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Varia 2006 (3)

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Aux couleurs de Bonnard

Le nom de BONNARD m’est apparu ce matin dès mon éveil d’avant l’aube, et ce nom disait OUI. Ce seul nom se fond en moi à tout ce qui dit OUI. Il fait nuit noire et je vois le monde en couleurs et ces mots notés au crayon dans un carnet: «L’œuvre d’art – un arrêt du temps».

J’ai commencé de lire hier soir Les aventuriers de l’absolu, le dernier livre de Tzvetan Todorov consacré à trois artistes (Wilde, Tsvetaeva et Rilke) qui ont voué leur vie à une quête absolue de beauté, et cette autre phrase de Dostoievski, qu’il y cite dès les premières pages, me revient aussi: «La beauté sauvera le monde».


Non la beauté d’agrément: non la beauté facile sur papier lisse ou la beauté cliché vidée de sens: la beauté se déployant dans un état de plénitude, et Todorov donne le premier exemple de cet émerveillement partagé, dans une salle de concert, que donne parfois un moment musical – ce que j’appelle pour ma part l’état chantant.

Je n’oublie aucunement les tribulations du monde à l’instant de cette oraison matinale que résume le nom de Pierre Bonnard. Je dirai plus précisément: Monsieur Bonnard. Monsieur Bonnard qui, sa petite boîte de couleurs à la main, en costume et cravaté, se promène à l’instant, dans les couloirs de l’exposition qui s’ouvre à Paris, pour faire ici et là ses retouches. Le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde et il ne faut pas dormir pendant ce temps. Or Monsieur Bonnard ne dort pas: jusqu’à la fin du monde il retouchera ses tableaux en essayant d’y être plus précis et plus précis encore, non du tout plus joli ou plus soleilleux, comme on le voit parfois – Bonnard ou la joie de vivre, n’est-ce pas… - mais plus juste, plus vrai, plus rigoureusement, plus scientifiquement proche de la nature ou de ce qu’il voit de la nature derrière son binocle à facettes.

Bonnard vous dit bonjour. La nature morte aux fruits irradie la table de ce matin. L’enfant merveilleux (criseux, chiant à ses heures, c’est entendu) sera tout à l’heure à La table. Pour l’instant on entend le bruit d’eau et les petits soupirs sommeilleux d’une jeune fille se lavant dans son tub quelque part ailleurs. Tout est rassemblé mais cela vit partout comme ça. Le Café du Petit Poucet pourrait être à Biarritz ou à Buenos-Aires. La terrasse à Vernon, je l’ai vue à Lugano. Le Paysage en Normandie, vous vous le rappelez en Nuithonie, derrière Fribourg, et ainsi de suite.
Cette polyphonie douce obéit certes à ce parti pris du OUI, mais elle n’est jamais fade ni mensongère ou dogmatique, ni nombriliste non plus même si tout y est absolument personnel ou plus exactement: traversé par la personne du monde. La peinture de Bonnard n’est ni pointillliste ni traitilliste ni tachilliste, elle est tout ça et bien plus, nous lavant du NON en nous montrant simplement les choses aimées. (A La Désirade, ce vendredi 3 février.)

Le mystère est omniprésent chez Bonnard, consubstantiel à la vie même dont les éléments ne sont jamais noyés dans la pure couleur (ma réticence à l’égard des Nymphéas de Monet et de toute l’abstraction lyrique ensuite) car le dessin reste net et l’objet, l’objet cher à Cézanne mais ici vu et dit tout autrement, avec un abandon et des effusions de père de famille très nombreuse ou d’Eternel en retraite fumant sa clope en regardant sa terre «qui est parfois si jolie» non sans se rappeler l’affreuse mélancolie des enterrements d’enfants…
«J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon». (Pierre Bonnard)

Ce qu’il faut évidemment, pour peindre l’eau du désert, c’est apprendre à en voir chaque goutte de sable et ensuite les mettre ensemble sur la toile, ça c’est le conseil de papa: il faut. «Le matin, quand on est abeille, pas d’histoire, faut aller travailler», ajoute l’oncle Michaux.
Donc j’essaie depuis deux jours de peindre du sable et de l’eau et le grain du ciel d’un bord de grève où deux enfants jouent: peindre le sable et la lumière du sable, peindre le détail des choses sans s’y arrêter, peindre la couleur de chaque grain de lumière et que tout ça bouge ensemble et chante la moindre, peindre avec cette petite notation des carnets de Bonnard en point de mire: «Que le sentiment intérieur de la beauté se rencontre avec la nature, c’est ça le point». Monsieur Bonnard qui écrit en 1946 au milieu de l’Europe en décombre: «Il ne s’agit pas de peindre la vie, il s’agit de rendre vivante la peinture». Ou ceci: «Celui qui chante n’est pas toujours heureux».

medium_Bonnard17.JPGLes carnets de Monsieur Bonnard, c’est du matin au soir et tous les jours, guerre ou pas guerre. D’ailleurs en 1945, voilà ce qu’il trouve à peindre au lieu d’un hymne à la Paix ou à la Liberté: des baigneurs au soleil couchant. Le sable du premier plan est jaune chiné de vert céladon et de rose pompon avec plein de blanc comme le décrit scientifiquement le bon Théodore Monod du Musée de l’Homme. La mer est faite de cent bleus et de cent verts friselés d’écume, et le ciel au-dessus est une fusion de mauves orangés sur fond d’ocre sable comme si le ciel était un peu le pendant pendu du sable du rivage. Et là au milieu barbotent une douzaine de taches d’or orangé humain visiblement insouciantes des séquelles de la guerre. Et Monsieur Bonnard de noter sur son carnet, mais c’était en 1939: «A l’instant où l’on dit qu’on est heureux, on ne l’est plus».


C’est le relatif de l’absolu que Rilke a bien connu. Monsieur Bonnard note encore: «Mallarmé La recherche de l’absolu». Et lui aussi est de l’aventure, Monsieur Bonnard, malgré son air placide, vaguement égaré, l’air aux abonnés absents mais pas du tout: abeille pointeuse dès le matin.
Tout le reste il n’y a que la peinture qui le dit. Cette pensée-là ne se pense qu’en regardant ce qui a été pensé par la peinture, disait à peu près Merleau-Ponty à propos de Cézanne. Et ça continue...

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