, j’y ai pensé en nageant 500 mètres en brasse coulée, j’y ai pensé en faisant l’acquisition d’un Bouddha de l’époque Song entièrement rongé par les termites à l’exception de l’impassible visage au sourire doux qui a traversé sept siècles avant de rayonner ce soir dans notre maison au bord du ciel, et j’y pense encore à l’instant en lisant le Manuel de contemplation en montagne d’Yves Leclair ou je copie à l’instant: «Tout le monde dort dans la paume d’un Dieu qui rêve», et je lis en moi: «Tout le monde rêve dans la paume d’un Dieu qui dort», et Dhôtel cité par Leclair: «L’univers vagabonde comme un enfant à travers ses abîmes. Mais il n’y a rien, absolument rien que le temps de Dieu, que chacun mesure à sa façon.»

    On est pris, dès qu’on entre dans cette chronique fascinante du règne de Staline et de sa clique, dans un drame grandiose et crapuleux dont le Prologue annonce le mélange d’incroyable brutalité et de non moins trouble complexité, à croire qu’on est à la fois chez les Atrides et dans l’arrière-cour conchiée de la tribu Deschiens. Dès son avant-propos, l’auteur annonce son intention de couper court à la légende d’un monstre réduit à une «énigme» aussi peu explicable que celle d’Hitler, ou à un «génie satanique», pour lui opposer la réalité d’un «homme de son temps», une personnalité certes hypocondriaque mais exceptionnelle à tous égards, aux multiples visages, à la fois politicien supérieurement intelligent et potentat ne visant qu’à l’affirmation de son rôle historique, d’un égotisme messianique exacerbe et parlant de lui a la troisième personne comme d’une entité de sa fabrication. Ainsi répondit-il à son fils Vassili, qui prétendait être lui aussi «un Staline», que Staline était le pouvoir soviétique incarné: «Staline est ce qu’il est dans les journaux et ses portraits, pas toi ni même moi».
    Or dès les premières pages, Montefiore rend le personnage extraordinairement présent, autant que sa femme Nadia, qui va se suicider au terme du Prologue, dont la durée recouvre la réunion annuelle et le banquet des pontes du régime fêtant l’anniversaire de la révolution, plus précisément en l’occurrence le 8 novembre 1932. En une trentaine de pages frénétiques, qui s’achèvent sur une scène de ménage sauvage et pathétique à la fois (Staline jetant pelures d’oranges et mégots à la femme de sa femme pour l’humilier), l’auteur rend en outre le climat très particulier régnant alors au Kremlin. La tragédie scellant la fin de cette nuit, dont les circonstances exactes restent encore obscures, marque en effet un tournant décisif dans l’histoire du régime: c’est le début de la grande famine planifiée (à laquelle Nadia Allilouïeva s’opposait d’ailleurs) et la fin d’une période certes sanglante pour la Russie mais plutôt heureuse pour Staline et les siens. La réaction de Staline lui-même, à la mort de sa femme (qui lui aurait laissé une lettre «terrible», oscille entre le désespoir et la rage, la fureur d’être «trahi» et la tentation de se supprimer à son tour – bref tout est en place pour le récit de 800 pages qui va suivre…

    La pratique consistant à lire plusieurs livres à la fois, qui est la mienne depuis toujours et se combine avec une lecture du monde incluant la musique et le cinéma, les rencontres, les voyages, les songeries en forêt ou en ville, les escales à ma rédaction ou dans les cafés, le théâtre et les expositions, les lettres de mes compères ou les téléphones nocturnes avec mon ami Bernard, me semble correspondre de mieux en mieux avec la perception simultanéiste de notre époque. Ainsi, le même jour, ai-je lu le passage prodigieux de Sodome et Gomorrhe où Charlus séduit Morel en l’humiliant tandis que Marcel sarcle amoureusement le terrain de sa jalousie à venir, tout en regardant d’un œil, sur le PC qui recueille ces notes, le film de Raoul Ruiz intitulé Le temps retrouvé (avec un John Malkovitch assez convaincant dans le rôle de Charlus) et en poursuivant la lecture du livre si pénétrant et stimulant de Max Dorra (Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être?) qui parle, précisément, d’un passe de La recherche que je viens de lire, sur l’humiliation de Saniette par les Verdurin et, plus généralement, sur ceux qui se taisent par opposition à ceux qui la ramènent – Gide racontant ses conversations avec le brillantissime Valéry, et moi me rappelant tous ces moments de timide à patauger en société: «Un individu, soudain, écrit Max Dorra, ne reçoit plus de récompenses. Aucune gratification. Il trouve en face de lui, quand il se hasarde à dire quelques mots, des mimiques figées ou réprobatrices, agacées ou méprisantes. Un silence. L’absence de tout sourire.»
    Le langage et «l’être du sens», au lieu du «sens de l’être», se trouve au cœur du livre de Max Dorra, et dans ses multiples manifestations, approché de multiples façons dans ce livre combien étrange et familier, à la fois savant et fraternel, parfois décousu en apparence mais cousu par-dessous si l’on peut dire, lié ensemble comme est liée ensemble notre aperception du monde.
    Ce matin j’avais aux jambes une foutue lourdeur de plomb, problèmes de circulation du voyageur en avion (le rêve prolongé), risque de thrombose (la dernière en revenant du Canada) et sensation d’aphasie, sur quoi je déchiffre les pages que Dorra consacre à l’aphasie, ensuite de quoi je me replonge dans le récit littéralement plombé de l’anéantissement de la paysannerie russe par Staline incessamment justifié par une langue de plomb. On ne sortira pas de ces mises en rapport. Pourtant il importe d’en éviter la propension diluante ou nivelante. Tout n’est pas dans tout quand le corps se réveille…
    Max Dorra: «La vraie vie est un mixage improbable, déconcertant». Et plus tard on parlera, je le pressens, de musique et de politique, que les Chinois et les Grecs associaient…

    Bien plus que la différence, dont on nous rebat les oreilles et qui signifie peu de chose à mes yeux, c’est la ressemblance qui m’importe en cela qu’elle surmonte les particularismes raciaux, sociaux ou sexuels au bénéfice de valeurs plus fondamentales. L’exaltation de la différence fleure déjà, à mes yeux, le clan ou la secte, avec ce relent de revendication qui cherche à forcer la main, alors que la découverte de la ressemblance aboutit à une vraie rencontre.

    «Une bonne rencontre est celle qui permet de co-renaître», écrit Max Dorra, «chacun apportant à l’autre, malgré la différence des instruments, des timbres, la note qui manquait à un accord enfin résolutif». Or lisant tout haut cette phrase à celle que j’ai rencontrée pour de bon après divers essais infructueux de part et d’autre à travers les années, je l’entends me dire: «c’est pile mon sujet de mémoire, ça recoupe Damasio et Varela sur quoi je bosse, faudra que je m’achète ce bouquin pasque tes notes au crayon bleu ça devient pas possible…»
    Et du coup je me rappelle cette rencontre et toutes celles, «résolutives» pour un moment décisif d’évolution personnelle, qui ont précédé et suivi et que je m’obstine à ne pas croire le fruit du hasard: nécessaires à ce moment précis.
    Avec L. on se rencontre à dix-huit ans, on fleurète, on se bécote et se tripote, mais le moment n’est pas venu. L’année du bac on se rencontre presque, on aurait fait des enfants avant le divorce probable, mais non: je vais de mon côté, elle se trouve un autre complice avant de divorcer, elle me relance (coiffure afro, engagée un max à gauche dans le groupe Mozambique) entre temps j’ai rencontré XYZ que j’ai aimés et lâchés faute de co-renaissance réciproque, ainsi de suite.
    Cette notion de co-renaissance est devenue la base de toutes mes relations, fondées sur la réciprocité. Toutes les amitiés qui n’ont pas été tissées de co-renaissance se sont étiolées avant de défunter. On me juge sans doute un piètre ami selon les codes de la répétition, mais tant pis, je n’aime pas faire semblant ni ne tolère le chantage à l’amitié qui force à se trahir.
    Je fréquente Max Dorra depuis moins d’un mois. Pas idée de qui il est. Jamais vu son visage. Mais plus proche de lui ces jours que de tant de gens qui prétendent me connaître, par les petites phrases que son livre relaie, vraie rencontre occulte, comme celle de Proust tous les matins que je lis aux «lieux», le Salon Proust de la Désirade où s’empilent tous les écrits de et sur Marcel Proust.
    A l’instant, à la fenêtre, le paysage est divisé en deux: ciel céleste et mer de brouillard. Gloire apparente du dessus, mais c’est à l’enfant sous la table que je pense. L. me raconte justement l’histoire de cette enseignante qui vient vers elle lui dire que la passionne la thématique de l’Ogre dans les contes, qu’elle aimerait traiter dans ses classes d’enfants difficiles, et qui fond soudain en larmes…

    Les hasards de l’édition me font lire, en même temps, deux livres intéressants que relient un même thème: la faillite du communisme réel. Le premier est une somme de près de 800 pages, qui nous plonge dans la vie quotidienne du cercle des potentats staliniens, style clan militaro-clérical, fanatiques bâtisseurs prêts à fusiller leur mère pour la cause des Travailleurs, avec lesquels on s’enfonce dans une épouvantable spirale de répression de masse préludant aux procès fratricides et aux exécutions. L’autre est un petit récit de Claude Duneton, fils de paysan du Limousin qui a baigné dans les grandes espérances nourries par la glorieuse Union soviétique (son père, devenu magasinier chez Renault, voyait en la Russie le paradis sur terre), et qui se retrouve en 1991 dans la cuisine de Tamara, belle blonde septuagénaire qui lui raconte sa vie de fille de plombier sous le socialisme réel, à cinq personnes dans la même pièce pendant vingt ans.
    A lire ces deux livres, on éprouve un sentiment qui ne se retrouve jamais à la lecture de témoignages sur le nazisme. Un sentiment mélangé d’horreur et de compassion. Même décrits dans le déchaînement de leur paranoïa, les potentats staliniens (et Staline lui-même) conservent quelque chose qui ressemble à de la «bonne volonté». Le tableau de La cour du Tsar rouge est extraordinairement détaillé et foisonne d’observations révélatrices. Par exemple celui-ci: que Staline tance Molotov sur son usage incertain du point virgule, en même temps qu’on planifie la famine en Ukraine; que tous, bourreaux de travail, se soucient mutuellement de leur santé et de l’éducation des enfants; qu’il lisent beaucoup et sont convaincus de servir un Idéal chevaleresque… Nadia, la femme de Staline, ne bronche pas quand on lui annonce la déportation d’un million de paysans, mais ce n’est pas un monstre pour autant, et puis ces paysans sont des koulaks. Et koulak, dans le catéchisme communiste, signifie exploiteur, vampire. En réalité pour la plupart: petits paysans pauvres qu’on vient dépouiller de leurs biens. Et les récoltes de se trouver confisquées et revendues pour doter l’industrie. Et la famine de ravager l’Ukraine, dont les ressortissants seront les victimes d’un massacre sans précédent. Cela non par racisme mais au nom de la fraternité!
    Et de même est-ce au nom de la fraternité que le père de Claude Duneton voit-il en Thorez un apôtre de l’Avenir Radieux, sans savoir que le grand Maurice ment aux travailleurs français pour asseoir son propre pouvoir, comme Aragon a menti pour consolider le sien.
    A lire ces deux livres en parallèle, le plus curieux est qu’on ne sent nullement conforté dans ce qu’on appelle l’anticommunisme. Il ne s’agit pas de ça mais de la foi aveugle en quelque idéologie que ce soit, catholique ou fasciste, maoïste ou léniniste. Claude Duneton observe que ses voisins paysans illettrés, dans le Limousin, résistaient mieux aux sirènes des lendemains qui chantent que son père lecteur. Or on se rappelle les œillères du père Sartre à Cuba: mentons au nom de l’Avenir et pour ne pas désespérer Billancourt, ce genre de discours.
    Surtout ce qui m’enchante dans ces deux livres, c’est qu’ils sont purs de toute haine et de tout ce qui fonde l’hubris destructeur. Lorsque Beria entre dans le cercle des potentats staliniens, Nadia Staline frémit d’horreur comme lorsque le Démon Stavroguine entre dans une pièce, chez Dostoievski. Il y a un diable parmi nous: et Staline le sait. Mais Staline sait aussi que ce démon va le servir mieux que certains de ses amis, que Beria torturera avec un soin particulier. Claude Duneton a été communiste lui aussi, comme tant de jeunes gens de bonne foi, et je me rappelle un premier voyage en Pologne, en 1967, j’avais vingt ans et je me croyais si progressiste que j’enjoignais nos hôtes, serrés à dix dans trois pièces, de croire à l’Avenir pour ne pas nous désespérer…
    A relever enfin cela d’épatant dans Loin des forêts rouges: que Duneton, qui ne parle pas russe, s’entretient avec Tamara, qui baragouine à peine anglais. Cela donne donc un échange plus mimé que parlé qui devient, de page en page, une véritable pièce de théâtre. Dans le langage célinien de l’écrivain, on se régale et d’autant plus que Duneton n’est pas du genre à se dorloter de mélancolie…

    Il fait nuit sur les monts tandis que l’hiver gagne. A la fenêtre là-bas scintillent, dans le noir où se distingue le contour du lac en ligne noire sur fond noir, le cliquetis-piquetis des lumières d’Evian. Et je lis sous la lampe ces mots d’ Yves Leclair écrits de sa Chine pyrénéenne où la neige, dit-on, a déjà recouvert les hauteurs: «La table est vide sous le halo orange de l’ampoule. Profonde obscurité à l’entour: j’y vois plus clair». Et comme je viens de m’éveiller je lis ce qui suit comme un écho inverse: «Dernier éveil avant de plonger dans le sommeil: femme, un Dieu clair a laissé son sceau sur ta peau laiteuse comme un point final – un beau grain de beauté dans ta neige, tout près de ton geai bleu».


    medium_Guibert2.2.jpgOn a besoin le matin de phrases limpides, on se lave à l’eau des mots, on lit par exemple: «le samedi midi, c’est le jour du bifteck de cheval. Louise le mange cru, non haché mas recouvert d’une nappe de sucre en poudre».
    Ou bien on lit: «L’auteur revoyait dans une succession d’images presque arrêtées tout ce que son père lui avait apporté, au-delà des mots si rares, au-delà des gestes encore plus rares, ces attentions, cette tendresse informulée, ces soucis, ces espoirs pour l’avenir d’un fils, seul garçon de la famille». Ou bien encore on lit: «Il cherche, une fois de plus, les mots du commencement, des mots, par exemple, capables de nommer ce qui fait le miracle du corps humain, son inexplicable animation, sitôt noué son dialogue muet avec les autres, le monde et lui-même – et aussi la fragilité de ce miracle». Ou encore ceci tandis que le jour se lève sur les pentes givrées: «Donne à qui sait lire ton âme, fuis qui la déchire, car tu n’as pas le temps».
    Tous les dimanches, Hervé Guibert allait voir Suzanne et Louise, deux vieilles femmes, ses grand-tantes, qu’il photographiait et décrivait au milieu de leurs objets, deux vieilles petites filles qui ne se parlaient guère qu’en sa présence, et son écriture toute unie et pure raconte le Carmel de Louise et les jambes de Suzanne, les cheveux très très longs de Louise jouant à se mettre la muselière du chien Whiskey et le corps de Suzanne jouant à être morte avant de se livrer à la faculté de médecine. Tous les jours Jean-Jacques Nuel revenait à sa table pour y sacrifier au Rite de l’écriture, tous les jours Cézanne revenait au corps du monde, tous ces matins Giovanna s’en va dans le froid du monde avec en elle peut-être une petite phrase bouleversante qui lui revient de cette page d’un livre entrouvert: «donne à qui sait lire ton âme»…
    Hervé Guibert retrouvé ce matin, l’esprit d’Hervé que je retrouve au coin du feu, le corps d’Hervé libéré de sa torture, l’écriture sans rature d’Hervé Guibert décrit le Paradis de Louise: «Elle dit qu’elle ne l’imagine pas. Le corps, de toute façon, n’a plus d’existence, et elle me cite un passage de l’Evangile où un esprit naïf demande avec lequel de ses sept maris une femme qui s’est mariée sept fois entrera au Paradis». Et je lis du petit livre entrouvert: «Si les livres n’avaient pas été là, je serais mort dans cette forêt. Lire m’a sauvé la vie et le voyage a commencé. Les mots sont mon sang, mon fouet, mon feu». Enfin je lis ces mots de Jean-Jacques Nuel: «Tout était à écrire. Un livre n’y suffirait pas».

    J’avais repris les œuvres de l’énergumène pour lire de mes yeux les mots éclatés d’Artaud le Mômo, et j’ai lu «L’esprit ancré/vissé en moi/par la poussée psycho-lubrique/du ciel/est celui qui pense toute tentation/tout désir/toute inhibition», j’ai lu «o dedi/a dada orzoura/o dou zoura/a dada skizi», j’ai lu «o kaya/o kaya pontoura/o ponoura/a pena/poni», je me suis rappelé ces mots sortant des babines du grand bambin couillu babolant dans son corps tournoyant, au théâtre l’autre soir, et j’ai repris au vol «C’est la toile d’araignée pentrale/la poile onoure/d’où – ou la voile,/la plaque anale d’anavou», et j’ai lu encore «(Tu ne lui enlèves rien, dieu/parce que c’est moi. Tu ne m’as jamais rien enlevé de cet ordre./Je l’écris ici pour la première fois,/je le trouve pour la première fois», et j’ai noté ces mots: «Je l’écris ici pour la première fois/je le trouve pour la première fois», car c’est cela même Artaud pour moi, Comme Van Gogh ou comme Louis Soutter, tous trois foudroyés à consommer tout cru à pleine langue et les dents dans la viande des mots, d’ailleurs je zappais et lisais maintenant: «On peut parler de la bonne santé mentale de Van Gogh qui, dans toute sa vie, ne s’est fait cuire qu’une main et n’a pas fait plus, pour le reste, que de se trancher une fois l’oreille gauche, dans un monde où on mage chaque jour du vagin cuit à la sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et rage, tel que cueilli à sa sortie du sexe maternel».
    Je lisais ces mots écrits à l’instant pour la première fois, puisque lus comme ça pour la première fois par moi, et je pensais à la Toile, poile onoure ou pentrale peu importe, mais à l’araignée, et je voyais Artaud dans la Toile, le sceptre levé: «La pointe extrême du mysticisme,/je la tiens maintenant dans le réel et dans mon corps,/comme un balai de cabinets», me disant: qu’est-ce que cela change?
    Qu’est-ce que cela change Internet? J’envoie à l’instant Louis Soutter sur l’Internet, il titube, il rouspète, mais il a ses plumes et son encre chourée au bureau de poste voisin (il y a encore des postes à la poque de la poile onoure ou pentrale) et mon compère Antonin (l’autre, l’ancien comédien lui aussi devenu nécrivain) qui m’écrit des SMS ou des Mails à chaque bouquin que je lui intime de lire me répond: sûr qu’Artaud le Mômo campe sur la toile - même qu’il y a son trou noir où ces mots flamboient: «L’intelligence est venue après la sottise/laquelle l’a toujours sodomisée de près – Et après»…
    Et après il y avait l’objet à la pointe extrême du regard de Van Gogh, et téléphone ou pas, il y avait la douleur à la pointe extrême du regard de Louis Soutter, et fax laser ou pas il y a ce fou d’Artaud qui dit tout et le contraire de tout mais qui le dit et le vit et ce cri échappe à toute connivence de ma part ou de la tienne, il dit au flic du Dôme qui veut le copiner: «Pas de tutoiement, ni de copinage,/Jamais avec moi,/ pas plus dans la vie que dans la pensée», et ça c’est partout qu’il le dit, il n’y a qu’à lire, l’Internet n’est rien, les machines ne baisent pas le corps, c’est le corps qui baise l’esprit et l’esprit rend gorge: «Le ciel du tableau est très bas, écrasé, violacé, comme des bas-côtés de foudre. La frange ténébreuse insolite du vide montant d’après l’éclair. Van Gogh a lâché ses corbeaux comme les microbes noirs de sa rate de suicidé à quelques centimètres du haut et comme du bas de la toile. Suivant la balafre noire de la ligne où le battement de leur plumage riche fait peser sur le rebrassement de la tempête terrestre les menaces d’une suffocation d’en-haut. Et pourtant tout le tableau est riche. Riche, somptueux et calme le tableau»…

    La neige était là tôt l’aube, la féerie de toujours mais ce matin plutôt comme une ombre blanche aux fenêtres - et justement je resongeais à ce monde apparemment réduit à rien du minimalisme qui peut relever aussi bien de l’impuissance créatrice que de l’ascèse poétique, comme dans les épures de Rothko, et je revoyais l’immensité apparemment vide de Gerry, le film de Gus Van Sant que j’ai regardé hier soir, juste après avoir repris la fin du roman de Jean-Jacques Nuel, Le nom, qui se risque lui aussi sur le fil du rasoir du vide apparent.
    Il ne se passe à peu près rien dans Gerry où deux amis se perdent dans la vastitude infinie d’un paysage, mais ce désert est aussi vibrant de présence que celui dont parle Théodore Monod, et ce qui se passe, à peu près sans mots, entre les deux garçons reste étrangement prenant. De la même façon, et malgré le paradoxe et le risque encouru par toute forme de «performance» littéraire, le roman de Jean-Jacques Nuel résiste à la vacuité et non seulement par la musique de l’écriture mais par tout ce qui filtre de la présence du romancier et de ce qui pour l’écrivain relève de l’essentiel, en deçà et par delà le nom qu’il écrit et réécrit comme un écolier sa première page de lettres copiées à la ronde ou comme un saint au désert ce qu’on appelle la prière du cœur, se bornant aux mêmes mots répétés à l’infini.
    Or que dire de plus à propos de ces expériences-limites? Peut-être ceci: qu’elles constituent des pointes qui s’émoussent à la moindre réitération complaisante. Ainsi le minimalisme devenu système, en peinture, sombre-t-il dans le dérisoire, de même que le maniérisme du rien en littérature, quand telle vie minuscule ou telle petite gorgée de bière se réduisent au must d’une mode…
    Il y a des moments de présence intense dans Gerry, quand les garçons marchent au bord du ciel ou dans le sel éblouissant-assoiffant du désert, quand Gerry évoque ses royaumes imaginaires à côté du feu de nuit ou lorsque couchés, exténués, leurs corps se rapprochent, leurs mains se cherchent, leurs sentiments mêlés d’affection et de rage esquissent une lutte-étreinte les rejetant finalement dans leur solitude muette tandis que le ciel roule ses vagues bleues en accéléré - mais tiens, voici du bleu sur la neige

    medium_Fuentes2.jpgOn est très vite entraîné dans le vif du dernier roman de Carlos Fuentes, par l’entremise d’une femme de tête, la cinquantaine et dans la haute politique mexicaine, qui drague épistolairement un fringant trentenaire qu’elle vient de rencontrer et qu’elle se propose d’aider à se mettre en selle avant de lui ouvrir son bunker privé. Cela se passe en 2020, alors que le président mexicain vient de damer le pion aux Américains en refusant de cautionner leur invasion de la Colombie et de s’opposer à la hausse du prix du pétrole. Par mesure de rétorsion, les USA ont coupé toute liaison entre le satellite qu’ils contrôlent et le Mexique, de sorte que celui-ci se trouve privé e toute forme de communication, obligeant les protagonistes du roman de Fuentes à s’exprimer par lettres. Et tout de suite ça vole très haut, c’est très allant, très dense et captivant. La grande silhouette de Machiavel ne tarde à se profiler à l’horizon, d’emblée les intrications de la passion du pouvoir et des menées humaines, sentimentales ou sexuelles, nourrissent ces vifs échanges, et ça y va. La distribution aligne donc Maria del Rosario Galvan, qui dit entre autres que le ressentiment est le vice national du Mexique et l’injustice l’écriture sacrée des terres latino-américaine, le jeune Nicolas Valdivia en lequel on pressent un Julien Sorel à dégaine de métis aussi séduisant de corps que d’esprit, Xavier Zaragoza dit Sénèque le conseiller du Président dont il flatte le «moi moral» tandis que son contraire, Tacito de la Canal, figure l’âme noire et servile de ces coulisses. Bref ça a l’air parti pour un beau grand roman de conjecture politique, dont les personnages sont immédiatement campés avec vigueur. On passera volontiers trois jours en leur compagnie, au lieu d’embêter la mère de Weyergans…

    Ainsi Maxime Gorki a-t-il éprouvé de la honte, lorsque le Pouvoir rebaptisa sa ville natale de Nijni-Novgorod de son nom, en pensant à son ami Tchekhov. Ainsi le jeune homme avait-il survécu sous la peau de crocodile du vieil «ingénieur des âmes» chambré par le Pouvoir. Ainsi quelque chose d’humain, le brin de paille de Verlaine, suffit-il à nous éclairer dans la nuit, me disais-je hier soir, à genoux dans la putain de neige devant ma putain de voiture, ne me rappelant plus comment encore on ajuste ces putains de chaînes, et pensant à Tchekhov.
    J’avais repris depuis quelques jours la lecture de Gorki, dont vient de paraître le premier volume des Oeuvres en Pléiade. Je m’étais rappelé ma lecture, une nuit à Sorrente, de la correspondance du jeune Gorki et de Tchekhov, où celui-là dit à peu près ceci au cher docteur: tout ce qui se fait aujourd’hui en Russie semble un raclement de bûches sur du papier de sac de patates à côté de ce que vous écrivez vous de tellement sensible et délicat. Je pestais contre mes putains de chaînes que mes mains glacées ne parvenaient pas à désentortiller dans la nuit plus russe que russe, et je pensais à Tchekhov, mon âme chantonnait tandis que le chien Fellow se tirait des lignes de neige en twistant comme un fol autour de moi, le rat. Et j’imaginais le docteur partant seul dans la nuit sur son traîneau, à l’appel d’un malade à dix verstes de là, et flûte pour ces putains de chaîne, me suis-je alors dit, je rentre à l’isba, à peine trois verstes, ça me donnera le temps de penser à Tchekhov, et voilà que me revenait cette phrase d’Anton Pavlovitch au jeune Gorki: « «On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part»…

    On mesure mieux, à la lecture du Siège de l’aigle de Carlos Fuentes, le grand vide du roman français actuel, à quelques exceptions près. En tout cas je ne vois pas, pour ma part, un seul titre de ces dernières décennies qui puisse rivaliser avec cette magnifique intelligence de la politique et des grands fauves qui se disputent le pouvoir, cette pénétration de la psychologie humaine et ce grand art de pur romancier qui fait apparaître, l’un après l’autre, et comme en ronde-bosse, par le seul truchement de lettres qui s’entrecroisent, ces formidables personnages gravitant, en 2020, trois avant l’élection de son successeur, autour du Président mexicain qui vient de sortit de son aboulie pour tenir tête aux Américains après leur invasion de la Colombie.
    Je n’ai jamais mis les pieds au Mexique mais après 220 pages de ce roman, qui n’est en rien «documentaire» au demeurant, j’ai l’impression d’avoir déjà vécu dans ce pays, alors même que tout ce qui se rapporte à son économie, à ses intrigues politiques, à ses problèmes sociaux (paysans, étudiants, crime organisé, etc.) me renvoie à la politique et à l’économie de nos pays, alors que les personnages qui s’y dessinent renvoient à un théâtre de tous les temps, de Plutarque à Macbeth.
    Qui a fait, en Europe, en France, en Allemagne, en Italie, un roman aussi clair et limpide de forme, sur une matière aussi trouble et complexe, et qui sonne si vrai et qui nous en apprenne tant? Car c’est cela même: comme dans Les illusions perdues de Balzac ou dans la Trilogie américaine de Philip Roth, on apprend une quantité de choses dans Le siège de l’aigle, tout en observant cette étonnante empoignade de formidables prédateurs qui ne sont jamais des caricatures (on se rappelle le pauvre Automne du patriarche de Garcia Marquez) et que le jeu du roman épistolaire permet de traquer dans leur intimité masquée ou leur obscène fausse franchise. Quel savoir et quel culot de voyou (un vrai romancier doit être un voyou), quelle malice et quelle vieille tendresse (le vrai romancier donne raison à tous ses personnages), enfin et surtout: comme on se sent bien là-dedans. Voilà ce qu’on voudrait lire aussi en Europe. La semaine passée, j’ai relu des pages d’Henri le vert de Gottfried Keller, et je me disais: voilà ce qu’on voudrait lire aujourd’hui. Or le plus amusant est que Fuentes, avec un clin d’œil, parle du obel de littérature attribué en 2020 l’écrivain Cesar Aira. Et voilà la générosité des grands: du coup je me suis rappelé que je voulais lire Varamo, et je suis allé le repêcher dans la pile des «à lire absolument»… du coup j’y ai passé l’après-midi, avant de redescendre en plaine et d’acheter La princesse Printemps. Quel plus beau titre un soir de neige à vous enchaîner dans la brouillasse?

    medium_Tarnation.jpgTarnation est un collage qui déroute d’abord par sa vitesse et ses ellipses, après quoi l’histoire se met en place qui a quelque chose d’un roman-photo américain des années 50, où tout de suite apparaît la mère du cinéaste dont il est question dès les premières séquences, avec l’annonce d’une overdose de lithium. Et c’est part pour unlife-movie renée a été reine de beauté au texas. En 1952 elle a rencontré un représentant de commerce, le beau Steve. Lovestory. Sauf que Steve fout le camp tôt et que Renée déjante au point que le gosse se trouve casé, chez des gens qui l’abusent bientôt. Jonathan placé, René va dans une prison, et les images video commencent de redéfiler.
    Car c’est de ça qu’est fait ce film recomposé: de toutes les images que Jonathan Caouette a collectées et, dès sa quatorzième année, filmées ou fait filmer lui-même.
    Ce film est à mes yeux la négation de l’art. C’est une sorte de déchet existentiel et pourtant il me touche, comme m’a touché l’autre jour ce billet d’une collégienne insultant son prof, d’une écriture de sang et de rage. Et voir le petit Jonathan de 15 ans en travelo, devant sa camera, jouant un rôle et pleurant de désespoir, me poigne aussi bien, mais que faire avec ça?
    Où est la limite du fait divers et de la tautologie? Toutes nos scènes de ménage et de manège ne sont-elles pas «à filmer»? Et tout ne va-t-il pas s’esthétiser de cette façon en patchworks «cultes»?
    «C’est pas mon genre les grossièretés» dit ce garçon qui se regarde et dit son amour pour sa mère, qu’on traite aux électrochocs. Je pense aux lettres d’Antonin Artaud et je vois ce pauvre gosse sans mots qui évoque le viol du vieux salaud auquel il a été confié, lequel apparaît bientôt à l’écran et lui ordonne de virer sa caméra…
    Vertige de cette horreur: et beauté tout de même à la longue, comme renouant avec une immense tendresse perdue et un pardon, où les images deviennent bel et bien récit…
    C’est l’histoire d’amour d’un fils et de sa mère, que tout a séparés et qui se retrouvent comme deux enfants perdus. De ces images absolument idiotes que sont celles qu’on prend en vidéo se dégage une espèce de poème. Cela fait un peu nouvelle de Carver racontée par à-coups sur un répondeur téléphonique ou envoyées par images segmentées. Pourtant une histoire se raconte là-dedans où se colmate un immense vide et s’esquisse une mélodie belle…
    Il y a des jours avec et, des jours sans, et c’est qu’il faut plutôt faire avec, au lieu de se cabrer ou de se fâcher avec soi, en tâchant de ruser, pour mieux déjouer la prétention de tout maîtriser ou la tentation de lâcher toute prise.
    Je prends ces notes chaque jour, mais comment ne pas comprendre qu’elles ne sont que d’infimes traces de chaque journée, dont seul compte peut-être le mouvement d’en retenir ces bribes ?
    J’étais curieux de lire l’essai qu’annonçaient les éditions Zoé, sous la signature de Nicolas Bouvier: Charles-Albert Cingria en roue libre, qui me semblait virtuellement intéressant.

    medium_CINGRIA4.jpgEt je ne croyais pas si bien penser, car ce Cingria par Bouvier est en effet un ouvrage virtuel. L’essentiel du livre est en effet consacré, par la professeure Doris Jakubec, à ce que qu’aurait pu être un livre de Nicolas Bouvier. Les textes de Bouvier sur Cingria rassemblés dans là-dedans, sous non seul nom en page de couverture, se réduisent en effet à une cinquantaine de pages déjà connues, notamment par une conférence qu’il avait donnée à Lausanne (je le sais puisque c’est moi qui l’y avais invité), à quoi s’ajoutent quelques feuillets épars, à peine des esquisses, que Doris Jakubec commente en même temps qu’elle présente, très bien d’ailleurs, l’œuvre de notre cher Cingria.
    Lors de sa conférence à Lausanne, Nicolas Bouvier nous sortit une énormité qui prouvait sa connaissance lacunaire du sujet, en regrettant tout haut que Cingria et Cendrars ne se fussent jamais rencontrés. Et de comparer ce qu’eût pu être une telle amitié avec celle qui avait lié Henry Miller et Lawrence Durrell. Pierre-Olivier Walzer, grand manigancier des Oeuvres complètes de Charles-Albert, qui fut son ami et son éditeur, son soutien et son saint disciple, fit alors remarquer ce que nous savions tous: savoir que Cingria et Cendrars s’étaient bel et bien rencontrés, et tellement aimés qu’ils se fuyaient et multipliaient les entre-piques.
    C’est un peu chipoter, mais je vais insister, après m’être tu gentiment ce soir-là, à propos d’une anecdote que rapportait Bouvier en causerie, et qui se trouve cette fois écrite en page 28 et 29, concernant une prétendue rencontre de Nicolas Bouvier et Charles-Albert Cingria, qui relève de la pure affabulation à la Cendrars…
    Quelque temps avant son escale à Lausanne, j’avais rencontré à Genève Bouvier qui me certifia n’avoir jamais rencontré Cingria, chose en effet plus que probable puisque celui-ci rejoignit les anges musiciens en août 1954, à cette époque même où Bouvier voyageait en Topolino dans les pays moites. Je lui racontai cependant, entre autres anecdotes, une histoire absolument tordante que le docteur Emile Moeri, cardiologue de mes amis qui s’occupa régulièrement de la santé de Charles-Albert lors de ses passages en Suisse romande, m’avait racontée pour l’avoir vécue à Paris.
    Le jeune Moeri Senior (père d’Antonin), emmené par Cingria dans une exposition chic, y fut prié par l’inénarrable bicycliste de lui tenir les deux poches de ses knickerbockers bien ouvertes pendant que celui-ci y enfournait quelques canapés aux anchois bien gras pour la route… Or le cher Emile n’en finissait pas de rire à l’évocation des taches de graisse qui étaient apparues sur les pantalons golf de Cingria. Et Bouvier aussi rit beaucoup lorsque je lui rapportai l’anecdote.
    Ce qu’il en fait dans Ecrire sur Cingria, en s’attribuant le rôle du jeune officiant, est si joli que j’ai bien un peu hésité à rétablir «la vérité». Bouvier ne fait pas autre chose en somme, ici, que du Cendrars ou même du Cingria, étant entendu que celui-ci ne s’est pas gêné en matière de mentir vrai.
    Bouvier croit rendre hommage à Cingria en se donnant le rôle de lui ouvrir les poches, lui qui n’était alors qu’un tout jeune homme qui n’avait, précise-t-il, «pas lu une ligne de lui». Il fait cependant une erreur de taille en prétendant qu’il n’a empli qu’une poche ce soir-là, la droite, en y déversant un «plateau» entier de «croissants au jambon». Le souci de vérité historique m’oblige cependant à rectifier, puisque c’était de canapés aux anchois bien gras qu’il s’agissait en l’occurrence, déversés symétriquement dans les deux poches de Charles-Albert, et non de croissants au jambon genevois…

    On ne sait trop où fuit le protagoniste de Fuir, le dernier roman de Jean-Philippe Toussaint, mais il y fuit et on le suit, un peu comme on jouerait à suivre n’importe qui dans la foule de la rue, à ceci près que e quidam fuit jusqu’en Chine, ce qui n’est guère plus remarquable pour lui que s’il fuyait en Belgique. L’important n’est évidemment pas dans ce qu’il découvre en Chine (à savoir rien) où il ne sait pas ce qu’il cherche ni non plus ce qu’il fuit, ayant constaté que ceux qu’il croyait le menacer ne le menacent pas vraiment, qu’il se fait des idées et que tant qu’à fuir il le pourrait aussi bien à l’île d’Elbe où le ramène bientôt une téléphone de Marie, l’amie qui l’a envoyé en Chine pour affaires chic et qui perd ensuite son père, comme cela arrive dans la vie.
    Ce qui compte n’est pas le but mais le chemin, disait un sage plein de sagesse, et c’est ce qu’on se dit en fuyant dans la foulée de son élastique personnage qui bondit et rebondit de page en page et de lieu en lieu et en faisant pom-pom comme une balle de tennis sur un court élégant. Dans la foulée on copule dans une chiotte de train chinois, ce qui peut faire sourire si l’on considère l’immensité disponible en Chine pour s’adonner à la chose, mais ce n’est qu’une péripétie de cette fuite où tout se fait comme ça, pour rien peut-être, et peut-être n’est-ce rien? Presque aussi rien, n’était le Médicis, que de passer trois jours chez la mère du Goncourt…

    Du brave soldat Schweijk à l’indolent Oblomov, en passant par le protagoniste de Je ne joue plus de Miroslav Krleza, la figure de celui qui dit non au jeu social, aussi doucement que fermement, a trouvé de belles illustrations, mais la plus émouvante reste sans doute celle du jeune scribe Bartleby, dans la nouvelle éponyme de Melville, employé de bureau à Wall Street et limitant progressivement son activité en opposant, aux multiples ordres et propositions de son patron, un doux et têtu «je préférerais pas…», traduction plus ou moins satisfaisante de «I would prefer not to…»

    Toute forme d’ésotérisme m’est foncièrement étrangère. Je conçois fort bien les tenants et les aboutissants d’un savoir caché, réservé à quelques élus, mais je ne saurais y participer sans trahir mon bon naturel. Il est assez de mystère, dans l’Univers, qui me suffit sans qu’on y rajoute du pseudo-mystère. Par ailleurs, les sectateurs du genre suffiraient à m’en détourner.

