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Les Bienveillantes

  • Le cauchemar de l’homme fini

     

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    Retour sur Les Bienveillantes, cinq ans après...


    Pour Bruno, qui a 18 ans, et pour Alban qui en a 20, et pour Quentin qui en a 22.

    Je suis sorti de la lecture des Bienveillantes avec un sentiment d’insondable et froide tristesse qui m’a rappelé le muet effroi que j’ai éprouvé, à vingt ans, en découvrant Auschwitz. Pour la première fois de ma vie, à Auschwitz, m’est apparu quelque chose de réel que je ne pouvais concevoir dans mon irréalité de jeune idéaliste des années 60. Quelque chose d’immense et d’écrasant. Pas du tout les baraquements minables que j’imaginais : d’énormes constructions en dur, de type industriel. L’usine à tuer : voilà ce que j’ai pensé ; et je remarquai que dans la cour de l’usine à tuer désaffectée se débitaient des saucisses chaudes. Surtout : quelque chose d’impalpable, d’invisible et de non moins réel. Quelque chose d’impensable et d’indicible mais de réel.
    J’avais vu, déjà, les images terribles de Nuit et brouillard, je savais par les livres ce qui s’était passé en ces lieux, dont je découvrirais plus tard d’autres témoignages, tels ceux du film Shoah. Mais ce que j’ai ressenti de réel à Auschwitz, comme je l’ai ressenti en lisant Les Bienveillantes, tient non pas aux pires visions mais à ce quelque chose d’impalpable et d’indicible, plus quelques pauvres détails : ces tas de cheveux, ces tas de dentiers ou de prothèses, ces tas d’objets personnels. Ces saucisses aussi. Et dans Les Bienveillantes : ce pull-over que le protagoniste a oublié quand il se rend, en Ukraine, sur les lieux d’un massacre de masse où il risque d’avoir un peu froid, pense-t-il soudain…
    Or songeant à l’instant à la façon la plus juste d’exprimer le sentiment personnel que laisse en moi la lecture des Bienveillantes, je repense à ces mots notés par mon ami Thierry Vernet dans ses carnets : « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou biens ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».
    Au moment où il commence son récit, Max Aue, le narrateur et protagoniste des Bienveillantes, est un homme fini qui a contribué à empiler les hommes et à en faire n’importe quoi. Celui qui nous interpelle d’emblée en tant que « frères humains », affirme qu’il a vu « plus de souffrance que la plupart » et qu’il est une « usine à souvenirs », mais ce n’est pas pour témoigner ou pour se disculper qu’il se met à parler à un interlocuteur imaginaire. C’est plutôt pour passer le temps, pour mettre un peu d’ordre dans le chaos de ses pensées que cet ancien SS de haut vol, médaillé à Stalingrad et chargé à Auschwitz d’enquêter sur la rentabilité des détenus aptes au travail, miraculeusement réchappé des bombardements de Berlin en 1945, revenu en France sous l’uniforme d’un déporté du STO (assassiné par son meilleur ami qu’il a dû liquider lui-même pour sauver sa peau) et désormais directeur d’une fabrique de dentelles en Alsace, entreprend de raconter sa monstrueuse saga, qu’il banalise aussitôt en affirmant que ce qu’il a fait, tout homme ordinaire l’aurait fait. Et de se replier, jouant le nihiliste glacial (on verra quels abîmes cela cache), derrière la parole attribuée à Sophocle et reprise par Schopenhauer : « Ce que tu dois préférer à tout, c’est de ne pas être né ».
    Max Aue est-il jamais né à lui-même ? Un seul épisode amoureux avec sa sœur jumelle Una, à l’adolescence, a cristallisé une passion absolue qu’il tentera vainement de revivre. Sodomisé à l’internat où sa mère et son beau-père, qu’il hait également, l’ont casé pour le punir de son inconduite incestueuse, l’homme jouira par le cul, c’est le mot cru et vrai, sans aimer quiconque, jusqu’à la rencontre d’Hélène, à la toute fin de la guerre, à l’amour de laquelle il ne parviendra pas à répondre après être mort à lui-même sans être né. Sa fantasmagorie infantile culminera dans l’Air d’avant la Gigue finale, où Max se retrouve seul dans la maison vide de sa sœur, en Poméranie, en proie à un délire onaniste autodestructeur.
    Il y a de l’impubère ressentimental et du voyeur impatient de vivre toutes les expériences-limites, chez Max Aue, comme chez le Stavroguine des Démons de Dostoïevski. Ce chaos intérieur de l’avorton affectif, fils oedipien d’un grand absent dont on lui révélera les propres crimes de guerre, n’a pas empêché Max Aue d’accomplir de bonnes études de droit (en Allemagne, d’où il est originaire par son père), suivies d’une carrière dans la SS qui le conduit du front de l’Est aux plus hautes sphères de l’Etat, où il finira dans l’entourage immédiat du Reichsführer Himmler et autres Eichmann ou Speer. Vu par ses pairs, Max Aue fait figure d’élément compétent, du genre « intellectuel compliqué », juste un peu froid et rigide, et décidément lent à se marier. Mais rien chez lui du fanatique obtus ou du sadique. Lors des premières « actions » auxquelles il assiste, Max est de ceux qui vivent mal les massacres. S’il y participe, c’est par devoir et soumission à la visée civilisatrice du national-socialisme, au nom du Volk sacro-saint. Pourtant on perçoit à tout moment la fragilité idéologique de cet esthète plus attaché à la philosophie (il lit Tertullien), à la musique (Bach et Couperin) et à la littérature (Stendhal, Blanchot et Flaubert) qu’aux dogmes racistes du régime. Tout au long de la guerre, sa spécialité consiste à rédiger des rapports : sur la loyauté de la France (un premier séjour à Paris le fait rencontrer les collabos Brasillach et Rebatet), la nécessité ou non de liquider les Juifs du Caucase, le moral des troupes dans le « chaudron » de Stalingrad ou l’utilisation des déportés dans la guerre totale. Une scène inoubliable exprime la dualité schizophrénique du personnage : lorsque tel vieux savant juif tchétchène, avec lequel il s’entretient en grec ancien, le conduit sur une colline où un songe lui a révélé l’endroit de sa mort, qu’il tue sans comprendre la parfaite sérénité du saint homme.
    D’aucuns ont reproché à Jonathan Littell le choix de ce narrateur, dont la complexion personnelle risque de « distraire » le lecteur du grand récit des Bienveillantes consacré à l’entreprise de destruction et d’extermination des nazis. Quoi de commun entre le matricide de Max Aue et l’extermination des Juifs d’Europe ? A cette question centrale, Georges Nivat a commencé de répondre dans l’article magistral qu’il a consacré aux Bienveillantes (cf. Le Temps du 11.11.2006), en affirmant que «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l’autre ». Et d’ajouter : «Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg ».
    La lecture des Bienveillantes est une épreuve difficile et décisive, pour moi centrale, réductible à aucune autre lecture contemporaine. On a comparé ce roman à Vie est destin de Vassili Grossman, et sans doute y a-t-il maints rapprochements à faire entre ces deux livres, mais Jonathan Littell, d’une monumentale masse documentaire, a tiré tout autre chose qu’un roman historique « de plus », un témoignage de plus sur la Shoah : au vrai, le cauchemar des Bienveillantes se poursuit tous les jours sous nos yeux dans le monde de l’homme fini qu’on empile et dont on fait n’importe quoi.
    Jonathan Littell. Les Bienveillantes. Gallimard, 903p. Réédité en Poche Folio en décembre 2007. No 4685. 1401p.

  • Les Bienveillantes de A à Z

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    LITTELL Jonathan Les Bienveillantes. Gallimard, 904p.


    Toccata
    - Première invocation au début de cette Toccata : « Frères humains ! Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé. »
    - Un personnage qui cherche aussitôt à s’inscrire sous le signe de la banalité. Du nom de Max Aue. Double nationalité. Bilingue.
    - Il dit écrire pour lui-même.
    - Pas pour se justifier, mais pour clarifier le chaos de ses pensées et de ses souvenirs.
    - Pour s’occuper aussi. Pour passer le temps.
    - Alors même que c’est un homme occupé. Patron d’usine.
    - Il se dit une « usine à souvenirs ».
    - Se dit constipé chronique.
    - Sa raison d’être : manger, boire, déféquer et chercher la vérité.
    - Il se défie cependant de trop de pensée.
    - N’éprouve aucune culpabilité, dit-il à ce point.
    - Il va vomir de temps en temps.
    - Ecrit dans le bureau de son usine de dentelles.
    - Description précise des machines et du travail, de ses rapports avec les ouvriers. Qui ne l’aiment pas. Et que lui n’aime pas non plus.
    - Il est docteur en droit.
    - Mais aurait préféré étudier la littérature ou la philo.
    - D’éducation française.
    - Mais il a fait son droit en Allemagne, avant de s’engager dans la SS.
    - Est revenu d’Allemagne, en 1945, sous un uniforme volé à un ouvrier français du STO.
    - Se dit « tombé en bourgeoisie » en se refaisant une vie honorable, marié avec une femme qu’il n’aime pas.
    - Dit avoir vu « plus de souffrance que la plupart », mais le dit froidement, avant d’ajouter que les gens s’y font.
    - Commence à parler chiffres, très importants à ses yeux.
    - Commente les chiffres comparatifs des pertes humaines pendant la 2e Guerre mondiale.
    - Met en parallèle les pertes allemandes, les pertes russes, les pertes juives et les pertes françaises en Algérie…
    - La pensée de la mort le hante tous les jours.
    - Lance à son interlocuteur (le lecteur) : « Si jamais vous arriviez à me plaire pleurer, mes larmes vous vitrioleraient le visage ».
    - Cite Sophocle : « Ce que tu dois préférer à tout,c’est de n’être pas né ».
    - Un nihiliste, mais refusant le suicide.
    - Persuadé de vivre dans le pire des mondes possibles.
    - Dans lequel tout peut se répéter.
    - Ne prétend pas avoir agi par soumission aveugle aux ordres, mais par sens du devoir.
    - « Le génocide moderne est un processus infligé aux masses, par les masses, pour les masses ».
    - Un processus « segmenté par les exigences des méthodes industrielles ».
    - Prétend que ce qu’il a fait, tout homme l’aurait fait.
    - Pensent que les brutes et les psychopathes, les sadiques et les fous ne sont pas les plus dangereux dans un système totalitaire.
    - « Le vrai danger, our l’homme, c’est moi, c’est vous ».
    - Il n’a pas demandé à devenir un assassin.
    - Il rêvait d’être pianiste.
    - Mais le talent lui a manqué.
    - Et sa mère ne l’aimait pas.
    - Aurait peut-être préféré être une femme.
    - N’en a vraiment aimé qu’une sa vie durant : sa sœur jumelle Una.
    - Il dit avoir été « au cœur de choses affreuses ».
    - La guerre n’a pas été pour lui une solution mais une question. Cependant elle a contribué à la révéler à lui-même.
    - Se prétend une fois encore un homme comme les autres.

    Allemandes I et II

    - On le retrouve sur le front de l’Est, en pleine confusion.
    - Les SS sont envoyés en appui de la Wehrmacht pour le « nettoyage ».
    - Se trouve au milieu d’une mêlée de gradés qui attendent un nouveau chef, après qu’un certain Blobel a pété les plombs.
    - Un ancien flic de Düsseldorf à tête de vautour, brutal et grossier, que Max n’aime pas.
    - Dans le château de Lutsk, on retrouve 1000 cadavres de Polonais et d’Ukrainiens exécutés par le NKVD. Les nazis disent : et les Juifs.
    - Le Sonderkommando commence à agir.
    - Problèmes pratiques. Les chefs n’aiment pas la méthide russe, consistant à viser la tête à bout portant. Trop éprouvant pour les hommes.
    - Blobel affirme qu’il faut « labourer les Juifs ».
    - Ordre est donné de liquider 1000 Juifs.
    - Mais l’ordre provoque des remous chez les officiers.
    - Pour trouver les Juifs, on les convoque en prétextant le travail obligatoire.
    - Max Aue trouve ça une « belle saloperie ».
    - Se refuse, à ce point, d’agir en automate.
    - Le récit est rapide et tendu, très vivant, saturé de dialogues enchâssés dans les paragraphes.
    - Max évoque ensuite les humiliations infligées aux Juifs.
    - Traversée de Lamberg.
    - Visite le musée des religions d’une église uniate, où la tradition juive reste très présente.
    - Raconte ensuite comment son ami Thomas l’a aidé à s’engager sur le front de l’Est, après une mission en France dont il est revenu avec un rapport jugé « trop honnête »…
    - Il est allé étudier le degré de combattivité des pro-nazis français et a rencontré les idéologues fascistes Brasillach et Rebatet.
    - A conclu que le doute français n’était pas favorable à la guerre sur le front Est. On n’apprécie pas ses conclusions.
    - C’était un mois avant l’invasion de la Pologne, en août 1939.
    - Evoque l’opportunisme cynique de Thomas.
    - Qui le persuade de le suivre en Pologne où on « va s’amuser »…
    - Il rit en constatant que c’est « ainsi que le diable élargit son domaine ».
    - « Quel homme sain d’esprit aurait jamais pu s’imaginer qu’on sélectionnerait des juristes pour assassiner des gens sans procès ? »
    - Thomas est l’homme fort, le mentor, le jouisseur sans scrupule, l’arriviste de toutes les entreprises.
    - Max est plus statique, observateur, curieux.
    - Il a postulé à la SS pendant ses études pour économiser les frais d’inscription à l’Université…
    - A Berlin, Max a partagé sa passion entre Kant et les jeunes prolétaires.
    - Un soir, il est appréhendé dans un parc de Berlin, lieu de rencontre pour homosexuels.
    - Scène de l’arrestation (p.71)
    - Thomas lui sauve la mise, une première fois.
    - Il entre au SD « le cul encore plein de sperme ».
    - Puis il se retrouve avec l’armée du front de l’Est.
    - On arrive dans les plaines ukrainiennes.
    - Les peuples sont tiraillés entre Russes, Magyars et Allemands.
    - Les prisonniers juifs croient encore que les Allemands vont les libérer.
    - On lui propose d’assister à une Action.
    - « Fermer les yeux, ce n’est jamais une réponse ».
    - Mais il a encore des doutes, comme beaucoup.
    - Il observe les Ukrainiens, contraint de tirer sur les Juifs.
    - Se demande comment ils en sont arrivés là.
    - Scène de boucherie- pagaille épouvantable.
    - Cela le dégoûte, mais il souffre surtout de s’être planté une écharde.
    - Déplore l’amateurisme de ces exécutions.
    - Mais celui-ci sera corrigé.
    - Il assiste à une exécution. On appelle ça Exekution-Turismus.
    - Il note : « Depuis mon enfance, j’étais hanté par la passion de l’absolu et du dépassement des limites ; maintenant, cette passion m’avait amené au bord des fosses communes de l’Ukraine ».
    - Toujours se rappeler que le récit de Max Aue se passe des années après les faits et que c’est une reconstruction, adressée à un auditeur sans visage.
    - Pour Max, le nazisme doit être une Loi vivante.
    - Il refuse de considérer les Russes comme des sous-hommes.
    - Il ressent « comme une haine triste ».
    - On l’informe à propos du Führervernichtungsbefehl. L’ordre du Führer portant sur l’élimination.
    - On lui propose d’être muté ailleurs.
    - Mais il refuse.
    - Il rencontre Yakov, petit pianiste juif virtuose. Avec lequel il parle de Bach, Couperin et Rameau.
    - L’ambiance du Kommando se dégrade. Les hommes craquent.
    - On développe la méthode du Sardinenpackung pour l’entassement des cadavres dans les fosses.
    - Il classe ses collègues en « voluptueux », « dégoûtés » et « obéissants ».
    - Il ne cesse de les observer et de s’observer lui-même, « avec effroi ».
    - Observe ce jeune père soldat qu’un Juif supplie de fusiller ses enfants « proprement ».
    - Lui-même ressent de la colère contre une petite fille qu’on va tuer. Cette réaction est typique : l’horreur ressentie pousse à la précipiter et l’amplifier.
    - Il fait de plus en plus de cachemars.
    - Le récit clinique, évoquant un rapport objectif, alterne avec des plongées dans les rêves de Max ou dans les épisodes de son passé proche ou lointain.
    - On approche de Kiev.
    - Son travail est de pure bureaucratie. Des chiffres.
    - Kiev abrite environ 150.000 Juifs.
    - Un officier supérieur propose d’en fusiller 50.000.
    - On aménage les Grands Ravins.
    - La Grande Action va se dérouler, dont Max ne sait pas qui l’a ordonnée.
    - Lorsqu’il va y assister, il se reproche d’avoir oublié son pull-over. Il le regrettera ( !)
    - Il se rappelle « une grande transgression qu’il a commise » et un horrible pensionnat dans lequel on l’a casé pour le punir, où il a été humilié.
    - Il participe à la Grande Action. D’effrayantes pages (p.124-125).
    - Il en est dégoûté. Se rappelle les latrines et les cafards.
    - Retourne sa pitié en férocité sauvage en achevant une belle jeune fille (126).
    - Porte alors un jugement sur ce que le nazisme a inventé.
    - Page importante à cet égard (p.127)
    - Max constate qu’on peut tuer ou ne pas tuer, au nom de l’Etat nazi, sans encourir forcément de blâme. Chacun sa place.
    - L’Etat utilise chacun selon ses compétences, sachant que le réservoir des tueurs est sans fond.
    - L’utopie d’Himmler, première version.
    - Le soldat-cultivateur allemand et ses esclaves. Une vision futuriste proche des visions d’E.R. Burroughs.
    - Le kitsch de tout ça.
    - Max pourrait donc quitter le Sonderkommando.
    - Mais il reste.
    - Cite Chesterton à propos de mauvaises fées.
    - « C’était donc cela, la guerre, un pays de fées perverti, le terrain de jeus d’un enfant dément qui casse ses jouets en hurlant de rire »
    - Après la Grande Action, Max prépare un Album rassemblant les photos de massacre.
    - Blobel s’extasie. Le voit comme un trophée.
    - Tandis que Max le considère comme un « rappel solennel »…
    - Il rencontre l’ingénieur-officier Osnabrugge, bâtisseur de ponts et imbu de la mission « culturelle » de ceux-ci.
    - On rebaptise les rues de Kiev.
    - Max va être promu à un grade supérieur pour son album, qui a plu à Himmler.
    - Il fête son anniversaire avec Thomas.
    - Thomas sur la Grande Action, qui a coûté la vie à 100.000 Juifs : « C’était vraiment très dur, très désagréable, mais c’était nécessaire. »
    - Mac évoque sa sœur jumelle, qu’il n’a plus revue depuis sept ans.
    - Thomas est optimiste sur la conquête : se voit bientôt à Moscou.
    - Max est plus sceptique.
    - Pense que les soldats n’ont pas assez de vêtements d’hiver…
    - Il est entrain de lire une chronique da la campagne napoléonienne en Russie.
    - Affirme par ailleurs (p.137) que « le meurtre des Juifs ne sert à rien », que c’est « du gaspillage ».
    - Pense que ce « sacrifice définitif » oblige le Reich à gagner…
    - Sur quoi le besoin de vomir le reprend.
    - Thomas lui recommande de ne pas afficher ses opinions, puis le sonde sur ses rapports avec les femmes.
    - Max évoque son amour d’Una à mots couverts.
    - Fait toujours petit garçon à côté de Thomas le mec cynique.
    - La Grande Action a provoqué des remous dans la Wehrmacht. Nombre de soldats sont perturbés.
    - Himmler répond par un sévère rappel à l’ordre, invoquant le danger bolchévique et juif.
    - Max rencontre Eichmann qu’il a connu à Berlin (p.139)
    - Pour la première fois, Max entend parler de l’évacuation totale des Juifs d’Allemagne.
    - Eichmann parle déjà « d’autres méthodes ».
    - Eichmann, mélomane, lui a transmis un paquet de partitions de Couperin et Rameau, que Max veut donner au jeune Juif Yakov, pianiste prodige, et qui sera bientôt tué.
    - Revient aux sentiments qu’il a observés chez les bourreaux de la Grande Action, dont la conscience des souffrances qu’ils infligent retourne soudain la pitié en fureur meurtrière (p.142)
    - On commence à utiliser les camions Saurer.
    - Le gaz est jugé moyen « plus élégant ».
    - Grand rêve de Max, qui se voit en Dieu-calmar.
    - Inspecte ensuite les commandos SS pour évaluer leurs besoins.
    - Les partisans pullulent.
    - Scène atroce de la jeune fille enceinte qu’un SS massacre avant qu’un autre sauve l’enfant, fracassé par un troisième… (149-150)
    - Max est gratifié du jeune Hanika, comme ordonnance.
    - Les pendus de Kharkov lui remémorent le suicide d’un de ses condisciples, abusé dans l’horrible internat où on l’a casé en son adolescence.
    - Blobel débarque à Kharkov, fou de rage qu’on ne fasse pas plus de « chiffre » dans les exécutions.
    - Cette obsession de la rentabilité sera déterminante.
    - Une nouvelle Grande Action est mise sur pied pour Noël.
    - Max y assiste pour étudier les hommes qui tirent.
    - Constate qu’il s’habitue à ces horreurs.
    - Episode de la jeune fille pendue à Kharkov (170-171), où l’on glisse du réalisme le plus noir à une sorte de fantasmagorie baroque, où Max se sent prendre feu
    - Cette scène renvoie à la photo de la jeune martyre soviétique qui a servi de déclencheur aux Bienveillantes.
    - Rage folle de Blobel, soudard de 14-18, à qui l’on demande de ménager les officiers en les tenant loin des massacres. Son ressentiments envers les Junkers. Met toute la faute sur Himmler et le Führer.
    - Hanika, l’ordonnance de Max, est tué dans la rue.
    - On envoie Max se reposer en Crimée.
    - Les Boches ont perdu 12 divisions à cause du froid et des maladies.
    - Max rencontre le médecin-officier Hohenegg, qu’on retrouvera souvent.
    - Type de toubib philosophe très intéressant.
    - Max se retrouve à Yalta où il lit Tchekhov en allemand.
    - Rencontre le jeune lieutenant Willi Partenau, avec lequel il se lie.
    - Lui raconte un peu de son enfance de mal aimé.
    - En pince visiblement pour Willi.
    - Pense qu’on est homo par occasion plus que par nature (c’est son cas) et que Partenau lui cédera.
    - A La SS, le Führer a ordonné l’exécution des coupables de  tout fait d’homosexualité.
    - Mais le décret et peu connu.
    - Max fait la morale aux jeunes officiers qui se compromettent avec des filles des races inférieures de la région.
    - Son discours vise à impressionner Willi.
    - Célèbre l’amour fraternel et le caractère pré-fasciste de Platon (p.187) dont il évoque Le Banquet.
    - Ils vont nager.
    - Willi remarque que Max est circoncis. Affaire d’hygiène, lui répond Max.
    - Qui décrit précisément son érotisme particulier après que Willi a « fait le pas ».
    - Ensuite se rappelle son amour d’Una.
    - Dont sa mère l’a séparé après les avoir surpris, le traitant de cochon et de dégénéré.
    - Il a connu, avec Una, « l’amour, doux-amer, jusqu’à la mort ».
    - A l’internat, il a été battu et soumis par un plus grand.
    - Depuis lors l’habitude est prise.
    - Il aspire au sexe pur, à la baise dure, sans amour ni affect.
    - Willi sera tué l’année suivante.
    - A Yalta, il visite la maison de Tchekhov.
    - Retrouve Ohlendorf, nazi intelligent qui partage sa Weltanschaung.
    - Ohlendorf le veut à ses côtés.
    - Max rejoint donc Simferopol.
    - Sa mission est de recueillir des informations sur les minorités ethniques du Caucase.
    - Rencontre le jeune linguiste Voss, spécialiste des langues caucasiques (p.199)
    - Beau personnage d’érudit passionné.
    - Lui explique que le Caucase est la « montagne des langues ».
    - Exposé intéressant, où il est question de Dumézil.
    - Aborde les divers systèmes de conquêtes, par rapport à la langue.
    - La soviétique lui semble la meilleure : une nationalité, égale un territoire plus une langue.
    - Voss vante aussi les campagnes d’alphabétisation soviétiques.
    - Max est fasciné par le savoir vivant de Voss (p.205)
    - Ils multiplient balades et discussions.
    - Max interroge Ohlendorf à propos de la destruction des Juifs. On lui répond que c’est une erreur « nécessaire »
    - L’ordre d’extermination du Führer est comparé, par Ohlendorf, à une prescription biblique.
    - « Maintenant va, frappe Amalek, tue hommes et femmes, enfants et nourrissons ! » (Livre de Samuel)
    - En tant que commandant, Ohlendorf proscrit la cruauté gratuite, tout en exécutant les ordres.
    - Arrive un nouveau chef. Bierkamp.
    - Le Vorkommando gaze un asile d’aliénés (p.217)
    - Max rencontre le lieutenant belge Lippert, de la Légion Wallonie.
    - Raconte la piètre conduite de Léon Degrelle.
    - Max observe les nouveaux opportunistes, prêts à exterminer sans états d’âme.
    - Lui fait figure d’ « intellectuel un peu compliqué ».
    - Débarque à Piatigorsk.
    - On continue à liquider partisans, tsiganes et reprise de justice.
    - Lors d’une Action, un professeur juif, tenant un petit enfant à la main, lance à Max : « J’espère que vous serez incapable de regarder vos enfants sans voir les autres que vous avez assassinés » (228).
    - Max intervient contre Turek, en train d’achever un Juif à coups de pelle.
    - Retrouve ensuite Voss.
    - On approche des régions caucasiennes des Bergjuden (Juifs des montagnes)
    - Voss prétend que ce ne sont pas de vrais Juifs.
    - Certains officiers sont pour les épargner afin d’éviter des rebellions dans les montagnes.
    - L’Ostpolitik devrait accueillir les victimes de Staline.
    - Mais la tradition coloniale allemande est inexistante.
    - Discussion sur l’origine des langues.
    - Pendant qu’on envahit et massacre, Max fait ses rapports sur les langues du Caucase. Plus tard, au milieu de l’enfer d’Auschwitz, il fera ses rapports sur les rations insuffisantes des Juifs envoyés dans les usines d’armement, alors que l’Allemagne s’écroule. C’est cela Max Aue : un faiseur de rapports.
    - On amène un vieux Juif tchétchène à Max. Qui lui dit qu’il sait où on doit l’enterrer. Un soldat les escorte sur une colline.
    - Episode insoutenable, le plus fort du roman (261-265)
    - Ensuite Max va se laver aux bains et retrouve Hohenegg au casino : « J’ai eu une journée curieuse ».
    - Philosophent à propos des attitudes de chacun devant la mort.
    - Turek a insulté Max, évoquant ses mœurs (à cause de Voss).
    - Max le provoque en duel.
    - Qui n’aura pas lieu.
    - Une réunion de spécialistes se prépare, où sera débattu le sort des Bergjuden (6000 à 7000 individus).
    - Max a une grande discussion avec Voss, qui met en pièces les arguments « scientifiques » du racisme. (p.281)
    - Voss attaque les bases mêmes de l’extermination (p.283).
    - Max le met en garde contre ces déclarations, mais il pense lui aussi que le racisme et le nazisme sont affaire de foi plus que de science.
    - Les Soviétiques lancent une contre-offensive à Stalingrad,
    - Rommel a été battu par les Alliés.
    - Une spécialiste, type de l’idéologue pseudo-scientifique, débarque de Berlin. Portrait carabiné (p.293).
    - Des Bergjuden présentent leur folklore, leurs musiques et leurs chants.
    - La Frau Doktor conclut à la « ruse de Juifs ».
    - Coup de théâtre : Voss, qui a séduit une jeune indigène, se fait tirer dessus par le père de celle-ci.
    - Max assiste à l’agonie de son ami. (p.295)
    - Puis c’est la grande assemblée, durant laquelle les thèses de Voss défendues par Max, concluant à la protection des Bergjuden, prévalent. En réalité, c’est la rivalité entre la SS et la Wehrmacht qui fait la décision.
    - Le supérieur de Max, Bierkamp, qui se réjouissait de « faire du chiffre » avec un nouveau massacre, se venge en envoyant Max Aue à Stalingrad, dans le chaudron du Diable. (302)
    - « Finita la commedia »

