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Carnets de JLK - Page 196

  • Le Passe-Muraille



    De la relecture et d’autres rebonds

    Vient de paraître : le numéro 68 du Passe-Muraille, revue des livres, des idées et des expressions. En ouverture: une nouvelle de la jeune Libanaise Ritta Baddoura, qui vient d'obtenir le premier prix des Jeux de la francophonie pour ce beau texte poignant, évoquant un premier amour fracassé dans les ruines de Beyrouth. Egalement au sommaire : un dossier sur la relecture (Lautréamont, Céline, Hemingway, Verne, Gary, ainsi qu’une évocation du Livre de l’Avenir par Raymond Alcovère), une présentation de Lunar Park de Bret Easton Ellis, une nouvelle inédite de Philippe Testa et une évocation du travail de Sophie Calle, entre autres.
    Les amis du Passe-Muraille se réuniront le mercredi 15 mars dès 19h. au café Le Sycomore, à Lausanne. Y sera ourdie la prochaine livraison, à paraître pour le salon du livre de Genève (du 27 avril au 1er mai). La suivante (no 70), à paraître en juin-juillet, sera réservée à des textes inédits. L'appel est lancé...

    Le livre de l’avenir
    par Raymond Alcovère

    Ce livre de l’avenir qu’on nous promet, où l’on pourra télécharger à loisir de nouvelles œuvres, eh bien il existe déjà. Je le pratique depuis longtemps. J’en ai même une trentaine comme ça dans ma bibliothèque. S’il me fallait quitter précipitamment le navire, ce seraient bien sûr les seuls que j’emporterais.
    Les livres qu’on relit sans cesse sont les seuls vrais, car ils sont inépuisables. A chaque lecture, c’est comme si c’était la première fois.
    Chacun de ces livres pour moi ressemble à un ami, un ami infini, dont la parole m’habite ; il est devant, - c’est un accord tacite entre nous – mais en ami bienveillant il me permet de le rattraper un peu de temps en temps. C’est pure bonté, car quoi qu’il arrive, il court plus vite, il sera toujours en avant.
    Ce n’est pas grave, à la prochaine rencontre, grâce à lui j’avancerai, j’irai plus loin, on fera un bout du chemin ensemble, puis je le refermerai à nouveau.
    Jusqu’au moment où il me rappellera à lui. C’est une autre règle tacite : comme une femme, c’est lui qui décide.


    Relire Céline: d'un voyage l’autre
    par Joël Perino


    Il y a des quantités de livres que je voudrais relire. L’ennui c’est que je n’arrive déjà pas à lire tout ce que je voudrais lire.
    Pendant longtemps, j’ai voulu relire le Voyage. Je l’avais lu quand j’avais 18 ans… difficile de décrire la secousse… Ceux qui l’ont aimé s’en souviennent… Alors j’avais enchaîné : D’un château l’autre… pas du tout pareil ; Mort à Crédit… déjà mieux mais pas le choc. Pour relire le Voyage, j’ai acheté l’édition illustrée par Tardi, puis celle de la Pléiade. Bonne idée sauf que… je n’aime pas lire les beaux livres.
    Au grenier, sur les étagères des livres moches, j’ai retrouvé Mort à Crédit dans la vieille édition de poche avec la tranche orange un peu passée, 629 pages, écrit tout petit, une odeur de poussière… Sans doute le livre lu il y a trente ans… Je l’ai ramené doucement à la vie. Il s’est mis à traîner sur tous les coins de tables, le canapé, les tablettes de lavabo… il s’est rempli de cornes marque-pages. Je me suis mis à le distiller, mot à mot, page à page avec retour en arrière, marque au stylo, points d’exclamation simples, doubles, triples comme sur un manuel de jeu d’échec.
    J’en ai lu des paragraphes à ma femme avec les airs inspirés de Fabrice Lucchini : « Je commençais à bien me rendre compte, qu'elle me trouverait toujours ma mère, un enfant dépourvu d'en¬trailles, un monstre égoïste, capricieux, une petite brute écervelée... Ils auraient beau tenter... beau faire, c'était vraiment sans recours... Sur mes funestes dispositions, incarnées, incorrigibles, rien à chiquer... Elle se rendait à l'évidence que mon père avait bien raison... D'ailleurs pendant mon absence, ils s'étaient encore racornis dans leur bougonnage... Ils étaient si préoccupés qu'ils avaient mes pas en horreur! Chaque fois que je montais l'escalier, mon père faisait des grimaces. »
    En lisant Mort à Crédit, c’est l’enfance de Ferdinand qui défile, et sans faire de psychanalyse à deux balles, on comprend pourquoi il est devenu ce personnage qui haïssait l’humanité, torturé par ses démons… et en même temps ce médecin à Meudon qui ne faisait pas payer les pauvres.


    BRET EASTON ELLIS
    Autobiographie fictive
    Par AntoninMoeri


    Il y a un thème en littérature qui m'est cher, celui de la séparation. Antonio Lobo Antunes le développe somptueusement dans Explication des oiseaux: Ruy n'en finit pas de quitter Marilia (la gauchiste branchée, fille de gendarme), il n'en finit pas de se souvenir, de régresser. Son corps n'en finit pas de se défaire sous les coups de bec des goélands voraces. La désagrégation, la dislocation fascinent également le narrateur de Moins que zéro, premier roman de Bret Easton Ellis, qui erre à Los Angeles et dans ses environs, de piscine en bar à champ, de partouzes corsées en soirées smart. Un sentiment de déréliction gagne Clay abandonné par celle qui... Ce sentiment lui fait désirer le pire dans une nauséeuse atmosphère de jeux vidéo, de hot-dogs à migraines, de surfeurs ripolinés, de sexe hard, de gin et de coke. Le dernier roman de Bret Easton Ellis n'échappe pas à ce dispositif.
    Cette fois, c'est un mauvais garçon appelé Bret Easton Ellis qui est mis en scène. Écrivain à succès, camé, désespéré, il aimerait qu'on lui accorde une seconde chance: vivre avec l'actrice Jayne et les enfants dans la sobriété et l'attention à l'autre. Projeté dans le rôle de mari et de père, il adopte le ton autoritaire quand la situation l'exige... Or, cette vie anonyme dans une banlieue chic du village-monde offre des éclairs de joie. Oui, on peut retenir son souffle devant un simple champ planté de peupliers. Et ce sont les douze dernières journées passées auprès des"siens" qui vont nous être contées, mais dans une transposition fantasmagorique, car l'auteur "ne pourrait jamais être aussi honnête avec lui-même dans des mémoires qu'il pouvait l'être dans ses romans". Pour réussir cependant cette transposition, il ne se contente pas de fabriquer une bonne histoire, même si les hommages à Stephen King et autres films d'épouvante pourraient nous faire croire que... (nombreux sont les mouvements de caméra, plongée, zoom, fondu enchaîné, contre-champ, travelling et mort du père en flash-back-vidéo-clip).
    Réveiller la peur chez les habitants du village-monde fait partie d'un programme de contrôle des affects. Personne ne doit plus savoir ce qu'est un comportement normal. Si des enfantelets sont enlevés, les institutrices prient dans les classes pour que la police les retrouve. Tel père venant chercher son môme pourrait être un serial killer, un kamikaze, un pédophile sanguinaire, que sais-je? Le cauchemar climatisé est voulu, planifié, entretenu. La peur du microbe, de la décrépitude, de la déviance booste les ventes: le sucre favorise l'obésité et les caries, la viande rend méchant, le cholestérol est un fléau, le lait de vache provoque de l'eczéma. Tout est bon pour alimenter l'angoisse des habitants.
    Mais celle du protagoniste vient de plus loin: jouer au mari attentif, au père protecteur chargé d'organiser les loisirs des gamins, au prof de lettres dispensant ses encouragements à des crétins militants, au voisin clean capable de nourrir une discussion sur les bienfaits du fitness, du régime sans sel et des séminaires de consolidation de la confiance en soi, ce jeu relevant de l'impossible pour certains individus révèle chez Bret une faille, une fêlure qui lui permet d'établir un rapport plus épuré entre ses propres faiblesses et un monde qui, s'il n'a plus rien à nous apprendre, demande à être examiné de près.
    À examiner les indices de trop près, à trouver diverses pistes, à lire attentivement les expertises médico-légales, on devient le fin limier qui cherche à savoir... Le lecteur ne sait plus alors qui agresse, qui subit, qui est présenté comme coupable, qui instruit le procès, qui est la victime, qui le bourreau. "Vous n'êtes pas un personnage de fiction?" demande le détective Kimball. "Je l'ignore, car j'attends le téléphone d'une jeune..." pourrait-il répondre, ajoutant que sa femme est attirée par un beau banquier au ventre plat et visage lisse, quadra vif et ringard, "bon père de famille vivant dans l'atmosphère douce et rêvée de la richesse que nous avons tous créée", prêt à se porter volontaire pour donner des cours d'informatique, prêt à entraîner une équipe de tennis, prêt à militer pour réduire la violence conjugale.
    La visée est claire: les petites affaires personnelles (le kitsch de l'enfance, la puberté et ses ambivalences, l'âge mûr, les moindres avatars, "l'odeur du caca d'Estelle") n'intéressent guère le jeune auteur américain. Son projet est plus ambitieux: prendre la mesure d'un monde complètement dingo, où les chiens sont suivis par des psys, où les enfants sont bourrés de stimulants, d'antidépresseurs et autres stabilisateurs d'humeur, où les jeunes mariés suivent des thérapies de couples, où les peluches terrorisent les fillettes, où le traiteur vous envoie des employées "vêtues-dévêtues en sorcières sexy ou en chattes ensorceleuses". En vérité, ce qui résonne dans Lunar Park, c'est un cri, celui d'une subjectivité que rien ne pourra réconcilier avec l'univers. Un cri que les habitants du village-monde ne veulent pas entendre et qui attise les haines.
    Bret Easton Ellis. Lunar Park. Laffont, 2005.

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  • L’échappée belle


    A propos du Secret de Brokeback Mountain et d’Un garçon près de la rivière
    C’est une émouvante histoire d’amour que Le secret de Brokeback Mountain, une splendide évocation des grands espaces du Wyoming, mais également une étonnante galerie de portraits de gens ordinaires de l’Amérique profonde, pour lesquels l’homosexualité reste une tare qui justifie, hier au propre et désormais plutôt au figuré, le lynchange qu’évoquent d’ailleurs plusieurs scènes, dont la plus terrifiante a marqué le taiseux Ennis dès son enfance.
    D’aucuns se rassurent en se disant que l’action de ce film se situe au début des années 60, mais il est probable, malgré les lauriers qu’il a glanés de Venise à Hollywood, que les situations qu’il décrit perdurent aujourd’hui encore dans la même Amérique et partout ailleurs. Les composantes du matriarcat à l’américaine, du puritanisme moral et de l’angoisse de manquer à la virilité, sont évidemment propres aux States, prenant un relief tout particulier dans l’ordinaire décor des westerns traversés de mecs « qui en ont », mais ce que vivent Jack et Ennis est imaginable un peu partout, et surtout si l’on admet que leur transgression des règles de la morale des familles, et plus encore de la virilité, se double du besoin d’échapper de temps à autre au poids du conformisme, de la mesquinerie et de la médiocrité en général. De fait, il est relativement peu question de sexe dans ce film qui n’est pas, non plus, une « défense » militante de l’homosexualité. Il se distingue en cela d’ Un garçon près de la rivière de Gore Vidal, roman (paru en 1948) qui lui ressemble pourtant par certains épisodes et par sa forme de sensualité, notamment dans la relation fusionnelle avec la nature. Tout autre était cependant le dénouement de cette histoire visant à acclimater l'image de l'homo dans la littérature américaine de l'immédiat après-guerre, qui racontait les retrouvailles de deux camarades de collège, bien des années après une seule nuit très chaude, dans une confrontation finissant très mal, l’un refusant, campé dans sa virilité, de prêter la moindre importance à une frasque d’adolescence, et l’autre le sodomisant alors par dépit amoureux, le viol devenant ici l'emblème d'une revanche du gay sur l'hétéro. 
    La tendresse manque cependant à Gore Vidal, du genre grand seigneur stoïcien à la romaine, alors que  Le secret de Brokeback Mountain en est au contraire imprégné, qui ne se limite pas aux deux protagonistes, et qui se prolonge en sentiments déchirants. Des larmes de la femme accablée d’Ennis, traînant dans la dèche avec ses mômes, au regard final de la mère de Jack, qui accueille l’ami de son fils défunt, le film tire en outre sa densité et sa portée des multiples petites scènes, touchantes ou terribles, poétiques ou tragiques, qui le tissent. Le classer « western gay » relève dés lors de la réduction débile : c’est simplement un film plein d’amour.
    Gore Vidal. Un garçon près de la rivière. Rivages poche.

  • L’ennemi de classe et l’incendiaire


    De l’empathie du romancier


    « Une des vertus du romancier est de nous faire mieux comprendre celui que, trop souvent, nous avons jugé d’avance »

    Dans un récent recueil de textes intitulé Comment guérir un fanatique, le grand écrivain israélien Amos Oz explique que l’approche des réalités humaines, pour un romancier, consiste essentiellement à se mettre dans la peau des autres. Par rapport au conflit israélo-palestinien, cette empathie l’engage à dire que ce n’est pas « une affaire de bons et de méchants » mais que c’est « une tragédie : l’affrontement du bien et du bien ». Plus précisément, Amos Oz invoque la loyauté du romancier envers chacun de ses personnages en affirmant « que pour écrire un roman il faut être capable d’éprouver une demi-douzaine de sentiments et d’opinions contradictoires avec le même degré de conviction, d’intensité et d’énergie ».
    Or c’est la même capacité de se mettre dans la peau de l’autre qui fait la qualité de L’attentat du romancier algérien Yasmina Khadra, lequel nous fait vivre de l’intérieur, et sous de multiples points de vue, le drame du chirurgien arabe bien intégré dans la société israélienne, dont la femme, qu’il croyait connaître intimement et se savait considéré par elle comme « sa propre chair », se fait exploser dans un restaurant.
    A ces deux exemples illustrant l’approche du romancier qui cherche à « comprendre sans juger », pour reprendre la fameuse formule de Simenon, pourrait s’ajouter celui du dernier roman de Jacques-Etienne Bovard, Ne pousse pas la rivière, dont le protagoniste est un riche banquier plutôt antipathique au premier regard. Au tournant de Mai 68, ce jouisseur pachydermique aurait incarné le même « ennemi de classe » que Daniel de Roulet, ainsi qu’ il le raconte dans Un dimanche à la montagne, a cru identifier en la personne du magnat de la presse allemande Axel Springer, dont il semble établi aux dernières nouvelles (beau titre de gloire, vraiment !) qu’il ait vraiment incendié le chalet des hauts de Rougemont, ainsi qu’il a résolu de l’avouer à grand renfort de publicité alors même que la justice (bourgeoise…) ne pouvait plus rien contre lui, prescription oblige.
    Jacques-Etienne Bovard est-il un meilleur écrivain que Daniel de Roulet ? N’est-il pas « idéologiquement suspect », pour user d’un critère cher à son pair politiquement si correct, en se montrant à ce point fasciné par un nanti aux goûts d’esthète ? Nous nous en fichons à vrai dire complètement, seulement attentif, dans les deux cas de figure, à ce que l’un et l’autre nous apprennent de leur personnage, et à travers celui-ci de la créature humaine en ses ombres et lumières. Or il n’y a « pas photo » de ce point de vue-là, dans la mesure où Bovard nous fait vivre en immersion le naufrage personnel d’un type compliqué, plein aux as et comme condamné pour cela même, qui se juge finalement sans faillir, tandis que de Roulet, vrillé sur son moi de moralisante mauvaise foi, se contente de se flageller à l’idée qu’il ait pris, à tort, Axel Springer pour un nazi. Son récit, très intéressant pour l’éclairage qu’il donne à la naïveté « révolutionnaire » de certains soixante-huitards, ne nous apprend ainsi (presque) rien sur l’homme Springer, peut-être aussi complexe, abject ou minable - avec ses propres pans de grâce, qui sait ? - que l’est le protagoniste si contradictoire et si crédible du roman de Bovard.
    Littérature que tout cela ? Pas seulement : car une des vertus du romancier, conteur-médium de nos destinées, peut être d’ajouter bel et bien à cette lente « hominisation » que décrit Michel Serres dans son dernier livre, Récits d’humanisme, en nous faisant mieux comprendre celui que, trop souvent, nous aurons jugé d’avance…
    Amos Oz. Comment guérir un fanatique. Gallimard, Arcades, 2006.
    Yasmina Khadra. L’Attentat. Julliard, 2005.
    Jacques-Etienne Bovard. Ne pousse pas la rivière. Campiche, 2006.
    Danel de Roulet. Un dimanche à la montagne. Buchet Chastel, 2006.
    Michel Serres. Récits d'humanisme. Le Pommier, 2006.