    Tout ce que je fais relève en somme de la mise en ordre, ou plus exactement: de la mise au clair. C’est cela: je tire les choses au net.

    Je lis ceci: «Pluie de printemps/toute chose en devient/plus belle.» Des mots calligraphiés par Chyo-ni, une noble Japonaise du XVIIIe siècle. Puis je lis cela.» Un matin glacé/sur mon vélo/j’admire les champs». Les mots de Catherine Sancet, de la classe 6e B du collège Gérard-Philipe de Carquefou. Je viens de me lever dans la nuit glaciale et je lis Le soleil de l’après-midi de Constantin Cavafy. C’est l’histoire du type qui se rappelle la chambre dans laquelle il a aimé quelqu’un «tant de fois». C’est d’une banalité crasse et pourtant, en lisant ce qui suit, tout à coup je me sens plus réel:
    «Sont-ils encore quelque part, ces pauvres meubles?/A côté de la fenêtre était le lit./Le soleil de l’après-midi arrivait à la moitié. Un après-midi, à quatre heures, nous nous sommes séparés,/Rien que pour une semaine… Hélas,/Cette semaine-là devait durer toujours».
    Ah mais, il fait un putain de froid, je ne suis personne et nulle part, et je lis juste maintenant: «Je ne suis rien./Je ne serai jamais rien./Je ne peux vouloir être rien./A part ça, je porte en moi tous les rêves du monde./Fenêtres de ma chambre,/Ma chambre où vit l’un des millions d’être au monde dont/Personne ne sait qui il est/(Et si on le savait, que saurait-on?),/Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,/Une rue inaccessible à toutes pensées,/Réelle au-delà du possible, certaine au-delé du secret, Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres, Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,/Avec le Destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.»
    Cela s’intitule Bureau de tabac et c’est évidemment signé Fernando Pessoa, puis je lis ceci en me rappelant l’odeur de tout à l’heure de quelqu’un que j’aime et qui dort encore, sous la plume d’Anna Akhmatova: «Les jours les plus sombres de l’année/Doivent s’éclairer/Je ne trouve pas de mots pour dire/La douceur de tes lèvres».
    C’est cela même: on ne trouve pas les mots du plus réel, mais la poésie est peut-être un peu de ça: plus de réel en peu de mots…

    medium_EllisLunar.jpgC’est pendant les pubs de la Star’Ac que j’ai commencé de lire Lunar Park, hier soir, avec un retard qui doit venir des quelques papiers dédaigneux que j’avais lu à gauche et à droite, disant à peu près: pas terrible, déballage narcissique, ragots de pipole, ces choses-là. Ce qui m’étonnait un peu, de la part de Bret Easton Ellis, et d’ailleurs André Clavel m’avait plutôt mis l’eau à la bouche, André Clavel qui est un vrai lecteur. Mais les choses qui doivent se faire se font, et lire Lunar Park pendant les pubs de la Star? Ac est une bonne façon de cumuler les plaisirs du prime, n’est-il pas?
    Ce qui est sûr, c’est que les 50 premières pages de Lunar Park, qui m’ont bientôt scotché par-delà les pubs, tout en reluquant de loin tel duo d’adorables baleines (Magalie et Liza Minelli) ou tel combat de jeunes coqs (Jérémie et Pascal au coude-à-coude assassin), c’est qu’il faut être bien distrait (ce que sont hélas beaucoup de mes consoeurs et frères) pour ne pas saisir vite la haute malice et la vigueur panique de cette fausse autobiographie jouant avec tous les standards médiatiques du monde actuel pour les «retourner» en quelque sorte.
    Bret Easton Ellis raconte en somme comment il est devenu un personnage de Bret Easton Ellis en devenant le romancier multimillionnaire auteur des livres de Bret Easton Ellis, de la même façon que son père, qu’il dit haïr pour de bonnes raisons (on en découvre les premières traces dans Zombies), lui a inspiré le personnage de Pat Bateman d’ American Psycho.
    On sait que Pat Bateman est un yuppie psychopathe, voisin de Tom Cruise dans son appart de Manhattan, qui ramène des meufs chez lui pour les tringler avant de les tronçonner. Ces mauvaises manières ont fait dire, par les Ligues féministes américaines, que Bret Easton Ellis était forcément misogyne pour imaginer de tels «comportements inappropriés». Ce que ces dames, et beaucoup de critiques distingués avec elles, n’ont pas vu, c’est que Patrick Bateman ne tuait qu’en imagination. Cela change-t-il quoi que ce soit? Si fait: cela distinguait ce roman de l’hystérie apathique aux coups de sonde dostoïevskiens (Norman Mailer l’a écrit lui aussi) d’un snuff polar banal jouant sur le goût de la violence et du sexe gore. Ce qu’on n’a pas assez compris, depuis Less than zero, c’est que Bret Easton Ellis est le médium d’une certaine réalité américaine, qu’il vit et traduit avec une porosité rare et une intelligence instinctive de pur romancier bien faite pour déstabiliser pas mal de nos confères et soeurs et les pitbullettes des Ligues de vertu.
    Le combat faisait rage entre Jérémie et Pascal (en duo de vrais mecs hormonés se coulant des regards je t’aime-je-te-tue à n’en plus pouvoir) quand je suis arrivé à l’évocation, dans Lunar Park, après la «descente aux enfers de la drogue» du romancier et la «main tendue» de Jayne, mère de son fils Robby (lui prétendait que c’était plutôt le fils de Keanu Reeves qui fréquentait Jayne à la même époque, mais le test a prouvé le contraire) vers laquelle il revint du «bout de la nuit», des lendemains du 11 septembre (ils se sont mariés cette année-là) où l’on a commencé de voir, dans toutes les villes d’Amérique, des attentats à tous les coins de rue, et les cadavres innocents s’amonceler jusqu’à la hauteur des derricks, et la peur de tout et l’horreur absolue: «Jayne voulait élever des enfants doués, disciplinés, poussés vers le succès, mais elle redoutait à peu près tout: la menace des pédophiles, des bactéries, des 4 x 4 (nous en avions un), des armes à feu, de la pornographie et du rap, du sucre raffiné, du rayonnement ultraviolet, des terroristes, de nous-mêmes»…
    medium_Ellis9.jpgL’humour embusqué de Bret Easton Ellis n’est pas très éloigné de celui de Michel Houellebecq, en plus fou, et sa fantaisie de fictionnaire mimant les délires contemporains est bien plus riche d’observations virtuelles et actuelles que ne le disent ses détracteurs distraits, comme il en va d’un Maurice Dantec.
    Madame Public a finalement préféré les langueurs mâles de Jérémie aux frémissements de fauve blessé de Pascal. Le dinar a de nouveau pissé un max à la Star Ac et tout est bien. Comme le dit et le répète Nikos: c’est en allant jusqu’au bout de son truc qu’on se dépasse à tous les niveaux du machin, alors voilà…
    Le rapport liant le Bret Easton Ellis qui écrit Lunar Park et le Bret du livre qui raconte sa vie de romancier célébrissime et plein aux as tâchant de s’arracher à la drogue, me rappelle curieusement celui qu’entretient Marcel Proust avec le Narrateur de la Recherche. Je sais bien que le rapprochement peut sembler «limite», mais l’idée m’en est venue hier soir en lisant la suite de Lunar Park, qui joue du dire-plus de la fiction en faisant de cette chronique autobiographique un roman brassant le même type d’observations que Moins que zéro, Les lois de l’attraction ou Zombies, avec ce même regard sur ce qu’on pourrait dire les enfants perdus de nos sociétés nanties et avachies, et cette même musique de détresse, qui expliquent sans doute l’extraordinaire retentissement de ces livres.
    Des pages 50 à 109, le narrateur de Lunar Park raconte essentiellement comment il replonge dans la dope (sans le reconnaître, avec toute la mauvaise foi connue de l’accro), et comment se distendent les liens l’attachant à Jayne (qui le surveille fébrilement), à Robby (qui le fusille du regard), à la petite Sarah dont l’oiseau de peluche n’est pas content non plus, ou au chien qui le juge grave lui aussi. Une fête démente de Halloween, où affluent les amis de l’écrivain, les voisins, les parents des mômes du quartier et les étudiants shootés du campus où Bret donne un atelier d’écriture, est l’occasion de détailler tout ce petit monde oscillant, comme toute l’Amérique, entre conformisme extrême et défonce, suavité et violence, infantilisme des adultes et sombre regard des enfants.
    Or ce qu’il y a là de plus intéressant qu’une peinture de mœurs, c’est qu’un roman couve, avec quelque chose d’aussi inquiétant que ce qu’on sent bouillir à la surface du cratère où est tombée la première machine infernale tombée du ciel, dans La guerre des mondes que justement je regardais d’un oeil en lisant Lunar Park, dans sa version initiale de Byron Haskin, si délicieusement années 50. Dans la foulée, j’ai d’alleurs été saisi par l’incroyable ressemblance entre le reporter se précipitant vers la faille avec son micro et le Bret Easton Ellis des années 80: même profil net et même grand front à même mèche ondulée, même cravate et même œil à vrille, bref le parfait youngster américain.
    Enfin, le rapprochement entre Bret et Marcel trouve un autre motif à la page 108 de Lunar Park, lorsque le narrateur léchote le brillant des lèvres de son élève Aimee Light, auquel il trouve un parfum qui le «ramène très loin». Et de préciser: «C’est comme ces petites mandarines chez Proust». Du coup, bon élève, Aimee corrige: «Vous voulez dire madeleines». Alors lui d’insister: «Ouais, comme ces petites mandarines».
    Et c’est exactement cela, le roman: c’est cette façon de réinventer la réalité, plus vraie que vraie, qui fait que les madeleines d’hier sont les mandarines d’aujourd’hui…

    medium_Djian.jpgQuel corniaud crevant de faim pourrait-il bien avaler les rogatons que Philippe Djian a recueillis dans son Doggy Bag? Ce qui est sûr, c’est que mon camarade Fellow les a rejetés rien qu’à me voir les détailler, d’un bout à l’autre de la pièce, fronçant en outre ses sourcils à la François-Joseph lorsqu’il m’a entendu lui citer à haute voix cette phrase d’anthologie: «L’ambiance était mortelle, si lourde qu’un attelage de bœufs aurait peiné à la tracter sur du plat»…
    C’était pourtant un titre assez épatant que Doggy bag et je m’en léchais autant les babines que le chien Fellow, mais au fur et à mesure que j’avalais ces morceaux de feuilleton, les signes de l’indigestion et, bientôt, les spasmes annonciateurs d’un probable dégobillage se manifestèrent au point que, sur cette phrase de la page 127: «L’ambiance était mortelle, si lourde qu’un attelage de bœufs aurait pené à la tracter sur du plat», je résolus de donner le reste au renard…
    Tout n’est pas pour autant à jeter du contenu de ce Doggy bag, dont certaines scènes, certains personnages et certaines ambiances (quand les bœufs ne s’en mêlent pas) se rattachent bel et bien à l’univers du romancier si remarquable de Sotos, Criminels, Sainte-Bob, Frictions ou Impuretés.
    Ce qui cloche, avec Doggy bag, tient probablement au projet de fabriquer une «série» à partir de deux personnages (deux frères rivaux qui possèdent un garage et voient revenir la femme qu’ils ont partagée après vingt ans d’absence) qui ne sont pas «creusés» comme dans les romans ordinaires mais lancés dans une suite de séquences filées à la diable et dialoguées à la va-vite. En ce qui me concerne en tout cas, je n’y ai pas cru, la terrible scène durant laquelle l’un des couples baise pendant que l’enfant de la femme se noie à deux pas de là fait à peine figure de péripétie, tout ça glisse et patine en surface, bref on se demande si cette Saison I a vraiment besoin des deuxième et troisième saisons annoncées…

    Nous sommes là dans le chaos de nos vies, et tout à coup il y a un moment de grâce, une île possible, une beauté qui nous sort de la platitude des jours et de la fuite du temps, et hier soir, chez la Comédienne, ç’a été sa fille Anna, notre filleule à l’Amie de la Comédienne (elle aussi actrice de théâtre, l’une des meilleures que je connaisse avec la Comédienne) et à moi, quand elle s’est assise, petite, avec sa guitare, et a commencé à nous jouer son Menuet d’un Anonyme.
    On peut me dire tout ce qu’on veut de la décadence des temps qui courent, de l’enseignement qui fout le camp et de la perte du Sens du Sacré chez les enfants de cette drôle d’époque: je n’en ai rien à souder, parce que c’est faux.
    Un Menuet d’un Anonyme joué par Anna, dix ans, avec un sourire de petit bodhisattva, au milieu d’un appart genre bohème artiste mais pas bordélique pour autant, après un repas de saveurs et une discussion enflammée d’abord (sur la pièce jouée ces jours par Denis Lavant, le pote de la Comédienne, où il est question de William Burroughs s’embarquant sur le radeau du Vieux Marin de Coleridge, à quoi la Comédienne n’a pas croché du tout) et ensuite super amicale, ponctuée d’irrésistible imitations d’animaux par l’Amie de la comédienne – tout ça et la beauté des choses et des gens refaisait surface dans notre chaos, comme elle refait surface à certains moments bouleversants de Lunar Park de Bret Easton Elis, quand les personnages naufragés qu’il y a dans ce livre se retrouvent sur un coin de radeau pour se dévisager avec tout ce qui leur reste de bribes d’amour.
    Lorsque Bret et Jayne s’affrontent et se retrouvent durant leur thérapie de couple – chef d’œuvre de psychologie dialoguée, soit dit en passant -, ou quand Bret croit enfin rejoindre son fils Robby avant le déchaînement des forces ténébreuses, il y a aussi de ces îles apparemment préservée de tout le linge sale du monde, où ce que nous avons de pur et de bon trouve à s’exprimer.
    A l’instant je le revis: Anna détaille chaque note avec gravité dans la nuit d’hiver. Dehors un renard file le long des voitures. Les mères qui m’entourent ont la même dégaine de babouchkas boucanées et bonnes. Le frère d’Anna, grand beau long garçon aux yeux et aux cheveux de berger afghan, nous a quittés quelque temps pour un casting, après quoi le revoici goûter au dessert de la Comédienne, genre crème à la turque, mélange de blanc battu et d’œufs en neige et d’eau-de-vie d’Arak. Un instant tout n’est plus qu’âme, ou disons qu’on se coule dans le corps du monde qui est un moule de beauté…

    medium_Tokaido.jpgLa sensation-vertige d’ubiquité qui caractérise l’homme actuel dans sa relation au monde se perçoit à la fois psychiquement et physiquement (par ce qu’on pourrait dire la physique du processus de lecture) dès les premières pages de ce maëlstrom de notations que constituent les Oasis de transit d’ Yves Rosset, monstrueux journal de bord recomposé d’un voyage autour du monde sillonnant et quadrillant l’espace autant que les strates du temps.
    Yves Rosset a voyagé librement une année durant, multipliant les allers-retors entre Berlin où il survit d’expédients (notamment barman de nuit) avec sa petite famille et le Japon, Israël et les States, entre autres points de chute d’un réseau tissant sa maille recoupée par le filet de ses mails amicaux round the world…
    Dès les premières pages japonaises de ce livre profus et bigarré, rappelant Cendrars le curieux de tout et le mange-mots plus que Bouvier l’esthète cultivé, j’ai été saisi par la justesse du titubement initial du voyageur occidental au Japon illico confronté à ce qu’il dit ici une «fascination particulaire» détaillée en ces termes dès son arrivée à Tokyo: «Je regardais vers le nord, vers l’ouest, en direction de Shinju-ku, de Toshima-ku. Il pleuvait fort, grisaillait, mais le brouillard n’empêchait pas de voir que la vile ne cessait pas jusqu’à l’horizon. Infinies détrouvailles, approfondissements, différenciations, murmures des mercures humeuses, foulances errées. Deux jours auparavant, en revenant de la plage de Kamakura pour rejoindre la gare, nous étions remontés à contre-courant le flot d’une sorte de rush-humanity extraordinairement clame et disciplinée qui, déversée par la mégapole que forment Kawasaki, Yokohama et Yokosuka, se rendait au bord de l’eau pour assister au hanabi, le feu d’artifice de l’été. Chaque visage intriguait comme une nouvelle étoile, chaque corps vibrait d’une tenson interne au sein du cosmos, chaque rire éclatait comme l’écho d’une manière de big-bang en expansion assourdissante».

  • Varia 2005, VIII

    medium_Rosset3.jpgLa sensation-vertige d’ubiquité qui caractérise l’homme actuel dans sa relation au monde se perçoit à la fois psychiquement et physiquement (par ce qu’on pourrait dire la physique du processus de lecture) dès les premières pages de ce maëlstrom de notations que constituent les Oasis de transit d’ Yves Rosset, monstrueux journal de bord recomposé d’un voyage autour du monde sillonnant et quadrillant l’espace autant que les strates du temps.

    Yves Rosset a voyagé librement une année durant, multipliant les allers-retors entre Berlin où il survit d’expédients (notamment barman de nuit) avec sa petite famille et le Japon, Israël et les States, entre autres points de chute d’un réseau tissant sa maille recoupée par le filet de ses mails amicaux round the world…

    Dès les premières pages japonaises de ce livre profus et bigarré, rappelant Cendrars le curieux de tout et le mange-mots plus que Bouvier l’esthète cultivé, j’ai été saisi par la justesse du titubement initial du voyageur occidental au Japon illico confronté à ce qu’il dit ici une «fascination particulaire» détaillée en ces termes dès son arrivée à Tokyo: «Je regardais vers le nord, vers l’ouest, en direction de Shinju-ku, de Toshima-ku. Il pleuvait fort, grisaillait, mais le brouillard n’empêchait pas de voir que la vile ne cessait pas jusqu’à l’horizon. Infinies détrouvailles, approfondissements, différenciations, murmures des mercures humeuses, foulances errées. Deux jours auparavant, en revenant de la plage de Kamakura pour rejoindre la gare, nous étions remontés à contre-courant le flot d’une sorte de rush-humanity extraordinairement clame et disciplinée qui, déversée par la mégapole que forment Kawasaki, Yokohama et Yokosuka, se rendait au bord de l’eau pour assister au hanabi, le feu d’artifice de l’été. Chaque visage intriguait comme une nouvelle étoile, chaque corps vibrait d’une tenson interne au sein du cosmos, chaque rire éclatait comme l’écho d’une manière de big-bang en expansion assourdissante».

    Ces notations m’ont rappelé la même sensation-vertige, exactement, qui m’a saisi la première aube blafarde dans le métro de Tokyo, au milieu de milliers de chauve-souris accrochées d’une main à leur poignée, de l’autre tenant l’attaché-case, chacune avec l’étoile éteinte de son visage, jusqu’au rush-humanity de la lente coulée vers les bureaux…

    Ensuite le voyageur est en en Judée, qui est celle à la fois d’un croquis rapporté de Chateaubriand («le paysage qui entoure la ville est affreux», où voisinent, dans une atmosphère de banlieue marine décatie. Bédouins de bidonville et soldats fatigués gardant leur arme proche («l’ordre existe de tirer dans la tête si l’on soupçonne que l’être qui s’approche peut être un combattant prêt à mourir»), vestiges archéologiques (Qumrân) et zones militaires, baigneurs de la mer Morte perpétuant la «foultitude solidaire du rhumatisme et de la tordue au fils des ans», et c’est parti pour un arpentage d’Israël qui superpose les images de l’école du dimanche de jadis et celles du vrombissant présent ponctué d’explosions…

    C’est un livre à lire lentement et en tous sens, dans l’ordre et dans le désordre, mais avec la même attention qui leste chaque observation de l’auteur. Je vais le trimballer avec moi jusqu’à la fin de l’année et peut-être au-delà. Sa lecture est à la fois intéressante et vivifiante, de point de vue de la langue qu’il touille et travaille au corps.

    medium_Rosset5.jpgVoilà ce que ça donne par exemple: «Emporter en soi un morceau du monde et le bercer pieds nus dans le sable de la Méditerranée ou dans un manteau de laine sous les arbres nus de l’hiver brandebourgeois, parmi un rouge de brique nordique et les odeurs infinitésimales du charbon de houille se glissant dans le décor d’un passé prussien. Quatre millions de réfugiés. Six millions de morts. Le H Manque sur l’inscription en tubes luminescents au sud du Sheraton. Vitres obscures. Mer léchée de flammes perçant le mur protégeant les vivants dormant encore ou déjà parvenus, sains et saufs, sur la plage du réveil. Drames de la mémoire du narrateur à Balbec, imagination de l’eau, lumineuse, lustrale, reflétée aux fenêtres muettes de solitude, encore tapies dans l’ombre».

    Or comme il y en a 500 pages de ce tonneau-là, on se souhaite bon voyage…

     

    Une mentalité me révulse, et c’est celle de la seiche philosophique, qui n’a rien à voir avec la seiche animale, se défendant comme elle le peut et à bon droit. Mais en quoi consiste la particularité de la seiche philosophique? La seiche philosophique a cela de particulier que, plongée dans un bac d’eau claire, elle y diffuse un jet d’encre noire avant de déclarer qu’il n’y a pas plus noir que le monde dans lequel elle, seiche de malheur, a été plongée.

    Il y a la seiche du tout est moche. Lui désignez-vous une chose belle, un paysage ou un tableau, un film ou un livre, qu’elle en dénonce aussitôt le défaut.

    Il y a la seiche de rien ne vaut le coup qui, arguant que tout a été fait ou que rien ne puisse plus advenir, n’a de cesse de ruiner tout projet et de dénigrer même toute idée de projet, pour mieux se complaire dans son amer bocal.

    Enfin il y a la seiche du tout est foutu, dont le goût du noir touche à l’absolu, le seul fait d’être au monde lui semblant la calamité d’origine.

    Or comment faire pièce à cette philosophie de la seiche? Essentiellement par un redoublement d’attention, je crois, au détail des choses. Cela seul compte en effet: le détail des choses. Ce qu’on appelle la réalité. L’origine des choses. Le Grand Récit. Paléontologie, livre des strates géologiques, écritures de toutes sortes. Et notre roman d’hier et d’aujourd’hui. Les carnets du papillon et ce qui s’ensuit…

     

    medium_Garrel3.jpgIl n’est pas de ville que j’aime autant retrouver que Paris, surtout les maisons blanches et les escaliers de bois ciré en colimaçon, les grands appartements mystérieux, les toits sur lesquels on marche à moitié givré, la Seine noire et les reflets des trottoirs de l’aube, tels exactement que les évoque, avec la beauté de la jeunesse, ce film sublime qu’est les amants réguliers de Philippe Garrel, que j’ai vu hier soir après avoir lu, dans un square, les cinquante première pages de La guerre sexuelle de Frédéric Pajak, qui nous replonge dans l’abjection des temps qui courent.

    Il va de soi qu’on peut trouver, dans des objets d’art ou de littérature inspirés par des regards diamétralement opposés, le même sentiment de libération intérieure, mais je me garderai bien de situer la satire teigneuse de Pajak au même niveau que le poème de Garrel, dont je suis ressorti intérieurement lavé comme d’un bain de neige. Le blanc de ce film est d’ailleurs celui d’une sorte de neige cernée de cendre, comme les visages irradiant ce qu’on dira simplement, comme chez Bergman, l’âme de chaque individu, dont le réalisateur capte la moindre vibration avec une sensibilité et un amour sans pareils.

    Le film de Philippe Garrel «parle» de mai 68 et de la «génération» des soixante-huitards, mais j’étais ravi, à midi, dans la nouvelle livraison de Ligne de risque (No 22, décembre 2005) de lire les propos de Philippe Sollers sur cette foutaise qu’est ce concept de génération, que personnellement je n’ai jamais ressenti, sinon comme une sale idée collante ou un sentiment d’adhésion médiocre. Tout ça pour dire que si Les amants réguliers fait bel et bien signe et sens à propos de ces années-là, c’est tout à fait ailleurs qu’il me touche personnellement, sans rien de la joliesse anecdotique de ce feuilleton italien dont je ne me rappelle plus le nom, relevant du roman-photo.

    Ici c’est autre chose. Ce sont surtout des histoires d’amour et c’est le portrait d’un pur. C’est un poème en images dont tous les personnages ont raison. On frise juste un peu l’emphase rhétorique à l’évocation des barricades, mais ce romantisme n’empêche pas la grande noblesse, presque janséniste, du propos; car c’est un filme aussi sur le divertissement en conflit avec l’absolu.

    En marchant le long de la rue Saint André-des-Arts, je me suis rappelé les quelques péripéties que nous avons vécues en ces lieux, avec quelques camarades de la jeunesse progressiste, et ma conviction intérieure que ce que je vivais n’avait rien à voir avec ça, que j’étais ailleurs, que toute la rhétorique qui se déchaînait autour de moi tournait à vide, tandis que je retrouve dans ce film tous mes sentiments épars du moment et des temps qui ont suivi, que Philippe Garrel dit de l’inamertume…

     

    C’est à une superbe analyse de La possibilité d’une île que Philippe Sollers se livre dans le dernier numéro de Ligne de risque, où il prend bien soin de préciser tout ce que le distingue, lui le nietzschéen dansant, du schopenhauerien qu’est à l’évidence Houellebecq, mais en multipliant les observations pertinentes et somme toute généreuse, malgré les piques. On retrouve d’ailleurs celles-ci dans le nouveau roman de Sollers, Une vie divine, dont les soixante première pages sont assez épatantes et relèvent nettement plus du vrai roman qu’à l’ordinaire, même si le protagoniste est le même éternel libertin que nous connaissons et qui développe ses vues en coachant une agréable brochette de dames.

    Cela étant, Sollers charrie lorsque, comparant Houellebecq et Bret Easton Ellis, il réduit celui-ci à un «simple ludion de marché», une «figure pour magazines».

    A-t-il lu sérieusement Lunar Park? Cela m’étonnerait. Evidemment l’auteur américain est peu philosophe, mais je le trouve, pour ma part, plus romancier que Michel Houellebecq et surtout que Philippe Sollers. Comme il en va de Houellebecq pour beaucoup de critiques, l’image médiatique de Bret Easton Ellis fausse probablement la donne, mais que cela a-t-il à voir avec la substance de ces romans. Ce qui est sûr à mes yeux, c’est que celle-ci est organiquement beaucoup mieux «tenue ensemble», et vivante et libre, comme sont vivants et libres tous ses personnages, y compris sa propre projection, que la substance des essais-romans de Philippe Sollers, dont la somptueuse prose (réellement étincelante dans ce nouveau livre, vive et radieuse) et l’intelligence hypercultivée (et hyperétalée) ne font pas illusion, à mes yeux sur le côté complètement plaqué de la création romanesque à proprement parler, le temps, les lieux, les couloirs de la mémoire et du sentiment, bref ce rêve éveillé du roman qu’est précisément Lunar Park et, aussi, dans une toute autre tonalité, La possibilité d’une île.

    On sent évidemment, dans les pages d’Une vie divine, la pointe de jalousie que Sollers éprouve à l’égard de Michel Houellebecq, mais il ne devrait pas. Alors qu’il prétend instaurer une nouvelle noblesse du goût, cette façon de se pousser au premier rang de la photo est un peu trop «plèbe», je trouve. Enfin je n’ai rien, pour ma part, contre la «plèbe» qu’il est désormais de bon ton de mépriser. J’ai le tort, sans doute, de ne voir que des gens…

    A ce propos, et pour en revenir à un autre roman qui vient également de paraître chez Gallimard, du Lausannois Frédéric Pajak, je trouve chez celui-ci ce même mépris, précisément, mais alors à une dose «panique», dans la peinture endiablée qu’il fait des personnages de La guerre sexuelle, dont l’écriture a heureusement assez de chien pour retenir l’attention. Mais quoi? Faut-il vraiment s’intéresser à cette galerie de nuls? Je me le demande. J’aimais beaucoup Reiser, dont les pires charges avaient toujours quelque chose d’un peu tendre, à part la drôlerie. Chez Pajak, le comique y est certes, mais le trait se force ici jusqu’au mécanique et c’est un peu dommage chez un auteur qui a le punch de Houellebecq mais pas les soubassements…

     

    La lecture d’Une vie divine de Philippe Sollers, dont la brillance me semble de la rhétorique, me laisse un peu sur ma faim après 50 premières pages de lecture. Sollers peut traiter Bret Easton Ellis de «ludion médiatique», pour ma part je trouve bien plus de vraie substance romanesque dans Lunar Park que dans ce nouveau tour de piste de Sollers reconverti au nietzschéisme libertin. Sollers prétend dire ce que personne n’a jamais dit, mais cela me fait sourire. C’est du cirque narcissique du même tonneau que le cirque narcissique d’un Chessex, et leur façon de se mettre en valeur est assez comparable au demeurant

    Il y a quelque chose du Pygmalion pédant, chez Sollers autant que chez Chessex, qui me fait sourire. «Et maintenant, nous allons passer à Nietzsche, ma petite…», dit en somme son protagoniste à la charmante Ludi, qui s’en tamponne. On sent l’auteur jaloux, en outre de Houellebecq, qu’il cautionne de manière à la fois paternaliste (l’aîné) et un peu méprisante (le bourgeois). Bref, et une fois de plus, mon sentiment que Sollers est un essayiste de talent, mais un romancier sans entrailles, s’avère. Trop intelligent et trop lucide pour faire un vrai romancier. Intéressant par moments, mais comme une conversation. Son roman en réalité: de la lecture et de la glose. De la glose et de la pose.

     

    C’est Noël et je me réjouis, ce soir et demain, de me retrouver en famille, comme dans nos enfances heureuses et chrétiennes, autour du sapin, lorsque nous tremblions un peu de réciter devant le sapin: «La bougie à l’œil pointu a dit/C’est la fête à Jésus sois gentil.» Depuis hier soir, dans notre isba sous la neige, cela sent de nouveau bon Noël, cela sent la grand-mère à la pommade camphrée et ce soir nos filles et leur oncle ex-taulard nous prépareront un frichti avant les cadeaux. Il n’y aura pas de poésie devant l’arbre puisque les enfants restent à venir mais le sapin est là et les santons de terre cuite et tout le bazar de Noël qu’aucun de nous n’aurait l’idée de démystifier, comme on dit à la télé.

    Or l’autre soir à la télé romande, justement, l’idiote de service a cru malin de proposer, à l’heure du Prime, comme ils disent, dans son émission intitulée Scènes de ménage, qui se veut résolument à la coule, le cadeau de Noël original sous la forme d’un godemiché, alternative branchée du rouleau à pâte… Il va sans dire que cela ne m’a pas choqué du point de vue de la morale conventionnelle, mais sous l’angle de la sensibilité je me suis senti réellement blessé en pensant aux braves gens qui ne sont pas armés pour résister à telle insane vulgarité. Le pire blasphème est admissible, non la vulgarité. J’accueillerai volontiers, ce soir, Sade et Genet, dont je sais qu’ils ne ricaneront pas lorsque je réciterai «La petite bougie à l’œil pointu», mais la muflerie médiatique et la vulgarité me semblent absolument inadmissibles.

     

    Le style est la pointe de la discipline et si possible invisible, si possible naturel en apparence, l’effort s’effaçant dans la grâce du geste, comme il en va de la danseuse ou du cavalier, et c’est exactement ce qu’on vit, à l’instant de le lire, à travers deux livres déliés de Marie Nimier et de Jérôme Garcin avec lesquels, en deux bonds élégants, on passera d’une année à l’autre, et qui parlent incidemment de la même chose, à savoir du rapport exact, approprié, supposant un drill rigoureux mais se donnant sans peine, entre la chose vécue et sa transmutation par le verbe.

     

    Marie Nimier se déplace comme sur les pointes dans les nouvelles et autres tableautins de Vous dansez, où sa légèreté de touche, parfois jusqu’à l’évanescence, va de pair avec la concentration et le mordant de l’expression. Prêt à être portés au théâtre (comme plusieurs l’ont d’ailleurs été), ces dialogues oscillent entre l’évocation lyrique et la satire, comme celui qui oppose le journaliste et la ballerine ou le discours in petto de celle qui passe un casting drillé par un expert à formules toutes faites. Même un peu mince, tout ça est très finement filé dans une belle écriture.

     

    medium_Garcin.jpgAvec Jérôme Garcin, celle-ci a plus de corps et de coffre. Ceux qui ne sont pas des fous de cheval (comme c’est mon cas, hélas) et qui n’en pincent pas pour le genre diariste (c’est le cas de Garcin, mais pas le mien) seront étonnés de trotter d’emblée, puis de galoper dans la foulée de ce Journal équestre où l’auteur ne consigne en principe que ce qui a trait à son cheval Eaubac et à sa passion.

    Or Cavalier seul et bien plus que cela, et d’abord par son style magnifique, dont la tenue reproduit en somme celle de l’écrivain en selle, au double sens du terme. Ce début l’annonce à merveille: «Deux heures de promenade sur la plage désertée de Deauville et sous un ciel bas d’apocalypse. La mer est en colère, elle a sorti son beau gris métal. En guise de préliminaires, les pieds fouettés par les vagues, Eaubac léchouille l’eau salée comme s’il lapait du champagne. C’est un cheval distingué, un peu gourmé. Ensuite, on trotte face au vent et à une fine bruine. Les mouettes s’envolent sur notre passage, Au loin tanguent les bateaux qui rentrent en procession au havre. Eaubac trépigne, à qui la manche donne des envies de rodéo: la marée est très basse, le sable compact, l’air abrasif. Un char à vile nous croise, et le voici parti en coups de cul et autres figures de gymnastique. Je tends à peine les rênes. On s’installe alors dans un galop puissant et cadencé qui n’en finit pas. Extase matérielle».

    C’est cela même: extase matérielle. Quand une novice débarquait au couvent d’Avila pour y assouvir son besoin d’élévations mystiques, Thérèse lui désignait aussitôt le seau et la serpillière qu’il y avait là et le grand dallage qu’il y avait là-bas, pour premier exercice spirituel. Dans le même esprit, la danseuse de Marie Nimier et le cavalier de Jérôme Garcin bossent un max pour la seule beauté du geste et de l’art, sans parler du tonifiant plaisir du lecteur. Dans l’un et l’autre cas, la classe du style s’impose le pied-léger…

     

    «Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre», écrivait Mallarmé.

     

    Cela fait-il du monde un cabinet de rat des lettres claquemuré dans sa poussière. Nullement. Car «l’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini», comme le notait Charles-Albert Cingria.

    Le même Cingria disait que la meilleure critique ne faisait que coudre ensemble des citations. Lui-même ne s’y tenait pas, mais l’art de la citation est une composante de la bonne critique, et voici que Léon Bloy suggère: «On devrait fonder une chaire pour l’enseignement de la lecture entre les lignes».

     

    L’autre jour, dans son petit bureau de la rue Huyghens, Amélie Nothomb, folle de lecture s’il en est, me rappelait l’observation de Virginia Woolf selon laquelle n’a été vécu que ce qui a été écrit, mais une nuance qualitative est apportée sur ce qui est vécu et écrit par Valéry: «La lecture des histoires et romans sert à tuer le temps de deuxième ou troisième qualité. Le temps de première qualité n’a pas besoin qu’on le tue. C’est lui qui tue tous les livres. Il en engendre quelques-uns».

    … Quelques-uns. Le critique d’ultra-droite Robert Poulet écrivit un jour Le livre de quelques-uns, après avoir signé un pamphlet Contre la plèbe. Lorsque je l’ai rencontrà à Marly-le-Roy, je l’ai vu pleurer en évoquant le suicide de sa fille, avant qu’il me recommande de ne jamais faire d’enfants. Je me réjouis de ne l’avoir pas écouté.

     

    Philippe Sollers, dans Une vie divine à paraître au début du prochain millésime, prétend lui aussi, sous l’égide du retour de Nietzsche (l’un des personnages du roman) rétablir telle aristocratie de l’esprit et du goût, non sans hautain mépris. Or celui-ci me semble, précisément, une faute de goût. Virgnia Woolf, elle encore, ne disait-elle pas que l’aristocrate naturel, sachant sa qualité, n’a pas besoin de se comparer ni se se faire valoir. Ces sont des paysans, des artisans, des gens de nos montagnes qui me l’ont appris bien mieux que des patriciens à particule ou des bourgeois. D’ailleurs à Sollers et consorts Nabokov lance au passage: «Le Style et la Structure sont l’essence d’un livre. Les grandes idées ne sont que foutaises».

     

    «Lire, c’est aller à la découverte d’une chose qui va exister», écrivait Italo Calvino et ce n’est pas autre chose que dit Deleuze dans Proust et les signes, qui souligne le dévoilement aval de la mémoire bien plutôt que son involution.

    En ceci d’Alberto Manguel, je trouve soudain un écho à ma propre conception de la lecture: «Tout lecteur est un lecteur associatif. Il lit comme si tous les livres étaient les livres d’un même auteur prolifique et sans âge».

     

    medium_Kis.jpgEn rangeant mes paperasses, je suis tombé sur la photocopie d’une page de la Lettre internationale, excellente revue disparue depuis des années, reproduisant la version complète des Conseils à un jeune écrivain de Danilo Kis, que je me suis affairé à recopier pour ma gouverne étant entendu qu’un écrivain ne peut que rester jeune et que ces préceptes valent toujours, ou méritent à tout le moins d’être discutés.

    Cultive le doute à l’égard des idéologies régnantes et des princes.

    Tiens-toi à l’écart des princes.

    Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.

    Sois persuadé que tu es plus fort que les généraux, mais ne te mesure pas à eux.

    Ne crois pas que tu es plus faible que les généraux mais ne te mesure pas à eux.

    Ne crois pas aux projets utopiques, sauf à ceux que tu conçois toi-même.

    Montre-toi aussi fier envers les princes qu’envers la populace.

    Aie la conscience tranquille quant aux privilèges que te confère ton métier d’écrivain.

    Ne confonds pas la malédiction de ton choix avec l’oppression de classe.

    Ne sois pas obsédé par l’urgence historique et ne crois pas en la métaphore des trains de l’histoire.

    Ne saute donc pas dans les «trains de l’histoire», c’est une métaphore stupide.

    Garde sans cesse à l’esprit cette maxime: «Qui atteint le but manque tout le reste».

    N’écris pas de reportages sur des pays où tu as séjourné en touriste; n’écris pas de reportages du tout, tu n’es pas journaliste.

    Ne te fie pas aux statistiques, aux chiffres, aux déclarations publiques: la réalité est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

    Ne visite pas les usines, les kolkhozes, les chantiers: le progrès est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

    Ne t’occupe pas d’économie, de sociologie, de psychanalyse.

    Ne te pique pas de philosophie orientale, zen-bouddhisme etc: tu as mieux à faire.

    Sois conscient du fait que l’imagination est sœur du mensonge, et par là-même dangereuse.

    Ne t’associe avec personne: l’écrivain est seul.

    Ne crois pas ceux qui disent que ce monde est le pire de tous.

    Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.

    Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.

    Aie la conscience tranquille: les princes n’ont rien à voir avec toi, car tu es prince.

    Aie la conscience tranquille: les mineurs n’ont rien à voir avec toi, car tu es mineur.

    Sache que ce que tu n’as pas dit dans les journaux n’est pas perdu pour toujours: c’est de la tourbe.

    N’écris pas sur commande.

    Ne parie pas sur l’instant, car tu le regretterais.

    Ne parie pas non plus sur l’éternité, car tu le regretterais.

    Sois mécontent de ton destin, car seuls les imbéciles sont contents.

    Ne sois pas mécontent de ton destin, car tu es un élu.

    Ne cherche pas de justifications morales à ceux qui ont trahi.

    Garde-toi du «redoutable esprit de suite».

    Crois ceux qui paient cher leur inconséquence.

    Ne crois pas ceux qui font payer cher leur inconséquence.

    Ne prône pas le relativisme de toutes les valeurs: la hiérarchie des valeurs existe.

    Reçois avec indifférence les récompenses que te décernent les princes, mais ne fais rien pour les mériter.

    Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris st la meilleure de toutes, car tu n’en as pas d’autres.

    Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la pire de toutes, bien que tu ne l’échangerais contre aucune autre.

    «Parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche» (Apocalypse 3, 16)

    Ne sois pas servile, car les princes te prendraient pour valet.

    Ne sois pas présomptueux, car tu ressemblerais aux valets des princes.

    Ne te laisse pas persuader que la littérature est socialement inutile.

    Ne pense pas que ta littérature est «utile à la société».

    Ne pense pas que tu es toi-même un membre utile de la société.

    Ne te laisse pas persuader pour autant que tu es un parasite de la société.

    Sois convaincu que ton sonnet vaut mieux que les discours des hommes politiques et des riches.

    Sache que ton sonnet n’a aucun sens face à la rhétorique des hommes politiques et des princes.

    Aie en toute chose ton avis propre.

    Ne donne pas en toute chose ton avis.

    C’est à toi que les mots coûtent le moins.

    Tes mots n’ont pas de prix.

    Ne parle pas au nom de ta nation, car qui es-tu pour prétendre représenter quiconque, si ce n’est toi-même?

    Ne sois pas dans l’opposition, car tu n’es pas en face, mais au-dessous.

    Ne sois pas du côté du pouvoir et des princes, car tu es au-dessus d’eux.

    Bats-toi contre les injustices sociales, sans en faire un programme.

    Prends garde que la lutte contre les injustices sociales ne te détourne pas de ton chemin.

    Apprends ce que pensent les autres, puis oublie-le.

    Ne conçois pas de programme politique, ne conçois aucun programme: tu conçois à partir du magma et du chaos du monde.

    Garde-toi de ceux qui proposent des solutions finales.

    Ne sois pas l’écrivain des minorités.

    Dès qu’une communauté te fait sien, remets-toi en question.

    N’écris pas pour le «lecteur moyen»: tous les lecteurs sont moyens.

    N’écris pas pour l’élite; l’élite n’existe pas: tu es l’élite.

    Ne pense pas à mort, mais n’oublie pas que tu es mortel.

    Ne crois pas en l’immortalité de l’écrivain, ce sont là sottises de professeurs.

    Ne sois pas tragiquement sérieux, car c’est comique.

    Ne joue pas la comédie, car les boyards ont l’habitude qu’on les amuse.

    Ne sois pas bouffon de cour.

    Ne pense pas que les écrivains sont «la conscience de l’humanité»; tu as vu trop de crapules.

    Ne te laisse pas persuader que tu n’es rien ni personne: tu as vu que les boyards ont peur des poètes.

    Ne va à la mort pour aucune idée et ne convainc personne de mourir.

    Ne sois pas lâche, et méprise les lâches.

    N’oublie pas que l’héroïsme se paie cher.

    N’écris pas pour les fêtes et les jubilés.

    N’écris pas de panégyriques, car tu le regretterais.

    N’écris pas d’oraisons funèbres aux héros de la nation, car tu le regretterais.

    Si tu ne peux pas dire la vérité – tais-toi.

    Garde-toi des demi-vérités.

    Lorsque c’est la fête, il n’y a pas de raison pour que tu y prennes part.

    Ne rends pas service aux princes et aux boyards.

    Ne demande pas de service aux princes et aux boyards.

    Ne sois pas tolérant par politesse.

    Ne défends pas la vérité à tout prix: «On ne discute pas avec un imbécile».

    Ne te laisse pas persuader que nous avons tous également raison, et que les goûts ne se discutent pas. Etre deux à avoir tort ne veut pas dire qu’on soit deux à avoir raison» (Karl Popper)

    «Admettre que l’autre puisse avoir raison ne nous protège pas contre un autre danger: celui de croire que tout le monde a peut-être raison». (Popper)

    Ne discute pas avec des ignorants de choses dont ils t’entendent parler pour la première fois.

    N’aie pas de mission.

    Garde-toi de ceux qui ont une mission.

    Ne crois pas à la «pensée scientifique».

    Ne crois pas à l’intuition.

    Garde-toi du cynisme, entre autres du tien.

    Evite les lieux communs et les citations idéologiques.

    Aie le courage de nommer le poème d’Aragon à la gloire du Guépéou une infamie.

    Ne lui cherche pas de circonstances atténuantes.

    Ne te laisse pas convaincre que dans la polémique Sartre-Camus les deux avaient raison.

    Ne crois pas à l’écriture automatique ni au «flou artistique» - tu aspires à la clarté.

    Rejette les écoles littéraires qui te sont imposées.

    A la mention du «réalisme socialiste», tu renonces à toute discussion.

    Sur le thème de la «littérature engagée», tu restes muet comme une carpe: tu laisses cela aux professeurs.

    Celui qui compare les camps de concentration à la Santé, tu l’envoies valser.

    Celui qui affirme que la Kolyma, c’est différent d’Auschwitz, tu l’envoies au diable.

    Celui qui affirme qu’à Auschwitz on n’a exterminé que des poux, et non des hommes, tu le jettes dehors.

    Celui qui affirme que tout cela représentait une «nécessité historique», même traitement.

    «Segui il carro e lascia dir le genti». (Dante)

     

     

    medium_volodine3.jpgOn est ces jours, à La Désirade ensevelie sous la neige, dans le grand silence de l’enfance et des contes, seuls les oiseaux ont des couleurs qui crépitent autour du Macbird’s, et les murmures des livres aussi se distinguent plus nettement, et tel est le conte de ce matin, signé Antoine Volodine, qui me parle d’animale innocence sous le nom de Wong. Il y a de l’oiseau chez Wong, qui se déplace un peu sur les pointes dans la zone minée d’après les Evénements qui ont décimé les cultivateurs de la région, mais on verra bientôt, à l’apparition d’une furie humaine à lance-roquettes et gestes manquant de précision, que Wong n’est pas du genre à s’en laisser conter, surtout d’une créature sentant la crotte.

     

    Aux barbares on ne répond pas, ou pas dans leur langage, mais dans le langage de la civilité. Je me le dis et me le répète alors que je vois se développer une nouvelle tendance des instruits au mépris, qui ne donnera rien de bien. Au mépris il faut substituer le respect sans flatterie et l’attention exigeante, conforme au respect de soi et approprié au niveau de chacun. Il ne s’agit pas de se montrer supérieur, comme y tend un Philippe Sollers, mais bien plutôt de tenir une position digne et généreuse à la fois. Celle d’un William Trevor me semble assez exemplaire, qui relance celle qu’a pu tenir un Tchékhov. Je dirais: une attitude pétrie d’humanité et d’indulgence, mais pure de tout sentimentalisme et de toute démagogie. Chez Tchékhov comme chez Trevor, une égale porosité filtre le double aspect tragique et comique de toute situation humaine. Or je ne cesserai de lire Tchékhov et Trevor durant tote la durée de composition de mon nouveau roman.

     

    On parle aujourd’hui de nouveaux réactionnaires à propos de certains écrivains et autres intellectuels français, tels Michel Houellebecq ou Alain Finkielkraut, mais cette appellation me semble une fabrication médiatique opportuniste plus qu’une catégorie cohérente. En ce qui me concerne, je me suis toujours trouvé en position de réaction, d’abord contre le gauchisme dont les aspects doctrinaires et la visions réductrice du monde n’ont pas tardé à me détourner (peu après la vingtaine, dès le début des années 70), ensuite contre les jobards de tous bords que Marcel Aymé stigmatise si bien dans Le confort intellectuel, enfin contre mes amis de droite confits en bigoterie ou versant dans le nationalisme exacerbé. J’ai souvent été traité de réac par certains, voire de fasciste (à l’époque où j’ai eu le front d’aller interviewer Lucien Rebatet), et sans doute ma position à contre-courant relevait-elle de la droite, sans que le fascisme ni l’antisémitisme ne m’aient jamais tenté d’aucune façon, mais au fond je ne serai jamais qu’un Helvète démocrate un peu bohème et très Monsieur Contrarius, selon l’expression de ma chère mère,  surtout poreux, curieux de tout et de plus en plus mal disposé à souscrire à aucune idéologie, tout en m’intéressant de plus en plus aux phénomènes qui en découlent.

    Ceci dit, je me sens à des lieues du décri catastrophiste  et du mépris humain des écrivains à la Houellebecq, Dantec ou Sollers, tout en partageant bien des vues qu’ils formulent sur la vulgarité et les aveuglements collectifs de l’époque.

     

    A quoi cela tient-il que certaines œuvres de jadis ou naguère nous semblent comme faites ce matin, et que d’autres plus récentes, qui se voulaient novatrices, se ressentent tant de leur époque qu’elles paraissent plus vieilles que les autres? C’est la question qu’une fois de plus je me posais en regardant ces jours La splendeur des Amberson d’ Orson Welles, qui date de  1942, et ensuite Effi Briest de Rainer Werner Fassbinder, tourné en 1974.

    medium_Fassbinder.gifDans l’œuvre prolifique et passionnante, non moins qu’inégale de Fassbinder, qu’un nouveau coffret réunissant 18 de ses meilleurs films permet de (re) découvrir chez soi, Effi Briest est un bijou qui n’est pas loin de l’esthétique splendide de Welles, avec un effet de distanciation (le fameux V-Effekt de Maître Brecht) qui en signale la «modernité». Relisant le roman éponyme de Theodor Fontane (autre merveille à (re) découvrir), Fassbinder use et abuse de jeux de miroirs et d’artifices de toute sorte pour donner à cette histoire de femme-enfant toute pure en apparence (Hanna Schygulla, d’une beauté à consistance de Sèvres) prise au piège d’un mariage hyper-bourgeois et d’un milieu hyper-conventionnel, sa touche de classicisme formel, quelque part entre Monet et le Visconti de Senso, mais comme dédouané ou dédoublé par l’esprit critique, étant entendu que nous ne sommes pas dupes.

    Rien de cela dans La splendeur des Amberson, qui «assume» absolument son faste formel et n’en a pas pris une ride pour autant. Paradoxalement en revanche, et malgré sa beauté, Effi Briest se ressent de son maniérisme et d’un soupçon de pédantisme qui procèdent finalement de cette tare d’une certaine esthétique «moderniste», fondée sur la conviction que l’artiste doit rester à distance. On l’a vu mille fois dans les mises en scène théâtrales de la même époque, mais on en revient aujourd’hui. Tant mieux n’est-ce pas? D’aucuns en tirent prétexte pour taxer de réactionnaire ce retour à l’intelligence d’understatement, alors que cette réaction salutaire passe les modes et les doctrines…

     

    Chaque fin d’année est comme une fin de vie, on meurt, on coule, on va toucher le fond, on se dit que c’est affreux, quelle horreur ces cadeaux, quelle horreur ces fêtes, quelle horreur ces gens qui vont se réjouir, on se plaint en se goinfrant de douceurs, on se lamente en se tassant la cloche, on est plus malheureux que les malheureux qui battent la semelle dans la rue glaciale, après quoi sonne Minuit et c’est le lendemain qui chante, rien ne sera plus comme avant, on prend des tas de résolutions, on se sent déjà meilleur rien que d’y penser…( A La Désirade, ce samedi 31 décembre)

  • Dantec le cyborg

    medium_Cyborg.jpg
    Lecture de Grande Jonction (6)

    Maurice G. Dantec est un visionnaire déjanté, doublé d’un conteur conjectural et d’un poète aux envolées parfois éblouissantes, comme le prouvent une fois de plus les pages centrales de Grande Jonction, après une assez morne plaine.
    Je parle de pages centrales (de 500 à 600) parce qu’on y retrouve une sorte de fusion de l’idée et de la forme qui, proche du délire, nous replonge au cœur de la vraie fiction, par delà le récit de guerre ou la dissertation philosophico-théologique, et qui constitue bel et bien la sphère centrale de Grande Jonction, née de l’autre sphère de Cosmos incorporated
    De quoi s’agit-il plus précisément ? Ni plus ni moins que de la lutte contre la destruction de l’Humanité, au sens ontologique. De la lutte contre la mort spirituelle. De la lutte contre ce qui défait l’unicité de l’individu.
    Comme on l’a vu dans les 500 premières pages, Dantec brosse la fresque apocalyptique d’une fin du monde dont une entité mortifère, dite La Chose, qui plus qu'une entité est à vrai dire une composante de l’humanité elle-même, exerce ses ravages en vidant les hommes de leur substance « numérique ». Deux forces antagonistes entrent alors en lutte dans le Territoire, lieu-forteresse préservé où se situe le roman, regroupant d’un côté les ennemis de La Chose, et de l’autre un malfaiteur androgyne décidé à s’accaparer tout les pouvoirs en la chevauchant pour ainsi dire...
    Dans la prolongation directe de Cosmos incoporated, trois héros (le jeune Link de Nova, guitariste « élu » gratifié du don artistico-spirituel à l’état pur, Youri le soldat-métaphysicien et Campbell l’ordinateur vivant) vont vivre une expérience décisive qui fera de Link un cyborg vivant, relance du Mystère de l’incarnation et produit souriant de la Pure Fiction, en quelque sorte…
    On s’embête encore un peu à la lecture de la cogitation sur les mérites théologique de Duns Scot, que le cher Youri découvre avec émerveillement pour les relier aux théories de Cantor, rétablissant ainsi angéliquement le dialogue interrompu de la Théologie et de la Science, mais la suite redevient captivante et rigolote, si l’on peut dire, puisqu’il y est question de la chute de Rome (le dernier carré de la papauté, Pontife en tête, crucifié-pendu-écrabouillé par les hordes hérétiques de tout poil) et de l’abomination universelle que le jeune Link s’apprête à réparer avec sa chouette guitare.
    Que tout cela m’apprend-il réellement ? Je me le demande tout de même, alors que je ne me suis jamais posé la question en lisant 1984 d’Orwell, Nous autres de Zamiatine ou L’Inassouvissement de Witkiewicz, ces contre-utopies qui ne cessent jamais de nous parler de notre monde et de notre sort.
    Or la paranoïa de Dantec est si ravageuse, et si lourdes ses béquilles idéologiques, que le génie du conteur et du peintre à la Bosch s’en ressent hélas. Ses personnages restent terriblement stéréotypés, l’écriture très inégale dans le détail, et le hiatus est énorme entre la substance théologique dense mais plaquée et cette dramaturgie de bande dessinée.
    Ce que j’aime beaucoup, pourtant, chez ce fou de Dantec, est qu’il va justement au bout de son délire, ou du moins qu'il y tend avec une énergie pantelante. Puisse seulement le poète phagocyter progressivement l’apôtre, et l’artiste-écrivain envoyer promener l’idéologue. Mais je rêve peut-être ?

  • Les voix de la nuit

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    Avant de s’endormir les bonnes dames se repassent le film de cette journée super en se reprochant de n’avoir pas dit ceci ou cela, mais parfois elles oublient quoi (surtout Marieke) et puis elles se disent qu’elles le diront la prochaine fois, si prochaine fois il y a.
    Lena se réjouit de rentrer chez elle. Ce n’est pas qu’elle se soit ennuyée un instant en Alberta où elle a été reçue comme sa Majesté la reine d’Angleterre, selon l’expression d’un des mails qu’a rédigé pour elle la très attentionnée Alma, mais les Benjamin n’ont pas d’enfants et donc point non plus de petits-enfants et ça lui manque toujours un peu, à Lena, les petits-enfants des autres.
    A l’instant, justement, Clara pense à tout ce que Lena a donné à leurs enfants et leurs petits-enfants, tout en essayant de se représenter ce qu’a pu être cette vie plus ou moins sacrifiée, tant il est vrai que Lena se sera toujours dévouée toute sa vie à telle ou telle cause, non sans prendre la vie du bon côté, comme on dit, et Clara conclut une fois de plus en se disant que Lena est en somme une bonne nature, contrairement à leur sœur aînée qui était tellement plus tourmentée - leur sœur Greta dont le souvenir la tourmente elle-même toujours un peu sans qu’elle n’ait rien à vrai dire à se reprocher, du moins est-ce ce que Paul- Louis n’aura cessé de lui seriner, lui qui ne supportait plus ce qu’il appelait les manigances de Greta en ses dernières années…
    Une question que se pose à l’instant Clara lui revient malgré son envie de dormir et c’est la question de la privation : Greta n’a-t-elle pas trop souffert de la privation, j’entends du manque d’amour (tout au moins à ce qu’elle suppose, mais elle en est quasi certaine) et de ne s’être jamais confiée pour se libérer, en tout cas à elle pas plus qu’à Lena.
    Paul-Louis semblait avoir de la peine à le concevoir : qu’une femme puisse souffrir de la privation au point d’en devenir pénible, même déplaisante et de l’énerver à la fin : ta sœur est une vieille pénible, disait-il sur son lit de grand malade, ta sœur se montre vraiment déplaisante à ton égard - mais ce que ta sœur peut être tuante
    Paul-Louis n’aimait pas parler de ces choses, mais on sentait bien que c’était cela même qu’il entendait : qu’il avait manqué à Greta de tenir un homme dans ses bras. On le sentait contrarié dès qu’il en était question, comme il était gêné chaque fois qu’elle-même avait essayé d’en parler pour ce qui les concernait, mais c’était comme ça, même s’il était également agacé par ce que sa mère à lui disait de ces choses en les appelant avec humeur ces saletés
    C’est le premier des Trois Tourments de Clara, avec sa sœur Greta et son fils Walter, que de n’avoir pu parler de ces choses du vivant de Paul-Louis, et même avec ses filles d’une génération qui s’est libérée elle n’a pas osé, mais au moins cette chère Marieke, elle, l’a écoutée et l’a pris sans se moquer ni dramatiser, juste ce qu’il fallait, sans réponse pour autant mais au moins ce qui devait être dit l’a été.

    Accoudée à la rambarde de la galerie de bois gardant la chaleur de la journée, Marieke en chemise de nuit et en cheveux resonge aux aveux de Clara en se disant en même temps qu’elle aimerait bien rencontrer Lena quand elle reviendra du Canada anglais : cette Lena qui est restée si gaie à ce que sa sœur lui a dit, mais sait-on ce que signifie la gaieté ? se demande aussi Marieke.
    Ce qu’elle aimerait comprendre avant de s’en aller, se dit Marieke, ce qu’elle aimerait comprendre à la fin des fins, ce qu’elle aspire un peu plus chaque jour à comprendre, c’est : justement comprendre…
    L’emmerdant c’est qu’elle ne se sent pas à la hauteur.
    Ce sont les termes exacts de sa cogitation nocturne dans le vent doux : l’emmerdant. Jamais Clara ne parlerait comme ça, on est d’accord, et moins encore Lena. Mais Marieke pense bel et bien : l’emmerdant, et en constatant cette verdeur de langage chez elle, elle se demande : merde, mais d’où ça me vient-il nom de Dieu ? Et les images-réponses affluent alors, qui éclipsent l’image-question sur laquelle elle voulait concentrer son mental.
    Ce langage est celui de l’atelier de ses amis de la bohème d’Amsterdam entre-deux-guerres, où l’Art était la Question, l’Art et le Sens de la Vie, l’Art et le Grand Pourquoi ou le Quoi faire ? Et Marieke se le rappelle avec mélancolie : quelque chose a été coupé à ce moment-là…
    Et merde aussi, safran de malheur, putain de foc, lançait le Capitaine en mâchant sa Gitane papier maïs sous le vent. Ou m’emmerde pas, scandaient son frère le manchot et son fils le taulard. Nains de jardin et compagnie, on les emmerde ! chantaient-ils de concert à leurs fêtes du petit clan ou aux grandes soupes qu’elle préparait pour les militants aux veillées d’armes ou eux lendemains de leurs Actions de Masse.
    Tout cela la fait sourire à présent : toutes leurs motivations et ce qu’elles cachaient souvent, les petits capitalistes en puissance dans les menées des prétendus grands militants, le profit dévié, les envies masquées, tout ce petit tas de caca, elle pourrait mettre des noms mais elle n’a plus l’âge de ces choses et puis juger, tu sais…
    Or Clara rétorquait : quand même, ne pas juger, ne pas juger… il faut malgré tout qu’on distingue ce qu’on doit et ce qu’on ne doit pas, d’ailleurs c’est sûrement ça qui leur à fait perdre la boule à un moment donné (elle pense à leurs deux fils malandrins), c’est de ne plus savoir, et presque tout le monde est aujourd’hui comme ça, où est le HAUT et où est le BAS.
    Les tribulations de son fils aîné ont cependant laissé comme une béance dans ce besoin chez Clara de s’appuyer à des certitudes. De cela elle ne parle pas, mais la nuit recueille sa pensée et la transmet, que Lena et Marieke entendent d’une façon ou d’une autre.
    C’est comme dans un roman, se dit Clara en pensant à son autre fils qui écrit et qui lui parle parfois de ça, la nuit serait comme un roman : j’ouvre la fenêtre et j’essaie de le rejoindre, mais je n’y arrive qu’en le laissant parler. J’ai trop longtemps parlé à Paul-Louis sans le laisser en placer une, jusqu’au moment où, je ne sais comment, cela m’est apparu : que lui aussi voulait me parler, et c’est ainsi que je me suis tue et qu’il a parlé et que nous nous sommes retrouvés, comme dans un roman. Parce que tu peux dire ce que tu veux : quand on te l’a enlevé, quand celui qui a été ta moitié t’est arraché tu restes amputé et ça ce n’est pas inventé.
    Quant à son fils aîné, Clara déplore qu’ils ne soient jamais vraiment retrouvés, d’ailleurs elle a consacré à ce Tourment les pages les plus désemparées du Cahier noir

    Lena les a vus passer les uns après les autres. Elle se trouvait en somme à l’autre bout de ce lien qui nous tient ensemble, et c’était à elle, dans son dernier emploi, qu’il incombait de conclure, leur tenant la main tandis que le fil se coupait, en tout cas ceux qui n’avaient plus personne.
    Lena pourrait dire elle-même qu’elle sait ce que ça représente de n’avoir personne, mais elle le prend surtout pour les autres.
    En Alberta la nuit lui semble plus grande que dans sa ville natale de Lucerne, sur la colline d’où elle voit les montagnes et le lac de cristal, mais la plus grande nuit qu’elle se rappelle a été celle de son premier emploi sur les hauts de Berg am See, d’où il lui semblait flotter au milieu des étoiles.
    C’est l’heure de la sieste à Calgary, tandis que Clara, et cette chère Marieke qu’elle ne connaît pas encore vraiment, viennent à peine de s’enfoncer dans l’obscurité, et la nostalgie de Lena la porte à remonter le cours du temps : se retrouver à vingt ans avec les petits enfants de sa première classe d’orphelins de guerre, là-haut sur la montagne, dans la fraîcheur des prairies où, tôt l’aube, elle aimait surprendre les lapins de lune, comme elle les appelait au dam de sa sœur aînée, laquelle la traitait d’affabulatrice écervelée.
    Clara a raison quand elle dit que sa bonne nature lui permet de prendre les choses du bon côté, mais ce n’est pas qu’une question de nature, car elle n’ignore pas ce qui ne va pas, mais elle préfère ne pas en parler, j’entends : ne pas s’en parler à elle-même, c’est une affaire de principe, on ne se plaint pas de crainte d’ajouter à ce qui cloche dans le monde.
    Il y a en elle une secouriste et, dans l’équipement de celle-ci, une espèce de sourire qui ne la quitte pas. Marieke a raison de se poser la question de sa gaieté, car Jean qui rit tient la main de Jean qui pleure. Il y a en elle un puits de larmes, mais personne n’est censé le savoir : d’où le sourire, dans la pleine conscience de la détresse des petits. Voilà ce qu’elle se rappelle de ses premières années : la peine des orphelins, et leur sourire, qui l’ont marquée à vie et l’ont poussée à rendre service. Elle dirait ça de sa vie en toute modestie et simplicité : j’ai tâché de rendre service, mais à vrai dire c’était tout naturel, c’était sa nature d’être émue par le pauvre sourire de Benjy, au milieu des pauvres sourires des orphelins qui lui ont été confiés à Berg am See, c’était son travail et son bonheur aussi de participer un tout petit peu à la réparation des dégâts de guerre, c’était sa chance aussi peut-être puisque Benjy est devenu le docteur Benjamin, qui lui a fait rencontrer Alma et que leurs retrouvailles ont été si belles.
    Alma se dit plutôt bouddhiste mais ça ne la dérange pas autrement : c’est une artiste et qui a voué sa propre vie à l’idéal de la musique en rappelant volontiers à ses élèves que chacun d’eux est « capable du ciel ».
    Par ailleurs, la gaîté que Lena sent en elle est peut-être un don, elle ne sait pas, mais peut-être aussi affaire de tenue, se dit-elle souvent en pensant à la mère de sa mère sur la grande photo de famille toujours en bonne place chez sa sœur Clara. Ces gens-là, se dit-elle, n’étaient pas de la haute société, mais quelle tenue ils avaient, quelle affirmation tranquille de ce qu’ils étaient.
    Bien entendu, Lena n’est pas tombée de la dernière pluie : elle est plus ou moins au courant des penchants et des tourments de chacune et chacun, sur la photo, et puis on ne passe pas la moitié de sa vie dans la cour des miracles des orphelins ou des rejetons de soiffards et autres miséreux sans se forger une image nuancée de la détresse humaine.
    Sa sœur Greta s’indignait saintement contre le Vice, mais sans doute son propre tourment la portait-elle à s’ériger en juge, alors que Lena n’aura cessé, au fil de ses pérégrinations, de constater la difficulté de juger.
    Que serais-je si j’étais née, comme la petite Nina, dans une famille de sept enfants dont le père buvait pour supporter la perte de son travail (c’était en 1935) et battait sa femme exténuée, qui est morte l’année où Nina s’est retrouvée sur le pavé et dans les mauvais lieux du Niederdorf ?
    Par la fenêtre ouverte Lena distinguait maintenant un livre oublié sur le muret de la pergola des Benjamin, et elle pensa : ne pas savoir lire, ne pas avoir été aimé, ne jamais entendre un bon conseil, ne se rappeler aucun beau geste, ne voir devant soi que des murs sales et n’entendre que des cris…


    On entend des cris à l’autre bout de la nuit, dans les bas quartiers du monde, et pourtant c’est ici que ça se passe, constate Clara qui se rappelle la remarque de son romancier de fils devant la photo de famille, quand elle lui a fait observer que les personnages étaient si présents qu’il ne leur manquait que la parole, et lui : « Mais ils parlent ! Tu ne les entends pas ? »
    A l’instant c’est le défilé des visages sur l’écran de l’insomnie, et de toutes les époques à la fois, au gré des ressemblances et de ses sentiments.
    Sa mère est là qui la regarde, sa mère et la mère de sa mère, tous ils la regardent avec l’air de lui dire : tu es seule et nous sommes tous, mais le tendre colosse qui les domine, son grand-oncle le chercheur d’or au visage d’archange qui les surplombe de sa carrure de lutteur semble ajouter en aparté que tous tant qu’ils sont, tous au ciel malgré leurs péchés, tous ils sont là pour veiller sur elle.
    Parfois elle ne sait plus que penser de cette histoire de ciel, mais l’enfant angélique à petite houppe blonde que fut leur premier garçon, ce fils devenu très lourd à la cinquantaine et redevenu très léger à son brusque déclin, cet elfe du portrait encadré sur son mur des consolations, selon l’expression de son autre fils, cet innocent et son Paul-Louis se liguent pour lui faire penser que non : que cela ne se peut pas, qu’on ne peut pas se trouver ainsi séparés à jamais, que ce n’est pas vrai, que ça ne peut pas être permis.
    Mais ce ciel où est-il donc ? C’est ce qu’elle a demandé au pasteur Amédée à l’époque où elle cherchait encore Paul-Louis quand elle se réveillait en proie à son Tourment, et la réponse qu’Amédée lui fit, que le ciel était dans son cœur à elle, ne l’a pas tout à fait satisfaite sur le moment, car elle se tourmentait encore à l’idée qu’avec la mort de son cœur à elle Paul-Louis disparaîtrait à tout jamais, sur quoi le bien nommé Amédée l’a rassurée en lui affirmant que leurs cœurs à tous deux se rejoindraient dans cet autre ciel qu’est le cœur de l’Amour éternel.
    Mettons, s’était-elle alors dit : admettons. Elle a douté, mais elle admet. C’est en elle qu’il y a le manque et c’est par là qu’elle chutait et rechutait, Amédée ou pas, et pas d’Amour éternel pour la rassurer : le cauchemar la reprenait.
    Où est le cœur d’un corps qui tombe ? était la question de ce maudit rêve, dont le Cahier noir de cette période est plein.
    Elle l’avait noté : la sensation de perdre pied, dans le rêve, devenait sentiment, et ce n’était plus seulement son corps qui perdait pied, mais son cœur tombait avec, et l’amour de sa vie.
    Tantôt c’était dans une tour dont l’escalier se désagrégeait sous ses pas alors qu’elle allait rejoindre son conjoint en train de fumer là-haut sa Parisienne ; et tantôt un abrupt aux vires et aux prises cédant l’une après l’autre et l’angoisse de la chute la réveillait alors pour l’acculer à cet autre vertige d’être réveillée.
    Pourtant elle a fait du chemin depuis lors, et cette journée marquera peut-être un nouveau tournant, se dit-elle à l’instant. Elle voudrait le croire, et vouloir croire est déjà croire un peu mieux que ne pas croire. Et la pensée de Marieke, qui dit ne pas croire, l’aide néanmoins à repiquer.
    Il ne faut pas se laisser rattraper par le noir, se répète-t-elle. Tu dois t’accrocher. Il faut, tu dois : mais c’est là du vocabulaire militaire, lui objecteront Marieke et son fils qui écrit, mais elle n’y peut rien : elle est comme ça et ce n’est pas demain qu’on la changera.
    C’est d’ailleurs ce que lui dit et seriné sa fille puînée, qui lui répond du tac au tac alors que, sur la photo d’elle qu’il y a là, la petite fille bouclée semblait de la meilleure composition qui se puisse imaginer.
    Et Marieke de prendre le parti de la rebelle : mais tu as du bol qu’elle te tienne tête, au moins c’est un caractère et la preuve qu’elle tient à sa liberté. Ne me dis pas que tu préférerais une brebis bénie oui-oui…
    Or Clara en sourit bel et bien, et de la fronde de sa petite dernière qui a passé la cinquantaine, c’est pourtant vrai, et des pointes de Marieke qui lui font plutôt du bien. De fait cela la détend : même que l’expression relax, Max lui revient du fils aîné de sa fille puînée, que ses cousins appellent le Gourou.
    L’adorable Gourou : sur sa photo lui aussi, le petit bout de chou fait bien peigné, mais aujourd’hui quel air d’apôtre en sandales à chevelure de Jésus et aux yeux clairs comme une eau de rivière, enfin quelle irradiante bonté et cette si tranquille opposition à toute manière de conformité – alors comment ne pas l’aimer lui aussi ?
    Peut-être était-ce cela, finalement, l’amour éternel ? Peut-être ne lui demandait-on rien d’autre que d’aimer l’amour tel qu’il se manifestait autour d’elle ?
    Avec le sommeil Clara s’éloignait peu à peu, cependant, de la berge des visages. Il lui semblait flotter au-dessus d’elle-même. Comme une paix se répandait en elle, et comme une lumière sous ses yeux fermés.

    Je suis hier et je connais demain songe la dormeuse dont les doigts continuent de filer au fil de l’eau, et Marieke n’a plus de nom à l’instant d’entrevoir les Masques : elle se sent prête à la pesée ; il n’est que de garder le fil en main et le reste est leur affaire.
    Une fois de plus elle se reproche de ne pas connaître la profondeur de l’eau, mais les Masques pourvoiront, songe-t-elle maintenant qu’elle les a bel et bien entrevus ; ce qu’elle sait ou qu’elle devine est que l’heure de la simplicité lui est annoncé par le fil de prémonition et qu’à celui-ci le fil de mémoire ajoute la pleine conscience que ce qui a été sera, sous son nom propre.
    Masque Soleil est debout sur sa barque qui s’éloigne vers l’Ouest, poussé par Masque Temps que l’exténuement du jour ne suffit pas à ralentir d’une nanoseconde.
    Les images que déploie Masque Fantaisie, toutes liées pour l’instant à l’eau, la ramènent fatalement à ces eaux sombres qu’elle n’en finit pas de scruter.
    Le fleuve est celui de son enfance et c’est dans ses eaux que sa mère s’est jetée. Voilà qui est dit : ce sera donc écrit ; c’est un secret qu’elle porte en elle depuis son adolescence et c’est de ce poids qu’on la délivrera, du poids de ce pourquoi qu’elle n’a cessé de traîner, ce lancinant pourquoi dont le fil de mémoire n’a jamais cessé de lui meurtrir les doigts, cet indémêlable pourquoi.
    Or, à la pesée de Masque Vérité, elle sait maintenant que ce poids sera le premier à lui être compté et retiré, et rien que d’y penser la soulage.

    Les voix de la nuit ne sont parfois que des murmures indistincts, parfois aussi des bribes dénuées de sens, mais c’est le job du romancier de capter celles qui ajoutent à la compréhension de son histoire à dormir debout, puis de les noter le plus clairement possible.
    Une voix n’en finit pas de répéter très doucement « Mère, pourquoi m’as-tu abandonnée ? », que le roulement du fleuve, comme d’un train derrière les levées des berges, submerge sans l’engloutir jamais, et cette béance permet de mieux saisir l’origine des silences de Marieke.
    Aucun des petits crevés que sont les hommes, selon son jugement de jeune femme trahie et de mère prête à tous les pardons, n’a creusé en elle un tel abîme, mais jamais l’enfant n’a jugé la Criminelle, comme l’appelaient les Sœurs de la Pitié, qu’elle n’a jamais nommée elle-même que l’Affligée, sans pouvoir arracher le clou du pourquoi de ses entrailles.
    Les Sœurs de la Pitié papotaient à n’en plus finir en dépit de leur vœu de silence, et cela donnait plus de force encore à l’enfant : je suis seule et vous êtes toutes, le Seigneur soit avec vous, moi je ne comprends pas, murmurait-elle aux lisières du sommeil et sa petite main cherchait celle qui battait follement à la surface de l’eau.
    Or Clara, dans un de ces éclairs de lucidité qui lui venaient par l’insomnie, n’était pas loin de deviner que Marieke cherchait autre chose de l’autre côté de l’eau.
    Une même confiance en la vie reliait cependant les bonnes dames, et cette même capacité terre à terre de considérer les objets pour ce qu’ils sont, la chose et son mystère.
    D'ailleurs, un aspect du rêve captivant le romancier est précisément ce côté terre à terre, lesté de réalité et prodigue d’effets comiques, et cette idée d’Egypte, ainsi, venue de Clara et lancée un peu au hasard, que Marieke avait accueillie avec un rugissement de satisfaction, et qui sûrement emballerait Lena dès qu’on la lui proposerait, cette idée serait le nouvel objet, la folie du moment qui les ferait rêver - et plus encore si ça se trouvait, qui donnerait enfin sa ligne de fond à la deuxième partie du roman.