  • La sarabande du démon

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    Avec Les Bienveillantes, son premier roman écrit en français, le jeune Américain Jonathan Littell s’impose d’emblée au premier rang des écrivains contemporains
    On annonçait LE chef-d’œuvre, mais les temps que nous vivons, de « coups » éditoriaux en campagnes médiatiques, nous auront échaudé à force de superlatifs à la petite semaine, aussi demandions-nous à voir avant de croire. Or nous venons de lire Les Bienveillantes, pour en être encore sonné, abasourdi, à la fois accablé par l’immense souffrance humaine qui s’y trouve brassée, et formidablement affermi dans la conviction qu’un livre, aujourd’hui plus que jamais, peut nous aider à nous sentir plus humain.
    Paradoxalement, c’est dans un voyage au bout de l’inhumanité que nous entraîne Jonathan Littell avec cette confession à la fois glaciale et incandescente d’un officier SS du genre « intellectuel compliqué », et pourtant Les bienveillantes, nous prenant « par la gueule » dès les premières pages, nous paraît une extraordinaire contribution à la meilleure connaissance de l’homme et des plus sombres heures du XXe siècle. L’ouvrage n’est ni un traité ni un reportage : c’est un roman en pleine pâte d’une saisissante vitalité où les faits historiques (de Stalingrad à Auschwitz) et les fantasmes individuels, les idéologies et leur mise en pratique, les tribulations effrayantes des peuples de l’Est européen et les destinées de personnages aux traits captés à la pointe du burin, constituent une substance tourbillonnante, dans l’espace et le temps, ressaisie dans une langue d’une parfaite limpidité, où le narrateur se démultiplie en innombrables personnages par le truchement de dialogues enchâssés. Très intelligent, très musical aussi, et pas que du fait de ses têtes de chapitre courant, dans la foulée de Bach, de la première Toccata à l’ultime, célinienne Gigue
    Le démon gris
    Le diable du XXe siècle n’aura pas été un monstre médiéval cornu et fourchu mais un homme ordinaire soucieux de son devoir, comme le fut un Adolf Eichmann, planificateur zélé de la Solution finale. Hannah Arendt suscita la controverse en insistant sur la banalité de ce bureaucrate, et d’aucuns se récrièrent lorsque, dans La chute, le cinéma prêta des traits humains à Hitler. De la même façon, c’est tout ce qui reste humain, vibrant, délicat, fidèle à son absolu, parfois mme attachant, chez Max Aue, qui nous fait mesurer le caractère proprement démoniaque de sa soumission absolue à l’idéologie nazie, qui va lui faire prêter la main à de croissantes abominations. Sur le front de l’Est, en Ukraine où il commence vraiment à se salir ses jolies mains, à Stalingrad où il est blessé, à Auschwitz dont il supervise le rendement (on est loin des puants camions Saurer des premiers balbutiements), dans le chaos apocalyptique final dont il sortira médaillé, Max fait à la fois figure d’épure hallucinée tout en ayant en lui des abîmes. Une scène atroce le voit aider un vieil érudit Tchétchène juif à creuser sa tombe, avec lequel il parle en grec avant de le fusiller : on est dans l’à-pic de la tragédie, d'ailleurs évoqué par le titre, allusion directe aux Erinyes.
    Le démon glauque
    La face « historique » des Bienveillantes, et tous les aperçus du roman sur la guerre, les dissensions internes de l’armée allemande, l’Ostpolitik et ses impasses ethniques, le mise en place de l’extermination de « tous » les juifs d’Allemagne (c’est Eichmann en personne qui l’annonce d’une voix suave à Max), se déploie sur la base d’une documentation complètement assimilée par la narration. Mais un autre pan du roman n’est pas moins important, touchant à la psychopathologie personnelle du personnage. Comme souvent les obsédés d’ordre et de propreté, Max est intérieurement un chaos, qui se détaille et s’analyse avec une lucidité sans faille. La haine obscure qu’il voue à sa mère l’amènera au crime suprême alors que le seul amour qu’il ait connu, entre ses froides enculades d’homo planqué, s’est porté sur sa sœur qui lui avoue qu’il est « un homme très lourd à porter pour les femmes ».
    Il y a du nihiliste absolu chez ce personnage citant Sophocle (« Ce que tu dois préférer à tout, c’est de n’être pas né ») pour vieux vitupérer sa génitrice, mais le plus étonnant est finalement que son effrayante confession nous rende plus vif le goût de vivre et d’aimer…

    Jonathan Littell Les Bienveillantes. Gallimard, 904p.
    Ces articles ont paru dans l’édition de 24 heures du 2 septembre 2006

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    Jonathan Littell revient du bout de la nuit

    L’auteur d’un tel livre ne peut être un littérateur ordinaire, se dit-on en lisant Les Bienveillantes, tant s’y affirme une connaissance de la vie dans ses aspects les plus tragiques, et quelle incroyable empathie, quelle prodigieuse énergie de synthèse et de transmutation si l’on sait que cet ouvrage de 900 pages a été composé en quatre mois !Et de fait, Jonathan Littell n’a rien du « lettreux » moyen, même s’il connaît la littérature en profondeur, avec Flaubert et Stendhal pour mentors, qu’il pratique lui-même déjà en maître. Né en 1967 à New York, le jeune romancier a de qui tenir, puisqu’il est le fils du célèbre Robert Littell, grand reporter à Newsweek et auteur à succès d’une série de thrillers politiques ou d’espionnage, dont le dernier traduit, La Compagnie, décrivait les rouages de la CIA. C’est pourtant à Paris que Littell fils a passé son bac avant de poursuivre des études de lettres (françaises surtout) à Yale, qui l’ont amené à traduire Maurice Blanchot, Pascal Quignard, Sade et Jean Genet. Par la suite, c’est au front de l’humanitaire, pour Action contre la faim, que le jeune homme s’est fait au feu et au sang, dirigeant des missions en Bosnie, en Afghanistan et au Rwanda, en Chine et en Tchétchénie. En 2001, prenant du recul pour être plus proche de ses deux jeunes enfants, il a décidé de se lancer dans l’étude du génocide nazi qui était l’un de ses pôles d’interrogation depuis des années, le film Shoah de Claude Lanzmann l’ayant marqué initialement et sa réflexion sur le totalitarisme s’étant développée sous divers influences, dont celles de Hannah Arendt et de l’historien Raul Hillberg. Ayant accumulé témoignages et lectures (plus de 200 ouvrages sur l’Allemagne hitlérienne, dont le référentiel Hitler de Kershaw), et s’étant avisé du fait, en ex-Yougoslavie ou au Rwanda, que les bourreaux ne parlaient jamais, Jonathan Littell a choisi la voie du roman pour tenter, en médium, de faire s’exprimer l’un d’eux. Mission accomplie à de multiples points de vue : documentaire, éthique, philosophique et littéraire…

  • Les Bienveillantes de A à Z (2)

     medium_stalingrad.2.jpgCourante

    - Max Aue part donc pour Stalingrad.
    - Dont les communiqués occultent la situation, catastrophique.
    - Il craint d’entrer vivant dans cette prison à ciel ouvert.
    - Pense à la mort.
    - Se rappelle le petit jeu d’Hérodote (p.317)
    - Etonnante évocation des mouvements de troupes, comme des flux hagards.
    - Retrouve Hohenegg à la première étape, d’où un vol de nuit va les déposer en plein braoum (p.323)
    - Découvre, fantomatiques, les campements épars, les ruines, les cadavres gelés.
    - Rejoint le commandant de la place.
    - Qui lui dit qu’il est le seul officier du SD à Stalingrad.
    - Attend de lui des rapports.
    - Et voici qu’il retrouve Thomas.
    - Le côté roman populaire, ou picaresque, de ces réapparitions…
    - Thomas lui reproche de ne pas apporter de victuailles de l’extérieur.
    - Discussion sur le darwinisme social à quoi se réduit, pour Thomas, le national-socialisme. Loi de la jungle. Survie du plus fort ou du plus rusé. (p.330)
    - On lui donne un guide, un Ivan.
    - Etat général du Kessel. Gross Kata.
    - Lourdes pertes de la Luftwaffe.
    - Ravitaillement désastreux.
    - Max se décide à étudier le moral des troupes.
    - Se fait conduire au front à travers ruines et bunkers.
    - Très puissante évocation du Kessel (325-340). Plus on avance, plus le souffle épico-visionnaire de Littell s’amplifie. L’approche est beaucoup plus physique que celle de Vassili Grossman, mais aussi forte en ces pages.
    - Episode du jeune soldat russe mourant qui appelle sa « mama ».
    - Replongeant aussitôt Max dans une rumination sur sa mère, qu’il hait.
    - Plus on avance, et plus la symbiose du chaos mental de Max et du chaos de la situation extérieure s’accentue.
    - Max en revient à la disparition énigmatique de son père.
    - Dont il rend sa mère responsable.
    - Déteste le Français Moreau, avec lequel sa mère a refait sa vie.
    - Se rappelle ses vengeances fantasmatiques contre le couple, auxquelles il a associé ses partenaires sexuels. Genre Miss Vinteuil. (p.345)
    - Il écrit un rapport sur le moral des troupes.
    - Puis enquête sur l’état du ravitaillement.
    - Un cas de cannibalisme est signalé.
    - Pris sous un tir d’obus, il « étudie les entrailles » d’une jeune soldat éventré avant de trouver la « farce pénible ».
    - Retrouve Hohenegg.
    - Le médecin amer : « Le Kessel, en fait, est un laboratoire, un véritable paradis pour un chercheur ».
    - Se réfugient dans un bunker.
    - Les Allemands se demandent d’où les Russes tirent « toutes leurs armes »…
    - Max va inspecter les caves. Un vrai rat des caves...
    - Nouvelle suite de pages déployant une sorte de fureur expressionniste (p.359 et suivantes) à la Otto Dix.
    - On arrive à la fin de 1942 (p.362).
    - Max rencontre un commissaire politique soviétique.
    - Nouvelle grande confrontation, rappelant celles de Vie et destin ou du Temps du mal de Dobrica Cosic. Littell doit connaître celui-ci.
    - Longue discussion, très vivante, sur ce qui rapproche et distingue les deux systèmes communiste et national-socialiste.
    - Le nazisme borné au seul Volk allemand. Pas universel.
    - Tandis que le communisme prétend à l’universalité.
    - Le Russe lui prédit que Stalingrad sera le symbole de la défaite allemande.
    - Max : « Le communisme est un masque sur le visage inchangé de la Russie.
    - La conversation, de haute tenue, débouche sur des visions prémonitoires de Max sur la Russie (p.368-369).
    - Le Russe au nazi au moment de se quitter : « Permettez-moi de ne pas vous serrer la main ».
    - Ce chapitre, après les lentes avancées d’Allemandes, est d’une densité dramatique accrue, où la puissance d’évocation de Littell se déploie dans les grandes largeurs.
    - Visite au théâtre en ruines. Qui fait Max replonger dans la souvenance de la maison de Moreau et des jeux innocents-pervers avec Una.
    - On glisse peu à peu d’une sorte d’hyperréalité vers une fantasmagorie fuligineuse.
    - Se rappelle avoir joué Electre adolescent.
    - Les mots de Sophocle lui reviennent, « et la boucherie dans le palais des Atrides était le sang dans ma propre maison ».
    - Première allusion aux Bienveillantes…
    - Lors d’une sortie dans une rue, avec Ivan et Thomas, il est soudain touché. Une balle lui a traversé la tête.
    - Et tout ce qui suit, on le comprend, constitue le délire du blessé au fil de pages admirables, rappelant les visions tragi-grotesques d’un Boulgakov.
    - Par ailleurs, cette dramaturgie donne un nouveau relief, quasi mythique, à ses fantasmes infantiles autant qu’à ses tourments plus récents.
    - La conclusion de ce chapitre est indéniablement d’un auteur hors pair, habité par un véritable « génie nocturne ».


