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Varia 2006 (4)

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Dessin à la plume de Louis Soutter 

C’est un exercice saisissant que la lecture à voix basse des pages préparatoires d’un des romans les plus énigmatiques du XXe siècle, telles qu’elles sont rassemblées et présentées, par Daniel Pezeril, dans les Cahiers de Monsieur Ouine de Georges Bernanos. J’y repensais en regardant le Cheval de cirque de Pierre Bonnard, qui me semble une autre cristallisation de l’insondable mystère que constitue notre présence au monde, et l’expression de la même joie confuse, sourde et radieuse, sur fond de ténèbres et d’affreux gestes humains, qui se dégage des pages de Monsieur Ouine.

Il y a quelque chose de la transe chamanique dans la façon de Bernanos de chercher les mots en grattant le papier.
Dans l’exercice de la recherche du mot juste que constituent les Cahiers de Monsieur Ouine, on voit littéralement jaillir la parole de la nuit comme l’adolescent mâle de l’enfant, à la vitesse du premier sperme. Or je ne cesse d’y songer en regardant penser Monsieur Bonnard du bout de son pinceau de dormeur éveillé… (A La Désirade, ce dimanche 5 février)

medium_Rilke.jpgIl est peu d’êtres qui, autant que Rainer Maria Rilke, donnent, et simultanément, l’impression d’une telle fragilité et d’une telle détermination, d’une telle évanescence et d’une telle force concentrée, d’une telle propenson à la fuite et d’une telle présence. L’être qui avait le plus besoin d’être aimé est à la fois celui qui esquive toute relation durable, comme si l’amour ne pouvait réellement s’incarner, jamais composer avec ce qu’on appelle le quotidien. Comme Clara, épouse momentanée et amie d’une vie, artiste elle aussi et aussi peu faite pour s’occuper de leur enfant, Rilke pourrait sembler le parangon de l’égocentrisme artiste, et d’ailleurs il est le premier à se taxer de monstre, mais on aurait tort de réduire ses arrangements avec la matérielle, où mécènes et riches protectrices se succèdent de lieu en lieu, à une sorte d’élégant parasitisme dans lequel il se dorlote et se pourlèche. Cette manière d’exil, loin de la vie ordinaire, qu’il a choisi et qui lui rend pénible la seule présence même de ses amies, ou du moindre chien, le rend à vrai dire malheureux, autant que la solitude qu’il revendique et qui le déprime, mais tel est l’absolu auquel il a bel et bien résolu de consacrer sa vie, et «la création exclut la vie».
La vie n’en rattrape pas moins Rilke, et pas plus que chez Wilde la beauté ne se confine dans les sublimités épurées de son œuvre
D’aucuns lui ont reproché, comme plus tôt à Tchekhov ou à Philippe Jaccottet plus tard, de se détourner du monde actuel pour se confiner dans sa tour d’ivoire. Ses liens avec la réalité ne sont pas moins réels et puissants, comme ceux qui attachent Cézanne au monde qu’il transforme.

On parle beaucoup, ces derniers temps, de l’émoi provoqué dans les pays musulmans par une série de caricatures visant le prophète Mahomet, parues dans un journal danois en automne dernier et qui font, aujourd’hui seulement, l’objet d’une manipulation internationale de la part des barbus les plus allumés. Comme le fanatisme se déchaîne sous forme de manifestations violentes, d’attentats contres des sièges diplomatiques et autres emblèmes de l’affreux Occident, les autorités danoises et les responsables du journal en sont venus à s’excuser à plat ventre. Je trouve cela aussi indigne que les caricatures elles-mêmes, qui relèvent de la pure provocation, sachant la susceptibilité des musulmans et surtout des masses musulmanes qui s’enflamment si facilement quand on attente à leur honneur ou à leurs croyances. Mais à présent le serpent se mord la queue : voici que l’Iran lance un concours de caricatures dont la shoah sera le thème… (A La Désirade, ce jeudi 9 février)

Il est désormais bien vu de s’excuser. Le pape a battu sa coulpe en mémoire des persécutions infligées par l’Eglise aux Juifs, et voici que l’Occident est supposé demander pardon aux islamistes, ceux-là même qui ont fracassé les statues de Bouddha et qui, eux, ne s’excuseront pour rien au monde de quoi que ce soit. Cela étant, la réflexion de l’écrivain algérien Yasmina Khadra, à propos des caricatures de Mahomet, qui incrimine l’arrogance occidentale et rappelle les fondements de la susceptibilité des musulmans illettrés et maltraités, a de quoi faire réfléchir, alors que les médias tendent à nous en empêcher en rapportant tout à nos seuls critères.

Besoin parfois de disparaître – et ce n’est pas une métaphore ; besoin physique réel de se retirer et de tout reconsidérer avec cette distance prise.