    Ce serait mon dernier voyage, se dira Marieke en émergeant de son léger sommeil, dans cet espace-temps de l’éveil si propice aux imaginations voyageuses, mais pour l’instant elle pionce encore, voyant son fils en Bouddha baigneur, sa fille en paysanne russe défrichant un champ de ronces pour y semer ses achillées boréales, les jumelles jouant en quatre mains sur l’harmonium qu’elle n’a jamais eu les moyens de leur acheter mais dont elle rêve assez souvent, résurgence probable d’une petite église de l’arrière-pays où elle aimait à retrouver le Capitaine au tout début de leur flirt, l’année d’Hiroshima.
    Après Caracas en 1981, se rappelle Clara, la neige le matin et le soir le sapin de Noël en plastique au milieu des gommiers et des bananiers, c’est l’Egypte que nous voulions faire avec Paul-Louis, et plus tard la Chine si sa santé donnait le tour.
    La retraite anticipée de son conjoint malade, enfin délivré de son emploi d’inspecteur de sinistres à La vie assurée, leur a permis de découvrir le monde après tant d’années à se serrer la ceinture, selon l’expression de Clara, et c’est ainsi qu’ils ont fait la Grèce et la Tunisie en basse saison, le châteaux de la Loire et la route romantique d’Allemagne du Sud, l’île Maurice où ils eurent à subir la grossièreté d’un groupe d’Anglais, l’Espagne et le Portugal une autre année, le Tyrol une autre année encore, et Vienne où Lena les avait rejoints.
    C’est à Vienne que Paul-Louis, Clara se le rappelle maintenant, avait évoqué une première fois la Vallée des Rois et son désir de voir les colosses de Memnon, à l’occasion ; ce qui tentait également Lena, autant pour les fleurs du bord du Nil que par souci de visiter les Trésors de l’Humanité.
    Paul-Louis disait souvent, avec sa modestie prudente : à l’occasion, et Clara ne l’en aimait que plus, convaincue que ce qui nous est donné n’est pas dû et qu’on ne sait jamais de quoi demain sera fait. Mais aussi, ce rêve d’Egypte l’avait revisitée à la faveur d’un récent documentaire à la télé, dont les images lui avaient rappelé les cauchemars du début de son deuil.
    Une jeune égyptologue avait parlé, dans le reportage, de la chrysalide de la momie, de laquelle s’envole le papillon de l’âme du défunt, et cette image avait saisi Clara, qui recoupait précisément la vision d’un des rêves obsessionnels dont elle avait consigné la description dans son Cahier noir.
    Clara ne voyait pas trop à quoi tout ça rimait, n’osant trop en parler à Ludmila, qu’elle savait pourtant assez familière de l’Egypte ancienne, mais l’immédiate réceptivité de Marieke à ce sujet, ce même après-midi, lui avait rendu confiance et peut-être était-ce, une chose en appelant une autre, cette implication très intime qui lui avait inspiré l’idée de telle équipée égyptienne ?
    De ce séjour à Vienne, et d’une conversation animée à Grinzing, dont le vin doré les avait un peu éméchés, date le rêve de Lena qui lui a suggéré l’idée que le fil de la vie, loin d’être coupé par la mort, se renoue et rebondit comme un lapin de lune.
    Clara et Paul-Louis avaient été étonnés, même un peu émerveillés, l’alcool aidant, d’entendre Lena leur parler des lapins de lune qu'elle allait guetter tôt l’aube au début des années de guerre, sur les hauteurs de Berg am See où elle avait décroché son premier poste, et l’on avait ensuite parlé de ce qu’il y a après, qui restait assez vague à ce qu’elle se rappelait, seuls les lapins bleus restant très présents à sa mémoire.
    Jamais Lena n’a voulu creuser : elle a préféré les savoir en elle, libres et bondissants, jolis, mutins, imprévisibles. Elle aurait pu le demander au savant docteur Benjamin qui avait été psychiatre avant de se consacrer entièrement à la musique, mais elle a finalement gardé son petit secret, comme celui du jeune homme des îles Samoa.
    La vie rebondit ainsi en dépit de nos rhumatismes et de l’encrassement de nos artères, songe Lena qui vient de relire, après un petit somme, le chapitre final de Vie de Samuel Belet du romancier welche Ramuz que lui a offert son neveu qui écrit.
    Elle lit ces mots qui la rendent à la fois triste et gaie, parce qu’ils sont vrais. Samuel a vécu. Il a vu du pays, comme on dit. Il regrette seulement de n’avoir pas su aimer assez ou au bon moment, alors que lui-même est entré dans la vie par la petite porte, comme beaucoup des orphelins dont elle s’est occupée ; il regrette d’avoir été rejeté par sa première amoureuse et, ensuite, de n’avoir pas été accepté par l’enfant de la veuve qu’il a épousée sans trop l’aimer, mais ce qu’il écrit tout à la fin dans son cahier, après le récit de la mort de sa pauvre femme et celle de son pauvre garçon, Lena le lit et le relit en pensant évidemment à sa propre vie : « Car tout est confondu, la distance en allée et le temps supprimé. Il n’y a plus ni mort, ni vie. Il n’y a plus que cette grande image du monde, dans quoi tout est contenu, et rien n’en sort jamais, et rien n’y est détruit ; c’est un degré de plus, il faut encore le franchir ; mais on voit devant soi se lever ce visage, qui est le visage de Dieu. Lui aussi, j’ai appris à l’aimer et à le connaître ; je sais qu’il est tout et qu’il est partout ».
    Lena pense aux Indiennes aussi, à propos de Marieke qu’elle n’a rencontrée que deux ou trois fois mais qui lui a parlé de la sagesse des tribus de la Prairie, pour lesquelles la terre est une mère et les rivières le sang de leurs ancêtres. Alma et Benjy sont également très attirés par cette façon de voir et d’aimer la vie, qui rejoint en somme celle de Ramuz : que tout est contenu dans la même Image, que tous les êtres sont reliés.
    C’est d’ailleurs dans le même esprit que la voyageuse, depuis le temps de Berg am See et partout où elle a séjourné, aux quatre coins du monde, n’a cessé de compléter son herbier dont elle aime feuilleter les cahiers chaque fois qu’elle se retrouve seule dans la maison sur la colline.

    Elles l’ont appelé la femme du vent parce que Marieke a raconté aux jumelles que le dernier amant à la caresser était le vent, mais par elles s’entendent aussi toutes les nanas de cousinage, qui se retrouvent de temps à autre en petit gang.
    Clara cuisine l’aînée de son aîné, la plus fidèle au scrabble, mais actuellement aux Maldives avec son trader napolitain, à roucouler probablement O sole mio sur quelque atoll, et Valentine la renseigne volontiers. Ainsi Clara fantasme-t-elle un peu à l’instant sur cette histoire de caresses en regrettant de n’avoir pas eu de cousines avec lesquelles jaboter.
    Les filles en fleur sont tellement plus décontractées que celles de sa génération, mais attention : elle voit bien que tout ne tourne pas forcément comme sur des roulettes et que les problèmes restent les problèmes.
    A l’approche du jour, après que l’insomnie blanche a soudain cédé à la coulée du sommeil, Clara se sent plus réceptive qu’à aucun moment de la journée, avec des poussées de panique mais des embellies aussi, et de plus en plus, en tout cas depuis ses retrouvailles d’avec Marieke, qui lui font soudain oublier que le temps est le temps et qu’il va falloir s’activer comme à l’accoutumée, parce qu’elle ce n’est pas le vent qui va l’aider ce matin.
    Clara pourrait être un peu jalouse de l’image si romantique ou romanesque que les cousines se font de Marieke, et pourtant non : Clara n’est pas jalouse. Elle estime malgré tout qu’elle a reçu tout ce qu’elle pouvait espérer, et que ce qui lui a été repris sera repris à tous, ma fi : c’est la vie. Comme Paul-Louis le disait à propos de sa maladie quand elle repartait après des mois de semblant de rémission : c’est la vie.
    Et chacun son style, se disait-elle aussi à l’instant, en se rappelant que Paul-Louis ne pouvait dormir qu’en pyjama, alors que la plupart des cousines, ainsi que le lui avait révélé Valentine, dormaient en t-shirt.
    Cette histoire de vent lui rappelait, cependant, que jamais, dans sa famille, quiconque n’aurait eu l’idée d’aller nu sur une plage ou, pour les femmes, de dormir dans une autre tenue que la bonne vieille chemise de nuit. Mais à propos : dans quel vêtement les squaws dormaient-elles ? Et de quelle étoffe pouvait bien être la chemise de nuit de Marieke ?

    A l’instant précis, éveillée elle aussi, Marieke se livrait, dans la chemise de coton XLL que Ludmila lui avait ramené du Midi, aux exercices de yoga-stretching qu’elle faisait tous les matins sur les conseils de son fils.
    La souplesse est une manière d’être, répétait-elle volontiers aux jumelles en luttant contre ses propres rigidités, et le fait est que l’exercice l’avait aidée à se conserver à tous égards, physique et mental, et ce malgré tout le bazar des artères encrassées et des questions non résolues qu’elle aurait encore aimé travailler, selon son expression.
    Cette histoire d’âme d’un côté, qui est pure, et de corps impur de l’autre, disait-elle également aux jumelles, parce que toute son éducation chez les Sœurs de la Pitié en avait été saturée, tout ça c’est de la pensée-cervelle que vous ne trouvez pas dans la Nature, et c’est ça que les Indiens nous rappellent, nom de bleu : que la chair et le vent, la terre et les rivières ont partie liée.
    Pour autant, pas plus que Clara ou Lena, Marieke ne rejetait l’idée que l’âme survivrait au corps, à cela près qu’elle se disait parfois que tout était corps et que l’âme était comme un souffle, et parfois au contraire que tout était âme et que le corps n’en était que la partie visible et sensible. Mais voyait-on vraiment le corps ? Et l’âme était-elle réellement invisible ?


    Deux des bonnes dames émergeaient ainsi de la nuit, tandis que la troisième allait s’y enfoncer tout à l’heure. Or Lena venait d’éclater de rire en relisant, dans le récit de Samuel Belet, le passage lié au Robinson suisse et sa remarque ingénue : « Je me passionnais surtout pour quand le boa mange l’âne ».
    C’était cela la vie, se disait Lena : c’est se passionner pour quand le boa mange l’âne.
    Et sous l’effet de l’effet papillon, que la licence poétique de la fiction permet de recycler, il est loisible aussi de penser que le rire de Lena, le boa et l’âne, ont à voir dans la gaîté matinale de Clara et Marieke, qui ont pour point commun d’avoir lu le Robinson suisse à leurs enfants.
    Vous allez me dessiner le boa qui mange l’âne, ordonne l’instituteur Dieu Le Père à sa classe Humanité, et les cancres sont les plus rapides à s’exécuter.
    Le boa mange donc l’âne dont l’âme coupera cependant aux dents du crocodile, car nulle part il n’est dit qu’une âme d’âne ait à subir la pesée.
    Les ânes du bord du Nil, à l’instant où deux bonnes dames saluent la lumière diaphane du nouveau jour tandis que la troisième se remplit de la douceur du soir, se découpent en fines silhouettes que ne fait même pas trembler le tremblement du Temps.
    Les ânes furent et seront, partie du décor que les bonnes dames prendront bientôt en photo sans s’en rendre compte, juste émerveillées par les felouques du bord du Nil, et par les felouquiers grimpant pieds nus aux palmiers.
    De fait cette idée d’Egypte fait s’activer Clara avec une neuve énergie, elle qui a déjà aéré et tendu son lit au carré et se demande maintenant s’il est convenable, à cette heure, de proposer à Lena cette folie…

    (Ce texte constitue la dernière séquence de la première partie du roman intitulé Les bonnes dames, en cours de finition)

  • Devant la mort qui vient

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    Les bonnes dames ne sont plus qu’une, aujourd’hui, pour se rappeler comment s’acheva cette soirée, l’avant-veille de leur retour de Louxor, mais Lena se fait à son tour de plus en plus oublieuse, qui a gardé pourtant quelque part une photo de leurs deux amis américains qu’elle se reproche de n’avoir pas encore remerciés, gottverdammi, pour leurs derniers vœux de Nouvel-An 2006, et voilà qu’on se retrouve une fois de plus à la veille de l’été indien.
    Le romancier eût aimé lire, à Marieke, le récit de leur périple égyptien, mais à peine l’avait-il achevé que la mère de Ludmila, au terme d’une nuit à se vider de son sang, se retrouvait dans une cellule de l’Hôpital de Nuit, murmurant quelques derniers mots à ses enfants puis se retirant sur cette espèce de radeau du lit blanc.
    - Tu n’aurais pas dû, lui reprocha doucement le romancier en se penchant sur elle, après qu’Adalbert et Ludmila lui eurent raconté leur nuit à la veiller, et sur un bout de papier il nota au crayon violet :

    Combien nos mots semblent vains
    quand l’heure est venue,
    et l’heure est là : tu t’en es allée déjà.
    Tu repose devant nous, nous t’entourons,
    mais tu n’es plus nulle part
    que partout, à jamais,
    dans nos entrailles,
    on ne sait où.
    Celui que tu as lavé petit
    t’a lavée cette nuit ;
    celle que tu as bercée
    te berce de ses larmes
    dont la mer afflue
    au désert de l’absence,
    et quel autre mot dira
    Cela ?


    Le lendemain, avec Adalbert, il retrouva dans les affaires de la mourante le poème aux Enfants de Louxor et les photos qu’il s’apprêtait justement à lui demander pour le premier chapitre de la troisième partie de son roman, où les bonnes dames se retrouveraient afin d’évoquer leur désormais légendaire odyssée.
    Marieke reposait bien blanche sur son lit blanc, respirant régulièrement au contraire de Clara que, quatre ans auparavant, dès le même jour de l’Assomption, lui et ses soeurs avaient veillée dix jours durant, bien blanche elle aussi sur son lit blanc mais semblant combien plus tourmentée.
    Qui est là ? s’était-il demandé, et Ludmila l’avait regardé pendant qu’il entrouvrait le Cahier noir, et sept jours durant il avait sangloté en déchiffrant, une page après l’autre, les mots de la détresse solitaire de sa mère.
    La suite de l’autre poème lui revint :

    Combien de papyrus enroulés dans ma tête
    ne verront pas le jour ou seront oubliés
    aussi vite que moi.

    Cela le fit sourire : les oublis de Marieke…

    Puis il pensa qu’au même instant, dans un repli de la mémoire de Joe Felice ces autres mots survivaient peut-être :

    J'aurais aimé pourtant bâtir ma Pyramide
    et que tous mes amis puissent dormir dedans


    Or que pouvait bien être sa poésie à celui-là ?
    Le romancier l’imaginait simple et limpide, songeuse un peu, douce comme il s’était figuré le personnage en le plaçant sur le chemin des bonnes dames, et comment ne pas prendre pour un signe clair le fait que Joe s’était donné la peine de mémoriser ce poème, à croire que lui-même aurait pu le composer ?
    D’ailleurs à l’instant le poème revenait bel et bien à Joe Felice, quelque part dans une forêt d’Amérique où il cheminait:

    Les enfants de Louksor ont quatre millénaires
    ils dansent sur les murs et toujours de profil…


    Il semblait au romancier que des sphères contenaient tous ces visages et ces voix, ces paysages, ces heures, les méandres là-bas de ce fleuve qui roulait quoique semblant immobile, et tout lui revenait en allant, demain il irait voir sa chère Lena mais lui dirait-il que leur Marieke agonisait ? Plutôt il lui ferait raconter la suite de son roman, Lena lui dirait ce que Marieke lui avait confié dans la lumière bleutée du Pavillon, doucement il la cuisinerait puisque tel était son métier, puis on se régalerait dans le restau stylé où il accoutumait de l’inviter, enfin elle le raccompagnerait au train, il lui aurait apporté un nouveau livre comme à l’accoutumée, elle lui dirait merci, il la verrait s’éloigner au bout du quai, toute cassée comme un fétu.

    A l’Hôpital de Nuit, contemplant la gisante, le romancier se rappela les mots de Ludmila qui s’imaginait Marieke se promenant un peu dans ses pensées avant de se décider au grand lâcher de ballons, et l’image des sphères colorées lui remémora une autre conversation avec Adalbert.
    - Nous cherchons tous notre forme, lui avait dit le fils repenti qui, de la zizanie contestataire aux malversations frottées d’idéal artiste, s’était retrouvé, libéré de plusieurs années de réclusion, une nouvelle âme qui se nourrissait aux sources les plus diverses et s’épanouissait dans l’invention culinaire autant que dans la spéculation philosophique.
    - Je sens ma forme actuelle déchirée par l’angoisse d’attente et c’est pourquoi je chiale si dru, poursuivit-il en s’excusant.
    Et le romancier de s’accaparer aussitôt cette formulation d’un sentiment qui le touchait au corps plus qu’au palpitant.
    - Sait-on jamais ce qu’il en est de la limite de réseau de nos antennes ? médita-t-il tout haut en pensant aux sphères en formation de ses phrases, puis la courbe de l’une d’elles le ramena au gosier entrouvert de Marieke, dont il se disait que plus jamais aucun mot ne sortirait.
    Et le cher Adalbert de tout piger et d’enchaîner :
    - Ne voudrais-tu pas, camarade, en fumer une rien qu’une sur le gazon, je ne supporte plus la vue de ce maman-poisson cherchant sa bolée d’air.
    - Mais je ne fume plus, ni toi, que je sache.
    - Raison de plus pour caser ça dans ton roman.
    Et de fait le romancier fit ressurgir un paquet de Job d’avant le Déluge de son velours côtelé, ou des Players, des Craven, des Lucky, des Boyards, des Gitanes, des Gauloises bleues, enfin tout ce qu’on avait exhalé de par les années ; et dans la tabagie on les vit fouler la pelouse toute bénie de rosée.

    Sur la barque de la nuit, entre deux rivages, la bonne dame repose en attendant la pesée de son âme.
    - Nom de bleu, qu’on me débarrasse de tout ça, semble-t-elle maugréer dans son bloc de silence. Y es-tu Capitaine ?
    Il y a tant de temps qu’elle aspire à se délester, Marieke. Qu’on lui prenne tout ce poids, aura-t-elle ronchonné souvent, mais à l’instant tout ça lui semble si léger. C’est vrai : la vie est en train de faire d’elle une plume, pour un peu qu’elle se mettrait à voler.
    Et de constater: ils sont allés, les sacripants, s’en fumer une à la récré ; et Ludmila non plus n’est pas là, ni mes jumelles à moi, donc c’est le moment où jamais : je vais m’esquiver fissa...

    Mais d’où sort-il celui-là ? se demande le romancier quand, avec Adalbert il remonte à l’Hôtel de Nuit pour reprendre la veille.
    Il y a là, tout contre la fenêtre et cherchant à s’échapper visiblement, une espèce de papillon immaculé.
    Alors on fait, n’est-ce pas ? ce qu’on fait dans ces cas-là : on le rend au ciel, c’est cela, bon vol et va donc voir si le Capitaine y est, ma bonne Marieke…

    (Ce texte constitue la dernière séquence de la deuxième partie du roman intitulé Les bonnes dames, en cours de finition)

  • Dernier repas


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    C’est presque sans dire un mot que Marieke présida à son dernier repas en présence de ses enfants, du romancier et des filles de sa fille, à l’Auberge du Soleil, quelques jours avant son entrée dans le grand silence.
    - Nom de bleu ce qu’on se régale, s’exclama-t-elle pourtant en touchant à peine à la poule faisane qu’elle avait commandée, et si fort que quelques Chinois qu’il y avait juste à côté se retournèrent.
    Et ceux qu’elle aimait de remarquer, à l’unisson, qu’avec le coffre qui lui restait on était parti pour le centenaire.
    Or tel était bien son dernier vœu, à Marieke, qui avait commencé de se taire pour se contenter de les écouter tout en se parlant à elle-même.
    De fait, Marieke ne cessa de se parler pendant tout ce dernier repas au milieu de ceux qu’elle aimait, elle ne cessa de se raconter à elle-même ce que sa vie avait été.
    En feignant d’écouter Adalbert qui s’était lancé, avec l’aînée des jumelles, dans un débat passionné sur la distinction tout à fait essentielle, n'est-ce pas, entre les notions de Djihad et de Fitna, elle se rappela son père et le père de son père dont celui-ci n’avait jamais rien voulu leur dire, à elle et à son frère.
    C’est comme si nous venions à moitié de nulle part, songea Marieke en souriant vaguement au romancier qui souriait à Molly dont le sourire béat laissait à penser qu’elle était tout en pensée avec son joli cœur de Billy.
    Son frère Sigisbert avait fait des recherches de son côté, se rappela Marieke, mais avait-il jamais découvert la vérité? Pour sa part, elle se contentait de penser que ce refus de parler de son père, peu causant au demeurant, devait relever de la même douleur qu’il manifestait chaque fois qu’on évoquait devant lui la neurasthénie de leur mère et de sa sœur, toutes deux suicidées.
    Elle repensait à la question que le tendre Jim avait formulé ce soir-là, dans la chambre de Clara: que savons-nous des autres?
    Elle y pensait à l’instant en remerciant son Adalbert qui lui reversait un verre de vin d’Arbois: et qui était-il celui-là qu’elle avait porté? Et Ludmila et son lascar? Et Dolly qui déployait maintenant toute sa science d’arabisante alors qu’elle avait gardé quelque chose du petit écureuil vif-argent qu’elle avait été en son enfance, et Molly qui passait en un quart de seconde de l’irradiante vivacité à la plus noire mélancolie, et le Capitaine parti sans un mot d’adieu?
    La pauvre Clara s’est tourmentée à propos de son insaisissable Peter, songeait Marieke, son Cahier noir est plein de ce tourment à ce que m’a dit le compagnon de Ludmila, jamais elle n’aura compris le comportement fuyant et dissimulé de son premier enfant devenu mythomane et pour ainsi dire délinquant avant de sombrer dans la maladie et d’y succomber en moins d’un an. Jamais Dora elle-même, comme elle l’a raconté au romancier en veillant au chevet de Clara mourante, jamais elle n’a percé à jour celui dont elle a partagé la vie, pas plus que ses deux enfants n’auront jamais eu l’impression de rencontrer vraiment leur père, et voici mon tourment à moi: ma pauvre Flora qui ce matin-là, j’ai douze ans, enjambe la barrière du pont du chemin de fer surplombant la Meuse, avant de rendre son dernier soupir dans les bras des pêcheurs qui ont tout fait pour la ramener à la vie.
    - Êtes-vous servie, Madame? lui demande une dame assez stylée qui lui rappelle ses propres années de service à la pension La Prairie tenue par la mère du Capitaine.
    - Je me suis délectée. Vous pouvez desservir. Mais les filles, reprenez donc de la poule faisane de la patronne!
    Or qui se doute, autour de cette table heureuse, de ce que ça fait d’apprendre, à douze ans, que ta mère plus jamais ne te prendra dans ses bras?
    Sa Ludmila, dont ils ont craint quelque temps que jamais elle ne serait mère, après la déconvenue d’une première séparation, sa Ludmila l’a été, mère, pour Dolly et Molly, comme elle-même a essayé de l’être pour ses enfants, et cela aide comme on dit…
    Or Ludmila y va précisément de son numéro:
    - Les jumelles, je vous rappelle qu’on ne sauce pas son assiette, lance-t-elle à ses modèles d’éducation bohème tout en sauçant elle-même son auge faute de pouvoir la nettoyer à grands coups de langue.
    En somme on me l’a jouée trois fois Cendrillon, se dit Marieke en consultant la carte des desserts (comme c’est elle qui invite, elle a conseillé Dolly et Molly de se taper ce qu’il y a de plus cher), Père a tenu parole en ne se remariant pas avant ses dix-huit ans mais sa Bettina m’a traitée exactement comme la femme et les filles du Docteur Jawohl et comme la mère du Capitaine, et d’ailleurs Adalbert, à propos de Bettina, a confirmé lorsqu’il est allé rendre visite à la chipie.
    - C’est exactement ça: c’est la vilaine marâtre de Walt Disney aux doigts crochus. Comme je comprends que tu aies foutu le camp, Marieke!
    Et c’est exactement ça aussi: son fils l’appelle Marieke, comme il a toujours appelé son père le Capitaine. Marieke a de la peine à imaginer que les enfants de Clara l’appellent par son prénom, mais cela se fait ainsi dans le petit clan indien qu’ils ont formé, jusqu’aux militants que lui ramenait Adalbert à la grande époque de la contestation – tous l’auront toujours appelée Marieke, va savoir pourquoi.
    - Marieke?
    - Dolly et Molly se sont mises ensemble pour la ramener sur terre.
    - Marieke. Tu n’a donc pas envie de dessert?
    - Si, je prendrai de leur sorbet à la rose…


    Après le dessert, elle le leur demandé assez solennellement, ils la laisseront seule un moment, elle marchera jusqu’à la corne du bois, là-bas vers le promontoire dominant l’immense conque bleue du Léman, ce lac qu’elle a tant aimé traverser depuis que le Capitaine lui a fait faux bond, mais pour l’instant on lui présente son sorbet qu’elle va arroser de trois doigts de liqueur de genièvre (c’est elle qui, en douce, en a sorti une fiole de son sac à fourbi) et elle dit come ça de son ton le plus inspiré:
    - Merci bien, au moins.
    Cette dame assez stylée doit avoir l’âge qu’elle avait quand elle a vécu le plus triste épisode de sa vie, à la fin de la guerre, mais le pire n'a pas été pour elle la guerre, malgré les horreurs de celle-ci, le pire a été cet homme qu’elle a aimé comme une damnée, ce lâche comme ils le sont si souvent, ce catho de bonne famille qui n’a pas voulu de leur premier enfant, la charcutant lui-même avec ses instruments d’étudiant, ni du second qu’il lui arracha de la même façon par souci de convenance bourgeoise et de religion, tu vois ça, quand même pas qu’une fille d’ouvrier chef de syndicat et de suicidée s’en vienne entacher mon nom et ma carrière, oui Madame Assez Stylée lorsque j’arrive dans ton petit pays bien peigné je suis la ruine ambulante sortant des décombres encore fumants, et à vous ma révérence:
    - Votre sorbet est délicieux.
    Autour d’elle la conversation n’a pas tari; elle se sent bien Marieke, et ça se voit, elle fait semblant d’écouter mais sans doute Ludmila n’est-elle pas tout à fait dupe, qui sait combien elle aspire depuis quelque temps à s’envoler, destination le Sud suprême où l’attend, clope au bec, le Capitaine; autant qu’elle-même, Ludmila est pourvu d’antennes spéciales et peut-être même a-t-il déjà deviné que ce repas serait le dernier?
    Statistiquement, pense Marieke tandis que la dame assez stylée croit bien faire en lui proposant un déca (et quoi encore, mijaurée, tu me crois incapable de supporter un bon shoot de caféine?), statistiquement il y a, sur dix mecs, un quota régulier de trois sales cons, je suis en mesure, n’est-ce pas Molly (qui en a fait la cuisante expérience avant de se rattraper aux branches de Billy) et Dolly, n’est-ce pas Ludmila? je suis et vous êtes, nous sommes en mesure de donner des noms…
    Mais nous les emmerdons, poursuit Marieke qui n’a que faire de donner des noms, tandis que Molly, justement, fait voir ses MMS de Billy au restant de la tablée, nous les emmerdons car c’est à la bonne vie et aux bonnes gens que seront consacrés nos derniers pensers.
    La lumière revient dans le film de sa vie avec le souvenir des bons types de la statistique: et voici paraître son artiste de frère Sigisbert et ses amis nos grands peintres amstellodamois, ou êtes-vous aujourd’hui mes chevaliers servants à la folle palette, où êtes vous Ger Lataster et Pieter Defesche dont les toiles m’ont accompagnée partout et reviendront à Dolly et Molly, où traînez-vous vos auréoles de saints clandestins, en quelle Utopie dont nous avons tant rêvé au long de nos longues nuits de rebelles?
    La p’tite Clara me confiait ses Problèmes et c’était touchant de la voir se délester de ses humbles secrets de bonne dame dont je me gardais bien de me gausser, sachant qu’aucune peine ne se mesure ni ne se compare.
    Et puis merde aussi: sans ce carabin de malheur je ne serai pas partie de là-bas, je n’aurais pas rencontré le petit chevrier aux casseroles aussi étincelantes que ses dents, pas de Capitaine non plus sans ce con-là, pas de Ludmila, pas d’Adalbert et par conséquent ni Dolly ni Molly, tu vois la cata?
    - Marieke, eh bien Marieke, ne voulais-tu pas faire quelques pas? Marieke, la nuit va tomber…
    C’était Adalbert qui la secouait, Adalbert auquel Marieke, rassemblant ses faibles forces, s’appuya pour se lever tout en lui désignant le sac aux trésors de la vioque dans lequel il suffisait de puiser pour régler l’addition, et, quelques paires de minutes plus tard à clopiner jusque là-bas, voilà qu’elle se tenait à la corne du bois où elle poursuivit et même acheva sa songerie.

    Et voilà notre dernier tableau, se dit-elle avec une dernière pensée à ses amis rapins auxquels elle irait bientôt rapporter les derniers ragots de la vie.
    Le Capitaine m’en a fait voir lui aussi, et mon fils Adalbert ne m’a pas épargnée non plus, mais les bougres sont du bon côté de la statistique, autant que vous deux.
    Voilà le tableau: cette lumière du soir, tout ce bleu et cet or en fusion c’est ma vie nom de Dieu, tout ce bleu du lac qui a l’air d’une mer dans ses moments de rêve ou de colère, tout ce bleu de nom de Dieu qu’on croit qu’il n’existe pas alors que là je le regarde dans les yeux, allez regarde-moi foutu Vieux, regarde ce que tu as fait de la Marieke, regarde de ta myriade d’yeux de Dieu qui voit la fourmi noire sur la pierre noire au fond du trou tout noir, regarde tout ce bleu qui me boit, tout ce bleu qui fond en moi en déclinant là-bas dans l’outremer, regarde le bleu qui sombre, je te rends ma vieille peau Grand Esprit, Grand Tout, qui que tu sois, Gaïa ou Père de Iéshouah, je m’en fous pas mal de ton Nom, allez, allons, en allons-nous et ils s’en allent, je titube et ça va comme ça, je rends mon tablier dans lequel vous trouverez tout mon Amour.

    Ce texte constitue l'avant-dernier chapitre du roman Les bonnes dames, achevé le dimanche 3 septembre.

     

  • Le rêve de Lena


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    Lena refait volontiers le voyage de Louxor avec les bonnes dames, le diligent Adalbert lui ayant remis, selon les volontés de la défunte, le vormidable ordinateur qu’il acquit naguère avec l’argent de Marieke, dont il lui a patiemment expliqué l’usage.
    Son projet de se raconter ne s’est pas concrétisé pour autant, en revanche elle est tout à fait capable d’utiliser la messagerie de l’appareil, elle fait désormais ses comptes au moyen de celui-ci, via l’Internet qui lui permet en outre de se commander du pain de poire et autres denrées, enfin plus sensationnel encore: de voter et de surfer.
    Lena écrit ainsi chaque semaine à ses amis de Calgary, qui lui ont promis de lui rendre visite à la fin de l’année pour un dernier pèlerinage à Berg am See dont les vestiges de l’hôtel sont voués à la démolition.
    Les larmes lui viennent souvent aux yeux lorsque, voyant défiler les images de l’aube vaporeuse sur le Nil, des monts sacrés de la Vallée des Rois, des statues énigmatiques ou des petits cireurs de chaussures qui les poursuivaient en piaillant, du Pavillon des Bleuets ou de leurs amis américains, elle se rappelle leur choli trio. Elle sourit, aussi, en se rappelant la calèche ou la tchaktchouka que Clara n’avait pu terminer, sur la terrasse à l’enseigne de Chez Omar, tant elle craignait, avait-elle prétendu sous l’effet probable du vin rouge qu’avait commandé cette viveuse de Marieke, que tant d’épices épicées l’accablent de coupables Désirs…
    Lena ne s’était pas senti la force, à la mort de Marieke, de faire le voyage, mais elle avait pleuré cette vormidable amie, autant que l’avait chagrinée la mort de sa sœur Clara.


    Ce fut en inscrivant, un dimanche matin, le nom de Samoa sur son moteur de recherche, que Lena découvrit pourquoi, peut-être, ce bonheur-là ne lui avait pas été accordé.
    Le jeune homme en paréo dont elle gardait, pour elle, le souvenir ardent, cet Adam des Samoa qu’elle avait brièvement rencontré lors d’un voyage dans l’archipel auquel l’avait invité le Docteur Benjamin, ce garçon si doux et intelligent, si beau, si rayonnant de bonté qui l’avait accompagnée trois jours durant avant de lui présenter les siens, cet innocent de l’innocent Jardin, et le Désir qu’il avait suscité et qu’elle n’avait pas osé consommer, tout ce charme s’était soudain évanoui devant les images multipliant l’illusion de ce paradis de paillotes préfabriquées où le bonheur s’achetait désormais comme partout ailleurs.
    Finalement, se disait Lena, finalement je ne crois pas que j’aie à regretter cela. Finalement je me vois mal ne rien faire qu’être heureuse sous les cocotiers. Finalement je dois l’avoir un peu cherché, d’être restée simplement ce que j’ai toujours été.


    Lena se réjouit toujours de nos visites, ne répondant plus guère aux invitations trop lointaines, qui la fatiguent un peu beaucoup trop vielmal, dit-elle; ainsi n’a-t-elle plus séjourné dans l’Hacienda depuis plus d’une année et craint-elle que ce soit pour jamais, arguant du fait qu’elle baisse décidément, selon son expression. Mais Anna fait parfois le voyage avec son Hidalgo, se réjouissant de la réjouir.
    Et moi aussi je me réjouis de la réjouir.
    A chaque nouveau rendez-vous elle est là-bas, au bout du quai, punkt au train de midi.
    Le temps de l’apercevoir je pense alors à ma mère et à la pauvre Greta dont le romancier n’a presque rien dit, ce rat, alors que la vie de Greta est un roman en soi, un peu triste et qui finit en douleur.
    Mais qui étais-tu donc, p’tite Greta que j’ai vue si menue dans ton cercueil de poupée? Et toi ma p’tite Clara, qui étais-tu, toute pomponnée dans le tien, l’air un peu d’une princesse inca?
    Nous allons et venons: avec Lena les pas se font, à chaque fois, un peu plus lents et plus comptés, mais cessera-t-on jamais de se réjouir?
    Tout à l’heure nous avons bien ri: une fois de plus nous avons parlé de quand le boa mange l’âne.
    Je vais me retourner pour la dernière fois. Elle est là tout au bout du quai. Elle est un peu plus cassée que la dernière fois mais je la vois sourire encore. Il me semble que ce sera pour toujours qu’elle nous sourit ainsi. Elle se réjouit déjà de nous revoir et nous aussi cela nous met en joie.

    La Désirade, ce 3 septembre 2006.

    Cette séquence constitue le dernier chapitre du roman Les bonnes dames, à paraître en octobre 2006 chez Bernard Campiche. 

    Les Saintes.  Aquarelle de Frédérique Noir.

  • Fin d'un roman

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    A La Désirade, ce dimanche 3 septembre. – C’est dans les pleurs, les sanglots nerveux et les larmes de croco que j’ai mis le point final, ce soir à huit heures, à mon roman Les bonnes dames. J’en étais si ému du fait que la matière de ce roman si près de notre vie est pour moi chargé d’émotion, surtout depuis que l’une de mes trois vieilles petites filles, Marieke, Katia dans la vie, est entrée dans un coma profond, le 25 août dernier, et que nous vivons cette étrange situation que j’ai vécue avec ma propre mère il y a quatre ans et presque jours pour jours, très pénible aujourd’hui à ma bonne amie qui voit sa mère mourir sans mourir.
    Dans l’espèce de transe qui m’a saisi depuis que notre chère Katia est entrée dans sa nuit, j’ai écrit d’affilée des vingt et trente pages manuscrites par jour, presque sans hésiter, que je recopiais à mesure presque sans rien corriger. J’ai mieux compris, à ces moments-là, le phénomène du jaillissement par concentration extrême qu’a vécu un Simenon.
    Voilà : c’est fini pour le roman, mais la vie continue et son roman de tous les jours.

    A La Désirade, ce lundi 4 septembre. – Cinq heures du matin : je me réveille. Le pli est pris. Je me suis levé tous les jours à cette heure depuis des mois que je travaillais à mes Bonnes dames, et maintenant je vais continuer aujourd’hui dans la foulée comme un brave percheron sur son sillon.
    D’ailleurs c’est à l’instant même que je me lance dans Le souffle de la vie, le troisième volume de mes carnets qui regroupera les années 2000 à 2006.
    En outre une autre aventure commence pour Les bonnes dames, dont je me réjouis aussi. Mon éditeur est aussi l’un de mes meilleurs lecteurs, Bernard vit les livres qu’il lit et qu’il fait et c’est toujours un vrai bonheur de travailler avec lui. Et puis nous nous nous mettrons peu après sur un autre bouquin que j’ai déjà fini, qu’il publiera le printemps prochain. Enfin j’ai très envie, ces jours, de me consacrer plus à la peinturlure de paysages et de visages, enfin je vais en avoir un peu le temps. J’ai reçu l’autre jour une magnifique aquarelle de l’ami Bona, évoquant des espèces de fleurs de volcan, la grande fermentation des rouges et des bleus noirs charnels de l’ombre organique happée par une lumière plus que réelle, de l’autre côté des choses, et ce cadeau m’a bonnement irradié et impatienté de me replonger dans le cratère des couleurs. 

    Papier découpé. LK, 2004.

    medium_Bona.JPGBona Mangangu, encre et huile sur papier aquarelle.

  • Les escholiers


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    L’auteur masqué (27)

    Ce texte est tiré des premières pages de l'extraordinaire nouvelle de Nicolas Gogol, intitulée Vij, du nom du chef des gnomes russes dont les paupières sont si lourdement plombées qu'elles tombent jusque par terre. Cherchez la ressemblance avec ceux qui s'aveuglent. En attendant, personne n'a identifié Gogol dont le style se reconnaît pourtant à 33 verstes, même en traduction (ici, dans la Petite Bibliothèque Ombres, de Louise Viardot).