    Sarabande

    - Max Aue se retrouve dans le blanc.
    - Avec la sensation d’être un corps démembré.
    - Emerge lentement du chaos.
    - Insulte volontiers ceux qui l’approchent, médecins et infirmières.
    - Cela se passe à l’hôpital de Hohenlychen, au nord de Berlin.
    - Himmler en personne vient l’y décorer. Croix de fer. (p.402)
    - On l’emmène ensuite en Poméranie.
    - Il est devenu « héros » sans le vouloir, juste en se faisant imprudemment trouer…
    - Thomas lui raconte ce qui s’est passé à Stalingrad (p.406-407)
    - Il prend ensuite un mois de congé à Berlin.
    - Se sent tout fragile malgré ses décorations.
    - Passe une soirée avec une secrétaire d’Hitler.
    - On est en mars 1943.
    - Il est appelé auprès du Dr Mandelbrod et de son associé Leland, lesquels ont travaillé avec son père, qu’ils qualifient de bon national-socialiste.
    - Mandelbrod a déjà épaulé Max dans sa carrière.
    - C’est un poussah richissime, industriel et idéologue de haut vol, proche du Führer et zélateur de la Solution finale.
    - Max aimerait retourner en France.
    - Mandelbrod ne voit pas ça d’un bon œil. On sent qu’il le prépare pour autre chose.
    - Lui montre des photos de son grand-père.
    - Nouvelle discussion étonnante, où Mandelbrod établit un lien entre sionisme et nazisme (p.420)
    - Mandelbrod : « les Juifs sont les premiers nationaux-socialistes, depuis près de 6000 ans déjà, depuis que Moïse leur a donné une Loi pour les séparer des autres peuples.
    - En déduit l’opposition radicale entre Juifs et Nazis, frères mortellement ennemis.
    - Justifie l’extermination absolue.
    - On comprend que Mandelbrod est un conseiller occulte du Führer (p.422)
    - Max rapporte cette conversation à Thomas.
    - Qui se rit de ce fanatisme idéologique. Voit les choses en pragmatique, qui réduit le problème juif à une question de « gestion » des populations.
    - Thomas a désapprouvé la Kristallnacht des S.A.
    - Ensuite Max Aue rencontre un statisticien, qui l’interroge sur les pratiques de comptage des Grandes Actions.
    - Le 21 mars, Hitler prononce un discours.
    - Durant lequel Max hallucine : il lui semble que le Führer est revêtu d’un châle rituel de rabbin. (p.431)
    - Se demande si c’est sa blessure qui a provoqué cette vision.
    - Ensuite recueille les commentaires du populo.
    - Très étonnant effet de chœur, « les voix de la rue »…
    - Rencontre Best, haut dignitaire nazi et idéologue du Nouvel Ordre Européen.
    - Parlent des incohérences de la politique völkisch.
    - Le soir, se rend à l’opéra avec Thomas.
    - Le jeune Karajan dirige Idoménée.
    - Max est fasciné par la beauté des danseuses et des danseurs.
    - Quand il rentre à l’hôtel, on lui signale un appel de sa sœur.
    - Il se rappelle leurs derniers jeux érotiques.
    - Puis la retrouve à Potsdam (p.443-445)
    - Ils parlent de la guerre. Elle le fait parler des massacres.
    - Mais Max ne pense qu’à eux deux.
    - Elle lui dit que « le passé est fini ».
    - Ce qui le révolte.
    - Una lui reproche d’être resté un petit garçon.
    - Max se rappelle d’autres retrouvailles en Suisse, dix ans plus tôt.
    - Tout au long du roman, Jonathan Littell fait alterner les temps de la remémoration avec autant d’habileté que de justesse. On est vraiment dans le courant d’une conscience arrachant tout sur son passage et réordonnant tous les éléments spatio-temporels au fur et à mesure du récit.
    - Le souvenir de Max, en l’occurrence, n’est peut-être qu’une fabrication ultérieure, se dit-il pourtant…
    - Il est convié à la table des Üxküll. Beau portrait du musicien, antisémite à l’ancienne et qu’on sent peu complaisant à l’égard du nazisme.
    - Le lendemain, Max prend le train pour Paris.
    - Evocation du Paris de 1943, un an après la parution des Décombres de Lucien Rebatet, pamphlet antisémite au succès monstrueux.
    - Max achète un recueil d’essais de Maurice Blanchot.
    - Fasciné par cette « pensée lourde et patiente ».
    - Titre d’une expo au Grand Palais : « Pourquoi le Juif a-t-il voulu la guerre ? »
    - Le soir, Max lève un prostitué à Pigalle.
    - Se retrouve, baisé, « comme un gosse anéanti de bonheur ».
    - Le lendemain à la rédaction de Je suis partout, le journal de Rebatet.
    - Se rappelle ses premières rencontres avec Brasillach, quîl a dragué, et Rebatet.
    - Sa première rencontre aussi avec Destouches, alias Céline.
    - Retrouve alors Rebatet.
    - Qui le traite cordialement de « salope de Boche ».
    - Parlent de Stalingrad.
    - Rebatet est snobé.
    - Il a juré de couler avec le navire, mais dit son admiration pour Staline.
    - Sans Hitler, il eût été coco.
    - Exactement ce que Rebatet m’a dit en 1972.
    - Parlent musique. Et d’Üxküll, que Rebatet admire.
    - La conversation entre Max Aue et Lucien Rebatet sonne très juste (p.467-469).
    - Se retrouvent le soir avec Cousteau, autre collabo.
    - Max, très lucidement, voit en Rebatet un idéologue qui se la joue alors qu’il a peur de son ombre.
    - La forfanterie des deux journalistes lui semble du flan.
    - Bref, il est déçu par Paris.
    - Pense alors à la Suisse, où sa sœur séjourne.
    - Mais les SD sont rarissimes en Suisse…
    - Il se rend au Louvre où il s’attarde longuement devant L’indifférent de Philippe de Champaigne. (p.473)
    - Cela réveille en lui « ce cri d’angoisse infini de l’enfant à tout jamais prisonnier du corps atroce d’un adulte maladroit et incapable, même en tuant, de se venger du fait de vivre".
    - Ce passage est crucial pour la compréhension du personnage en sa régression fondamentale.
    - Lève ensuite un nouveau prostitué.
    - Et devant lui, se voyant soudain dans le miroir de l’armoire à glace de la chambre d’hôtel, fracasse celui-ci.
    - Pense à sa mère comme à une nouvelle lady Macbeth, « chienne odieuse ».
    - Le lendemain, prend le train pour Marseille.
    - D’où il gagne Antibes et la villa de Moreau.
    - Stupéfait par son arrivée, en uniforme de SS.
    - Sa mère l’accueille fraîchement.
    - Il y a là deux petits enfants jumeaux.
    - Conversation avec Moreau le pétainiste.
    - Un Franchouille qui s’est bien arrangé, au dam de son associé juif.
    - La mère de Max. « Tu es venu dans cet uniforme pour me dire combien tu me hais ».
    - Max va dans le grenier de la maison, en quête de souvenirs
    - Retrouve des lettres de sa sœur.
    - « Je sentais croître en moi une terreur animale. »
    - Sa mère le surprend ensuite dans la chambre d’Una.
    - Il l’interroge sur l’identité des jumeaux.
    - La mère ne répond pas. Le questionne sur ce que les SS font aux Juifs et aux enfants.
    - « Vous prenez aussi les enfants, non ? »
    - Max va couper du bois.
    - Pense au meurtre. Se rappelle Moreau le traquant pour ses « cochonneries ». Pense que Moreau et sa mère ont assassiné son père.
    - Puis se rend en ville où il prend un verre.
    - Rentre se coucher. Dort.
    - Lorsqu’il se réveille, les jumeaux le regardent fixement et détalent.
    - N’a aucun souvenir de ce qui s’est passé la veille.
    - Se lève, erre dans la villa où il découvre le corps de Moreau presque décapité, puis celui de sa mère étranglée.
    - Toute la scène est à la fois très réaliste et improbable (p.487-489)
    - Pas un instant Max ne pense qu’il a à voir quoi que ce soit dans ce carnage.
    - Il imagine des bandits ou une vengeance.
    - Et il s’en va sans autre…
    - De retour à Berlin, il appelle sa sœur en Suisse.
    - A laquelle il explique ce qui s’est passé.
    - Elle s’inquiète alors des jumeaux.
    - Ce qui lui fait lui demander qui ils sont.
    - Elle ne répond pas.
    - Il explose alors et raccroche.
    - Tout cela absolument invraisemblable « en réalité », absolument juste dans le roman.
    - Le lendemain, Max Aue demande à être reçu par Mandelbrod.
    - Voudrait être affecté dans la Waffen SS.
    - Ce que sa blessure exclut, lui objecte son mentor.
    - Qui a d’autres projets pour lui.
    - Du côté de l’administration des camps… (p.492).

  • Les Bienveillantes de A à Z (3)

    medium_himmler.3.JPGMenuet (en rondeaux)

    - Max Aue est affecté à l’Etat-major personnel de Himmler.
    - Il est chargé d’étudier les moyens de maximiser la capacité productive des déportés.
    - Rencontre Himmler (p.497).
    - Celui-ci le félicite, puis s’inquiète de le savoir encore non marié.
    - Vitupère les Anglais qui bombardent les civils ( !)
    - « Après la victoire, nous devrons organiser des procès pour crimes de guerre ».
    - Lui recommande d’éviter toute sentimentalité.
    - Le côté pète-sec pion chafouin très bien rendu.
    - Max S’installe chez une dame Gutknecht.
    - Brandt, son nouveau supérieur, lui apprend qu’il est devenu « porteur de secrets ».
    - Prend connaissance des chiffres du statisticien Korherr qui l’a interrogé plus haut.
    - Apprend qu’environ 2 millions de Juifs ont été déplacés au tournant de 1942.
    - La rumeur sur les déportations et les massacres commence à se répandre.
    - Max reçoit une lettre de sa sœur.
    - Qui lui raconte l’enterrement de leurs parents.
    - Puis il retrouve Eichmann à Berlin.
    - Eichmann se plaint de ne pouvoir monter en grade. Puis lui montre les « résultats » des déportations.
    - Himmler voudrait en avoir fini cette année encore avec « ça ».
    - Ensuite rencontre Oswald Pohl, éminence grise du Führer en matière économique.
    - Le soir il est reçu dans la « charmante famille » d’Eichmann.
    - Il fait des plaisanteries démagos. Eichmann rit, ah-ah.
    - Eichmann lit Kant.
    - Cherche à justifier la suspension de l’impératif kantien dans certains cas (521).
    - Ensuite lui montre un album de photos sur la liquidation du ghetto de Varsovie. Content du bon travail accompli.
    - Content aussi que tous les survivants aient fini à Treblinka.
    - Eichmann est décrit comme « un bureaucrate de grand talent, compétent dans ses fonctions » mais en revanche limité dès qu’il sort de son cadre strict.
    - Ne montre pas d’animosité personnelle contre les Juifs, sauf que c’est son rayon, sa spécialité de les « traiter ».
    - On sent que Max ne l’admire guère.
    - Max qui se sent flotter depuis la mort de sa mère.
    - Se sent plein d’une « vaste indifférence ».
    - Se rend à Cracovie, dont le Général-gouverneur Frank prononce un discours qui évoque la destruction des Juifs sans précautions rhétoriques (p.526).
    - Cela déplaît à Max.
    - Qui retrouve Bierkamp, l’officier qui l’a envoyé à Stalingrad.
    - Evoque l’origine spécifique de l’antisémitisme polonais, plus social que religieux. Cf. Ladislas Reymont.
    - Portrait de Piontek le chauffeur.
    - Va trouver Globocnik le soudard croate.
    - Une brute qui se réjouit de l’élimination totale des Juifs.
    - On découvre, progressivement, l’immense organisation que représente la déportation, la gestion des prisonniers et l’élimination des improductifs.
    - Visite le camp de Belzec.
    - Remarque pour la première fois une « odeur douceâtre et nauséabonde ».
    - Recueille les confidences du lieutenant Döll, qui lui dit avoir gazé des blessés allemands par souci d’économie. (p.542)
    - Max sur le thème de l’inhumanité. « Mais l’inhumain, excusez-moi, cela n’existe pas. Il n’y a que de l’humain et encore de l’humain.
    - Döll à propos de Sobibor : « C’est comme tout, on s’y habitue ».
    - Döll encore : Des petits hommes et des petites femmes c’est tout pareil. C’est comme marcher sur un cafard ».
    - Max : « Döll tuait ou faisait tuer des gens, c’est donc le Mal. Mais en soi, c’était un homme bon envers ses proches, indifférent envers les autres, et qui plus est respectueux des lois ».
    - Au lieu de participer aux beuveries orgiaques de la Deutsches Haus de Lublin, il lit Blanchot dans son coin.
    - On en vient à la question de la corruption dans les camps.
    - Max enquête sur les normes alimentaires prévues pour les détenus.
    - On parle de Koch et de sa femme, les sadiques de Buchenwald.
    - Très édifiante conversation avec le juge Morgen (pp.549-551).
    - La déportation génère des sommes colossales en or, en devises et en objets.
    - Scène des agapes dans l’hôtel, suivies d’une baignade, pendant qu’on fusille deux Juifs.
    - Max retrouve Morgen.
    - Qui lui raconte avoir intercepté trois paquets d’or dentaire représentant plus de 100.000 corps « traités ». (p.555)
    - Se rend ensuite à Auschwitz.
    - Où le reçoit le commandant Höss.
    - Max assiste à l’arrivée d’un convoi de France.
    - Sur 1000 arrivants, 55% sont « gardés ».
    - « Avec les convois de l’Ouest, on obtient de bonnes moyennes ».
    - Tandis que les derniers convois arrivés de Grèce sont défectueux.
    - L’extermination pose de sérieux problèmes techniques.
    - Le Dr Mengele lui est présenté.
    - Qui précise que le gaz fait son effet après dix minutes, quinze par temps humide.
    - Max retrouve l’odeur de Belzec.
    - Puis il fait son rapport.
    - Höss lui explique le système de recyclage industriel des vêtements.
    - Lui-même a habillé ses enfants (notera Max plus tard) avec des jolis vêtements de petits Juifs riches.
    - Madame Höss a réquisitionné un lot de lingerie fine.
    - Visite ensuite la grande usine IG Farben.
    - Note que le rendement des ouvriers juifs y est faible.
    - Pense qu’on pourrait l’améliorer en améliorant leur état.
    - La nuit, Max est assailli par des cauchemars.
    - Rêve d’un camp idéal de la Vie Parfaite.
    - Scène digressive de la colonne de fourmis observée par Max avec les enfants Höss, disparue le soir même. (p.575)
    - Dîne chez les Höss.
    - En dînant, pense au con de Mme Höss « niché dans la culotte d’une jeune et jolie Juive gazée par son mari ».
    - Rêve morbido-érotique où il se voit aspergé par le sperme de Höss et d’un autre officier.
    - Ensuite revient à Berlin.
    - Evoque le camouflage des termes liés à la Solution finale (pp.580-581).
    - Tout tend à désigner des « actes sans acteurs ».
    - Les bombardements reprennent sur Berlin.
    - Max est reçu par Himmler.
    - Son rapport a été apprécié, quoique jugé « trop direct ».
    - Himmler le charge d’une nouvelle mission portant sur le ravitaillement.
    - On comprend que l’augmentation de la production fait problème.
    - Liquider les Juifs doit sembler la priorité.
    - Max, naïf, insiste pourtant sur la suite de sa première enquête.
    - Ensuite organise son nouveau bureau.
    - Etablit que la corruption prive les détenus de 20-30% de leurs rations.
    - Enquête sur le minimum vital nécessaire à un « travailleur ».
    - Retrouve le docteur Hohenegg. Qui est secoué par les récits de Max sur la liquidation des Juifs (pp.599-601)
    - Max confie son rapport à Eichmann, qui le reçoit à peine, « encore du papier »…
    - Le souci d’Eichmann n’est pas de faire travailler les Juifs mais de faire « du chiffre ».
    - C’est son job. Jawohl.
    - Max assiste à un discours d’Albert Speer, ministre de l’armement pour lequel la relance de l’effort de guerre est vitale et nécessite une abondante main-d’œuvre.
    - Max est présenté à Speer par Mandelbrod.
    - Il y a du Docteur No chez l’énorme Mandelbrod monté sur plateforme roulante. Gros tas raciste et machiavélique. Pouah, se dit le lecteur candide. Figure d’Otto Dix là encore.
    - Le contact de Max et Speer est plutôt bon.
    - Mandelbrod prône le rapprochement de Speer et de la SS.
    - Discours de Himmler au château de Posen, le 6 octobre 1943.
    - Devant les Gauleiter et les Reichsleiter, Himmler parle de la destruction des Juifs sans précautions oratoires.
    - Max en est choqué (p.612), ainsi que nombre d’auditeurs.
    - Hitler l’a sans doute voulu : les cadres comprennent qu’on est en train de les « mouiller » grave.
    - La BBC commence une campagne d’info sur les camps.
    - Max imagine le futur : la logique de purification devrait aboutir à la liquidation, après celle des Juifs, de 30-50 millions de Russes et d’un solide pourcentage de Polonais.
    - Dans la foulée, cite une opération de gazage de 35.000 tuberculeux polonais.
    - Long développement de Max sur les antécédents historiques en matière d’épuration ethnique, depuis les Grecs. Intéressant mais étiré.
    - Puis revient au 6 octobre, en plan plus serré.
    - L’assemblée au château réunit les huiles, Göbbels, Bormann, Speer, etc.
    - Les femmes qui entourent Mandelbrod ont approché Max à plusieurs reprises. On cherche l’étalon aryen…
    - Himmler à la tribune (pp.622-623)-
    - « Beaucoup vont pleurer, mais cela ne fait rien… »
    - Max se demande si Speer sait déjà « tout ».
    - Il estime a posteriori que Speer a prolongé la guerre de 2 ans.
    - Gagne ensuite Cracovie dans le train de Himmler baptisé Heinrich. Hübsch.
    - Grande réception le soir, où le Gouverneur Frank (qui ne gouverne rien) va présenter au Reichsführer sa maquette de parc zoologique humain des espèces dégénérées (pp.628-629) à vocation pédagogique.
    - Max retrouve l’ingénieur Osnabrugge, qui évoque le sabotage des ponts en Russie, et donc la retraite.
    - Retour à Berlin. Le nouveau rapport de Max suscite l’étonnement de son supérieur. Pourquoi 10% seulement des Juifs travaillent-ils ? Que font les autres ?
    - Il lui ordonne d’enquêter sur les travailleurs « étrangers ».
    - Max fête ses 30 ans avec Thomas.
    - De retour chez lui, un peu gris, il tombe sur une collection de discours du Führer conservés par sa logeuse. Se demande si le Führer ne se décrit pas lui-même dans le flot d’injures qu’il déverse sur les Juifs ? (p.636)
    - Ce thème de la haine de soi, Max la vit à sa façon, non sans lucidité constante.
    - Se trouve reconvoqué par Himmler. Qui le met en garde contre le risque de révolte des Juifs mis au travail.
    - On sent que la rivalité Himmler-Speer est en cause.
    - L’effet des démarches de Max aboutit à ordonner la diminution de la mortalité dans les camps, sans que rien ne soit fait pour que ce soit fait. Pure mécanique bureaucratique.
    - Max est invité à une partie de chasse de hauts dignitaires nazis.
    - Où il se rapproche de Speer.
    - Lequel s’étonne qu’il n’aime pas la chasse.
    - « Je n’aime pas tuer », dit Max.
    - Admet qu’il a tué par devoir, jamais par choix. A-t-il choisi de tuer sa mère ? Nein, antwortet Sigmund.
    - Speer l’interroge sur le sort des femmes et des enfants juifs.
    - Max invoque le secret.
    - Conversation pendant la chasse (pp.646-648) sur la nécessité de dégager une nouvelle main-d’œuvre pour gagner la guerre, souci premier de Speer.
    - On perçoit de mieux en mieux les luttes de pouvoir au plus haut niveau.
    - Max se demande pourquoi Mandelbrod l’a rapproché de Speer.
    - Servira-t-il de « fusible » au cas où ?
    - La ressaisie des personnages réels (Himmler, Speer, Bormann, Höss, Blobel, Frank, etc.) ou fictifs (Thomas, Mandelbrod, Moreau, Hélène, etc.) est d’un romancier en cela que Littell en suggère la présence physique avec des moyens qui ne se bornent pas aux traits connus. Speer dégage une certaine sympathie, Himmler irradie la mesquinerie pincée, Höss est froid comme une cravache, Moreau veule, Hélène lumineuse, etc. Mais tout ça est rendu sans adjectifs, de manière diffuse.
    - A Berlin, les bombardements redoublent de violence. (pp.654-655)
    - Le bureau de Speer est anéanti.
    - Speer s’inquiète de la chute de la production des roulements à billes. Pas de roulements à billes = plus de guerre.
    - Les terribles raids aériens se poursuivent (pp.660-663).
    - A la piscine, Max a remarqué une femme intéressante, qui l’observait.
    - Se revoient plusieurs fois de suite.
    - Hélène Anders se fait connaître.
    - Le zoo est salement touché.
    - Thomas reproche aux Juifs de n’être ni de bons gaspilleurs ni de bons tueurs.
    - Se réjouit de la révolte de Sobibor : enfin des Juifs qui tuent.
    - « Je trouve ça très beau ».
    - « On a enfin un ennemi digne de nous ».
    - Nouveau raid sur Berlin. 4000 morts. 400.000 sinistrés. On sent la fin.
    - Une « pensée nouvelle » visite Max, à propos d’Hélène.
    - Un amour possible, dans une autre vie ?
    - En lui résonne le tocsin : trop tard, sans qu’il dise rien.
    - Surgissent alors deux flics de la criminelle, les commissaires Clemens et Weser, enquêtant sur l’affaire d’Antibes.
    - D’emblée ils le serrent de près, quoique se bornant à le dire témoin. (pp.674-677).
    - Les prend de haut.
    - Trouve « injuste » qu’on vienne l’embêter à ce propos.
    - Avec Albert Speer, Max va visiter les installations souterraines de Mittelbau, où travaillent des milliers de déportés (non Juifs) dans des conditions atroces. (p.679)
    - Speer est furieux et exige qu’on remédie à cette Schweinerei. Mais le commandant n’en a pas les moyens…
    - De retour à Berlin, Max se sent soutenu dans son projet d’amélioration des conditions de vie des détenus à fins utiles.
    - Himmler se braque.
    - On conseille à Max d’être plus amène avec Himmler, et par exemple de lui amener un traité médiéval sur la médecine des plantes.
    - Tout le roman est parsemé de notes relevant de ce genre d’humour plus ou moins grinçant ou carrément noir.
    - Surtout, Himmler s’impatiente de la voir se marier.
    - Max revoit Hélène. Très beau personnage féminin.
    - Passe Noël 1943 avec des amis.
    - Thomas trouve Hélène « très bien ».
    - Et v’là que les flics refont surface. Que Max compare à Laurel et Hardy. Ou Dupond Dupont à l’allemande…
    - A Nouvel-An Hélène l’embrasse. Max en est tout secoué.
    - En janvier 1945, Speer lui demande d’intervenir auprès de ses chefs pour épargner des Juifs hollandais qui pourraient lui être utiles dans le commerce des métaux.
    - Eichmann n’en a rien à battre. Surtout pas donner le mauvais exemple. On sent de plus en plus la lutte des pouvoirs.
    - La police SS demande à Himmler l’autorisation d’enquêter sur Max Aue.
    - Himmler le convoque et décide de le couvrir.
    - Les flics réapparaissent et raillent « l’intouchable ».
    - La situation générale ne cesse de se dégrader. Les rats cherchent la sortie.
    - Max, lui, fait de la planification dans le vide.
    - Il se sent décalé, inutile, étranger aux intrigues qu’il observe. La planification raciale l’appelle cependant en Hongrie. (p.701)
    - Max défend toujours le recours aux travailleurs juifs pour l’industrie de guerre.
    - Eichmann rétorque : « Est-ce que vous voudriez que la victoire de l’Allemagne soit due aux Juifs ? »
    - Invectives d’Eichmann contre l’esprit « capitaliste » de Max (pp.705-706).
    - Müller prône la Solution finale à la question sociale. Après les Juifs, les vagabonds et tous les parasites…
    - Préparation de l’Action en Hongrie.
    - Le convoi gagne Budapest.
    - Où les Juifs espèrent encore que les Allemands seront moins cruels que les Hongrois…
    - Discours d’Eichmann (p.714) à propos de son expérience de l’extermination, qui lui a appris que « l’élimination des 100.000 premiers Juifs est bien plus facile que celle des 5000 derniers »…
    - Hitler autorise l’utilisation des Juifs comme travailleurs sur le territoire du Reich.
    - Mais l’intendance ne suit pas. Le « matériel » humain n’arrive pas en bon état au lieu d’utilisation. C’est la pagaille partout.
    - Le récit de Max devient de plus en plus désabusé.
    - Il observe un point de recrutement des Juifs hongrois, qui rappelle celui de Kertesz au début d’ Etre sans destin.
    - Ensuite retourne à Auschwitz. Où la situation est devenue effroyable.
    - Il rédige un « rapport virulent » sur les carences d’alimentation alors que les fours tournent à plein régime.
    - En juin 1944, Eichmann et ses sbires ont évacué 400.000 Juifs de Hongrie, dont 50.000 seront retenus pour le travail.
    - La radio U.S. commence de chiffrer le génocide.
    - Et v’là que Clemens et Weser réapparaissent.
    - A Berlin, Max, scrutant le visage sans traits de son père, Max sombre dans une crise délirante qui prélude à un effondrement physique total.
    - Son chauffeur le retrouve à moitié mort.
    - Thomas et Hélène vont s’occuper de lui.
    - Il injurie Hélène dont la compassion le déstabilise.
    - Il se sent emporté dans un fleuve de bacilles et de morts et d’immondices dont il se dit le pire.
    - Sur quoi survient la tentative de coup d’Etat contre Hitler.
    - Max repique et se réfugie dans les livres pour adolescents de E.R. Burroughs.
    - Il en conçoit une utopie raciale qu’il soumet à Himmler.
    - Lequel en est ravi. (p.756)
    - De vrais enfants déments.
    - Mais professionnellement, Max est out.
    - Speer a renoncé à ses services.
    - Fin octobre, Himmler ordonne la fin des gazages et le démantèlement des camps.
    - Fin décembre, Himmler l’envoi inspecter l’évacuation d’Auschwitz.
    - En janvier 1945, on lui apprend que « son » affaire a été classée.
    - Fin de partie : Max assiste à l’évacuation en catastrophe des déportés.
    - Pagaille atroce. « Personne ne doit tomber vivant aux mains des bolchéviques ».
    - Il rédige toujours des rapports…
    - Revenu à Berlin, entend le discours d’Hitler célébrant le 12e anniversaire de la prise du Pouvoir. Constate que ses pairs y font à peine attention.
    - Début février, il échappe de justesse à un nouveau bombardement.
    - Puis il se fait conduire par Piontek, via Stettin, dans un village de Poméranie où il se réfugie dans un beau manoir appartenant à son beau-frère Üxküll.
    - Le lecteur a trouvé ce Menuet bien éprouvant…