Le terme de porosité, que le comédien Jacques Weber appliquait à l’œuvre de Shakespeare pour emedium_BigWill2.jpgn définir la qualité la plus caractéristique, représente à mes yeux la meilleure définition de l’aptitude à la transmutation poétique: la porosité psychique et physique, et par conséquent aussi l’empathie, qui en est le prolongement affectif. Après cela la langue coule de source.

«Personne n’a besoin de moi; personne n’a besoin de mon feu, qui n’est pas fait pour faire cuire la bouillie», écrivait Marina Tsvetaeva dans une de ses lettres si poignantes de détresse, mais tel n’est pas l’avis de Tzvetan Todorov, dont la quatrième partie du livre, Vivre avec l’absolu, montre précisément en quoi nous avons besoin de tels êtres de feu, dont l’œuvre résiste à la corruption du temps et dont la vie aussi, les errances voire les erreurs, ont beaucoup à nous apprendre.

Pas loin du Jules Renard aux champs des Frères farouches, en beaucoup plus ample par son spectre d’observation, et proche aussi d’un Marcel Aymé peignant les familles franc-comtoises, le Marcel Jouhandeau de Chaminadour ajoute, à ces regards naturalistes de sceptiques peu portés sur la religion et ses dramaturgies, un sens du tragique et une passion des vices et des vertus qui le rapprocheraient plutôt des inépuisables curiosités proustiennes, dans un rapport tout différent au temps. Mais il y a du paysan chez Jouhandeau le fils du boucher, autant qu’il y a du prêtre manqué chez le fils de sa mère très aimante et brave (leur correspondance tenue pendant trois décennies est une merveille qui fut illustrée au théâtre par Marcel Maréchal), de l’humaniste citant Augustin dans le texte et du sybarite catholique très affreusement porté sur le péché de chair (on l’imagine se signer en sortant du bordel de garçons de Madame Made où il fréquentait) jusque tard dans sa vieillesse, tiraillée entre les vacheries de la terrible Elise, son acariâtre épouse, l’éducation de Marc son fils adoptif, ses élans de perpétuel amoureux et ses téléphones particuliers à Dieu et (moins souvent) à son Fils…
Le Jouhandeau de Chaminadour est le moins encombré de narcissisme et de démonstrations mystico-érotiques, qui lassent à la lecture des pléthoriques Journaliers et de maints autres livres où la confession tourne parfois à la complaisance en dépit de pages sublimes. Le Jouhandeau de Chaminadour est essentiellement conteur, moraliste «en situation», peintre de mœurs à la Saint-Simon de bourgade, chroniqueur aux ressources comiques rares en littérature française.
medium_Jouhandeau2.2.jpgRichard Millet célèbre justement «l’extraordinaire bonheur de lecture donné par cette œuvre: une phrase sèche, coupante, irisée, comme du verre qu’n brise au soleil, et dont l’éclat garde quelque chose de la nuit éternelle: une phrase classique tendue à l’extrême et néanmoins baroque, au sens où Ponge dit du classicisme qu’il est la corde la plus tendue du baroque; une écriture de la mesure dans l’excès et de l’excès dans l’apparente mesure, nourrie des classiques français autant que des mystiques chrétiens, de la littérature gréco-latine et de la Bible. »
«Lire Jouhandeau, c’est entrer dans un chemin d’orties et de lis; c’est aller de l’enfer au ciel et inversement, sourire et prendre en pitié ceux qui passent ou meurent dans cette comédie en réduction. C’est aussi accepter que le tragique et la vérité sur soi puissent être saisi par le rire (…), le rire étant ici moins de l’humour ou un surcroît de grotesque qu’une manière de rendre les créatures à leur humanité (…) ».