  • Dans la foulée de Master Will

    Objets  de splendeur d'Anne Cuneo


           C’est par une voix assez détournée, et tout tranquillement, qu’on approche Master Will dans ce roman d’Anne Cuneo, mais une fois qu’on y est, on y est plus que bien et tout s’y passe dans une sorte de familiarité établie sans artifice, comme par successives recommandations amicales, qui humanisent le mythe sans rien ôter à Shakespeare de sa stature et de sa complexité d’homme et d’artiste. Dans une période où vont de pair l’idolâtrie médiocre et le nivellement, qui confond lucidité et dérision, croit devoir tout «démythifier» et craint l’admiration spontanée, les jeunes gens à qui l’auteur d’  a dévolu le rôle de nous raconter Shakespeare ont quelque chose de spontanément rafraîchissant, et nous «marchons» d’emblée avec ces compères passionnés.     Le premier narrateur est un jeune Genevois, apprenti orfèvre de mère anglaise qui s’est arrêté sur le chemin de Londres à Brentford, à l’auberge des Trois-Pigeons où le reçoit un formidable personnage du nom John Lowin, naguère acteur aux Comédiens du Roi et qui a eu pour ami un certain Thomas Vincent, lequel fut apprenti charpentier et comédien tout proche de Master Will. Or ce Tom a laissé plusieurs cahiers de mémoires avant de mourir, lesquels cahiers, donnés en lecture à Baptiste par son falstaffien aubergiste, vont constituer le flux central du roman, ramenant alors le lecteur en 1601, sous le règne d’Elisabeth. Précisons là-dessus que, vu de 1654, le récit de Tom a déjà quelque chose de légendaire et d’exaltant en cela que, désormais, toute activité théâtrale est interdite (la révolution puritaine de Cromwell, dès 1642, a abouti à la fermeture et à la démolition de tous les théâtres, et les spectacles seront interdits jusqu’à la Restauration de 1660) tandis que Master Will se trouve relégué aux oubliettes pour beaucoup...

         C’est cependant comme de plain-pied qu’on entre, avec Tom, dans le cercle du Théâtre de Shoreditch où il commence son apprentissage de charpentier, sous la direction de Burbage père et fils, et fait la connaissance de Master Will, d’abord clerc de notaire le jour et écrivain de thétâre la nuit, puis acteur et auteur de plus en plus actif.
         Sous la plume de Thomas Vincent revit alors le monde des théâtres londoniens de l’époque. Comme elle s’y employa pour Le Trajet d’une rivière, Anne Cuneo a rassemblé une documentation considérable, qu’elle se garde cependant d’assener au lecteur. C’est par le récit de Tom que le tableau s’élabore assez naturellement, et l’on apprend volontiers comment se passaient les représentations en plein air et en plein jour, quel rôle déterminant jouèrent les apprentis londoniens dans la vie du théâtre considéré lui-même (et notamment par Master Will) comme un lieu d’apprentissage populaire, ou comment s’affrontaient Beaux Esprits bardés de titres universitaires et théâtreux mal famés.
         A cette visée «instructive», Objets de splendeur  ajoute, dès ses premières pages, une ligne de fond plus spécifiquement romanesque, correspondant d’ailleurs à la genèse de l’ouvrage, amplement commentée par l’écrivain dans sa postface. En deux mots: Anne Cuneo choisit d’identifier et d’incarner la fameuse Dark Lady des Sonnets . Un historien anglais, A.L. Rowse, grand connaisseur de l’époque élisabéthaine, et qui l’aida pour son livre précédent, lui a bonnement confié la mission de transcrire en roman sa découverte (controversée par certains shakespearologues distingués) de l’identité de la mystérieuse maîtresse de Shakespeare, en la personne d’Emila Bassano Lanier, maîtresse du Lord Chambellan Henry Carey, qui laissa elle-même des vers d’une grande originalité de pensée et pour laquelle Anne Cuneo s’est prises d’amitié, sensible à ses vues peu conformistes et à ses protestations féministes avant la lettre.
         Pour autant, Objets de splendeur ne se lit pas comme une thèse historico-littéraire, mais bel et bien comme un roman où ce qui compte n’est pas tant le caractère avéré de la version choisie que ce que l’auteur en fait en l’occurence. Or, même traité avec retenue (on imagine ce qu’un auteur plus porté sur l’érotisme littéraire eût pu tirer de cette liaison, «scènes à faire» à l’appui), le thème de cette aventure sentimentale permet à la romancière de moduler les vues de Shakespeare sur les degrés de l’amour et de la passion. De la même façon, l’identité attibuée par Anne Cuneo au dédicataire masculin des Sonnets, à savoir le jeune Lord Southampton (assez souvent admise celle-là), lui donne l’occasion de mettre en pièces l’argument selon lequel les poèmes relèveraient d’une passion homosexuelle. A l’opposé d’un Butler (et de tous ceux qui lui emboîtèrent le pas) entrevoyant une «sordide histoire» derrière les sonnets les plus ambigus, Anne Cuneo penche pour la vision plus «confiante d’autres analystes, et le discours qu’elle prête à Master Will sur ce qui distingue l’amour d’une femme et l’éventuelle passion liant deux hommes , lors d’un voyage en Italie qu’il accomplit avec le jeune lord, ne paraît pas relever de la sollicitation excessive et se fond en tout cas parfaitement dans son portrait.


         D’aucuns, dont un Tolstoï, voyaient en Shakespeare une sorte d’impie aux antipodes du christianisme, comme Voltaire en faisait le parangon du monstrueux. Or c’est une tout autre image que nous en offre Objets de splendeur, rompant complètement, aussi, avec la figure du génie halluciné à la manière de l’Amadeus cinématographique jetant son Requiem  sur la partition dans une sorte de transe psychédélique...
         Le Master Will d’Anne Cuneo est un honnête homme: non pas du tout le monsre qu’imagine le philistin sous prétexte qu’il a sondé les virtualités démoniaques de l’homme, mais le poète au sens le plus ample qui «unifie» tout le phénomène humain et tous ses langages. De même qu’elle rappelle la «musique unique» de ses pièces, Anne Cuneo le fait apparaître sous les traits d’un homme vertueux (dans l’acception romaine du terme, qui n’exéclut ni la passion véhémente ni la violence défensive, de mise à l’époque), plus proche de la nature et du peuple que des Beaux Esprits, lesquels le conchient d’ailleurs, tel Robert Greene le conspuant même post mortem. Perpétuel apprenti lui-même, incessamment à l’écoute de tous les parlers oraux, comme le fut Master Joyce, ne dédaignant ni de «penser avec les mains» ni de se montrer avisé en affaires, ponctuel et courtois, sans cesse en mouvement, le personnage conserve cependant sa part de secret et de mystère. Un sentiment de respect et de reconnaissance, mais sans rien de gourmé, se dégage enfin d’Objets de splendeur, d’une écriture limpide et d’une lecture passionnante.


    Anne Cuneo, Objets de splendeur, Bernard Campiche.
    Vient de paraître en outre: Rencontres avec Hamlet, recueil de textes dont l'un d'eux évoque la collaboration de l'auteur avec Benno Besson. Théâtre en Campoche, 432p.

  • Maldoror en traversée

    Lautréamont ou la profondeur du coeur humain

    Il faut lire Les Chants de Maldoror (Un monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez pas apercevoir la figure) par le comte de Lautréamont, pour entendre Lautréamont comme scripteur, scribe de Maldoror, et comprendre que Ducasse joue là avec deux pseudonymes et une absence d’identité.
    Les Chants de Maldoror de Lautréamont, plongée dans la profondeur du cœur humain, n’en sont pas moins l’œuvre de cette absence d’identité qui a pour nom Isidore Ducasse né en 1846, mort en 1870. Quand les ai-je lus pour la première fois ? En 1965, à dix-sept ans. L’âge auquel il est convenu de lire Lautréamont (oubliant Ducasse), faisant ainsi de sa lecture une sorte de maladie comparable aux oreillons ou à la scarlatine. Ainsi la dangereuse lecture du livre le plus intelligent, relégué dans le rayon des lectures pour adolescents, on peut enfin passer à la laborieuse lecture des manuels scolaires qui vous apprendront ce qu’est LA littérature. Le tour est joué. Mais pourquoi, moi, les effets de cette lecture n’ont-ils cessé de me poursuivre ? Pour ainsi dire dans mes veines. Qu’avais-je entendu ? Qu’avais-je compris ? Peut-être cela qui fit de moi cet insomniaque en mal d’aurore...

    On raconte que je naquis entre les bras de la surdité.

    En lisant et relisant, c’était moi-même qui passais de la surdité à l’entendement et moi-même qui assistais à l’acte de naissance de l’entendement de ma biographie. J’entendais en ce mal d’aurore que c’est la nuit qui fait œuvre et qu’il n’est pas possible de questionner l’inconscient du côté de la conscience. Il fallait, oui il fallait mettre la conscience en état d’étourdissement ensommeillé :

    Lave tes mains, reprends la route qui va où tu dors...

    Entendons : mets-toi à la table de l’écrit.

    Depuis ma jeunesse, combien de fois ai-je relu Les Chants de Maldoror ? Je ne saurais le dire. Comment les relire ? Je me disais : ne pas chercher à interpréter les chants, ne pas chercher à traquer le secret biographique d’Isidore Ducasse. Dès lors qu’il m’arrivait d’en être tenté, je me retrouvais en limier, menant une enquête criminelle, précédé par un parfait criminel. Quel donc l’objet du crime ? Quelle la victime ? sinon moi-même ! Je voudrais trouver ici une image qui dirait mon expérience de la lecture de Maldoror :
    Enfant, j’ai vu mainte fois égorger des lapins et mainte fois vu leurs peaux retournées et suspendues sous un hangar. Je me souviens encore des après-midi pluvieux où sous ce même hangar, je m’abîmais dans la contemplation de ces dépouilles parcourues de veines grises et bleutées, rousses et noirâtres, et les deux syllabes du mot lapin restaient collées à ma langue paralysée, alors que de lapin il n’y avait plus d’apparence.

    Je lis et relis Maldoror – je n’en puis faire un commentaire. Lecteur, je commence, lecteur je termine, et le mouvement recommence, la répétition se répète, l’écorcherie me reconduit au silence. J’étais averti :

    Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme, comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger.
    (Chant I)


    Quarante ans plus tard, je prends encore cet avertissement à la lettre c’est-à-dire comme je lis Lautréamont-Maldoror-Ducasse. L’entreprise d’en donner aujourd’hui la lecture intégrale à voix haute durant douze heures relève d’une nouvelle quête de lecture dont je dirai quelques mots plus tard. Mais pour l’instant il me plaît ici de rapprocher Ducasse de la contrée romande. Isidore Ducasse, dans une lettre adressée à l’éditeur Lacroix, écrit :


    Paris, le 27 octobre (1869) –

    ... Ernest Naville (correspondant de l’Institut de France) a fait l’année dernière, en citant les philosophes et les poètes maudits, des conférences sur Le problème du mal, à Genève et à Lausanne, qui ont dû marquer leur trace dans les esprits par un courant insensible qui va de plus en plus s’élargissant. Il les a ensuite réunies en un volume. Je lui enverrai un exemplaire. Dans les éditions suivantes, il pourra parler de moi, car je reprends avec plus de vigueur que mes prédécesseurs cette thèse étrange, et son livre, qui a paru à Paris, chez Cherbuliez le libraire, correspondant de la Suisse romande et de la Belgique, et à Genève, dans la même librairie, me fera connaître indirectement en France. C’est une affaire de temps...

    Par ailleurs le seul texte que nous connaissions annoté de la main de Ducasse est une page du Problème du mal de Naville où ce dernier écrit : « Nous estimons libre, dans le plus haut sens du mot, celui qui est affranchi du mal » et Ducasse-Lautréamont d’annoter :

    N’écrivez pas cette phrase, puisqu’il n’y a que Dieu qui soit affranchi du mal. Et encore !

    Un auteur d’aujourd’hui parierait-il sur l’influence romande pour œuvrer à la diffusion de son œuvre ? En tout cas ces documents révèlent que Ducasse ne considérait pas son œuvre comme une production délirante prise dans le seul jeu littéraire mais bien comme une entreprise clairvoyante répondant aux préoccupations de l’histoire et de la pensée qui lui sont contemporaines.
    Et ce n’est certes pas le bien et le mal qui puissent nous servir d’outil pour lire les Chants, mais plutôt ni le bien ni le mal, car où Lautréamont nous entraîne, les paupières arrachées, quelque vingt mille lieues dans l’inconscient, c’est de cet outil qu’est l’écriture, la langue, qu’il nous faut nous armer. Car lecteur des Chants, nous devenons rapidement auteur et ce n’est pas, et de loin, la moindre des magies de ce livre. Faut-il avoir dix-sept ans pour pouvoir lire ainsi et dans l’entendement s’entendre sujet, s’affronter parfait criminel non incompréhensible mais à comprendre ?

    Allez y voir vous-même si vous ne voulez pas me croire.

    Lit-on aujourd’hui Lautréamont, ce Lautréamont espérant voir promptement, un jour ou l’autre, la consécration de ses théories acceptées par telle ou telle forme littéraire, qui croit avoir trouvé, après quelques tâtonnements, sa formule définitive ? Ce Lautréamont qui écrit :

    Sans doute, entre les deux termes extrêmes de ta littérature, telle que tu l’entends et de la mienne, il en est une infinité d’intermédiaires et il serait facile de multiplier les divisions ; mais, il n’y aurait nulle utilité, et il y aurait le danger de donner quelque chose d’étroit et de faux à une conception éminemment philosophique, qui cesse d’être rationnelle, dès qu’elle n’est plus comprise comme elle a été imaginée.
    (Chant V)


    Ce qui écrit, ce qui pense, ce qui philosophe chez Lautréamont ? Ses impuissances, ses faiblesses, ses fragilités, ses douleurs, ses blessures, ses peines, ses plaies. Il y a l’urgence d’une théorie pour tâcher de ne pas succomber sous le poids de la vie.
    Henry Miller dans son essai sur Rimbaud Le temps des assassins, sans doute son plus mauvais livre, déclarait que Rimbaud était mort génial de s’être voulu génial. Que veut dire en cette matière, voulu ? Rimbaud comme Lautréamont ont simplement vécu leur érotique désir d’un échange éloigné de l’écœurante sentimentalité, ses ventouses, un échange fait d’énergies infinies, d’âme à âme et de corps à corps. De ce désir nu, l’œuvre s’est faite le témoin. Les lire c’est, pour nous, puiser à leurs sources, répétition d’une répétition où reconduite la naissance d’une utopie, une future humanité, humaine trop humaine.

