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Carnets de JLK - Page 195

  • Si j'étais riche...

    L'Auteur démasqué (9)


    Cet extrait ravissant est évidemment tiré de L'Institut Benjamenta, de Robert Walser, disponible dans la collection L'Imaginaire de Gallimard, avec une préface de Marthe Robert. Bruno seul l'a identifié mais s'est abstenu de donner ici la réponse pour couper au délit d'initié gravement puni dans le jeu papou. Il recevra néanmoins un livre de la collection Harlquin propre à le distraire de trop sévères études à Bâle sur le Rhin.


    « Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait. Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. (…) Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. L’hiver et son froid mélancolique s’accorderaient merveilleusement avec mes pièces d’or ».

  • Les aubes nécessaires


    L’Auteur démasqué (8)

    Ce texte est extrait de Merci de Daniel Pennac, paru chez Gallimard en 2004. Joël a identifié l'Auteur, mais  comme il est récidiviste notoire, le jeu papou lui sera interdit pour trois tours. En revanche il recevra le livre promis. 

    « Ô le bonheur des petits matins quand l’idée vous fait jaillir du lit… Parce que ce n’est pas le coq qui vous réveille, ni le passage des poubelles… Ce n’est pas non plus la perspective du prix ou l’ambition de laisser une trace… C’est l’urgence de ce petit coup de burin auquel vous songiez en vous endormant… cette touche d’ocre rouge dans le coin droit de votre toile, là-haut… Voilà ce qui vous fait sauter du lit ! Le son entêtant d’une note qui promet l’harmonie… ce petit rien de plume, une virgule, peut-être, une simple virgule… une nuance essentielle… le minuscule de l’œuvre… trois fois rien… juste la nécessité… Dieu de Dieu, la beauté de ces aubes nécessaires, dans la maison qui dort… »

  • Le souk de la lecture

     

    Au 20e Salon du livre de Genève
     Le 20e Salon international du livre et de la presse de Genève a fermé hier ses portes sur un bilan qui conforte ses initiateurs, à commencer par Pierre-Marcel Favre, réjouissant également tous ceux qui sont attachés au livre, à l’écrit ou à l’échange sous ses multiples formes. Une fois de plus, des milliers de lecteurs de toute provenance sociale, de joyeux essaims de mômes piailleurs déboulant à l’enseigne de la  Bataille des livres (formidable incitation à la lecture qui se déploie sur toute l’année), des éditeurs et des auteurs ont afflué dans cette immense librairie-souk maintes fois critiquée par son agrégat baroque où bouquins et babioles, graves débats et animations bruyantes voisinent plus ou moins harmonieusement.
    Le Salon du livre de Genève n’a jamais été celui des « purs » lettrés, et d’ailleurs jamais il n’aurait survécu dans un concept aussi élitiste. En jouant sur la multiplicité des offres, toutes pourtant liées aux curiosités de la lecture et de la communication, de l’art et de la culture au sens le plus large, cette manifestation, qui a aussi su échapper au  style comices agricoles et touristiques de certains salons provinciaux de l’Hexagone, est parvenue à survivre vaille que vaille et même à s’améliorer, à certains égards, en attirant bon an mal an plus de 100.000 visiteurs.
    Cette vingtième édition s’inscrivait dans un contexte plutôt inquiétant pour les professionnels du livre, et notamment pour les libraires indépendants. Ceux-ci, faute de moyens, ont parfois considéré le Salon de Genève d’un œil défavorable, au point d’organiser certaine année un contre-salon en ville. Or voici que, signe des temps (40 librairies romandes ont disparu depuis 2001) le Cercle de la librairie et de l’édition genevois, rassemblant une quinzaine d’enseignes et soutenu par les instances officielles, a choisi de se présenter en force et de relancer, entre autres, le débat sur le prix réglementé du livre.
    Cette initiative ne devrait-elle pas inspirer une action plus concertée de l’ensemble des libraires romands ? C’est la question qu’on pouvait se poser aussi, intéressant alors les éditeurs et les auteurs de notre pays, en découvrant le travail remarquable qui se fait à l’enseigne du Centre régional du livre de Franche-Comté, hôte régional d’honneur.
    « Le salut est dans la culture », lit-on dans le dernier roman de l’écrivain algérien Boualem Sansal, dont une lettre ouverte plus récente à ses compatriotes (Poste restante : Alger, Gallimard 2006), vibrant plaidoyer anti-obscurantisme, serait interdit depuis peu par la censure algérienne. Ecrivain admirable, et d’un courage civique exemplaire, l’auteur de l’inoubliable Serment des barbares était à Genève avec quelques-uns de ses pairs, malgré l’opprobre officiel.
    Egalement de passage au Salon de Genève, la romancière iranienne Chahdortt Djavann rappelait que la lecture est l’activité humaine à la fois la plus intime et la plus ouverte au monde, qui nous fait voyager à la rencontre de nous-mêmes autant que vers les autres.
    On peut certes dauber sur la « décadence » de la culture actuelle, la littérature qui n’est plus « ça », les jeunes qui ne lisent plus ou la langue française qui f… le camp et autres litanies. Or l’agora que constitue le Salon du livre laisse entrevoir de multiples autres signes, à commencer par ceci : que le gout de lire, modeste curiosité ou passion vorace, a fait que des milliers de gens se sont déplacés, pour se rencontrer parfois, avant de repartir avec ce bien précieux qu’est un nouveau livre.


    « La lecture est l’activité humaine à la fois la plus intime et la plus ouverte au monde, qui nous fait voyager à la rencontre de nous-mêmes autant que vers les autres. »

  • Un vrai de vrai

    Rencontre de Boualem Sansal

    A La Désirade, ce lundi 1er mai. – C’est une bien belle rencontre que j’ai faite ce matin au Salon du livre, passant deux heures en compagnie de Boualem Sansal auquel nous avons consacré l’ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille. Comment mieux résumer l’impression que me fait cet homme à l’évidence probe et bon, qu’en disant que c’est un vrai. Un vrai de vrai : voilà ce que me semble l’individu autant que l’auteur du Serment des barbares et d’Harraga. Une anecdote qu’il m’a racontée, à propos de son passage dans les hautes sphères du pouvoir, au titre ronflant de Directeur de l’industrie, définit assez bien sa position d’homme de bonne volonté qui ne trahira jamais sa morale personnelle, ne se laissera jamais pousser la barbe par opportunisme ni ne cautionnera jamais le mensonge ou l’injustice. Un jour donc, un ministre lui ayant demandé d’établir un rapport sur les relations entre l’endettement et le développement des pays du Sud-méditerranéen, il s’y emploie en ayant recours aux chiffres du FMI et de la Banque mondiale pour constater que seul Israël, dans les pays les plus endettés, pallie cette situation par un super-développement manifeste. Confronté audit rapport, le ministre entre en fureur et ordonne, aussitôt, de refaire ledit rapport sans y mentionner Israël, ce que Boualem Sansal refuse absolument, prêt à présenter illico sa démission et à prendre même sur lui un refus d’obtempérer. Il faudra la parution du Serment des barbares, quelques années plus tard, pour lui valoir d’être limogé.
    Or tout, de la parole de Boualem Sansal, autant que de ses écrits, traduit le même souci de vérité et de justesse – et quel bien cela fait de parler avec un homme simple, un écrivain qui ne se rengorge pas et parle de la situation de son pays et de ses gens, qui nourrissent ses quatre romans, bien plus volontiers que des mérites de ceux-ci.
    Comme je suis agoraphobe, que j’ai horreur des auteurs en représentation et que je suis fatigué d’être sollicité par les éternels raseurs impatients de m’utiliser de telle ou telle façon, cette rencontre me fait soudain oublier le malaise que j’éprouve toujours en ces lieux pour retrouver le cercle magique de toute forme de lecture ou de vraie conversation. Sur quoi je me réjouis de retranscrire notre long entretien, qui me semble substantiel, passionnant et non moins inquiétant pour l'avenir de l'Algérie, Boualem Sansal n'étant pas du genre à dorer la pilule.

  • Le verbe fait slam


    Treize jeunes « slameurs » » au Grand Café littéraire.
    Le slam (du verbe anglais claquer, ou frapper) , mouvement poétique et mouvance sociale tout à la fois, issu de l’underground urbain américain, se vouait originellement à sortir la littérature des salons pour donner la parole à tous, avec des apparence de spectacle, parfois même de combat (« pour rire ») de gladiateurs du verbe. Apparu dans les année 80 à Chicago, devenu bientôt art collectif populaire à forte revendication sociale, le slam est une résurgence bouillonnante des performances mémorables des poètes beatniks, tel un Allen Ginsberg, ou des lectures publiques de Ted Berrigan et Anna Waldam, qui se livraient à des joutes poétiques en tenues de boxeurs. L’aspect communautaire et démocratique du slam, et sa pratique dans les bars, le distingue évidemment des milieux littéraires ou académiques, et pourtant le souci de la langue, et sa revitalisation, fait partie de ses principes et de ses attraits. C’est d’ailleurs ce que le public, initié ou pas, aura découvert au Salon du livre de Genève, où se déroulait une confrontation « nationale » alternant les performances en allemand, en français et parfois même en anglais. Ainsi le jeune étudiant en géologie neuchâtelois qui se produit sous le nom d’Abstract Kompost déploie-t-il, avec une réelle originalité, des variations poétiques chatoyantes en trois langues qui nous ont rappelé le dernier « concert » parisien d’Allen Ginsberg, dont il nous a dit tout ignorer par ailleurs…
    Treize filles et garçons venus des quatre coins de la Suisse et dont le plus âgés frisaient à peine la trentaine, s’affrontaient donc dans cette très débonnaire « compétition », pour une symbolique bouteille de whisky. Sept « juges », désignés au hasard par le meneur de jeu, allaient attribuer des notes de 1 à 10, le trio final se trouvant départagé par acclamations de la salle. Remarque immédiate : les Alémaniques, souvent plus subtils dans leurs compositions que les Romands, assez basiquement « rap », se trouvaient un peu défavorisés aux yeux des jurés. C’est finalement le jeune Christophe à dégaine de petit prince rêveur de banlieue, slameur genevois aux textes à la fois élégants et émouvants, rythmés façon hip hop mais dont le contenu et les mots dégagent une véritable aura, qui a décroché la fiole. Pourtant, plébiscité lui aussi par le jury autant que par le public, le Neuchâtelois Abstract Kompost et quelques Alémaniques (Elsa Fitzgerald et le désopilant Ato dans son « Non, je n’aime pas l'érotisme/ erotik mag ich nich») poussent plus loin encore dans l’originalité et l’invention verbale. La variation du Neuchâtelois sur le thème du Vocabulaire relève ainsi d’une défense et illustration déjantée de la vie organique de la langue, qui épate. Mais on aura compris que l’élément concours reste assez symbolique pour la communauté des slameurs, dont beaucoup sont à l’évidence déjà complices. En outre, on remarquera que les slameurs ne se prennent pas les pieds dans le rideau de röstis…
    Le slam est-il « encore » de la littérature ? se demanderont gravement d’aucuns, craignant la facilité ou le n’importe quoi. Et ces textes, parfois très « efficaces » sur scène, tiennent-ils par écrit ? En principe, les slameurs américains purs et durs tenaient au caractère oral, éruptif, souvent improvisé de leurs performances et se refusaient à toute publication. Or plusieurs des textes les plus élaborés entendus à Genève évoquent toute une lignée d’« action poétique » qui va des proférations de Maïakovski aux textes de Prévert, de Boris Vian ou de l’intempestif Kurt Tucholsky. Bref : l’esprit de la langue souffle où il veut, et pourquoi pas via le slam ?!