    « Dès que la cloche du séminaire, qui était pendue à la porte du couvent des frères, à K., se mettait en branle, on voyait arriver de toutes les parties de la ville des groupes d’écoliers. Les grammairiens, les rhétoriciens, les philosophes et les théologiens se rendaient aux classes avec leurs cahiers sous le bras.
    Les grammairiens étaient encore des enfants; en marchant, ils se poussaient les uns les autres, et se disaient des injures d’une voix de fausset. Ils avaient presque tous des habits sales et déchirés, et leurs poches étaient toujours remplies de mille brimborions, tels qu’osselets, sifflets de plume, croûtes de pâtés, et jusqu'à des jeunes moineaux auxquels il arrivait de pépier dans le silence de la classe, ce qui attirait quelque fois sur leur possesseur des coups de férule ou même une bonne cinglée de verges en cerisier. Les rhétoriciens marchaient avec plus de gravité; leurs habits avaient moins d’accrocs, mais en revanche ils portaient presque toujours sur leurs visages quelques ornements dans le style des figures de rhétorique, un œil au beurre noir ou une lèvre toute boursouflée. Ceux-là devisaient entre eux et juraient d’une voix de ténor.
    Les philosophes et les théologiens parlaient une octave plus bas, et n’avaient rien dans leurs poches que des brins de tabac noir. Ils ne faisaient jamais de provisions, car ils dévoraient dans l’instant tout ce qui leur tombait sous la main. Ils sentaient tous la pipe et l’eau-de-vie, et de si loin que plus d’un artisan, allant à sa besogne, s’arrêtait et flairait longtemps l’air comme un limier. »

  • Les Vaches Noires

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    Sur cette plage infinie, noyée dans un ciel de plomb,
    Qui écrase la mer aplatie sur l’horizon bouché,
    Et les vagues rampantes sur le sable humide,
    Je scrute les scories et les strates,
    Rejetées par les flots des tempêtes et des marées passées…

    Cueillant dans les galets,
    Ces émeraudes douces et polies, témoins de liesses ou de solitudes,
    Tessons et bris de verre, rendus inoffensifs par le flux incessant,

    Triant coquilles pétrifiées et fossiles, vestiges d’autres époques,
    Ramassant squelettes d’oursins désarmés et coquillages brillants,
    Fantômes vides des multitudes myopes et grouillantes des fonds,

    Récoltant ces trésors de mémoire, humides et scintillants,
    Bientôt spectres secs et ternes, dans une coupe,

    Foulant aux pieds, meuniers du sable, les coques fragiles,
    Suivant l’empreinte éphémère, d’un pied nu, d’un fer,
    Ou d’un filet d’eau, indécis, ruisselant vers la mer effacée…

    Butant sur un blockhaus aveugle, ensablé sur le flanc,
    Dérisoire rempart de combats oubliés,

    Devinant dans la brume, les lointains colombages du Normandy,
    Qui protègent le confort douillet d’un faste révolu, et ses secrets d’alcôve,

    Fouillant ces passés, proches ou perdus dans la nuit des temps,
    Comme Midas, dans ce désert minéral, dans ce silence immobile,
    En quête d’une voix métallique et virtuelle,
    Pour se forger des souvenirs qui ne seront jamais…

    Frédérique Noir



    Ce poème inédit a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, juillet 2006, No 70.

    Les Saintes, aquarelle de Frédérique Noir, médecin aux Hôpitaux de Paris.

  • Le tueur et la demoiselle

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    Le dernier roman d’Amélie Nothomb

    Quinze ans et quinze titres après Hygiène de l’assassin, qui révéla son talent atypique et tout à fait original, n’en déplaise aux vigiles du littérairement correct qui la snobent à qui mieux mieux, Amélie Nothomb en revient à un tueur propre sur lui que le goût des sensations neuves, révélé par un morceau de Radiohead (Pulk/Pull revolving Doors) alors qu’il se sentait « châtré de partout » après la fin d’un fol amour bête, lance dans une nouvelle carrière de tueur à gages « expérimental » mettant en valeur son ton inné de tireur d’élite.
    Après avoir « explosé » un commercial de l’alimentaire, un journaliste évidemment inutile à la société, un ministre et une directrice de centre culturel non moins offensants par leur seule existence, avec une volupté virginale (« Rien n’est vierge comme un tueur ») et croissante, cet onaniste de l’acte semi-gratuit (et doublement payé) se trouve piégé dans une embrouille plus compliquée que ses exécutions impeccables à deux-coups, où telle jeune fille sauvage, comme les aimait Anouilh, le prend de vitesse et au dépourvu, ayant, elle, une raison supérieurement motivée de tuer : le viol, par son salaud de père, de son plus personnel secret.
    Vif et incisif, superbement enlevé, truffé comme à l’ordinaire de digressions pénétrantes (sur les cinq sens comparés, le sexe, la rencontre, l’intimité, les textes sacrés), ce Journal d’Hirondelle, après un Acide sulfurique controversé, d’ailleurs assez injustement, et un peu bâclé tout de même sur la fin, relève de la meilleure veine de la romancière pêchant ici dans les eaux perverses d’un Mishima qu’elle admire, entre conte (a)moral et méditation paradoxale, au fil d’une écriture cinglante et truffée de trouvailles d’un humour sardonique assez irrésistible.

    Citations au vol :

    « C’est le corps qui rend gentil et plein de compassion pour le prochain ».

    « Rien n’emporte autant l’adhésion que le cliché de zinc ».

    « Le corps n’est pas mauvais, c’est l’âme qui l’est ».

    « C’est le gras du cerveau qui a inventé le mal ».

    « Un tueur est un individu qui s’investit davantage dans ses rencontres que le commun des mortels ».

    « Si Proust avait assassiné Joyce dans ce taxi, on serait moins déçu, on se dirait que ces deux-là s’étaient trouvés ».

    « Les petites dindes qui forment la majorité des vierges, sont aussi dépourvues de mystère que leurs aînées. Mais il y a ces cas de demoiselles silencieuses qui, elles, sont ce que la nature humaine a produit de plus étranger».

    « On entend beaucoup moins bien la musique les yeux fermés. Les yeux sont les narines des oreilles ».

    « Aucune fleur ne fleurit autant que la pivoine. Comparées à elle, les autres fleurs ont l’air de maugréer entre leurs dents ».

    Amélie Nothomb. Journal d’Hirondelle. Albin Michel, 136p.

  • Un démon très ordinaire

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    En lisant Les Bienveillantes de Jonathan Littell (1)

    Le diable du XXe siècle n’est pas un monstre cornu et fourchu mais un homme ordinaire soucieux de son devoir, comme le fut par exemple Adolf Eichmann, l’un des planificateurs de la Solution finale les plus zélés. Hannah Arendt provoqua la controverse en insistant sur la banalité de cet homme gris et froid, mais d’innombrables documents, depuis lors, dont par exemple le significatif Journal du Dr Göbbels, donnent raison à cette thèse, à laquelle on pense immédiatement en se lançant dans la lecture du premier roman de Jonathan Littell, écrit en français et intitulé Les Bienveillantes.
    La première phrase de ce livre de 904 pages extrêmement serrées, mais qui nous prennent aussitôt par la gueule, annonce pour ainsi dire la couleur : « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça c’est passé ».
    D’emblée, d’un ton à la fois posé et tout objectif, sans chercher à séduire, commençant d’écrire dans son bureau directorial de l’usine de dentelles qu’il a remis sur pied avec un talent certain pour l’organisation, après être revenu en France déguisé en travailleur du STO (Service du Travail Obligatoire), Max Aue, moitié Allemand et moitié Français, nous explique donc « fraternellement » que ce qu’il a fait, nous aurions très bien pu le faire à supposer que nous eussions été pris dans l’engrenage qui l’a happé.
    Va-t-il nous la jouer Günter Grass se battant les flancs ? Nullement. Plus que des remords, il a des renvois de mauvaise digestion et souffre de constipation, mais surtout il a besoin de s’occuper et c’est pour lui-même, pour voir plus clair sur la « rivière noire » de ses souvenirs, qu’il commence à se raconter.
    Les trente premières pages de la Toccata qui ouvre le livre, dont tous les titres de chapitres relèvent de la nomenclature musicale, évoquent la Weltanschaung (vision du monde) de ce nihiliste minutieux qui dit avoir vu « plus de souffrance que la plupart » et déclare cependant : « Si jamais vous arriviez à me faire pleurer, mes larmes vous vitrioleraient le visage ».
    Il ne bluffe pas : c’est le poison vivant que cet homme qui se rappelle la sentence de Sophocle, « Ce que tu dois préférer à tout, c’est de ne pas être né », avant d’invoquer Schopenhauer et de conclure que nous vivons dans le pire monde qui soit.
    Contrairement à Eichmann, Max Aue ne s’excuse pas par l’argument de la soumission aux ordres : il assume en somme. Il pense même que l’homme ordinaire est plus dangereux, dans les circonstances qu’il a connues, que le monstre psychopathe ou la brute soumise. Lui-même n’a jamais demandé à devenir un assassin. Il n’a pu devenir pianiste faute de don, il aurait préféré faire carrière dans la littérature ou la philo que dans le droit, en outre cet homme sans qualité n’a jamais aimé ni sa mère ni les hommes avec lesquels il a couché avant de se marier bourgeoisement, lucide au point de dire qu’il eût préféré être une femme et que la seule qu’il ait aimé était sa sœur, ce qui complique un peu les choses.
    Le piège se referme sur lui à l’instigation de son ami Thomas avec lequel, à la veille de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne, il a fait à Paris un rapport secret sur les dispositions bellicistes de la France, rencontrant à cette occasion Brasillach et Rebatet, ledit Thomas lui faisant valoir que désormais, pour un officier SS (car c’est ça qu’il est devenu on ne sait encore comment), le front de Pologne est l’endroit où on va s’amuser, ce qui le fait rire et constater que « c’est ainsi que le Diable élargit son domaine ».
    Sous le titre d’Allemandes I et II, le grand chapitre suivant nous plonge dans les premières opérations de nettoyage et de liquidation des obstacles humains à la progression de la Wehrmacht, par la division SS à laquelle il est rattaché.
    C’est dans une confusion totale des commandements que cela commence, aux confins de l’Ukraine où les massacres du NKVD russe (Polonais et Ukrainiens exécutés en masse) sont attribués aux Juifs pour simplifier. A ce moment, on est encore loin d’avoir, même dans cette hiérarchie SS, une idée claire de l’extermination à venir. Même, lorsque les premières représailles de masse sont ordonnées contres les civils juifs, ça râle sec chez les chevaliers aryens, et Max n’est pas relax. Or la machine génocidaire est bel et bien en marche, mais là j’arrête parce que je fatigue, un max…

    Jonathan Littell. Les Bienveillantes. Gallimard, 904p.

  • L’apprentissage de l’abjection

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    En lisant Les Bienveillantes (2)

    Comment un jeune homme fin et cultivé, étudiant en droit à la fin des années 30, se rapproche-t-il de la SS avant d’être recruté parmi les « hommes de confiance » dont on fera, avec le temps et l’expérience, de bons exécutants ? Dans quelles circonstances plus précises Max Aue s’est-il retrouvé affecté sur le front de l’Ukraine, où il assista aux premières Actions de nettoyage des Sonderkommandos appuyant la Wehrmacht, d’abord sous forme de représailles désordonnée puis de manière de plus en plus « professionnelle » et organisée, au fur et mesure que se mettait en place une extermination qui devait immédiatement susciter « des doutes » chez les soldats autant que chez les officiers ? Or le Führer l'avait dit: que les Chefs devraient à l'Allemagne le sacrifice de leurs doutes...
    C’est à ces questions que répondent, de façon prodigieusement détaillée, le deuxième grand chapitre des Bienveillantes, au fil duquel nous voyons l’Obersturmführer Max Aue (grade équivalent à celui d’un lieutenant) descendre lentement dans les cercles de l’enfer tout en restant d’une complète lucidité et sans une once du cynisme de son ami Thomas dont nous apprenons comment il l’a sauvé une première fois, menacé d'être déclassé pour faits d'homosexualité, avant de l’entraîner sur le front de l'Est.
    « Depuis mon enfance, écrit Max Aue, j’étais hanté par la passion de l’absolu et du dépassement des limites ; maintenant cette passion m’avait mené au bord des fosses communes de l’Ukraine ».
    Or quand il fait ce constat, ce témoin qui évite le plus possible de salir ses propres mains, mais qui ne se sent pas moins partie prenante et consentante, par conviction idéologique et devoir, des abominations auxquelles il assiste, voit clairement, à un premier travail d’amateurs (exécutions de masse de juifs civils assimilés à des terroristes pro-soviétiques, avec des méthodes d’une inutile brutalité) se substituer une planification et des formes d’exécution réellement efficientes, bientôt marquées par l’apparition d’Eichmann en personne.
    Or tout cela, loin du reportage ou du récit linéaire, se trouve raconté « dans la masse » et la spirale temporelle des événements et des sentiments personnels constamment mêlés, au fil d’un récit signalant, incontestablement, un souffle et un talent de romancier de très grande envergure. Extraordinairement documenté, Jonathan Littell n’en avance pas moins par une forme de narration qui incorpore à la fois les sensations physiques, les émotions à fleur de peau, tous les signes du Réel protéiforme perçus avec une incroyable porosité alors que le narrateur fait proliférer les personnages autour de lui par un système de dialogues enchâssés d’une justesse de ton quasiment sans faille.
    C’est un livre à lire lentement et continûment que Les Bienveillantes, qui nous immerge dans la matière humaine en fusion de la guerre; dans la « radicalité de l’abîme », observe plus précisément le narrateur qui philosophe en même temps qu’il évoque la merde et le sang.
    On a parlé déjà, à propos de Jonathan Littell, de Tolstoï et de Vassili Grossman. Rapprochements publicitaires ? Je ne vois as encore, pour ma part, se déployer l’art suprême de La guerre et la paix là-dedans, mais en effet la peinture, la puissance épique et la vertigineuse plongée dans les individualités, le sens du tragique et les touches de lyrisme dans les évocations de la lumière ou de la nature, tout cela relève assez de la même grande coulée, du même sérieux absolu et de la même sainte colère (de l’auteur évidemment) qu’on trouve dans Vie et destin...
    Lire Les Bienveillantes constitue jusque-là, pour moi, un profond ébranlement comme je n’en ai connu que quelques fois ces dernières décennies, avec Le temps du mal de Dobritsa Tchossitch, L’école d’impiété d’Alexandre Tisma ou Vie et destin de Vassili Grossman, précisément. En ces temps d’atterrante futilité et d’agitation vulgaire, ce livre ramène au sérieux de la littérature. Voilà : c’est un livre sérieux, je crois. Captivant, nous forçant à lire chaque mot, intéressant pour qui s'intéresse à tout le phènomène humain regardé sans oeillères, répugnant par ce qu’il détaille et lumineux par la nécessité qui fonde l’urgence de détailler le Mal.

  • Un roman désincarné ?

    En lisant les Bienveillantes (3)

    medium_Littell7.JPGA en croire Claude Lanzmann, le défaut majeur des Bienveillantes de Jonathan Littell serait de n’être pas assez incarné, alors même qu’il lui reproche d’ajouter de la chair romanesque à la seule matière documentaire.
    Or qu’en est-il ? Les Bienveillantes n’est-il qu’une masse d’informations juste romancées sur les bords, et la « littérature » qu’il y a dans ce roman est-elle un frein à notre compréhension ?
    Pour en juger sur pièces, entre d’innombrables autres exemples, j’ai choisi deux passages proches, illustrant à la fois l’aspect onirico-baroque de certaines visions du protagoniste, et la verve qu’il module en citant les personnages qu’il rencontre.
    La première scène se passe à Kharkov, lors de l’avancée de la Wehrmacht en Russie à laquelle participe l’unité SS du narrateur, lequel va d’un ébranlement à l’autre. Soit dit en passant, la jeune fille dont il est question dans ce passage est celle dont la photographie du corps supplicié est à l’origine, avec le film Shoah (!) de la composition des Bienveillantes, ainsi que Jonathan Littell l’a expliqué à Jérôme Garcin dans son entretien du Nouvel Observateur des 24-30 août.
    «Un incident mineur jeta un éclairage cru sur ces fissures qui allaient s’élargissant. Dans le grand parc enneigé, derrière la statue de Chevtchenko, on menait une jeune partisane à la potence. Une foule d’Allemands se rassemblait: des Landser de la Wehrmacht et des Orpo, mais aussi des hommes de l’organisation Tost, des Goldfanasen de l’Ostministerium, des pilotes de la Luftwaffe. C’était une jeune fille assez maigre, au visage touché par l’hystérie, encadré de lourds cheveux noirs coupés courts, très grossièrement, comme au sécateur. Un officier lui lia les mains, la plaça sous la potence et lui mit la corde au cou. Alors les soldats et les officiers présents défilèrent devant elle et l’embrassèrent l’un après l’autre sur la bouche. Elle restait muette et gardait les yeux ouverts. Certains l’embrassaient tendrement, presque chastement, comme des écoliers; d’autres lui prenaient la tête à deux mains pour lui forcer les lèvres. Lorsque vint mon tour, elle me regarda, un regard clair et lumineux, lavé de tout, et je vis qu’elle, elle comprenait tout, savait tout, et devant ce savoir si pur j’éclatai en flammes. Mes vêtements crépitaient, la peau de mon ventre se fendait, la graisse grésillait, le feu rugissait dans mes orbites et ma bouche et nettoyait l’intérieur de mon crâne. L’embrasement était si intense qu’elle dut détourner la tête. Je me calcinai, mes restes se transformaient en statue de sel; vite refroidis, des morceaux se détachaient, d’abord une épaule, puis une main, puis la moitié de la tête. Enfin je m’effondrai entièrement à ses pieds et le vent balaya ce tas de sel et le dispersa. Déjà l’officier suivant s’avançait, et quand tous furent passés, on la pendit. Des jours durant je réfléchis à cette scène étrange ; mais ma réflexion se dressait devant moi comme un miroir, et ne me renvoyait jamais que ma propre image, inversée certes, mais fidèle. Le corps de cette fille aussi était pour moi un miroir. La corde s’était cassée ou on l’avait coupée, et elle gisait dans la neige du jardin des Syndicats, la nuque brisée, les lèvres gonflées, un sein dénudé rongé par les chiens. Ses cheveux rêches formaient une crête de méduse autour de sa tête et elle me semblait fabuleusement belle, habitant la mort comme une idole, Notre-Dames-des-neiges. Quel que fût le chemin que je prenais pour me rendre de l’hôtel à nos bureaux, je la trouvais toujours couchée sur mon passage, une question têtue, bornée, qui me projetait dans un labyrinthe de vaines spéculations et me faisait perdre pied. Cela dura des semaines ».

    Le second passage est d’un tout autre ton, qui suit immédiatement le précédent, touchant au personnage (réel, comme l’a relevé Lanzmann) de Blobel, qui vient de diriger une opération d’extermination de grande envergure.
    « Blobel mit fin à l’Aktion quelques jours après le Nouvel-An. On avait gardé plusieurs milliers de Juifs au KhTZ pour des travaux de force dans la ville; ils seraient fusillés plus tard. Nous venions d’apprendre que Blobel allait être remplacé. Lui-même le savait depuis des semaines, mais n’en avait rien dit. Il était d’ailleurs grand temps qu’il parte. Depuis son arrivée à Kharkov, il était devenu une loque nerveuse, en aussi mauvais état, presque, qu’à Lutsk : un moment, il nous réunissait pour s’extasier sur les derniers totaux cumulés du Sonderkommando, le suivant, il s’époumonnait de rage, incohérent, pour une bêtise, une remarque de travers. Un jour, début janvier, j’entrai dans son bureau pour lui porter un rapport de Woytinek. Sans me saluer, il me lança une feuille de papier : « Regardez-moi cette merde ». Il était ivre, blanc de colère. Je pris la feuille : c’était un ordre du Général von Manstein, le commandant de la 11e armées, en Crumée. « C’est votre patron Ohlendorf qui m’a transmis ça. Lisez, lisez. Vous voyez, là en bas ? Il est déshonorant que les officiers soient présents aux exécutions de Juifs. Déshonorant ! Les enculés. Comme si ce qu’ils faisaient était honorable… comme s’ils traitaient leurs prisonniers avec honneur… J’ai fait la Grande Guerre, moi. Pendant la Grande Guerre on s’occupait des prisonniers, on les nourrissait, on ne les laissait pas crever de faim comme du bétail. » Une bouteille de schnaps traînait sur la table ; il s’en versa une rasade, qu’il avala d’une traite. J’étais toujours debout face à son bureau, je ne disais rien. « Comme si tous on ne prenait pas nos ordres à la même source… Les salopards. Ils veulent garder les mains propres, ces petites merdes de la Wehrmacht. Ils veulent nous laisser le sale boulot ». Il se montait la tête, son visage s’empourprait. « Les chiens. Ils veulent pouvoir dire, après : ah non, les horreurs, c’était pas nous. C’étaient eux, les autres, là, les assassins de la SS. Nous ‘avions rien à voir avec tout ça. Nous nous sommes battus comme des soldats, avec honneur. » Mais qui c’est qui a pris toutes ces villes qu’on nettoie ? Hein ! Qui est-ce qu’on protège, nous, quand on élimine les partisans et les Juifs et toute la racaille ? Vous croyez qu’ils se plaignent ? Ils nous le demandent ! » Il criait tellement qu’il postillonnait. « Cette ordure de Manstein, cette ordure, cet hypocrite, ce demi-youtre qui apprend à son chien à lever la patte quand il entend « Heil Hitler », et qui fait accrocher derrière son bureau, c’est Ohlendorf qui me l’a dit, un panneau imprimé où c’est écrit : Mais qu’est-ce que le Führer dirait de cela ? Eh bien justement, qu’est-ce qu’il en dirait notre Führer ? Qu’est-ce qu’il dirait, quand l’AOK11 demande à son Einsatzgruppe de liquider tous les Juifs de Simferopol avant la Noël pour que les officiers puissent passer des fêtes judenfrei ? Et puis qu’ils promulguent des torchons sur l’honneur de la Wehrmacht ? Les porcs. Qui c’est qui a signé le Kommisarbefehl ? Qui c’est qui a signé l’ordre sur les juridictions ? Qui c’est ? Le Reichsführer peut-être ? » Il s’arrêta pour reprendre sa respiration et boire un autre verre ; il avala de travers, s’étouffa, toussa ». Et si ça tourne mal, ils vont tout nous mettre sur le dos. Tout. Ils vont s’en sortir tout propres, tout élégants, en agitant du papier à chiottes comme ça » - il m’avait arraché le feuillet des mains et le secouait en l’air – et en disant : « Non ce n’est pas nous qui avons tué les Juifs, les commissaires, les Tsiganes, on peut le prouver, vous voyez, on n’était pas d’accord, c’était tout de la faute du Führer et des SS »… Sa voix devenait geignarde. « Bordel, même si on gagne ils nous enculeront. Parce que, écoutez-moi, Aue, écoutez-moi bien » - il chuchotait presque, maintenant, sa voix était rauque – « Un jour tout ça va ressortir. Tout. Il y a trop de gens qui savent, trop de témoins. Et quand ça ressortira, qu’on ait gagné ou perdu la guerre, ça va faire du bruit, ça va être le scandale. Il faudra des têtes. Et ça sera nos têtes qu’on servira à la foule tandis que tous les Prusso-youtres comme von Manstein, tous les von Rundstedt et les von Kluge retourneront à leurs von manoirs confortables et écriront leurs von mémoires, en se donnant des claques dans le dos les uns les autres pour avoir été des von soldats si décents et honorable »…

    Est-ce cela qu’on peut dire, sérieusement, de la littérature manquant d’incarnation ?

    (Les Bienveillantes, pages 170-172)

  • De la lecture

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    « Le plus favorable moment, pour parler de l’été qui vient, c’est quand la neige tombe » (Jacques Audiberti)

    « Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ». (Annie Dillard)

    « Et toute lecture – même entreprise pour les motifs les plus bas – nous fait pénétrer dans le cabinet secret où l’humanité nous entretient à voix basse du sort qui lui est fait sous le soleil ». (John Cowper Powys)

    « Laissez venir l’immensité des choses » (C.F. Ramuz)

  • L’espace d’un roman

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    Lecture des Bienveillantes (4)
    Limiter la valeur des Bienveillantes à l’apport d’un monument documentaire me semble prouver une lecture impatiente, hâtive ou partielle, qui ne tient aucun compte de la transposition des faits dans les sphères du temps et de l’espace. Jonathan Littell a certes le mérite d’avoir accumulé une documentation considérable et sur des faits souvent méconnus du public ou des non spécialistes, mais l’apport fondamental des Bienveillantes n’est pas là, pas plus que celui de la Recherche du temps perdu n’est de proposer un tableau de la bonne société parisienne au tournant du XXe siècle. Je ne prétends pas pour autant que le jeune romancier soit à comparer à Proust, non plus qu’à Céline, et pourtant la transposition romanesque qu’il opère, dans Les Bienveillantes, à partir de ses données documentaires, n’en est pas moins d’un admirable effort de transposition et d’incarnation, par un médium, au sens où l’entendait un Simenon, qui nous fait endosser une peau à notre corps défendant, parcourir une certaine courbe temporelle et investir une topologie, sans rien de commun avec le déploiement linéaire d’un rapport factuel ou les « lieux » ordinaires du reportage ou de l’essai.
    Lire et plus encore : vivre Les Bienveillantes suppose, de la part du lecteur, un accommodement du regard extrêmement rare dans le roman contemporain, qui nous a rendus si paresseux. Le mimétisme en est évidemment déplaisant, qui nous fait partager tant de pages avec un personnage infiniment trouble, que sa « passion de l’absolu » d’intellectuel raffiné, acquis à une utopie qui flatte son hybris, porte à la « radicalité de l’abîme » et à tous les « sacrifices » qui en découleront. Comme Himmler, bien peigné et manucuré, l’explique page 129 à ces Messieurs les Herr Dr Untel et Untel qui viennent de liquider plus ou moins « proprement » quelques dizaines de milliers d’Untermenschen dans les grands ravins de Kiev, la finalité de tout ça est un Jardin où le soldat-cultivateur allemand pourra biner et sarcler en paix au milieu de ses esclaves ukrainiens ou ruthènes. Cela ne vaut-il pas quelque sacrifice ? Cela pour le tout début : quand Max doute encore un peu de la grande invention nazie (page 127), avant de participer, une action après l’autre, et au fil d’une odyssée qui lui fait prendre du grade dans la hiérarchie infernale, jusqu’au temps de tout raconter, bien assis à son bureau d’industriel de la dentelle…
    Est-ce détourner notre attention de l’abomination du XXe siècle que de filtrer l’observation des Bienveillantes par le regard d’un homme tel que Max Aue ? A vrai dire on n’a pas assez dit son vice principal : la curiosité, à la fois littéraire et scientifique. Elle est la base même du roman. Est-ce celle de Jonathan Littell ? C’est évident, à cela près que la curiosité de Littell vise la vérité et la justice. Mais n'y a-t-il pas en Jonathan Littell trace de perversité ? Il y a en a sans doute comme chez tout écrivain, dont le meilleur exemple serait un Dostoïevski. Jonathan Littell est-il, pour autant, fasciné ou « sous le charme » de Max Aue ? Je ne le crois pas du tout. Par ailleurs, est-il significatif que Max Aue soit homosexuel, comme Angelo Rinaldi s’en inquiète ? Nullement. D’ailleurs Max Aue n’est homosexuel que par raccroc, si l’on peut dire, après un premier amour hétéro contrarié. Toute son histoire est marquée par le ressentiment et l’amor sui, et son goût pour la sodomie relève quasiment de la mécanique, jamais accordé à aucun sentiment ni aucune intimité réelle, même s’il est capable (avec Thomas) d’amitié. De toute façon, la part de la psychologie personnelle, des rêves, des actes aussi (la baise occasionnelle et le meurtre) n’occupent, dans Les Bienveillantes, qu’une place mineure, juste bonne à éclairer le néant affectif du protagoniste et son nihilisme philosophique, qui ne l’empêchent pas de faire son chemin de fonction et ses « expériences ».
    Sa complexion personnelle ne serait pas intéressante si le livre n’était à la fois, dans un temps renoué en spirales successives, celui d’une conquête d'empire et d’un désastre annoncé, qui est celui-là même de la conscience humaine au XXe siècle. Max Aue lit le journal de Stendhal et Tertullien, goûte Rameau et Couperin et se reproche d’avoir oublié son pull-over quand on le force à assister à une exécution de masse, mais il n’en a pas moins les yeux ouverts et il note, il note tout. C’est l’expérience sur soi incarnée que Max Aue. Max Aue incarne en outre, du point de vue moral et spirituel, le péché contre l’Esprit, et donc le Mal absolu, mais cela doit-il être relevé par Jonathan Littell ?
    Lorsque je peins des voleurs de chevaux, disait à peu près Tchekhov, je n’ai pas besoin de dire, à la fin de mon récit, qu’il est mal de voler des chevaux, ou alors c’est que mon récit ne vaut rien. Le procès qu’on fait aujourd’hui à Jonathan Littell, sous prétexte qu’il ne dit pas assez que son protagoniste est un démon, à croire qu’il en est fasciné, est le même qu’on faisait à Tchekhov, qui avait le tort de montrer la réalité telle qu’elle est, en laissant le lecteur juge.

  • Les criminels ordinaires


    Un document à l’appui des Bienveillantes : Les SS de Guido Knopp

     

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    Heinrich Himmler: le bel Aryen à l'exercice...

     

    Vient de paraître, quatre ans après sa publication en Allemagne, un ouvrage documentaire intéressant sur les origines, le développement, les crimes et les relents nostalgiques de l’organisation la plus meurtrière du Reich hitlérien : la Schutzstaffel, première garde rapprochée du Führer devenue avec les années, un Etat dans l’Etat totalitaire. Intitulé Les SS, un avertissmeent de l’Histoire, ce livre de Guido Knopp est à lire en marge des Bienveillantes de Jonathan Littell, pour mieux apprécier la projection romanesque de celui-ci et compléter, à certains égards, le tableau d’ensemble, notamment à propos des survivants, ou les portraits de certains protagonistes. Dès le chapitre d’ouverture, intitulé Un avertissement de l’Histoire, l’auteur donne raison au choix du protagoniste de Littell revendiquant sa qualité d’homme « comme les autres » :
    «On trouvait dans les rangs de la SS un grand nombre de gens tout à fait normaux, issus de toutes les couches de la société. Loin d’être un bloc soudé et monolithique, c’était un organisme complexe et dynamique, qui ne cessa de se modifier durant ses vingt années d’existence. Les hommes (et les femmes) qui s’y étaient engagés étaient extrêmement différents. Certains étaient des « apôtres » qui accomplissaient au sein de « l’ordre à la tête de mort » une mission quasi religieuse. D’autres cherchaient à trouver leur compte dans l’arsenal de Himmler en essayant d’ignorer tant bien que mal ce qui leur déplaisait. D’autres encore voyaient dans la SS surtout une chance de faire carrière et, s’ils embrassaient officiellement les idées de l’Ordre noir, celles-ci leur étaient parfaiteent indifférentes au fond. Il y eut des intellectuels au chômage qui voulurent simplement considérer la Schutzstaffel (SS) comme l’unique possibilité de donner un sens et un cadre à leur vie. Et il y eut aussi, et pas uniquement dans les unités « têtes de mort », la lie de la société : des criminels, des asociaux, des assassins. Si, au début, l’ossature de la SS était constituée de vétérans de la Première Guerre mondiale rompus aux bagarres des salles de meetings, les représentants du « beau monde » ne tardèrent pas à venir en nombre grossir ses rangs après l’usurpation du pouvoir par Hitler. Himmler accueillit des sociétés entières, comme le « Club des Maîtres cavaliers » ou la « Ligue de Kyffhäuser ». Au niveau supérieur de la hiérarchie SS, on trouvait un nombre important d’aristocrates. Dans les services services secrets et les services économiques, on employait des universitaires et des représentants des professions libérales. Des officiers de l’armée y furent enrôlés pour former les recrues de la Verfügungstruppe, le cœur de la future Waffen-SS. Par ailleurs, Himmler octroya des « grades d’honneur » à des centaines de capitaines d’industrie, de diplomates, de fonctionnaires. Au sein de la SS, on trouvait des princes allemands aussi bien que des paysans du Palatinat qui participèrent au génocide des juifs en devenant gardiens dans les camps de concentration.
    « Conclusion : la SS était le reflet exact de la société allemande. La plupart de ses membres étaient des gens tout à fait ordinaires qui, dans des circonstances tout à fait particulières, devinrent parfois des criminels de guerre, parce qu’un Etat criminel les y avait encouragés. Lorsqu’un Etat décrète que le fait de tuer, même s’il s’agit d’un acte dur et inhumain, sert un objectif élevé et « bon », les barrières de la morale s’avèrent trop fragiles pour éviter que des centaines de milliers de personnes ne se comportent comme des criminels. Une grande partie de ceux qui le firent ont agi sans avoir conscience de faire le mal.
    « La morale de l’histoire est la suivante : nous aurions tous pu devenir des assassins. Le danger survient à partir du moment où un Etat criminel rompt les barrières qui séparent le bien et le mal. La nature humaine, livrée à elle-même, est faible. Nous avons tous, cachés au fond de nous, un Himmler et un Mengele, un Eichmann ou un Heydrich. Chacun de ces hommes, en d’autres circonstances, aurait mené une vie tout à fait ordinaire, serait resté un citoyen annyme. Himmler aurait peut-être exercé le métier de professeur, Heydrich celui d’officier de marine ; Mengele aurait peut-être été pédiatre.
    « Il serait inconsidéré d’avoir toute confiance en la moralité de l’humanité, qui est versatile et fragile. Un Etat libéral régi par des normes et des lois claires, reposant sur une société respectueuse de la dignité humaine, sera seul capable d’empêcher efficacement que le bien ne se transforme en mal dans l’Histoire. L’émergence d’un Etat criminel capable de donner naissance à une organisation comme la SS doit ‘être rendue impossible. C’est dans cette mesure que l’histoire de la SS est avant tout une mise en garde de l’Histoire ».

    Ces lignes sont à méditer par ceux qui taxent Jonathan Littell de complaisance à l’égard d’un personnage hautement significatif, autant dans sa normalité que dans ses perversions, qu’il se borne à décrire de l’intérieur, comme il décrit toute une société basculant dans le consentement au crime planifié. Le livre documentaire de Guido Knopp, assorti de nombreux témoignages et de photos – comme le film Shoah de Claude Lanzmann – est-il plus à même de signifier la peste totalitaire que Les Bienveillantes ? A vrai dire l’un et l’autre, à des degrés de profondeur incomparables, font désormais partie de notre mémoire.

    medium_SS.JPGGuido Knopp. Les SS. Un avertissement de l’Histoire.Traduit de l’allemand par Danièle Darneau. Presses de la Cité, 439p.

  • La déferlante relancée

    medium_Amelie01.3.jpgmedium_Angot.jpgAprès le record de 2003, la rentrée littéraire française affiche 683 nouveaux romans, dont 97 premiers galops. Et la qualité là-dedans ?…
    Une nouvelle fois, la rentrée éditoriale française affiche la quantité, dans la masse de laquelle la qualité reste à déceler. Près de 700 romans annoncés : c’est près de 300 de plus qu’en 1977, que la revue professionnelle Livres Hebdo estimait la dernière d’avant le grand emballement, marqué par un pic de 691 romans en 2003. Dans cette pléthore visant, notamment, la course aux prix littéraires d’automne, avant les dépenses festives de fin d’année, et qui n’inclut pas celle des essais et autres documents d’actualité, 475 romans français vont paraître entre août et octobre, et 208 romans « étrangers ». Sur l’ensemble : peu de vraies « grandes pointures » internationalement reconnues, si l’on excepte un John Updike ou un Antonio Lobo Antunes.