    Certes, lorsque le 18 février, au théâtre du 2.21, Léon Francioli, Daniel Bourquin et moi-même nous entamerons la traversée des Chants, j’aurai en mémoire ce témoignage de Léon Pierre-Quint extrait de Le Comte de Lautréamont et Dieu, in Cahiers du Sud, 1930, dédié « A Roger Gilbert-Lecomte, en souvenir des Chants de Maldoror que nous avons relus ensemble (Berq, automne 1927) ».

    A vingt ans, j’avais lu rapidement Maldoror, mais ce n’est que récemment que j’y ai trouvé une joie profonde. Un de mes amis, fervent adorateur des Chants, m’en récita les pages les plus éloquentes. Parfois, il se laissait aller aux transports de cette ivresse verbale et répondait par des trépignements aux hurlements sacrés du poète. Quoi qu’on en pense, c’est une manière de concevoir la critique aussi légitime qu’une autre.

    ... Nous séjournions, en automne, dans le Nord, sur une côte absolument dépouillée.
    ... L’ombre de Maldoror s’allongeait chaque soir sur la grève et ses cris de rage, malédictions et imprécations retentissaient assez puissamment pour remplir l’espace...

    Mais c’est surtout à ces lignes de Roger Laporte, tirées du bouleversant Carnet Posthume publié après sa mort (Editions Lignes & Manifestes) que nous accrocherons notre réflexion sur la lecture à voix haute.

    Problème : j’ai toujours cru que l’écriture, dans la mesure où elle est chemin, un cheminement, fait participer le lecteur à l’aventure. J’ai cru que le lecteur était dans la même situation que le mélomane : si l’interprétation d’une œuvre est juste, mon cœur est en harmonie (une harmonique) avec cette œuvre. Je crois qu’à cet égard la musique a un pouvoir qui fait défaut à la littérature. Aucun équivalent en littérature au lento du Seizième quatuor de Beethoven ou de la cavatine du Treizième – Reste à savoir si le lecteur est dans la même situation que le mélomane.

    Oui c’est dans cette situation que nous nous voulons, offrant ainsi une interprétation en interprète, évoquant Ducasse déclamant ses phrases en plaquant de longs accords sur son piano. Et si nous désirons ainsi jouer l’œuvre dans son intégralité ce n’est pas exploit sportif, performance, mais bien, dans la durée, l’approche d’un corps de souffle et son bras tendu à l’insoumission.

    Les premières lignes de l’article que consacre André Breton en juin 1920 aux Chants de Maldoror par le comte de Lautréamont à elles seules justifieraient l’entreprise dont nous rêvons :

    La vie humaine ne serait pas cette déception pour certains si nous ne nous sentions constamment en puissance d’accomplir des actes au-dessus de nos forces. Il semble que le miracle même soit à notre portée.

    Et Breton, plus loin, d’ajouter :

    Il arrive que des esprits, généreux pourtant, se refusent à admirer une cathédrale terminée : ceux-là se tournent vers la poésie qui, par bonheur, en est restée à l’âge des persécutions.

    Si les surréalistes entendaient que la critique ne s’approchât pas d’Isidore Ducasse, les temps ont changé ; les écrits de Lautréamont semblent même être devenus un des lieux d’analyse privilégiée de toute une problématique moderne de l’écriture. « Les Chants, ce plasma germinatif sans équivalent » (Breton), cette écriture fondée sur la double notion de besoin et de risque sont la source d’une rapidité de trait et de jet qui nous font songer à certaines expériences musicales telle celle de John Cage. L’univers entier de Lautréamont est ce lieu où les pulsions obscures du corps (on pense à Beckett) se formulent dans une écriture, ce lieu où se lève une humanité secouée dans son agonie sociale.
    Jamais les Chants n’ont été si actuels dans leur vision. Que les assistants sociaux et les animateurs, psychologues et pédagogues, faiseurs de plan politique à l’usage de la jeunesse et sa violence, écoutent et ils apprendront ! Que les jeunes gens écoutent et ils entendront, chacun désireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant...

    J’ajoute : répondant à la violence par la noblesse poétique de son être.

    Jacques Roman

     (Texte inédit paru dans Le Passe-Muraille, no 68. Mars 2006)


  • Le paradis sous terre


    La création de KilomBo de Sandra Korol, fera date en Suisse romande.
    C’est un véritable choc qu’on éprouve en assistant à la première représentation de KilomBo de Sandra Korol, dans une mise en scène, une interprétation et un décor qui dégagent magnifiquement les ressources dramatiques, émotionnelles, critiques et comiques de cette pièce marquant, de toute évidence, la naissance d’un auteur déjà bien campé dans son univers et son écriture.
    Si l’on pense un peu à Beckett en lisant KilomBo, qui met en scène deux femmes (la vieille peau et la jeunote) dans une cave où elles ont pour tâche de bouffer les détritus tombant du monde d’en haut par un énorme vide-ordures, le rapprochement ne tient plus quand s’incarnent sur scène, en trois dimensions, les deux irrésistibles personnages de Gorda (qui a tout vu) et de Nena (qui aimerait bien voir à son tour), dont les relations tiennent à la fois de la filiation et de l’initiation, de la sujétion et de la séduction, entre humour sardonique et tendresse. Le rire mêle chez Sandra Korol les intonations de la petite fille espiègle et de la sorcière, de la mater dolorosa ou de la femme violée qui ricanent au nez de l’oie blanche, de la farce et du désespoir cosmique. Le paradis est-il dans la mémoire ruminante, l’espérance pantelante, au ciel d’où choient des fleurettes ou dans ce souterrain pourri « qui est parfois si joli » ? Il faudra que Nena disparaisse pour que Gorda mesure enfin le poids et le prix de cette présence. Or c’est justement cette double présence, ce concert de voix, cet échange qui « répondent» au questionnement de la pièce, dans le mouvement même de la vie et par la musique des mots.
    Tout cela que, dans le décor hyper-suggestif de Gilles Lambert (un tréfonds de cave à piliers de béton lugubres, rampes d’escaliers sinistrées et dévaloirs monstrueux), Nathalie Lannuzel, dont ce n’est que la deuxième mise en scène après Equus, détaille avec une parfaite intelligence du texte, en phase avec ses deux comédiennes, également remarquables de drôlerie et de sensibilité. Jane Friedrich campe ainsi une Gorda merveilleuse de vacherie enjouée et de tonitruante verve, tandis que la Nena de Valeria Bertolotto redouble de malice pointue et d’ingénuité foldingue. Sacrée paire de bonnes femmes au paradis sous terre !
    Lausanne-Vidy, La Passerelle, jusqu’au 26 mars. Ma-me-je-sa à 20h.30. Ve, 19h. Di, 18h. Lu relâche. Réservations : 021 619 45 45 et www.vidy.ch

    Jane Friedrich: photo Mario Del Curto

    Sandra Korol: photo Philippe Maeder

  • De n’importe quoi son miel


    Journal atrabilaire de Jean Clair
    « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes », écrivait Julien Green dans son Journal, que Jean Clair cite à la fin d’une année (septembre 2004-2005) du sien.
    Qui connaît Jean Clair, auteur de mémorables Considérations sur l’état des beaux-arts. Critique de la modernité (Gallimard 1983, 89 et 2005), entre trente autres livres où les artistes (de Bonnard à Balthus ou de Duchamp à Music) et leurs œuvre ne cessent de nourrir une réflexion de franc-tireur pétri d’humanité autant que de joyeuse sapience, se doute que le n’importe quoi dont il émaille cette année n’a rien à voir avec le foutoir des temps qui courent, où tout-y-va. Non : ce qu’il dit est vital. Pour la santé d’abord.
    De fait c’est avec reconnaissance que le non-fumeur que je suis sans effort lit ces bonnes lignes, se jurant du même coup de se racheter demain un paquet de Lucky Strike :
    « La phobie du tabac semble le stade ultime de cette désodorisation générale de l’Occident, voulue par la petite bourgeoisie du XIXe siècle, qui fait que nous sommes allergiques à toutes les fragrances, des plus fortes au plus subtiles. Mais aimer les odeurs, c’est aimer la vie pour accepter la mort, c’est respirer ce qui est décomposition, exhalaison, vaporisation des sucs pour goûter le plaisir violent de l’éphémère, qui nous habitue à mourir.
    Mais nous repoussons la mort avec horreur.
    Nous mourrons inodores, non pas pourtant en odeur de sainteté, puisque nous n’aurons pas vécu ».

    Et d’illustrer ensuite les tabagies et les bamboches des Hollandais du Siècle d’or. Puis de rappeler, par contraste véhément, quel hygiéniste fut Adolf Hitler, ne fumant ni ne buvant mais prônant le totalitarisme médical. Ah ça, oui, demain, un pacson de Lucky’s !
    Dans le même élan de verve, Jean Clair célèbre le chieur de livres, le Cagalibri statufié à Venise en la personne du patriote homme de lettres Nicolo Tommaseo, en lequel le peuple voit un homme qui « pousse » sa pensée sans réussir à la faire sortir, à l’instar du penseur de Rodin : « Tous deux, mélancoliques, trahissent le lien, connu depuis Galien, entre humeur noire, intellectualité et désordre intestinaux. Le cagalibri sert d’ailleurs le plus souvent de perchoir à un pigeon, qui couvre sans effort quant à lui son noble chef de fiente ». Et Jean Clair d’associer, à cette figure, celle du Dieu le père de l’ancienne imagerie, servant de perchoir à l’Esprit Saint.
    Encore un livre-mulet : une des ces boîtes magiques dont chaque page nous fait multiplier les échappées. De l’armoire aux confitures de son enfance à Manhattan en été, des milliers de wagons observés à Auschwitz en 1915 par Stefan Zweig aux murs du quartier marseillais du panier où une main inconnue a graffité : « les filles, c’est comme de la chaucette, tu troues et tu gaïtes », Jean Clair saisit le n’importe quoi de la vie et en fait son miel.
    Et pro domo cela encore : « Si lire le journal est la prière de l’homme moderne, écrire un journal est un acte de foi d’un ordre supérieur. On ne se contente pas de se mettre à l’écoute des autres pour se couler paresseusement dans le flot de l’Histoire. On se met à l’écoute attentive de soi pour s’en écarter, nager à contre-courant. On parie que la vie d’un individu, si banale et monotone, si pauvre soit-elle, touche, par sa simplicité même, à l’éternité.
    Discipline que cette approche de la pensée du quotidien, quand il s’agit non d’en être traversé, mais de la saisir et de la formuler, de lui conférer une forme rigoureuse et si possible durable. Le Zibaldone de Leopardi est à cet égard le chef-d’œuvre absolu du genre. Mais qui a encore assez de courage, ou de mélancolie, pour s’astreindre à cet effort sans but ? »
    Jean Clair. Journal atrabilaire. Gallimard, coll. L’Un et l’Autre, 223p.

  • Henri Calet à Lausanne


    Nostalgie

    (1955)


    Il y a très peu de temps, j’accompagnai à la gare de l’Est une dame de mes amies qui s’en retournait en Suisse. J’ai toujours aimé les gares; les hommes s’y montrent généralement plus tendres qu’ailleurs; on les voit pleurer quelquefois. Et puis, c’est joli en tant que spectacle, le soir surtout. L’odeur de la fumée me plaît aussi, depuis toujours.
    La locomotive était sous pression, le tender plein de charbon; tout était prêt pour le départ. Le mécanicien avait l’air sympathique. Je ressentis une courte envie de monter dans le wagon avec la dame, de m’engouffrer également dans cette nuit aux yeux verts et rouges.
    D’autant plus que je venais de lire sur une affiche de propagande touristique:

    VACANCES EN SUISSE
    Santé - Joie de vivre - Optimisme


    Quelques heures de route et je remettais la main sur tout cela que j’ai perdu je ne sais où et qui me manque un peu à présent... la santé, la joie de vivre et l’optimisme...
    Mais, me disais-je, n’avait-on pas gardé là-bas le plus mauvais souvenir de ma personne, à la suite d’un petit séjour que j’y ai fait, il y a sept ou huit ans. J’en ai bien du regret. Depuis lors, j’entends souvent une voix en moi qui crie à tue-tête: «Vive la Suisse !»
    Dans un compartiment, des jeunes filles robustes, à tresses blondes - des Suissesses, probablement - chantaient des choeurs montagnards. Le train s’en alla, vers l’optimisme et la santé.

    *

    Par un hasard curieux, deux jours plus tard, j’étais appelé dans la Confédération. Vers les six heures du soir, j’arrivai en gare de Lausanne. Il y avait plusieurs endroits que je tenais à revoir. Je me promettais mille plaisirs. Mais il me fallait d’abord une chambre. J’allai d’un hôtel à l’autre: ils étaient tous complets. On m’apprit que je ne sais quel congrès international se tenait dans les murs et l’on me conseilla de retourner à la gare où se trouve un bureau de logement. C’est ce que je fis.
    Il y avait une longue file d’attente devant le guichet: des gens de toute nationalité, aux allures lasses d’émigrants. De quelque façon, cela me rappela le temps de guerre. Heureusement, j’avais pu me procurer des journaux. J’ai de longue date une très vive inclination pour la presse helvétique et peut-être plus particulièrement pour la rubrique des annonces. On y découvre chaque fois des offres assez surprenantes, sinon tout à fait indéchiffrables. Par exemple, ce jour-là, il y avait dans La Feuilles d’avis de Lausanne une courte réclame ainsi rédigée:

    Cuissettes blanches
    Klopfer 3

    Aujourd’hui encore j’ignore tout de ces cuissettes blanches à trois francs suisses (la pièce ou la paire ?) Mais j’y songe bien souvent. Dans le même journal, une demoiselle O. Wyler offrait «une génisse bien portante» un commerçant proposait un «nouveau pousse-pousse combiné, modèle luxe, carrosserie tôle entièrement fermée; au prix de cent cinquante-cinq francs. Pare-soleil offert gratuitement».
    Un autre placard attira mon attention:
    «On cherche partenaire sympathique, sans connaissances spéciales, pour une longue croisière autour du monde, sur voilier de type nouveau.»
    Il y a quelques années encore, une telle invite m’eût fort intéressé. J’étais en train de rêver vaguement là-dessus, lorsqu’une femme s’approcha de moi avec des manières furtives. Que me voulait-elle ? D’instinct, j’ai peur des inconnues. Elle me demanda si je cherchais une chambre. Allait-elle me sauver ? Mais elle ajouta:
    - Pour deux personnes seulement.
    En moi-même, je regrettai de n’être pas deux. Peu après, la femme disparut, suivie d’un couple d’Allemands. Je pus reprendre ma lecture, c’est alors que mon regard s’arrêta sur un petit article des plus étranges:

    «Méfiez-vous des invitation venant d’inconnus

    A la fin de la semaine dernière, deux jeunes gens de passage en notre ville, se trouvaient peu après minuit, à la gare; ils furent invités à aller coucher chez un individu qui prétendait avoir une chambre gratuite pour eux. Sans méfiance, cette invitation fut acceptée; en taxi les jeunes gens furent conduits dans un immeuble du quartier est de la ville.
    Ce n’est que lorsqu’ils furent couchés que les deux garçons se rendirent compte que leur hôte leur avait offert l’hospitalité dans un but particulièrement immoral et quittèrent rapidement les lieux. Mise au courant de ces faits, la Police judiciaire municipale n’a pas tardé à identifier, puis à arrêter ce dégoûtant personnage, qui a reconnu les faits et qui a été placé sous mandat d’arrêt par le juge informateur. Il s’agit d’un Vaudois, âgé de 32 ans, qui n’en est pas à son coup d’essai.»
    J’avais peut-être échappé au dégoûtant Vaudois en question.