    Prochaine soirée de slam au 2.21, à Lausanne : le 30 mai à 20h.30. Entrée libre. Slam au Schiffbau de Zurich, le 13 mai. Renseignements : www.rubikon.ch ou www.u20slam.ch.

  • Les bonnes adresses

    L’Auteur démasqué (7)

    Ce texte est extrait des Histoires sanglantes de Pierre jean Jouve, première partie du volume de nouvelles intitulé La scène capitale, paru au Mercure de France et réédité dans la collection L'Imaginaire de Gallimard ? L'Ornithorynque en a identifié l'Auteur. Ce qui se dit dans sa langue véhiculaire: he got it !

    « Il avait dans sa poche des adresses de maisons. La ville était chaude autour de lui et remplie de fumée d’automobiles, de sorte qu’il respirait très mal, et pensait aux maisons en mouillant de sueur le cuir de son chapeau. Ses pieds étaient d’ailleurs en plomb. Il tâtait au fond de sa poche et en retirait des prospectus alléchants avec des cartes de visite. Madame Hélène, 19, rue Lauriston, reçoit de 14 heures à 2 heures du matin : relations mondaines, artistiques et discrètes. Non, cette Hélène-là, impossible. Une visite s’impose à Marguerite Delorme ; ses relations mondaines, ses dernières créations et son écran lumineux. Super-cuisses. Pas encore. Voir Andrée : relations électriques, massage sous l’eau par dames. Peut-être. Académie du parfait amour ; Maison de la Botte de Paille. Application quotidienne de la science moderne. Art ! Progrès ! Surprise ! Serpents animés, tableaux vivants, natures mortes… »

  • Ecrire pour lever le voile


    Défense de Boualem Sansal
    Par Cookie Allez


    Après quatre récits(1) baptisés "romans" par son éditeur mais adossés à la réalité algérienne vécue par des personnes transformées en personnages, Boualem Sansal vient de faire paraître, toujours chez Gallimard, une courte "lettre de colère et d'espoir à ses compatriotes". Son titre est explicite : Poste restante : Alger.
    Ici, nous entrons dans l'écriture plus directe et plus percutante de la harangue. L'auteur cherche à convaincre, avec des arguments, avec des faits, avec des démonstrations précises. Il explique, réfute, accuse. Il dénonce les "Constantes nationales et les vérités naturelles", ces croyances – fausses - que le pouvoir enfonce dans le crâne de ses serviteurs : le peuple algérien est arabe, il est musulman et l'arabe est sa langue. Trois assertions officielles qu'il ne fait pas bon remettre en cause.
    Oualou, rétorque Boualem Sansal, rien de tout cela n'est vrai. Le peuple algérien est composé "d'êtres multicolores et polyglottes" dont "les racines plongent partout dans le monde". Et de revisiter l'Histoire officielle pour y débusquer les distorsions et les oublis volontaires, les amalgames. Avec un courage inouï. Surtout quand on sait que la publication de son premier ouvrage en 1999 a conduit à son limogeage (il était haut fonctionnaire dans un Ministère). Et qu'on peut toujours redouter des représailles plus définitives. Dans son pays, Boualem Sansal n'est pas précisément un écrivain encensé par les médias… Mais il faut lire ce petit brûlot pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui de l'autre côté de la Méditerranée.

    Dans écriture, il y a cri
    Quelle que soit la qualité de son écriture, il ne se considère pas vraiment comme un écrivain : "J'ai écrit en tant qu'être humain, enfant de la glèbe et de la solitude, hagard et démuni, qui ne sait pas ce qu'est la Vérité, dans quel pays elle habite, qui la détient et qui la distribue (…) Je raconte des histoires, de simples histoires de braves gens que l'infortune a mis face à des malandrins à sept mains qui se prennent pour le nombril du monde, à la manière de ceux-là, perchés au-dessus de nos têtes, souriant grassement, qui se sont emparé de nos vies et de nos biens et qui en supplément exigent notre amour et notre reconnaissance". Le ton est donné.
    Son écriture a du souffle, mais l'homme est discret, modeste, étonnamment souriant, proche et vrai. Si l'Algérie faisait partie demain des démocraties incontestables, si elle acceptait la diversité qui la constitue - diversité des origines, des peuples, des langues, des religions - et si, d'un coup de baguette magique, la vie devenait soudain plus libre et plus facile, Boualem Sansal cesserait d'écrire. "Je ferais autre chose ! Il y aurait tant à faire ! " dit-il avec un bel entrain. Et on entend "Je vivrais !". Non, décidément, voici un auteur qui n'a aucune envie de s'amuser à faire des romans. Il précise d'ailleurs que c'est un genre très peu répandu dans le monde arabe où le portrait, même exécuté à l'aide de mots, n'est guère prisé – et c'est une litote. En quelque sorte, nous sommes en présence d'un écrivain malgré lui… Ceci fait penser à la phrase terrible que Vojislav Jakic a inscrite au bas d'une de ses œuvres "Ceci n'est pas un dessin ou une peinture, mais une sédimentation de douleur"(2).

    L'écriture à l'école de la vie
    C'est une belle rencontre que celle de la sincérité. On est loin de la mythologie occidentale qui entoure le personnage de l'écrivain : la langue de Boualem Sansal, enrichie de sa double culture, n'est qu'un outil. En artisan consciencieux, il la polit indéfiniment dans le seul but de la voir servir ses idées. La beauté vient de surcroît, comme un cadeau pour le travail accompli. Quant à rechercher l'effet de style, il n'y faut pas penser !
    C'est cette sincérité qui l'incite à puiser ses sujets dans la vie réelle, un peu comme si la fabrication d'êtres fictifs avait à ses yeux quelque chose de frelaté et risquait d'introduire le doute sur l'authenticité de son propos. En Algérie, le drame est hélas à portée de main : il n'y a qu'à se servir. Reste à plier la langue à sa mesure, le plus souvent à sa démesure. Le difficile, on le sent, n'est pas de manier le verbe, mais d'être juste. En somme, de coller à la réalité pour être crédible et d'impulser un élan suffisant pour en décoller et permettre de prendre du recul.
    Son dernier "roman", Harraga, paru en 2005, conte une histoire qui lui est personnellement arrivée. Un jour, la jeune Cherifa, son héroïne, a vraiment débarqué chez lui, enceinte d'un "Harraga", c'est à dire d'un garçon en fuite, de ceux qui cherchent à quitter le pays coûte que coûte et que l'on appelle là bas des "brûleurs de route". La suite de son destin, écrite avec verve, humour et tendresse, met en perspective l'Histoire avec un grand H telle qu'elle se fait actuellement en Algérie. Elle montre par la même occasion, et de façon tragique, comment le peuple algérien se cogne en permanence au mur de l'intolérance, s'épuise en combats de survie, est contraint de se mettre la tête sous le boisseau ou de se bercer d'illusions. Comment il a peur. Comment il n'ose pas. Comment il panse ses plaies. Comment il espère.

    Quand l'écriture est un acte
    Dans notre société occidentale, on ne se représente pas l'écrivain comme un homme d'action. Rêveur ou penseur, poète ou philosophe, on le voit plutôt assis à sa table, laissant infuser avec précaution une inspiration qui lui tombe miraculeusement du ciel. On l'imagine exempté des contingences de la vie du commun, occupé à soigner son écrit où se reflète son ego. Sous ses airs d'intello, on sait qu'il cache bien souvent l'âme d'une coquette, pétrie de narcissisme et d'amour propre. Bref, chez nous, l'écriture est considérée comme un art, et l'écrivain a tendance à se comporter en diva.
    Boualem Sansal se situe à l'opposé de ce portrait. Ses écrits, si beaux soient-ils, n'ont rien à voir avec les "Belles Lettres". Il ne cherche ni à faire plaisir ni à se faire plaisir. À l'entendre parler de ce qu'il nie être son métier, on comprend que ses quatre premiers récits furent des cris de rébellion, et que cette lettre en souffrance poste restante à Alger se pose avant tout comme un acte. Destiné à faire bouger les mentalités, à ébranler des certitudes, à insuffler en chacun ce qui, ailleurs, est un droit : la liberté de conscience. Il y met toute son énergie, toute son audace. Il le dit lui-même : c'est éreintant. Avec des hommes de cette trempe, le combat d'idées n'est pas une image. Et s'il est par nature non violent, il est d'une force admirable.
    Voilà pourquoi les livres de Boualem Sansal sont d'abord des actes de courage qui, comme par enchantement, font de la belle littérature algérienne en langue française.


    (1) Le serment des Barbares (1999), L'enfant fou de l'arbre creux (2000), Dis-moi le paradis (2003), Harraga (2005)
    (2) Musée de l'Art Brut, Lausanne

    Ce texte est paru dans le numéro 70 du Passe-Muraille, avril 2006.

    Le dernier roman de Cookie Allez, intitulé Le masque et les plumes, a paru en automne 2005 chez Buchet-Chastel.

    Boualem Sansal se trouve aujourd'hui, 1er mai, au Salon du Livre de Genève. Il signera ses livres au stand des éditions Gallimard.


  • La vibration de lire


    L’Auteur démasqué (6)

    Ce texte est extrait du livre de Louis Calaferte intitulé Les fontaines silencieuses, paru à L'Arpenteur. Personne n'a trouvé la bonne réponse.

    « Cet incomparable émoi que de se baigner dans la lecture. Eau salvatrice – où reprendre force et conscience ; où retrouver ce qui est racine nous appartenant ; d’où surgir à neuf pour d’irrépressibles envolées. – Celui-ci, qui a donné son talent à ma voix secrète ; ses idées confortent les miennes ; sa sensibilité en tout m’identifie et, par surcroît, m’enseigne, me convie en m’aidant à devenir libre davantage, c’est-à-dire plus audacieux, plus fondé sur moi-même, mieux préparé aux essences de la Vie. – Lecture qui me fait Force. – Son souvenir, capable de métamorphoser les plus pénibles instants de misère morale. Tel livre, ce jour-là, accompagna notre détresse ; nous fit la surmonter, nous tirant vers ce réel absolu qu’est l’imaginaire, où réside toute capacité d’épanouissement. – Livre de jadis qui sait encore, a retenu qu’il faisait dehors, dans la rue, chaud ou froid,terreux ou ensoleillé ; de quel vert étaient les feuillages des arbres du jardin public ; quelle saveur troublante et enfantine imprégnait le regard entr’aperçu de la jeune fille aux jambes fines. – Livre de la vibration. Livre de la coloration. Livre de la révélation. Livre de la totalité d’être. Sans cesse je suis à ta recherche, moi, éternelle jeunesse de l’initiation. »

  • Une douce dinguerie


    Gérard Guillaumat dit Bobby Lapointe.

