Découverte de Vinicio Capossela
Chanteur et musicien d’une folle originalité, notamment du fait des atmosphères déjantées qu’il crée par la magie conjuguée des mots (ses textes sont magnifiques), des rythmes et des constructions sonores, Vinicio Capossela, encore méconnu dans les contrées francophones, est à découvrir subito par les amateurs de musiques exploratoires.
Comment le situer ? Quelque part entre Nino Rota et les Beatles du Sgt Pepper, les fanfares gitanes et le Bashung le plus expérimental, la musique populaire italienne arabisante et cent autres « couleurs » rythmiques ou lyriques, tout cela sans rendre vraiment compte d’un cocktail unique et détonant, dont les ressources variées font tout l'intérêt de son dernier opus, intitulé Ovunque proteggi.
Dès le sardonique Non trattare, mêlant d’emblée les instruments les plus surprenants (de telle « guitare préhistorique » au balafon, en passant par le shaba dum dum, la trombe et le violon chinois…), sur un rythme lancinant, le lascar et sa bande nous entraînent dans un voyage tantôt envoûtant et tantôt hyperfestif, valsant sur la place Rouge (Moscavalza) ou parodiant un haletant hymne monumental à réjouir le Duce et ses émules réunis (Al Colosseo), égrenant sarcastiquement une incantation charnelle (Rosario della carne) ou tournoyant dans les sphères chuchotées d’un cha-cha-cha et de telle envolée orchestrale à la Bernstein (Nel blu), entre romances piégées (Nutless) et moult autres bonheurs vocaux ou multisonores…
Vinicio Capossela. Ovunque proteggi. Atlantic
Musique
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Un Fellini musical
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La voix de l’autre Amérique
Joan Baez « live »
D’une calamité à l’autre, entre la guerre du Vietnam et la réélection de George W. Bush, Joan Baez n’a cessé de faire entendre la voix de la résistance à l’intolérable, notamment par les concerts « live » qui ponctuent sa longue marche de véritables interventions publiques.
Dans le droit fil des années 60, avec la double référence à Woodie Guthrie, dont elle reprend ici le fameux Deportee (Plane Wreck at Los Gatos), et à Bob Dylan, présent entre autres avec Farewell, Angelina et It’s all over now, baby blue, la grande dame du « protest song » n’a pas pris une ride dans sa voix, pas plus que dans son irradiante présence, aussi douce et délicate qu’inflexible dans son « message ».
Avec un clin d’œil complice à Michael Moore à la reprise de Joe Hill, cette dense et belle série de quatorze chansons, qui s’achève sur le Jerusalem de Steve Earle, autre compère engagé dans le combat anti-Bush, a été captée à l’occasion de deux concerts donnés en 2004 au Bowery Ballroom de New York, où le « over now » de Dylan prend toute sa signification…
Malgré le coup de blues lié aux événements, et certaine mélancolie perceptible, rien pour autant de désespéré et moins encore de ringard dans l’expression lyrique et véhémente de cette autre Amérique dont Joan Baez reste une des voix les plus pures.
Joan Baez. Bowery Songs (live). Proper Records -
Una vera zidanata
L’Italie sauvage du groupe Assurd
« L’Italie du sud, vous savez, c’est déjà l’Afrique ! », lance Cristina Vetrone au fil de ses présentations pleines de verve, et les meilleures preuves en sont ses propres transes, son accordéon frénétique et sa formidable voix presque masculine rappelant les meilleure interprètes napolitains de la mythique Nuova compagnia di canto popolare, à quoi s’ajoutent les présences non moins incendiaires de Lorella Monti, à la voix plus « bel cantesque » et sensuelle, ou de la plantureuse Enzia Prestia au tambourin d’enfer.