    *

    Finalement, j’accédai au guichet.
    Un aimable jeune homme se mit à téléphoner activement pour moi. Je commençais à m’inquiéter. Où donc allais-je passer la nuit ? Par bonheur, il me trouva une chambre dans une pension de famille située à l’autre bout de la ville.
    Je pris un taxi à «petit tarif» qui me déposa rue Riant-Mont - je n’ai pas oublié le nom - où je fus reçu par une grande femme blonde, au long fume-cigarette à la bouche. Elle avait ce type d’ex-belle espionne nordique qui m’a toujours profondément troublé. Ma chambre était très modeste.
    Sur ce, j’allai dîner au rez-de-chaussée d’un gratte-ciel - ce qui n’a pas grand sens - dans un décor disons: luxueux et pour un prix peu élevé. Une des choses qui me séduisent le plus en Suisse, ce sont les chauffe-plats au restaurant. On n’a pas de ces attentions en France. Après quoi, je me rendis comme en pèlerinage au Brésilien pour y prendre un café-crème. D’entrée, je renversai sur mon pantalon tout le contenu du petit pot de lait. Je dus me contenter d’un café noir, d’ailleurs excellent. Ici, il me faut relater l’aventure qui m’advint: durant le temps que je passai au Brésilien, je fus sans cesse regardé par une étrangère, je crois, qui se tenait à une table voisine. Il me sembla voir dans ses yeux une sorte de concupiscence assez étonnante. J’étais pris au dépourvu. Quelle singulière soirée !

    *

    Au matin, je voulus prendre un bain...
    - C’est très simple, me dit l’espionne. Vous mettez quatre sous dans le compteur à gaz. Si vous avez des difficultés, lisez le mode d’emploi.
    J’étais en présence d’un impressionnant chauffe-bain de la marque «Piccolo». Comme il était prescrit, j’appuyai successivement sur le bouton W, puis sur le bouton K - c’était on ne peut plus amusant... - puis sur le bouton Z... C’est alors que l’appareil se défit dans un grand bruit, comme une bête qui se fût d’un coup débarrassée de sa carapace. La mécanique n’a jamais été mon fort. Et pourtant, elle m’attire...
    Je partis craintivement à la recherche de la patronne qui remit vite son «Piccolo» en état. La suite se passa sans difficultés. je revis une dernière fois cette personne blonde, et qui fumait déjà, au moment de payer la note; elle me remit une facture:
    «Une nuitée et un petit déjeuner: 10 francs 20. Avec mes remerciements.»
    Des sous, une nuitées, des remerciements... Ce langage, ces coutumes quelque peu archaïques m’étaient bien agréables.

    *

    Ayant une matinée devant moi, je décidai d’aller à Ouchy. Un trolley-bus me conduisit doucement, en silence jusqu’au bord du lac. Au passage, je reconnus les sulkys à pédales tirés par des chevaux de fer ou de carton: Grisette, Bella... C’étaient les mêmes qu’avant. Mais mon petit driver n’était pas avec moi et je ne pouvais plus courir derrière lui. Je m’assis à la terrasse de l’hôtel d’Angleterre. Une plaque commémorative est scellée sur la façade:

    «In this house - June 1816 - Lord Byron writes The prisoner of Chillon»

    Sur l’eau, des cygnes, des voiliers. Tout autour de nous, des parterres fleuris. Le bateau à roues, Le Rhône, siffla et partit. Il faisait un temps merveilleux. Ah! non, les cartes postales en couleurs ne mentent pas! Et les montagnes, que j’allais oublier !
    Des serveuses à tablier blanc s’affairaient. On parlait toutes les langues. Des dames à ombrelles, à demi aériennes, allaient et venaient, tels des personnages de rêve. Deux Françaises, en robes légères, très parfumées, vinrent s’asseoir à côté de moi. Leur bavardage était futile. Mais tout me paraissait un peu futile, ce matin-là. Il me semblait que j’avais cessé de vivre vraiment. L’air même que nous respirions était tout à fait inodore.
    En vérité, je glissais peu à peu dans le tourisme à l’état pur: cartes postales, photographies, rafraîchissements, souvenirs, promenades... J’aime beaucoup la Suisse.

    (Paru initialement dans Les Nouvelles littéraires, en octobre 1955. Réédité dans Le Passe-Muraille, actuellement disponible en volume dans Poussières de la route. Editions Le Dilettante, avec une préface de Jean-Pierre Baril)

  • La pêche au vif

    Avec Ne pousse pas la rivière, son sixième roman dédié à Jim Harrison, Jacques-Etienne Bovard donne son meilleur livre à ce jour.

    Lorsque Philippe Sauvain, romancier quinquagénaire solidement établi, commence, dans la touffeur de fin juin 2003, de jeter des notes sur un cahier, il ne se doute pas que la vie a commencé de lui dicter un nouveau roman. En séjour chez le richissime banquier lausannois Maximilien Reuth, qui l’a accueilli avec deux autres compères (Petit- Bouilli le génie de la cuisine et Vuille l’écolo facteur de clavecins) dans sa demeure de Clairvaux-sur-Loue, non loin d’Ornans, afin de se livrer à la pêche à la mouche et de partager bonne chair, bons vins et « soirées d’art » vouées à la musique ou la lecture, il se trouve en pleine confusion mentale et sentimentale alors même qu’il devrait jouir de ce coin de paradis. Son désarroi tient au fait qu’un meurtre vient d’y être commis sur la personne de la jeune Vivianne Lhomme, 21 ans, protégée du maître de maison et retrouvée nue, probablement violée et étranglée, dans les eaux de la Loue. Immédiatement soupçonné et interrogé par la police, Max a été provisoirement rendu à ses amis, lesquels restent pourtant perplexes, à proportion de son attitude pour le moins ambiguë.
    C’est à ce moment précis du retour de Max, qu’il observe tout en (se) racontant leur rencontre et leur amitié, que le romancier se met à « construire » ce qui va devenir son vrai roman, tandis que son projet de récit historique inspiré par L’enterrement à Ornans de Courbet tourne court. Imaginant d’abord un scénario plausible d’homicide accidentel dont Max, par dépit amoureux, se serait rendu coupable, Philippe Sauvain ne tarde à être rattrapé et dépassé par la vie même. Max devrait baisser le nez, au lieu de quoi le voici traiter ses amis de faux culs, flairant leur défiance. Et de leur rappeler les joies de la pêche… Cynisme ou provocation ? En fait, à mesure qu’il développe, sur le papier, le portrait d’un Max à la fois dominateur et fragile, artiste raté et poète de la vie à sa façon (il sent et distingue merveilleusement le vrai et le faux en musique, en littérature ou en amitié), narcissique et violent mais aussi blessé et cassé, tenu pour un despote par son entourage et ses femmes successives et cependant hypersensible et généreux, le Max en train de vivre les suites de l’ «affaire», au milieu de ses amis, apparaît simultanément au lecteur dans les lumières et les ombres mouvantes de ces jours plombés par la chaleur. Et la vie devient art, comme les truites montées des profondeurs deviennent figures mythiques à certaines heures, ou comme les moires de la Loue à sa source se transmuent en tableau sous le pinceau de Courbet.
    Bilans existentiels
    La rivière, symbole de vie où l’on repêche une jeune morte à la troublante blancheur ; l’innocence du poisson qu’on traque de tout son art pour le relâcher conformément à la doctrine chevaleresque du no kill ; la noblesse rêvée de l’amitié virile et ses petites trahisons « trop humaines » ; la force des mecs réunis « sans femmes » et qui se découvrent mutuellement si vulnérables; l’imagination romanesque qui se faisait tout un cinéma quand le fait divers le plus trivial scelle une tragédie ; enfin quatre hommes dans le même « bateau » confrontés à leur cinquantaine : tels sont les thèmes antinomiques et entrelacés que Jacques-Etienne Bovard, avec une porosité jamais atteinte jusque-là, et un pouvoir d’expression renouvelé, traite avec autant de poésie réaliste (à l’école de Maupassant) que de symbolisme lyrique : ainsi la relation de l’homme et de la nature selon Hemingway revit-elle ici dans une scène de pêche d’une formidable densité émotionnelle et plastique, où la beauté du geste fait la pige à la mort…
    Jacques-Etienne Bovard. Ne pousse pas la rivière. Campiche, 305p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 7 mars 2006.

  • Terroriste du dimanche

    30 ans après avoir bouté le feu au chalet du magnat de la presse Axel Springer, ainsi qu’il le révèle aujourd'hui, Daniel de Roulet présente son récit Un dimanche à la montagne comme une illustration de sa naïve jeunesse.

    Daniel de Roulet a-t-il réellement incendié le chalet d’Axel Springer, magnat de la presse allemande, en janvier 1975 ? Le récit, d’ailleurs filé de main de maître, qu’il tire aujourd’hui de cet attentat relève-t-il de la confession effective ou n’est-ce pas une pure affabulation de romancier ? Le lecteur d’Un dimanche à la montagne ne manquera pas de se poser la question, accentuée par l’effet d’annonce du livre, fort bien orchestré par l’écrivain. Celui-ci n’a pourtant guère le profil du frimeur médiatique, même s’il ne lui déplaît pas de défrayer la chronique, de loin en loin, en prenant par exemple la défense de tel écolo dynamiteur ou en égratignant l’image d’un Le Corbusier pro-Vichy.
    Reste que l’histoire « vraie » qu’il raconte dans son dernier livre paraît si incroyable, dans le genre Bob et Bobette font du terrorisme, si invraisemblable cette petite expédition de deux tourtereaux « politiquement conscients » qui se prélassent toute une nuit dans les draps du Palace de Gstaad avant de monter, à peaux de phoques, jusqu’au nid d’aigle (allusion obligée à Hitler…) où se dresse la résidence forcément « arrogante » d’Axel Springer, dans laquelle le jeune homme pénètre et dispose ses deux bougies incendiaires tandis que sa Dulcinée fait le guet, que le doute persiste alors même que le livre paraît le meilleur « roman » de l’auteur. Celui-ci, au demeurant, ne nous tiendra pas trop rigueur de l’aborder comme un éventuel affabulateur de première…
    - Quelle preuve tangible, Daniel de Roulet, pouvez-vous nous donner de la véracité de votre récit ?
    - La meilleure preuve, c’est que je n’en ai aucune. Pas un objet. Pas un livre que j’aurais pu piquer au passage dans la bibliothèque de Springer, dont je ne me souviens d’ailleurs que très vaguement des détails de la maison. Vous pensez bien que les médias allemands m’ont drillé à ce propos : mais je n’ai rien trouvé pour les satisfaire. Et pas une trace écrite non plus. Vraiment croyez-moi : rien…
    - Pas même l’un ou l’autre des « chers communiqués » aux signatures fantaisistes que vous avez envoyés après votre coup aux rédactions ?
    - Non, parce qu’il importait évidemment d’effacer toute trace. Mais si vous creusez bien de ce côté, peut-être trouverez-vous une piste… Cela étant, si vous doutez de ma parole, ce que je conçois tout à fait, une autre preuve de ma bonne foi tient à cela que je n’ai pas cherché à faire monter les enchères en m’adressant à un éditeur spécialisé en coups médiatiques. Je suis resté fidèle à Buchet-Chastel, qui ne fait pas dans la sensation, et je ne puis enfin vous dire que ça : que je dis la vérité.
    - Persuadé, à 30 ans, que Springer était un nazi polluant nos Alpes, vous vous posiez en héros aux yeux de votre petite amie. Mais quoi d’héroïque dans le fait d’incendier un chalet complètement isolé ?
    - Ce qui me semblait héroïque, c’était de ne pas être attrapé… Or ce que j’ai tenu à montrer, c’est en effet l’immense naïveté dont beaucoup de gens de notre génération on fait preuve. On a tendance, trop souvent, à parer cette période d’une légende glorieuse, alors que nous étions souvent dupes de préjugés ou de mensonges, par sectarisme et par aveuglement. J’ai cru moi-même sincèrement, jusqu’en 2003, qu’Axel Springer avait été un nazi…
    - Quelle est, pour conclure, la finalité de votre livre ?
    - Comme je le raconte : c’est aussi une histoire d’amour et de jeunesse. Retrouvant la femme que j’aimais alors et qui m’a suivi jusque-là-haut, tous deux sexagénaires, elle cancéreuse en phase terminale, je lui ai promis ce témoignage qui est aussi une façon de répondre à Gerhard Schröder, mon contemporain exact que j’ai entendu dire, en août 2003 au Tessin, cette phrase terrible: « Je passe mes journées à combattre ce pour quoi je luttais dans ma jeunesse »…
    Daniel de Roulet. Un dimanche à la montagne. Buchet-Chastel, 158p.

    Le goût des « révélations »

    De Jacques Chessex à Yves Laplace ou Alexandre Jardin, les « confessions» gratinées se multiplient. Mais à quel prix ?
    Il y a quelques années paraissait, sous la signature de Jacques Chessex, un petit récit annoncé avec fracas, intitulé L’économie du ciel et dans lequel l’écrivain affabulait « autour » d’un meurtre commis par le père du narrateur, double évident de celui de l’auteur. Un jeu très équivoque avec les médias, impliquant tel « secret de famille », ne manqua pas de produire certaine sensation, dopant aussi bien les ventes. 
    Or la même tendance aux « révélations » familiales marquait le dernier livre d’Alexandre Jardin, Le roman des Jardin, lancé avec le même effet d’annonce tapageur, où les frasques sexuelles de la fameuse tribu, en sa villa veveysane, devenaient l’appât de toutes les curiosités. Dans une optique non moins « gratinée », Yves Laplace s’est posé en épigone de Michel Houellebecq avec deux romans récents (L’original et Butin) dont l’un des protagonistes est un viveur proxénète et pédophile, l’auteur-narrateur jouant lui aussi sur des « révélations » plus ou moins affriolantes.
    Le désir de paraître, exacerbé par les temps qui courent, est le penchant le mieux partagé chez les écrivains et les artistes, autant que celui d’être aimé : prétendre le contraire serait faire de l’angélisme. Mais à quel prix ? Telle est la question.
    Le paradoxe, en ce qui concerne Un dimanche à la montagne de Daniel de Roulet tient alors à ce que sa qualité propre ne doit à peu près rien à ses « révélations », mais plutôt à ce qu’il dévoile plus subtilement. Dès lors, que l’auteur affabule ou qu’il ait bel et bien vécu ce qu’il raconte n’a pas la moindre importance. Se non è vero…

     

  • J.M. Coetzee en immersion


     En lisant L’homme ralenti 
    C’est un homme à vélo qui se fait renverser par une voiture à la première page et qu’on ampute dix pages plus loin. Il s’appelle Paul et tout de suite on est dans la peau de Paul. Paul Rayment. Le jeune médecin qui se penche sur lui l’appelle Paul comme s’il se souciait particulièrement de lui. Mais Paul le sent dans son nuage de vapes : que le jeune homme ne s’occupe que de son dossier, et du type de prothèse qui conviendra. Avant la page 25 on sait, à travers ce que rumine Paul lui-même, qu’il est plutôt du genre crépusculaire. On le sent se sentir chnoque désarçonné, sans savoir qui l’a fait sauter de selle et s’en préoccupant vaguement mais sans plus, comme il s préoccupe vaguement de savoir qui a décidé de l’amputer. Or tout s’organise autour de lui. Tout est prévu pour le faire re-marcher, et déjà l’infirmière accorte lui annonce comme une évidence qu’il lui faudra une « auxiliaire de vie ». Mais on sait également, déjà, que Paul vit seul, le même genre de nature crépusculaire en somme qu’Elizabeth Costello, protagoniste du roman précédent de J.M. Coetzee, dont le lecteur se rappelle très bien le grain de peau et le caractère.
    On est donc embarqué dès la première page et ça ne se discute pas : « Tout ça – ce lit étrange, cette pièce nue, cette odeur d’antiseptique avec de vagues relents d’urine -, il est clair que ce n’est pas un rêve, c’est la réalité, tout ce qu’il y a de plus réel »
    Et dans la peau de Paul signifie aussi: au pied du mur. Avec ce mot qui lui colle soudain à la conscience : frivole. Une occulte machine à écrire le lui a inscrit sous les yeux et dans la peau : frivole. Voilà ce qu’il a été jusque-là. N’ayant rien fait de mal de sa vie, mais rien de bien non plus. Avec le sentiment confus d’avoir laissé passer sa chance. Et voilà qu’un jeune con se pointe dans sa chambre pour lui dire cela justement: pas de chance. C’est le garçon qui l’a renversé, un certain Wayne, qui se garde bien de s’excuser, sachant évidemment que s’excuser reviendrait à reconnaître sa faute. Mais Paul n’a pas envie, pour sa part, de rassurer le jeune mec : Paul a envie de dormir...
    On pense à La mort d’Ivan Illitch de Tolstoï en commençant de lire L’homme ralenti, ou au Ravelstein de Saul Bellow, j’entends : à ces livres du bilan existentiel d’une vie, et c’est bien là que nous conduit le dernier roman de J.M. Coetzee, qui va nous faire retrouver une certaine Elizabeth Costello…
    J.M. Coetzee. L’homme ralenti. Seuil, 2006.