    C’était une belle et bonne idée que de revisiter, plus de trente ans après la disparition ( à 50 ans, en 1972) du plus poétiquement loufoque des auteurs de chansons français, le bric-à-brac délirant de Bobby Lapointe où se bousculent vocables et rimes ou rythmes guillerets, saillies lutines et trouvailles mutines. Or la lecture tout en finesse qu’en a tiré Gérard Guillaumat est belle et bonne aussi, qui doit un peu au compagnonnage de l’ami metteur en scène Jean-Louis Hourdin, et beaucoup à l’accordéoniste Victor Zucchini dont les fastueuses diaprures du jeu et la malice de la présence s’accordent parfaitement. Egalement bienvenue est la participation, plus occulte, de Bernard Dimey pour trois textes magnifiques (L’enfant maquillé, qui donne le premier « la », Si tu me payes un verre et Je vais m’envoler), tonton Georges (Brassens, dont la poésie si limpide fait toujours du bien) et tata Marguerite (Duras, pour un éloge de l’alcool un peu plus empesé), ainsi que Luis Arti pour l’émouvant Je t’aime.
    Si les textes des chansons de Bobby Lapointe « tiennent » pour la plupart à la lecture, et notamment les plus déjantés dans l’invention verbale, tels J’ai fantaisie, Embrouille minet ou Ta Katie t’a quitté, le fait reste que la seule lecture ne donne pas tout de l’art de Lapointe, où la mélodie, le rythme et les ornements hirsutes de la musique comptent aussi beaucoup.
    La traversée des « copains d’abord » n’en est pas moins agréable, qui ravit à l’évidence le public aux tempes argentées…

    Lausanne-Vidy. Sous chapiteau, jusqu’au 14 mai. Tlj à 20h sauf le dimanche (17h) et le lundi (relâche). Location : 021 619 45 45 et www.vidy.ch. Durée : 1h. 20

    Photo: Mario del Curto

  • Le livre objet magique


    Entretien avec Teresa Cremisi

    Après des années passées dans le saint des saints de l’édition littéraire parisienne, au titre de bras droit d’Antoine Gallimard, Teresa Cremisi a crée la surprise, l’an dernier, en reprenant la direction des éditions Flammarion et de la nébuleuse éditoriale attachée à cette enseigne.
    - Comment le livre vous semble-t-il se porter aujourd’hui ?
    - Ecoutez, la fin du livre est annoncée, autant qu’il m’en souvienne, depuis l’apparition de la radio, puis de la télévision, plus récemment avec l’explosion de l’internet, mais finalement il reste ce qu’il est : un produit quasi parfait. Nomade, de coût modéré, assurant à chacun connaissance ou divertissement, il ne peut être remplacé par tel ou tel moyen lié aux nouvelles technologies. Sa diffusion en ligne, redoutée par d’aucuns, lui ouvre une immense bibliothèque, impliquant seulement un contrôle rigoureux des droits, pour la défense des éditeurs autant que des auteurs. On a parlé de son remplacement par l’e-book ou le livre enregistré, mais là encore ce ne sont que des extensions. Le livre a donc encore une longue vie devant lui.
    - Que pensez-vous de la pléthore des publications de la rentrée ? Ne va-t-on pas vers une saturation dommageable pour tous ?
    - Le phénomène est typiquement français, initialement lié à la saison des prix littéraires. Pour le moment, le marché n’accuse pas d’effets négatifs de ce phénomène, mais je crois que les éditeurs, progressivement, par réflexe de défense, vont freiner le mouvement. Il est certain que de cette surabondance découle une certaine déperdition, autant pour les premiers romans que pour des auteurs peu médiatisés. Mais c’est également un gage de diversité.
    - La « starisation » des écrivains vous semble-t-elle une bonne chose ?
    - Ce n’est pas un phénomène nouveau, même s’il est amplifié par la télévision. Mais certains livres s’imposent sans battage, et je n’obligerai jamais un auteur à paraître. S’il préfère rester à l’écart, cela ne m’empêchera pas de le défendre si je crois en son livre.
    - Auriez- vous « géré » le lancement du dernier roman de Michel Houellebecq tel qu’il l’a été, si celui-ci n’avait pas quitté Flammarion pour Fayard ?
    - Certainement pas ! Non, nous nous serions contenté d’annoncer la parution du livre, sans entretenir ce « cirque » finalement contre-productif pour le roman autant que pour l’auteur.
    - Quelle marque personnelle aimeriez-vous imprimer au catalogue de Flammarion ?
    - Il y a d’abord une grande tradition à perpétuer, puisque la maison a été celle des Braudel, Duby et autres Furet, fleurons de la science historique. En littérature, nous allons relancer un travail de prospection plus soutenu. Une nouvelle collection me tient aussi à cœur, intitulée Café Voltaire et dans laquelle nous publierons des essais d’écrivains que nous apprécions.
    - La lectrice passionnée que vous êtes n’est-elle pas phagocytée par la gestionnaire ?
    - L’édition a cela de particulier que vous ne pouvez publier de livres sans vous y intéresser. C’est cela aussi le livre : c’est un bien immatériel qui se transmet sous cette forme toute simple, qu’on ne peut améliorer. Pour tout dire, le livre est un objet magique…
    Cet entretien a paru dans l’édition de 24Heures du 28 avril.
    Photo de Janine Jousson.

  • Bêtisier ramuzien


    Ils l’ont écrit en français...

    Genre philistin mal informé (Ramuz a fait ses lettres à Lausanne)
    « Ramuz passa une licence de lettres à la Sorbonne, retourna à ses montagnes et à ses alpages. Il n’échappe pas au pire tic des écrivains à la campagne, qui consiste à chercher (et à trouver, hélas !) un style approprié à leurs récits ». Jean Dutourd, Le point.

    Genre stylistement stylé
    « Avec Ramuz tout est dit, même le plus difficile, surtout le plus difficile. Mais il y a un hic : le style. Chaque nouveau livre de M. Ramuz est écrit plus barbarement que le précédent ». Edmond Jaloux.

    Genre corps d’armée académique

    « Ramuz saccage sans vergogne la grammaire et la syntaxe. Entre tous les écrivains de notre temps, il est probablement celui qui s’est acquis la plus solide réputation de mal écrire (…) La langue de M. Ramuz est, si l’on veut, une force de la nature ; mais il manque, en face d’elle, une puissance capable de l’assimiler et de lui donner sa valeur comme élément de la civilisation française (…) Faute d’ordre au centre et à la tête, le désordre se développe naturellement aux extrémités du corps français ».
    André Rousseaux, Le Figaro.

    Genre c’est patois c’est que moi
    « De tous les gens qui écrivent en patois, M. Ramuz est certainement celui qui écrit le plus mal (…) Quelle chute dans la noir charabia. Ernest Tisserand

  • Relire Joyce


    La solitude et la mort
    par Claire Julier


    James Joyce a quitté l’Irlande en 1904. Exilé par choix, il marche à reculons, les yeux fixés sur son passé. L’Irlande est le lieu de mémoire, celui de l’écriture. Le monde de Gens de Dublin est inséparable du monde du Portrait de l’artiste et d’Ulysse. Après avoir écrit des poèmes, des pièces de théâtre et des critiques, Joyce se met à la nouvelle. Gens de Dublin, écrit de 1903 à 1906, n’a pu paraître à Londres qu’en 1914, deux nouvelles étant jugées licencieuses et l’ensemble pouvant heurter les Dublinois tant les portraits sont frappants de ressemblance.
    Dans une préface écrite en 1921, Valéry Larbaud présente ainsi le recueil : […]« Par la hardiesse de sa construction, par la disproportion qu’il y a entre la préparation et le dénouement, Joyce prélude à ses futures innovations, lorsqu’il abandonnera à peu près complètement la narration et lui substituera des formes inusitées et quelquefois inconnues des romanciers qui l’ont précédé : le dialogue, la notation minutieuse et sans lien logique des faits, des couleurs, des odeurs et des sons, le monologue intérieur des personnages, et jusqu’à une forme empruntée au catéchisme : question, réponse ; question, réponse. »
    Amours non avouées, passions contenues, humiliations tues, l’histoire de l’Irlande en toile de fond, Dublin au premier plan : employés aux écritures, employées de maison, tenancières de pension de famille, boutiquiers qui « montent la garde auprès de barils de têtes de porcs », étudiants désargentés, écoliers qui font l’école buissonnière, curés de la paroisse, jésuites chargés de cours, chanteurs de rues qui égrènent d’anciennes ballades sur les troubles du pays, discoureurs politiques, buveurs de stout, inadaptés sociaux – une faune qui rit, s’amuse, prie, gaspille, s’enivre ou attend la rencontre qui changera le cours de la vie. Petits évènements – virées au bar du samedi soir, réceptions rituelles, promenades dominicales, jeunes gens en goguette, soirées musicales impromptues, jeux adolescents de Peaux Rouges – peinture naturaliste d’une cité fourmillante, haute en couleur, animée, que Joyce croque avec une clarté absolue et une ironie mordante.
    Plus on avance dans le récit, plus chaque mot fait sens. Les niveaux de lecture deviennent multiples. Les personnages semblent sûrs d’eux sous le regard des autres mais ils sont pris de tremblements lorsque – à un silence, un son, un mot – ils pressentent leur vrai moi. La réalité les envahit comme une révélation. Leur nature secrète leur apparaît alors pitoyable.
    La solitude est omniprésente dans ces reproductions de vies étriquées, aigries, soupçonneuses, sans envergure, sans espoir. Oui, la solitude se décline à chaque page : celle du jeune garçon qui ne peut pas aller à la kermesse parce que son oncle arrive trop tard pour lui donner de l’argent ; celle du poète incompris qui ne parvient pas à calmer les pleurs de son nourrisson; celle de l’employé humilié par tous au bureau, puis par ses amis au pub et qui, lorsqu’il rentre chez lui, se venge en frappant son jeune fils ; celle des deux galants qui séduisent une servante ou celle de deux jeunes garçons qui sont à la fois attirés et terrifiés par les propos d’un pervers ou encore de la mère qui cherche à tous prix – quitte à y perdre sa dignité – à ce que sa fille soit payée pour sa « prestation » musicale.
    Elle atteint son apogée dans la dernière nouvelle - Les morts (The Dead) - où lors d’une fête annuelle, une femme révèle à son mari qu’elle a vécu l’intensité de l’amour avec un jeune homme aujourd’hui disparu. Mort pour elle. John Huston poussé par le désir d’entendre une dernière fois un texte aimé l’a magnifiquement mis en scène dans son ultime film. (Gens de Dublin, 1987)
    « Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale en toute l’Irlande. Elle tombait sur la plaine centrale et sombre, sur les collines sans arbres, tombait mollement sur la tourbière d’Allen et plus loin, à l’occident, mollement tombait sur les vagues rebelles et sombres du Shannon. Elle tombait aussi dans tous les coins du cimetière isolé, sur la colline où Michel Furey gisait enseveli. Elle s’était amassée sur les croix tordues et les pierres tombales, sur les fers de lance de la petite grille, sur les broussailles dépouillées. Son âme s’évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s’épandre faiblement sur tout l’univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts. »

    James Joyce, Gens de Dublin, traduit de l’anglais par Jacques Aubert, 250 pages, Editions Folio.

