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Carnets de JLK - Page 196

  • Une idée de roman

    Sur Le rapport Amar, de Jérôme Meizoz
    Le premier roman de Jérôme Meizoz, intitulé Le rapport Amar, n’est à vrai dire qu’une idée de roman. Bonne idée, au demeurant, tant par la construction que par la substance signifiée. Hélas les protagonistes ne sont que des idées de personnages, et le drame s’en tient lui aussi à la seule citation de faits, dont l’enchaînement se trouve à tout moment freiné par le discours savant, voire savantasse, signalant une folie académique qui pourrait elle aussi nous captiver si elle ne restait absolument désincarnée.
    Bruno Lesseul, passionné par le déclin des langues orales et l’hégémonie de la langue française au détriment des dialectes, est accusé d’avoir cannibalisé son amie brésilienne Juliana, spécialiste du fameux candomblé, après l’avoir entraînée dans une relation sado-masochiste entrecoupée de doctes échanges. Le bon docteur Tissot, qui ne fut pas que le contempteur du vice solitaire, avait mis en garde les gendelettres contre certaines maladies, mais l’obsession « ethnocidaire » de Bruno a de plus obscures racines qui eussent fait saliver la doctoresse Dolto, citée dans la foulée…
    Le « roman » est tissé par les diverses pièces du rapport où voisinent éléments d’expertise, carnets de Bruno, bribes de récits liées à un voyage au Brésil, lettre de Juliana ou témoignage d’une péripatéticienne, notamment. Tout cela, une fois encore, pourrait être passionnant, comme l’est Feu pâle, le chef-d’œuvre de Nabokov fondé sur un montage philologique. Or, autant Jérôme Meizoz « vit » sa recherche dans ses essais, autant le chroniqueur-prosateur de Morts ou vifs et des Désemparés peut toucher juste, autant lui échappe ici son objet faute d’énergie narrative et plus encore de toute empathie.
    Jérôme Meizoz. Le rapport Amar. Editions Zoé, 2006, 87p.

  • Lectures ferroviaires (2)


    Villa Amalia, paradis précaire
    L’intercity à deux étages glissait du sud au nord à travers un décor de petits jardins assoupis et de roseaux et de canaux – c’était la région de Bienne où Robert Walser a tant flâné -, tandis que la protagoniste de Villa Amalia, passant par Bienne elle aussi, s’en allait maintenant vers les Grisons et l’Engadine, le lac de Côme et, plein sud, jusqu’à Naples et l’île d’Ischia…
    Lorsque j’ai changé de train à Olten, cette ville industrielle dont on ne voit de la gare que des entrepôts et des câbles, Eliane Hidelstein, alias Ann Hidden, avait déjà avoué à son ami homo Georges, à qui elle avait fait croire d’abord qu’elle partait pour le Maroc et le désert , que non : qu’elle se trouvait à l’instant à Ischia où il lui semblait tout reconnaître et être reconnue de tous. Après quoi, mon train suivant se dirigeant vers l’Engadine, Ann remontait en Bretagne chez sa mère impossible et retrouvait, pour tout en liquider, sa maison de Paris et l’homme qu’elle avait largué pour sa trahison et « tout le reste », qui lui chialerait dans le gilet en ne parlant que de lui et lui proposerait de lui payer un psy pour l’«’aider »…
    Or Anne Hidden, qui deviendra l’Anna de la villa Amalia, longue maison jaune au toit bleu qui surplombe la mer et dont elle fera son paradis de quelque temps, n’a pas besoin d’être aidée mais seulement de se retrouver, elle, que son père a abandonnée petite tout en lui léguant la passion de la musique, entretenue chez elle jusqu’au génie.
    C’est donc l’histoire d’une rupture radicale (Ann Hidden tirant prétexte de l’infidélité du médiocre Thomas pour tout bazarder de leur vie passée) que raconte Pascal Quignard dans Villa Amalia, roman très elliptique, à fines touches hypersensibles, qui se déroule un peu comme un film mental tout en donnant, aux lieux nommés et aux moments les plus denses, un relief d’une saisissante présence. Le lecteur brûle ainsi de découvrir à son tour les bords de l’Yonne à Teilly ou tel petit port de l’île d’Ischia, sans parler de la terrasse de la villa Amalia.
    Il en va finalement de la possibilité d’une île de liberté créatrice et de plus justes relations entre les gens, de reconnaissance mutuelle et de passion partagée pour cela simplement qui est ou pour la musique plus précisément dans le vertige de laquelle se perdre et se retrouver. Cela s’effiloche un peu sur la fin, mais on dirait alors que l’auteur, s’en tenant à une possibilité de roman, en laisse la conclusion à chacun. Ainsi ce beau livre module-t-il une sorte de rêverie esthétique, ponctuée de vues profondes sur la vie ou la musique, parfois cédant à certaine préciosité ou certaine solennité sentencieuse, mais laissant une trace délicate, en fort contraste avec les platitudes et la vulgarité au goût du jour.
    Le paradis de Villa Amalia reste évidemment précaire, sans relever pour autant de la chimère trop dérisoire : une cacahuète avalée de travers suffit à en ruiner l’harmonie apparente en coûtant la vie à une enfant qui semblait à vrai dire vouée à un destin bref, mais la musique rejaillit comme Anna rebondit au gré de ce qui pulse et danse en elle, comme pulse et danse l’écriture de l’auteur…