  • Simenon le médium



    A propos du Bourgmestre de Furnes

    Il y a quelque chose du médium chez Simenon. Sa façon d’entrer dans un personnage relève d’une espèce d’osmose physique et psychique qu’on pourrait dire neutre si elle ne relevait pas, aussi, d’un choix obscur et lucide à la fois. Dans le plus balzacien de ses livres, on sent cependant que Simenon est particulièrement attaché au bourgmestre et j’ai le sentiment qu’il dit pas mal de choses sur lui-même par le truchement de son personnage. C’est le type du self made man de la vieille école qui sait le prix de chaque chose et de tout effort. Il n’aime ni les bourgeois rassis ni les spéculateurs, étant lui-même devenu ce qu’il est par son seul travail après avoir gravi tous les échelons de la société. Pourtant la clef du personnage est ailleurs. Elle relève de la biologie. Le Baas est en effet confronté tous les jours à l’injustice fondamentale qu’incarne sa fille démente, enfermée comme une bête et qu’il sert avec une sorte de dévotion soumise. Or on ne le prend pas comme un symbole mais comme un fait courant de la vie. On ne peut ainsi qu’en dire, avec le populo: c’est la vie...

  • Feuilles volantes

    Notes éparses

    L'aspiration à tout maîtriser donne le style, mais cela part d’une nuit, cela part d’un corps et d’un chaos. Tout n’est pas ordonné par la grammaire mais le corps traverse le chaos de la grammaire comme un rideau de pluie et de l’autre côté sont les chemins.

    ***

    L’une est la fraîcheur même, avec quelque chose de folâtre dans la gaîté qui me rappelle la toute petite fille radieuse qu’elle a été. La voir faire la folle avec le chien dans la neige, derrière la fenêtre, souriant à son jeu comme si elle avait sept ans, me touche aux larmes. L’autre est plus lente et plus lancinante, plus sentimentale, plus ardente et plus démunie. Elle a pleuré, elle pleure et elle pleurera.

    ***

     

    medium_Rodgers16.2.jpg  Festen est le grand film de la transgression d’un secret de famille, qui débouche à la fois sur la purification et la fraternité. J’ai rarement été aussi poigné par une situation exposée au cinéma, et la façon de la présenter m’a conforté dans ma propre détermination de tout dire. C’est simplement l’histoire du gosse qui dit tout haut ce que les autres savent mais préfèrent ignorer. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’un gosse mais du fils aîné de la famille, qui choisit le speech qu’on lui demande de prononcer  à l’occasion du banquet d’anniversaire des soixante ans de son père pour évoquer, d’un ton égal, comment ledit père les violait, lui et sa soeur, laquelle s’est suicidée pour échapper à la hantise de ce souvenir. Il y a là comme un modèle de ce qu’il faut faire aujourd’hui, non du tout un modèle moral ou sociologique, mais bel et bien artistique; car c’est l’art qui m’intéresse là-dedans au premier chef, c’est à cause de l’art, de la forme, de la beauté de tout ça, de l’émotion, de l’énergie, de l’intensité qui se dégage de tout ça que j’ai été bouleversé, par delà la situation humaine.

    ***

    L’heureuse discipline que de penser qu’on n’est rien, et d’agir comme si de rien n’était.

    ***

    On ne devient réellement sérieux, aujourd’hui en littérature, qu’en risquant l’affrontement. Ou alors on fait des phrases. La plupart ne font que des phrases.

    ***

    Très ému à la vision de L’Intendant Sansho de Mizoguchi, merveilleux poème cinématographique dont il se dégage une profonde et tendre mélancolie, avec d’admirables portraits de femmes. C’est probablement l’un des plus beaux films que j’aie jamais vus, au double point de vue du savoir humain et de la poétique artiste.

    ***

    Le règne du plan, de l’horaire et de l’organigramme, tient lieu de nouvelle structure psychique à pas mal de gens. Mais là-dessous, quel chaos.


    medium_Aqua3.JPGPépites de mémoire
    Le raisin que nous allions grappiller dans les vignes surplombant le lac Majeur, la nuit au clair de lune, avec les hautes maisons de pierre de Scajano qui se détachaient sur le ciel, cet été de notre enfance.

    Le premier corps étreint (toute la nuit).

    Le bleu vitreux des glaciers de Grindelwald, et la face nord de l’Eiger que nous observions à la jumelle, dans laquelle se déroulait un drame, tel autre été de notre enfance.
            
    Le besoin de se perdre (dans la foule, dans la forêt, dans les caresses, dans le vin).

    Ceux qui restent froids (révélation de quelque chose, naissance de la prudence).

    Ma mère marchant dans la rue et moi séchant un cours à une terrasse: la fourmi, la cigale.

  • Le salut par l'écriture


    Dans Avant le matin, Jacques Chessex relance son fantasme de sainteté frottée d’érotisme. Roman inégal, le livre vaut par des pages aussi superbes que celles de L’Imparfait, simultanément réédité

    Les voies de la sainteté passent à l’ordinaire par le renoncement à la chair, tout au moins dans la tradition judéo-chrétienne et plus précisément, s’agissant de canonisation rituelle, dans le catholicisme romain. L’idée de péché originel a jeté la malédiction sur le corps et le plaisir. Maints auteurs n’ont pas manqué cependant de relever la stimulation qu’exerce l’interdit sur l’imagination, et son appel à la transgression. Des extases de sainte Thérèse aux blasphèmes de Sade, on reste en famille pourrait-on dire. Or cette dramaturgie catholique, beaucoup plus que le blême moralisme protestant dont il est issu, convient à la poétique sensualiste de Jacques Chessex, chantre de la femme et des beautés de la création, non sans de vives tensions contradictoires illustrée par son dernier livre.
    Avant le matin, marqué par la forte présence de Fribourg, est en effet un roman catholique d’inspiration, en tout cas dans sa première partie, suivie d’une sorte de retour du refoulé puritain en terre vaudoise. Le narrateur, du nom de Joseph d’Avry, lettré plus ou moins raté, a résolu de témoigner de ce qu’il a vécu auprès d’Aloysia Pia Canisia Piller, fille de pauvres gens de la Basse Ville entrée au couvent de la Maigrauge à l’adolescence, dont elle est sortie a trente ans pour vivre auprès des humbles et des miséreux, se donnant à eux - parfois à tous les sens du terme. « L’abbesse Canisia savait qu’aucune règle de bienséance ne contient l’élan de l’être vers l’extase. Elle se donnait comme elle jeûnait, ou marchait pieds nus dans le gel, ou s’abstenait de sommeil une semaine entière, pour approcher le vertige de Dieu ».
    Joseph bénéficie lui-même de ce don « biblique » dès leur rencontre, après quoi la « sainte » lui confie: « J’avais mes pauvres, mes errants, mes sans-papiers, Fribourgeois perclus d’alcool et d’années de chômages, Africains, Yougoslaves, tout ce que la société repousse à la faim et à l’égout ». Et de préciser sa manière de soulager, de la bouche, tel jeune infirme en chaise roulante… Hélas le personnage frise bientôt le cliché édifiant, qui parle à la façon des saintes des livres, regrette de n’avoir pas été Marie Madeleine, trouve les sculptures de Tinguely «plus proches de Golgotha que la plupart des crucifix qui pullulent dans les églises », entraîne une jeune disciple à se livrer aux indigents et aux infirmes dans les caves et les taudis, enfin meurt seule et béate dans les souffrances atroces du cancer.
    « Qui était Canisia Piller ? D’où venait-elle vraiment ? », se demande son hagiographe improvisé, qui n’approfondira guère le portrait de cette présumée âme pure dont le lecteur frustré imagine ce qu’eussent pu faire un Bloy ou un Bernanos. Autant dire que l’évocation de la « sainte » n’est pas le point fort d’Avant le matin, dont la suite du scénario fait replonger Joseph dans un univers de culpabilité tourmentée. Retiré dans un vallon de l’arrière-pays vaudois (qui nous vaut quelques lignes inspirées), entre une femme castratrice et sa fille aguicheuse, lui qui affirmait que « la pitié ne connaît aucune limite de décence» en revient, à la faveur d’une escale compulsive chez les prostituées fribourgeoises, à ne voir plus que la saleté de celles-là même auxquelles Canisia s’identifiait. Du coup, nous nous retrouvons dans un schéma psychologique récurrent des romans de Chessex, heureusement brisé par un dénouement intempestif rappelant les meilleures nouvelles d’Où vont mourir les oiseaux, Joseph devenant alors une sorte de créature hallucinée à la Louis Soutter.
    A remarquer en fin de compte  qu’Avant le matin, roman d’abord peu crédible, nous semble tout de même intéressant par son imbroglio thématique et ses conflits irrésolus, le souffle lyrique qui le traverse et la fluidité moirée de son écriture. Grand « romancier » de lui-même, peu capable en revanche de camper des personnages autres que le sien, prosateur et poète aux pointes incomparables, Jacques Chessex n’atteint pas ici les sommets du Désir de Dieu, même si certaines pages sont de la veine stylistique de la mémorable suite fuguée de L’Imparfait, recueil de proses autobiographiques de haute tenue qui vient également de reparaître.
    Jacques Chessex. Avant le matin. Grasset, 247p.
    Jacques Chessex. L’imparfait. Campoche, 144p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 28 février 2006.


  • Le Docteur invraisemblable


    Aux bons soins réciproques
    A La Désirade, ce 25 février. - Je le consulte tous les sept ans, avec la satisfaction anticipée de le soigner autant qu’il me soigne. Je ne m’en suis avisé qu’hier en sortant de chez lui aussi gai qu’il le paraissait lui-même après trois heures d’entretien délirant (ses patients se livraient à divers jeux dans la salle d’attente), mais il incarne en somme la réplique vivante du Docteur Invraisemblable de Ramon Gomez de La Serna, avec des traits particuliers qui ne sont évidemment qu’à lui.
    D’abord du fait qu’il est Batave d’origine et non seulement pédiatre et psychiatre mais également gemmologue et potier, chanteur de grégorien et prêtre de l’église des Vieux Catholiques. Cela surtout est important car ma mère et la mère de ma mère étaient de la même dissidence qui récuse l’infaillibilité du Pontife romain. De surcroît, nous nous sommes trouvés le goût commun du philosophe russe personnaliste Nicolas Berdiaev (surtout pour Le sens de la création) et de la langue de bœuf aux câpres, essentiellement pour la sauce vu que manger de la langue nous rebute l’un et l’autre.
    Ordinairement le Docteur Van de P. fait attendre ses patients de trois à sept heures. La ruse consiste à prendre rendez-vous avant l'aube, comme j’en avais pris la précaution hier, introduit dans son bureau tapissé de toiles abstraites ou symbolistes (tendance Carl Gustav Jung) par son assistante hindoue à grands yeux de maki. Or l’attendant, je commençai de lire, et j’eus le temps de finir le petit livre de très dense poésie de notre compère de blog Christian Cottet-Emard, intitulé Le grand variable et sur lequel je reviendrai.
    Lorsque parut le Docteur, souriant de tout son regard avant de m’embrasser avec sa fougue de mystique maboul, je lui citai tout de go l’une des dernières phrases du Grand variable : «Ce qui aurait échappé à n’importe quel promeneur prend un tout autre relief pour moi qui connais un peu la stratégie frénétique et silencieuse des plantes, des fleurs et des arbres ». Et le Docteur me regardant fixement de répondre aussitôt : « Vous vous portez comme la Fleur du Flamboyant, à cela près que vous manquez un poil de fer et d’huile de poisson. Mais racontez-moi donc ces sept dernières années… »

    Tout le temps que je lui parle du monde tel qu’il va et ne va pas et tel que je le vois et le vis, en regardant tantôt le pèse-bébé et tantôt le grand livre intitulé Le Temple de l’Homme posé sur son bureau, le Docteur prend des notes fébriles en me lançant avec reconnaissance : « Vous m’aidez, Seigneur, vous m’aidez beaucoup ! ». Puis de me recommander soudain de mieux respirer, tout en s’allongeant à plat ventre sur son lit de consultation pour me montrer sa méthode, de danser un peu en tourniquant comme un derviche, puis de m’inviter à prononcer avec lui un long OM en faisant monter le double son de nos voix de notre double tréfonds d'entrailles.
    Des trois heures que nous venons de passer ensemble, tandis que ses patients patientent, je sais que nous sortirons tout à l’heure régénérés. L’Avenir du Monde nous inquiète tous deux gravement. L’Asile de Fous des arènes médiatiques nous inspire des propos vifs. Nous chantons une fois de plus le Chaos divin tout en déplorant le gâchis mortifère de la Structure et de ses plans de guerre. Il m’offre une fiole de gélules d’huile de poisson en me recommandant plutôt d’aller pêcher en altitude. Je lui promets ma prochaine aquarelle à l’eau de glacier. Sur quoi nous nous quittons guéris pour sept ans…

    Ramon Gomez de La Serna. Le Docteur invraisemblable. Ivrea, 1984.