    Cet article a paru dans le numéro 70 du Passe-Muraille, venant de paraître en cet avril 2006.

  • La noisette du sentiment

    L'Auteur démasqué (5)

    Ce texte est extrait de Talent de Jacques Audiberti, étourdissante suite de proses parue à la LUF en 1947. Nul n'a identifié l'Auteur, ce qui me fait insister virulemment sur la nécessité de relire ce merveilleux écrivain, auteur notamment de Monorail, Marie Dubois ou du bouleversant Dimanche m'attend, tous publiés chez Gallimard, sans parler de son théâtre et de sa poésie. 

    Les hommes mangent les poissons et les anges mangent les hommes.
    Certains affirment les Anges venir des poissons et les Chérubins des oiseaux. Les Trônes viendraient des membres, les Dominations de la réflexion. Et les Archanges, les splendides archanges aux grandes ailes pareilles à des toitures tavillonnées de couteaux vermeils, les archanges qui mangent à mort le galet des plages solaires et le blé des lunes assyriennes, les archanges ne sont pas issus des anges, mais des astres.
    Les divers ordres de nature dévient les uns des autres par le don et l’effort de la volonté. Mais ils se dévorent les uns les autres pour que soit assumée sans fin la palpitation vivante du grand Seigneur reclus à former ce monde.
    Les Principautés viennent de la chaleur et de l’espérance. Les Puissances viennent de la faiblesse et de la pitié. La nageoire, soudain, pousse sur l’os aride et l’œil, comme un fruit, germe sur le bambou. Les sucs se hâtent dans les conduits. La mer, toute surprise, un jour, voit s’ouvrir un caillou qu’elle croyait compact et d’où sort, qui sourit à la matinée bleue, un alérion replié qui ne se hâte à se déplier. Des sauces épaisses ruissellent des commissures. Les fourchettes à trois dents s’enfoncent, circonspectes, dans la chair des substances, bouillonnantes, soudain, à l’endroit de la piqûre. Des santés sont portées. Cana débouche la bordelaise. Un rayon contourne et galonne une cruche. Violent la noisette et fracturent la pomme les plus belles mains qui jamais sauvèrent et bénirent l’air. La noisette du sentiment, la pomme d’Adam.    

  • L’Auteur démasqué (4)


    Ce texte est tiré de Plume d'Henri Michaux. Il n'a été identifié qu'avec l'aide d'un moteur de recherche, au déni des règles élémentaires quoique non écrites du jeu papou. Nul ne recevra donc de récompense.

    Un fromage lent, jaune, à pas de chevaux de catafalque, un fromage lent, jaune, à pas de chevaux de catafalque, circulait en lui-même comme un pied du monde. C’était plutôt une énorme mamelle, une vieille meule de chair et, accroupie se tenait sur une région immense qui devait être terriblement moite.
    Sur la gauche descendait la cavalerie. Il fallait voir les chevaux freiner sur leurs sabots de derrière. Ces cavaliers si fiers ne remonteraient donc jamais ? Non, jamais.
    Et le chef faisait force gestes de protestations, mais sa voix était devenue si petite qu’on se demandait qui aurait accepté de tenir compte de ce qu’il disait, comme si un grain de riz s’était mis à parler.
    Enfin ils parurent s’embourber et on ne les revit plus. Puis, tout à coup, comme un déclic, comme un débrayage se fit dans l’énorme chose molle et des débris rejetés de tous côtés se forma après un certain temps un ruban si long que toute la cavalerie aurait pu passer à grande allure.

  • L’Auteur démasqué (3)

    La cuisson du riz


    Ce texte est signé Marguerite Duras. Il est extrait de l'intéressant album, très richement illustré, que Jean Vallier a publié sous le titre de Marguerite Duras, La vie comme un roman, chez Textuel. 


    Ecoutez, le riz, voilà comment il faut le faire, une fois pour toutes retenez ce qu’on vous dit. D’abord pour tous ces plats il faut du riz dit « parfumé » en sac de plastique, sans marque, qu’on achète dans les boutique d’alimentation vietnamiennes. Même ce riz il faut le laver. Raison de plus de laver l’autre riz, celui qui a une marque, qui est bien empaqueté et vanté à la Télé ! Il faut le laver à plusieurs eaux, le frotter dans les mains sous l’eau pour enlever le reste de son qui l’enrobe et la poussière et l’odeur du sac de jute – l’odeur dite de « cargo » - qui est celle de pétrole. Oui, sentez le riz pas lavé et sentez le riz lavé, vous verrez la différence. Laver le riz entre quatre et sept fois pour être sûr. Pour le cuire, voici : mettez le riz lavé dans l’eau froide. Et dans les proportions – sacrées – suivantes : 2 hauteurs d’eau pour une hauteur de riz. Pour 4 cm de riz mettez 8 cm d’eau froide : Tout est là. Faites bouillir le riz et puis mettez-le sur un diffuseur au feu le plus doux qui soit. Couvrez la casserole bien hermétiquement. Au bout de quelques minutes regardez le riz. Mettez un tout petit peu d’eau froide, remuez le riz, aplanissez et remettez le à cuire. C’est très rapide – En tout 5 minutes ou peut-être moins. En Indochine on le fait dans des pots de terre cuite. On n’y touche pas pendant la cuisson. Contre le fond du pot il se forme une sorte de galette de riz brûlé que les enfants mangent avec de la mélasse. Encore un conseil. N’achetez jamais de riz glacé…

  • Le cimetière des oiseaux

    L’Auteur démasqué (2)

    Ce texte est tiré du Jugement dernier, premier chapitre du Lotissement du ciel de Blaise Cendrars, paru dans le 12e tome des Oeuvres rééditées chez Denoël. Personne n'a identifié l’Auteur avant Minuit. Conformément à la règle du jeu papou, le lauréat suivant recevra deux livres.

    « Personnellement, ce qui me frappe le plus chez les oiseaux ce sont leurs yeux avec leur regard d’outre-monde ou d’outre-tombe, car où est le cimetière des oiseaux ? N’avez-vous jamais été frappé de ce regard impersonnel, voire d’éternité que l’Oiseau ne fait pas peser sur vous mais avec lequel il vous transperce comme si vous n’étiez pas opaque et qu’il visât derrière vous votre âme, votre ombre et qu’il s’entretînt, prêt aux épousailles, prêt à s’envoler dans l’immortalité, avec votre double ou à crever pour les manger les yeux de votre ange gardien ? Il n’y a pas plus étranger à ce monde que l’oiseau, car où est le cimetière, l’ossuaire des oiseaux ? »

  • Le grand match


    L’Auteur démasqué

    Ce texte est tiré de Passe-Temps II, de Paul Léautaud, paru au Mercure de France. Joël Perino, qui l'a identifié, recevra deux livres pour l'avoir désigné.

    C’est la Vie, la chère Vie, avec un grand V, pour sûr, que j’appelle ainsi. Je vous le demande : quel nom pourrait convenir mieux à l’agréable existence que nous menons, et quand je dis : que nous menons… c’est plutôt : qui nous mène, qu’il faudrait. Compétitions sur toute la ligne, ambitions de toutes sortes, brillantes et pas chères, mille départs à chaque instant vers des buts qu’on se plaît à croire différents, tout à la va-vite, hommes et choses, idées et œuvres, paroles et gestes, désirs et actions, oui, la vie d’aujourd’hui, énervée, surexcitée et trépidante, c’est bien là le grand match, l’unique et général match, le suprême et le définitif. On a beau faire, chercher à tirer au flanc, prétexter des blagues : un père mort ou une mère retrouvée, on en est tous, bon gré mal gré, les uns commençant à s’entraîner, les autres roulant déjà loin, et c’est un tel train qu’il semble parfois qu’on entende, tout autour de soi, le vaste et prodigieux psss… de la vie qui file, file – ah ! à ne la rattraper jamais.

  • Avant l’aube


    Sur la route du Tôkaidô, avec Pierre Michon
    Les Japonais avaient leur pèlerinage de poètes comme les musulmans ont celui de La Mecque ou les chrétiens les chemins de Compostelle, qu’ils appelaient la route du Tôkaidô, reliant en cinq cents kilomètres les deux capitales de Kyoto et d’Edo.
    «Ce n’est pas pour son grand rôle politique que cette route nous est connue», écrit Pierre Michon dans la belle préface au recueil de chroniques que Pierre Pachet vient de publier chez Denoël sous le titre de Loin de Paris, «mais parce que, une fois au moins dans leur vie, les lettrés se sentaient tenus d’emprunter cette route, et d’y méditer à leur façon sur chacune des cinquante-trois étapes qui la jalonnaient. Ils s’y remémoraient tel poème, y voyaient tel arbre, tel oiseau, telle auberge que leurs prédécesseurs avaient mentionnée; ils versaient à l’endroit convenu les larmes qu’un très ancien poète avait versées; il leur arrivait d’attendre longuement à une étape que le vent se mette à souffler dans la direction exacte décrite cent ans plus tôt, et qu’il emporte cette feuille de pêcher qu’il avait emportée cent ans plus tôt. Leur cœur alors se serrait sans qu’ils sachent pourquoi, disaient-ils, ils reprenaient leur bâton et allaient se serrer le cœur à l’étape suivante. Parfois même ils avaient une émotion nouvelle que les anciens n’avaient pas eue, saisissaient une conjonction inédite d’arbre et d’oiseau et de saison. Et ceux qui venaient après eux en faisaient usage.
    Cela me serre le cœur de lire ces lignes en ce moment précis d’avant l’aube, cette seule expression me rappelant le titre, Avant l’aube, d’un des recueils de carnets de L’Etat de poésie de Georges Haldas.
    Sur une voie de la mémoire semblable à la route du Tôkaidô, Pierre Michon se rappelle deux ou trois choses qu’il doit à Pierre Pachet, et par exemple de lui avoir commenté un fragment d’Héraclite et de lui avoir appris à reconnaître les corneilles mantelées.
    Le fragment d’Héraclite était celui-ci:» A Priène vécut Bias, fils de Teutamès, qui avait plus de part au logos que les autres». Alors Pierre Michon de s’interroger: «Est-ce que ce Bias parlait plus justement ou véridiquement que les autres? Est-ce qu’il avait un plus grand éclat dans le discours des autres, une plus grande réputation? Est-ce que ça veut dire, demandai-je, que Bias est beau parleur ou qu’on parle bien de lui?» Et Pierre Pachet de répondre: «Non, non, c’est sûrement autre chose. Héraclite n’aurait pas déplacé son gros cul pour si peu».
    Notre Tôkaidô est l’univers. A Tokyo les oiseaux m’ont conduit dans le jardin public où pleurait le vieil homme de l'inoubliable Vivre de Kurosawa, des chèvres m’ont rappelé dans les Langhe l’âcre odeur de certaines pages de Travailler fatigue de Pavese, à Sils-Maria mon cœur s’est serré le long du lac de cristal dont les eaux m’ont rappelé La montagne magique, à Soglio m’est revenue la voix grave de Pierre Jean Jouve, et de station en station ainsi je pourrais refaire à l’instant ma route du Tôkaidô sans me bouger le fondement plus qu’Héraclite. Ainsi le Tôkaidô est-il le chemin de nos Riches Heures, et tous les possibles se concentrent en celle-ci, d’avant l’aube…