    Photo ci-dessus: Heinrich Himmler au jet du boulet , prototype de l'athlète aryen.

  • Les Bienveillantes de A à Z (4)

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    Air

    - La maison est fermée.
    - Nulle trace dans la neige.
    - Max se fait connaître de la gardienne Käthe et remettre les clefs.
    - S’installe.
    - Hésite à raconter ce qui suit, qu’il a déjà consigné une fois
    - L’effet de distanciation rappelle une fois de plus que Max est en position d’interprétation subjective des faits. Tout le livre balance ainsi entre faits et fictions, voire conjectures.
    - Dans son premier récit, sa sœur et Berndt devaient être présents…
    - Il aurait parlé d’Hélène à Una.
    - Qui se serait étonnée de son hésitation à se marier…
    - Mais il va reprendre autrement.
    - Käthe lui apporte des victuailles.
    - Il découvre une cave bien garnie.
    - Imagine maintenant qu’il parle avec Berndt von Üxküll.
    - Evoque l’attentat de juillet.
    - Son beau-frère a connu les conjurés. Pense qu’il faut maintenant boire le calice jusqu’à la lie.
    - Même position chez Jünger.
    - Ils parlent de l’élimination des Juifs.
    - Una pense que les Allemands s’en sont pris à un reflet d’eux-mêmes, les qualités majeures des Juifs étant en somme proches de celles des Allemands…
    - « En tuant les Juifs nous avons voulu nous tuer nous-mêmes ».
    - La discussion (virtuelle) se dilue dans l’excès d’alcool… (pp.801-802).
    - Max se retrouve seul.
    - Rêve d’une belle jeune femme chiant la merde.
    - Dans la bibliothèque, trouve L’éducation sentimentale en français.
    - Commence de lire.
    - Puis s’en va dans la forêt. Arrive au bord d’un lac. Lui revient le souvenir de la légende de Vineta, la ville engloutie, sœur de la ville d’Ys ou de Kitèje.
    - La légende évoque le conflit entre l’inassouvissement féminin et l’ordre de la cité.
    - Una pense que le plaisir de la femme est incomparable avec celui de l’homme.
    - Max ensuite se sent vidé.
    - Revient au manoir.
    - Dans le miroir, voir un visage « gonflé de ressentiment. »
    - Tourmenté par la pensée-sensation du sexe féminin.
    - Fouille dans les affaires d’Una.
    - Découvre une lettre où Una raconte que son mari a connu leur père, une véritable bête sauvage qui faisait crucifier les femmes violées en Courlande…
    - Cela le perturbe violemment.
    - Fouille ensuite dans les affaires de Berndt von Üxküll.
    - Boit et bande.
    - Médite sur la signification de cela qui l’agite: le sexe (p.810).
    - Pense à Hélène. Et se dit : « L’amour est mort. Le seul amour est mort. »
    - Les hommes du village l’interrogent sur les mesures à prendre alors que les Russes s’approchent.
    - Il leur offre un chariot et un cheval.
    - Mais lui reste.
    - Un soir, s’imagine vivant en autarcie coprophagique avec Una. Bouffent des étrons.
    - Des pensées de plus en plus chaotiques et obscènes le taraudent.
    - Il déraille ainsi des jours durant.
    - Puis Käthe vient lui annoncer qu’elle quitte les lieux.
    - Et qui v’là : Clemens et Weser !
    - Qu’il a juste le temps d’esquiver en filant dans la forêt.
    - Ensuite, revenu au manoir, découvre une photo des jumeaux. Se demande toujours qui est le père. L’idée qu’il pourrait l’être ne vient qu’au lecteur…
    - Continue de glisser sur le « grand trottoir roulant » de la prose de Flaubert.
    - Et le soir, se coule un énorme bain.
    - Se rappelle la conception mythologique de Rhésos. (p.819)
    - Imagine Una se faisant baiser dans son bain par des tas d’hommes.
    - L’imagine se vautrant dans son corps comme lui-même s'y vautre.
    - Délire érotico-linguistique étonnant (pp.821-822)
    - Ses fantasmes et ses menées onanistes se corsent à l’observation d’une mouche menacée par une araignée.
    - En somme, il baise la maison d’Una.
    - Comme il se fait baiser par les arbres de la forêt.
    - S’enfonce dans le mystère du corps.
    - S’épile et se branle à mort, faute de s’écorcher vif.
    - Revit la scène première avec Una adolescente.
    - Son délire l’amène à l’auto-strangulation, qui lui rappelle soudain la pendaison de le jeune femme de Kharkov.
    - « Si l’on pouvait faire ça, pendre une jeune fille comme ça, alors on pouvait tout faire. » Echo explicite à Dostoïevski.
    - Max touche le fond (p.836).
    - Quand il se réveille, lui reviennent quelques vers de Guillaume d’Aquitaine.
    - Et ça continue...

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     Gigue
    - Thomas vient le récupérer.
    - Sa défection a fait du vilain.
    - Max le suit en emportant son Flaubert.
    - Les Russes sont tout proches.
    - La voiture conduite par Piontek pile devant un char.
    - Ils y échappent de justesse.
    - Les chars russes écrabouillent tout sur leur passage (p.844).
    - Le trio s’échappe à pied dans les campagnes.
    - Pagaille générale.
    - Toutes ces pages sont d’une puissance d’évocation formidable. On se rappelle la fuite de Nord, chez Céline.
    - Tombent sur des Français de la division Charlemagne.
    - Traversent une rivière.
    - L’éducation sentimentale en est toute trempée…
    - Traversent des villages dévastés plein de cadavres.
    - Max se laisse guider par Thomas.
    - Scène terrible de l’église.
    - Un vieillard en uniforme de Junker joue L’art de la fugue.
    - « Ils peuvent tout détruire, mais pas ça », dit-il.
    - Quand il en a fini. Max, fou de rage d’entendre ici la musique qu’il préfère, lui tire une balle dans la tête. (p.855)
    - Thomas n’y comprend rien.
    - Après une nuit à dormir dehors, se font réveiller par une horde d’enfants en armes.
    - Piontek les engueule.
    - Ils le massacrent.
    - Traitent Thomas et Max de déserteurs. Se sont constitués en armée. Des orphelins Volksdeutschen.
    - Thomas leur explique qu’il va appeler Hitler.
    - Ils lui donnent un téléphone.
    - Thomas les berne. Ils s’apaisent.
    - Ensuite la horde attaque des Russes (p.862). De vrais sauvages.
    - On passe l’Oder dans des conditions épiques.
    - Puis on se retrouve à Berlin.
    - Où la vie reprend.
    - Fuite en avant dans les fêtes. Max se fait draguer par un Roumain louche.
    - Qu’il assassine un peu plus tard dans les chiottes de l’hôtel.
    - « Des loups frappés de rage s’entre-dévorent ».
    - L’étau se resserre sur Berlin.
    - Les rats quittent le navire; Thomas évacue ses parents en Autriche.
    - Terribles bombardements.
    - Max est convoqué avec Thomas dans le bunker du Führer pour y être décoré.
    - Dédale souterrain à moitié inondé.
    - Se retrouvent dans une salle où Hitler paraît.
    - Tremblotant et hagard.
    - La séance commence.
    - Max voit le Führer approcher.
    - De près, lui remarque un nez difforme qu’il n’imaginait pas, « large et mal proportionné ».
    - « C’était clairement un nez slave ou bohémien, presque mongolo-ostique »…
    - Quand Hitler est devant lui, d’un geste fou, Max pince le nez du Führer.
    - Scandale et confusion.
    - On le bat et l’emmène. Au cachot avec un certain Fegelein, qui n’est autre que le beau-frère d’Eva Braun, promis à l’exécution pour trahison.
    - Le lendemain, à la faveur de son transfert en voiture, il profite d’une explosion pour s’échapper.
    - S’enfonce dans une bouche de métro. Suit les voies inondées et qui v’là qui l’attendent : Clemens et Weser !
    - Scène grandiose (pp.886-888) où les flics lui racontent par le menu ce qui s’est passé à Antibes. Mais au moment où ils vont rendre justice, les Russes attaquent.
    - Max s’échappe une nouvelle fois.
    - Parvient à gagner le bureau de Mandelbrod et Leland, qui ont liquidé toutes leurs femmes et s’apprêtent à gagner Moscou ou Staline va continuer la « guerre ontologique ».
    - Max les traite de fou et se casse.
    - Se retrouve au zoo, où il tombe sur un gorille trucidé à la baïonnette. « Ses yeux ouverts, ses énormes mains me parurent effroyablement humains ».
    - Mais v’là que Clemens le rattrape. Qui cette fois va vraiment rendre justice.
    - Mais Thomas surgit à son tour et liquide le flic.
    - « Une fois encore, il était moins une »…
    - Entre Céline et Tintin ou James Bond…
    - Thomas découvre, dans les poches de Clemens, une fortune en billet de banque.
    - Or Max, ingrat mais prévoyant, fracasse la tête de son ami et s’empare de ses papiers d’identité et de son costume volés à un ouvrier français du STO.
    - C’est ainsi qu’il gagnera la France…
    - Les Russes ont disparu entretemps.
    - Passent un petit éléphant, trois chimpanzés et un ocelot.
    - « J’étais triste, mais sans trop savoir pourquoi. Je ressentais d’un coup tout le poids du passé, de la douleur de la vie et de la mémoire inaltérable, je restais seul avec l’hippopotame agonisant, quelques autruches et les cadavres, seul avec le temps et la tristesse et la peine du souvenir, la cruauté de mon existence et de ma mort encore à venir. Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace.
    - Fin des Bienveillantes de Jonathan Littell. Très grand roman cathartique sans égal dans la littérature mondiale des nouvelles générations. Rien lu d’aussi fort depuis Vie et destin de Vassili Grossman, Le Temps du Mal de Dobrica Cosic ou les romans d’Aleksandar Tisma. Un livre inspiré, dérangeant, parfois saturé, insoutenable, immonde, mais envoûtant de part en part et d’une saisissante cohérence.

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  • Justice rendue à Jonathan Littell

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    Une lecture magistrale des Bienveillantes, signée Georges Nivat

    Le jour même de l'attribution du Goncourt, le quotidien romand Le Temps publiait cet article, le premier vraiment à la hauteur de son objet.

    « Ce livre vous prend à la gorge, à la tête, aux tripes, son écriture vous emporte comme une houle énorme », écrit Georges Nivat, « depuis longtemps la langue française n'avait reçu cargaison aussi lourde, aussi troublante. Ce n'est pas une révolution dans l'écriture, c'est une révolution dans le fret fictionnel; une nef chargée de tant d'histoire, de nuit, de sang, de pulsions, nos ports n'en avaient plus reçu depuis longtemps. »
    Soulignant le fait qu’aujourd’hui, en littérature, c’est ailleurs qu’on va chercher des œuvres de cette ambition et de cette envergure, et notamment chez le Russes, Nivat se plaît à reconnaître que « l'armateur du navire est la langue française, le boucanier un Américain domicilié à Barcelone, alors que la mer qu'il laboure est le fleuve humain, dans son immensité ».
    Et d’établir une relation immédiate entre Les Bienveillantes et l’auteur de Vie et destin ou encore Dostoïevski pour l’approche qui y est faite du Mal.
    Au « tout passe » de Vassili Grossman, « les monceaux d'affamés crevant sur les routes, les filles éventrées, les salopards vides d'humanité... », Nivat répond à travers Littell que non : « que ça ne «passe» pas, ça remonte comme un déglutis venu du fond de la panse infernale. » Et d’ajouter à propos de l’auteur des Démons : « Dostoïevski, présent en filigrane dans Les Bienveillantes, se posait déjà la question: le bourreau et la victime sont-ils de la même engeance, sont-ils interchangeables? y a-t-il en moi du bourreau comme il y a du fiel et de la lymphe? »
    Ensuite, et ceux qui voudraient limiter Les Bienveillantes aux dimensions d’un pavé documentaire réaliste à prétention historique le prendront pour eux, Georges Nivat écrit que « la réponse de cet immense et violent roman qu'on pourrait définir «délire historique» est que ça ne passe pas, c'est déjà là, depuis toujours, depuis les Atrides, depuis Œdipe, depuis le premier viol. Et c'est là parce qu'il y a dans l'homme un énorme et monstrueux inceste permanent, une fornication démente de la raison et de l'animalité. »
    Personne à ma connaissance, n’a donné un si juste aperçu de l’accointance de la psychopathologie de Max Aue et du projet nazi, à savoir de l'intime et de la meute : «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l'autre. »
    Eclairant également: le rapport que Nivat établit entre les grands témoins des camps, d’Auschwitz à la Kolyma, et le travail de Littell, les uns n’excluant pas l’autre : « Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg. Notre plus fiable rempart, c'était La Nuit d'Elie Wiesel, Le Dernier des Justes de Schwartz-Bart, Etre sans destin de Kertesz, c'était plus encore les grandes cathédrales d'écriture salvatrice: L'Archipel du goulag de Soljenitsyne, Vie et Destin de Grossman. C'étaient eux qui avaient élevé les digues, et même le persifleur de l'extrême qu'est Chalamov, en définitive, sauvait une part de l'humanité - malgré les âmes gelant plus vite qu'un crachat, malgré les crevards «joués» au trictrac par les truands. Grossman avait décrit l'enfer inhumain de l'épouvantable bataille de Stalingrad, mais il avait su y loger «l'îlot de la maison N°6», les deux jeunes gens à qui le commissaire attribuait une heure de bonheur amoureux avant la mort inéluctable. L'amour existait encore, l'humain était sauvable, à dose homéopathique du moins ».
    Georges Nivat, traducteur de Biély et de Soljenitsyne, entre autres multiples travaux référentiels, est bien placé pour évaluer les résonances « russes » des Bienveillantes, que j’avais signalées par ailleurs dans la fin du chapitre consacré à Stalingrad, m’évoquant le Boulgakov du Maître et Marguerite : « L'auteur des Bienveillantes connaît très bien la littérature russe, et semble jouer avec elle, il joue à lui faire écho, mais un écho ravageur. Sa petite musique (le roman est divisé en mouvements musicaux) lentement balaie le grand fleuve humain comme un ruisselet d'immondices. Toute la littérature russe est retournée comme ce lapin écorché entre toccata, allemande et gigue: les plus grandes scènes de Grossman, les voilà rejouées de l'autre côté, du côté des SS, avec les Aktionen spéciales, les humains poussés à la fosse putride où la plus grande preuve de compassion pour les frères humains est d'entrer dans le sang et la merde jusqu'aux genoux pour donner le coup de grâce à une fillette. Et la grande scène de Grossman entre Mostovskoy et le chef du camp nazi où il se retrouve prisonnier, cette envolée oratoire du nazi qui dit au bolchevique: «Même si nous périssons, nous savons que vous achèverez la tâche qui est la nôtre», la voici reprise, mais à une échelle gigantesque, comme si toute cette marée d'excréments et de misère qui ne porte plus de nom unissait les deux fleuves de l'histoire du XXe siècle.

    Autre rapprochement saisissant, entre la figure d’Hitler et celle d'un rabbin, que Littell ose à travers les yeux de son protagoniste – et seuls les doctrinaires bornés verront du sacrilège dans cette fantasmagorie: « Le narrateur, l'Obersturmführer Dr Aue, voit en rêve Hitler portant un châle de prière, dialogue avec le commissaire fait prisonnier en lui disant suavement: «Au fond nous récusons ensemble l'homo economicus», refait cette grande plaidoirie sur les deux peuples élus qui s'excluent l'un l'autre, plaidoirie que George Steiner avait déjà mise dans la bouche de son Hitler fait prisonnier par le commando israélien au fin fond de la forêt amazonienne.