Entre berceuses pour messieurs (sic) et tarentelles endiablées, chansons savoureuses des femmes du Mezzogiorno réglant leur compte, sur l’oreiller, aux « civilisateurs » du Nord emmenés par Garibaldi, ou évocations plus récentes des splendides Noirs américains débarquant en libérateurs sur la péninsule pour y semer des jolis enfants, le trio d’Assurd (un groupe formé en 1993, jouant aussi en quatuor) pratique la « chronique » chantée et dansée dans la meilleure tradition populaire italienne, telle que la perpétue aussi un Eduardo Bennato, avec lequel les luronnes ont d’ailleurs affûté leur art.
Sacré coup de boule dans le coffre. « Una vera zidanata ! » -
Bouche d'or
C'est avec la bénédiction de Carol Baker, qui rend hommage au projet de Matthias Winckelmann de ne pas exploiter l'héritage de Chet Baker n'importe comment, que la série The Legacy a été conçue, qui réunit, dans ce quatrième volume, six morceaux enregistrés en public sous l'égide du Südwestrundfunk, le 9 décembre 1978 à Stuttgart.
Ainsi que le rappelle Hans Thomas, la discographie de Chet Baker (qui contient plus de 140 titres !) est assez inégale dans les dernières décennies, alors que cet enregistrement lumineux retrouve la grâce et le charme des années 1950, à quoi contribue aussi la prestation chatoyante du pianiste Phil Markowitz, aux côtés de Scott Lee à la contrebasse et de Jeff Brillinger à la batterie.
Cela étant, et autant en chanteur qu'en trompettiste, Chet Baker lui-même se montre souverain de part en part, avec son incomparable douceur mélancolique dès le premier souffle confidentiel de The Touch Of Your Lips, suivi d'une « relecture » originale de Beautiful Black Eyes de Wayne Shorter et d'un Oh You Crazy Moon où alternent un scat et un solo de trompette également inspirés. Dans la foulée, c'est encore un jazz irradiant et vigoureux à la fois que nous valent Love For Sale (de Cole Porter), une interprétation lyrique et moelleuse (mais non mielleuse) de Once Upon A Summertime de Michel Legrand, et, pour dessert, l'incontournable My Funny Valentine enlevé avec une espèce d'allégresse caressante ...
Chet Baker. Oh You Crazy Moon. -
Marchands de bonheur
Il y a plus de vingt ans qu’ils ont cessé d’enchanter leur public - leur dernier concert date de janvier 1982 -, et pourtant le souvenir des Frères Jacques pétille toujours dans les mémoires, relancé en 1996 par un formidable hommage collectif où Ricet-Barrier, le groupe T.S.F. et diverses autres formations (ChansonPlus Bifluorée, Orphéon Celesta, le Quatuor, etc.) reprirent, devant les quatre vieux compères pétulants à souhait, quelques-unes de leurs chansons, toujours aussi riches de virtualités humoristico-poétiques. C’est d’ailleurs sur ce concert au Casino de Paris, après l’autre manifestation de reconnaissance des Molière fêtant leur cinquantenaire, que s’achève la série « historique » que Pierre Tchernia présente ici sur le deuxième disque de cet indispensable hommage aux Frères Jacques.
Retour donc sur 36 ans de chansons, dès le lendemain de la guerre (1946), durant lesquels les compagnons (deux frères seulement, André et Georges Bellec, François Soubeyran et Paul Tourenne), entourés de fidèles amis de la première heure (Yves Robert notamment), allaient perpétuer une formule assez vite constituée par de jeunes gens libérés des armées et se retrouvant à Paris à l’enseigne de Travail et Culture, visant d’abord les comités d’entreprise. Evoquant cette genèse, Paul Tourenne raconte que les quatre lascars ont commencé à fredonner les chansons de feux de camp, d’auberge, de route ou de folklore qu’ils connaissaient, y ajoutant des negro spirituals alors en vogue. D’abord avec des foulards rouges et des chaussures de raphia, ensuite en collants, d’apparitions à la radio en concerts, le quatuor allait bientôt trouver son nom à l’imitation des quatuors américains (Brothers X et Sisters Y…) et se trouver mêlé à un spectacle musical à grand succès, en août 1945, intitulé Les gueux au paradis, avec une première chanson bien d’époque : « Nous sommes quatre compagnons/Nous avons fait le tour du monde », etc. Le premier document filmé où apparaissent Les Frères Jacques ne date cependant que de 1957, qui les montre en footballeurs jouant un tableau animé (et chantant) du Douanier Rousseau !