     

  • L’éclosion d’un grand talent


    C’est toujours un bonheur que de saluer l’apparition d’un nouveau talent, et notamment lorsque celui-ci rayonne avec autant de sensibilité et d’intelligence que celui de Sandra Korol, à la fois comédienne de théâtre et de cinéma, metteuse en scène et auteure dramatique. A ce dernier titre, la jeune Lausannoise (d’adoption, puisqu’elle est née à Genève de père argentin aux origines russo-roumaine et de mère alémanique de souche gitane) a déjà huit pièces à son actif, dont la troisième, KilomBo, sera représentée dès le 7 mars à Vidy.
    «J’ai toujours rêvé d’être actrice », nous confie Sandra Korol dans son petit deux pièces-cuisine de jeune femme vive et nette, qu’on sent à la fois ouverte et décidée, précise et réfléchie dans ses propos. Sans l’ombre d’un complexe, elle se rappelle que c’est les représentations d’ « Au théâtre ce soir », à la télé, et les pièces de boulevard qu’elle allait voir avec ses parents qui ont tissé sa première culture théâtrale. De père médecin enfui d’Argentine dès le début de la dictature - il n’eût pas manqué d’être arrêté pour ses positions révolutionnaires -, Sandra Korol n’a pu aborder avec lui cet aspect de son ascendance que sur le tard, avant un séjour en Argentine où elle retrouva sa famille (dont plusieurs acteurs connus) et écrivit KilomBo… en deux semaines.
    De solide formation classique (latiniste au gymnase fribourgeois de Sainte-Croix, puis aux facs de Lettres et droit où la philo et la criminologie - « pour comprendre la source du mal » - faillirent la happer), Sandra Korol a retrouvé presque fortuitement le fil rouge de sa première aspiration. Un examen raté coïncidant avec les retrouvailles d’une amie devenue comédienne, une inscription de dernière minute au Conservatoire, les rencontres de trois personnes qu’elle reconnaît pour « maîtres » successifs (Gérard Diggelmann qui l’engagea comme enseignante en son école de théâtre pour enfants, Florence Heininger qu’elle seconda à l’émission FaxCulture et le dramaturge Jean-Marie Piemme) ont marqué un parcours à la fois tâtonnant et comme fléché par l’obscure logique des vraies vocations, où les rejets (telle prof qui la déclara mauvaise comédienne, ou tel metteur en ondes trouvant sa première pièce « de la m… ») font parfois office de stimulants, autant que le bon accueil (d’un Denis Maillefer ou d’un Andrea Novicov).
    L’écriture, à laquelle Sandra Korol ne toucha d’abord qu’en surface en qualité de rédactrice d’articles dans la rubrique socio-psycho d’un magazine, elle y plongea ensuite en un mois de frénésie pour en tirer Soledad, pièce radiophonique diffusée sur Espace 2 en 2001. Dans la foulée, de commandes en bourses et autres prix, ateliers et mises en scène, 6 ouvrages de théâtre ont vu le jour, la plupart du temps écrits dans l’urgence, voire « sous dictée » comme le fut KilomBo.
    Si le rendez-vous de la jeune actrice avec la gloire-minute, dans le dernier film de George Clooney où elle était censée débiter deux paires de phrases, est resté sans lendemain (la scène ayant été supprimée avant le tournage…), son rêve d’enfant s’est réalisé avec Fragile de Laurent Nègre, dans lequel elle tient le rôle de l’amie de la protagoniste, aux côtés de Marthe Keller. « Lorsque j’ai vu le film achevé, après une belle expérience humaine et artistique, j’ai ressenti une joie qui n’avait rien de factice.»
    Comédienne ou auteur ? D’aucuns voudraient la classer dans une case ou l’autre, mais Sandra Korol entend vivre la double condition, plus celle de la mise en scène, ainsi qu’elle l’a assumée avec La femme comme champ de bataille au théâtre genevois du Crève-Cœur.
    A l’orée de la trentaine, le talent de Sandra Korol lui ouvre de vastes horizons, où le roman devrait également cristalliser bientôt les thèmes qui la hantent : la mémoire, le lien, la filiation – cela même qu’illustrent ses pièces à découvrir ces prochains temps et plus précisément, après KilomBo : Salida en mai, au Poche de Genève.
    « Salida signifie à la fois la sortie et la mort, la fuite du père qui m’a offert ma bi-nationalité, l’exil, mais aussi le premier pas dans la danse et la renaissance, pour moi qui n’ai pas eu à fuir tout en restant imprégnée de la réalité du déracinement »…

    Madame Socrate au dépotoir

    On pense à Beckett en lisant KilomBo, non tant pour l’écriture que du fait de la situation dans laquelle se trouvent ses deux personnages: reclus dans un souterrain rempli de détritus que ne cesse de cracher un énorme vide-ordures. De quoi rappeler la « journée divine » de Winnie et Willie dans Oh les beaux jours… Or Sandra Korol affirme n’avoir rien lu de Beckett, et quelle raison aurions-nous d’en douter ? De fait, sa pièce instaure, entre Gorda l’adipeuse aînée qui en sait un bout sur la haine sévissant en surface, et Nena la plus jeune aspirant à sortir de ce trou pour connaître enfin l’Amour, une relation initiatique très particulière où cruauté et tendresse se mêlent. Comme chez Beckett ou Pinget, l’horreur (Gorda et Nena ayant pour tâche de bouffer les déchets du monde d’en haut) est en effet exorcisée par le rire, dans un registre grinçant tout personnel qui va de pair avec le lyrisme d’une langue superbe.
    Sandra Korol. KilomBo. in Enjeux I. Théâtre en CamPoche, 2006.
    Théâtre de Vidy, La Passerelle, du 7 au 26 mars. Mise en scène : Nathalie Lannuzel. Durée : 1h.40. Location : 021/ 619 45 45. Ou www.vidy.ch

    Ces articles ont paru dans l’édition de 24Heures du 25 février 2006. La photo de Sandra Korol est signée Philippe Maeder.

  • Hommage à Benno Besson


    C’est un très grand artisan de la mise en scène théâtrale contemporaine qui vient de s’éteindre en la personne de Benno Besson, une vingtaine d’année après qu’il eut ramené les scènes romandes à l’heure européenne. Dès sa première réalisation, à La Comédie de Genève, de L’oiseau vert d’après Gozzi, les prédictions de ceux qui voyaient d’un mauvais œil le retour au pays de cet émule de Brecht le rouge, concluant déjà au complot gauchiste et à l’art doctrinaire, se trouvèrent balayées par un spectacle flamboyant et festif, relevant d’un théâtre pour tous aux très hautes exigences artistiques. A l’opposé de l’art édifiant et gris que proposaient les brechtiens français de l’époque et quelques épigones romands, Benno Besson fut le premier à rappeler qu’un art vraiment populaire passe par le plaisir partagé, la sensualité autant que le sens critique ou poétique. A égale distance des tenants souvent complaisants d’un théâtre de pur divertissement jouant sur le vedettariat, des sectes avant-gardistes confinées dans leurs théories, entre autres « déconstructeurs » de textes et de formes, il proposait l’alternative d’un théâtre aussi travaillé que généreux, au service de textes fondateurs à redécouvrir. D’une relecture de Hamlet à telle pochade de René Morax, en passant par la mémorable découverte du Mangeront-ils ? de Victor Hugo ou son extraordinaire recréation du Cercle de craie caucasien, Benno Besson servait son art plus qu’il ne s’en servait pour briller. Rien de l’illusionniste à effets chez ce « grand classique », selon l’expression de René Gonzalez, qui avait la malice de relever que si Molière disposait d’un Lully, lui-même ne trouvait pas plus mal de s’acoquiner avec les Poubelles Boys…
    Vaudois de souche, ce terrien bourru n’avait rien abdiqué de ses idéaux de jeunesse, fidèle pour l’essentiel à l’idée qu’il se faisait de la dignité humaine, révolté à vie contre l’injustice et l’imbécillité, toujours fervent à redécouvrir la sagesse et la beauté dans un texte, la saveur de fruit mûr d’un mot, la musique de la langue filée à travers les siècles.
    Benno Besson n’est plus, maître-compagnon d’un art non moins éphémère, mais l’âme du théâtre a été revivifiée en nous grâce à lui, comme son souvenir nous restera jusqu’au dernier tomber de rideau…


    René Gonzalez, directeur du Théâtre de Vidy :
    « Il a fait de la vie des autres un chef-d’œuvre »


    La tristesse est grande au théâtre au bord de l’eau où Benno Besson, après l’aventure de La Comédie, avait trouvé une maison d’accueil grande ouverte et un défenseur inconditionnel en la personne de René Gonzalez. Sur la porte de celui-ci figure d’ailleurs une réflexion empruntée à Besson : «Le théâtre est quelque chose d’indispensable s’il ne sert pas la vanité ».
    L’humilité des grands, Benno Besson l’avait manifestée par un dernier cadeau à Vidy, en montant Les quatre doigts et le pouce de René Morax avec autant de soin que s’il se fût agi d’un classique à la Racine. « Benno tutoyait les dieux », raconte René Gonzalez, comme il tutoyait le dernier des servants du théâtre. On n’a pas idée de ce qu’a été son enseignement pour les techniciens autant que pour les comédiens et tous les clampins que nous sommes. C’était un maître artisan. Maître, il ne l’était pas par l’affirmation hautaine d’un pouvoir, mais tous l’auraient reconnu spontanément parce qu’il était à l’évidence le maître-compagnon, compagnon du devoir mais aussi compagnon du plaisir. Des hommes de métier de cette valeur, que certains ont mis des années à reconnaître après l’avoir flingué, et je dirai plus simplement : des hommes de cette qualité, car la qualité humaine primait chez lui, nous n’en croisons pas souvent. Ce que je relèverai alors, c’est qu’il a fait de la vie des autres un chef-d’œuvre ».
    Les spectateurs de Vidy se rappelleront toujours, à cet égard, la représentation du Cercle de craie caucasien de Bertolt Brecht, par le truchement duquel Benno Besson fit de ces heures partagées un inoubliable chef-d’œuvre…


    Anne Cuneo, écrivain.
    «Benno Besson a changé ma vie sur le plan artistique. La seconde partie de ma carrière d’écrivain, tant pour le théâtre que dans mes romans, a été réellement transformée par ce qu’il m’a appris : il y a un avant et après Besson. J’ai commencé par assister à son travail, sur la réalisation de Hamlet, avec l’idée d’en faire un texte. Il ne l’a pas aimé, faute de ce qu’il appelait l’immersion. Il me reprochait de ne pas « entendre » ce que j’écrivais. Ensuite c’est lui qui m’a invité en Finlande à l’assister pour la reprise du même de la même pièce de Shakespeare, et ce fut l’occasion d’une relation plus amicale avec cet homme qui ne me semblait vivre vraiment qu’au théâtre. Au fil des mois, il m’a également ouvert beaucoup de nouveaux horizons, avec des réflexions pénétrantes, par exemple sur la période élisabéthaine ou la transformation de la société bourgeoise. Cet apport sans pareil, je le raconte dans Benno Besson et Hamlet, le récit central d’un livre récent. Mais c’est à la transformation même de mon écriture que se mesure ce qu’il m’a donné ».

    Jacques Roman, comédien.
    « Benno Besson, c’était l’énergie incarnée, et communicative. Il lui fallait toujours un quart d’heure pour se mettre en train, et ensuite plus rien ne l’arrêtait. Il faut rappeler une chose essentielle: sa formation de philologue. La langue était donc au cœur du travail, le texte était le matériau de base, mais pas le texte figé : le texte à la naissance des mots, les mots qu’il nous incombait de recréer pour ainsi dire. Il voulait entendre toutes les notes. Parfois, le travail sur une réplique pouvait durer des heures. C’était d’ailleurs un travail très physique, jamais à la table, tout de suite en scène. Il nous faisait répéter sur des sols mouvants, en perpétuelle recherche d’équilibre et vite. Son maître-mot était: «Penser vite ! Sentir vite ! ». Son recours au masque devait lui aussi servir le texte, au détriment de la grimace vaniteuse, ce qui faisait souffrir certains comédiens soucieux de leur ego. On pouvait être rebuté, en outre, par son hyper-autoritarisme, ou contester certaines de ses options, mais le caractère absolu de son engagement le justifiait. »

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24 Heures du 24 février.

  • L’urgence de s’échapper

    A propos de L'Argent, l'urgence, de Louise Desbrusses
    On n’entre pas facilement dans ce livre aux segments de phrases secs et brefs, cisaillés de parenthèses figurant l’ in petto dédoublé de la narration en deuxième personne. Il vaut cependant la peine, malgré son aspect astringent, de suivre ce récit d’une femme engagée, à son corps plutôt défendant, mais pour l’argent et par urgence, dans une méga-boîte rappelant celle d’Amélie Nothomb dans Stupeur et tremblements, à la française. D’une tonalité plus froide et plus mordante, le récit module des observations assez limitées, et le regard sur les êtres y est peu généreux, voire réducteur quand il s’agit du sexe dit fort. Le premier homme que la protagoniste rencontre, dans le métro, ne peut que lui mettre la main à la cuisse, son compagnon est une limace (elle l’appelle maternellement « l’homme-à-élever », quoique disant l’aimer d’Amour majuscule…) et ses collègues se réduisent à des bouts de chemises ou de pantalons. Un seul trouvera grâce, qu’elle rencontre ailleurs et appelle l’Eclat noir, annonçant l’échappée finale. D’abord rebutant, ce premier roman à la forme frisant l’artifice, et parfois à la limite du maniérisme, révèle toutefois un regard et une voix en sourdine, elliptique et têtue, qui s’amplifie et finalement s’impose.
    Louise Desbrusses. L’argent, l’urgence. Editions P.O.L., 170p

  • Famille je vous haime


    A propos d’  Une pièce montée de Blandine Le Callet
    La famille française bourgeoise bon teint a déjà suscité pas mal de gravures acides, de Mauriac à Nourissier, qui trouvent une émule en la personne de Blandine Le Callet, dont le premier roman ne manque pas de vif et de justes observations, pour s’achever de manière hélas platement convenue, genre happy end pour magazine de coiffeurs.
    Le mariage à grand flaflas de Bérengère (laquelle fait tout avec l’ordinaire bataillon de bonnes femmes) et Vincent (qui traîne un peu les pattes) constitue le moment théâtral du roman, développé comme une suite de récits à multiples points de vue rappelant, en beaucoup plus « soft », les tableaux de Dolce agonia, sous la plume de Nancy Huston, ou du ravageur Festen, film « culte » de Thomas Vinterberg.
    Blandine Le Callet n’a pas le regard aussi féroce, mais ses traits ne sont pas moins contrastés, dans un climat bien actuel d’encanaillement où ce qu’on planquait naguère sous le tapis ou dans les armoires (le sexe et ses petites cornes) tend à s’étaler au grand jour. Deux canards boiteux (une lesbienne et la fillette « anormale » qu’on évite de laisser apparaître sur la photo), un curé et un sale type avéré accentuent les reliefs de ce portrait de groupe plutôt réussi, dont les diverses parties se trouvent reliées par le dénominateur commun du regard plein d’empathie de l’auteur.
    Blandine Le Callet. Une pièce montée. Stock, 320p.

  • Moribondage


    Lorsqu’il apprend que son paternel vient de subir une attaque à l’issue probablement fatale à court terme, Denis Midgley en est encore à subir les récriminations plus ou moins féroces des parents de ses élèves, mais il lui faudra encore affronter ses dragons d’épouse et de belle-mère avant de se retrouver au chevet de Frank, qu’elles adulent pour mieux le rabaisser, pauvre de lui. Pourtant une autre épreuve l’attend dans la chambre où son père demeure à l’état comateux : sa redoutable tante Kitty, qui incarne l’enquiquineuse terre à terre, remarquant par exemple, après qu’elle s’est étonnée de ne pas être « partie » avant son frère: « A mon âge, tout ce qu’on souhaite c’est un endroit où l’on puisse facilement passer l’aspirateur »…
    Les chambres d’hôpitaux, comme les tables de mariages ou d’enterrements, sont souvent des scènes de théâtre. Or le lecteur sera servi en l’occurrence, avec les proches réunis de l’agonisant auquel son frère Ernest, du genre rustaud, recommande de se « magner » de passer l'arme à gauche. D’un irrésistible humour, ce petit roman restitue parfaitement le mélange de poses convenues et d’incongruités, de rôles plus ou moins bien joués (médecins, infirmières et visiteurs mêlés), entre autres dialogues « pour ne rien dire » caractérisant ces situations tragi-comiques, qui frisent souvent le surréalisme…
    Alan Bennett. Soins intensifs. Traduit de l’anglais par Pierre Ménard. Denoël & d’’Ailleurs, 124p.

