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L’espace d’un roman

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Lecture des Bienveillantes (4)
Limiter la valeur des Bienveillantes à l’apport d’un monument documentaire me semble prouver une lecture impatiente, hâtive ou partielle, qui ne tient aucun compte de la transposition des faits dans les sphères du temps et de l’espace. Jonathan Littell a certes le mérite d’avoir accumulé une documentation considérable et sur des faits souvent méconnus du public ou des non spécialistes, mais l’apport fondamental des Bienveillantes n’est pas là, pas plus que celui de la Recherche du temps perdu n’est de proposer un tableau de la bonne société parisienne au tournant du XXe siècle. Je ne prétends pas pour autant que le jeune romancier soit à comparer à Proust, non plus qu’à Céline, et pourtant la transposition romanesque qu’il opère, dans Les Bienveillantes, à partir de ses données documentaires, n’en est pas moins d’un admirable effort de transposition et d’incarnation, par un médium, au sens où l’entendait un Simenon, qui nous fait endosser une peau à notre corps défendant, parcourir une certaine courbe temporelle et investir une topologie, sans rien de commun avec le déploiement linéaire d’un rapport factuel ou les « lieux » ordinaires du reportage ou de l’essai.
Lire et plus encore : vivre Les Bienveillantes suppose, de la part du lecteur, un accommodement du regard extrêmement rare dans le roman contemporain, qui nous a rendus si paresseux. Le mimétisme en est évidemment déplaisant, qui nous fait partager tant de pages avec un personnage infiniment trouble, que sa « passion de l’absolu » d’intellectuel raffiné, acquis à une utopie qui flatte son hybris, porte à la « radicalité de l’abîme » et à tous les « sacrifices » qui en découleront. Comme Himmler, bien peigné et manucuré, l’explique page 129 à ces Messieurs les Herr Dr Untel et Untel qui viennent de liquider plus ou moins « proprement » quelques dizaines de milliers d’Untermenschen dans les grands ravins de Kiev, la finalité de tout ça est un Jardin où le soldat-cultivateur allemand pourra biner et sarcler en paix au milieu de ses esclaves ukrainiens ou ruthènes. Cela ne vaut-il pas quelque sacrifice ? Cela pour le tout début : quand Max doute encore un peu de la grande invention nazie (page 127), avant de participer, une action après l’autre, et au fil d’une odyssée qui lui fait prendre du grade dans la hiérarchie infernale, jusqu’au temps de tout raconter, bien assis à son bureau d’industriel de la dentelle…
Est-ce détourner notre attention de l’abomination du XXe siècle que de filtrer l’observation des Bienveillantes par le regard d’un homme tel que Max Aue ? A vrai dire on n’a pas assez dit son vice principal : la curiosité, à la fois littéraire et scientifique. Elle est la base même du roman. Est-ce celle de Jonathan Littell ? C’est évident, à cela près que la curiosité de Littell vise la vérité et la justice. Mais n'y a-t-il pas en Jonathan Littell trace de perversité ? Il y a en a sans doute comme chez tout écrivain, dont le meilleur exemple serait un Dostoïevski. Jonathan Littell est-il, pour autant, fasciné ou « sous le charme » de Max Aue ? Je ne le crois pas du tout. Par ailleurs, est-il significatif que Max Aue soit homosexuel, comme Angelo Rinaldi s’en inquiète ? Nullement. D’ailleurs Max Aue n’est homosexuel que par raccroc, si l’on peut dire, après un premier amour hétéro contrarié. Toute son histoire est marquée par le ressentiment et l’amor sui, et son goût pour la sodomie relève quasiment de la mécanique, jamais accordé à aucun sentiment ni aucune intimité réelle, même s’il est capable (avec Thomas) d’amitié. De toute façon, la part de la psychologie personnelle, des rêves, des actes aussi (la baise occasionnelle et le meurtre) n’occupent, dans Les Bienveillantes, qu’une place mineure, juste bonne à éclairer le néant affectif du protagoniste et son nihilisme philosophique, qui ne l’empêchent pas de faire son chemin de fonction et ses « expériences ».
Sa complexion personnelle ne serait pas intéressante si le livre n’était à la fois, dans un temps renoué en spirales successives, celui d’une conquête d'empire et d’un désastre annoncé, qui est celui-là même de la conscience humaine au XXe siècle. Max Aue lit le journal de Stendhal et Tertullien, goûte Rameau et Couperin et se reproche d’avoir oublié son pull-over quand on le force à assister à une exécution de masse, mais il n’en a pas moins les yeux ouverts et il note, il note tout. C’est l’expérience sur soi incarnée que Max Aue. Max Aue incarne en outre, du point de vue moral et spirituel, le péché contre l’Esprit, et donc le Mal absolu, mais cela doit-il être relevé par Jonathan Littell ?
Lorsque je peins des voleurs de chevaux, disait à peu près Tchekhov, je n’ai pas besoin de dire, à la fin de mon récit, qu’il est mal de voler des chevaux, ou alors c’est que mon récit ne vaut rien. Le procès qu’on fait aujourd’hui à Jonathan Littell, sous prétexte qu’il ne dit pas assez que son protagoniste est un démon, à croire qu’il en est fasciné, est le même qu’on faisait à Tchekhov, qui avait le tort de montrer la réalité telle qu’elle est, en laissant le lecteur juge.

Commentaires

  • STRATES DE REALITE

    Bienveillante est la pensée
    Qui se raconte l'histoire
    D'aventures plutôt enfumées
    De saveurs transitoires
    L'autobiographie est un art
    Dans l'invention du camouflage
    Sans lire il est possible de voir
    Les artifices et les étiages

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