    Depuis quinze ans, c’est une romancière hors-course qu’on retrouve au premier rang des « vendeurs », en la personne de la fée-sorcière Amélie Nothomb qui signe, cette année, chez Albin Michel, un Journal d’hirondelle très enlevé, « autour » du dépit amoureux d’un tueur à gages. Les « stars » viennent-ensuite seront du genre plutôt médiatique franco-français, avec un premier trio clinquant de niveau littéraire pour le moins inégal. En tête de gondole, Christine Angot suscite déjà la controverse parisienne en poursuivant, chez Stock, le récit autofictionnel de ses menées amoureuses sous le titre de Rendez-vous. On a murmuré, en coulisses, que l’arrivée de Patrick Poivre d’Arvor chez Gallimard signifiait une faim de Goncourt pressante. Or c’est en quatre-mains, avec son frère Olivier que PPDA se profile dans Disparaître, abordant l’extraordinaire destinée de T.E. Lawrence par le biais d’une épique-fiction actualisée. Dans la foulée, en pointe chez Grasset, le teigneux Yann Moix, rebelle à la parisienne devenu célèbre avec Podium et Partouz, remet ça dans un Panthéon où les coups d’un père très méchant sont adoucis par un tonton Mitterrand très gentil.
    Au nombre des auteurs français les plus en vue du moment, Laurent Gaudé (Goncourt 2004 avec Le soleil des Scorta) publie également son nouveau roman chez Actes Sud, intitulé Eldorado et relatant le périple de deux frères en quête de terre promise ; et dans les mêmes marges voyageuses, Marc Trillard poursuit son œuvre de franc-tireur avec un roman explorant l’univers parallèle des Gitans, intitulé De sabres et de feu et paraissant au Cherche-Midi. Enfin, autre ex-Goncourt (avec La bataille, en 1997), toujours friand de revisiter l’histoire, Patrick Rambaud brosse un portrait à sa façon de jeune Bonaparte en son irrésistible ascension, sous le titre Le chat botté et chez Grasset.medium_Huston_kuffer_v1_.2.jpg
    Une rentrée est faite de retours attendus, et le premier à nous combler est celui de Nancy Huston, dans un vaste roman en cascade remontée, si l’on ose dire, puisque Lignes de faille se compose de quatre confessions d’enfants de six ans, dont le premier est un jeune Américain d’aujourd’hui, le deuxième son père en 1982, en Israël à l’époque de Sabra et Chatila, le troisième la mère de celui-ci en 1962 au Canada, et le quatrième la mère de celle-ci en Allemagne nazie, vers 1944. D’une empathie prenante, c’est là l’un des romans importants de l’auteur, dans le sillage de Dolce Agonia, et sans doute une lecture des plus recommandées en ce moment.
    Dans un genre et un ton aux antipodes du précédent, le nouveau roman de l’imprécateur-visionnaire mégalo-dingo Maurice G. Dantec, intitulé Grande Jonction et paraissant chez Albin Michel, n’est pas moins passionnant à beaucoup d’égards, quoique bien long (près de 800 pages) à notre goût, un cran au-dessous de Cosmos incorporated dont il constitue la suite épico-théologique mâtinée de poésie rock. Mais quel souffle et quel engagement !
    Si les lecteurs professionnels ont la chance ( ?!) de lire une partie des 683 nouveaux romans avant leur mise en place en librairie, les titres que je cite subjectivement ici ne prétendent à aucune « prescription » pour autant. Autant dire aussi que la rentrée, avec ses surprises et ses découvertes possiblement « bouleversifiantes », ne fait que commencer…

    medium_Fleischer.3.jpgCeux qui ont la « papatte »
    S’il y a profusion d’auteurs, les authentiques écrivains sont plus rares, qui se reconnaissent à ce que Philippe Sollers appelle justement la « papatte ». Entre vieux routiers et nouvelles voix, le jeu est assez excitant de distinguer ceux qui ont ladite « papatte ». Un Alain Fleischer n’a plus à le prouver évidemment : L’Amant en culotes courtes, roman d’apprentissage strictement autobiographique », qui paraît au Seuil, vaut d’abord par la musique de son style, modulation par excellence de la « papatte ». Même constat, chez Grasset, pour Jean-Marc Roberts et Cinquante ans passés, blues émouvant aux années de sa jeunesse, ou Christophe Bataille dans Quartier général du bruit, évoquant la folie de la lecture et la figure de l’éditeur Bernard Grasset.
    Chez les nouveaux venus, le très jeune Ariel Kenig réussit un deuxième galop, chez Denoël, avec La pause, récit rageur d’une révolte en banlieue que porte là encore un style vif et neuf, déjà remarqué dans Camping Atlantic. Le deuxième roman de Stéphane Audeguy, après La théorie des nuages, intitulé Fils unique et ressuscitant, chez Gallimard, le frère aîné de Rousseau, est également à signaler pour sa « papatte », de même que Le patrimoine de l’humanité, au Dilettante, du prosateur-rocker Nicolas Beaujon donnant dans la satire panique, alors que Philippe Laffitte, chez Buchet- Chastel, transite du côté de Kafka avec Etranger au paradis, dans une fable mélancolique de très fine écriture. Tout cela pour finir « en boule » avec Alain Mabanckou dans son conte poético-politique intitulé Mémoires d’un porc-épic, au Seuil, qui n’a guère à voir, sinon la commune « papatte », avec la très piquante histoire de concierge, chez Gallimard, de Muriel Barbery paraissant sous le titre de L’élégance du hérisson…


    LE chef-d’œuvre étranger ?
    Le constat n’est pas d’une originalité fracassante: la littérature la plus dense et le plus novatrice ne se fait pas, aujourd’hui, sur l’Hexagone. D’ici à crier à la merveille chaque fois qu’un nouvel auteur américain à succès débarque : nuance. Les uns s’y emploient cependant avec le premier roman de Jonathan Littell, intitulé Les bienveillantes et paraissant chez Gallimard en même temps qu’un roman de Nicole Krauss, L’histoire de l’amour, également salué avec fracas et « en couple » avec, à L’Olivier, Extrêmement fort et incroyablement près de Jonathan Safran Foer, son époux légitime à la ville et autre « star » du roman…Mais lisons plutôt Les bienveillantes, ce récit de l’extermination nazie racontée par un SS, que Dominique Fernandez compare déjà à un nouveau Guerre et paix.
    Au même rayon « étranger », on se réjouit de retrouver une valeur sûre de la prose américaine en la personne de John Updike, dont paraît au Seuil Tu chercheras mon visage, un roman inspiré par la figure du peintre Pollock. En outre, la Rue Katalin de Magda Szabo, chez Viviane Hamy, réjouira l’amateur de bonne littérature plus discrète, autant que, chez Bourgois, les poignantes Lettres de guerre d’Antonio Lobo Antunes. Entre beaucoup d’autres, n’est-ce pas…


    Passeurs à contre-courant
    C’est entendu : la rentrée littéraire française pèche désormais par excès, et d’autant plus qu’elle est relayée, dès les premiers mois de l’année suivante, par une nouvel vague de publications visant le Salon du Livre de Paris. Pour le lecteur romand, en outre, l’offre se multiplie encore du fait d’une bonne centaine d’ouvrages publiés à l’automne par les éditeurs romands, sur lesquels nous reviendrons d’ailleurs. A qui profite cette pléthore ? Certes pas aux auteurs, dont la plupart sont noyés dans ce magma, pas plus qu’aux lecteurs qui ne savent souvent plus où donner de la tête. Or cette fuite en avant des éditeurs ne leur est-elle pas, aussi, économiquement dommageable ? Pas vraiment, nous disait récemment Teresa Cremisi, qui fait autorité dans l’édition parisienne, étant entendu qu’elle parlait au nom des plus grandes maisons comptant sur quelques énormes ventes pour « assurer » leur saison. L’on peut douter, par conséquent, qu’un changement notable intervienne dans cette concentration tactique préludant à la course aux prix, unique en Europe sur un si court laps de temps. Comment faire, alors, pour s’y retrouver dans ce magma ? En premier lieu, il serait tout faux de s’imaginer que le lecteur n’est qu’un fétu ballotté au gré du courant. L’idée que le public est essentiellement moutonnier est contredit régulièrement, alors que moult « coups » éditoriaux ou médiatiques font chou blanc… Dans le même ordre d’idée, il est bien rare qu’un livre réellement important ne soit pas aujourd’hui remarqué, n’était-ce que de quelques-uns. Quel mode d’emploi pour la rentrée ? Lire de ses propres yeux, tâcher de rester indépendant d’esprit et faire lire ensuite ce qu’on a vraiment aimé. C’est le rôle premier des libraires et des chroniqueurs: passeurs privilégiés. Mais chaque lecteur n’en est-il pas un à sa façon ?

  • L'éditeur et son double

    medium_Bataille2.jpgQuartier général du bruit, de Christophe Bataille

    « Pourtant la langue d’or échappe aux vers », écrit ici Christophe Bataille. « Les follets dansent au cimetière. Ça crépite. Ça grimace. »
    Tout est perdu fors les mots : «Je songe qu’au moins, pour la forme et les larmes qui montent en moi, brûlantes, dangereuses, il me reste comme à l’enfant un carquois de ferraille fouaillant le monde, l’histoire, le spectacle, la beauté, le diable et l’empire, pour vous abolir puis vous rédimer, car il le faut, vous tous. Vous ? Mais qui ? Mais quoi ? Les mots »…
    Ainsi s’achève, à coups de mots cinglants et cinglés, ce Quartier général du bruit qui rend le son noir et sonore, fringant, canaille en élégance, d’une aventure qui est celle à la fois de la passion de faire des livres et de les lire, de la littérature et du commerce tel que l’incarna le surnommé Patron, prénom Bernard comme l’ermite ou le saint mais en plein Paris faisandé où il régnait dans son bain de la rue des Saints-Pères, son nom étant Grasset et l’une des formules de son goût : « L’édition, c’est l’électricité + les mots ».
    Dans la partie électrique de la syntaxe et du vocabulaire Bataille est ferré à bloc, parfois un peu trop porté sur l’effet à mon goût mais enfin : vieille passion française. Dès la phrase deuxième la « Seine cruelle » est dite « serpe de limon » et ça craint, comme on dit, mais la suite prouvera que le sujet mange tout, à la lettre, jusqu’au cadavre et au papier du testament : « C’est le destin des livres, cette longue course d’une eau à une eau chiffonnant le crâne de l’enfant mort, le corsage d’une jeune fille, les nuits mauvaises ».
    Le destin, la vie des livres, le petit et le grand négoce, l’esthète et le requin, le squale lettré à moustache imitant celle du Kanzler Hitler et prenant son bain entouré de putains qui écrivent ou salivent, tout cela kif kif : « C’était le même mouvement : une grande passion humaine, et un grand mépris ».
    De grands voyous à la ville et de petits saints au coin de la cheminée, avec pour Grasset quelques séjours de repos au milieu des toqués à Meudon, d’un fou l’autre : tels sont les grands éditeurs, et Gaston Gallimard passe au cocktail, « beau à damner un ange », flanqué de sa « poule inouïe », ou là-bas c’est Pétain « vert et sucre » ou encore on reconnaît Godfather le marchand d’armes embusqué à Lausanne (on est vers 1934), et passent aussi les ombres non moins archangéliques de ces salopes de Proust et de Céline…
    C’est l’éternel factotum de l’éditeur, le double damné qui partage manuscrits, maîtresses et mépris du maître, ici nommé Kobald, qui tient le fil du récit. Bataille s’avançant masqué ? On peut le penser tout en laissant le roman se faire sur deux temps en un même mouvement : « J’aimais ce métier de lire. Lire sans fin, le jour, la nuit. Comme cogneraient les décors à coulisse, lire et chercher, fébrile, porter chaque soir son lit de papier, barque serpentine, mastaba, jonque, sarcophage. Et l’œil sale au matin méditer le motto : Regarde longtemps les abîmes ».
    medium_Bataille.2.JPGChristophe Bataille. Quartier général du bruit. Grasset, 114p. En librairie: août 2006

  • Sur les pas de Robert Walser

    Une promenade à Herisau
    par Fabio Pusterla




    Il y avait eu un précédent, déjà, qui aurait dû me mettre en garde. Quelques années plus tôt, durant un bref séjour au Piémont, l’un d’entre nous avait lancé l’idée de se mettre à la recherche de la tombe de Cesare Pavese, dans un cimetière proche. Et pourquoi pas ? Suivit alors une ample virée par les montueuses collines automnales, jusqu’au village en question. Mais le cimetière ? Les passants se contredisaient, nous envoyant d’abord d’un côté, puis nous expliquant que non: qu’il faudrait plutôt rallier l’autre bout du village. Or nous voici devant l’enceinte des défunts. Nous entrons donc, déchiffrons les noms sur les pierres tombales; demandons conseil: “Pavese, le grand écrivain: peut-être savez-vous où il est enterré ?” - “Ah, nous répond une petite vieille, ce sera celui-là, fils d’Unetelle, pourtant il a disparu depuis longtemps, je ne sais où”; mais non, il n’y a pas de Pavese par là, vous faites erreur”, dit une seconde d’un ton farouche. Un autre hausse les épaules. Finalement, quelqu’un nous explique qu’il n’est pas enterré par là en haut dans ses Langhe mais à Turin, près de sa maison de famille, actuellement transformée en musée.

    C’était évidemment notre faute: nous aurions dû commencer par nous informer. Cela étant, tombe ou pas, cette brève promenade nous avait à vrai dire conduits bien plus près de Pavese, dans la proximité de ceux-là qui en ignoraient jusqu’à l’existence, au milieu du paysage qui avait été le sien et qui conservait encore, malgré le bouleversement du présent, une trace de douceur sensuelle; jusque sur les murs de certaines maisons.
    Ainsi, j’aurais dû m’en aviser. Pourtant, me trouvant pour une semaine en Appenzell, comment résister à la tentation d’y chercher des traces de Robert Walser, et d’abord à Herisau ? Un dépliant touristique parlait même d’un Sentier Robert Walser. Après tout, on était là pour faire de belles balades; ainsi nous aurions pu rallier Herisau, chercher la clinique, imaginer ses pas s’éloignant de là et tourniquant tant de fois autour de la ville pour se perdre un jour dans la neige. Balade agréable en somme, pas trop pénible: idéale pour les enfants et la grand-mère, qui n’aurait certes pas eu trop de difficulté, malgré sa canne. Mais là encore, quelle impréparation ! Non seulement j’avais laissé, sottement, les livres de Walser que je me promettais de relire, mais également le précieux ouvrage de son ami Carl Seelig dans lequel j’aurais pu découvrir tant de choses intéressantes. Par exemple: nous logions à Teufen, commune d’origine de la famille Walser; et à Teufen préciséemt, qui sait si le restaurant à boucherie attenante où nous avions si bien mangé n’était pas le même établissement qui avait accueilli les deux amis après une longue journée de vagabondage à travers les collines de Hundwil à Stein, le 10 septembre 1940, où on leur avait offert “un beau plat de rôti avec haricots et pommes de terres frites”.
    Au lieu de ça, nous allions nous promener, ignares, le long des mêmes sentiers parcourus tant d’années auparavant par un écrivain que nous étions juste bons à associer au nom d’Herisau. Comme s’il n’avait fait qu’y rester enfermé pendant des décennies et n’était pas allé à Saint-Gall ou à Urnäsch; comme s’il n’avait pas regardé les mêmes paysages que nous regardions, les mêmes maisons noyées dans la verdure, les troupeaux silencieux, les nuages, la silhouette lointaine du Säntis. Pour tout dire: Herisau, dix minutes en voiture et finalement le Sentier Robert Walser. Pas plus compliqué que ça…

    Mais il pleuvait. Pas la toute fine petite pluie appenzelloise qui mouille et pénètre, mais la grosse averse trempant les prés comme des soupes. Il pleuvait le matin à Teufen; et il pleuvait encore plus à Herisau, où une variation de luminosité du ciel nous avait vainement fait croire à une éclaircie. Et là mieux valait naturellement attendre un peu; quelques pas dans le centre, un peu de lèche-vitrines, peut-être un café; ensuite on verrait.
    Ah les vitrines: c’est toujours un sacré problème avec un enfant, dans la petite tête duquel le désir ne tarde à insinuer ses sollicitations, suscitant l’habituelle stratégie de caprices et de séductions. Et les adultes aussi, d’ailleurs, quand, en vacances, ils se baladent, peinent à résister sereinement à la tentation. Cette lampe, par exemple, dans la boutique d’un brocanteur : n’est-elle pas gracieuse ? Ne dispenserait-elle pas une lumière idéale à nos soirées de lectures, dans la pénombre d’un salon ? Ensuite, cette pluie qui a traversé le cuir de nos souliers et s’en prend maintenant à nos chaussettes, nous amène à regarder sérieusement cette paire de si robustes chaussures avec lesquelles ce serait tout de même autre chose de braver le pavé mouillé de la chaussée, alors que leur base renforcée permettrait d’affronter jusqu’aux passages boueux des chemins de campagne. Et voici ce si joli petit magasin avec ses animaux de bois découpé, ses petits bateaux colorés, des tas d’autres animaux encore et des maisons ou des usines en miniatures. Celui-là est le loup, cet autre le cerf, les vaches et les brebis, les chiens. Au-dessus sont suspendus des avions et des poupées accrochées à un ressort, dansant dans le vide, effleurant les petits cubes jaunes encastrés les uns dans les autres pour former on ne sait trop quoi : une montagne, un palais enchanté, un château ? Mais non, pas question d’acheter : nous en avons déjà tant à la maison. Pourtant attendez : n’y a-t-il pas deux bambins de quelques semaines à peine à qui, de toute façon, nous devons faire un petit cadeau ? Un pour Otto et un autre pour Caroline, c’est pourtant vrai. L’un de nous pourrait entrer, pendant que je resterai avec le petit Leo, calmé par la promesse d’une bande dessinée que nous irons chercher ensuite, j’attendrai donc dehors, quitte à faire encore deux ou trois pas. Ainsi nous retrouvons- nous là, avec Leo, à regarder si ne passe pas une voiture avec trois mêmes chiffres sur sa plaque, ou à faire cet autre jeu où l’un choisit une couleur et dont le vainqueur est le premier qui voit une chose de ladite couleur. Sous ce porche, oui, pour ne pas nous mouiller, même si nous le sommes déjà, disons alors : pour ne pas l’être encore plus.

    Et puis s’approche une jeune fille vêtue de noir. Elle a un long manteau, de longs cheveux aussi et une paire de chaussures de forme étrange. Elle se dirige vers nous, nous regarde et j’affûte mon pauvre allemand car je présume qu’elle va me demander un renseignement. Ce n’est pas à vrai dire le meilleur moment, d’abord parce qu’il continue à pleuvoir, ensuite du fait que je suis en train de m’allumer une cigarette après une pensive et douloureuse réflexion liée au fait que j’aimerais arrêter la fumée. Mais nous parlons du mauvais temps et de l’été pourri. Ensuite elle me demande si je suis roumain moi aussi et si je lui offre une cigarette. Vaguement étonné, le briquet à la main, je lui réponds que non : que je ne suis pas roumain. Là-dessus, même si je ne suis pas roumain, ne pourrais-je lui donner un peu de sous ? Je cherche alors de la monnaie dans ma poche trempée : cinq francs, ça ira ? Elle aurait préféré un peu plus, mais ça ira quand même. Au revoir. Dans l’intervalle j’ai relevé le regard de reproche que m’a jeté un quidam, signifiant, un, qu’on ne devrait pas demander l’aumône, et deux qu’on ne devrait pas l’accorder. En quel honneur cette aumône, au fait ? Je me le demande d’ailleurs moi aussi : que fera-t-elle avec ces cinq francs ? Un jour, tel ami italien m’a fait remarquer que la pièce suisse de cent sous représentait un gage de sécurité et de solidité, étant de bon poids et de belle taille, semblant réellement valoir quelque chose. De fait, ne l’appelait-on pas un écu jusqu’il y a peu ; et n’est-ce pas avec le plus grand sérieux qu’on dépose un écu sur une table ? Ainsi la demoiselle fera-t-elle avec son écu, cherchant à conjurer quelle adversité ? Et le modeste écu en question l’aidera-t-elle à affronter le dragon quand celui-ci crachera de nouvelles flammes ?

    A présent j’avais à expliquer à Leo ce qui s’était passé, ce que voulait la demoiselle et si nous autres, aussi, étions pauvres ou non. Mais non : nous non plus ne sommes pas riches. Fortunés au moins ? Fortunés si l’on veut, juste ce qu’il faut. Entre temps reviennent les autres avec deux petits paquets ; et l’on repart en quête d’un kiosque à journaux. C’est qu’il n’est pas facile, à Herisau, de trouver une bande dessinée pour un enfant qui ne sait pas l’allemand. Or, ayant renoncé, après une première reconnaissance, à l’idée d’en trouver une en italien, nous nous rabattons sur celle d’un petit journal aux personnages possiblement connus, qui feraient passer le texte au second plan. Le supermarché tout proche paraît le lieu approprié ; et de fait il est bien doté. On peut en outre y boire un café au premier étage. Plus encore, vu qu’il pleut maintenant à verse et que c’est pour ainsi dire l’heure du déjeuner, nous n’allons pas nous remettre en route mais à table, vite fait, au self service spécialisé ès pâtes et lasagnes. La table à laquelle nous nous installons est l’un des quatre ou cinq restées libres. Sur la gauche, en contrebas, monte l’escalier roulant du supermarché. Devant nous, formant angle, c’est le comptoir des mets et boissons. Derrière, encore dans l’obscurité, une salle de jeux qui ouvrira sous peu et que zèbrent d’éclairs les lampes rouges des machines à sous. Ces lueurs sont rendues plus mystérieuses encore par un aquarium, à vrai dire déplacé, qui trône au milieu du salon de jeux, jetant alentour des ondes lumineuses aux mouvements étranges. Est-ce là que la jeune fille vêtue de noir viendra tôt ou tard tenter sa chance ? Là que l’écu tintera derrière l’aquarium ? Là qu’elle plongera elle aussi, ou que quelque roi pêcheur surgira des abysses pour lui tendre la main ? Dans le snack on ne parle presque que l’italien et le café est bon. Le personnel et une bonne partie de la clientèle parlent italien, comme ces deux hommes, à coté de nous, qui discutent avec animation. L’un d’eux, avec une queue de cheval qui rappelle un chanteur à la mode d’il y a quelques années, champion à ce qu’il semble de karaoke, doit être le père d’un gosse qui joue sur l’escalier roulant, descendant où les autres montent et remontant où il devrait descendre, criant et riant. De temps à autre le père lui dit quelque chose en schwyzerdütsch, avant de reprendre la jactance avec son ami. A quelques bribes de conversation, et bien que la chose puisse sembler banale, on dirait qu’ils parlent voitures et conquêtes féminines, donne e motori, comme dans une vieille chanson de Bobby Solo que presque personne ne se rappelle. C’était une chanson très triste parlant d’un amoureux désespéré qui, à la fin, choisissait de se tuer. Les derniers vers disaient : Maintenant on dit que c’était un poète / parce qu’il savait parler d’amour / mais qu’importe si tel meurt à la fin / qui ne peut plus parler de toi ?
    Et Robert Walser là-dedans? L’avions-nous déjà abandonné, laissant tomber le projet de Wanderweg dont je mesurais distraitement l’itinéraire, à présent, sur un dépliant reposant sur la serviette en papier, à côté des restes de pain ? Peut-être. Et de fait, dans l’après-midi, décidant de descendre à Saint-Gall pour en visiter encore la Bibliothèque et montrer les momies aux enfants, puis le soir, à Appenzell au souper, de Walser il ne fut plus question. Mais repensant à présent à cette étrange journée et à ses imprévus, à la jeune fille vêtue de noir que je ne reverrai jamais plus, au gosse démonté sur l’escalier roulant, au surgissement imprévu et hasardeux d’une humanité surprenante ; resongeant à tout cela me vient comme l’impression contraire. Peut-être, comme il en va de Pavese, Walser n’est-il pas à chercher dans les sites officiels qui en conservent une mémoire muséifiée ? C’est peut-être dans le rythme : dans le rythme imprimé, sur le papier, par son vagabondage et celui de ses personnages, dans le rythme de son récit qui ne cherche pas à imposer d’ordre préétabli aux choses mais s’accorde à leur courant, tantôt ludique et tantôt dramatique. C’est un rythme très difficile, et précisément dans la mesure où il paraît si facile. Il risque de tourner au jeu, dans une forme un peu trop infantile parce que voulue un peu trop infantile. Ou bien il peut s’égarer dans une rêvasserie mièvre, ou encore dans quelque morceau de bravoure. Mais quand il parvient à résister à ces deux tentations, c’est pour devenir le rythme même des choses et des vies qui se mêlent dans les choses, s’effleurent et s’éloignent, chacune selon sa propre ligne d’aventure, de souffrance ou d’éprouvante liberté. Quand, en 1929 Walser a choisi et subi l’isolement d’Herisau, l’Europe était en train de passer d’un premier à un second massacre, prisonnière d’une logique de fer dans laquelle les destins individuels n’avaient pas la moindre importance ; cette même logique qui a perduré et résonne aujourd’hui avec de nouveaux tambours de guerre. Walser nous parle d’autre chose ou mieux : il nous parle d’une autre façon, avec une autre musique ; et dans son altérité se découvre l’une des formes d’opposition les plus extrêmes et lancinantes qu’il nous soit donné d’imaginer.

    La jeune fille en noir, qui probablement ne le lira jamais, errant solitaire par les routes d’Europe en quête d’un écu, n’est-elle pas plus proche de Walser que nous tous, ses lecteurs passionnés mais un peu hypocrites ?


    (Traduit de l’italien par Jean-Louis Kuffer)

    Ce texte a été publié dans Le Passe-Muraille, No 64-65.














  • Les copains d'abord

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    Cinquante ans passés, de Jean-Marc Roberts

    On se dit une fois de plus que Jean-Marc Roberts se la joue facile, brodant sur le canevas de sa vie qui va, comme depuis Les petits Verlaine, en 1973, ou plus exactement dès Samedi, dimanche et fêtes, son premier livre paru en 1972.
    Et puis voilà, et puis non: comme toujours il y a cette petite musique, c’est vraiment ça même si ça fait cliché, cette petite musique qui est à la fois la modulation d’un sentiment de l’existence et le faufil d’une écriture nette faite d’ellipses, de petits points, de traits, de fusées parfois, de touches blanches et noires comme d’un piano de Bill Evans ou de Michel Berger jouant debout, c’est selon.
    Donc c’est reparti pour la suite d’un autoportrait en creux aux copains d’abord, où le mieux dessiné est celui qui a le mieux raté sa vie aussi, juste bon à se souvenir de ses belles années et à donner son point de vue sur la chose politique, autant dire du remplissage dans une vie dont on ne saura presque rien mais qui dégage la douce mélancolie d’un modeste, Richard Hermann de son nom, que le narrateur et son ami Jean-Louis n’avaient plus revu depuis trente ans.
    A l’époque yéyé et même avant : à celle de Minou Drouet et de Joselito, les enfants-stars première volée, Richard a failli devenir chanteur et même l’a été sur quatre 45 tours, les deux derniers chez Barclay.
    Or trente ans plus tard les compères du lycée Carnot se retrouvent pour aller, prétexte bientôt différé, fêter l’anniversaire d’un certain Gavotti qui n’a jamais vraiment été de la bande. En chemin donc, dans la Mercedes deux portes de Jean-Louis (notaire en vue), se repassant les disques du beau temps (comme on dit), on dévie bientôt sur Calais avec l’idée de pousser une pointe sur l’Angleterre. Ce sont des lubies qu’on peut avoir, passé cinquante balais, avec les moyens et la liberté de ses les accorder.
    Peu importe au demeurant, et pas grave si le projet anglais tombe à Calais au lendemain d’une soirée passé à picoler et se raconter des choses, histoire de recoller quelques morceaux.
    Tout cela fait-il un livre ? Un petit livre, oui-da. Et même un petit film, genre Sautet en plus velléitaire et bluesy. Et le portrait de Richard (poids lourd existentiel à dégaine de Michael Moore sans la barbe), les souvenirs évoqués qui en font revenir d’autres kyrielles au lecteur, l’allant doux acide, surtout le climat, l’atmosphère, la fine maillemedium_Roberts.JPG du filet de mots à repêcher le passé sont d’un écrivain racé, ça ne fait pas un pli…
    Jean-Marc Roberts. Cinquante ans passés. Grasset, 103p.


     

  • Varia 2006 (1)


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    Mon premier livre de l’année est un régal savoureux, d’une fantaisie imaginative et verbale qui fait florès à chaque page et dont l’empreinte finale a quelque chose à la fois de radieux et d’étrangement mélancolique.
    On se rappelle le Michaux d’Ecuador et des explorations oniriques, les chroniques imaginaires de Milorad Pavic ou le toboggan aux images de Jean-Marc Lovay en lisant les «entrevoûtes» de Nos animaux préférés d’Antoine Volodine, qui relève à la fois du conte fantastique et de la variation délirante sur une suite de thèmes qui ne le sont pas du tout, dans le droit fil des fictions post-exotiques de l’auteur.
    Celui-ci explique d’ailleurs sa démarche par le truchement du Commentaire à la Shagga du ciel péniblement infini, superbe ensemble de sept textes poétiques d’un ton plus grave et d’une teneur soudain plus dense que l’ensemble foldingue du recueil. Le commentaire en question précise que «la Shaggå a été conçue pour évoquer, et en même temps pour leurrer, pour protéger, pour résister à toute effraction. Elle contient une part de mystère indéchiffrable et, sous ses dehors anodins, elle proclame paisiblement que sa raison d’être est ailleurs: c’est une esthétique de l’esquive qui lui donne sa force poétique (…), et plus loin il est encore dit que la Shagga module «une rêverie susceptible de vriser encore ça et là le réel, l’inexorable réel de la marchandise et de la guerre; un territoire d’exil; une parole chamane».
    A part les sept morceaux de sagesse du livre, celui-ci se déploie comme une suite de chroniques humanoïdo-animales où, après la première Brève rencontre de l’éléphant Wong avec une humaine agressive, qu’il est contraint d’écraser d’une ferme patte défensive, défilent Sa Majestable Balbutiar le roi du varech à l’échine bouldebrayée, dont on apprend le mode cruel de reproduction, les sept reines sirènes aux règnes ponctués d’événements hégémoniaques ou insurrectionnels variés (méditons au passage sur le sort de Sole-Sole III la reine des Anarchistes qui fit la peau de Jean Balbutiar avant de finir violée et envasée), pour finir sur la triste fin de vie de Wong assisté en ses derniers instants par Tatiana Crow l’humaine compatissante et à belles mamelles mais incapable de surseoir à son enlisement fatal.
    Evidemment un tel livre ne se raconte pas: il se slurpe et s’absorbe à fond les papilles, tout ouïes et branchies branchées et toutes palpèbres, tout nasarium et tous doigts peloteurs actionnés à pleines manettes.
    Enfin il me faut, pour embrayer sur les Bonnes Résolutions convenant à un 1er de l’An, recopier ce fragment du Passage, le premier des sept textes sapientiaux de l’ouvrage: «Et c’est sur cette lumière-là, non navigable, fictive, que tu façonneras le passage, dans cette lumière volée, dans la misère orgueilleuse de cette lumère volée». (1er janvier 2006)

    «Le plus favorable moment, pour parler de l’été qui vient, c’est quand la neige tombe» (Jacques Audiberti)

    «Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond». (Annie Dillard)

    «Et toute lecture – même entreprise pour les motifs les plus bas – nous fait pénérer dans le cabinet secret où l’humanité nous entretient à voix basse du sort qui lui est fait sous le soleil». (John Cowper Powys)
    «Laissez venir l’immensité des choses» (C.F. Ramuz)

    On n’a pas besoin de grades, disait à peu près Ramuz: on a plutôt besoin d’égards. A quoi j’ajouterai: et de regards. On a besoin d’égards et de regards

    medium_Rouault0001.2.JPGJe me trouvais là bras-deci bras-deça avec deux très vieilles gredines pleines de malice auxquelles j’avais proposé de se rendre en certaine auberge Zum Schiff pour s’y tasser la cloche, ensuite de quoi nous irions à la Collection Rosengart revoir les Cézanne et les Rouault, en traversant vite fait les trois grandes salles de Picasso. Et nous nous sommes retrouvés devant les Baigneuses bleues de Cézanne; et le temps s’est arrêté entre le paysage nocturne de Rouault et la tempête d’huile de Soutine… (A Lucerne, ce 7 janvier)

    On ne saurait imaginer meilleure lecture que Les carnets de Johanna Silber de Jean-Michel Olivier en traversant, du sud au nord, les hauts gazons enneigés de ces régions mitteleuropéennes balisées à l’est par les lacs argentins de Sils-Maria chers à Nietzsche et au nord-ouest par le café Odéon où Joyce venait griffonner ses obscénités à Nora.
    Le privilège d’un personnage de roman tel que Johanna Silber, et l’agrément de sa fréquentation, snobisme mis à part, tiennent autant aux facilités d’accès à divers lieux plus ou moins mythiques - comme la couche du roi George VI (auquel Johanna cède après l’avoir baffé), la Fenice au temps de Toscanini, le Chelsea Hotel en 1940 ou le restaurant Cathy’s de Sunset Boulevard, où elle rencontra Fritz (Lang) et David (Selznick), entre autres – qu’aux multiples rêveries découlant de la vie d’une diva folle de Schubert et fondue en musique comme sainte Thérèse en mystique amniotique.
    D’ailleurs la métaphore est là page 112: «La musique vient de là, peut-être: le souvenir d’un bonheur oublié, le doux balancement du corps dans le flux maternel – cet univers liquide et chaud où nous avons baigné hors du temps et de la mort. C’est le premier rivage et la douceur inexprimable du bord de mère. Toute la musique de Schubert est empreinte de cette nostalgie». Mais pas que la musique de Schubert, sans blague: à l’instant la voix mourante de Billie Holiday m’enveloppe de son nuage camé aux volutes d’Embraceable you, et du coup je me dis que Johanna la diva fut à peu près la contemporaine de Lady Day, et aussi peu capable que celle-ci de vivre une vie ordinaire.
    Or c’est tout l’art de Jean-Michel Olivier, après Le voyage en hiver qui évoquait la destinée de Matthias Silber, le fils incestoïde de Johanna, dans l’Allemagne des années 50, que d’évoquer, à fines touches légères, et sous sa plume elliptique puisqu’il s’agit de carnets, cette destinée d’ange à deux têtes (l’autre étant celle de son frère Théo) qui se titubent comme deux albatros à travers les années dominée par l’horrible voix du Führer.
    Le Voyage en hiver constitue le fil liant de ce nouveau livre, qu’on lit en se rappelant les images d’un Daniel Schmid surtout dans Heute nacht oder nie) ou du Château de Manderley de Rebecca, de Selznick et Hitchcock, d’ailleurs cité au passage. Sans peser ni forcer sur le kitsch rétro, Jean-Michel Olivier donne une suite à son autre roman qui n’a rien d’une resucée, lui ménageant au contraire une nouvelle profondeur.

    Je cherchais tout à l’heure la nuance de rose bleuté convenant à mon nouveau petit Niesen à l’acryl, quand je l’ai trouvée au ciel de ce lever du jour. C’est ainsi, une fois encore, que tout communique.

    medium_Buzzati2.5.jpgEn lisant la nouvelle de Buzzati intitulée Le mot prohibé, je découvre une société toute pareille à la nôtre, avec des observations recoupant exactement celle de Dürrenmatt dans son Discours à Vaclav Havel, où l’écrivain alémanique comparait la Suisse à une prison sans barreaux dont chaque habitant serait le geôlier. Tout au long de la nouvelle, le narrateur, débarqué depuis trois mois dans une ville étrangère, harcèle un des amis qu’il s’y est fait pour que celui-ci lui dise enfin quel est le mot désormais prohibé en ces lieux. L’ami se dérobe, lui expliquant que la prohibition de ce mot découle du besoin d’harmonie des habitants de la ville, qui ont découvert que le conformisme était en somme la meilleure façon de vivre ensemble, avec pour condtion le seul sacrifice de ce mot. Buzzati laisse blancs les deux espaces où le narrateur prononce bel et bien ce mot, que le lecteur est supposé deviner, ce que j’ai fait aussitôt, obsédé que je suis par le besoin de. En lisant la nouvelle à ma bonne amie, elle a prononcé le mot confiance, mais ce n’était pas cela - du moins sa réponse m’a-t-elle paru significative. D’ailleurs je me dis que ce pourrait être un test éclairant. Dis-moi ce que que tu redoutes les plus de voir prohibé et je te dirai qui tu es. La première phrase dans laquelle Buzzati suggère le mot est celle-ci. «Mais nous pouvons parler en toute…. Il n’y a ici personne pour nous entendre. Tu peux bien me le dire, ce fichu mot. Quoi pourrait te dénoncer?» Et la seconde: «Et la …? Le bien suprême. Jadis, tu l’aimais. Tu aurais fait n’importe quoi pour ne pas la perdre. Et maintenant?»

    L’ami Pierre Gripari me disait qu’il ne suffisait pas, pour un romancier, d’avoir quelque chose à dire, mais qu’il lui fallait quelque chose à raconter – et cela, qu’on dira le plot, l’intrigue, se retrouve à tout coup dans les films d’Hitchcock. Les meilleurs fondent les deux éléments en une forme immédiatement singulière, dès A l’Est de Shangaï (1932) et jusqu’à Pas de printemps pour Marnie (1964), deux échecs publics retentissants, soit dit en passant. Or ce qui me frappe à (re) voir tous ces films en enfilade, de Sueurs froides (19589 aux Oiseaux (1963) ou du sublime Rebecca (1940) à Frenzy (1972), c’est l’inépuisable richesse d’observation en matière de signes mimiques ou gestuels (tout ce que Hitch fait ajouter par ses comédiens au script), le sens qui en découle, et plus encore l’humour fou qui survole le combat éternel de l’homme et de la femme, du noble et du vil, du bourreau (ou de la bourrelle) et de la victime.
    On se souvient des impayables apparitions du cher Hitch à la télévision, feignant de s’excuser d’avoir à présenter tel ou tel crime affreux. Dans Frenzie, la brusque érection d’un pied de femme hors d’un sac de patates pourrait résumer son humour, dont le burlesque touche à des abîmes. Oui, le crime est incongru. L’acte de griffer ou de tuer est moins lisse que ne le dit le cinéma. Un romancier ne peut pas ne pas imaginer qu’un amant (même Cary Grant en pleine forme) s’empêtre dans sa culotte au moment stratégique ou que le suicide d’une désespérée dans le Tibre (c’est dans le Sheikh blanc de Fellini) rate faute d’eau, et que la vie reprenne ses droits.
    L’incongruité du crime, autant que les accrocs de la passion romantique ou les ratés de l’élan amoureux, ressortissent à l’humour. Non pas à la rigolade facile mais à l’humour profond, qui mêle indissolublement tragique et comique. Or de cet humour, qu’il serait réducteur de ne dire que noir, les films d’Alfred Hitchcock sont pleins…

    medium_Jollien.jpgJe riais sous cape ce matin en me rappelant l’irrésistible histoire que raconte Alexandre Jollien, dans son Eloge de la faiblesse, évoquant son pote handicapé qui, dans le train, pour n’avoir pas à payer sa course, tire la langue au moment où le contrôleur se pointe dans son compartiment. Le drôle en question appelle ça: Opération Lézard. Or ce que je me dis ce matin, c’est que toute la philosophie de Jollien tient en ce programme basique de l’Opération Lézard. C’est en tirant la langue à sa poisse de naissance qu’il est devenu ce qu’il est: à savoir un putain de clown de Dieu, un danseur à la Nietzsche, un resquilleur du SuperHandicap de vivre.