  • Une idée de roman

    Sur Le rapport Amar, de Jérôme Meizoz
    Le premier roman de Jérôme Meizoz, intitulé Le rapport Amar, n’est à vrai dire qu’une idée de roman. Bonne idée, au demeurant, tant par la construction que par la substance signifiée. Hélas les protagonistes ne sont que des idées de personnages, et le drame s’en tient lui aussi à la seule citation de faits, dont l’enchaînement se trouve à tout moment freiné par le discours savant, voire savantasse, signalant une folie académique qui pourrait elle aussi nous captiver si elle ne restait absolument désincarnée.
    Bruno Lesseul, passionné par le déclin des langues orales et l’hégémonie de la langue française au détriment des dialectes, est accusé d’avoir cannibalisé son amie brésilienne Juliana, spécialiste du fameux candomblé, après l’avoir entraînée dans une relation sado-masochiste entrecoupée de doctes échanges. Le bon docteur Tissot, qui ne fut pas que le contempteur du vice solitaire, avait mis en garde les gendelettres contre certaines maladies, mais l’obsession « ethnocidaire » de Bruno a de plus obscures racines qui eussent fait saliver la doctoresse Dolto, citée dans la foulée…
    Le « roman » est tissé par les diverses pièces du rapport où voisinent éléments d’expertise, carnets de Bruno, bribes de récits liées à un voyage au Brésil, lettre de Juliana ou témoignage d’une péripatéticienne, notamment. Tout cela, une fois encore, pourrait être passionnant, comme l’est Feu pâle, le chef-d’œuvre de Nabokov fondé sur un montage philologique. Or, autant Jérôme Meizoz « vit » sa recherche dans ses essais, autant le chroniqueur-prosateur de Morts ou vifs et des Désemparés peut toucher juste, autant lui échappe ici son objet faute d’énergie narrative et plus encore de toute empathie.
    Jérôme Meizoz. Le rapport Amar. Editions Zoé, 2006, 87p.

  • Lectures ferroviaires (2)


    Villa Amalia, paradis précaire
    L’intercity à deux étages glissait du sud au nord à travers un décor de petits jardins assoupis et de roseaux et de canaux – c’était la région de Bienne où Robert Walser a tant flâné -, tandis que la protagoniste de Villa Amalia, passant par Bienne elle aussi, s’en allait maintenant vers les Grisons et l’Engadine, le lac de Côme et, plein sud, jusqu’à Naples et l’île d’Ischia…
    Lorsque j’ai changé de train à Olten, cette ville industrielle dont on ne voit de la gare que des entrepôts et des câbles, Eliane Hidelstein, alias Ann Hidden, avait déjà avoué à son ami homo Georges, à qui elle avait fait croire d’abord qu’elle partait pour le Maroc et le désert , que non : qu’elle se trouvait à l’instant à Ischia où il lui semblait tout reconnaître et être reconnue de tous. Après quoi, mon train suivant se dirigeant vers l’Engadine, Ann remontait en Bretagne chez sa mère impossible et retrouvait, pour tout en liquider, sa maison de Paris et l’homme qu’elle avait largué pour sa trahison et « tout le reste », qui lui chialerait dans le gilet en ne parlant que de lui et lui proposerait de lui payer un psy pour l’«’aider »…
    Or Anne Hidden, qui deviendra l’Anna de la villa Amalia, longue maison jaune au toit bleu qui surplombe la mer et dont elle fera son paradis de quelque temps, n’a pas besoin d’être aidée mais seulement de se retrouver, elle, que son père a abandonnée petite tout en lui léguant la passion de la musique, entretenue chez elle jusqu’au génie.
    C’est donc l’histoire d’une rupture radicale (Ann Hidden tirant prétexte de l’infidélité du médiocre Thomas pour tout bazarder de leur vie passée) que raconte Pascal Quignard dans Villa Amalia, roman très elliptique, à fines touches hypersensibles, qui se déroule un peu comme un film mental tout en donnant, aux lieux nommés et aux moments les plus denses, un relief d’une saisissante présence. Le lecteur brûle ainsi de découvrir à son tour les bords de l’Yonne à Teilly ou tel petit port de l’île d’Ischia, sans parler de la terrasse de la villa Amalia.
    Il en va finalement de la possibilité d’une île de liberté créatrice et de plus justes relations entre les gens, de reconnaissance mutuelle et de passion partagée pour cela simplement qui est ou pour la musique plus précisément dans le vertige de laquelle se perdre et se retrouver. Cela s’effiloche un peu sur la fin, mais on dirait alors que l’auteur, s’en tenant à une possibilité de roman, en laisse la conclusion à chacun. Ainsi ce beau livre module-t-il une sorte de rêverie esthétique, ponctuée de vues profondes sur la vie ou la musique, parfois cédant à certaine préciosité ou certaine solennité sentencieuse, mais laissant une trace délicate, en fort contraste avec les platitudes et la vulgarité au goût du jour.
    Le paradis de Villa Amalia reste évidemment précaire, sans relever pour autant de la chimère trop dérisoire : une cacahuète avalée de travers suffit à en ruiner l’harmonie apparente en coûtant la vie à une enfant qui semblait à vrai dire vouée à un destin bref, mais la musique rejaillit comme Anna rebondit au gré de ce qui pulse et danse en elle, comme pulse et danse l’écriture de l’auteur…

    Citations notées sur les tablettes du train :
    « L’air de Paris sentait son odeur si particulière, putréfiée, charcutière, mazoutée, épouvantable ».
    « C’était une femme entièrement à sa faim, à son chant, à sa marche, à sa passion, à sa nage, à son destin ».
    « Il y a une extrême tendresse répugnante, excessive, malodorante, osseuse, chez les vieilles gens».
    « Ceux qui ne sont pas dignes de nous ne nous sont pas fidèles ».
    « Le chagrin est plus ancien et presque plus pur en nous que la beauté »
    « C’était une petite enfant dont le visage était la nostalgie même ».
    « Les œuvres inventent l’auteur qu’il leur faut et construisent la biographie qui convient ».
    « Cela sentait la pluie, la laine mouillée, la craie, la poussière, l’encre fade, la transpiration très aigre des jeunes garçons ».
    « En vieillissant je suis devenue butineuse ».

    Pascal Quignard. Villa Amalia. Gallimard, 297p.

  • La brute bluesy

    L’autre face de Steven Seagal  
    Non ce n’est pas un homonyme ni un clone : c’est bien LE Steven Seagal, castagneur bas de plafond du cinéma d’action, s’imposant dans le monde du blues avec une pêche qui a déjà sidéré à la sortie de son premier album, Song from the Crystal Cave. Et c’est reparti pour un périple mêlant compositions originales et hommages aux légendes du genre, à commencer par Howlin Wolf dont le Red Rooster est de la meilleure barrique. Il faut dire que le crack de Memphis  s’entoure de pointures de non moins fameuses tailles, tels Bo Diddley et Koko Taylor, Ruth Brown ou Bob Margolin.
    Le son de base de l’album est une splendeur, sans que son évidente référence aux « maîtres » de Steven Seagal, de Robert Johnson à Lightning Hopkins, entre autres Curtis Mayfiled ou BB. King ne fasse jamais resucée kitsch, tant les musiciens qui l’entourent boutent un feu du diable  à ses interprétations, entre guitares sonnant à la Hendrix et voix plus « soul ».
    La voix de Steven Seagal est elle-même étonnante de plasticité, entre lyrisme feutré  à la Dylan (l’initial She dat pretty) et intonations plus « archaïques » dans telle bien belle reprise de Hoochie koochie Man de Willie Dixon.  
    Avant la tournée européenne de ce surprenant transfuge, annoncée dès septembre à l’Olympia de Paris, avec une escale suisse le 17 septembre, cette galette est à savourer par tous ceux que le blues met k.o.
    Steven Seagal & Thunderbox. Mojo Priest. EMI.

  • Du plagiat


    La victoire sans enjeu de Dan Brown
    Est-il important que Dan Brown, l’auteur du Da Vinci Code, ait obtenu gain de cause au détriment des deux auteurs qui l’accusent d’avoir plagié leur ouvrage ? Ceux-ci, qui n’ont vendu « que » 2 millions d’exemplaires de leur titre, se seraient-ils pareillement acharnés s’il n’avait pas dépassé, lui, les 40 millions d’exemplaires ? Et le juge n’a-t-il pas fait une fleur à Dan Brown du seul fait de son mondial succès ? Le verdict de non-plagiat est-il un progrès en matière d’honnêteté intellectuelle ? Pour ma part, je n’en crois rien, mais il faut dire que je me fais une idée très particulière du plagiat. Plus précisément, le plagiat qui compterait à mes yeux est impossible.
    A mes yeux, le plagiat est impossible parce qu’il est impossible à quiconque de me voler une phrase, autant que de me dérober un œil ou le son unique au monde (in the world) de ma voix. L’envie, disait à peu près Virgina Woolf, n’apparaît que chez les gens qui oublient qu’ils sont uniques. Dans cette optique, l’idée qu’on puisse être quelqu’un et produire un objet « signé » en s’appropriant l’objet « signé » de quelqu’un d’autre est une aberration physique et métaphysique. Le style est ce qui nous « signe ». C’est à la fois notre peau et notre ADN spirituel, notre odeur et notre « flaque ». Francis Bacon, le peintre, parlait de la « flaque » à propos de l’ombre-aura que chacun de nous projette et qu’un peintre essaie de rendre dans un portrait. Céline a sa flaque qui n’est réductible ni à celle d’Albert Paraz, qui lui est proche, ni à  celle de quelque plagiaire que ce soit.
    Le problème avec Dan Brown, c’est qu’il n’a pas de style. Comme des milliers d’auteurs contemporains, c’est un façonnier de phrases sans âme ni chair dont le seul ressort est, précisément, le ressort. Le but de Dan Brown est de faire tourner les pages au lecteur. Une intrigue, un sujet « brûlant », des péripéties en cascades y pourvoient. J’ai constaté après vingt pages du Da Vinci Code que « ça » fonctionnait pilpoil, tout en m’ennuyant à crever faute du moindre style et donc de la moindre signature, de la moindre peau et de la moindre voix.
    Parle-t-on de littérature ? Nullement : on parle de plots (en anglais : plot signifie aussi intrigue, suspense, ce genre de choses) et c’est sur un éventuel emprunt de plots que devait statuer le juge. Mais la littérature, puisqu’on en parle, est toute faite d’emprunts de plots. Tout Shakespeare est fait de matériaux empruntés à gauche et à droite, comme la moindre statue est faite de pierres arrachées à telle ou telle carrière. Comme disait l’autre, qui s’imaginait toucher aux abysses de la pénétration: tout a été dit, et tout est donc plagié…
    Mais non : rien n’a été dit comme toi, qui te prénommes Pascal ou Alina, Ludwig van ou Yasunari, Juan ou Amadou, l’écris à l’instant, toi l’unique sans autre propriété que ton paraphe de buée…

  • Au jour le jour

    Notes à la volée

    A la fois passionné et constamment exaspéré par le personnage, et presque chaque phrase de Céline. Le type du hâbleur celte. Celui qui la ramène. Le mec. L’homme à qui on ne la fait pas. Le cynique. Picaro trouillard. Un peu tout ça.