  • Nos enfants ces pervers

    Surveillons-nous assez nos enfants ? Sommes-nous assez vigilants par rapport à leurs conduites privées et publiques ? Ne participons-nous pas à l'Axe du Mal en renonçannt, fût-ce une seconde, à la Surveillance de chacun de leur geste et au Jugement de chacune de leur parole, voire de chacune de leur pensée qu'il nous incombe de deviner ? Telles sont les Questions qui se posent à moi à l'instant, juste après que je fus tombé sur cet alarmante non moins qu'accablante note  consignée par Pascal Riché, vigilant observateur de la blogosphère (http://usa.blogs.liberation.fr) au pays de la Nouvelle Vertu.

    Or voici le texte qui a inspiré cette matutinale méditation. Son titre ne manquera pas d'alerter chaque Parent Vigilant qui sommeille au fond de chaque lecteur...

    Un dangereux prédateur sexuel

    Pour avoir glissé deux doigts dans la ceinture d’une de ses petites camarades, assise par terre devant lui, et ainsi touché sa peau,  un écolier de Brockton, dans le Massachusetts, a été suspendu trois jours pour  harcèlement sexuel.  Le gosse a six ans. Sa mère n’a même pas essayé de lui expliquer ce qui se passait : il ne comprendrait pas. Le journal local The Enterprise, a relaté  l’affaire, et les télés ont fondu sur la petite ville. S’en est suivi un tollé national sur le thème : on est peut-être allé un peu trop loin dans la political correctness...
    L'affaire reflète, jusqu'à la caricature, les excès d’une campagne menée depuis des années dans les écoles américaines, qui vise à interdire dès le plus jeune âge les attouchements non désirés. Les écoles se sont dotées de codes de conduite en la matière. Celui de de l’école de Brockton définit ainsi le harcèlement sexuel comme des comportements répétés, non désirés ou des propos importuns de nature sexiste, à propos du sexe d’une personne ou de son orientation sexuelle. Il y a des exemples de contacts physiques à prohiber: touching, hugging, patting or pinching. (toucher, prendre dans ses bras, tapoter ou pinçoter). Dans la littérature rédigée sur le sujet, on peut tomber parfois sur des perles. Exemple, cette  page titrée Les harceleurs sexuels peuvent être des élèves du primaire qui figure sur le site web de l’Association nationale des directeurs d’école élémentaires. On peut y lire ceci:
    “Il est très important que les directeurs agissent rapidement et prennent le harcèlement sexuel très au sérieux. Souvenez vous que tout ce qui est offensant pour le sexe opposé peut être considéré comme du harcèlement sexuel : tirailler les vêtements, insulter, taquiner sur l’aire de jeu. Mettre fin à cela n’est pas seulement meilleur pour les enfants, cela crée aussi un meilleur climat pour l’apprentissage. Et c’est certainement bon pour les relations publiques”. 

    Tel est le drame, frères et soeurs, beaux-frères et belles-soeurs. Il y a quelques années, un jeune Suisse de dix ans, en séjour chez une parente américaine et observé à la lunette d'approche par une voisine, fut surpris en train de tapoter et de pinçoter sa petite cousine Molly. Alertée, une section spéciale de l'Observatoire fédéral de la Vertu survint, le menotta, et le pervers helvétique (de race à vrai dire métissée par sa mère)  fut consigné au trou en attendant son Procès. Hélas, les puissances obscures de la décadence s'interposèrent et le criminel échappa à un Juste Châtiment. La rumeur dit qu'il se livre aujourd'hui au Péché Mortel  de l'attouchement de soi-même. Nouvelle preuve que nul progrès n'a été fait depuis lors si l'on en croit la tragédie de Brockton, et qu'une véritable Croisade s'impose de toute urgence.

  • Folk-rock Memories

    De Dylan à Otis Redding
    Les sexas Joan Baez et Bonnie Raitt, entre autres, ne sont pas seules à broder encore sur le canevas du folk-rock en narrant leurs hauts faits à leurs petits-enfants: de plus jeunettes ont pris la relève, dont Susan Tedeschi est des plus talentueuses, avec un spectre vocal aussi expressif que nuancé, comme l’illustre Hope and Desire, qui vaut aussi par la qualité de son environnement musical.  
    On pense d’ailleurs à Bonnie la Texane dès que Susan (qui a en revanche la dégaine physique de Joan, en tout cas pour l’arrondi du visage style madone de Woodstock) « attaque » le You Got the Silver des sieurs Mick Jagger et Keith Richards, sur un crescendo de belle amplitude. Deuxième remake « culte » de l’opus, après un Soul of man (Oliver Sain) également très bluesy: Lord protect my child d’un certain Bob Dylan, magnifique ballade que Susan Tedeschi recréé avec le même bonheur vocal, souvent proche de la soul. Dans la même fibre, avec une puissance (rappelant cette fois la plantureuse Alison Moyet) qui l’autorise parfaitement à s’y colleter, la voici qui nous ressuscite un splendide Evidence, puis un non moins flamboyante version du Security d’Otis Redding.
    Aussi à l’aise dans la romance (Sweet forgiveness) que dans le blues-rock, Susan Tedeschi imprime à tout coup sa patte personnelle à ce bel album du souvenir revivifié… 
    Susan Tedeschi. Hope and Desire. Verve/Universal

  • Défi au Général Stumm

    D’Apocryphe à Livres en feu
    « Le Général Stumm n’aime pas les livres », lit-on dès les premières lignes du nouveau blog littéraire apparu en ce début d’année sous l’enseigne d’Apocryphe, dont on sent hélas que l’auteur est en contradiction flagrante avec les bonnes dispositions de son généralissime personnage, comme nous le sommes aussi pauvre de nous.

    Or loin de nous excuser, comme il est d'usage par les temps qui courent, nous nous contenterons d’offrir au Général Stumm, pour le conforter, l’ouvrage de Lucien X. Polastron, intitulé Livres en feu et paru aux éditions Denoël en 2004, et de citer par la même occasion quelques exergues de la même Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques dont Apocryphe, assurément, fera le meilleur potage tout en agréant l'expression de notre papivore bienvenue.

    «Le temps était aux aurores boréales invisibles dans les salles d’attente du dictionnaire » (Benjamin Péret)

    « Cet homme détruira ma muraille, comme j’ai détruit les livres, et il effacera ma mémoire, et il sera mon ombre et mon miroir, et il ne le saura pas » (Jorge Luis Borges)

    « On ne s’étonnera donc pas de disposer de si peu d’écrits anciens, mais d’en avoir seulement ». (Gertrude Burford Rawlings)

    « Dieu de la paix, disperse les nations qui se complaisent dans la guerre, cette plaie des plaies pour les livres, sanctuaires de l’éternelle vérité ». (Richard de Bury)


  • Ballades folky

     

    La touche perso de Rosanne Cash

    A la veille du retour de son paternel de légende sur grand écran, dans le film Walk the line que lui a consacré James Mangold, la fille de Johnny Cash nous arrive dans une Cadillac noire qui tient plus de l’imagerie fitzgeraldienne romantique que de la pompe de luxe pour poupée Barbie genre Paris Hilton. Surtout, elle se défend de tout classement country au nom du père, et le fait est que son talent propre s’impose de lui-même, autant par la ciselure de ses textes (fan lectrice, elle a évoqué l’été où elle découvrit Colette, raffole de Toni Morrison et a également publié des nouvelles) que par le climat émotionnel et musical très varié des douze compositions de ce bel album oscillant entre blues-rock (Radio operator, ou le magnifique Burn down this town, tous deux sur une musique de John Leventhal ) et romance folky  (le splendide I was watchig you, plein de mélancolie automnale, ou les tendres God is in the roses et The good intent), avec des textes parfois plus incisifs qui la situent dans le sillage du protest song (soft) courant de Joan Baez à Tracy Chapman. La voix pleine et chaleureuse, Rosanne Cash relance enfin le grand lyrisme « à papa» au fil de superbes balades (telle House on the Lake) que l’ange Johnny doit reprendre avec bonheur dans sa prairie éternelle…
    Rosanne Cash. Black Cadillac. CD Capitol


     

  • Lautréamont en traversée

    Une lecture intégrale des Chants de Maldoror 

    « La lecture m’a sauvé la vie ! » s’exclame, devant son Tartare saignant, le poète au chien Merlin. Or Jacques Roman est à la fois comédien, du genre qui brasse largement la vague d’air et ne craint pas l’envolée. Metteur en scène aussi. Bête de scène. Donc on pourrait le croire se payant de mots ? Lourde erreur : ce qui vient d’être dit a été payé et continue de l’être. Lui qui vous lance illico qu’il y a « forcément de la folie » dans sa passion de lire n’en finit pas de se relever d’une enfance brûlée de laissé-pour-compte. Casé très tôt. Posé devant les livres comme on plante aujourd’hui les mômes dans le coin-télé. Jeté par exemple dans Jules Verne, et donc tout Jules Verne jour et nuit à six ans. Très tôt ainsi vivant cette expérience de la lecture en apnée, dont on retiendra, de loin en loin, la fulgurance d’une rencontre ou d’un nouveau monde, les mots et les heures. Le sexe et les mineurs de Qu’elle était verte ma vallée à quatorze ans, repris à la cinquantaine. Montaigne fleurant l’odeur d’école à la prime adolescence, revisité toute une vie. Puis la fugue définitive à 15 ans, la ville, les livres fauchés par nécessité, La métarmophose de Kafka et toute une angoisse ressassée : Kafka lu et relu comme sera lu et relu Moby Dick vous plongeant dans le corps du monde.
    « J’ai appris lentement à écrire pour ne pas crier », écrit Jacques Roman dans un étincelant petit livre récent intitulé La chair touchée du temps, et ceci encore : « Je voudrais apprendre à crier pour m’entendre répondre de là-bas, du pays ancien dont j’ai oublié le nom mais qui ne cesse de m’appeler sourdement ».
    Or tous les livres de cet écorché vif (une trentaine en constellation aux éclats vifs) évoquent ce « pays ancien » dont son être entier garde la mémoire, comme tous les textes des écrivains aimés qu’il réincarne. Et le texte entier à bras-le-corps : du Désert de Le Clézio afin de partager un Maghreb mythique en exorcisant le racisme qui l’a révolté en son jeune âge, au Désert des Tartares de Buzzati lui permettant de (re)vivre ce temps infini de ses lectures initiatiques.
    « L’art demeure l’enfance de l’art fidèle à vous chercher dans la cave au sol humide et froid », écrit encore Jacques Roman dans un autre texte accompagnant des dessins de Menga Dolf. Or parlant aujourd’hui de Lautréamont, que Gracq disait « le grand dérailleur de la littérature moderne » et que Beckett décrivait à bouche mince et rouge, « comme congestionnée à force de vouloir chier sa langue », voici le rêveur éveillé se rappelant les peaux retournées de lapins écorchés, les après-midi pluvieux de son enfance à contempler ces dépouilles, les deux syllabes du mot lapin lui collant à la langue…
    « Sans cesse j’y reviens avec toujours ce point d’ancrage : la situation de l’orphelin. Toujours ce quelque chose d’un bannissement. Toujours ce retour à un crime et à la cruauté. Toujours cette replongée dans le mystère Ducasse qui est le nôtre aussi…»
    Le nautonnier ne sera pas seul sur les vagues du « grand océan », douze heures durant. Ses compères musiciens Léon Francioli et Daniel Bourquin l’y accompagneront, comme ils l’ont fait l’an dernier pour une saisissante Marche dans le tunnel d’Henri Michaux.
    Au pied de son maître vaticinant, le chien Merlin s’est quelque peu assoupi. Tel sera peut-être le cas, au fil des heures, de l’un ou l’autre des passagers de la traversée ? Qu’à cela ne tienne : le liseur allumé se fait fort de les immerger dans le corps même de Maldoror dont les chants, affirme-t-il, « n’ont jamais été si actuels dans leur vision ».
    Lausanne. Théâtre 2.21, Les chants de Maldoror (lecture intégrale ), le 18 février, dès 15h. Durée 12 heures. Petite restauration. Réservations : 021 311 65 14. www.theatre221.ch
    Jacques Roman. La chair touchée du temps. La passe du vent, 59p.
    Jacques Roman et Menga Dolf. Je vois loin des yeux. Labor et Fides.

    De gauche à droite, sur la photo de Sedrik Nemeth: Léon Francioli, Daniel Bourquin et Jacques Roman sous le requin.

    Photo Philippe Maeder: Jacques Roman chez lui, à Lausanne.

  • Le parricide sublimé


    L’esprit du conte et la sensualité défient le puritanisme patriarcal dans Le Baladin du monde occidental de J.M. Synge.

    Qu’est-il de plus condamnable, d’assommer son père tyrannique d’un bout coup de pelle, ou de se targuer de ce haut fait non vérifié pour épater la galerie, quitte même à en rajouter ? Telle est la question, doublement ancrée dans le puritanisme et le génie poétique irlandais, que pose et qu’illustre Le baladin du monde occidental de John Millington Synge, dont la poésie sensuelle et l’humour déflagrateur firent scandale à sa création, à Dublin, en janvier 1907. L’inspiration de la pièce, assurément irrévérencieuse, n’en est pas moins débordante de générosité et de gouaille populaire, dont l’insolence joviale réjouit particulièrement en ces temps de régression bigote. Par ailleurs, un enseignement plus profond, à valeur initiatique, s’y module, qui rejoint « quelque part » les observations d’un certain Freud, contemporain de l’Irlandais…
    Un irrésistible humour préside à la suite des tribulations de Christy Mahon, parricide présumé que le village où il débarque accueille comme un héros « qui en a », avant que son père au crâne mal cicatrisé ne survienne pour tirer vengeance de son vaurien, contraint alors de « remettre ça » pour mériter les faveurs de la belle qu’il a conquise en plastronnant. Or l’ingrate Pegeen Mike, qui a commencé de rejeter Christy en découvrant son affabulation, le voue au gibet après avoir assisté au remake « réel », dont l’increvable paternel se relève une fois encore au dam des « honnêtes gens » prêts à pendre son rejeton, avec lequel il repart tout réconcilié...
    Avec une verve épique alliée à un verbe truculent, la pièce réunit une brochette de personnages à la fois savoureusement typés (surtout les deux groupes de compères et de commères) et plus subtilement détaillés, à commencer par Christy Mahon dont le traducteur François Regnault note qu’il est « un peu Œdipe (mais il n’a pas tué son père), un peu Hamlet (mais le fantôme de son père est vivant) et un peu Christ (mais il ne sauve pas le monde) », dans le rôle duquel Manuel Mazaudier irradie bonnement, mêlant l'ahurissement ingénu du puceau et la rouerie libertaire du braconnier, la fougue dansante et le charme. A ses côtés, plus encore que la ravissante mais pusillanime Pegeen Mike (campée avec la même grâce par Agathe Dronne), c’est la veuve Quin (que Dominique Reymond habite avec une intelligence sensible et une malice souveraines) qui marque le contrepoint qu’on pourrait dire de « folle sagesse » de la pièce, également illustrée en fin de course par le père Mahon (Philippe Duclos, non moins remarquable), tour à tour grotesque et touchant, paillard et bon, que sa double résurrection rend enfin moins buté et borné - symboliquement « révélé » par son fils, comme celui-ci l’est par tous les autres…
    Des multiples registres de la pièce de Synge, le jeune metteur en scène Marc Paquien, en complicité parfaite avec son décorateur Gérard Didier (très belle scénographie à la fois stylisée et suggestive en sa magie, prolongée par les lumières de Dominique Bruguière, les beaux costumes de Claire Risterucci et la bande sonore très riche elle aussi d’Anita Praz), a dégagé une représentation lisible et tonique, ressaisissant le mélange de vitalité et de folie des contes populaires tout en indiquant fermement la ligne sous-jacente de l’initiation de Christy.
    Toute l’Irlande en son génie poétique, sur fond d’âpreté terrienne (les petits calculs de la veuve), de sauvagerie et de sens commun, de religiosité catholique et de relents païens, revit dans cette pièce aux résonances à vrai dire universelles.
    Lausanne. Théâtre de Vidy, salle Apothéloz, jusqu’au 24 février. Durée : 2 heures. Me-je-sa, 19h. Ve, 20h.30. Di, 17h.3. Lu, relâche. Location : 021/619 45 45

    Photos de Mario del Curto


  • SM



    Il lui a fallu s’y reprendre à trois fois avant d’oser franchir la porte du Sailor, mais ensuite les garçons ont eu tôt fait de l’adopter. Mine de rien, ça les flattait de compter une star de la philo mondiale au nombre des intervenants les plus assidus de leur collectif.

