Les sœurs de Prague, le nouveau roman de Jérôme Garcin
Une lettre d’injure carabinée marque le départ de ce nouveau roman de Jérôme Garcin, dans laquelle une frénétique Klara, de la paisible station alpine suisse de Mürren (d’où l’on découvre le panorama « majestueux et emmerdant » de la sainte trinité que forment l’Eiger, le Mönch et la Jungfrau), vomit toute sa hargne et son ressentiment à l’adresse d’un jeune interlocuteur, probablement écrivain, qu’elle traite de « parangon de connerie » après lui avoir reproché son arrivisme, son conformisem et son égoïsme. On croit comprendre qu’elle l’a aidé et protégé et qu’au moment où elle-même a été victime d’un certain complot, ce « frétillant et stupide caniche » s’est montré lâche et n’a pas fait un geste pour la défendre. Invoquant son « putain de saloperie de métier », dont on suppose qu’elle a été écartée, ladite Klara écrit encore qu’elle y a aimé surtout les tournages de films tirés des livres qu’elle gérait au titre d’agente littéraire : « J’aimais l’odeur de la caméra. Oui, imbécile, les caméras ont une odeur. Elles sentent le renfermé, le bois de cercueil, le cadavre encore chaud, les draps défaits, les derniers jours de l’été. Elles filment ce qui va disparaître. Mais ça t’échappe forcément. Et l’aimable épistolière de conclure sa lettre sur ces mots : « Avec ce qu’il me reste de salive, je te crache à la gueule »»
Cette Klara est immédiatement intéressante, dont nous allons découvrir les menées dans le récit qui suit, dont le narrateur est un jeune écrivain du genre « loser » parisien, juste remarqué pour le « succès accidentel » d’un roman intitulé La tête froide, qui lui vaut d’être abordé par cette Klara Gottwald, d’origine tchèque, déjà surnommée la « rottweiler du gotha » pour les méthodes prédatrices qu’elle applique dans le monde de l’édition et du cinéma. Lorsqu’elle l’entreprend, au Lutetia, il lui avoue qu’il est en train de poireauter sur une adaptation moderne d’Armance de Stendhal, entre autres activités mercenaires de critique pigiste de cinéma. Le dynamisme flatteur de Klara ne tarde pas, dans la foulée, à lui faire signer un contrat, au dam de ses amis l’éditeur Jean-Claude et l’agent Alexandre qui voient les raids de la Gottwald d’un très mauvais œil. Plus rude pour lui : sa compagne Laetitia le raille de se prendre ainsi pour un écrivain arrivé alors qu’elle est la mieux placée pour apprécier quel glandeur il est en réalité.
Comme on s’en doute, ce nouveau statut ne sera pour le jeune romancier qu’un leurre et un poids. Son remake d’ Armance n’intéressera Klara que pour son éventuelle transposition cinématographique, et dans l’immédiat c’est en chien-chien qu’on le traite. Klara s’en servira notamment pour accueillir sa sœur Hilda à Paris, qui la rejoint pour la seconder dans ses affaires. Or ladite Hilda, prof de français jusque-là, va se métamorphoser en femme d’affaires aussi redoutable que sa sœur.
Et le narrateur de commenter : « Dieu sait que j’en ai vu, dans mon milieu, des femmes et des hommes que je croyais connaître et qui, du jour au lendemain, ont été défigurés par l’usage du pouvoir, amaigris par le régime de la tyrannie, tordus par la jalousie, déformés par la vanité, ulcérés par la faculté, à laquelle ils n’étaient pas préparés et qu’ils ne soupçonnaient pas, de nuire pour construire, d’écraser pour briller, de tuer pour survivre »… Il n’en est pas moins étonné par la transformation d’Hilda, qui se montrera bientôt à la hauteur de Klara… jusqu’à la chute du brillant tandem àla suite d'un scandale retentissant.
Le roman de Garcin, tout proche des réalités nouvelles de l’édition, est intéressant à la fois par le portrait « en creux » de son narrateur, du genre veule mais sensible et parfois sensé, et par celui des deux sœurs (Klara surtout, qui à débarqué de Prague après divers ratages existentiels - elle y a abandonné un jeune fils -, et avec une intense volonté de revanche) dont le lecteur a cependant quelque peine à concevoir ce qu’il appelle leur « tragédie ». Excellent aperçu de l’évolution des mœurs et pratiques dans un monde parisien qu’il connaît, évidemment, comme sa poche, Jérôme Garcin multiplie les effets de réel (de telle rencontre de Sollers à tel enregistrement du Masque et la plume) et c’est en invoquant son ami Jacques Chessex qu’il amène Klara à se jeter du pont aux suicidés sis en plein Lausanne, au pied duquel une pancarte mettait naguère le passant en garde : « Attention chute d’espoir»…
Un peu rapide et trop en surface à certains égards (notamment en ce qui concerne le passé et le drame de Klara), Les sœurs de Prague épate du moins par son écriture, son mordant, son allant narratif et cette vacherie noire bien « bourgeoisie française » que nuancent en douceur de belles pages rêveuses que l’auteur « offre » pour ainsi dire à son personnage, moins médiocre alors qu’il ne semblait. Le roman en perd un peu en crédibilité ce qu’il y gagne de finesse dans l’analyse et de charme dans le climat doux-amer, d’élégance aussi dans l’écriture, proche de Théâtre intime ou de Cavalier seul.
Jérôme Garcin, Les sœurs de Prague. Gallimard, 174p. En librairie le 4 janvier 2007.