Les voies de la sainteté passent à l’ordinaire par le renoncement à la chair, tout au moins dans la tradition judéo-chrétienne et plus précisément, s’agissant de canonisation rituelle, dans le catholicisme romain. La culpabilité originelle liée au sexe a nourri la satanisation de la femme et de la jouissance sexuelle, déclarée péché mortel. Rien n’illustre mieux cette haine du corps que les Manuels de confession. Maints auteurs, notamment modernes, n’ont pas manqué cependant de relever la stimulation qu’exerce l’interdit sur l’imagination libidineuse. En outre, c’est devenu un lieu commun que de relever les aspects érotiques des extases mystiques. Or cette dramaturgie catholique, beaucoup plus que le blême moralisme protestant dont il est issu, convient à la poétique sensualiste de Jacques Chessex, chantre de la femme et des beautés de la création, non sans tensions contradictoires qu’illustre son dernier roman.
medium_chessex2.4.gifAvant le matin est en effet un roman catholique d’inspiration hédoniste, en tout cas dans sa première partie, marqué ensuite par une sorte de retour du refoulé puritain, aboutissant à la folie du personnage. Celui-ci, du nom de Joseph d’Avry, se disant médiocre enseignant chassé du corps professoral, et maintenant hagiographe non accrédité par le Vatican, a résolu de témoigner de ce qu’il a vécu auprès d’Aloysia Pia Canisia Piller, fille de pauvres gens de la Basse Ville entrée au couvent de la Maigrauge à l’adolescence, dont elle est sortie a trente ans pour vivre dans la simplicité auprès des humbles et des miséreux, se donnant à eux et parfois à tous les sens du terme. «L’abbesse Canisia savait qu’aucune règle de bienséance ne contient l’élan de l’être vers l’extase. Elle se donnait comme elle jeûnait, ou marchait pieds nus dans le gel, ou s’abstenait de sommeil une semaine entière, pour approcher le vertige de Dieu». Ledit Joseph bénéficie lui-même aussitôt de ce don d’amour en se trouvant pacouru d’une «extraordinaire vibration». Plus tard elle lui confiera sa façon de consoler ses miséreux: «J’avais mes pauvres, mes errants, mes sans-papiers, Fribourgeois perclus d’alcool et d’année de chômages, Africains, Yougoslaves, tout ce que la société repousse à la faim et à l’égout». Le personnage frise alors le chromo sulpicien, qui parle comme les saintes des livres, aime les vitraux de Bazaine comme Chessex, regrette de n’avoir pas été Marie-Madeleine, trouve les sculptures de Tinguely «plus proches de Golgotha que la plupart des crucifix qui pullulent dans les églises», raffole des films de Tarzan, entraîne une jeune disciple dans ses bienfaits en la faisant se livrer aux indigents et aux infirmes dans les caves et les taudis, enfin meurt... Tout cela relevant finalement du chromo inversé, du cliché peu crédible à vrai dire faute d'incarnation.

 

medium_Amos_kuffer_v1_.5.jpgDans le premier des trois textes de Comment guérir un fanatique, petit livre paru récemment en traduction française, Amos Oz parle de la nécessité, pour un romancier, de se glisser dans la peau de l’autre. «Chaque matin, écrit-il, je me lève, prends mon café, effecte ma promenade quotidienne dans le désert et m’installe à mon bureau en me demandant ce que je ressentirais si j’étais à la place de mon héroïne ou de l’un de mes protagonistes masculins, ce qui est indispensable avant d’écrire même un simple dialogue: vous vous devez d’être loyal et spontané envers tous les personnages. En paraphrasant D.H. Lawrence, je dirais que pour écrire un roman il faut être capable d’éprouver une demi-douzaine de sentiments et d’opinions contradictoires avec le même degré de conviction, d’ntensité et d’énergie. Disons que je suis un peu mieux armé qu’un autre pour comprendre, de mon point de vue de juif israélien, ce que ressent un Palestinien déplacé, un Arabe palestinien dont la patrie est occupée par des «extraterrestres», un colon israélien en Cisjordanie. Mais oui, il m’arrive de me mettre dans la peau de ces ultra orthodoxes. Ou d’essayer tout au moins»…
Or c’est exactement au même exercice que se livre le romancier algérien Yasmina Khadra dans L’Attentat, dont le protagoniste est précisément un Arabe, en Israël, représentant le modèle de l’intégration et dont l’univers patiemment élaboré s’effondre soudain quand il découvre que son épouse adorée, qu’il croyait connaître aussi intimement que lui-même, s’est fait sauter dans un restaurant de Tel Aviv en provoquant la mort de nombreux innocents.
«Je sais d’expérience, écrit l’Israélien Amos Oz, que le conflit entre Juifs et Arabes n’est pas une affaire de bons et de méchants. C’est une tragédie: l’affrontement entre le bien et le bien. Je l’ai dit et répété si souvent que je me suis vu taxé de «traître patenté» par nombre de mes compatriotes juifs israéliens. En même temps, je n’ai jamais réussi non plus à contenter mes amis arabes, sans doute parce que je ne suis pas assez radical à leurs yeux, pas assez pro-palestinien ou pro-arabe».
On sait qu’Amos Oz ne s’en est pas tenu à cette «ambiguité» d’artiste et qu’il a participé, très activement, au mouvement La paix maintenant, jusq’aux récents Accords de Genève, qu’il évoque d’ailleurs à la fin de ce livre. A propos de cette action poursuivie depuis 1967, l’écrivain relève précisément: «A la réflexion, je crois que mes positions n’étaient pas tant le fruit de ma connaissance de l’histoire, des thèses arabes ou de l’idéologie palestinienne, que de mon aptitude «professionnelle» à me glisser dans la peau d’autrui. Ce qui ne signifie pas que je défends n’importe quelle opinion, mais que je suis capable d’envisager des points de vue différents du mien».
C’est exactement cette capacité de décentrage et d’identification, aussi, qui saisit à la lecture de L’Attentat, dont la tragédie vécue nous confronte à la ressemblance humaine avec autant de netteté que d’honnêteté, en nous faisant vivre psychiquement et presque physiquement l’inconcevable détresse d’Amine, le protagoniste.
Comment une femme apparemment comblée en arrive-t-elle à se transformer en kamikaze sans que son conjoint, à qui elle a juré «tu es le monde pour moi, je succombe toutes les fois où je te perds de vue», se soit douté de quoi que ce fût?
A cette question, Yasmina Khadra répond lui aussi en romancier, et sans doute contribue-t-il plus profondément, en romancier, à lutter contre toute forme de fanatisme qu’en se contentant de fustiger celui-ci…