Quant au « graphisme » typique du quatuor, exercé devant un miroir, il va cristalliser autour d’une première chanson marquant aussi le début de l’inspiration comique du groupe, intitulée L’entrecôte. Le costume, stylisé par Jean-Denis Malclès, va compléter l’image aujourd’hui mythique des Frères Jacques, avec collant (rembourré au bon endroit) et gilet, chapeaux à transformations et (rares) accessoires. Suivra l’arrivée, décisive elle aussi, du pianiste-compositeur Pierre Philippe, qui va les driller férocement, leur imposant des répétitions de solfège à n’en plus finir. Un extrait filmé de La gavotte des bâtons blancs, datant de 1958, montre que le quatuor est alors « sur orbite », prêt à entamer sa vie au cabaret, au music-hall, à la télévision et autour du monde.
A l’enseigne de La Rose Rouge, les Frères Jacques vont devenir ensuite des figures marquantes de Saint-Germain-des-Prés, aux côtés de Boris Vian ou de Juliette Gréco, bientôt conduits vers Jacques Prévert (Barbara) par Jacques Canetti, avant d’autres complicités nouées : avec Ricet-Barrier, Gainsbourg (Le poinçonneur des lilas), Francis Blanche ou jean Cosmos. Avec beaucoup d’humour, Paul Tourenne raconte à Tchernia comment, pour composer leur programme lui et ses compères attribuaient des rubans de couleur à chaque chanson en fonction de sa tonalité, répartissant ensuite les rubans par terre en quête de la bonne harmonie. Autre astuce : la « troisième pédale » accrochée sous le piano, permettant au pianiste d’ordonner environ 110 changements de lumière. Et cette révélation piquante : que la chanson Méli-mélo, composée par le chanoine suisse Bovet, fut choisie comme entrée en matière systématique du fait de son incompréhensibilité totale (quatre textes différents qui s’entremêlent pour déboucher sur une seule phrase répétée) permettant aux spectateurs tardifs de s’installer sans gêner le public…
Belle histoire de copains que celle des Frères Jacques, qu’on voit ici jusque dans leurs retraites respectives. Mais les voici chanter sur scène : formidables de musicalité et de finesse, d’élégance gestuelle et de comique, à voir et revoir ici en public (28 enregistrements) ou en studio (15 de plus) constituant un florilège d’humour (La queue du chat, Les fesses, Les tics, La confiture), d’observation mordante (Le fric, Chanson sans calcium) ou de poésie (La lune est morte, Les boîtes à musique), à la fois populaire et raffiné à souhait. Du bonheur qui ne se flétrit pas.
Les Frères Jacques. Avec Pierre Philippe ou Hubert Degex au piano. Réalisation Pierre Tchernia. 2 DVD. RYM VIDEO.
« Athlètes complets de la chanson »
1945 : Création du groupe.
1950-1958 : Rencontre décisive avec la compagnie Grenier et Hussenot. Pierre Philippe devient leur pianiste. Jean-Claude Malclès invente leur costume. Figures célèbres de Saint-Germain-des-Prés.
1982 : Dernier concert. Raymond Barrat leur consacre une émission référentielle à la TSR : « Salut les frères Jacques ».
1996 : Molière et hommage au casino de Paris.
Les Frères Jacques, en 36 ans et 7500 représentations, ont usé 1300 paires de gants, 450 collants et 140 paires de chaussures…