    Aue serait-il, comme il le prétend, le bourreau ordinaire, celui dont l'historien américain Daniel Goldhagen a fait le portrait dans ses Bourreaux volontaires de Hitler? Pas tout à fait, car Aue, homme distingué, mélomane qui souffre de n'avoir pas appris à jouer du piano, lecteur de Blanchot (lit-il L'Ecriture du désastre dans sa retraite de survivant caché dans le grand «fleuve humain»?), ami de Brasillach et de Rebatet, Européen en somme, mais revenu à ses origines volkisch, fils d'un père allemand qui a fait la première guerre en bourreau animal, et d'une mère française remariée qu'il hait, Aue donc prend ses distances, accompagne d'objections «réalistes» la démence de la Solution finale, organise des panels scientifiques grotesques pour déterminer si les Bergjuden du Caucase sont juifs de sang ou de culture, lit Lermontov, visite les lieux où le poète se fit tuer en duel par Martynov, cite Augustin s'étonnant que Jérôme pratique la lecture silencieuse, mais cette distance n'est qu'une mise en scène. En définitive le grand secret, c'est l'adéquation de la gigantesque orgie de sang à son propre chaos primaire intérieur: en lui est la maison des Atrides, comme elle est aussi dans le prince des Démons de Dostoïevski, Stavroguine. »
    J’y ai souvent pensé en lisant Les Bienveillantes : qu’il y avait du démon dostoïevskien chez Max Aue. Mais Littell ne parvient pas, pour autant à nous communiquer l’horreur et la terreur physique que provoque Stavroguine dès sa première apparition.
    medium_dostoievski3.jpgGeorges Nivat note cependant que « Stavroguine aussi est impuissant, Stavroguine aussi est un sadique impubère, Stavroguine aussi monte au grenier pour se pendre, quittant la gravité qui fait pencher les humains et surtout les femmes gravides vers la terre. Aue monte au grenier du superbe manoir poméranien de son beau-frère, et voit dans un délire onirique sa sœur-jumelle-épouse, avec qui il a forniqué au sortir clandestin de leur enfance ».
    Ces rapprochements sont importants, car ils nous ramènent dans les sphères mythiques de la grande littérature. J’avoue n’avoir pas assez perçu cet aspect, dans les passages consacrés à la dérive psychopathologique de Mac Aue, mais l’éclairage de Georges Nivat est essentiel à cet égard : « Dans un maelström de sadisme, d'onanisme délirant, il s'accouple à nouveau, puis monte au grenier et mime sa pendaison. Mime seulement, car il n'est pas Stavroguine, il est l'enfant-monstre sommeillant dans chaque homme. Comme Le Pavillon des cancéreux, le roman s'achève au zoo, pas celui de Tachkent, celui de Berlin en flammes, où les abris antiaériens sont des cloaques de merde et de cadavres, où l'hippopotame flotte dans un déluge de fin du monde, et, devenu gorille, Aue s'empare d'un barreau de cage pour fracasser son seul ami, Thomas, le boute-en-train SS qui l'a extrait de son delirium. Non, la Götterdämmerung n'est pas pour lui, il ne suivra pas son Führer. Dans le bunker déjà à demi noyé, un Hitler sénile et tremblant décore quelques SS méritants, et lorsqu'il arrive devant Aue, celui-ci, comme Stavroguine dans le salon du gouverneur, le pince au nez. Dès lors le film s'accélère, prend des allures de plus en plus grotesques et kitsch, avant de s'achever au zoo.
    Là encore : tilt ! La scène du nez pincé, illustrant aussi le côté fantastique du roman, pourrait sembler grotesque aux yeux d’un historien en pantoufles, alors que le lien établi entre Aue et Stavroguine par Georges Nivat jette une lumière nouvelle sur cet extravagant passage du bunker : « Stavroguine est porteur d'une croix, c'est ce que veut dire son nom. Aue est un monstre ordinaire comme le crapaud de Nabokov dans Bend Sinister. Il sombre dans un univers excrémentiel onirique, tuant sa mère et son père de substitution, devant les jumeaux dus à la fornication clandestine de sa sœur jumelle, étranglant sauvagement un vieillard qui joue du Bach dans cette latrine de déréliction qu'est devenu le Reich. Le mal existe encore pour Stavroguine, le chef des démons, mais il n'existe plus pour Aue, il n'a plus aucune consistance. «L'inhumain, excusez-moi, ça n'existe pas, il n'y a que l'humain et encore l'humain.» L'inhumain n'est que l'effet de la persistance diabolique et obstinée de l'humain dans l'homme: Baby Yar, Sobibor, Maïdanek, l'Aktion hongroise extorquée à Horthy, la faveur de Himmler, l'enfer inconcevable de Stalingrad, rien ne «passe», parce que tout est dicté par les Erinyes, ces Euménides, ou encore Bienveillantes qui, comme des chiennes, dévorent le sein de la jeune fille pendue à Kharkov."
    Sur quoi Georges Nivat explicite mieux encore les connotatons du titre du roman de Jonathan Littell : « Que veulent dire ces Erinyes, autrement dit ces déesses de la Vengeance? Littell nous l'explique: les Grecs n'attribuaient aucune circonstance atténuante au meurtrier du fait que son crime était dû au hasard: Œdipe ne reconnaissait pas son père, peu importe! Et ce code judiciaire grec est au fond le plus juste, il condamne l'Allemagne entière, et, en un autre sens, il la disculpe puisque c'était ainsi."
    Enfin, conclusion magistrale, et renvoyant à leurs petits cabinets les pseudo-spécialistes ramenant le roman à un pensum néoclassique, Georges Nivat en montre au contraire la nouveauté (non de style mais de « fret) et la portée réelle : « Les sadiques en tout genre que côtoie l'Obersturmführer Aue sont de pauvres types, telle est notre Dikè! Et le roman, en un sens, contredit tout le «récit» historique construit depuis ce Crépuscule des dieux hitlérien. On a créé un «imaginaire historique» cohérent, sans voir que sa cohérence était ailleurs: dans l'inceste fondamental, celui qui noue ensemble la folie et la raison, le sexe et la mort. Toutes les utopies sont incestueuses, comme celle des martiens de Burroughs, qui donne lieu à une note qu'envoie Aue à Himmler, ou celle de Hobbes, ou le zoo humain inventé par Hans Frank.
    « Le matricide dans la villa d'Antibes est bien plus en accord avec le déchaînement de bestialité infantile que décrit ce roman effrayant, à l'humour vitriolaire, où les taches de lumière creusées par la torche du narrateur créent une épouvante insidieuse, visqueuse, «indétachable» comme un vêtement souillé et puant. Les petits énormes crânes des morts vifs du peintre Music murmurent «Nous ne sommes pas les derniers», le bourreau de la maison des Atrides européenne, murmure aussi: «Nous ne sommes pas les derniers.»

    La version intégrale de cet article de Georges Nivat a paru dans Le Temps en date du 11 novembre 2006. (www.letemps.ch) . Dans le même quotidien, signalons également l’entretien réalisé par Isabelle Rüf avec Jonathan Littell.
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  • Un regard insoutenable

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    De Truman Capote à Jonathan Littell

    La scène la plus forte, et la plus émouvante aussi, du film récent consacré à Truman Capote, est celle où l’on voit l’écrivain obtenir enfin, après des années de présence et d’écoute, l’aveu de Perry Smith, l’un des deux tueurs, sur ce qui se passa réellement, d’instant en instant, durant la nuit où lui et son acolyte massacrèrent quatre innocents pour les dépouiller de moins de 50 dollars.
    Perry Smith, métis de mère indienne, est celui des deux tueurs qui avait la plus riche sensibilité et le moins de raisons de tuer les Clutter. Or c’est bien lui qui les a égorgés et fusillés, comme il le détaille à Truman, après avoir décidé de les laisser tranquilles tandis que son acolyte, le très primaire et très écervelé Richard, cherchait partout les 10.000 dollars supposés planqués dans la ferme de Clutter. Et ce que Perry précise, c’est que c’est le regard du père, en lequel il a identifié un homme gentil plus que le riche fermier qu’on lui avait décrit, ce regard d’honnête homme appelant la pitié, ce regard qu’il n’a jamais vu à son propre père, qui l’a soudain affolé et l’a fait basculer dans la panique et la folie meurtrière.
    Cette confrontation avec l’insoutenable regard de l’innocence, Max Aue, protagoniste des Bienveillantes de Jonathan Littell,  l’a observée et vécue personnellement au fil des « actions » auxquelles il a participé, où il a vu des pères de famille, des jeunes gens cultivés et délicats autant que lui, des officiers et des soldats ordinaires « péter les plombs » et devenir des brutes sanguinaires en voyant simplement cela: ces hommes nus et ces femmes sans défense, cette jeune fille que Max exécute soudain ou ces enfants qu’on éventre pour ne plus endurer leurs pleurs…
    Reprocher à Jonathan Littell de se complaire dans ces scènes me semble aussi injuste et vain que tous les reproches adressés à Truman Capote, invoquant le penchant de celui-ci pour Perry Smith ou le rôle qu’il a joué dans les recours et les sursis préludant à l'exécution des deux tueurs. Capote en a –t-il pincé pour Perry Smith, qui était beau et avait eu une enfance de misère rappelant à Truman la sienne ? C’est plausible mais ne compte guère à côté de l’extraordinaire effort de recomposition que représente De sang froid, étant entendu que l’écrivain a écouté tous les acteurs et scruté tous les détails de tout le décor. De la même façon, Jonathan Littell a ressaisi sa matière documentaire avec une prodigieuse minutie et un souci de faire parler les faits qui rappelle le « roman-vérité » selon Truman Capote. Littell n’est pas pour autant « le nouveau Capote », pas plus que son livre ne s’apparente aux Maudits de Visconti ou à La guerre et le paix de Tolstoï.
    Son livre se suffit à lui-même, dont il ne faut parler, une fois pour toutes, qu’après l’avoir vraiment lu: telle étant aussi bien la lecture-vérité…

  • Quel esthétisme nazi ?

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    Sur la prétendue complaisance de Jonathan Littell

    D’aucuns, entre autres comparaisons aventurées, ont rapproché Les Bienveillantes des Damnés de Luchino Visconti, et voici qu’un jugement se répand selon lequel Jonathan Littell contribuerait, avec son roman, à une esthétisation du nazisme tel qu’un autre film, Portier de nuit de Liliana Cavani, l’a indéniablement inscrit dans notre mémoire visuelle.
    Je viens pour ma part de revoir Les Damnés, film admirable au demeurant et qui joue, à l’évidence, sur la fascination esthétique qu’ont pu exercer la dramaturgie et les images du nazisme. La scène fameuse de la Nuit des longs couteaux, d’un érotisme à la fois glamour et glauque qui finit dans le mélange du foutre et du sang, reste emblématique à cet égard, autant que les figures du SS blond Aschbach et de l’androgyne Helmut Berger. Pour autant, cette esthétisation évidente du paganisme noir du nazisme ne se réduit pas à une apologie qu’en ferait Visconti, mais c’est là un autre débat.
    Ce qui est sûr à mes yeux, c’est que l’esthétique du film n’a strictement rien à voir, mais rien, avec celle des Bienveillantes, dont pas une page ne marque la moindre exaltation lyrique des figures du nazisme. Or un autre rapprochement me semble bien plus pertinent que celui-là, et c’est celui qu’il faut faire avec Pompes funèbres de Jean Genet, qui est ni plus ni moins que l’apothéose de la représentation érotico-poétique du nazisme en littérature. Du début à la fin de Pompes funèbres, d’une écriture somptueuse qui n’a rien à voir avec celle de Littell (lequel a d’ailleurs traduit Genet, sauf erreur), l’on pourrait dire que tout bande pour les figures idolâtres essentiellement phalliques du nazisme. Le texte bande, si l’on peut dire, pour le drapeau et la moto, les bottes et les casques, ainsi de suite. Qu’ils soient Boches enculeurs ou miliciens enculés (pardon pour ces termes mais Genet ne fait pas dans l’euphémisme verbal plus que Littell), les personnages de Genet participent d’un cérémonial érotique et guerrier dont les emblèmes du nazisme exaltent une fascination constante, vouée à l’exaltation de la trahison et à la mort. Mais rien, absolument rien de cela ne se retrouve dans Les Bienveillantes. Max Aue lui-même - qui n’est pas Littell faut-il le rappeler ? – ne « bande » jamais pour aucun de ces emblèmes esthétiques. D’ailleurs ce n’est guère un visuel de culture. Son goût le plus intime est essentiellement littéraire et musical, du côté de Bach et de Couperin, Rameau ou Monteverdi. A Wagner, dont l’esthétique est évidemment plus proche des pompes nazies que celle du Cantor, seul Rebatet le fasciste, indiscutablement fasciné par la brute barbare, fait allusion en passant.
    Dans les grandes largeurs, enfin, rien ne permet formellement d’établir la fascination du romancier lui-même pour l’esthétisme nazi, ni moins encore de prétendre que son livre en est imprégné.
    L’érotisme de Max Aue n’est jamais esthétisé : il est ce qu’il est, vertigineusement pulsionnel et visqueux. Aucun des personnages du roman n’est stylisé de manière flatteuse ou équivoque. Aucune des scènes du roman ne relève de la mise en scène d’un Visconti ou du trouble panique d’un Genet. Les Bienveillantes ne procèdent pas par fascination, au sens où l’on trouverait une beauté diabolique à l’horreur, mais par sidération. S’il y a de la beauté éparse dans le roman, elle n’est jamais liée au nazisme lui-même ou à ses figures. C’est une vision lointaine et fugace des crêtes du Caucase, le sourire d’un vieux Juif accueillant la mort en toute sérénité, ou les gestes d’une femme qui nous rappelle que la compassion existe jusque dans ces enfers. Littell ne vise jamais à édulcorer ceux-ci. Ce roman n’acclimate en aucun cas le nazisme mais nous traverse comme le pire cauchemar qui soit. Le sentiment dominant qui émane des Bienveillantes est une tristesse indicible…

  • Littell Big Goncourt

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    Consécration méritée de Jonathan Littell, pour Les Bienveillantes.

    C’est à Jonathan Littell qu’a été décerné le prix Goncourt 2006 pour Les Bienveillantes (Gallimard), roman considéré comme l’événement de la rentrée littéraire, vendu à plus de 250.000 exemplaires et déjà récompensé par le Grand Prix du roman de l’Académie française. Atypiques sur la scène littéraire française actuelle, l’auteur et son ouvrage rappellent l’apparition d’André Schwartz-Bart avec Le dernier des justes, Goncourt 1969. De fait, avant d’être un voyage au bout de la nuit du nazisme accompli par un officier SS d’une lucidité monstrueuse, Les Bienveillantes est un acte humain qui échappe à la littérature, témoignant de l’immense effort d’un jeune Juif américain (39 ans) pour éclairer l’une des périodes les plus déshonorantes de l’histoire de l’humanité. Sans être, du tout, un roman de plus « sur » la Shoah, Les Bienveillantes est une fresque romanesque de 900 pages truffée de personnages incarnés et de situations « pour mémoire ». De l’intérieur, le livre ressaisit la dérive d’un homme intelligent et hypersensible, cultivé, certes très névrosé mais pas plus que tant d’autres, qui se laisse entraîner dans l’industrie de l’extermination par soumission à l’idéologie de la race supérieure.
    Un auteur « de terrain »
    Des années durant, après avoir accumulé, sur tous les fronts de l’aide humanitaire, une expérience des situations-limites qui le distingue du littérateur ordinaire, Jonathan Littell a réuni une documentation monumentale sur les opérations parallèles de la Wehrmacht et des unités SS (la conquête militaire pour l’une, l’extermination pour les autres) sur les fronts de l’Ukraine et du Caucase, jusqu’à l’enfer de Stalingrad, les camps de la mort et l’effondrement du Reich. Les Bienveillantes n’est pas pour autant qu’un récit documentaire: c’est un vrai roman oscillant entre hyperréalisme et baroque onirique, grands débats et fantasmes morbides, où le lecteur se trouve interrogé, bousculé, parfois choqué à chaque page.

     medium_Littell2.6.jpgUn grand livre

    L’attribution du prix Goncourt 2006 à un roman qui a déjà été vendu à plus de 250.000 exemplaires, et qu’a récemment couronné le Grand Prix du Roman de l’Académie française, est-elle justifiée ? Ne peut-on penser, comme lorsque L’Amant de Marguerite Duras fut « goncourtisé », alors qu’il caracolait en tête des listes de ventes, que les jurés du Goncourt auront fait preuve d’opportunisme en « récupérant » le succès phénoménal d’un auteur se disant par ailleurs indifférent aux vanités littéraires ?

    Peu importe à vrai dire, puisque Les Bienveillantes est un grand livre. Dans la liste des ouvrages consacrés par le Goncourt depuis 1903, le roman de Littell fait certes figure de « monstre », peut-être moins « pur » ou « parfait », littérairement parlant, qu’A l’ombre des jeunes filles en fleurs de Proust, La condition humaine de Malraux ou Le roi des Aulnes de Tournier, mais incarnant l’honneur de la littérature avec autant de force que ceux-là. Le public l’a reconnu, et c’est déjà prodigieux, s’agissant d’un livre si exigeant. Peut-être Jonathan Littell retournera-t-il à l’action humanitaire après cela ? Qu’importe là encore, puisqu’il laisse, avec Les Bienveillantes, un livre qui fera date dans la mémoire des hommes.

    Cet article a pru dans l'édition de 24Heures du 7 novembre 2006.

  • Claude Lanzmann "scie" Les Bienveillantes

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    La Shoah est-elle une chasse gardée ?

    Elle est bien vilaine, bien inélégante vraiment, la façon de Claude Lanzmann de dénigrer Les bienveillantes de Jonathan Littell, comme si le succès de ce livre devait l’inquiéter…
    En lisant l’extrait de ses propos recueillis par Marie-France Etchegoin dans la dernière livraison du Nouvel Observateur (« Une documentation impeccable mais… »), m’est revenu le souvenir du Professeur Schwartzenberg téléphonant un soir à une jeune confrère écrivain-médecin (Christian Lehmann) qui avait osé s’exprimer à la TV sur le cancer pour lui lancer : « Le cancer à la TV, c’est moi ! »
    Claude Lanzmann déclare notamment, dans le Nouvel Obs’ , qu’il n’y a en somme que deux personnes au monde qui peuvent comprendre Les Bienveillantes : lui et Raul Hilberg, l’auteur de La destruction des juifs d’Europe. S’il reconnaît le travail monumental de Jonathan Littell, Lanzmann insinue, en se contredisant lourdement d’ailleurs, que ce livre n’est pas vraiment « incarné », tout en récusant le droit du romancier à peindre un personnage couturé de complexes et de perversions. Comme si les diarrhées de Max Aue, ses phobies et ses goûts sexuels risquaient de distraire l’attention du lecteur ! A en croire Lanzmann, ce livre serait trop difficile à lire, et surtout, surtout, le fait qu’il soit lu par tant de gens (plus de 120.000 lecteurs après trois semaines…) risque également d'aboutir à une mauvaise lecture… Passons sur les détails : si la mauvaise foi de Lanzmann est moins crasse et futile que celle d’un Angelo Rinaldi, elle est plus attristante pour ceux qui, comme Jonathan Littell lui-même, qui a été bien plus loyal à son égard en reconnaissant sa dette envers le film, ont été marqués par Shoah.
    Est-ce à dire que Les Bienveillantes soit le chef-d’œuvre absolu qu’il s’agit de célébrer à genoux sans oser la moindre critique ? Nullement. Il est vrai que ce livre exige un grand effort de lecture. Vrai aussi que le protagoniste n’est pas un compagnon de route des plus gais. Vrai surtout que cette plongée progressive dans le Mal est une épreuve à la fois nerveuse et physique, mais qui me semble absolument pure de toute complaisance et de toute fascination.
    Or c’est là que Claude Lanzmann est le plus injuste envers Jonathan Littell : en laissant croire que le romancier est fasciné par son personnage et qu’il se délecte de son abjection. C’est bas. C’est très bas, Monsieur Lanzmann, et les lecteurs de bonne foi apprécireont…
    Les Bienveillantes, au demeurant, ne traite pas que de la Shoah. Contrairement à ce que d’aucuns ont déjà conclu sans l’entrouvrir, ce n’est pas une « lamentation juive » de plus (j’emprunte l’odieuse expression à ceux qui la ressassent de plus en plus ouvertement) mais c’est un très grand livre sur le consentement universel au Mal. Ce que vit Max Aue en se soumettant à son idéologie de mort ne concerne pas, cela va sans dire, que le nazisme, même si l’industrie des sieurs Eichmann & Co aura touché à des sommets d’organisation et d’efficacité dans l'extermination – ce que Jonathan Littell montre de l’extérieur et de l’intérieur. Il est vrai, par ailleurs, qu’on aura trop vite comparé le jeune romancier à Léon Tolstoï ou à Vassili Grossman, et que la masse du livre ne « bouge » pas du tout de la même façon que celle de La Guerre et La Paix ou que Vie et destin. Vrai aussi qu'il n'a pas leur amplitude artistique. Mais lui-même est le premier à récuser ces comparaisons hâtives, voire publicitaires, disons: médiatiques.