Dans un rêve m’est apparue la laideur de la mort à l’oeuvre dans la pornographie généralisée. Autant d’image désormais banalisées mais puant la mort, auxquelles il nous incombe d’opposer celles de la beauté.

J’émerge du sommeil avec un certain sentiment (plutôt sensation, surtout physique) d’accablement, après quoi la machine se remet en route et recommence à produire des images, des idées et des objets. Cela seul me délivrant du poids du monde : tout cela qui participe du chant du monde. (A La Désirade, ce vendredi 10 mars)

medium_Augieras2.jpgLe plaisir va-t-il devenir obligatoire? L’hédonisme fera-t-il l’objet demain de cours sanctionnés par des examens? Faut-il se réjouir de voir Michel Onfray devenir LE philosophe le plus lu de la France du poète Villepin? Je me pose ces graves questions ce dimanche matin, en écoutant une plaque de Buddy Guy trouvée hier pour une thune dans une grande surface de la zone industrielle voisine, au milieu des champs de neige, après avoir repris la lecture du Voyage des morts de François Augiéras, réédité dans Les Cahiers Rouges alors que paraît une biographie (et même deux paraît-il) consacré à cet étrange personnage, mystique barbare et merveilleux écrivain au demeurant.

J’ai commencé de lire l’autre jour la Contre-histoire de la philosophie de Michel Onfray, qui se propose de lutter contre «les protagonistes les plus austères de la grande guerre des idées». A en croire l’auteur, «l’histoire de la philosophie est écrite par les vainqueurs d’un combat qui, inlassablement, oppose idéalistes et matérialistes». Plus précisément, «avec le christianisme, les premiers ont accédé au pouvoir intellectuel pour vingt siècles. Dès lors, ils ont favorisé les penseurs qui oeuvrent dans leur sens et effacé toute trace de philosophie alternative».
Chic n’est-ce pas: ce Michel Onfray va ruer dans les brancards des vieilles noix: haro sur l’Augustin et le Pascal! Réjouissons-nous de re-jouir…
Mais rien de réjouissant, à vrai dire, à la lecture de Michel Onfray, qui pontifie comme une vieille noix, justement, et simplifie comme jamais les pire scolastiques n’ont simplifié. Ainsi que le lui fait observer amicalement Jean-Louis Ezine par une lettre ouverte parue cette semaine dans le Nouvel Obs’: Michel Onfray, le rebelle de naguère, est en train de virer pédant grave. Demain c’est forcé: ce sera l’Institution, L’Académie de l’Hédonisme, en attendant l’Eglise Hédoniste des Derniers Jours.
Surtout il y a cela: que la phrase de Michel Onfray ne chante pas, contrairement à celle de Saint Augustin. Que le style de Michel Onfray ne bande pas, à l’opposé de celui de Blaise Pascal. Bref que lire Michel Onfray n’est plus un plaisir mais un pensum, pour ne pas dire un réflexe pavlovien de consommation.

medium_Santorin1.2.jpg«J’étais jeune et comme les races que nous avions créées, il me semblait voir la lumière pour la première fois», écrit François Augiéras ce dimanche matin, tandis que Buddy Guy, le nègre à couilles pleines de lait blanc comme la neige, pousse son Broken hearted blues qui me fait jouir de douleur bleue.
Ce dimanche matin François Augiéas me raconte comment il va au petit bordel de la montagne «où deux ou trois filles vivent à côté des étables dans les villages des vallées perdues», puis il me raconte comment il caresse le fils du notable qui lui a ouvert son grand lit de bois français, à Tadmit dans l’Atlas saharien. François Augiéras, jeune homme nu dans le désert, cite Karl Jaspers chez lequel il a trouvé «le seul commentaire donnant la candeur matinale de l’œuvre de Nietzsche: «Une carrière. Disait-il, une colline ouverte au soleil levant »…

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