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Un roman désincarné ?

En lisant les Bienveillantes (3)

medium_Littell7.JPGA en croire Claude Lanzmann, le défaut majeur des Bienveillantes de Jonathan Littell serait de n’être pas assez incarné, alors même qu’il lui reproche d’ajouter de la chair romanesque à la seule matière documentaire.
Or qu’en est-il ? Les Bienveillantes n’est-il qu’une masse d’informations juste romancées sur les bords, et la « littérature » qu’il y a dans ce roman est-elle un frein à notre compréhension ?
Pour en juger sur pièces, entre d’innombrables autres exemples, j’ai choisi deux passages proches, illustrant à la fois l’aspect onirico-baroque de certaines visions du protagoniste, et la verve qu’il module en citant les personnages qu’il rencontre.
La première scène se passe à Kharkov, lors de l’avancée de la Wehrmacht en Russie à laquelle participe l’unité SS du narrateur, lequel va d’un ébranlement à l’autre. Soit dit en passant, la jeune fille dont il est question dans ce passage est celle dont la photographie du corps supplicié est à l’origine, avec le film Shoah (!) de la composition des Bienveillantes, ainsi que Jonathan Littell l’a expliqué à Jérôme Garcin dans son entretien du Nouvel Observateur des 24-30 août.
«Un incident mineur jeta un éclairage cru sur ces fissures qui allaient s’élargissant. Dans le grand parc enneigé, derrière la statue de Chevtchenko, on menait une jeune partisane à la potence. Une foule d’Allemands se rassemblait: des Landser de la Wehrmacht et des Orpo, mais aussi des hommes de l’organisation Tost, des Goldfanasen de l’Ostministerium, des pilotes de la Luftwaffe. C’était une jeune fille assez maigre, au visage touché par l’hystérie, encadré de lourds cheveux noirs coupés courts, très grossièrement, comme au sécateur. Un officier lui lia les mains, la plaça sous la potence et lui mit la corde au cou. Alors les soldats et les officiers présents défilèrent devant elle et l’embrassèrent l’un après l’autre sur la bouche. Elle restait muette et gardait les yeux ouverts. Certains l’embrassaient tendrement, presque chastement, comme des écoliers; d’autres lui prenaient la tête à deux mains pour lui forcer les lèvres. Lorsque vint mon tour, elle me regarda, un regard clair et lumineux, lavé de tout, et je vis qu’elle, elle comprenait tout, savait tout, et devant ce savoir si pur j’éclatai en flammes. Mes vêtements crépitaient, la peau de mon ventre se fendait, la graisse grésillait, le feu rugissait dans mes orbites et ma bouche et nettoyait l’intérieur de mon crâne. L’embrasement était si intense qu’elle dut détourner la tête. Je me calcinai, mes restes se transformaient en statue de sel; vite refroidis, des morceaux se détachaient, d’abord une épaule, puis une main, puis la moitié de la tête. Enfin je m’effondrai entièrement à ses pieds et le vent balaya ce tas de sel et le dispersa. Déjà l’officier suivant s’avançait, et quand tous furent passés, on la pendit. Des jours durant je réfléchis à cette scène étrange ; mais ma réflexion se dressait devant moi comme un miroir, et ne me renvoyait jamais que ma propre image, inversée certes, mais fidèle. Le corps de cette fille aussi était pour moi un miroir. La corde s’était cassée ou on l’avait coupée, et elle gisait dans la neige du jardin des Syndicats, la nuque brisée, les lèvres gonflées, un sein dénudé rongé par les chiens. Ses cheveux rêches formaient une crête de méduse autour de sa tête et elle me semblait fabuleusement belle, habitant la mort comme une idole, Notre-Dames-des-neiges. Quel que fût le chemin que je prenais pour me rendre de l’hôtel à nos bureaux, je la trouvais toujours couchée sur mon passage, une question têtue, bornée, qui me projetait dans un labyrinthe de vaines spéculations et me faisait perdre pied. Cela dura des semaines ».