    Alors quoi ? Alors rien : lisez Les Bienveillantes, foutez-vous de la rumeur et jugez par vous-même. Pour ma part, je n’ai rien lu cettte rentrée de plus sérieux, de plus bouleversant, de plus réellement nécessaire que ce livre, comme on a pu le dire, et là encore la comparaison a ses limites, de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne.

  • Jonathan Littell controversé

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    Suite au débat sur Les Bienveillantes

    Pour nourrir un double débat historique et littéraire, Libération a publié, le lendemain de l’attribution du Prix Goncourt à Jonathan Littell, trois interventions assez nuancées mais dont les principaux arguments négatifs, à mes yeux, relèvent tout de même du procès d’intention. Une fois de plus, comme avec Claude Lanzmann et Peter Schöttler, on a l’impression que ses détracteurs cherchent noises au roman pour des raisons qui ont peu à voir avec son contenu ou sa forme.
    Cette impression est dominante dans les propos de l’agrégé et docteur en histoire Christian Ingrao, qui estime « parfaitement légitime que la fiction s'empare d'un sujet pareil » avant de reprocher à Littell de «rater l'émotion nazie, moteur du passage à l'acte. » Pour étayer cette affirmation, l’historien fait part de son expérience personnelle : « J'ai fait ma thèse exactement sur le même sujet, ces intellectuels nazis du service de renseignements SS, qui ont pris les armes, ont tué des femmes, des enfants. Ce qui fait passer ces hommes à l'acte, c'est l'angoisse et la haine. C'est aussi la ferveur, l'utopie, dans laquelle l'extermination des Juifs est la condition sine qua non pour la germanisation des territoires occupés : ils pensent : "C'est eux ou nous" ; ils pensent aussi : "Il faut les tuer pour créer notre rêve." Cette ferveur, qu'on sent dans les moments d'effondrement des stratégies de défense, au cours des instructions et des procès des responsables nazis, on ne la voit malheureusement jamais dans Les Bienveillantes . »
    Avons-nous vraiment lu le même livre ? On peut se le demander en se rappelant la profusion de situations détaillées, dans les premières deux cents pages du livre, qui impliquent le passage à l’acte de tous ces officiers et ces soldats observés par Max Aue, oscillant précisément entre l’angoisse et la haine, le suicide parfois ou les crises d’hystérie meurtrière. La foi en la supériorité du Volk allemand et l’utopie du nouveau monde à construire contre l’URSS sont deux éléments fondamentaux qui reviennent sans cesse dans les propos de Max Aue et de ses interlocuteurs. Le « eux ou nous » est également l’excuse récurrente. Dire qu’on ne voit jamais cela dans Les Bienveillantes est proprement incroyable, à moins d’avoir survolé le livre en « spécialiste » trop sûr de son fait. Or ledit spécialiste y va tout de même de son satisfecit magistral : « Jonathan Littell a vraiment très bien travaillé, même s'il y a des sources qu'il n'a pas consultées. Il a réussi la vie intime de son personnage, pas l'émotion collective. » Faux : même si Max Aue n’est évidemment pas l'incarnation de la collectivité militaire ou civile (!), il produit d’innombrables observations sur les souffrances des victimes, les engouements des chefs de guerre et de leurs cadres, ainsi de suite. Cela avec plus de curiosité lucide que de compassion : mais c’est la logique même du personnage, nihiliste froid.

    Deux objections mieux fondées
    Après d’autres considérations, Christian Ingrao fait deux remarques qui me semblent en revanche beaucoup mieux fondées : «Le personnage traverse toute la guerre, voit tout, et ce n'est pas possible. » De fait, il y a là un problème de vraisemblance romanesque, et c’est la limite du passage au roman de la masse documentaire réunie par Littell. Ce que l’auteur voulait « traiter » supposait que son personnage, comme Julien Sorel, galope d’Ukraine au Caucase et de Stalingrad à Parus via Berlin, et c’est vrai que ça fait beaucoup. L’auteur l’a cependant dit une fois : plus qu’un personnage de roman, Max Aue est à ses yeux une figure. Pour ma part, je réserverais mes plus fortes réserves à la complexion psychologique du protagoniste, dont la pathologie me paraît parfois « téléphonée ». N’empêche : il existe, et la matière qu’il brasse est tellement riche et intéressante qu'on le passe à l’auteur…
    Autre remarque justifiée de l’historien enfin : « On sent aussi parfois, au détour de certaines phrases, des articles scientifiques moins bien digérés que les sources consultées ». Oui, c'est vrai, sur ces 900 pages il y a quelques tunnels...

    L’ère du bourreau ?
    Denis Peschanski, lui aussi historien, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, se montre moins sévère à l’égard des Bienveillantes et s’interroge, surtout, sur les raisons du succès de ce livre. Fascination morbide ou élargissement de l’intérêt des victimes aux bourreaux ?
    «Comme lecteur, je trouve que c'est un bon livre, bien écrit. Comme historien, ce qui me semble étonnant, c'est de voir des collègues s'exprimer sur le rapport à la vérité, alors qu'il s'agit d'abord de littérature, et on ne fait pas de littérature avec les bons sentiments. Comme historien toujours, deux choses m'intéressent. D'abord, je constate qu'il y a eu un gros effort de préparation du dossier avant la phase d'écriture du roman. Ensuite, je m'interroge sur la signification de ce succès, qui a commencé bien avant l'attribution du prix de l'Académie française et du Goncourt. S'agit-il du temps long d'une fascination récurrente pour la barbarie ? S'agit-il du temps long d'une passion française pour la Seconde Guerre mondiale ? Ou bien ce livre et son succès sont-ils révélateurs d'un changement de registre mémoriel ?
    «Pour aller au plus simple, au lendemain de la guerre, c'était le moment du résistant ; dans les années 80, on est passé dans l'ère de la victime. Et depuis deux ou trois ans on voit d'un côté une concurrence des victimes, avec une multiplication des porteurs de mémoire au nom de la victimisation, et, de l'autre, une certaine saturation de l'opinion. Ce qui fait qu'on peut se demander si le succès de cet ouvrage, au-delà de tout jugement sur sa qualité littéraire, n'ouvre pas un autre registre mémoriel. Entre-t-on dans l'ère du bourreau ? Assiste-t-on à une diversification des genres : on parle de la victime, mais aussi du bourreau, du spectateur ? Ou bien est-ce une clôture sur une autre figure, la figure du bourreau ?
    «L'enjeu est important, mais je ne peux pas donner de jugement définitif sur ce point. Quoi qu'il en soit, je ne suis pas convaincu qu'on ait beaucoup à gagner en sacralisant certains événements et en interdisant certaines formes d'expression sur ces événements, en l'occurrence la Shoah.»

    Littérature, littérature…
    Quant à Bruno Blanckeman, professeur de littérature, c’est sur le plan de la forme et de l’écriture qu’il attaque Les Bienveillantes en déclarant d’emblée que « ce roman est très académique ». Et de comparer, sans ciller le roman de Jonathan Littell à Dans la foule de Laurent Mauvignier, qu’il donne pour novateur alors que Les Bienveillantes relèveraient du néoclassicisme.
    Cela est-il bien sérieux ? Quels sens peut-il y avoir de comparer une fresque romanesque de 900 pages et un roman tout à fait estimable et original, certes, mais dont l’enjeu éthique, historique et philosophique n’est en rien comparable avec celui des Bienveillantes.
    Il est vrai que l’écriture de Littell ne procède pas d’une recherche stylistique particulière, au sens de la « petite musique » personnelle d’un Céline ou d’un Proust, voire d’un Mauvignier… Mais à quoi rime ce terme de « néoclassique » ? Classique peut-être, au sens le plus trivial d’une phrase claire. Mais allez-y voir de plus près, cher prof : avez-vous détaillé cette économie du dialogue, avez-vous observé les glissements progressifs du réel au fantasmagorique, au point qu’on ne sait si certaines scènes (à Antibes, à Stalingrad) relèvent de la réalité ou du délire, n’avez-vous pas remarqué les changements de registres, de l’expressionnisme au baroque, selon les chapitres. Néoclassique vraiment ? Académique vraiment ? Or tout ce qui ne procède pas, au sens des académies précisément, d'une nouveauté propre à émoustiller le lettreux, devrait être relégué dans cette catégorie désuète.  
    En fait, ce qu’on voudrait établir, comme un Yann Moix de façon plus péremptoire, qui affirme que Littell écrit « comme en 1926 », c’est que Les Bienveillantes est un livre à la forme dépassée, pour mieux l’évacuer. Or parler d’innovation formelle, à propos d’un tel livre, me paraît une sorte d’obscénité, et d'autant plus que ce livre innove bel et bien à sa façon, comme tout ouvrage de véritable écrivain. Traducteur de Jean Genet et de Maurice Blanchot, excellent connaisseur de la littérature française, Jonathan Littell pourrait n’être qu’un « écrivant » transposant, dans l’espace d’un roman, l’immense documentation qu’il a accumulée. C’est Audiberti qui distinguait l’ « écrivant », faisant un usage strictement régulier de sa langue, parfois admirable d’ailleurs (combien d’historiens ou de philosophes surclassent ainsi tant de littérateurs) et l’ « écrivain » exerçant, sur les mots, une façon de droit de cuissage et de recréation. Or dès les premières pages des Bienveillantes, Max Aue (et donc Littell lui tenant la main) devient plus qu’écrivant-chroniqueur : écrivain. Par sa puissance d’évocation, par l’imagination spatiale qu’il déploie si souvent dans les scènes qu’il reconstruit, par ses plongées oniriques et son érotisme noir, son intelligence et son savoir, sa porosité psychologique fantastique, d'autres qualités et d'autres défauts, c'est entendu,  Les Bienveillantes est un livre supérieur auquel il ne faut pas comparer n’importe quoi. S’agit-il d’en faire un culte hébété ? Nullement. Mais avant que d’en parler, lisons-le vraiment…


  • Les Bienveillantes hors de prix

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    Retour sur Allemandes II
    Le Prix Goncourt ou le Prix Renaudot vont-ils s’ajouter aujourd'hui, sur le palmarès de Jonathan Littell, au Grand Prix du roman de l’Académie Française ? A vrai dire la question me semble sans importance, même un peu déplacée à propos des Bienveillantes. La nature de ce livre échappe, de fait, à la logique des prix et même de la vie littéraire, ressortissant à un grand acte humain bien plus qu’à une performance d’écrivain, tout extraordinaire que soit celle-ci. J’y songeais en relisant les dernières pages (261 à 312) de la seconde partie des deux chapitres intitulés Allemandes, dans lesquelles on trouve un concentré saisissant de la puissance illustrative de ce roman au cours d’une scène bouleversante, un débat sur la race aux conséquences humaines immédiates qui fait aussi apparaître la rivalité féroce entre la Wehrmacht et la SS, et l’imbrication de l’idéologique et de la vérité des faits, sur fond de catastrophe militaire (les Allemands sont encerclés à Stalingrad) et de lente descente aux enfers éthiques et psychiques du protagoniste.
    Tandis que la Wehrmacht porte l’offensive sur Grozny, Max Aue est confronté à un vieillard qui s’est présenté spontanément comme Juif aux Allemands et prétend avoir le souvenir, que lui a soufflé un ange, du lieu où il va être enterré. C’est une véritable apparition que ce vieux savant, qui s’exprime en grec classique pour se faire comprendre du SS lettré, à qui il explique ses origines composites de savant chassé du Daghestan par les Russes. En somme prié de lui donner la mort, par un homme qui représente une culture ancestrale et se comporte avec une majesté évoquant un autre monde, Max s’en va au lieu prévu en compagnie d’un soldat voué à l’exécution. Cela se passe en face de la chaîne du Caucase que Max voit pour la première fois, d'une beauté lui rappelant les harmonies de Bach, dans un endroit qui semble idéal au vieillard pour y être enterré. Sa dignité lui interdit pourtant de creuser sa propre tombe. Ainsi est-ce le soldat, puis Max lui-même, qui vont le faire sous les yeux de l’exigeant personnage, lequel réclame une tombe aussi confortable que le ventre de sa mère. Or c’est en souriant que le vieux Juif meurt sous la balle de l’Allemand, que Max Aue considère en tremblant avant d’ordonner à son sbire d’enfouir le corps.
    Et que fait Max après cela ? Il se rend aux bains, desquels il sort revigoré. Et quand il rejoint au casino un officier médecin qui le trouve « en pleine forme », c’est pour remarquer qu’il se sent « renaître » après une « journée curieuse ». Or chaque fois que Max se dit renaître, nous devons comprendre qu’il fait un pas de plus dans le consentement à sa mort spirituelle. Cela requiert, de la part du lecteur, une grande attention et un grand effort de compréhension, car jamais l’auteur ne lui tend la perche. Dans la foulée, un épisode également significatif, et non moins incarné que le précédent, relate les menées d’un officier persuadé que Max entretient, avec le jeune linguiste Voss, des relations indignes d’un SS. Comme il l’a insulté devant témoins, Max le provoque en duel (on est sur les lieux de la mort de Lermontov, soit dit en passant), mais son projet est éventé et immédiatement interdit, lui inspirant la réflexion que « toute action pure » lui sera refusée. Un peu plus tard, une discussion stupéfiante se tiendra entre le jeune linguiste et Max, au cours de laquelle le très brillant Voss lui fera valoir que les dogmes racistes du nazisme ne valent pas un clou du point de vue scientifique. Ces propos pourraient lui valoir une exécution immédiate, mais Max respecte le savoir du jeune homme en admettant que son propre racisme relève de la foi plus que de la science.
    En romancier, Littell fait revivre tous ce qu’il a découvert par ses études extrêmement poussées, entre autre sur les opérations « scientifiques » conduites en marge de la conquête militaire. A ce propos, il faut lire le récit de la conférence (pp.300-310) durant laquelle le sort de milliers de montagnards prétendus juifs par les uns et non-juifs par d’autres, sera décidé, réunissant des gradés de la Wehrmacht (soucieux de ménager les peuples qu’ils vont soumettre) et leurs homologues de la SS (jaloux de leur nettoyage racial) ainsi que des experts venus de Berlin, dont une linguiste teigneuse figurant la science idéologisée la plus brutale. Dans la foulée, la haine provoquée par Max chez l’officier qui l’accuse d’homosexualité, et qui a dû s’excuser, avant que Max l’humilie plus encore au cours de la conférence en prenant le parti de la clémence, finalement victorieux - cette haine aboutit à la mutation de Max Aue à Stalingrad, préludant à cent nouvelles pages admirables.
    On a parlé de Vassili Grossman à propos des Bienveillantes, et c’est vrai qu’il y a du souffle  de Vie et destin dans l’évocation du Kessel (chaudron) de Stalingrad encerclé par les Russes, avec un sens de l'espace impressionnant et des scènes insoutenables. Mais on pourrait parler, aussi, d’un certain fantastique à la Boulgakov dans le long délire de Max consécutif à sa blessure à la tête, d’une force expressive et d’une beauté qui fait doucement sourire quand le pauvre Yann Moix reproche à Jonathan Littell d’écrire « comme en 1926 ».
    Jonathan Littell n’est pas, comme le fut Céline, un fondateur de langue. Fera-t-il œuvre littéraire après Les Bienveillantes ? Ce n’est même pas sûr. Mais serait-il l’homme de ce seul livre qu’il aurait droit, me semble-t-il, à une reconnaissance spéciale de ses frères humains. Après les vaguelettes annuelles du Goncourt & Co, il sera très intéressant de voir l’accueil que lui réserveront les lecteurs allemands (il a dit que cela lui importait particulièrement) et ceux du monde entier, étant entendu que ce livre a valeur universelle.

  • Ils vont se l'arracher

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    Le Grand prix du roman de l'Académie française à Jonathan Littell

    Les Bienveillantes, dont la vente a passé le cap des 200.000 exemplaires, a été choisi à la majorité absolue des académiciens, par 12 voix sur 20, dès le premier tour. "Nous sommes en accord avec un très large public", a souligné le secrétaire perpétuel de l'Académie, Hélène Carrère d'Encausse, après l'annonce du lauréat.

    Jonathan Littell, né en octobre 1967 à New-York, est le fils du journaliste et écrivain américain Robert Littell, spécialiste du roman d'espionnage.
    Après quinze ans dans les zones de guerre pour le compte notamment de l'organisation humanitaire Action contre la faim, il a consacré les cinq dernières années à la documntation et à la rédaction,en quatre mois, de ce premier roman nourri de son expérience des conflits, sur le thème du bourreau et de la responsabilité personnelle. L'auteur, qui habite Barcelone, n'était pas présent à l'annonce du prix. Son éditeur, Antoine Gallimard, qui l'a informé de cette récompense, a indiqué que l'auteur était "très heureux" de la recevoir.

    Etranger au monde des lettres parisien, Jonathan Littell avait manifesté jusque là une grande distance vis-à-vis des prix littéraires.Les Bienveillantes était en compétition pour les six grands prix littéraires de l'automne. Le roman est distingué d'entrée, ce qui n'exclut pas qu'il puisse être à nouveau récompensé dans les prochains jours.

  • Les Bienveillantes, premier monument littéraire du XXI° siècle ?

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    Les notes de lectures qui suivent, d'une pertinence remarquable,  m'ont été adressées par Pierre Levecque sous forme de commentaire. Le voici plus visible.

    Sur un plan factuel, deux obstacles de base :
    - On est d’emblée intimidé par le poids de ces plus de 900 pages, tassées, sans paragraphe, imprimées en caractère 6 …
    - Il faut surnager, au début, dans la houle des …strumfurher et des vocables germaniques, dans la noria de noms ukrainiens ou caucasiens de lieux et d’organisations : ce trait, qui m’a assez gêné au début, participe, pourtant, sans doute, à la patine, au grain photographique du récit, qui prend le poids d’une réalité dense, par-delà la fiction. A noter que l’essentiel des patronymes, des endroits et des épisodes rapportés appartient à l’histoire et à la géographie du réel ( Wikipédia & Google vous seront , à ce niveau, des amis utiles. )
    Si l’on surmonte ces deux obstacles et que l’on parvient à la page 125 sans trop d’épuisement, je gage qu’on ne quittera plus le récit jusqu’à sa finale convulsive.

    Le récit est structuré comme une suite musicale de danses classique : toccata d’exposition, allemandes, courante, gigue et fugue.
    Dans la Toccata, le narrateur expose ses motifs et ses moyens : du fond de son bureau de directeur d’une usine de dentelle au nord de la France, il entreprend sur le tard la rédaction minutieuse de son parcours de guerre, qui nous conduira de l’attaque-surprise du Reich contre la Russie stalinienne en 1941 à l’apocalypse berlinoise de 1945. Ses raisons ne sont pas clairement énoncées : tout au plus un besoin d’exonération , comme les matières fécales , en tout cas pas le regret ou le remords, à l’en croire.
    La suite se compose de longs récits polyphoniques, pour se conclure dans une fugue démoniaque et haletante.

    Max Aue cache une fracture originelle : enfant mal aimé, entre un père allemand ancien combattant tôt disparu et une mère française remariée, reflet sombre d’une sœur jumelle solaire, faisant office d’idéal féminin incestueux, Max se cherche sans trouver son unité. A la suite d’une scolarité rigoureuse et grise, d’internat en pension austère, Son penchant homosexuel commence à s’affirmer. Il se consacre à un doctorat en droit et, à sa majorité, choisit la nationalité paternelle : il rompt ses derniers liens familiaux et gagne l’Allemagne de Weimar à bout de souffle.

    Esprit fin, assoiffé d’absolu, en quête d’objet, il est rapidement séduit par la radicalité du national-socialisme et adhère au culte du Volk. Au gré des circonstances, des rencontres et d’un fait-divers homosexuel dont il doit s’amnistier, ses compétences juridiques aidant, il rejoint la SS. Il quitte son poste administratif en 1941 , pour le front de l’est, dans les rangs de l’einzatgrup SS du sud , fraichement constitué, pour sécuriser les arrières de la Wermacht dans les vastes territoires rapidement conquis et y mettre en œuvre une épuration d’abord sur des critères idéologiques , puis rapidement raciaux. Le glissement progressif d’une mission d’un service spécial en guerre vers un processus, d’abord artisanal, pus organisé et peaufiné, coordonné et rationnalisé, à l’image du Fordisme dans l’industrie lourde, en vue de l’anéantissement définitif d’une « race » entière nous est rendu, par petites étapes successives, où s’observent tout le panel des réactions individuelles, dans cette descente infernale vers la transgression morale définitive.
    Jonathan Littell nous emmène presqu’en douceur vers l’un des visages les plus hideux du Mal, à travers l’esprit rationnel , précis , subtil et conscient d’un être qui paraîtra longtemps proche de nous, malgré ses actes et sa dérive intérieure , proche par ses doutes et ses faiblesses , proche par les rares pépites de pureté qu’il héberge encore .