  • Un Fellini musical

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    Découverte de Vinicio Capossela

    Chanteur et musicien d’une folle originalité, notamment du fait des atmosphères déjantées qu’il crée par la magie conjuguée des mots (ses textes sont magnifiques), des rythmes et des constructions sonores, Vinicio Capossela, encore méconnu dans les contrées francophones, est à découvrir subito par les amateurs de musiques exploratoires.
    Comment le situer ? Quelque part entre Nino Rota et les Beatles du Sgt Pepper, les fanfares gitanes et le Bashung le plus expérimental, la musique populaire italienne arabisante et cent autres « couleurs » rythmiques ou lyriques, tout cela sans rendre vraiment compte d’un cocktail unique et détonant, dont les ressources variées font tout l'intérêt de son dernier opus, intitulé Ovunque proteggi.
    Dès le sardonique Non trattare, mêlant d’emblée les instruments les plus surprenants (de telle « guitare préhistorique » au balafon, en passant par le shaba dum dum, la trombe et le violon chinois…), sur un rythme lancinant, le lascar et sa bande nous entraînent dans un voyage tantôt envoûtant et tantôt hyperfestif, valsant sur la place Rouge (Moscavalza) ou parodiant un haletant hymne monumental à réjouir le Duce et ses émules réunis (Al Colosseo), égrenant sarcastiquement une incantation charnelle (Rosario della carne) ou tournoyant dans les sphères chuchotées d’un cha-cha-cha et de telle envolée orchestrale à la Bernstein (Nel blu), entre romances piégées (Nutless) et moult autres bonheurs vocaux ou multisonores…
    Vinicio Capossela. Ovunque proteggi. Atlantic

  • Varia 2006 (2)

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    «Mon père n’avait peur de rien, c’est ce qui l’a sauvé pendant la guerre, et je crois que je tiens de lui…», a-t-elle remarqué en me racontant l’Occupation qu’elle a vécue à Mulhouse, lycéenne aux ordres des Führerinnen, tandis que ses deux frères étaient embarqués dans la Wehrmacht.
    C’était hier, elle m’a accosté sur le quai de la gare de Lausanne, elle m’avait entendu une fois dans une soirée littéraire et venait de lire mon papier du jour, bref warning: la raseuse, me disais-je en imaginant une échappatoire - mais plus moyen de m’en débarrasser, nous allions tous deux à Genève et je n’avais pas le cœur de la remballer, d’autant moins que ce qu’elle a commencé de me raconter d’elle était intéressant…
    Je n’en retiens que l’histoire du pharmacien Weiss. A Mulhouse, où les commerçants juifs abondaient, l’annexion de l’Alsace par les Allemands s’est soldée, à part la germanisation à outrance des écoles, par l’humiliation publique, la spoliation de leurs biens et la déportation ultérieure des Juifs, dont Marguerite B. a retenu cette scène: les agents de la Gestapo traînant le pharmacien Weiss devant sa boutique, l’obligeant à s’agenouiller et le contraignant, devant une foule croissante et muette, à brouter l’herbe du pavé qu’il y avait là…
    Cette scène m’a rappelé la chèvre d’Umberto Saba, et c’est avec émotion, avec reconnaissance que j’ai quitté Marguerite B. sur le quai de la gare de Genève, hier dans la lumière voilée de cette fin de matinée d’hiver… (Brasserie hollandaise, ce jeudi 12 janvier.)

    medium_Mattheuer.3.JPGDans la catégorie variée des femmes d’écrivains, un genre me fait horreur et c’est celui que l'Auteur désigne comme l’Admirable Compagne, dont la seule appellation dissimule le plus souvent des liens de dépendance plus que douteux, alors que me ravit le type en voie de disparition de l’épouse aux petits soins, qui s’écrit naturellement sans majuscules et s’entend avec malice. Telle étant Madame Berchtold.
    Madame Berchtold est le type de l’épouse aux petits soins, et c’est donc avec une double allégresse que je me rendais, avant-hier, à Genève, chez le professeur Alfred Berchtold, qui est la fois le plus grand historien suisse vivant (je dirai à vue de nez: 1m.92), l’un des derniers représentants du Gai Savoir helvétique de haute tradition, l’auteur d’au moins trois livres incomparables (La Suisse romande au cap du XXe siècle, Bâle et l’Europe et sa captivante approche du personnage de Guillaume Tell à travers les siècles et les cultures), enfin un homme aussi bienveillant (il m’a fait l’amitié de relire le tapuscrit de mon prochain livre, qui lui est dédié) qu’intéressant, dont l’humour me régale et me rappelle à tout coup le bien fondé du surnom de Pingouin que lui ont collé ses condisciples de la Communale de la rue Lepic, à Montmartre, où il a fait ses premiers pas de môme studieux à bonnet de plouc préalpin.
    Dire que Madame Berchtold est aux petits soins ne signifie pas qu’elle soit piètrement soumise: elle fait ça naturellement, aussi naturellement que Pingouin porte cravate et s’abstient de marmonner «fait chier» ou «j’veux dire». C’est une affaire de génération. Albert Camus avait honte de voir sa mère se tenir debout derrière sa chaise, et je me suis efforcé longtemps de décourager ma propre mère d’être aux petits soins, mais en observant hier Madame Berchtold, son plaisir de faire plaisir tout en riant de nous entendre rire de certains ridicules de certaines gendelettres de notre connaissance, je me disais «et merde, c’est quand même une société que tout ça», et «oui Madame je veux bien encore de votre poule au riz délicieuse» disais-je alors que je n’en pouvais plus, juste pour le plaisir de lui faire plaisir.
    Nous avons publié, avec Alfred Berchtold, un livre d’entretiens intitulé La passion de transmettre, que j’ai eu un vrai bonheur à faire et qui reste un précieux témoignage sur la multiculture que nous vivons dans ce pays. Or à chaque fois que nous nous rencontrions, Madame Berchtold était là pour nous faciliter la tâche, aux petits soins une fois encore. Au fil des jours, je n’ai pas appris grand’chose sur elle, sinon qu’elle avait été prof et qu’elle ne supportait pas la chimie pharmaceutique, lisait pas mal et partageait les curiosités et les enthousiasmes de son maxi-jules. Or jamais, au grand jamais, je n’ai relevé la moindre trace de condescendance, de sa part à lui, à l’égard de cette petite dame toujours souriante et complice. Ah mais, tout cela ne fait-il pas vieux jeu? Je l’espère bien, ma caille…

     

    medium_Fellini1.jpg«L’art doit être aussi méticuleux que la vie», dit Fellini à propos de la forme artistique la plus proche de la réalité que semble le cinéma, qui requiert précisément, alors, la transformation de la réalité apparente en trompe-l’œil dont la mer de plastique du Casanova est l’un des exemples.
    Le film intitulé Je suis un grand menteur, dans lequel le Maestro décrit la germination de son art avec une quantité d’exemples vécus sur le plateau, est une merveilleuse leçon de choses dans laquelle interviennent, autant que le marionnettiste, ses poupées plus ou moins consentante, du malheureux Donald Sutherland qui semble ne pas être encore revenu du fait d’avoir tant été malmené durant les premières semaines du tournage du Casanova (on sait que Fellini ne pouvait pas l’encadrer…) à Terence Stamp évoquant surperbement sa propre expérience, en passant par Giuletta Masina ou Roberto Begnini aux impayables déclarations.
    Sceptique à l’endroit de tout scepticisme, plaidant pour la disponibilité totale du créateur, médium plus qu’ingénieur trop lucide, Fellini apparaît à la fois en Dieu le père et en enfant pénétré par son jeu, et le voir travailler avec ses acteurs (la scène de triolisme où il dirige, un regard après l’autre, un geste après l’autre, les caresses des jeunes amants du Satyricon), le voir détailler l’importance absolue de telle couleur ou de telle lumière, le voir cajoler ses gens ou les houspiller, le voir créer son univers apparemment ex nihilo, mais fait de tout ce qui existe et nous traverse, est une fabuleuse leçon d’attention amoureuse à cela simplement qui est…

    medium_Fellini3.JPGEn regardant, hier, le film consacré à Fellini Par Damian Pettigrew, j’étais ému d’y retrouver maintes observations sur le travail de l’artiste qui valent évidemment pour l’écrivain, comme ces propos que je relève dans une lettre de Rilke à Clara datant de 1907: «… Mais à propos de Cézanne, je voulais encore dire ceci: que jamais n’était mieux apparu à quel point la peinture a lieu dans les couleurs, et qu’il faut les laisser seules afin qu’elles s’expliquent réciproquement. Leur commerce est toute la peinture. Celui qui leur coupe la parole, qui arrange, qui fait intervenir d’une manière ou d’une autre sa réflexion, ses astuces, ses plaidoyers, son agilité d’esprit, dérange et trouble leur action. Le peintre (comme l’artiste en général), ne devrait pas pouvoir prendre conscience de ses découvertes; il faut que ses progrès, énigmatiques à lui-même, passent, sans le détour de la réflexon, si rapidement dans son travail qu’il soit incapable de les reconna’itre au passage. Quiconque, à ce moment-là, les épie, les observe, les arrête, les verra se métamorphoser comme l’or des contes, qui ne peut rester pur par la faute de tel ou tel détail. Le fait que les lettres de Van Gogh se lisent si bien, soient si riches, parlen en fin de compte contre lui, comme parle contre ce peintre (comparé à Cézanne) le fait davoir voulu, su, éprouvé ceci ou cla: que le bleu appelait l’orange, et le vert le rouge; ainsiq u’il l’avait entendu dire, le curieux, aux aguets au fond de son œil. Aussi peignait-il des tableaux fondés sur un seul contrast, tout en pensant au coloris simplifié des Japonais qui ordonnent les surfaces selon le on voison, plus haut ou plus bas, et les additionnent pour obtenir une valeur totale; ce qui les conduit au contour continu, exprimé (c’est-à-dire inventé), serrissage de surfaces équivalentes, donc à l’ntentionnel, à l’arbitraire, en un mot: au décoratif.

     

    medium_Cezanne.3.JPGUn peintre qui écrivait, donc un peintre qui n’en était pas un, a voulu inciter Cézanne aussi à s’expliquer en lui posant des questions de peinture: mais, quand on lit les quelques lettres du vieillard, on constate qu’il en est resté à une ébauche maladroite, et qui lui répugnait infiniment à lui-même, d’espression. Il ne pouvait presque rien dire. Les phrases où il s’y efforce s’étirent, s’embrouillent, se hérissent, se nouent, et il finit par les abandonner, furieux. En revanche, il parvient à écrire très clairement: «Je crois que ce qui vaut mieux, c’est el travail». Ou bien: «Je fais tous les jours des progrès, quoique lentement». Ou bien: «J’ai près de soixante-dix ans». Ou bien: «Je vous répondrai avec des tableaux». Ou encore: «L’humble et colossal Pissaro» (celui qui lui a appris à travailler); ou enfin, après avoir bataillé un peu (on sent comme c’est caligraphié, et avec soulagement), la signature complète: «Pictor Paul Cézanne». Et dans la dernière lettre (du 21 septembre 1905), après des plaintes sur sa mauvaise santé, simplement: «Je continue donc mes études». Et dans la dernière lettre (du 21 septembre 1905), après des plaintes sur sa mauvaise santé, simplement: «Je continue donc mes études». Et le vœu qui a été exaucé littéralement: «Je me suis juré de mourir en peignant.» Comme dans une vieille Danse des Morts, la Mort a saisi sa main apr derrière, posant elle-même la dernière touche, avec un frisson de plaisir; son ombre s’étendait depuis quelque temps sur sa palette, elle avait eu le temps de choisir, dans la ronde franche des couleurs, celle qui lui plaisait le mieux; quand le pinceau y aurait plongé, elle s’en saisirait et peindrait… Le moment vint; la Mort allonga la main et posa sa touche, la seule dont elle soit capable». Et cela enfin qui me semble incontestable: «Toute parlote est un malentendu. Il n’y a de compréhension qu’à l’intérieur du travail, sans aucun doute.»

     

    medium_Fassbinder.2.gifEn sortant l’autre soir de la représentation de Liberté à Brême de Fassbinder, dont le sarcasme va de pair avec la question sérieuse de savoir à quel moment nous devenons capables de tuer, je me suis rappelé la scène que j’ai vécue il y a quelques années, dans un wagon-restau où, interrompant ma lecture de La force de tuer de Lars Noren, dont il fixait depuis un moment le titre avec des yeux inquisiteurs, tel jeune homme m’a soudain entrepris sur le sujet, affirmant d’abord qu’il était, lui, absolument incapable d’imaginer une situation dans laquelle il aurait la force de tuer…
    Je n’ai pas dit à ce charmant garçon, ce jour-là, que j’étais parfaitement capable, moi, de tuer un quidam interrompant ma lecture dans un train, pressentant qu’il manquait d’humour. En revanche je lui ai présenté quelques situations précises qui l’ont rendu tout songeur et moins sûr de lui, avant de lui avouer que, pour ma part, je n’avais éprouvé le désir de tuer vraiment qu’une fois, au MozartPark de Vienne, en observant le manège de dealers de luxe faisant ramper devant eux des gamins toxicos. «Là, vous m’auriez donné un flingue, je les flinguais sans la moindre hésitation»…
    Dès la première scène de Liberté à Brême, l’éventualité de tuer le premier jules de Geesche, qui l’humilie et la brutalise avec la mâle bonne conscience du macho couillu au pouvoir de droit divin (la chose se passe en Allemagne bigote vers la fin du XIXe, mais vaut encore sûrement un peu partout), m’a paru la seule solution pour elle, et ensuite il m’a paru juste et bon qu’elle empoisonne successivement son faux-cul de deuxième soupirant (louchant sur l’entreprise familiale), son père invoquant Son Autorité, sa mère l’autorité du Très-Haut, enfin son frère revenu de guerre aussi con qu’il y était parti. Tout ça est évidemment schématique à souhait, le trait est forcé comme dans toute gravure expressionniste, et pourtant il y a quelque chose de bel et bien libérateur dans le rire, à la fois noir et jaune, que Fassbinder déclenche par le truchement de cette pièce.
    Or je me le demande à l’instant: qui aurais-je vraiment la force de tuer ce matin si j’en éprouvais la nécessité vitale, que dis-je: le Devoir? A vrai dire je ne vois vraiment pas. Est-ce le fait d’un début de gâtisme frappant mon imagination, ou cela tient – il à la croissante indulgence qui me vient pour le genre humain, accentuée par la présence éminemment irénique de mon cher Filou?

     

    medium_Fischl.JPGSe réveiller à l’hôtel a toujours signifié pour moi: je serais nulle part, je ne serais personne. Je serais le commercial X. ou la cheffe de projet Y. Peut-être un transsexuel? Peut-être un pasteur méthodiste ou un brasseur bavarois en tournée de promotion? Peut-être un ancien amant de Marthe Keller que j’ai cru voir tout à l’heure, assise seule sur un mur, sous la pluie mêlée de neige, en robe de chambre, là-bas près de la place d’aviation?
    Elle était sortie du film Fragile de Laurent Nègre, vu hier soir aux Journées cinématographiques de Soleure, qui raconte les retrouvailles-affrontement d’une sœur irascible et de son frère rêveur, confrontés au suicide de leur mère désireuse de leur éviter les séquelles de la maladie d’Alzheimer qui la fait errer de par les rues. Deux ou trois séquences de ce premier film, dégageant une réelle émotion en dépit d’une écriture conventionnelle (le redoutable nivellement actuel de l’esthétique téléfilm), m’ont frappé sur le moment et j’y suis revenu en rêve, croisant l’ombre de ma propre mère qui me reprochait de ne pas avoir pris de laine. (Kriegstetten, Hôtel Sternen, Bel Etage, ce mercredi 18 janvier.)

    Nous parlions hier soir, avec un compère de la Cinémathèque, de ce qui distingue un film de cinéma d’un produit de télé. Pas compliqué: l’écriture. Pas la littérature: l’art de passer d’un plan à l’autre sans alternative, où tout est surprise et où tout signifie. Tandis que dans ces feuilletons filmés: bavardage et dosage prévu d’émotion-suspense-amour-action à 99%. Je me repasse à l’instant un quart d’heure des Vitelloni de Fellini, et voilà: tout y est cinéma comme tout est peinture chez Cézanne, musique chez Debussy ou littérature chez Proust…

    medium_Eugen5.jpgIl y a des années que j’en veux férocement, à toute une caste d’intellectuels sans entrailles, d’entretenir le cliché d’un pays mortifère, réduit à ses banques et à ses névroses, aussi est-ce avec un plaisir d’enfant que j’ai retrouvé, dans le tourbillon farceur de My name ist Eugen du jeune réalisateur Michael Steiner, qui vient d’obtenir le Prix du meilleur film de fiction aux Journées cinématographiques de Soleure, ce que je ressens au fond de moi comme un atavisme sauvage et qui participe de l’esprit du conte.

    C’est une belle petite ville que Soleure où il fait bon, dans les vieux bistrots de bois ciré fleurant l’Europe cultivée autant que la bohème artiste et le populo à cigares, discuter des derniers films de la cinématographie helvétique qu’on y projette à journée faite dans de multiples salles.
    La Suisse est ce pays d’extrême-Europe, au fonds populaire, et même sauvage, à peu près méconnu par les temps qui courent, réduite qu’elle se trouve aux clichés du banquier à face blême, ou pire: du fonctionnaire chiant, ou pire encore: de l’intellectuel responsable convaincu que l’art et le commerce sont incompatibles. Ce fut le débat tournant à vide lancé par les médias à ces 41es Journées de Soleure, constituant les Etats généraux annuels du cinéma suisse, sur fond de remaniement de la politique fédérale en la matière, mais il a suffi de quatre chenapans fuguant à travers les monts de Heidi et les vaux de Guillaume Tell, dans la foulée de Bakounine et de Max und Moritz, sur un ton picaresque oscillant entre Twain et Harry Potter, pour déplacer la discussion sur le terrain d’un cinéma renouant, contre toute attente, avec l’esprit du conte.
    Je me fiche bien, pour ma part, de ce qu’on a appelé l’helvétisme, à propos d’une idéologie qui a fait date, mais j’ai toujours pensé que les clichés contenaient une part de vérité et pouvaient être revivifiés, et c’est toute une Suisse profonde de nos enfances que j’ai retrouvée dans ce film - nos enfances de plusieurs siècles, jusqu’à ces bandes d’escholiers pieds nus qui sillonnaient l’Europe de la Renaissance en quête de maîtres de latin ou d’hébreu, qui filent aujourd’hui en skateboard et s’envoient par SMS des serments de fidélité à la vie à la mort et crèvent les vioques…

     

    medium_Sollers.jpgJ’ai commencé, ces derniers jours, à rédiger une espèce de journal parallèle dont le fil conducteur est ma lecture d’ Une vie divine de Philippe Sollers, livre-mulet qui a commencé par m’agacer et qui m’intéresse de plus en plus. C’est un jeu curieux dont je nourris mes Carnets de JLK, avec maints échos au fur et à mesure témoignant de l’intérêt de mes lecteurs, et que je vois comme une sorte de prolongation phénoménologique du livre, lequel est lui-même enté sur l’œuvre de Nietzsche. (A La Désirade, ce samedi 21 janvier).

     Je l’ai fait presque en courant ce matin, et pourtant il me semble que je suis arrivé à concentrer toutes mes notes de lecture de ces derniers jours, prises en marge d’ Une vie divine, dans un article dense et nuancé, qui rend à la fois l’enjeu et la richesse de ce livre, le premier de l’auteur à me plaire à ce point – et je sens que je suis loin d’en avoir épuisé les ressources. J’ai intitulé ça Sollers le pied léger et voilà ce que ça donne :
    «Encore une journée divine!», s’exclame Winnie au lever de rideau d’Oh les beaux jours de Beckett, et c’est en somme ce qu’on se répète, trente guerres et quelques génocides plus tard, en lisant Une vie divine de Philippe Sollers: que la vie est un cadeau, sans doute empoisonné pour à peu près tout le monde, mais à quoi nous nous accrochons, même aussi empêtrés que Winnie dans notre tas de misère. La contemplation navrée de celui-ci, par les temps qui courent, imprègne l’esprit du siècle d’une mélancolie désenchantée, genre spleen destroy dont le plus symptomatique interprète, dans la littérature récente, est un Michel Houellebecq. Or c’est à l’exact opposé que, malgré son soutien loyal de pair aîné à l’auteur de La possibilité d’une île, se situe Philippe Sollers dans Une vie divine, dont les constats sur le monde contemporain, aussi radicaux que ceux de l’amer Michel, aboutissent à une attitude absolument contraire, laquelle consiste à célébrer cela simplement que voit Winnie enfoncée dans son tas et que tous nous découvrons chaque matin: «L’horizon est radieux, le soleil brille, jamais un jour n’a été plus beau. Les mots sont des cailloux frais, l’eau les caresse».
    Lieux communs d’une littérature qui «positive»? Pas exactement: Plutôt: effort de présence et travail de chaque instant visant à ressusciter, contre tout ce qui pèse et nous tue: notre paresse et notre déprime, notre lassitude et notre désabusement, notre nihilisme en un mot que l’époque flatte en nous soufflant que rien n’a d’importance que bouffer et baiser et nous remplir les poches de pognon, alors qu’un philosophe un peu dingue n’en finit pas de nous envoyer de drôles de SMS ou de fax ou de mails que nos déchiffrons en continuant de «stresser un max» et qui nous souhaitent «un bonheur bref, soudain, sans merci», ou «les pieds ailés, l’esprit, la flamme, la grâce, la grande logique, la danse des étoiles, la pétulance intellectuelle, le frisson lumineux du Sud – La mer lisse – la perfection»…
    medium_Nietzsche.2.jpgUne vie divine est le grand roman solaire – il faudrait plutôt dire conversation, carnet de croisière, essai-gigogne, livre-mulet, exercice de mimétisme, work in progess phénoménologique et poétique à la fois – du retour de Nietzsche, surgi de son suaire à la page 52 sous les initiales de M.N., «instruit par l’épouvantable saloperie du 20e siècle (dont 70 ans passés au goulag)» et revivant, ses livres battant des ailes autour du lecteuri, sous la plume d’un écrivain-philosophe du début du XXIe siècle flanqué d’une Nelly (très ferrée elle aussi en questions essentielles, non moins que bien dans son corps) et d’une Ludi (la femme-fille à croquer dont la jeunesse stimule son fringant barbon), radieuse trinité faisant la pige à l’humanité humanitaire, au bénéfice d’un nouvel homme à venir, mais lequel?
    On sait ce que fut la grande affaire de Nietzsche, de libérer l’humanité d’un Dieu mort selon lui et d’une morale mortifère – d’un culte de la nécessité et de la société bel et bien massifié et mondialisé de nos jours, à l’enseigne d’une nouvelle religiosité consacrant tous les simulacres. Lecteur admirable, et prosateur étincelant aux fulgurantes fusées, Sollers vit ici Nietzsche comme une nouvelle possibilité de liberté, qui nous vaut de merveilleuses pages (sur l’esprit d’envie et de ressentiment du nihiliste, la musique, le French kiss à lèvres qu’il oppose au froid culte du cul, la vulgarité, les bonheurs menus et foisonnants de la vie qui va, les billets de Sade en taule, les oiseaux ou l’Evangile de Jean transposé au présent…) frappées au sceau d’un égotisme impérial qu’on pourrait croire celui d’un cynique absolument dédaigneux des vicissitudes de la vie, voire d’un Paon littéraire soucieux de sa seule brillance. Or à lire attentivement Une vie divine, cette superbe et cette morgue tendent à s’adoucir et à s’humaniser, hors de tout sentimentalisme, au fil d’une «histoire» dont le «héros», prof mal dans sa peau se rêvant Dionysos, surmontant toutes les poisses et les crasses de ses semblables, nous murmure lui aussi en éternel retour: «encore une journée divine»…

     

    medium_Santorin1.jpgCelui qui fait la gueule pendant que Madame regarde Les Experts/Celle qui est toujours en conférence/Ceux qui s’interrogent sur les mystères de la météo/Celui qui salue tous les matins le Drapeau/Celle qui parle du cash-flow de Vivendi au bar du Lutetia/Ceux qui disent que la plaine Monceau n’est plus ce qu’elle fut/Celui qui a tant aimé l’odeur des couches de ses enfants petits/Celle qui vitupère les chiens malpropres de la rue Legendre/Celui qui trouve que Bob Geldof a mérité le Prix Nobel de la paix/Celle qui a connu la cousine de Bob Geldof lors d’un séjour en Cornouailles/Ceux qui pensent que Bob Geldof est un Tour Operator travaillant sur l’Afrique/Celui qui prétend que Lou Reed est un meilleur poète que Jim Morrison/Celle qui a vu tous les concerts de Nico/Ceux qui ont bu des coups avec Reiser/Celui qui dit qu’il n’en a rien à foutre de l’atomisme de Démocrite/Celle qui prétend que Cauet gagne à être connu/Ceux qui se sont promis de mettre un pain sur la gueule de Cauet/Celui qui prétend que sa belle-sœur s’est tapé Poivre d’Arvor dans une boîte échangiste de Soulac-sur-mer/Celle qui se frotte au citron tous les soirs/Ceux qui écoutent Haydn les yeux fermées/Celui qui va chier dans le jardin du presbytère/Celle qui découvre les Evangiles apocyrphes et le dit à sa manucure/Ceux qui savent où se trouve Aldébaran/Celui punit ses enfants d’il ne sait quoi/Celle qui mate les gens pendant la prière/Ceux qui parlent de leur Admirable Compagne/Celui qui se rappellent les cabanes de leur enfance, etc.

     

    medium_Plongeur.JPGRencontrer des gens est un privilège de mon activité de journaliste, dont je ne me lasse pas. Nanti de mon carnet de notes et de mon ordinateur portable, je grappille sans discontinuer impresssions et sensations, bribes de conversations et de lectures. Je me retrouve, dans ce quartier, plus de trente-cinq ans après y avoir erré comme une âme en peine, avec une vivacité d’esprit aussi aiguë que celle du garçon de vingt ans que j’étais, avec la même sourde conviction que tout cela a un sens, à quoi s’ajoute un certain bagage acquis depuis lors. Je me rappelle, comme d’aujourd’hui, le désarroi total dans lequel je me trouvais cette année-là, précisément au début de l’été 1968, qui m’amena au bord de la délinquance, avant certaine rencontre qui compta pour moi, de quelqu’un que je n’ai plus vu depuis trente ans… Or, resongeant à tous ceux qui ont compté pour moi, à un moment donné, et que j’ai perdus en route, je n’éprouve plus désormais la moindre tristesse, le moindre regret ni la moindre nostalgie, comme si tout cela procédait du scénario d’un film à la fois chaotique et cohérent, dont je poursuis aujourd’hui plus librement le tournage… (A Zurich, au Niederdorf, ce vendredi 27 janvier.)

    C’est une nouvelle du feu de Dieu que Patriotisme d’Yukio Mishima qu’Amélie Nothomb m’avait recommandé, dont le tenant et l’aboutissant tragique s’expose dès les premières lignes: «Le 28 février 1936 (c’est-à-dire le troisième jour de l’Incident du 26 février), le lieutenant Shinji Takeyama du bataillon des Transports de Konoe – bouleversé d’apprendre que ses plus proches camarades faisaient partie des mutins et indigné à l’idée de voir des troupes impériales attaque des troupes impériales – prit son sabre d’ordonnance et s’éventra rituellement dans la salle aux huit nattes de sa maison partiulière. Résidence Yotsuya, sixième d’Aoba-Chô. Sa femme, Reiko, suivit son exemple et se poignarda». Voilà: c’est tout. Parce qu’il ne supporte pas l’idée de prendre les armes contre ses camarades, le jeune lieutenant se fait seppuku; et comme il sied à une femme de soldat, Reiko le suit immédiatement dans la mort. S’il avait eu le moindre doute à ce propos, le lieutenant eût poignardé Reiko lui-même avant de s’immoler. Mais il sait que la jeune femme (il y a moins de la moitié d’une année que les noces de ces deux exemplaires parfaits de la race nippone ont été célébrées) est entièrement prête à la totale observance du Décret sur l’Education qui ordonne au mari et à la femme de vivre en harmonie, interdisant ainsi l’épouse de contredire l’époux, sous la grave protection des dieux et le respect de Leurs Majestés impériales. «Même au lit, est-il précisé, ils étaient, l’un et l’autre, sérieux à faire peur. Au sommet le plus fou de la plus enivrante passion ils gardaient le cœur sévère et pur». Et c’est exactement ça: sévère et pure est cette histoire d’une toute jeune femme qui fait, avant même de connaître la décision du lieutenant, de soigneux préparatifs de répartition, entre ses amies d’enfance et camarades de classe, de ses kimonos et autres objets chers (un petit chien de porcelaine, un lapin, un écureuil, un ours, un renard exposés sur la radio), après quoi, comme elle s’y attendait, le lieutenant lui annonce son implacable résolution de s’ouvrir le ventre.
    medium_Mishima.jpgAmélie Nothomb m’avait dit que cette nouvelle était l’un des plus beaux textes contemporains qu’elle connaissait, en ajoutant prudemment qu’elle ne cautionnait pas pour autant son côté «facho». Or je ne trouve rien là dedans que de conforme absolument à la règle d’un Empire et d’un ordre militaire rigoureux, sans quoi la tragédie n’y serait pas. Le tragique tient au dilemme insoluble devant lequel se trouve le lieutenant, qui sait que l’empereur va lui ordonner de châtier ses frères d’armes, sait qu’il ne peut désobéir au maître sacré ni tuer ses camarades.
    Si la nouvelle de Mishima nous prend à la gorge et aux tripes, c’est parce que l’écrivain, si fasciné qu’il soit par ce Japon du Devoir Divin, est également un artiste, un psychologue et un poète d’une extraordinaire porosité, qui nous fait vivre, un instant après l’autre, le drame de Reiko, puis la dernière nuit des amants se chargeant d’un érotisme absolu, puis l’effrayante boucherie rituelle du seppuku (que Mishima vivra lui-même) à laquelle Reiko assiste sans faillir, enfin le geste ultime de la jeune femme sur elle-même. Tout cela, bien entendu, devrait se lire à la vitesse des idéogrammes, alors q’on passe ici du japonais au français par l’anglais. Mais la beauté de cette nouvelle, mélange d’inflexible pureté et de tendresse, la fulgurante rapidité du récit, la justesse de chaque sensation et de chaque émotion, passent les cloisons des langues et les obstacles des langues, autant qu’elles passent les barrières de cultures et de mœurs, de nations ou d’époque, participant bel et bien de la ressemblance humaine.

    J’ai parlé de conversation à propos d’Une vie divine, mais le mot est lesté d’un autre poids dans l’inoubliable Conversation en Sicile d’Elio Vittorini que, sans doute, Sollers jetterait aujourd’hui dans le sac des «auteurs lourds», comme il le fait des auteurs américains. Autant dire qu’on passe du salon français à ce qu’on pourrait dire l’éternel entretien de l’homme avec lui-même, à travers les siens, sa terre natale et ses souvenirs d’enfance, ici: les figuiers de barbarie et l’odeur du soufre que Silvestro, le fils déprimant à Milan que son père fait revenir en Sicile, retrouve avec le monde des humbles, ou les harengs et les fèves aux cardons de la Mamma. Ahimè tout cela est tellement lourd, n’est-ce pas?
    A propos de conversation, il est très intéressant d’observer les dialogues d’Une vie divine, qui relèvent exactement de la non-conversation. Intéressant dans le soliloque, Sollers est absolument incapable de moduler un vrai dialogue, l’interlocutrice n’intervenant jamais qu’en faire-valoir, comme d’ailleurs tous les «personnages» féminins des «romans» de l’auteur.
    Avec le «pesant» Vittorini, tout au contraire dialogue, les gens entre eux, la lumière et les parfums, les noms et les larmes…

  • Dantec se plante (?)

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    Lecture de Grande Jonction (5)
    Le décor est campé, on a compris de quelle nouvelle catastrophe était menacée l’humanité ou ce qu’il en reste en ce mitan de XXIe siècle, on a vu débarquer, du Vatican, un convoi de livres de philosophie religieuse censés participer au salut des « élus » de demain, on a assisté à quelques combats féroces visant à la défense desdits bouquins, on voit ensuite La Chose étendre son œuvre mortifère par une sorte de vampirisme numérique des individus, on voit tout ça, on a vu tout ça et tout ça se répète tandis que les Bons et les Méchants se portent mutuellement des coups de plus en plus durs. Les Méchants englobent les néo-islamistes en hordes et les proxénètes de Little Congo, l’une des cités-foutoir de ces régions apocalyptiques, et les Bons se regroupent autour des néo-chrétiens de la Heavy Metal Valley dont le sheriff Langlois est le vigile principal. On est donc dans une sorte de western d’anticipation sur fond d’idéologie philosophico-religieuse édifiante, qui n’a plus rien de l’étourdissante magie narrative de Cosmos incorporated, ni de ses étonnantes trouvailles conjecturales.
    Plus précisément, des pages 400 à 500 de Grande Jonction, qui en compte près de 800, Dantec tourne en rond, se répète, dilue et délaie les mêmes thèmes dans une dramaturgie stéréotypée de BD, n’en finit pas d’annoncer une catastrophe plus catastrophique que tout ce qu’on a vu, tâche de nous persuader qu’il faut beaucoup tuer pour que les théologiens qui lui semblent détenir la Vérité Véritable nous sauvent à la fin des fins, et nous relevons au passage diverses sentences admirables propres à nous régénérer. Par exemple : « La différence fondamentale entre la Vérité et la Beauté réside dans le fait que la première est un secret, tandis que la seconde est un mystère ». Ou cela qui n’est pas mal non plus, selon quoi « la Beauté est une arme de destruction massive »…
    Bref, Dantec n’est-il pas en train de se perdre dans le magma de lectures mal digérées, comme Philip K. Dick s’est égaré dans les délires pseudo-mystiques les plus fumeux ? C’est hélas mon impression aux deux tiers de la lecture de Grande Jonction, roman boursouflé, sans élan, où prolifèrent les phrases sans verbes et où ronflent les formules creuses comme autant de folles toupies…

  • Varia 2006 (3)

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    Aux couleurs de Bonnard

    Le nom de BONNARD m’est apparu ce matin dès mon éveil d’avant l’aube, et ce nom disait OUI. Ce seul nom se fond en moi à tout ce qui dit OUI. Il fait nuit noire et je vois le monde en couleurs et ces mots notés au crayon dans un carnet: «L’œuvre d’art – un arrêt du temps».

    J’ai commencé de lire hier soir Les aventuriers de l’absolu, le dernier livre de Tzvetan Todorov consacré à trois artistes (Wilde, Tsvetaeva et Rilke) qui ont voué leur vie à une quête absolue de beauté, et cette autre phrase de Dostoievski, qu’il y cite dès les premières pages, me revient aussi: «La beauté sauvera le monde».


    Non la beauté d’agrément: non la beauté facile sur papier lisse ou la beauté cliché vidée de sens: la beauté se déployant dans un état de plénitude, et Todorov donne le premier exemple de cet émerveillement partagé, dans une salle de concert, que donne parfois un moment musical – ce que j’appelle pour ma part l’état chantant.

    Je n’oublie aucunement les tribulations du monde à l’instant de cette oraison matinale que résume le nom de Pierre Bonnard. Je dirai plus précisément: Monsieur Bonnard. Monsieur Bonnard qui, sa petite boîte de couleurs à la main, en costume et cravaté, se promène à l’instant, dans les couloirs de l’exposition qui s’ouvre à Paris, pour faire ici et là ses retouches. Le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde et il ne faut pas dormir pendant ce temps. Or Monsieur Bonnard ne dort pas: jusqu’à la fin du monde il retouchera ses tableaux en essayant d’y être plus précis et plus précis encore, non du tout plus joli ou plus soleilleux, comme on le voit parfois – Bonnard ou la joie de vivre, n’est-ce pas… - mais plus juste, plus vrai, plus rigoureusement, plus scientifiquement proche de la nature ou de ce qu’il voit de la nature derrière son binocle à facettes.

    Bonnard vous dit bonjour. La nature morte aux fruits irradie la table de ce matin. L’enfant merveilleux (criseux, chiant à ses heures, c’est entendu) sera tout à l’heure à La table. Pour l’instant on entend le bruit d’eau et les petits soupirs sommeilleux d’une jeune fille se lavant dans son tub quelque part ailleurs. Tout est rassemblé mais cela vit partout comme ça. Le Café du Petit Poucet pourrait être à Biarritz ou à Buenos-Aires. La terrasse à Vernon, je l’ai vue à Lugano. Le Paysage en Normandie, vous vous le rappelez en Nuithonie, derrière Fribourg, et ainsi de suite.
    Cette polyphonie douce obéit certes à ce parti pris du OUI, mais elle n’est jamais fade ni mensongère ou dogmatique, ni nombriliste non plus même si tout y est absolument personnel ou plus exactement: traversé par la personne du monde. La peinture de Bonnard n’est ni pointillliste ni traitilliste ni tachilliste, elle est tout ça et bien plus, nous lavant du NON en nous montrant simplement les choses aimées. (A La Désirade, ce vendredi 3 février.)