    Citations notées sur les tablettes du train :
    « L’air de Paris sentait son odeur si particulière, putréfiée, charcutière, mazoutée, épouvantable ».
    « C’était une femme entièrement à sa faim, à son chant, à sa marche, à sa passion, à sa nage, à son destin ».
    « Il y a une extrême tendresse répugnante, excessive, malodorante, osseuse, chez les vieilles gens».
    « Ceux qui ne sont pas dignes de nous ne nous sont pas fidèles ».
    « Le chagrin est plus ancien et presque plus pur en nous que la beauté »
    « C’était une petite enfant dont le visage était la nostalgie même ».
    « Les œuvres inventent l’auteur qu’il leur faut et construisent la biographie qui convient ».
    « Cela sentait la pluie, la laine mouillée, la craie, la poussière, l’encre fade, la transpiration très aigre des jeunes garçons ».
    « En vieillissant je suis devenue butineuse ».

    Pascal Quignard. Villa Amalia. Gallimard, 297p.

  • La brute bluesy

    L’autre face de Steven Seagal  
    Non ce n’est pas un homonyme ni un clone : c’est bien LE Steven Seagal, castagneur bas de plafond du cinéma d’action, s’imposant dans le monde du blues avec une pêche qui a déjà sidéré à la sortie de son premier album, Song from the Crystal Cave. Et c’est reparti pour un périple mêlant compositions originales et hommages aux légendes du genre, à commencer par Howlin Wolf dont le Red Rooster est de la meilleure barrique. Il faut dire que le crack de Memphis  s’entoure de pointures de non moins fameuses tailles, tels Bo Diddley et Koko Taylor, Ruth Brown ou Bob Margolin.
    Le son de base de l’album est une splendeur, sans que son évidente référence aux « maîtres » de Steven Seagal, de Robert Johnson à Lightning Hopkins, entre autres Curtis Mayfiled ou BB. King ne fasse jamais resucée kitsch, tant les musiciens qui l’entourent boutent un feu du diable  à ses interprétations, entre guitares sonnant à la Hendrix et voix plus « soul ».
    La voix de Steven Seagal est elle-même étonnante de plasticité, entre lyrisme feutré  à la Dylan (l’initial She dat pretty) et intonations plus « archaïques » dans telle bien belle reprise de Hoochie koochie Man de Willie Dixon.  
    Avant la tournée européenne de ce surprenant transfuge, annoncée dès septembre à l’Olympia de Paris, avec une escale suisse le 17 septembre, cette galette est à savourer par tous ceux que le blues met k.o.
    Steven Seagal & Thunderbox. Mojo Priest. EMI.