    Les scènes d’action (massacres, accrochages) alternent avec des longues périodes d’attente, où les officiers se lancent dans des discussions aussi variées qu’imprévisibles. Les références fourmillent, à un corpus éclectique de savants , de philosophes ( Tertullien, Spinoza , Heidegger, … ) , d’écrivains ( Lermontov, Stendal , Maupassant) , de musiciens ( Rameau, Couperin, Monteverdi, Bach , évidemment ) .
    La route chaotique de l’Est nous conduit de Kiev aux limites du Caucase, de la steppe aux montagnes volcaniques, où se côtoient splendeurs naturelles et culturelles, à peine obscurcies par les horreurs de cette guerre.
    La course fatale de Max se termine dans la nasse de Stalingrad, dont Littell nous dépeint, avec densité et économie, l’atmosphère inhumaine et glaciale. Héros un peu malgré lui, gravement blessé, Max échappe in extremis à la capture.
    Au terme d’une lente convalescence nostalgique sur les rives de la Baltique, il rejoint Berlin en 1944 pour reprendre sa place dans l’administration mortifère de la solution finale, dorénavant clairement énoncée et méthodiquement industrialisée et mise en œuvre, depuis la conférence de Wansee. Un court détour par la France lui offre l’occasion de franchir le point de non-retour , dans son parcours individuel, vers sa malédiction intime.
    Dans la capitale d’un Reich déliquescent, Max côtoie un monde interlope où s’agitent, sous la caste de quelques seigneurs nazis, des petits comptables du crime, des nobles prussiens cyniques, des parvenus vulgaires, des veuves séduisantes, des escrocs. De la piscine au bistrot, puis du bar aux abris, sous le feu croissant des avions alliés, le temps paraît suspendu, au bord du vide de la défaite.
    Dans son rôle bien rôdé d’évaluateur de la chaine de destruction, Max, sur l’injonction de Speer, va s’activer pour adoucir un peu la condition des déportés, du moins ceux qui pourraient représenter un potentiel de travail inestimable dans la guerre totale de Goebbels. Il se heurte aux obsessions purificatrices d’Himmler, aux visées carriéristes d’Eichmann, à l’inertie sadique des bourreaux de terrain.
    Max s’inscrit à la stricte intersection d’une démence collective titanesque, dont il nous montre bien la multiplicité des ressorts et d’une folie personnelle autodestructrice et immanente, proche du fatum latin, coupable expiatoire d’une faute commune et d’un crime individuel.

    L’explosion de folie finale, où Max révèle toutes les facettes de son « Dasein », dans le climat d’apoptose morbide et violente qui baigne Berlin en août 1945, nous en parait d’autant plus ambigüe.

    La malédiction du peuple allemand lui répond en écho, comme, à l’opéra, le chœur au soliste.
    Il en ressort une responsabilité collective, qui échappe à l’addition des culpabilités individuelles.

    Le titre « Les Bienveillantes » fait référence au nom d’entités mythologiques primordiales, censées, dans la tragédie grecque, pourchasser sans répit les auteurs d’actes inexpiables – la légende des Atrides et la malédiction d’Oreste, matricide par la volonté des Dieux ( Eschyle ) .

    Ce roman est un monument littéraire somptueux, impressionnant par son souffle épique, sa densité, sa richesse, ses multiples niveaux de lecture et de références, posant de façon originale les questions de la responsabilité et de la culpabilité, individuelle et collective de l’homme, et auscultant de façon troublante notre parenté au bourreau.
    Style touchant au naturalisme, avec des échappées dans le baroque et l’onirisme.
    Lecture qui donne à réfléchir, à s’interroger, à se souvenir et à ressentir, sur les questions essentielles de notre histoire et de notre civilisation.


    Je me permets de citer, pour conclure, Alain Nicholas , chroniqueur littéraire de l’Humanité :
    « Jonathan Littell, qui se confronte dès son premier roman à une matière pleine de risques, et au genre difficile du roman historique, se l’approprie avec maestria. Mieux encore, il le tire hors de ses codes, l’ouvre à la modernité sans sacrifier l’efficacité de la narration ni le réalisme de son univers. Le lecteur qui voudra bien accompagner cette démarche verra ses efforts récompensés. »

     

  • Les Bienveillantes suscite la malveillance

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    Il fallait s’y attendre : l’extraordinaire succès des Bienveillantes de Jonathan Littell, dont plus de 120.000 exemplaires ont été vendus en moins d’un mois, au point de déstabiliser la logistique de Gallimard, attise les jalousies et les rumeurs dépréciatives, à commencer par la plus imbécile, selon laquelle Robert Littell, romancier américain à succès, serait l’auteur du livre de son fils.
    Plus grave et combien inélégante : la façon de Claude Lanzmann, réalisateur de Shoah, film-monument de mémoire auquel Jonathan Littell a d’ailleurs rendu hommage, de dénigrer Les Bienveillantes. Claude Lanzmann affirme ainsi qu’il n’y a que deux personnes au monde qui peuvent comprendre Les Bienveillantes : lui et Raul Hilberg, l’auteur fameux de La destruction des juifs d’Europe, auquel Littell a également reconnu sa dette. Si Lanzmann rend hommage au travail monumental du jeune auteur, il insinue, en se contredisant d’ailleurs, que ce livre ne serait pas vraiment « incarné », tout en récusant le droit du romancier à peindre un SS tissé de complexes et de perversions, mais également de qualités personnelles. A croire que les aspects « trop humains » de Max Aue risquent de distraire l’attention du lecteur. Selon Lanzmann, ce livre serait en outre trop difficile à lire, et, surtout, le fait qu’il soit lu par tant de gens impliquerait une dépréciation du sujet…
    Est-ce à dire que Les Bienveillantes soit le chef-d’œuvre absolu qu’il s’agit de célébrer à genoux sans oser la moindre critique ? Nullement. Il est vrai que ce livre exige un grand effort de lecture. Vrai aussi que le protagoniste n’est pas le «monstre » typique. Vrai surtout que cette plongée progressive dans le Mal est une épreuve à la fois nerveuse et physique, mais qui nous semble absolument pure de toute complaisance et de toute fascination.
    Or c’est là que Claude Lanzmann est le plus injuste envers Jonathan Littell : en laissant croire que le romancier est fasciné par son personnage et qu’il se délecte de son abjection. Les lecteurs de bonne foi apprécieront !
    Les Bienveillantes, au demeurant, ne traite pas que de la Shoah. Contrairement à ce que d’aucuns ont déjà conclu sans le lire, ce n’est pas une « lamentation juive » de plus (nous empruntons l’odieuse expression à ceux qui la ressassent de plus en plus ouvertement) mais c’est un très grand livre sur le consentement au Mal. Ce que vit le SS Max Aue en se soumettant à son idéologie de mort ne concerne pas, en effet, que le nazisme, même si l’industrie des sieurs Eichmann & Co aura touché à des sommets d’organisation et d’efficacité dans l’horreur – ce que Jonathan Littell montre de l’extérieur et de l’intérieur.
    Par ailleurs, il est vrai qu’on aura trop vite comparé le jeune romancier à Léon Tolstoï ou à Vassili Grossman, et que la masse du livre ne «rayonne» pas de la même façon que celle de La Guerre et La Paix ou que Vie et Destin. Mais Jonathan Littell est le premier à récuser ces comparaisons relevant du marketing. Reste que nous n’avons rien lu cet automne de plus sérieux, de plus bouleversant, de plus instructif et vivant, de plus réellement nécessaire que ce livre, comme on a pu le dire, toutes proportions gardées là encore, de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne.
    Le succès des Bienveillantes risque-t-il de créer un « trou noir » éditorial dont pâtiront les autres livres parus cet automne ? Même si cela devait s’avérer, l’intérêt de l’ouvrage est tel que cet « effet collatéral », d’ailleurs improbable, nous semble secondaire, et parfaitement obscène la façon d’en imputer la responsabilité à son auteur.

    Cette chronique a paru dans l’édition de 24Heures du 29 septembre

  • Les Bienveillantes au dévaloir


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    Peter Schöttler attaque Jonathan Littell dans Le Monde

    Après le dénigrement oblique de Claude Lanzmann, un chercheur allemand remet ça avec plus d’arguments et plus d’injustice.
    Tom Ripley au pays de la Shoah : tel est le titre à sensation sous lequel a paru, dans Le Monde, une attaque en règle des Bienveillantes, dont la conclusion ramène le roman au niveau des productions hollywoodiennes…
    Sous la plume de Peter Schöttler, historien allemand directeur de recherche au CNRS et professeur associé à l’Université libre de Berlin, cette nouvelle attaque portée aux Bienveillantes est, il faut le relever en premier lieu, plus sérieuse et, à certains égards, mieux fondée que celle de Claude Lanzmann.
    Dans les grandes lignes, Peter Schöttler reproche au protagoniste des Bienveillantes d’être peu crédible, parce qu’insuffisamment étoffé du point de vue de son passé allemand, alors que l’auteur focaliserait par trop son attention sur sa perversité ; Max Aue est à la fois trop franco-centré au goût de l’historien allemand, et l’auteur, insuffisamment instruit en matière de langue et de culture allemandes, ne parvient pas non plus à restituer le milieu des officiers et des soldats allemands que fréquente Aue, leur mentalité réelle pas plus que leur parler. En bref, Schöttler reproche à Max Aue de n’être pas assez allemand et trop « marqué » par ses mœurs homosexuelles, et à Littell de ne pas faire un roman réaliste.
    Comme il veut faire court (aussi vite qu’il semble avoir lu le livre), Schöttler conclut à la hache, prétendant qu’on ne sait rien du passé idéologique, social et politique de Max Aue en Allemagne, ce qui est faux, qu’il ne fait que patauger dans la merde et le sang alors que l’auteur n’en finit pas de s’attarder à ses penchants incestueux ou homophiles, qui ne nourrissent en réalité que quelques épisodes dans la trajectoire du personnage; enfin que ledit personnage ne s’exprime guère mieux qu’un héros de roman de gare, ce qui relève purement et simplement de la malhonnêteté intellectuelle si l’on reprend l’ensemble des dialogues échangés par Max Aue et ses innombrables interlocuteurs. Conclusion : Les Bienveillantes ressortit à la littérature de bas étage. Et la trouvaille de Schöttler annoncée par le titre devrait achever d’envoyer cette saleté au dévaloir : Monsieur le pion compare en effet Max Aue à Tom Ripley, le héros effectivement pervers et tueur de Patricia Highsmith, type de l’homme humilié, esthète et psychopathe, qui incarne un raté glauque dans une série de romans fort intéressants au demeurant mais sans le moindre rapport avec Les Bienveillantes.
    L’impression qui domine finalement, s’agissant de l’attaque de Peter Schöttler autant que de celle de Claude Lanzmann, c’est que les gardiens du temple cherchent noise au jeune Américain. Pensez donc : un Américain se mêler de la Shoah… Or s’il y a du vrai dans les critiques de Schöttler par rapport au manque de « réalisme » du roman, tel qu’aurait pu le rendre un Günter Grass ou quelque autre écrivain de pure souche germanique, ce qu’on peut répondre est que Jonathan Littell se défend justement d’avoir écrit un roman réaliste (on pourrait ainsi dauber sur le caractère presque actuel de certains éléments de dialogue) et que l’ouvrage n’est pas plus un grand poème épique qu’un document humain ou une étude exhaustive éclipsant les témoignages directs (de Robert Antelme et tant d’autres) ou les études référentielles (d’un Hilberg, notammnent), mais qu’il est ce qu’il est et que c’est déjà saisissant et souvent bouleversant.

    En ce qui me concerne, alors que la littérature contemporaine se vautre si souvent dans l’insignifiance, je suis saisi, impressionné et même bouleversé par le fait qu’un jeune homme ait pris sur lui, dans une visée qui n’a rien d’opportuniste ou de sensationnel, de plonger dans ces ténèbres de l’âme humaine et d’en tirer ce livre. Chef-d’œuvre littéraire ? Je ne le crois pas. Premier monument littéraire du XXIe siècle. Je ne le crois pas non plus, notamment en me rappelant les derniers romans d’un Orhan Pamuk nobélisé ces jours. A ce propos, qu’on relise les cinquante premières pages de Mon nom est Rouge ou de Neige et l’on verra, par rapport aux Bienveillantes, ce qu’est un grand poète du roman. Nul doute que Jonathan Littell n’a pas cette trempe, mais c’est un autre débat, tout littéraire.
    Or ramener Les Bienveillantes à ce qu’on estime de la littérature de gare (ce que les romans de Patricia Highsmith ne sont d'ailleurs que pour Schöttler le pion) ou aux stéréotypes hollywoodiens me semble d’une injustice crasse, sans doute accentuée par le succès du livre. Celui-ci est taxé finalement, par l’académique Schöttler, de pornographie (laquelle devrait « à la fois empêcher et propulser sa diffusion scolaire », relève-t-il avec quelle élégance), mais les lecteurs jugeront par eux-mêmes de ce que signifie en réalité, dans le roman, le nihilisme et la fondamentale incapacité d’aimer du protagoniste, lequel n’est aucunement « acclimaté » ou « excusé » par l’auteur. Max Aue, figure du Mal, s’acclimate certes à lui-même faute de se suicider, mais il ne saurait s’excuser puisqu’il dit une abjection qui lui est consubstantielle – paradoxe évident du projet de Jonathan Littell qui sait, par son expérience vécue ailleurs que dans le cabinet du Dr Schöttler, que les bourreaux se taisent...

  • Un démon très ordinaire

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    En lisant Les Bienveillantes de Jonathan Littell (1)

    Le diable du XXe siècle n’est pas un monstre cornu et fourchu mais un homme ordinaire soucieux de son devoir, comme le fut par exemple Adolf Eichmann, l’un des planificateurs de la Solution finale les plus zélés. Hannah Arendt provoqua la controverse en insistant sur la banalité de cet homme gris et froid, mais d’innombrables documents, depuis lors, dont par exemple le significatif Journal du Dr Göbbels, donnent raison à cette thèse, à laquelle on pense immédiatement en se lançant dans la lecture du premier roman de Jonathan Littell, écrit en français et intitulé Les Bienveillantes.
    La première phrase de ce livre de 904 pages extrêmement serrées, mais qui nous prennent aussitôt par la gueule, annonce pour ainsi dire la couleur : « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça c’est passé ».
    D’emblée, d’un ton à la fois posé et tout objectif, sans chercher à séduire, commençant d’écrire dans son bureau directorial de l’usine de dentelles qu’il a remis sur pied avec un talent certain pour l’organisation, après être revenu en France déguisé en travailleur du STO (Service du Travail Obligatoire), Max Aue, moitié Allemand et moitié Français, nous explique donc « fraternellement » que ce qu’il a fait, nous aurions très bien pu le faire à supposer que nous eussions été pris dans l’engrenage qui l’a happé.
    Va-t-il nous la jouer Günter Grass se battant les flancs ? Nullement. Plus que des remords, il a des renvois de mauvaise digestion et souffre de constipation, mais surtout il a besoin de s’occuper et c’est pour lui-même, pour voir plus clair sur la « rivière noire » de ses souvenirs, qu’il commence à se raconter.
    Les trente premières pages de la Toccata qui ouvre le livre, dont tous les titres de chapitres relèvent de la nomenclature musicale, évoquent la Weltanschaung (vision du monde) de ce nihiliste minutieux qui dit avoir vu « plus de souffrance que la plupart » et déclare cependant : « Si jamais vous arriviez à me faire pleurer, mes larmes vous vitrioleraient le visage ».
    Il ne bluffe pas : c’est le poison vivant que cet homme qui se rappelle la sentence de Sophocle, « Ce que tu dois préférer à tout, c’est de ne pas être né », avant d’invoquer Schopenhauer et de conclure que nous vivons dans le pire monde qui soit.
    Contrairement à Eichmann, Max Aue ne s’excuse pas par l’argument de la soumission aux ordres : il assume en somme. Il pense même que l’homme ordinaire est plus dangereux, dans les circonstances qu’il a connues, que le monstre psychopathe ou la brute soumise. Lui-même n’a jamais demandé à devenir un assassin. Il n’a pu devenir pianiste faute de don, il aurait préféré faire carrière dans la littérature ou la philo que dans le droit, en outre cet homme sans qualité n’a jamais aimé ni sa mère ni les hommes avec lesquels il a couché avant de se marier bourgeoisement, lucide au point de dire qu’il eût préféré être une femme et que la seule qu’il ait aimé était sa sœur, ce qui complique un peu les choses.
    Le piège se referme sur lui à l’instigation de son ami Thomas avec lequel, à la veille de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne, il a fait à Paris un rapport secret sur les dispositions bellicistes de la France, rencontrant à cette occasion Brasillach et Rebatet, ledit Thomas lui faisant valoir que désormais, pour un officier SS (car c’est ça qu’il est devenu on ne sait encore comment), le front de Pologne est l’endroit où on va s’amuser, ce qui le fait rire et constater que « c’est ainsi que le Diable élargit son domaine ».
    Sous le titre d’Allemandes I et II, le grand chapitre suivant nous plonge dans les premières opérations de nettoyage et de liquidation des obstacles humains à la progression de la Wehrmacht, par la division SS à laquelle il est rattaché.
    C’est dans une confusion totale des commandements que cela commence, aux confins de l’Ukraine où les massacres du NKVD russe (Polonais et Ukrainiens exécutés en masse) sont attribués aux Juifs pour simplifier. A ce moment, on est encore loin d’avoir, même dans cette hiérarchie SS, une idée claire de l’extermination à venir. Même, lorsque les premières représailles de masse sont ordonnées contres les civils juifs, ça râle sec chez les chevaliers aryens, et Max n’est pas relax. Or la machine génocidaire est bel et bien en marche, mais là j’arrête parce que je fatigue, un max…

    Jonathan Littell. Les Bienveillantes. Gallimard, 904p.

  • L’apprentissage de l’abjection

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    En lisant Les Bienveillantes (2)

    Comment un jeune homme fin et cultivé, étudiant en droit à la fin des années 30, se rapproche-t-il de la SS avant d’être recruté parmi les « hommes de confiance » dont on fera, avec le temps et l’expérience, de bons exécutants ? Dans quelles circonstances plus précises Max Aue s’est-il retrouvé affecté sur le front de l’Ukraine, où il assista aux premières Actions de nettoyage des Sonderkommandos appuyant la Wehrmacht, d’abord sous forme de représailles désordonnée puis de manière de plus en plus « professionnelle » et organisée, au fur et mesure que se mettait en place une extermination qui devait immédiatement susciter « des doutes » chez les soldats autant que chez les officiers ? Or le Führer l'avait dit: que les Chefs devraient à l'Allemagne le sacrifice de leurs doutes...
    C’est à ces questions que répondent, de façon prodigieusement détaillée, le deuxième grand chapitre des Bienveillantes, au fil duquel nous voyons l’Obersturmführer Max Aue (grade équivalent à celui d’un lieutenant) descendre lentement dans les cercles de l’enfer tout en restant d’une complète lucidité et sans une once du cynisme de son ami Thomas dont nous apprenons comment il l’a sauvé une première fois, menacé d'être déclassé pour faits d'homosexualité, avant de l’entraîner sur le front de l'Est.
    « Depuis mon enfance, écrit Max Aue, j’étais hanté par la passion de l’absolu et du dépassement des limites ; maintenant cette passion m’avait mené au bord des fosses communes de l’Ukraine ».
    Or quand il fait ce constat, ce témoin qui évite le plus possible de salir ses propres mains, mais qui ne se sent pas moins partie prenante et consentante, par conviction idéologique et devoir, des abominations auxquelles il assiste, voit clairement, à un premier travail d’amateurs (exécutions de masse de juifs civils assimilés à des terroristes pro-soviétiques, avec des méthodes d’une inutile brutalité) se substituer une planification et des formes d’exécution réellement efficientes, bientôt marquées par l’apparition d’Eichmann en personne.
    Or tout cela, loin du reportage ou du récit linéaire, se trouve raconté « dans la masse » et la spirale temporelle des événements et des sentiments personnels constamment mêlés, au fil d’un récit signalant, incontestablement, un souffle et un talent de romancier de très grande envergure. Extraordinairement documenté, Jonathan Littell n’en avance pas moins par une forme de narration qui incorpore à la fois les sensations physiques, les émotions à fleur de peau, tous les signes du Réel protéiforme perçus avec une incroyable porosité alors que le narrateur fait proliférer les personnages autour de lui par un système de dialogues enchâssés d’une justesse de ton quasiment sans faille.
    C’est un livre à lire lentement et continûment que Les Bienveillantes, qui nous immerge dans la matière humaine en fusion de la guerre; dans la « radicalité de l’abîme », observe plus précisément le narrateur qui philosophe en même temps qu’il évoque la merde et le sang.
    On a parlé déjà, à propos de Jonathan Littell, de Tolstoï et de Vassili Grossman. Rapprochements publicitaires ? Je ne vois as encore, pour ma part, se déployer l’art suprême de La guerre et la paix là-dedans, mais en effet la peinture, la puissance épique et la vertigineuse plongée dans les individualités, le sens du tragique et les touches de lyrisme dans les évocations de la lumière ou de la nature, tout cela relève assez de la même grande coulée, du même sérieux absolu et de la même sainte colère (de l’auteur évidemment) qu’on trouve dans Vie et destin...
    Lire Les Bienveillantes constitue jusque-là, pour moi, un profond ébranlement comme je n’en ai connu que quelques fois ces dernières décennies, avec Le temps du mal de Dobritsa Tchossitch, L’école d’impiété d’Alexandre Tisma ou Vie et destin de Vassili Grossman, précisément. En ces temps d’atterrante futilité et d’agitation vulgaire, ce livre ramène au sérieux de la littérature. Voilà : c’est un livre sérieux, je crois. Captivant, nous forçant à lire chaque mot, intéressant pour qui s'intéresse à tout le phènomène humain regardé sans oeillères, répugnant par ce qu’il détaille et lumineux par la nécessité qui fonde l’urgence de détailler le Mal.