    Le mystère est omniprésent chez Bonnard, consubstantiel à la vie même dont les éléments ne sont jamais noyés dans la pure couleur (ma réticence à l’égard des Nymphéas de Monet et de toute l’abstraction lyrique ensuite) car le dessin reste net et l’objet, l’objet cher à Cézanne mais ici vu et dit tout autrement, avec un abandon et des effusions de père de famille très nombreuse ou d’Eternel en retraite fumant sa clope en regardant sa terre «qui est parfois si jolie» non sans se rappeler l’affreuse mélancolie des enterrements d’enfants…
    «J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon». (Pierre Bonnard)

    Ce qu’il faut évidemment, pour peindre l’eau du désert, c’est apprendre à en voir chaque goutte de sable et ensuite les mettre ensemble sur la toile, ça c’est le conseil de papa: il faut. «Le matin, quand on est abeille, pas d’histoire, faut aller travailler», ajoute l’oncle Michaux.
    Donc j’essaie depuis deux jours de peindre du sable et de l’eau et le grain du ciel d’un bord de grève où deux enfants jouent: peindre le sable et la lumière du sable, peindre le détail des choses sans s’y arrêter, peindre la couleur de chaque grain de lumière et que tout ça bouge ensemble et chante la moindre, peindre avec cette petite notation des carnets de Bonnard en point de mire: «Que le sentiment intérieur de la beauté se rencontre avec la nature, c’est ça le point». Monsieur Bonnard qui écrit en 1946 au milieu de l’Europe en décombre: «Il ne s’agit pas de peindre la vie, il s’agit de rendre vivante la peinture». Ou ceci: «Celui qui chante n’est pas toujours heureux».

    medium_Bonnard17.JPGLes carnets de Monsieur Bonnard, c’est du matin au soir et tous les jours, guerre ou pas guerre. D’ailleurs en 1945, voilà ce qu’il trouve à peindre au lieu d’un hymne à la Paix ou à la Liberté: des baigneurs au soleil couchant. Le sable du premier plan est jaune chiné de vert céladon et de rose pompon avec plein de blanc comme le décrit scientifiquement le bon Théodore Monod du Musée de l’Homme. La mer est faite de cent bleus et de cent verts friselés d’écume, et le ciel au-dessus est une fusion de mauves orangés sur fond d’ocre sable comme si le ciel était un peu le pendant pendu du sable du rivage. Et là au milieu barbotent une douzaine de taches d’or orangé humain visiblement insouciantes des séquelles de la guerre. Et Monsieur Bonnard de noter sur son carnet, mais c’était en 1939: «A l’instant où l’on dit qu’on est heureux, on ne l’est plus».


    C’est le relatif de l’absolu que Rilke a bien connu. Monsieur Bonnard note encore: «Mallarmé La recherche de l’absolu». Et lui aussi est de l’aventure, Monsieur Bonnard, malgré son air placide, vaguement égaré, l’air aux abonnés absents mais pas du tout: abeille pointeuse dès le matin.
    Tout le reste il n’y a que la peinture qui le dit. Cette pensée-là ne se pense qu’en regardant ce qui a été pensé par la peinture, disait à peu près Merleau-Ponty à propos de Cézanne. Et ça continue...

  • Varia 2006 (4)

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    Dessin à la plume de Louis Soutter 

    C’est un exercice saisissant que la lecture à voix basse des pages préparatoires d’un des romans les plus énigmatiques du XXe siècle, telles qu’elles sont rassemblées et présentées, par Daniel Pezeril, dans les Cahiers de Monsieur Ouine de Georges Bernanos. J’y repensais en regardant le Cheval de cirque de Pierre Bonnard, qui me semble une autre cristallisation de l’insondable mystère que constitue notre présence au monde, et l’expression de la même joie confuse, sourde et radieuse, sur fond de ténèbres et d’affreux gestes humains, qui se dégage des pages de Monsieur Ouine.

    Il y a quelque chose de la transe chamanique dans la façon de Bernanos de chercher les mots en grattant le papier.
    Dans l’exercice de la recherche du mot juste que constituent les Cahiers de Monsieur Ouine, on voit littéralement jaillir la parole de la nuit comme l’adolescent mâle de l’enfant, à la vitesse du premier sperme. Or je ne cesse d’y songer en regardant penser Monsieur Bonnard du bout de son pinceau de dormeur éveillé… (A La Désirade, ce dimanche 5 février)

    medium_Rilke.jpgIl est peu d’êtres qui, autant que Rainer Maria Rilke, donnent, et simultanément, l’impression d’une telle fragilité et d’une telle détermination, d’une telle évanescence et d’une telle force concentrée, d’une telle propenson à la fuite et d’une telle présence. L’être qui avait le plus besoin d’être aimé est à la fois celui qui esquive toute relation durable, comme si l’amour ne pouvait réellement s’incarner, jamais composer avec ce qu’on appelle le quotidien. Comme Clara, épouse momentanée et amie d’une vie, artiste elle aussi et aussi peu faite pour s’occuper de leur enfant, Rilke pourrait sembler le parangon de l’égocentrisme artiste, et d’ailleurs il est le premier à se taxer de monstre, mais on aurait tort de réduire ses arrangements avec la matérielle, où mécènes et riches protectrices se succèdent de lieu en lieu, à une sorte d’élégant parasitisme dans lequel il se dorlote et se pourlèche. Cette manière d’exil, loin de la vie ordinaire, qu’il a choisi et qui lui rend pénible la seule présence même de ses amies, ou du moindre chien, le rend à vrai dire malheureux, autant que la solitude qu’il revendique et qui le déprime, mais tel est l’absolu auquel il a bel et bien résolu de consacrer sa vie, et «la création exclut la vie».
    La vie n’en rattrape pas moins Rilke, et pas plus que chez Wilde la beauté ne se confine dans les sublimités épurées de son œuvre
    D’aucuns lui ont reproché, comme plus tôt à Tchekhov ou à Philippe Jaccottet plus tard, de se détourner du monde actuel pour se confiner dans sa tour d’ivoire. Ses liens avec la réalité ne sont pas moins réels et puissants, comme ceux qui attachent Cézanne au monde qu’il transforme.

    On parle beaucoup, ces derniers temps, de l’émoi provoqué dans les pays musulmans par une série de caricatures visant le prophète Mahomet, parues dans un journal danois en automne dernier et qui font, aujourd’hui seulement, l’objet d’une manipulation internationale de la part des barbus les plus allumés. Comme le fanatisme se déchaîne sous forme de manifestations violentes, d’attentats contres des sièges diplomatiques et autres emblèmes de l’affreux Occident, les autorités danoises et les responsables du journal en sont venus à s’excuser à plat ventre. Je trouve cela aussi indigne que les caricatures elles-mêmes, qui relèvent de la pure provocation, sachant la susceptibilité des musulmans et surtout des masses musulmanes qui s’enflamment si facilement quand on attente à leur honneur ou à leurs croyances. Mais à présent le serpent se mord la queue : voici que l’Iran lance un concours de caricatures dont la shoah sera le thème… (A La Désirade, ce jeudi 9 février)

    Il est désormais bien vu de s’excuser. Le pape a battu sa coulpe en mémoire des persécutions infligées par l’Eglise aux Juifs, et voici que l’Occident est supposé demander pardon aux islamistes, ceux-là même qui ont fracassé les statues de Bouddha et qui, eux, ne s’excuseront pour rien au monde de quoi que ce soit. Cela étant, la réflexion de l’écrivain algérien Yasmina Khadra, à propos des caricatures de Mahomet, qui incrimine l’arrogance occidentale et rappelle les fondements de la susceptibilité des musulmans illettrés et maltraités, a de quoi faire réfléchir, alors que les médias tendent à nous en empêcher en rapportant tout à nos seuls critères.

    Besoin parfois de disparaître – et ce n’est pas une métaphore ; besoin physique réel de se retirer et de tout reconsidérer avec cette distance prise.

    Le terme de porosité, que le comédien Jacques Weber appliquait à l’œuvre de Shakespeare pour emedium_BigWill2.jpgn définir la qualité la plus caractéristique, représente à mes yeux la meilleure définition de l’aptitude à la transmutation poétique: la porosité psychique et physique, et par conséquent aussi l’empathie, qui en est le prolongement affectif. Après cela la langue coule de source.

    «Personne n’a besoin de moi; personne n’a besoin de mon feu, qui n’est pas fait pour faire cuire la bouillie», écrivait Marina Tsvetaeva dans une de ses lettres si poignantes de détresse, mais tel n’est pas l’avis de Tzvetan Todorov, dont la quatrième partie du livre, Vivre avec l’absolu, montre précisément en quoi nous avons besoin de tels êtres de feu, dont l’œuvre résiste à la corruption du temps et dont la vie aussi, les errances voire les erreurs, ont beaucoup à nous apprendre.

    Pas loin du Jules Renard aux champs des Frères farouches, en beaucoup plus ample par son spectre d’observation, et proche aussi d’un Marcel Aymé peignant les familles franc-comtoises, le Marcel Jouhandeau de Chaminadour ajoute, à ces regards naturalistes de sceptiques peu portés sur la religion et ses dramaturgies, un sens du tragique et une passion des vices et des vertus qui le rapprocheraient plutôt des inépuisables curiosités proustiennes, dans un rapport tout différent au temps. Mais il y a du paysan chez Jouhandeau le fils du boucher, autant qu’il y a du prêtre manqué chez le fils de sa mère très aimante et brave (leur correspondance tenue pendant trois décennies est une merveille qui fut illustrée au théâtre par Marcel Maréchal), de l’humaniste citant Augustin dans le texte et du sybarite catholique très affreusement porté sur le péché de chair (on l’imagine se signer en sortant du bordel de garçons de Madame Made où il fréquentait) jusque tard dans sa vieillesse, tiraillée entre les vacheries de la terrible Elise, son acariâtre épouse, l’éducation de Marc son fils adoptif, ses élans de perpétuel amoureux et ses téléphones particuliers à Dieu et (moins souvent) à son Fils…
    Le Jouhandeau de Chaminadour est le moins encombré de narcissisme et de démonstrations mystico-érotiques, qui lassent à la lecture des pléthoriques Journaliers et de maints autres livres où la confession tourne parfois à la complaisance en dépit de pages sublimes. Le Jouhandeau de Chaminadour est essentiellement conteur, moraliste «en situation», peintre de mœurs à la Saint-Simon de bourgade, chroniqueur aux ressources comiques rares en littérature française.
    medium_Jouhandeau2.2.jpgRichard Millet célèbre justement «l’extraordinaire bonheur de lecture donné par cette œuvre: une phrase sèche, coupante, irisée, comme du verre qu’n brise au soleil, et dont l’éclat garde quelque chose de la nuit éternelle: une phrase classique tendue à l’extrême et néanmoins baroque, au sens où Ponge dit du classicisme qu’il est la corde la plus tendue du baroque; une écriture de la mesure dans l’excès et de l’excès dans l’apparente mesure, nourrie des classiques français autant que des mystiques chrétiens, de la littérature gréco-latine et de la Bible. »
    «Lire Jouhandeau, c’est entrer dans un chemin d’orties et de lis; c’est aller de l’enfer au ciel et inversement, sourire et prendre en pitié ceux qui passent ou meurent dans cette comédie en réduction. C’est aussi accepter que le tragique et la vérité sur soi puissent être saisi par le rire (…), le rire étant ici moins de l’humour ou un surcroît de grotesque qu’une manière de rendre les créatures à leur humanité (…) ».

    Les voies de la sainteté passent à l’ordinaire par le renoncement à la chair, tout au moins dans la tradition judéo-chrétienne et plus précisément, s’agissant de canonisation rituelle, dans le catholicisme romain. La culpabilité originelle liée au sexe a nourri la satanisation de la femme et de la jouissance sexuelle, déclarée péché mortel. Rien n’illustre mieux cette haine du corps que les Manuels de confession. Maints auteurs, notamment modernes, n’ont pas manqué cependant de relever la stimulation qu’exerce l’interdit sur l’imagination libidineuse. En outre, c’est devenu un lieu commun que de relever les aspects érotiques des extases mystiques. Or cette dramaturgie catholique, beaucoup plus que le blême moralisme protestant dont il est issu, convient à la poétique sensualiste de Jacques Chessex, chantre de la femme et des beautés de la création, non sans tensions contradictoires qu’illustre son dernier roman.
    medium_chessex2.4.gifAvant le matin est en effet un roman catholique d’inspiration hédoniste, en tout cas dans sa première partie, marqué ensuite par une sorte de retour du refoulé puritain, aboutissant à la folie du personnage. Celui-ci, du nom de Joseph d’Avry, se disant médiocre enseignant chassé du corps professoral, et maintenant hagiographe non accrédité par le Vatican, a résolu de témoigner de ce qu’il a vécu auprès d’Aloysia Pia Canisia Piller, fille de pauvres gens de la Basse Ville entrée au couvent de la Maigrauge à l’adolescence, dont elle est sortie a trente ans pour vivre dans la simplicité auprès des humbles et des miséreux, se donnant à eux et parfois à tous les sens du terme. «L’abbesse Canisia savait qu’aucune règle de bienséance ne contient l’élan de l’être vers l’extase. Elle se donnait comme elle jeûnait, ou marchait pieds nus dans le gel, ou s’abstenait de sommeil une semaine entière, pour approcher le vertige de Dieu». Ledit Joseph bénéficie lui-même aussitôt de ce don d’amour en se trouvant pacouru d’une «extraordinaire vibration». Plus tard elle lui confiera sa façon de consoler ses miséreux: «J’avais mes pauvres, mes errants, mes sans-papiers, Fribourgeois perclus d’alcool et d’année de chômages, Africains, Yougoslaves, tout ce que la société repousse à la faim et à l’égout». Le personnage frise alors le chromo sulpicien, qui parle comme les saintes des livres, aime les vitraux de Bazaine comme Chessex, regrette de n’avoir pas été Marie-Madeleine, trouve les sculptures de Tinguely «plus proches de Golgotha que la plupart des crucifix qui pullulent dans les églises», raffole des films de Tarzan, entraîne une jeune disciple dans ses bienfaits en la faisant se livrer aux indigents et aux infirmes dans les caves et les taudis, enfin meurt... Tout cela relevant finalement du chromo inversé, du cliché peu crédible à vrai dire faute d'incarnation.

     

    medium_Amos_kuffer_v1_.5.jpgDans le premier des trois textes de Comment guérir un fanatique, petit livre paru récemment en traduction française, Amos Oz parle de la nécessité, pour un romancier, de se glisser dans la peau de l’autre. «Chaque matin, écrit-il, je me lève, prends mon café, effecte ma promenade quotidienne dans le désert et m’installe à mon bureau en me demandant ce que je ressentirais si j’étais à la place de mon héroïne ou de l’un de mes protagonistes masculins, ce qui est indispensable avant d’écrire même un simple dialogue: vous vous devez d’être loyal et spontané envers tous les personnages. En paraphrasant D.H. Lawrence, je dirais que pour écrire un roman il faut être capable d’éprouver une demi-douzaine de sentiments et d’opinions contradictoires avec le même degré de conviction, d’ntensité et d’énergie. Disons que je suis un peu mieux armé qu’un autre pour comprendre, de mon point de vue de juif israélien, ce que ressent un Palestinien déplacé, un Arabe palestinien dont la patrie est occupée par des «extraterrestres», un colon israélien en Cisjordanie. Mais oui, il m’arrive de me mettre dans la peau de ces ultra orthodoxes. Ou d’essayer tout au moins»…
    Or c’est exactement au même exercice que se livre le romancier algérien Yasmina Khadra dans L’Attentat, dont le protagoniste est précisément un Arabe, en Israël, représentant le modèle de l’intégration et dont l’univers patiemment élaboré s’effondre soudain quand il découvre que son épouse adorée, qu’il croyait connaître aussi intimement que lui-même, s’est fait sauter dans un restaurant de Tel Aviv en provoquant la mort de nombreux innocents.
    «Je sais d’expérience, écrit l’Israélien Amos Oz, que le conflit entre Juifs et Arabes n’est pas une affaire de bons et de méchants. C’est une tragédie: l’affrontement entre le bien et le bien. Je l’ai dit et répété si souvent que je me suis vu taxé de «traître patenté» par nombre de mes compatriotes juifs israéliens. En même temps, je n’ai jamais réussi non plus à contenter mes amis arabes, sans doute parce que je ne suis pas assez radical à leurs yeux, pas assez pro-palestinien ou pro-arabe».
    On sait qu’Amos Oz ne s’en est pas tenu à cette «ambiguité» d’artiste et qu’il a participé, très activement, au mouvement La paix maintenant, jusq’aux récents Accords de Genève, qu’il évoque d’ailleurs à la fin de ce livre. A propos de cette action poursuivie depuis 1967, l’écrivain relève précisément: «A la réflexion, je crois que mes positions n’étaient pas tant le fruit de ma connaissance de l’histoire, des thèses arabes ou de l’idéologie palestinienne, que de mon aptitude «professionnelle» à me glisser dans la peau d’autrui. Ce qui ne signifie pas que je défends n’importe quelle opinion, mais que je suis capable d’envisager des points de vue différents du mien».
    C’est exactement cette capacité de décentrage et d’identification, aussi, qui saisit à la lecture de L’Attentat, dont la tragédie vécue nous confronte à la ressemblance humaine avec autant de netteté que d’honnêteté, en nous faisant vivre psychiquement et presque physiquement l’inconcevable détresse d’Amine, le protagoniste.
    Comment une femme apparemment comblée en arrive-t-elle à se transformer en kamikaze sans que son conjoint, à qui elle a juré «tu es le monde pour moi, je succombe toutes les fois où je te perds de vue», se soit douté de quoi que ce fût?
    A cette question, Yasmina Khadra répond lui aussi en romancier, et sans doute contribue-t-il plus profondément, en romancier, à lutter contre toute forme de fanatisme qu’en se contentant de fustiger celui-ci…

    Dans un rêve m’est apparue la laideur de la mort à l’oeuvre dans la pornographie généralisée. Autant d’image désormais banalisées mais puant la mort, auxquelles il nous incombe d’opposer celles de la beauté.

    J’émerge du sommeil avec un certain sentiment (plutôt sensation, surtout physique) d’accablement, après quoi la machine se remet en route et recommence à produire des images, des idées et des objets. Cela seul me délivrant du poids du monde : tout cela qui participe du chant du monde. (A La Désirade, ce vendredi 10 mars)

    medium_Augieras2.jpgLe plaisir va-t-il devenir obligatoire? L’hédonisme fera-t-il l’objet demain de cours sanctionnés par des examens? Faut-il se réjouir de voir Michel Onfray devenir LE philosophe le plus lu de la France du poète Villepin? Je me pose ces graves questions ce dimanche matin, en écoutant une plaque de Buddy Guy trouvée hier pour une thune dans une grande surface de la zone industrielle voisine, au milieu des champs de neige, après avoir repris la lecture du Voyage des morts de François Augiéras, réédité dans Les Cahiers Rouges alors que paraît une biographie (et même deux paraît-il) consacré à cet étrange personnage, mystique barbare et merveilleux écrivain au demeurant.

    J’ai commencé de lire l’autre jour la Contre-histoire de la philosophie de Michel Onfray, qui se propose de lutter contre «les protagonistes les plus austères de la grande guerre des idées». A en croire l’auteur, «l’histoire de la philosophie est écrite par les vainqueurs d’un combat qui, inlassablement, oppose idéalistes et matérialistes». Plus précisément, «avec le christianisme, les premiers ont accédé au pouvoir intellectuel pour vingt siècles. Dès lors, ils ont favorisé les penseurs qui oeuvrent dans leur sens et effacé toute trace de philosophie alternative».
    Chic n’est-ce pas: ce Michel Onfray va ruer dans les brancards des vieilles noix: haro sur l’Augustin et le Pascal! Réjouissons-nous de re-jouir…
    Mais rien de réjouissant, à vrai dire, à la lecture de Michel Onfray, qui pontifie comme une vieille noix, justement, et simplifie comme jamais les pire scolastiques n’ont simplifié. Ainsi que le lui fait observer amicalement Jean-Louis Ezine par une lettre ouverte parue cette semaine dans le Nouvel Obs’: Michel Onfray, le rebelle de naguère, est en train de virer pédant grave. Demain c’est forcé: ce sera l’Institution, L’Académie de l’Hédonisme, en attendant l’Eglise Hédoniste des Derniers Jours.
    Surtout il y a cela: que la phrase de Michel Onfray ne chante pas, contrairement à celle de Saint Augustin. Que le style de Michel Onfray ne bande pas, à l’opposé de celui de Blaise Pascal. Bref que lire Michel Onfray n’est plus un plaisir mais un pensum, pour ne pas dire un réflexe pavlovien de consommation.

    medium_Santorin1.2.jpg«J’étais jeune et comme les races que nous avions créées, il me semblait voir la lumière pour la première fois», écrit François Augiéras ce dimanche matin, tandis que Buddy Guy, le nègre à couilles pleines de lait blanc comme la neige, pousse son Broken hearted blues qui me fait jouir de douleur bleue.
    Ce dimanche matin François Augiéas me raconte comment il va au petit bordel de la montagne «où deux ou trois filles vivent à côté des étables dans les villages des vallées perdues», puis il me raconte comment il caresse le fils du notable qui lui a ouvert son grand lit de bois français, à Tadmit dans l’Atlas saharien. François Augiéras, jeune homme nu dans le désert, cite Karl Jaspers chez lequel il a trouvé «le seul commentaire donnant la candeur matinale de l’œuvre de Nietzsche: «Une carrière. Disait-il, une colline ouverte au soleil levant »…

  • Varia 2006 (5)

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    Le Journal atrabilaire de Jean Clair m’intéresse, sans me captiver pour autant. Du moins y a-t-il là-dedans les réflexions d’un honnête homme un peu ronchon, dont certaines méritent d’être relevées. « Toutes les femmes que j’ai connues aimaient, sans mesure, prendre un bain», écrit ainsi Jean Clair, qui oppose le bain des femmes à celui des hommes, que l’«atavisme immémorial» de ces dames «n’aura pas cessé de fournir l’un des beaux thèmes de l’iconographie occidentale, de la Suzanne de Rembrandt à la Marthe de Pierre Bonnard. S’il rend justice au genre parfois décrié du journal intime, en soulignant sa valeur d’affirmation de l’unicité de l’individu, Jean Clair ne marine pas pour autant dans le nombrilisme: moins froid que le journal «extime» d’un Tournier, son ouvrage est à la fois tout personnel (notamment à propos et son enfance ou de sa solide souche populaire) et largement ouvert au monde actuel dont il vitupère la décadence et les travers significatifs (comme la passion des calembours dans les titres de journaux, la jobardise pseudo-intellectuelle ou pseudo-moderne, la manie des acronymes ou l’anti-tabagisme primaire…), pour mieux défendre, comme dans ses fameuses Considérations sur l’état des beaux-arts, ce qui précisément, vie et culture organiquement fondus, nous tient debout, nous fait respirer et nous émerveille, comme telle pigeonne pondant un œuf d’albâtre…


    Puis-je vraiment tout dire ? Et cela a-t-il un sens ? Et d’abord qu’est-ce que ce tout ? Ce qu’on ne dit pas se réduit-il à ce qu’on n’ose pas dire, ou ce qu’on a choisi de ne pas dire par respect humain ou pour d’autres motifs aussi légitimes ? Et ce qu’on ne dit pas n’est-il pas simplement indicible ?


    medium_Leautaud8.JPGEn reprenant la lecture du Journal littéraire de Paul Léautaud, comme souvent à travers les années, depuis plus de trente ans, je me sens à la fois très proche de ces notations si limpides et si libres, d’un esprit si vif et d’une expression si naturelle, tout en me situant à l’opposé de sa position d’égotiste aux curiosités par trop étroites, dont l’horizon ne dépasse guère le pourtour de l’île-de-France, ni la profondeur de son encrier. Au demeurant, restant lui-même et farouchement, Léautaud ne m’intéresse pas moins à tout coup pour la justesse et la sincérité de tout ce qu’il note, et sa phrase seule a quelque chose de salubre et de revigorant.


    La beauté est à mes yeux l’image entrevue, de loin en loin, d’un monde plus harmonieux dont il émanerait une sorte de musique ou de prémonition physique et métaphysique de cette réalité supérieure, à la fois apaisantes et nous délivrant de notre état contingent et mortel, en résonance avec d’invisibles sphères.


    Le besoin de réparation me préoccupe de plus en plus, dans le sens où l’entendait Francis Ponge: que le poète prend dans son atelier des objets pour les réparer; et j’ajouterai que le poète se répare lui-même en procédant à ce travail.


    Je me sens à l’âge où les âges s’empilent tout en communiquant, ainsi ai-je toujours «plus ou moins vingt ans» et trente-cinq ou cinquante, parfois dix-sept, plus rarement quinze ou six. Suis-je la somme de tous ces avatars ou leur juxtaposition dans autant de vases plus ou moins communicants? Je ne sais trop ce que «je» suis au total, et s’il est important de le savoir. Suis-je en outre le même aujourd’hui, aux yeux des autres (et quels autres serait une autre question) que j’étais à leurs yeux il y a dix ou vingt ans? Ce dont je suis sûr, c’est que mes douleurs inguinales, ce matin, me font souffrir et que ce n’est pas «un autre» qui les endure à mon âge de vieil iguane...


    medium_Cavalier3.jpgAlain Cavalier a choisi de filmer, dix ans durant, seul et toujours en son direct – excluant donc toute retouche et toute pièce rapportée -, la vie qui va au jour le jour: son père cadré en gros plan qui râle contre sa mère, sa femme revenant de biopsie dans le troquet bruyant où il l’attend tout anxieux, une mendiante voilée de noir à plat ventre sur les Champs-Elysées, la pluie fusillante sur le bambou de la cour, les vers se tortillant qu’on offre au corbeau, un ami jouant Bach sur le rythme des cloches voisines, le couple se racontant ses rêves au réveil, le dos de sa femme, ses pieds à lui qu’observe son petit-fils, les lumières de chaque saison, un hommage funèbre amical à l’ami Claude Sautet dans le cabinet turc d’un bistrot, ce qu’on appelle les choses de la vie mais révélée à tout coup sous une lumière nouvelle par le jeu combiné de l’image et de la «rumeur» captée dans l’instant.
    Quand il m’a rejoint hier, après la projection, débarquant d’Aubervilliers où il filme tous les matins l’homme-cheval Bartabas, Alain Cavalier me semblait juste sorti de son film, ou bien c’était moi qui venais d’y rentrer, et la petite poule de soie picorait sa salade à nos pieds avant que Madame, absentée un moment, ne revienne avec un livre consacré à Tchernobyl pour nous montrer, furieuse, le petit cheval à sept pattes qui s’y trouvait photographié.
    La vie immédiate, mais recadrée, ressaisie par un regard unificateur, le tout-venant des jours requalifié par la poésie d’une mise en forme: voilà à quoi rime Le filmeur, et ça continue à l’instant: à l’instant il y a, sur la place Saint-Michel de cette fin de journée, une lumière gris argent qui n’est que de Paris au printemps, quand il fait chaud et froid, il y a là-bas plein de jeunes gens de partout qui se retrouvent et c’est la bonne vie dont mes pauvres mots ne retiennent que d’infimes bribes… (Paris, en avril)


    Ces phrases relevée à la lecture de Villa Amalia de Pascal Quignard : «L’air de Paris sentait son odeur si particulière, putréfiée, charcutière, mazoutée, épouvantable». - «C’était une femme entièrement à sa faim, à son chant, à sa marche, à sa passion, à sa nage, à son destin». - «Ceux qui ne sont pas dignes de nous ne nous sont pas fidèles». - «Le chagrin est plus ancien et presque plus pur en nous que la beauté». - «C’était une petite enfant dont le visage était la nostalgie même». - «Les œuvres inventent l’auteur qu’il leur faut et construisent la biographie qui convient». - «Cela sentait la pluie, la laine mouillée, la craie, la poussière, l’encre fade, la transpiration très aigre des jeunes garçons». - «En vieillissant je suis devenue butineuse».


    medium_Tokaido.3.jpgLes Japonais avaient leur pèlerinage de poètes comme les musulmans ont celui de La Mecque ou les chrétiens les chemins de Compostelle, qu’ils appelaient la route du Tôkaidô, reliant en cinq cents kilomètres les deux capitales de Kyoto et d’Edo. «Ce n’est pas pour son grand rôle politique que cette route nous est connue», écrit Pierre Michon dans la belle préface au recueil de chroniques que Pierre Pachet vient de publier sous le titre de Loin de Paris, «mais parce que, une fois au moins dans leur vie, les lettrés se sentaient tenus d’emprunter cette route, et d’y méditer à leur façon sur chacune des cinquante-trois étapes qui la jalonnaient. Ils s’y remémoraient tel poème, y voyaient tel arbre, tel oiseau, telle auberge que leurs prédécesseurs avaient mentionnés; ils versaient à l’endroit convenu les larmes qu’un très ancien poète avait versées; il leur arrivait d’attendre longuement à une étape que le vent se mette à souffler dans la direction exacte décrite cent ans plus tôt, et qu’il emporte cette feuille de pêcher qu’il avait emportée cent ans plus tôt. Leur cœur alors se serrait sans qu’ils sachent pourquoi, disaient-ils, ils reprenaient leur bâton et allaient se serrer le cœur à l’étape suivante. Parfois même ils avaient une émotion nouvelle que les anciens n’avaient pas eue, saisissaient une conjonction inédite d’arbre et d’oiseau et de saison. Et ceux qui venaient après eux en faisaient usage ». Sur une voie de la mémoire rappelant la route du Tôkaidô, Pierre Michon se rappelle deux ou trois choses qu’il doit à Pierre Pachet, et par exemple de lui avoir commenté un fragment d’Héraclite et de lui avoir appris à reconnaître les corneilles mantelées.
    Le fragment d’Héraclite est celui-ci: « A Triène vécut Bias, fils de entamès, qui avait plus de part au logos que les autres». Alors Pierre Michon de s’interroger: «Est-ce que ce Bias parlait plus justement ou véridiquement que les autres? Est-ce qu’il avait un plus grand éclat dans le discours des autres, une plus grande réputation? Est-ce que ça veut dire, demandai-je, que Bias est beau parleur ou qu’on parle bien de lui?» Et Pierre Pachet de répondre: «Non, non, c’est sûrement autre chose. Héraclite n’aurait pas déplacé son gros cul pour si peu».

    Notre Tôkaidô est l’univers. A Tokyo les oiseaux m’ont conduit dans le jardin public où pleurait le vieil homme du sublime Vivre de Kurosawa, des chèvres m’ont rappelé dans les Langhe l’âcre odeur de certaines pages de Travailler fatigue de Pavese, à Sils-Maria mon cœur s’est serré le long du lac de cristal dont les eaux m’ont rappelé La montagne magique, à Soglio m’est revenue la voix grave de Pierre Jean Jouve, et de stations en stations ainsi je pourrais refaire à l’instant ma route du Tôkaidô sans me bouger plus qu’Héraclite. Ainsi le Tôkaidô est-il le chemin de nos Riches heures, et tous les possibles se concentrent en celle-ci, d’avant l’aube…


    L’écrivain, l’artiste veut son biscuit. Marian Pankowski me l’avait dit une fois à sa façon apparemment cynique et si pertinente à la fois : que tout écrivain et tout artiste est un caniche qui saute comme un fou dès qu’il sent le biscuit : « Le biscuit, le biscuit ! »

  • Günter Grass trop humain

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    ou le poids de la honte

    Après l’aveu tardif de Günter Grass d’avoir été enrôlé de force, à 17 ans, dans la sinistre Waffen-SS, les vertueux de gauche se sont sentis marris et trahis, tandis que les vertueux de droite ricanaient d’un air entendu. Mais le sursaut de bonne conscience effarouchée des uns est-il plus légitime que la cynique satisfaction des autres ? A en croire Bernd Neumann, ministre d’Etat allemand pour la culture et les médias, il faudrait désormais considérer deux Grass : un grand écrivain d’un côté, et une « instance morale» déchue de l’autre, qui n’aurait plus à nous faire la leçon sur quoi que ce soit. Mais que faisait Bernd Neumann en 1944 ? Il couinait sur ses pattes de bambin de 2 ans, avant de faire la jolie carrière qu’on sait dans l’enseignement et la CDU. Et vous, qu’auriez-vous fait si, adolescent sous le nazisme et au moment de l’effondrement apocalyptique de l’Allemagne, vous aviez reçu un ordre de marche vous incorporant dans une division de choc du Reich ?
    Pourquoi Günter Grass a-t-il tant tardé à faire ce difficile aveu, et pourquoi le fait-il aujourd’hui ? Les vertueux incriminent sa lâcheté, et les cyniques suggèrent que sa « révélation » ne vise qu’à doper les ventes de son nouveau livre. Simple affaire de marketing. Pire encore : Grass aurait voulu prendre de vitesse ceux qui risquaient de découvrir la vérité. Le hic, c’est que celle-ci était accessible depuis des années. Or ces médiocres suppositions sont balayées par l’aveu le plus émouvant de Grass : qu’il s’est tu parce qu’il avait honte.
    L’effet pervers des médias tient à ce que, d’un fait, on ne retienne que « bonus » ou « malus », sans nuances ni détails. Or l’entier de l’entretien, et l’autobiographie de Grass plus encore sans doute, détaillent en nuances comment, après la guerre, le jeune homme a découvert l’énormité des crimes nazis, et comment la honte l’a écrasé. Comment, politiquement analphabète, après avoir partagé l’enthousiasme du peuple allemand pour le sieur Adolf, il a commencé de réfléchir, notamment à Paris où, dans le débat opposant Sartre et Camus, il a pris le parti de Camus.
    Cette question de la honte allemande, l’écrivain W.S. Sebald l’a rappelée dans son livre De la destruction, évoquant le silence verrouillé, jusque récemment, sur le martyre des civils brûlés vifs sous les bombardements punitifs des Alliés. Et comment ne pas comprendre que cette honte collective paralyse également une « conscience nationale » ?
    La tache faite sur « l’instance morale » que représentait Grass ruine-t-elle le crédit de cet écrivain ? Bien au contraire : celui-ci nous en semble plus crédible de par sa faiblesse même, comme Zidane nous a semblé plus vrai en se lâchant d’un coup de boule pour défendre son honneur. Que la révélation de la faille biographique de Grass soit une « victoire sur soi », ainsi que l’a qualifiée le romancier Martin Walser, les vertueux ne peuvent le concevoir, pas plus que les niais qui attendent qu’un écrivain soit un guide, un maître à penser du genre de Sartre. Or que faisait Sartre entre 1939 et 1945 ? On a vu plus résistant que ça…
    Comme tout individu, un écrivain est une histoire, une somme de contradictions, un noeud de complexité qui se démêle et se raconte plus ou moins bien. S’il se pose parfois lui-même en donneur de leçons, c’est au risque d’être rattrapé par la vie. L’affaire Grass en est aujourd’hui la parfaite illustration.
    Enfin, par delà la polémique instrumentalisée par les vertueux, reste à lire l’autobiographie du Nobel allemand…

    Cette chronique a paru dans l'édition de 24Heures du 19 août 2006.

  • Haro sur Günter Grass

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    Un écrivain dans l'imbroglio de l'Histoire 

     L' affaire a éclaté le 12 août dernier, à la parution d'un entretien paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, où Günter Grass évoquait pour la première fois son enrôlement dans la division SS Frundsberg à l'âge de 17 ans, dont il a choisi de parler dans une autobiographie à paraître sous le titre d'En pelant les oignons (Beim häuten der Zwiebel). «Mon silence, au fil de toutes ces années, est l'une des raisons pour lesquelles j'ai écrit ce livre. Cela devait finir par émerger», a déclaré l'écrivain qui précise qu'après s'être porté volontaire dans l'armée à l'âge de 15 ans, pour échapper à sa famille, il reçut en 1944, à l'âge de 16 ans, un ordre de marche qui l'incorporait de force dans la Waffen-SS. Affirmant qu'il n'a jamais tiré un coup de feu durant cette période, Günter Grass a cependant relevé que cet épisode l'avait poursuivi «comme une tare» dont il ne pouvait pas ne pas parler. Blessé en 1945 et envoyé dans un camp de prisonniers américain, il affirme que ce n'est qu'à ce moment qu'il fut confronté aux réalités de l'extermination. Par la suite, il devint un militant pacifiste.
    L'aveu de l'auteur du Tambour et de nombreux autres romans et essais engagés, couronné par le Prix Nobel de littérature en 1999 et faisant figure d'autorité morale, a provoqué une vague d'indignation en Allemagne, ainsi qu'en Pologne où Lech Walesa lui a demandé de rendre sa distinction de citoyen d'honneur de Gdansk, l'ancien Dantzig où Grass est né en 1927. S'opposant à cette requête, le maire de Gdansk, Pawel Adamowicz a accusé Walesa de «jouer sur des phobies anti-allemandes». «Grass a toujours et sans hésitation porté des jugements sans équivoques sur les origines de la Seconde Guerre mondiale et sur la responsabilité des Allemands pour leurs crimes», a-t-il conclu.
    En Allemagne, le débat est d'autant plus vif qu'il concerne l'un des intellectuels qui ont le plus poussé ses compatriotes à sortir du silence qui pesait après la guerre sur le passé nazi et le ralliement massif de la population à Adolf Hitler. «Celui qui se tait est fautif», affirmait-il ainsi dans une lettre ouverte. Ce qui choque le plus semble l'aspect tardif de l'aveu de Grass, que d'aucuns vont jusqu'à réduire à un effet publicitaire visant à vendre son nouveau livre…
    Plusieurs voix saluent au contraire cette «victoire sur soi», et Martin Walser, qui avait lui-même déclenché une polémique en évoquant en 1998 le danger d'une «instrumentalisation» d'Auschwitz, estime qu'«qu'il faut être reconnaissant» à l'auteur du Turbot d'avoir donné une leçon face au «climat triomphant, avec ses usages normalisés de la pensée et de la parole».
    Quant à Günter Grass, il a réagi lundi en affirmant que certains en profitaient pour faire de lui une «persona non grata»…