Le second passage est d’un tout autre ton, qui suit immédiatement le précédent, touchant au personnage (réel, comme l’a relevé Lanzmann) de Blobel, qui vient de diriger une opération d’extermination de grande envergure.
« Blobel mit fin à l’Aktion quelques jours après le Nouvel-An. On avait gardé plusieurs milliers de Juifs au KhTZ pour des travaux de force dans la ville; ils seraient fusillés plus tard. Nous venions d’apprendre que Blobel allait être remplacé. Lui-même le savait depuis des semaines, mais n’en avait rien dit. Il était d’ailleurs grand temps qu’il parte. Depuis son arrivée à Kharkov, il était devenu une loque nerveuse, en aussi mauvais état, presque, qu’à Lutsk : un moment, il nous réunissait pour s’extasier sur les derniers totaux cumulés du Sonderkommando, le suivant, il s’époumonnait de rage, incohérent, pour une bêtise, une remarque de travers. Un jour, début janvier, j’entrai dans son bureau pour lui porter un rapport de Woytinek. Sans me saluer, il me lança une feuille de papier : « Regardez-moi cette merde ». Il était ivre, blanc de colère. Je pris la feuille : c’était un ordre du Général von Manstein, le commandant de la 11e armées, en Crumée. « C’est votre patron Ohlendorf qui m’a transmis ça. Lisez, lisez. Vous voyez, là en bas ? Il est déshonorant que les officiers soient présents aux exécutions de Juifs. Déshonorant ! Les enculés. Comme si ce qu’ils faisaient était honorable… comme s’ils traitaient leurs prisonniers avec honneur… J’ai fait la Grande Guerre, moi. Pendant la Grande Guerre on s’occupait des prisonniers, on les nourrissait, on ne les laissait pas crever de faim comme du bétail. » Une bouteille de schnaps traînait sur la table ; il s’en versa une rasade, qu’il avala d’une traite. J’étais toujours debout face à son bureau, je ne disais rien. « Comme si tous on ne prenait pas nos ordres à la même source… Les salopards. Ils veulent garder les mains propres, ces petites merdes de la Wehrmacht. Ils veulent nous laisser le sale boulot ». Il se montait la tête, son visage s’empourprait. « Les chiens. Ils veulent pouvoir dire, après : ah non, les horreurs, c’était pas nous. C’étaient eux, les autres, là, les assassins de la SS. Nous ‘avions rien à voir avec tout ça. Nous nous sommes battus comme des soldats, avec honneur. » Mais qui c’est qui a pris toutes ces villes qu’on nettoie ? Hein ! Qui est-ce qu’on protège, nous, quand on élimine les partisans et les Juifs et toute la racaille ? Vous croyez qu’ils se plaignent ? Ils nous le demandent ! » Il criait tellement qu’il postillonnait. « Cette ordure de Manstein, cette ordure, cet hypocrite, ce demi-youtre qui apprend à son chien à lever la patte quand il entend « Heil Hitler », et qui fait accrocher derrière son bureau, c’est Ohlendorf qui me l’a dit, un panneau imprimé où c’est écrit : Mais qu’est-ce que le Führer dirait de cela ? Eh bien justement, qu’est-ce qu’il en dirait notre Führer ? Qu’est-ce qu’il dirait, quand l’AOK11 demande à son Einsatzgruppe de liquider tous les Juifs de Simferopol avant la Noël pour que les officiers puissent passer des fêtes judenfrei ? Et puis qu’ils promulguent des torchons sur l’honneur de la Wehrmacht ? Les porcs. Qui c’est qui a signé le Kommisarbefehl ? Qui c’est qui a signé l’ordre sur les juridictions ? Qui c’est ? Le Reichsführer peut-être ? » Il s’arrêta pour reprendre sa respiration et boire un autre verre ; il avala de travers, s’étouffa, toussa ». Et si ça tourne mal, ils vont tout nous mettre sur le dos. Tout. Ils vont s’en sortir tout propres, tout élégants, en agitant du papier à chiottes comme ça » - il m’avait arraché le feuillet des mains et le secouait en l’air – et en disant : « Non ce n’est pas nous qui avons tué les Juifs, les commissaires, les Tsiganes, on peut le prouver, vous voyez, on n’était pas d’accord, c’était tout de la faute du Führer et des SS »… Sa voix devenait geignarde. « Bordel, même si on gagne ils nous enculeront. Parce que, écoutez-moi, Aue, écoutez-moi bien » - il chuchotait presque, maintenant, sa voix était rauque – « Un jour tout ça va ressortir. Tout. Il y a trop de gens qui savent, trop de témoins. Et quand ça ressortira, qu’on ait gagné ou perdu la guerre, ça va faire du bruit, ça va être le scandale. Il faudra des têtes. Et ça sera nos têtes qu’on servira à la foule tandis que tous les Prusso-youtres comme von Manstein, tous les von Rundstedt et les von Kluge retourneront à leurs von manoirs confortables et écriront leurs von mémoires, en se donnant des claques dans le dos les uns les autres pour avoir été des von soldats si décents et honorable »…

Est-ce cela qu’on peut dire, sérieusement, de la littérature manquant d’incarnation ?

(Les Bienveillantes, pages 170-172)

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