  • Un roman désincarné ?

    En lisant les Bienveillantes (3)

    medium_Littell7.JPGA en croire Claude Lanzmann, le défaut majeur des Bienveillantes de Jonathan Littell serait de n’être pas assez incarné, alors même qu’il lui reproche d’ajouter de la chair romanesque à la seule matière documentaire.
    Or qu’en est-il ? Les Bienveillantes n’est-il qu’une masse d’informations juste romancées sur les bords, et la « littérature » qu’il y a dans ce roman est-elle un frein à notre compréhension ?
    Pour en juger sur pièces, entre d’innombrables autres exemples, j’ai choisi deux passages proches, illustrant à la fois l’aspect onirico-baroque de certaines visions du protagoniste, et la verve qu’il module en citant les personnages qu’il rencontre.
    La première scène se passe à Kharkov, lors de l’avancée de la Wehrmacht en Russie à laquelle participe l’unité SS du narrateur, lequel va d’un ébranlement à l’autre. Soit dit en passant, la jeune fille dont il est question dans ce passage est celle dont la photographie du corps supplicié est à l’origine, avec le film Shoah (!) de la composition des Bienveillantes, ainsi que Jonathan Littell l’a expliqué à Jérôme Garcin dans son entretien du Nouvel Observateur des 24-30 août.
    «Un incident mineur jeta un éclairage cru sur ces fissures qui allaient s’élargissant. Dans le grand parc enneigé, derrière la statue de Chevtchenko, on menait une jeune partisane à la potence. Une foule d’Allemands se rassemblait: des Landser de la Wehrmacht et des Orpo, mais aussi des hommes de l’organisation Tost, des Goldfanasen de l’Ostministerium, des pilotes de la Luftwaffe. C’était une jeune fille assez maigre, au visage touché par l’hystérie, encadré de lourds cheveux noirs coupés courts, très grossièrement, comme au sécateur. Un officier lui lia les mains, la plaça sous la potence et lui mit la corde au cou. Alors les soldats et les officiers présents défilèrent devant elle et l’embrassèrent l’un après l’autre sur la bouche. Elle restait muette et gardait les yeux ouverts. Certains l’embrassaient tendrement, presque chastement, comme des écoliers; d’autres lui prenaient la tête à deux mains pour lui forcer les lèvres. Lorsque vint mon tour, elle me regarda, un regard clair et lumineux, lavé de tout, et je vis qu’elle, elle comprenait tout, savait tout, et devant ce savoir si pur j’éclatai en flammes. Mes vêtements crépitaient, la peau de mon ventre se fendait, la graisse grésillait, le feu rugissait dans mes orbites et ma bouche et nettoyait l’intérieur de mon crâne. L’embrasement était si intense qu’elle dut détourner la tête. Je me calcinai, mes restes se transformaient en statue de sel; vite refroidis, des morceaux se détachaient, d’abord une épaule, puis une main, puis la moitié de la tête. Enfin je m’effondrai entièrement à ses pieds et le vent balaya ce tas de sel et le dispersa. Déjà l’officier suivant s’avançait, et quand tous furent passés, on la pendit. Des jours durant je réfléchis à cette scène étrange ; mais ma réflexion se dressait devant moi comme un miroir, et ne me renvoyait jamais que ma propre image, inversée certes, mais fidèle. Le corps de cette fille aussi était pour moi un miroir. La corde s’était cassée ou on l’avait coupée, et elle gisait dans la neige du jardin des Syndicats, la nuque brisée, les lèvres gonflées, un sein dénudé rongé par les chiens. Ses cheveux rêches formaient une crête de méduse autour de sa tête et elle me semblait fabuleusement belle, habitant la mort comme une idole, Notre-Dames-des-neiges. Quel que fût le chemin que je prenais pour me rendre de l’hôtel à nos bureaux, je la trouvais toujours couchée sur mon passage, une question têtue, bornée, qui me projetait dans un labyrinthe de vaines spéculations et me faisait perdre pied. Cela dura des semaines ».

    Le second passage est d’un tout autre ton, qui suit immédiatement le précédent, touchant au personnage (réel, comme l’a relevé Lanzmann) de Blobel, qui vient de diriger une opération d’extermination de grande envergure.
    « Blobel mit fin à l’Aktion quelques jours après le Nouvel-An. On avait gardé plusieurs milliers de Juifs au KhTZ pour des travaux de force dans la ville; ils seraient fusillés plus tard. Nous venions d’apprendre que Blobel allait être remplacé. Lui-même le savait depuis des semaines, mais n’en avait rien dit. Il était d’ailleurs grand temps qu’il parte. Depuis son arrivée à Kharkov, il était devenu une loque nerveuse, en aussi mauvais état, presque, qu’à Lutsk : un moment, il nous réunissait pour s’extasier sur les derniers totaux cumulés du Sonderkommando, le suivant, il s’époumonnait de rage, incohérent, pour une bêtise, une remarque de travers. Un jour, début janvier, j’entrai dans son bureau pour lui porter un rapport de Woytinek. Sans me saluer, il me lança une feuille de papier : « Regardez-moi cette merde ». Il était ivre, blanc de colère. Je pris la feuille : c’était un ordre du Général von Manstein, le commandant de la 11e armées, en Crumée. « C’est votre patron Ohlendorf qui m’a transmis ça. Lisez, lisez. Vous voyez, là en bas ? Il est déshonorant que les officiers soient présents aux exécutions de Juifs. Déshonorant ! Les enculés. Comme si ce qu’ils faisaient était honorable… comme s’ils traitaient leurs prisonniers avec honneur… J’ai fait la Grande Guerre, moi. Pendant la Grande Guerre on s’occupait des prisonniers, on les nourrissait, on ne les laissait pas crever de faim comme du bétail. » Une bouteille de schnaps traînait sur la table ; il s’en versa une rasade, qu’il avala d’une traite. J’étais toujours debout face à son bureau, je ne disais rien. « Comme si tous on ne prenait pas nos ordres à la même source… Les salopards. Ils veulent garder les mains propres, ces petites merdes de la Wehrmacht. Ils veulent nous laisser le sale boulot ». Il se montait la tête, son visage s’empourprait. « Les chiens. Ils veulent pouvoir dire, après : ah non, les horreurs, c’était pas nous. C’étaient eux, les autres, là, les assassins de la SS. Nous ‘avions rien à voir avec tout ça. Nous nous sommes battus comme des soldats, avec honneur. » Mais qui c’est qui a pris toutes ces villes qu’on nettoie ? Hein ! Qui est-ce qu’on protège, nous, quand on élimine les partisans et les Juifs et toute la racaille ? Vous croyez qu’ils se plaignent ? Ils nous le demandent ! » Il criait tellement qu’il postillonnait. « Cette ordure de Manstein, cette ordure, cet hypocrite, ce demi-youtre qui apprend à son chien à lever la patte quand il entend « Heil Hitler », et qui fait accrocher derrière son bureau, c’est Ohlendorf qui me l’a dit, un panneau imprimé où c’est écrit : Mais qu’est-ce que le Führer dirait de cela ? Eh bien justement, qu’est-ce qu’il en dirait notre Führer ? Qu’est-ce qu’il dirait, quand l’AOK11 demande à son Einsatzgruppe de liquider tous les Juifs de Simferopol avant la Noël pour que les officiers puissent passer des fêtes judenfrei ? Et puis qu’ils promulguent des torchons sur l’honneur de la Wehrmacht ? Les porcs. Qui c’est qui a signé le Kommisarbefehl ? Qui c’est qui a signé l’ordre sur les juridictions ? Qui c’est ? Le Reichsführer peut-être ? » Il s’arrêta pour reprendre sa respiration et boire un autre verre ; il avala de travers, s’étouffa, toussa ». Et si ça tourne mal, ils vont tout nous mettre sur le dos. Tout. Ils vont s’en sortir tout propres, tout élégants, en agitant du papier à chiottes comme ça » - il m’avait arraché le feuillet des mains et le secouait en l’air – et en disant : « Non ce n’est pas nous qui avons tué les Juifs, les commissaires, les Tsiganes, on peut le prouver, vous voyez, on n’était pas d’accord, c’était tout de la faute du Führer et des SS »… Sa voix devenait geignarde. « Bordel, même si on gagne ils nous enculeront. Parce que, écoutez-moi, Aue, écoutez-moi bien » - il chuchotait presque, maintenant, sa voix était rauque – « Un jour tout ça va ressortir. Tout. Il y a trop de gens qui savent, trop de témoins. Et quand ça ressortira, qu’on ait gagné ou perdu la guerre, ça va faire du bruit, ça va être le scandale. Il faudra des têtes. Et ça sera nos têtes qu’on servira à la foule tandis que tous les Prusso-youtres comme von Manstein, tous les von Rundstedt et les von Kluge retourneront à leurs von manoirs confortables et écriront leurs von mémoires, en se donnant des claques dans le dos les uns les autres pour avoir été des von soldats si décents et honorable »…

    Est-ce cela qu’on peut dire, sérieusement, de la littérature manquant d’incarnation ?

    (Les Bienveillantes, pages 170-172)

  • L’espace d’un roman

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    Lecture des Bienveillantes (4)
    Limiter la valeur des Bienveillantes à l’apport d’un monument documentaire me semble prouver une lecture impatiente, hâtive ou partielle, qui ne tient aucun compte de la transposition des faits dans les sphères du temps et de l’espace. Jonathan Littell a certes le mérite d’avoir accumulé une documentation considérable et sur des faits souvent méconnus du public ou des non spécialistes, mais l’apport fondamental des Bienveillantes n’est pas là, pas plus que celui de la Recherche du temps perdu n’est de proposer un tableau de la bonne société parisienne au tournant du XXe siècle. Je ne prétends pas pour autant que le jeune romancier soit à comparer à Proust, non plus qu’à Céline, et pourtant la transposition romanesque qu’il opère, dans Les Bienveillantes, à partir de ses données documentaires, n’en est pas moins d’un admirable effort de transposition et d’incarnation, par un médium, au sens où l’entendait un Simenon, qui nous fait endosser une peau à notre corps défendant, parcourir une certaine courbe temporelle et investir une topologie, sans rien de commun avec le déploiement linéaire d’un rapport factuel ou les « lieux » ordinaires du reportage ou de l’essai.
    Lire et plus encore : vivre Les Bienveillantes suppose, de la part du lecteur, un accommodement du regard extrêmement rare dans le roman contemporain, qui nous a rendus si paresseux. Le mimétisme en est évidemment déplaisant, qui nous fait partager tant de pages avec un personnage infiniment trouble, que sa « passion de l’absolu » d’intellectuel raffiné, acquis à une utopie qui flatte son hybris, porte à la « radicalité de l’abîme » et à tous les « sacrifices » qui en découleront. Comme Himmler, bien peigné et manucuré, l’explique page 129 à ces Messieurs les Herr Dr Untel et Untel qui viennent de liquider plus ou moins « proprement » quelques dizaines de milliers d’Untermenschen dans les grands ravins de Kiev, la finalité de tout ça est un Jardin où le soldat-cultivateur allemand pourra biner et sarcler en paix au milieu de ses esclaves ukrainiens ou ruthènes. Cela ne vaut-il pas quelque sacrifice ? Cela pour le tout début : quand Max doute encore un peu de la grande invention nazie (page 127), avant de participer, une action après l’autre, et au fil d’une odyssée qui lui fait prendre du grade dans la hiérarchie infernale, jusqu’au temps de tout raconter, bien assis à son bureau d’industriel de la dentelle…
    Est-ce détourner notre attention de l’abomination du XXe siècle que de filtrer l’observation des Bienveillantes par le regard d’un homme tel que Max Aue ? A vrai dire on n’a pas assez dit son vice principal : la curiosité, à la fois littéraire et scientifique. Elle est la base même du roman. Est-ce celle de Jonathan Littell ? C’est évident, à cela près que la curiosité de Littell vise la vérité et la justice. Mais n'y a-t-il pas en Jonathan Littell trace de perversité ? Il y a en a sans doute comme chez tout écrivain, dont le meilleur exemple serait un Dostoïevski. Jonathan Littell est-il, pour autant, fasciné ou « sous le charme » de Max Aue ? Je ne le crois pas du tout. Par ailleurs, est-il significatif que Max Aue soit homosexuel, comme Angelo Rinaldi s’en inquiète ? Nullement. D’ailleurs Max Aue n’est homosexuel que par raccroc, si l’on peut dire, après un premier amour hétéro contrarié. Toute son histoire est marquée par le ressentiment et l’amor sui, et son goût pour la sodomie relève quasiment de la mécanique, jamais accordé à aucun sentiment ni aucune intimité réelle, même s’il est capable (avec Thomas) d’amitié. De toute façon, la part de la psychologie personnelle, des rêves, des actes aussi (la baise occasionnelle et le meurtre) n’occupent, dans Les Bienveillantes, qu’une place mineure, juste bonne à éclairer le néant affectif du protagoniste et son nihilisme philosophique, qui ne l’empêchent pas de faire son chemin de fonction et ses « expériences ».
    Sa complexion personnelle ne serait pas intéressante si le livre n’était à la fois, dans un temps renoué en spirales successives, celui d’une conquête d'empire et d’un désastre annoncé, qui est celui-là même de la conscience humaine au XXe siècle. Max Aue lit le journal de Stendhal et Tertullien, goûte Rameau et Couperin et se reproche d’avoir oublié son pull-over quand on le force à assister à une exécution de masse, mais il n’en a pas moins les yeux ouverts et il note, il note tout. C’est l’expérience sur soi incarnée que Max Aue. Max Aue incarne en outre, du point de vue moral et spirituel, le péché contre l’Esprit, et donc le Mal absolu, mais cela doit-il être relevé par Jonathan Littell ?
    Lorsque je peins des voleurs de chevaux, disait à peu près Tchekhov, je n’ai pas besoin de dire, à la fin de mon récit, qu’il est mal de voler des chevaux, ou alors c’est que mon récit ne vaut rien. Le procès qu’on fait aujourd’hui à Jonathan Littell, sous prétexte qu’il ne dit pas assez que son protagoniste est un démon, à croire qu’il en est fasciné, est le même qu’on faisait à Tchekhov, qui avait le tort de montrer la réalité telle qu’elle est, en laissant le lecteur juge.

  • Les criminels ordinaires


    Un document à l’appui des Bienveillantes : Les SS de Guido Knopp

     

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    Heinrich Himmler: le bel Aryen à l'exercice...

     

    Vient de paraître, quatre ans après sa publication en Allemagne, un ouvrage documentaire intéressant sur les origines, le développement, les crimes et les relents nostalgiques de l’organisation la plus meurtrière du Reich hitlérien : la Schutzstaffel, première garde rapprochée du Führer devenue avec les années, un Etat dans l’Etat totalitaire. Intitulé Les SS, un avertissmeent de l’Histoire, ce livre de Guido Knopp est à lire en marge des Bienveillantes de Jonathan Littell, pour mieux apprécier la projection romanesque de celui-ci et compléter, à certains égards, le tableau d’ensemble, notamment à propos des survivants, ou les portraits de certains protagonistes. Dès le chapitre d’ouverture, intitulé Un avertissement de l’Histoire, l’auteur donne raison au choix du protagoniste de Littell revendiquant sa qualité d’homme « comme les autres » :
    «On trouvait dans les rangs de la SS un grand nombre de gens tout à fait normaux, issus de toutes les couches de la société. Loin d’être un bloc soudé et monolithique, c’était un organisme complexe et dynamique, qui ne cessa de se modifier durant ses vingt années d’existence. Les hommes (et les femmes) qui s’y étaient engagés étaient extrêmement différents. Certains étaient des « apôtres » qui accomplissaient au sein de « l’ordre à la tête de mort » une mission quasi religieuse. D’autres cherchaient à trouver leur compte dans l’arsenal de Himmler en essayant d’ignorer tant bien que mal ce qui leur déplaisait. D’autres encore voyaient dans la SS surtout une chance de faire carrière et, s’ils embrassaient officiellement les idées de l’Ordre noir, celles-ci leur étaient parfaiteent indifférentes au fond. Il y eut des intellectuels au chômage qui voulurent simplement considérer la Schutzstaffel (SS) comme l’unique possibilité de donner un sens et un cadre à leur vie. Et il y eut aussi, et pas uniquement dans les unités « têtes de mort », la lie de la société : des criminels, des asociaux, des assassins. Si, au début, l’ossature de la SS était constituée de vétérans de la Première Guerre mondiale rompus aux bagarres des salles de meetings, les représentants du « beau monde » ne tardèrent pas à venir en nombre grossir ses rangs après l’usurpation du pouvoir par Hitler. Himmler accueillit des sociétés entières, comme le « Club des Maîtres cavaliers » ou la « Ligue de Kyffhäuser ». Au niveau supérieur de la hiérarchie SS, on trouvait un nombre important d’aristocrates. Dans les services services secrets et les services économiques, on employait des universitaires et des représentants des professions libérales. Des officiers de l’armée y furent enrôlés pour former les recrues de la Verfügungstruppe, le cœur de la future Waffen-SS. Par ailleurs, Himmler octroya des « grades d’honneur » à des centaines de capitaines d’industrie, de diplomates, de fonctionnaires. Au sein de la SS, on trouvait des princes allemands aussi bien que des paysans du Palatinat qui participèrent au génocide des juifs en devenant gardiens dans les camps de concentration.
    « Conclusion : la SS était le reflet exact de la société allemande. La plupart de ses membres étaient des gens tout à fait ordinaires qui, dans des circonstances tout à fait particulières, devinrent parfois des criminels de guerre, parce qu’un Etat criminel les y avait encouragés. Lorsqu’un Etat décrète que le fait de tuer, même s’il s’agit d’un acte dur et inhumain, sert un objectif élevé et « bon », les barrières de la morale s’avèrent trop fragiles pour éviter que des centaines de milliers de personnes ne se comportent comme des criminels. Une grande partie de ceux qui le firent ont agi sans avoir conscience de faire le mal.
    « La morale de l’histoire est la suivante : nous aurions tous pu devenir des assassins. Le danger survient à partir du moment où un Etat criminel rompt les barrières qui séparent le bien et le mal. La nature humaine, livrée à elle-même, est faible. Nous avons tous, cachés au fond de nous, un Himmler et un Mengele, un Eichmann ou un Heydrich. Chacun de ces hommes, en d’autres circonstances, aurait mené une vie tout à fait ordinaire, serait resté un citoyen annyme. Himmler aurait peut-être exercé le métier de professeur, Heydrich celui d’officier de marine ; Mengele aurait peut-être été pédiatre.
    « Il serait inconsidéré d’avoir toute confiance en la moralité de l’humanité, qui est versatile et fragile. Un Etat libéral régi par des normes et des lois claires, reposant sur une société respectueuse de la dignité humaine, sera seul capable d’empêcher efficacement que le bien ne se transforme en mal dans l’Histoire. L’émergence d’un Etat criminel capable de donner naissance à une organisation comme la SS doit ‘être rendue impossible. C’est dans cette mesure que l’histoire de la SS est avant tout une mise en garde de l’Histoire ».

    Ces lignes sont à méditer par ceux qui taxent Jonathan Littell de complaisance à l’égard d’un personnage hautement significatif, autant dans sa normalité que dans ses perversions, qu’il se borne à décrire de l’intérieur, comme il décrit toute une société basculant dans le consentement au crime planifié. Le livre documentaire de Guido Knopp, assorti de nombreux témoignages et de photos – comme le film Shoah de Claude Lanzmann – est-il plus à même de signifier la peste totalitaire que Les Bienveillantes ? A vrai dire l’un et l’autre, à des degrés de profondeur incomparables, font désormais partie de notre mémoire.

    medium_SS.JPGGuido Knopp. Les SS. Un avertissement de l’Histoire.Traduit de l’allemand par Danièle Darneau. Presses de la Cité, 439p.