    ***

    En resongeant à ce que me disait Nancy Huston à propos de Tzvetan Todorov et de ses rapports avec son enfant, je me dis que le sens est donné à notre vie par l’attention et le souci qu’on lui consacre. Elle voyait cet homme tout faire pour l’enfant dont la mère était absente. De la même façon, la relation entre ma bonne amie et moi s’est énormément consolidée par l’attention respective que nous avons consacrée à nos filles, jusqu’à maintenant.

    ***

    Celui qui n’a plus de goût pour la vie. Celle qui se fixe des programmes. Ceux qui se taisent.

    ***

    Evoquant la «contemplation du temps» à laquelle s’est livré Proust, Edmond Jaloux écrit «qu’on voit aussi à quel point nos sentiments sont, en quelque sorte, des mythes créés par nous-mêmes pour nous aider à vivre, des heures de grâce accordée à notre insatiabilité affectueuse, mais des heures qui n’ont pas de lendemain, puisqu’il nous est parfois impossible de comprendre, quand le vertige que nous communique un être est terminé, de quoi était fait ce vertige».

    Cela me fait penser à mes anciens amis, que je tiens pour morts parce qu’ils se sont comportés, avec moi, comme des morts, ou plus exactement: de façon moins vivante que des morts, car mes morts, mon père, Reynald, Edouard, ma mère, mes chers morts, eux, vivent.

    ***

    Le samedi soir à la télévision, symbole de la complète stupidité.

    ***

    En songeant à la notion d’engagement, par rapport à ce que je voudrais dire du soutien des intellectuels et des artistes à la cause des requérants d’asile déboutés, je me dis que l’engagement strictement politique, au sens de la gauche opposée à la droite, est aujourd’hui dépassé ou insuffisant. J’ai vu quel alibi il pouvait constituer pour des médiocres en mal de pouvoir et pour des ratés se repliant sur ce fonds de commerce. La bonne conscience se sera par ailleurs accommodée de causes indéfendables, du régime cubain aux dictatures africaines de tout acabit, entre tant d’autres.
    L’engagement est avant tout, me semble-t-il, une affaire d’hominisation ou d’humanisation et de civilisation, au sens d’une avancée progressive de ce qu’il y a de meilleur en l’homme. Or certains auteurs et artistes, qu’on pourrait dire de droite, ont parfois été plus engagés dans cette voie de l’hominisation et de la civilisation que des auteurs présumés de gauche – je pense à Proust et à Flaubert. Par ailleurs, des auteurs tels que Shakespeare ou Goethe étaient-ils de gauche ou de droite? Il semble décidément incongru, ne serait-ce que de poser la question. A ce propos, un John Cowper Powys a bien montré en quoi la littérature témoignait de ce qu’on pourrait appeler l’histoire du progrès humain, d’Abraham à Sophocle, et de Virgile à Dante, de Rabelais à Balzac.
    A propos de Sophocle, l’histoire d’Antigone me semble symboliser une fois de plus le conflit entre les «lois non écrites du cœur» et la raison d’Etat, que le débat sur l’asile réactualise; et c’est passer d’une notion trop étroite de l’engagement au sens des années 60, à celle qui me semble retrouver aujourd’hui un sens.

    ***

    A certains moments il n’y a que ça de vrai: une ligne après l’autre, une ligne après l’autre. C’est cela qui me relie à moi-même: une ligne après l’autre.

    ***

    «Nul n’est mon rival, doit être la formule inconditionnelle». (Louis Calaferte).

    «Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion.». (Louis Calaferte)

    ***

    Le prof à sa fenêtre qui se demande s’il ne devrait pas manifester avec les jeunes gens qui défilent dans la rue, etc. Politiquement correcte est la bonne conscience. (De l’intellectuel suisse bon teint)

    ***

    Je me dis souvent que je vis entouré de morts, mes chers disparus, mais aussi les amis perdus et pas mal de morts-vivants qui remuent alentour, lesquels me semblent à vrai dire moins vivants que les morts qui sourient en moi.

    ***
    Ma bonne amie ne cesse de m’émouvoir. Elle est essentiellement elle-même. Elle est toujours juste. Toujours elle-même et juste.

  • Le blog qui brûle

     

    Les prix littéraires doivent-ils désormais s'ouvrir aux blogs? C'est en tout cas ce que prône le  Samuel Johnson Prize de la BBC Four, qui récompense toutes les oeuvres non fictionnelles écrites en anglais.
    Un candidat inattendu est en effet apparu sur la liste des 19 lauréats au prix doté d'un chèque de près de 44 000 euros: il s'agit du blog d'une jeune irakienne anonyme répondant au pseudonyme de Riverbend. Son « journal » s'intitule Baghdad Burning (Bagdad brûle) et retrace semaine après semaine la vie en Irak depuis la débarquement américain. L'auteur évoque ses peurs, décrit les rues de la capitale irakienne sous les coups de feu et s'attarde sur les petits problèmes de la vie sous occupation et la débrouillardise de la population. Son analyse offre une contrepartie très intéressante au discours des médias sur la guerre.

  • Du crime propre en ordre


    A propos de La panne de Dürrenmatt

    J’ai souvent éprouvé la sensation d’étouffer dans ces quartiers qu’on pourrait dire typiques de la classe moyenne occidentale, aux maisons familiales sagement alignées et aux jardins soigneusement entretenus, où il me semblait que rien ne pourrait jamais arriver tout en me réjouissant à chaque fois que se révélait un nouveau drame derrière les haies de thuyas, et c’est exactement ce mélange d’oppressante quiétude et de jubilation mauvaise que distille La panne de Friedrich Dürrenmatt, où je retrouve aussi la quintessence du sentiment ambigu de parfaite innocence et de culpabilité latente marquant chaque citoyen de notre incomparable pays.
    Alfredo Traps, que la panne de sa Studebaker immobilise un soir dans un bled du plateau suisse, est un exemplaire assez représentatif du Suisse moyen marié et père de famille, qui n’a rien à se reprocher en dépit de quelques accrocs. Ainsi montre-t-il de l’embarras lorsque, ce soir-là, convié à participer au jeu de rôles qu’organise le retraité qui lui a offert l’hospitalité - un ancien juge trompant son ennui, avec ses compères jadis procureur et avocat, en rejouant quotidiennement un procès -, il est prié de faire l’accusé et de présenter son crime à l’aimable compagnie.
    Quelques aveux de rien du tout, à propos d’une liaison sans lendemain avec la femme de son patron, dont la mort par crise cardiaque l’a bien arrangé dans son ascension sociale, suffiront cependant à donner au procureur la matière d’un réquisitoire carabiné où l’innocent présumé se découvrira les mobiles inavoués et surtout les talents d’un assassin retors, auteur du crime parfait puisque provoquant la mort de son patron sans y toucher, tiptop les mains propres en Suisse irréprochable.
    Il est peu d’écrivains de ce pays qui aient saisi, avec tant de pénétration et tant d’humour grinçant, la tournure et la tonalité de la mentalité suisse, mélange de bonne et de mauvaise foi, de respect des conventions et d’opportunisme occasionnel, d’honnêteté et de rouerie, de puritanisme et de sensualité terrienne. Surtout il rend le climat d’une certaine Suisse moyenne avec une merveilleuse aptitude à jouer des clichés sans tomber pour autant dans le confort intellectuel. La Panne est à la fois le procès de notre bonne conscience et celui de l’arbitraire judiciaire, mais c’est aussi une plongée au coeur de la tragédie humaine. Dürrenmatt lui-même prétend que le tragique n’a plus cours dans notre monde sans Dieu, sans Justice immanente et sans Fatum, mais il n’en montre pas moins ici que l’animal humain, même sous le costume chic d’un agent général représentant un supertextile Swiss Made, reste toujours et encore une possible créature tragique.

  • Le regard de Bonnard

    Dans le TGV, ce dimanche 19 mars. – La nuit tombe sur la Bourgogne tandis que nous rentrons de Paris, où nous avons fait quelques bonnes rencontres et découvertes, L. et moi. Vendredi soir, ç’a été, pour  commencer en beauté, un entretien avec Tzvetan Todorov, à propos de son dernier livre, Les aventuriers des l’absolu. En une heure et demie, nous avons évoqué sa trajectoire personnelle et ses positions, par rapport au culte de l’art, à l’antinomie romantique  opposant création et vie quotidienne, et aux séquelles de l’esthétisme d’un Mallarmé dans la littérature française contemporaine, qui m’ont beaucoup intéressé. Tzvetan est un honnête homme, dans la meilleure acception du terme, et j’y ai repensé le lendemain en visitant la superbe exposition consacrée aux Lumières, à la Bibliothèque nationale, dont il est le commissaire.
    Ensuite il y a eu ce moment hors du temps que nous avons passé chez Monsieur Bonnard, dont la grande exposition actuelle du Musée d’art moderne n’est pourtant    pas du genre que je préfère, s’agissant de ce peintre qui m’est si cher. De fait, il y a là quantité d’immense tableaux alors que je n’en voudrais qu’un à la fois et loin de la foule.
    Or c’est à cela justement que nous convie Alain Cavalier dans le film qu’il a consacré au seul Nu dans la baignoire où Marthe semble reposer dans un sarcophage de lumière violine et mordorée. Nous en avons regardé la vidéo sur grand écran, assis par terre dans la salle bondée, tandis qu’un vieil infirme en chaise roulante maugréait que ce cinéaste, bougeant sans cesse avec sa caméra, ne savait pas filmer; et c’était amusant d’entendre l'impotent ronchon vitupérer pendant qu’Alain Cavalier continuait de caresser du regard le corps de la jeune fille et de détailler, de sa voix toute douce, la pluie d’or se répandant sur le visage à peine visible ou l’échappée qu’ouvre le rectangle tout bleu de la partie gauche du carrelage, au-dessus de la baignoire débordant des ses limites comme une mer en allée.
    Il va de soi que le filmage, pas plus que la reproduction sur papier, ne rendent l’essentiel de la peinture, et surtout chez Bonnard, qui veut qu’on la hume de tout près et qu’on détaille de l’œil, d’encore plus près, le brasillement de couleurs et sa matière si fine et si dense, si légère aussi, comme de l’écume de salive d’ange...
    Après cet enchantement radieux et mélancolique à la fois, se tasser la cloche chez Francis et finir la soirée au Tennessee en compagnie de Johnny Cash, dans le film Walk the line, ne marquait pas une rupture mais une suite ponctuée de visages et de musiques nous ramenant à cette bonne vie quotidienne que nous aimons nous aussi avec L…
    Jusqu'a ce midi, dans l’affreuse cafétéria du Salon du Livre où j’avais à rencontrer encore le Djiboutien Abdourahman Wabéri, nous restions sous le charme de Bonnard en nous demandant ce qu’il aurait rendu de cet entassement de gens fatigués autour de ces tables hideuses, dans la lumière crue et les couleurs criardes…

    Pierre Bonnard, Nu dans la baignoire, 1936-1938. Musée d'art moderne de la Ville de Paris.