    Personne n’aurait été tenté de se foutre de lui quand il a débarqué avec sa casquette à ferrures et son costume tout cuir vu qu’il a joué le jeu sur toute la ligne, se montrant toujours d’une extrême gentillesse, sans rien de forcé pour autant, avec ceux qu’il impliquait dans ses combinaisons de rôles, jusqu’aux plus violentes d’apparence. Sa façon de feindre la domination sur les moins friqués de la grande banlieue, puis de renverser tout à coup le rapport et de trouver à chaque fois un nouveau symbole de soumission, nous a énormément amené au niveau des discussions de groupe, sans compter le pacson de ses royalties qu’il faisait verser par ses éditeurs à la cellule de solidarité.

    Certains journaleux, au lendemain de sa mort, ont évoqué sa double vie avec l’air de sous-entendre que ça devrait faire reconsidérer son cas, mais nous ça nous a fait hypergerber que des nuls osent s’en prendre à un mec d’une telle classe.

  • La force de Fragile


     

     

     

    Avec Fragile, son premier long métrage de fiction, le jeune réalisateur genevois Laurent Nègre démêle les relations exacerbées de deux frère et soeur. Marthe Keller, en mère frappée par l’Alzheimer, domine une interprétation de premier ordre.

    Comment se fait-il que les êtres supposés le mieux se connaître peinent tant, parfois, à se comprendre, ou n’y parviennent que trop tard, à la faveur de tel ou tel drame ? Ce thème de la difficile communication entre individus très proches est au cœur du premier long métrage de fiction du Genevois Laurent Nègre, Fragile, qui impressionne d’emblée par ses qualités d’émotion et par sa direction d’acteurs. Il y est question d’une femme séparée (Marthe Keller), la cinquantaine, atteinte de la maladie d’Alzheimer, dont son fils Sam (Felipe Castro), artiste et sensible, s’occupe fidèlement à l’insu de son irascible sœur Catherine (Stefanie Günther) très absorbée par sa carrière de médecin et vivant une relation saphique plutôt orageuse avec son amie (Sandra Korol). Par delà leur agressivité mutuelle, les deux jeunes gens finissent cependant par se retrouver à l’instant même où Sam allait imiter le geste de sa mère, laquelle s’est suicidée pour ne pas être à charge et couper court à sa propre déchéance.
    « Mon film parle essentiellement du manque d’amour, explique le jeune réalisateur (né en 1973 à Genève), et cela au sein même de la famille, où les pires malentendus se prolongent souvent sans se résoudre. Mes personnages, eux, se réveillent finalement, mais il aura fallu le suicide de la mère pour qu’ils se retrouvent in extremis. »
    Le rôle de la mère, précisément, que Marthe Keller incarne avec autant de frémissante sensibilité que de justesse, en évitant tout pathos, a valu à Fragile la reconnaissance du jury de Soleure avec le Prix du meilleur second rôle à la comédienne. Mais comment, au fait, Laurent Nègre en est-il arrivé à solliciter Marthe Keller ?
    « En fait, c’est elle que j’ai vue idéalement, en premier lieu, dans ce rôle. Je n’ai pas pensé « star » mais plutôt « aura » et présence, me rappelant plusieurs films où j’avais apprécié son rayonnement, comme Bobby Deerfield. Après un premier contact avec son agent, elle a eu le scénario en main et a tout de suite accepté. Les autres acteurs, issus du milieu genevois, ont été choisis sur casting, mais eux autant que Marthe se sont révélés les personnages que je cherchais. C’était la première fois que je me livrais à un vrai travail avec les acteurs, et je leur suis reconnaissant de m’avoir aidé, restant assez souple avec le dialogue et réécrivant parfois avec leur complicité. »
    En présentant à Soleure son premier film, Laurent Nègre ne pouvait « couper » à la question sur sa position par rapport au cinéma suisse et, plus précisément, sur le débat lancé par Nicolas Bideau sur la notion du « populaire de qualité»… Visiblement méfiant à l’égard d’un préjugé national restrictif, en pariant pour le caractère « universel » du cinéma, le réalisateur de Fragile en convient pourtant : « La question du public est fondamentale. Ce scénario est-il lisible ? Ce dialogue est-il crédible ? Comme je ne fais pas de l’art brut, je me pose naturellement ces questions, qui vont d’ailleurs de pair avec la question de la qualité. Si personne ne s’intéresse à mon histoire, c’est peut-être qu’elle ne tient pas debout ou qu’elle est mal fagotée ? »
    Ce qui est sûr, c’est que Fragile témoigne déjà d’une maîtrise artisanale remarquable. A trente-trois ans, diplômé de l’Ecole supérieure des Beaux-Arts de Genève (section cinéma), à quoi il a ajouté une année de direction de photographie à Barcelone, le cofondateur de l’unité de production Bord Cadre Films vit pleinement sa passion (partagée avec celle de la BD) pour un art qui lui a littéralement appris, dit-il, à lire le monde et à l’interpréter. « Lorsque j’ai fait mon premier film d’école avec une petite équipe, ajoute Laurent Nègre, le moment du tournage a été un tel choc, ça a été si énorme que j’ai compris que c’était ça, vraiment, que je voulais partager »…

    A  fleur d'émotion
    Le premier film de Laurent Nègre, d’une écriture toute classique, parfois même un peu conventionnelle, vaut en revanche par sa densité émotionnelle, la cohérence de son scénario du point de vue de sa progression psychologique (à l’exception de quelques flottements et d’un happy end un peu « téléphoné », style téléfilm), la justesse de ses dialogues (souvent si faibles dans le cinéma romand) et  la qualité de son interprétation. Sans trop entrer dans le détail des (non)relations liant les trois protagonistes (auxquels s’ajoutent le père falot et l’amie de Catherine), le film décline les multiples aspects de la fragilité. Qui est le plus fragile de la mère dont la personnalité se disloque, du fils qui semble toute porosité sensible et de sa sœur paraissant au contraire dure et intraitable ?
    Le paradoxe final du film est peut-être que sa fragilité, du point de vue artistique, tienne à sa tournure un peu trop « carrée ». Sa vraie force est au contraire d’illustrer la fragilité et ce qui la pallie : force d’amour…    
    En salle dès le 8 février 2006.

    Cet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 8 février 2006

  • Airs de la nostalgie


    Sur Les carnets de Johanna Silber, de Jean-Michel Olivier
    et L’année où j’ai appris l’anglais, de Jean-François Duval

    Les entreprises littéraires de remémoration sont parfois taxées de « passéisme », alors que le plus fabuleux roman du XXe siècle, donné pour une Recherche du temps perdu, apparaît de plus en plus comme un révélateur de présent; et c’est dans la même optique proustienne que se situent, bien plus modestement cela va sans dire, les derniers livres de Jean-Michel Olivier. Après L’enfant secret (Prix Dentan 2004) qui évoquait, sous forme d’autofiction, la double filiation italienne et vaudoise de l’auteur, celui-ci nous revient avec le journal intime d’une imaginaire diva demi-juive adulée dans la première moitié du XXe siècle : la soprano Johanna Silber, que nous suivons vingt ans durant, de 1931 où elle triomphe à Paris dans le rôle de Sapho, à 1951 qui la voit retrouver son fils Mathias, né l’année des premiers autodafés nazis et fruit lui-même d’un « crime » secret. Développant en amont un autre beau roman de Jean-Michel Olivier (Le voyage en hiver), Les carnets de Johanna Silber rassemblent, sous une forme kaléidoscopique, les notations sensibles d’une artiste passionnée hors norme à tous égards (de lesbianisme en inceste, elle brûle ses ailes à toutes les flammes, y compris celle d’un roi en exercice…) qui ne survit finalement que par la musique, dont les Lieder du Voyage en hiver de Schubert concentrent pour elle l’essence nostalgique, plus précisément «le souvenir d’un bonheur oublié, le doux balancement du corps dans le flux maternel – cet univers liquide et chaud où nous avons baigné hors du temps et de la mort ». Comme dans L’enfant secret, la chronique personnelle de Johanna, qui rencontre Joyce à Zurich ou joue pour Selznick à Hollywood, entre deux visites à Théo son frère incestueux et phtisique, recoupe l’histoire du siècle traversée par les vociférations d’Adolf Hitler, voix par excellence de l’anti-musique. A cet hommage à la beauté dont Dostoïevski disait qu’elle sauverait le monde, le romancier ajoute un tout petit livre étincelant, Vertiges de l’œil, suite en cataracte (c’est le mot) de quatrains offerte à une Iris mythique, à la gloire de la vue et de la vie : « ni larmes ni soupirs/dans la ville glacée/avec Coltrane, Lester offrant/des camélias à Lady Day»…
    Doux oiseaux de jeunesse
    « J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie », écrivait Paul Nizan sur un ton de défi que rappelle un peu l’évocation douce-acide de L’année où j’ai appris l’anglais, l’amertume en moins et, avec le parfum du jamais-plus, le sentiment profond que ce qui a été vécu là, dans la douceur et la maladresse, restera marqué au sceau d’une plénitude fugace et toute pure.
    L’évocation d’une année de collège à Cambridge à l’époque des Beatles, entre soirées à guitares et balades en bord de mer de baby-boomers, pourrait donner lieu à moult clichés et autres redites éculées genre « à nous les petites Anglaises », mais Jean-François Duval y échappe avec autant de délicatesse dans la ressaisie des émotions que de justesse dans le ton. En compagnie de ses compères Harry, le géant alémanique, ou Mike le guitariste irlandais, Chris s’essaie à de premières amours oscillant entre une Barbara et une Maybelene, d’une intensité crescendo proportionnée à la difficulté de conclure. Un grand charme se dégage de cette remémoration à touches légères et subtiles, restituant à la fois une époque (d’Elvis et des premiers Bergman) et un âge (du premier sein caressé) qu’on pourrait dire de transparente honnêteté : « Là-bas, nous avions été nous-mêmes plus que nous ne les serions jamais »…
    Jean-Michel Olivier. Les carnets de Johanna Silber. L’Age d’Homme, coll. Contemporains, 132p.
    Vertiges de l’œil
    . Le miel de l’ours, 45p.
    Jean-François Duval. L’année où j’ai appris l’anglais. Ramsay, 265p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 7 février 2006.

  • Compères de blogs


    Quatre romans de Jean-Jacques Nuel, Raymond Alcovère et Joël Perino
    Les liens qui se tissent sur la toile sont moins hasardeux ou stériles qu’on ne pourrait se le figurer, même s’ils sont rares ou restent le plus souvent virtuels. Or la passion commune de la littérature aboutit parfois à de vrais échanges, comme j’ai eu le privilège de le vivre personnellement depuis quelques mois avec divers correspondants de qualité – tels Alina Reyes, Thierry Laus, Bernard Deson, Christian Cottet-Emard, un certain Ornithorynque aux proses fascinantes - et quatre livres reçus ont aussi prolongé maints propos croisés.
    Le premier, que m’a envoyé Jean-Jacques Nuel, et dont le titre est Le nom (éditions A Contrario), à la fois le plus ténu et le plus tenu dans sa forme, relève d’un paradoxe extrême, proche du minimalisme. Il y est effet question d’un écrivain qui remplit un livre entier de son seul nom. Or ce pari fou, dont on pourrait se demander si une nouvelle de trois pages ne suffirait pas à l’épuiser, l’auteur le relève en restituant à la fois le rituel de l’écriture, avec une sorte de respect sacré, les élans et les soupirs de l'homme de lettres dans notre drôle de monde, tout en brossant un très attachant (auto)portrait du protagoniste en homme sensible, dans ses relations (et ses non-relations) avec son entourage, et notamment son père. Ce livre simple et probe est celui, de toute évidence, d’un amoureux de littérature, attaché à la vérité des mots, à la musique de la langue et à une poésie douce-amère de la vie. Autant dire qu'on attend d'autres livre de sa firme...
    Tout récemment arrivé sur nos monts enneigés, de Montpellier où vit Raymond Alcovère, Fugue baroque (Editions, N&B, Prix de la Ville de Balma 1998) m’a également touché par le mélange de sensibilité poreuse et de vigueur qui caractérise cette évocation du désarroi d’un quadra, marqué par la perte de la femme de sa vie et sauvé de justesse par une jeune fille surgie à l’improviste, qui vit avec celle-ci, de vingt ans sa cadette, une virée à Naples (lieu par excellence du baroque ensauvagé à l’italienne, mais également d’un maëlstrom vivant très bien restitué) où il essaie de s’arracher à sa mélancolie. Or un retournement subit, à mi-chemin du roman, donne à celui-ci une perspective plus ample par la voix de la jeune voyageuse, dont la vitalité et la quête personnelle, mais aussi la fragilité juvénile, entrent en contraste avec la force sourde, mais fêlée, du protagoniste masculin. Bref, c’est également un livre marqué au sceau de l’authenticité que celui du compère Ray, avec un mélange de délicatesse et de faconde, de culture et d’empathie humaine qu’on retrouve tous les jours sur son blog.
    Joël Perino, qui m’a envoyé un irrésistible polar canocide et une fresque familiale pas piquée des charançons, est d’un autre tempérament, plus expansif, et pratique une écriture plus directe, avec quelque chose de débridé et de pourtant bien maîtrisé dans le rythme, qui doit quelque chose à maître Céline. Dans le genre policier jovial, Ophélie a du chien (éditions Le manuscrit) qui met en scène une pétulante jeune fliquesse punky, vaut à la fois par sa rapidité narrative et par son atmosphère de province sentant bon le Genevois (Joël vit à Saint-Julien), autant que par son thème en phase avec une psychose du moment, puisque le serial killer de l’ouvrage s’en prend à nos compagnons quadrupèdes. Mon compagnon Fellow, scottish de haut lignage (petit-fils d’un champion d’Amérique) en a froncé le sourcil, mais son maître s’est amusé. Joël Perino est un conteur et parvient à camper des personnages crédibles, dans un véritable espace romanesque. Plus ambitieuse cependant : la fresque déjantée d’ Eclats et pulsations (paru chez CyLibris en 2001), dans le genre famille je vous haime, qui raconte, avec une sorte de frénésie, les tribultaions d’une espèce de famille Deschiens à la puissance Dubout, si j’ose dire, dont le personnage central, bonnement horrifique, est une mère maudite que le narrateur s’affaire à matricider en 243 pages. Le résultat est étonnant de rageuse vitalité, tissé d'observatios percutantes ou pénétrantes, profus et un peu touffu tout de même, mais d’un écrivain qui a lui aussi la papatte, pour citer un certain Sollers…

    De gauche à droite: Jean-Jacques Nuel, Raymond Alcovère et Joël Perino