  • Bulles freudiennes

    On pourrait conclure au gadget sur un premier regard, et pourtant cet ouvrage de vulgarisation gagne plutôt à la lecture attentive, qui révèle une sorte de bédé éclatée, avec textes explicatifs et autres montages photographiques rappelant les collages surréalistes, dont la visée déclarée est une introduction à la révolution freudienne mêlant éléments biographiques, approche des œuvres et concepts-clé.
    Des origines familiales du premier des huit enfants de Jacob Freud, négociant en laine, et de la Vienne impériale où Sigmund (né en 1856) fait des études poussées en neuro-physiologie, qu’il poursuivra en asile psychiatrique ou auprès de Charcot à Paris, jusqu’à la cristallisation de ses premières théories, notamment avec l’histoire d’Anna O., le lecteur s’engage dans le labyrinthe freudien dont les personnages (Œdipe & Co) et les situations lui sont expliqués au fur et à mesure, un glossaire final complétant la visite.
    Celle-ci est à la fois vivante et assez sagement « alignée », en dépit de ses dehors hirsutes, ne laissant guère de place à la contestation des thèses de celui que Nabokov appelait le charlatan de Vienne. L’ouvrage n’en est pas moins attrayant, grâce aux raccourcis incisifs du texte et aux trouvailles souvent pleines d’humour de l’illustrateur.
    Richard Appignanesi (textes) et oscar Zarate (illustrations)
    Freud. Rivages poche, 181p.

  • Rozanov

     

    Un génie paradoxal 
               
               L’oeuvre immense de Vassily Rozanov reste encore méconnue de beaucoup, en dépit de la publication, à L’Age d’Homme, des Feuilles tombées , constituant certainement son ouvrage le plus représentatif pour une première approche. Collage de notations semblant captées à fleur de sensation ou de pensée, demi-soupirs ou rêveries d’une intimité qui scandalisa souvent à l’époque, ces bribes d’un murmure ininterrompu et souvent localisées au moment de leur surgissement (sur une quittance de la poste, en attendant mon tour à confesse, en m’occupant de choses et d’autres, sur un transparent, sur une semelle, à la clinique, la nuit en m’endormant, etc.) constituent la part la plus originale de l’écriture rozanovienne, qu’on pourrait dire en deça ou au-delà de toute littérature. Lui qui se considérait comme le dernier des écrivains, nous apparaît aujourd’hui comme le premier sourcier d’une littérature libérée de tous les carcans, où tous les genres se mêlent dans le flux des voix, carnet journalier et pamphlet, dialogue de théâtre quotidien et critique sociale, méditation pascalienne et croquis de moeurs, tableaux de la vie privée, correspondance ou esquisse de roman, invectives ou billets doux...
                Plus de trente ans après la parution de La Face sombre du Christ chez Gallimard, introduit par une magnifique préface de Joseph Czapski, et dans la foulée des autres traductions de Jacques Michaut à L’Age d’Homme (Esseulement et L’Apocalypse de notre temps) un nouveau titre, Les motifs orientaux, vient de paraître, où Rozanov, à la fin de sa vie, s’abreuve à la source de l’Égypte ancienne. (JLK)           
            
             Vassily Rozanov (1856-1919) est peu connu en Russie et presque inconnu chez nous. Pourtant ses écrits passionnèrent les milieux intellectuels de la période pré-révolutionnaire. Biély, Berdiaev, Chestov, Florenski saluèrent son génie. Il commença comme la plus douce brebis du troupeau slavophile, conservateur, respectueux des autorités constituées, surtout des trois principes russes intangibles: autocratie, orthodoxie, nationalisme. Il semblait qu’il n’y eût pas d’homme plus scrupuleux que lui à vivre dans la tradition et à suivre les chemins battus. Pourtant il est allé à des excès de révolte dont les révolutionnaires n’ont pas idée.
             L’oeuvre de Rozanov se présente sous forme d’essais traitant de sujets variés: philosophie, religion, politique, art. Il se passionne surtout pour les problèmes de la religion et du sexe. «La douleur pour la vie est plus puissante que l’intérêt pour la vie, c’est pourquoi la religion vaincra toujours la philosophie», dit-il. Le thème essentiel de son oeuvre est l’opposition de la religion chrétienne et des religions antiques, et surtout de l’Ancien Testament et du Nouveau. Cette opposition a constitué le drame personnel de son existence. Rozanov est un fidèle de l’église orthodoxe. Il chérit en elle tout ce qui la relie à la réalité la plus intime de la vie familiale. Il ne se sent vraiment au chaud, dans son ambiance, que dans les milieux traditionnels strictement orthodoxes et conservateurs, mais en même temps, au fil des années, Rozanov, met de plus en plus en doute ce qu’il considère comme l’essence propre du christianisme. ll défend avec acharnement, contre la religion chrétienne, les valeurs du monde charnel, jamais dans le sens romantique de la passion, de la fièvre ou de la révolte, mais dans le sens de la famille et de la procréation. La famille, sa mystique chaleur animale, la chambre à coucher des époux avec ses lampes et ses icônes bénies: c’est là son lieu, son nid, son paradis. Il disait préférer un cierge à Dieu, car le cierge est concret et qu’on peut le toucher, alors que Dieu est abstrait. Il se sentait à l’aise quand il avait plusieurs prêtres à dîner et qu’un énorme poisson était servi sur la table. Il avait froid loin de ses ecclésiastiques qui, eux, ne comprenaient rien à sa problématique.
             Avant tout, il faut comprendre que la lutte de Rozanov contre le Christ n’a pas de précédent dans tout le christianisme. Jusqu’ici, les reniements du Christ avaient pour cause soit le satanisme, soit le rationalisme, révolte de la raison humaine contre la folie de la Croix. Dans l’apostasie de Rozanov, il n’y a rien de cela. Ce qui le séduit le plus, c’est le retour au paradis perdu, à cette innocence d’enfant qui ne connaît pas le mal. Tout est bon, point de mal: voilà ce qu’il aurait voulu croire. Quand Rozanov parle de la sexualité, il pense toujours à l’Ancien Testament. L’attraction sexuelle hors du mariage et de la famille l’épouvante et le scandalise. Selon lui, l’essence de l’Ancien Testament, c’est l’approbation de la sexualité comme agent de procréation. L’essence du Nouveau Testament, c’est la condamnation de la sexualité. Si Rozanov attaque le christianisme, ce n’est pas seulement parce que le christianisme est hostile au sexe, et qu’il a mis au faîte de ses valeurs la virginité et le célibat, mais c’est aussi parce que le christianisme, répandant dans le monde l’idée du ciel, du bonheur éternel et de l’enfer, oblige l’homme à choisir entre les deux. Le Christ a créé le drame humain. Il nous a jetés dans une aventure que les hommes d’avant l’Incarnation ont à peine pressenti. Les chrétiens qui veulent accorder leur religion avec l’amour de la vie et de la terre sont pour Rozanov des gens qui ne savent pas ce qu’ils font. Seuls les hommes prêts à sacrifier tout ce qui est terrestre et charnel sont des chrétiens véritables. «Seul un regard distrait sur le Christ permet de s’adonner à la politique, à l’art, à la science, de fonder une famille. Gogol a regardé attentivement le Christ, il a jeté la plume et il est mort: et le monde, à mesure qu’il regarde plus attentivement le Christ, délaisse ses affaires et meurt, et c’est ainsi que le monde se mit à sombrer autour du Christ. Ce fut le déluge sur toutes les valeurs du passé. Ils ont fait naufrage, les dieux, les Jéhovah, les Diane,  face à la nuée des idéaux célestes».
             L’humanité a été séduite par quelque chose de plus brillant que les vrais biens, elle a pris la fièvre de l’âme pour se facultés. On a vidé le pâté de sa farce, crie Rozanov, et tout s’écroule: trône, autel, Russie. Qu’a-t-on mis à la place ? Des lys (= des bons sentiments) et de la rhétorique. Les lys, c’est bien, mais l’homme, c’est mieux, pense Rozanov. L’homme, c’est-à-dire  l’homme simple, à son image, ancré dans la vie et d’un égoïsme banal, avec ses taches et ses imperfections, sensible aux choses communes et agréables de la vie: un bon repas, l’amitié, un coin de jadis, un cierge qui brûle, la prière.
             Le christianisme  a vidé le pâté de sa farce. La farce, c’est le vieil Israël. «Par sa culture, écrit Rozanov, le juif est le premier dans une Europe grossière qui ne comprend rien à l’humanité au-delà du socialisme. Le juif a connu les soupirs de Job, la chanson de Ruth et le cantique de Déborah». -  «Contre le Fils, il défend le temple, la Cité, la Famille. Au-delà, c’est le mal, le froid, l’orgueil, l’Empire. Aimer, c’est aimer à l’intérieur de la famille; le sexe est saint, la semence est sainte, c’est la marque du Père». - «Le Fils est venu détruire l’oeuvre du Père. «Pourquoi ? Pourquoi as-Tu dit: «Mon Père et moi ne sommes qu’un ?». Non seulement vous n’êtes pas un , mais Tu marches contre lui. Tu as agi comme Saturne avec Uranus. Tu es tout entier horrible». - «Tout ce qui est du Père est abondance et fruit, tout ce qui est du Fils est inquiétude et tourment. Chercher le Père, c’est chercher l’air respirable, la chaleur du nid». - «Il y a plus de théologie, plus de ciel dans le taureau qui monte sur la vache que dans l’Évangile, livre religieusement froid, libre de sentiment amoureux, de soupirs, d’épanchements...»
             Le christianisme a divisé l’homme contre lui-même, il l’a éloigné des sources de vie, il a développé en lui les poisons de l’introspection, du scepticisme, de l’abstraction. Avec toute sa science l’homme est devenu un animal triste.
             Et pourtant,luttant contre le Christ, Rozanov ne cesse de se sentir dans l’étreinte de Dieu, qui est sa joie et sa douleur. Un monde sans prière lui paraît irrespirable. «Extrayez pour ainsi dire la prière de l’essence de l’univers, faites en sorte que ma langue, mon esprit, mon intelligence en désapprennent les paroles, je fuirais ma maison les yeux hors de la tête... sans la prière tout est démence et horreur... on comprend cela quand on pleure, comment l’expliquer à celui qui ne pleure pas, qui n’a jamais pleuré ? Il ne comprend rien: tant de gens ne versent jamais de larmes».
             Après une visite qu’il a faite dans une église, Rozanov décrit  une femme qui pleurait, agenouillée devant une icône miraculeuse de la Vierge. Lorsqu’elle fut partie, Rozanov vit à l’endroit où elle s’était agenouillée une petite flaque de larmes. Il s’agenouilla à la même place qu’elle et baisa ces pleurs à la dérobée. «Si même quelqu’un n’aimait pas Dieu, comment pourrait-il ne pas aimer cet amour de Dieu ».
             Cependant, même lorsque s’éveille en lui la soif ardente de l’immortalité, il ne la lie jamais à l’idée du péché, de la récompense ou du châtiment. Il n’admet pas l’idée qu’un Dieu sévère puisse condamner l’homme. le fondement des liens de Rozanov avec le monde est une tendre tristesse. «Je ne suis pas ennemi de la morale, écrit-il dans les Feuilles tombées,son plus beau livre peut-être, mais elle se décolle lorsque sur la demande de quelqu’un j’essaie d’y réfléchir. Je ne suis pas un si grand scélérat que de songer à la morale. Un million d’années s’est écoulé avant que mon âme fût autorisée à courir le monde, lui dirai-je maintenant : ne t’oublie pas, ma petite âme amuse-toi selon la morale ? Non, je lui dirai: promène-toi, amuse-toi, comme le coeur t’en dit, et, le soir venu, tu t’en iras vers Dieu». On pense à ces lignes de Baudelaire: «Je n’ai pas de convictions comme l’entendent les gens de mon siècle, parce que je n’ai pas d’ambition. Il n’y a pas de base en moi pour une conviction. Cependant j’ai quelques convictions, dans un sens plus élevé, et qui ne peut pas être compris par les gens de mon temps».
             Cet homme indifférent à la morale vit pourtant dans un ravissement perpétuel devant la beauté morale de quelques êtres qu’il admire. Ce ne sont jamais les grands hommes, qu’il tourne en dérision. «A tous les grands hommes, j’arracherais le nez avec les dents. D’après moi, Nadia, notre bonne, est bien plus grande que Napoléon, si modeste, si gentille... Napoléon n’intéresse absolument personne. Napoléon n’intéresse que les mauvaises gens».
             Et toujours l’homme comptait pour lui, jamais l’humanité; mais un homme de chair et de sang, avec ses défauts, ses faiblesses, ses vices, plus intéressants que des vertus, et surtout sa douleur silencieuse et cachée. Il était passionnément curieux de la vie intime de chacun, indépendamment de telle ou telle conviction. Tout ce qui concernait de vastes organismes sociaux ou politiques lui était terriblement antipathique, lui semblait même maléfique.  Aucune parcelle de sa force ne va à la lutte contre la bête, au dressage de soi-même. «Nous n’aimons pas par la pensée, nous pensons par l’amour, écrit-il; même dans la pensée, c’est le coeur qui est premier». Et ailleurs: «Les machines se briseront, les rails se rompront, mais le fait qu’un homme pleure à la seule menace d’une séparation définitive ne se rompra jamais. Jetez le fer, c’est de la toile d’araignée. Le fer véritable, ce sont les larmes et les soupirs».
             Vers la fin de sa vie, Rozanov écrira: «ce qui me tient le plus à coeur, aujourd’hui, ce sont les Égyptiens... Jamais les Grecs et les Romains ne m’ont attiré; quant aux juifs, ils ne m’ont attiré que parce qu’ils portaient en eux la marque de l’Égypte. C’est l’Égypte qui est la racine de toute chose. Elle a donné à l’humanité la première religion naturelle de la Paternité... elle a enseigné aux hommes la prière, elle leur a transmis le secret de la prière, le secret du psaume... mais les enfants ingrats ont oublié leur Père.
             Rozanov, c’est le langage parlé, le langage de l’émotion. On peut se chauffer à lui, c’est quelqu’un qui excite et console à la fois comme Bloy. Car l’âme a toujours froid, est toujours triste. Clairière, ai-je dit en commençant. Les livres de Rozanov, dans notre monde convulsionné, tordu par la politique et vidé de religion et de piété, nous sont une consolation. Qui, d’âme douce, peut lire sans frémissement ces lignes: "Le mystère de l’Univers tient au fait qu’il n’est pas bon mais tendre. Le bien est une abstraction, un devoir. Le devoir finit toujours par ennuyer. Qu’il me soit doux à moi-même de répandre de la douceur,  c’est la que réside le mystère du monde».
      (Gérard Joulié, Le Passe-Muraille)
     

     

     

  • Hôtels de l'errance

    Les chambres d’hôtels sont riches de virtualités poétiques ou romanesques, comme l’a illustré la Suite à l’hôtel Crystal d’Olivier Rolin, jouant à la fois sur les lieux et les genres, et dont le présent recueil, sur une idée de Jorge Semprun, constitue la prolongation à plusieurs voix et sur les tons les plus divers. A l’invite de Rolin, vingt-huit auteurs que réunit juste son estime, auxquels s’ajoute un anonyme, évoquent ainsi autant de chambres d’une nuit ou d’un séjour, constituent autant de récits.
    La rêverie est immédiatement amorcée dans un climat proustien par Jean-Christophe Bailly, au lieu imaginaire d’Olonne, sur la Sauve, un lendemain de soirée arrosée où, à la fenêtre de l’hôtel de la Pagode, «une ivresse blanche s’en allait jusqu’à l’horizon ». Lui succèdent François Bon avec un souvenir féminin lié à un insituable hôtel de Marseille, et Geneviève Brisac qui se rappelle un cruel « lapin » subi au Gramercy Park Hôtel de New York.
    Parfois en écho explicite au livre de Rolin, comme Emmanuel Carrère, ou dérivant en pleine affabulation érotico-lyrique, à l’instar de Patrick Grainville, le kaléidoscope est riche, où voisinent les signatures de Jean Echenoz, Pierre Michon, Linda Lê et vingt autres auteurs.
    Olivier Rolin et 27 auteurs. Rooms. Seuil. La Librairie du XXIe siècle, 245p

  • Coulisses de l’angoisse


    L’inquiétante étrangeté de Patricia Highsmith se matérialise à Berne par une visite de son « atelier » imaginaire, sous l’égide des Archives littéraires. Une exposition thématique révélatrice

    Les couloirs d’entrée et le bel espace d’exposition de la vénérable Bibliothèque nationale suisse sont investis par des images et des objets peu académiques, qui vont de l’affiche de film noir aux éléments de collections de couteaux ou d’escargots, en passant par les sculptures, les aquarelles et les outils de jardin façonnés par la célébrissime Patricia Highsmith, souvent rangée dans la catégorie par trop réductrice des « reines du crime ».
    Ainsi que le rappelle justement Stéphanie Cudré-Mauroux, qui a conçu cette exposition avec Ulrich Weber, Patricia Highsmith s’est toujours définie comme un mouton noir, à l’écart du troupeau. Une vie familiale empoisonnée dès l’enfance, autant que sa préférence sexuelle et un caractère bien trempé, auront contribué à faire d’elle une solitaire errante et farouche. Une note d’un de ses carnets, datant de 1971, après la rupture définitive d’avec sa mère, en dit long: « Une situation, une seule peut-être, pourrait me pousser au meurtre : la vie en famille ; la vie en commun. Je frapperais de colère et tuerais probablement un enfant entre deux et huit ans. Pour ceux de plus de huit ans, il faudrait frapper deux fois »…
    Or celle qui écrit ces lignes nous disait, tel jour de février 1988 où nous lui rendions visite dans sa petite maison de pierre d’Aurigeno, au val Maggia, que sa peur du sang expliquait le fait qu’elle n’osât installer la télévision sous son toit… Ce qui ne l’empêchait pas non plus d’être au courant de l’actualité sanglante du conflit israélo-palestinien, qui l’écoeurait. Enfin la romancière d’ajouter: « Je n’invente rien, je lis simplement les journaux de la première à la dernière ligne, Ils m’inspirent. On y trouve quantité de cruauté au quotidien. Les journaux sont des anthologies d’histoires cruelles ».
    Sensibilité à vif
    Les histoires cruelles que raconte Patricia Highsmith dans ses romans et ses nouvelles si fascinants, qui débordent largement le genre policier pour sonder les abysses de la psychologie humaine, les névroses et les catastrophes sociales, plongent leurs racines dans une biographie jamais exposée, même si la sensibilité à vif de la romancière et ses expériences personnelles, ses voyages, ses positions éthiques ou politiques irriguent son observation.
    A cet égard, l’exposition de Berne est d’un grand intérêt, et tout particulièrement pour les lecteurs familiers de son œuvre, en cela que divers aspects de celle-ci se trouvent documentés par des lettres, des objets, des pages de journaux intimes et autres albums qui « fixent » très concrètement la personne privée, alors que tapuscrits, plans, lettres professionnelles éclairent parallèlement le travail de la romancière. Telle lettre, de sa mère incriminant ses « mensonges », suffit à donner le ton de relations désastreuses dont maintes nouvelles et romans sont le reflet. Très intéressante aussi: la transmutation de sentiments complexes en situations qui le seront tout autant dans ses récits, restituée sous la rubrique Moralité, normalité, étrangeté. Plus inattendu : l’éclairage donné dans En musique aux rapports de la romancière avec cet art apparemment moins présent chez elle que la peinture. Et beaucoup plus évidentes : les maisons.
    De fait, la dernière que se dessina Patricia Highsmith, à Tegna dans les Centovalli, en Suisse italienne où elle vécut ses dernières années, rappelle à la fois son goût pour l’architecture et celui de Tom Ripley, l’esthète pervers dont on découvre également combien elle lui fut proche, alors qu’il nous paraît si monstrueux. Autre souvenir personnel alors, lié à la question que nous posions à Patricia Highsmith sur le motif essentiel d’un crime. Selon elle : la réparation d’une humiliation ou d’une injustice…
    S’il y a de la folie maniaque dans l’univers de Patricia Highsmith, qui se savait proche de la schizophrénie, le génie de la romancière, d’une lucidité implacable, s’est déployé le plus magistralement dans son observation de la société contemporaine. La société comme prison : observation à la loupe, va de pair avec un final Portrait au miroir.
    Berne. Bibliothèque nationale suisse, jusqu’au 10 septembre 2006. Hallwylstrasse 15. Lu-ve : de 9h. à 18h. Me : 9h. à 20h. Sa : 9h.à 16h. Di :12h. à 17h

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 14 mars.