  • Du plagiat


    La victoire sans enjeu de Dan Brown
    Est-il important que Dan Brown, l’auteur du Da Vinci Code, ait obtenu gain de cause au détriment des deux auteurs qui l’accusent d’avoir plagié leur ouvrage ? Ceux-ci, qui n’ont vendu « que » 2 millions d’exemplaires de leur titre, se seraient-ils pareillement acharnés s’il n’avait pas dépassé, lui, les 40 millions d’exemplaires ? Et le juge n’a-t-il pas fait une fleur à Dan Brown du seul fait de son mondial succès ? Le verdict de non-plagiat est-il un progrès en matière d’honnêteté intellectuelle ? Pour ma part, je n’en crois rien, mais il faut dire que je me fais une idée très particulière du plagiat. Plus précisément, le plagiat qui compterait à mes yeux est impossible.
    A mes yeux, le plagiat est impossible parce qu’il est impossible à quiconque de me voler une phrase, autant que de me dérober un œil ou le son unique au monde (in the world) de ma voix. L’envie, disait à peu près Virgina Woolf, n’apparaît que chez les gens qui oublient qu’ils sont uniques. Dans cette optique, l’idée qu’on puisse être quelqu’un et produire un objet « signé » en s’appropriant l’objet « signé » de quelqu’un d’autre est une aberration physique et métaphysique. Le style est ce qui nous « signe ». C’est à la fois notre peau et notre ADN spirituel, notre odeur et notre « flaque ». Francis Bacon, le peintre, parlait de la « flaque » à propos de l’ombre-aura que chacun de nous projette et qu’un peintre essaie de rendre dans un portrait. Céline a sa flaque qui n’est réductible ni à celle d’Albert Paraz, qui lui est proche, ni à  celle de quelque plagiaire que ce soit.
    Le problème avec Dan Brown, c’est qu’il n’a pas de style. Comme des milliers d’auteurs contemporains, c’est un façonnier de phrases sans âme ni chair dont le seul ressort est, précisément, le ressort. Le but de Dan Brown est de faire tourner les pages au lecteur. Une intrigue, un sujet « brûlant », des péripéties en cascades y pourvoient. J’ai constaté après vingt pages du Da Vinci Code que « ça » fonctionnait pilpoil, tout en m’ennuyant à crever faute du moindre style et donc de la moindre signature, de la moindre peau et de la moindre voix.
    Parle-t-on de littérature ? Nullement : on parle de plots (en anglais : plot signifie aussi intrigue, suspense, ce genre de choses) et c’est sur un éventuel emprunt de plots que devait statuer le juge. Mais la littérature, puisqu’on en parle, est toute faite d’emprunts de plots. Tout Shakespeare est fait de matériaux empruntés à gauche et à droite, comme la moindre statue est faite de pierres arrachées à telle ou telle carrière. Comme disait l’autre, qui s’imaginait toucher aux abysses de la pénétration: tout a été dit, et tout est donc plagié…
    Mais non : rien n’a été dit comme toi, qui te prénommes Pascal ou Alina, Ludwig van ou Yasunari, Juan ou Amadou, l’écris à l’instant, toi l’unique sans autre propriété que ton paraphe de buée…

  • Au jour le jour

    Notes à la volée

    A la fois passionné et constamment exaspéré par le personnage, et presque chaque phrase de Céline. Le type du hâbleur celte. Celui qui la ramène. Le mec. L’homme à qui on ne la fait pas. Le cynique. Picaro trouillard. Un peu tout ça.

    ***

    En resongeant à ce que me disait Nancy Huston à propos de Tzvetan Todorov et de ses rapports avec son enfant, je me dis que le sens est donné à notre vie par l’attention et le souci qu’on lui consacre. Elle voyait cet homme tout faire pour l’enfant dont la mère était absente. De la même façon, la relation entre ma bonne amie et moi s’est énormément consolidée par l’attention respective que nous avons consacrée à nos filles, jusqu’à maintenant.

    ***

    Celui qui n’a plus de goût pour la vie. Celle qui se fixe des programmes. Ceux qui se taisent.

    ***

    Evoquant la «contemplation du temps» à laquelle s’est livré Proust, Edmond Jaloux écrit «qu’on voit aussi à quel point nos sentiments sont, en quelque sorte, des mythes créés par nous-mêmes pour nous aider à vivre, des heures de grâce accordée à notre insatiabilité affectueuse, mais des heures qui n’ont pas de lendemain, puisqu’il nous est parfois impossible de comprendre, quand le vertige que nous communique un être est terminé, de quoi était fait ce vertige».

    Cela me fait penser à mes anciens amis, que je tiens pour morts parce qu’ils se sont comportés, avec moi, comme des morts, ou plus exactement: de façon moins vivante que des morts, car mes morts, mon père, Reynald, Edouard, ma mère, mes chers morts, eux, vivent.

    ***

    Le samedi soir à la télévision, symbole de la complète stupidité.

    ***

    En songeant à la notion d’engagement, par rapport à ce que je voudrais dire du soutien des intellectuels et des artistes à la cause des requérants d’asile déboutés, je me dis que l’engagement strictement politique, au sens de la gauche opposée à la droite, est aujourd’hui dépassé ou insuffisant. J’ai vu quel alibi il pouvait constituer pour des médiocres en mal de pouvoir et pour des ratés se repliant sur ce fonds de commerce. La bonne conscience se sera par ailleurs accommodée de causes indéfendables, du régime cubain aux dictatures africaines de tout acabit, entre tant d’autres.
    L’engagement est avant tout, me semble-t-il, une affaire d’hominisation ou d’humanisation et de civilisation, au sens d’une avancée progressive de ce qu’il y a de meilleur en l’homme. Or certains auteurs et artistes, qu’on pourrait dire de droite, ont parfois été plus engagés dans cette voie de l’hominisation et de la civilisation que des auteurs présumés de gauche – je pense à Proust et à Flaubert. Par ailleurs, des auteurs tels que Shakespeare ou Goethe étaient-ils de gauche ou de droite? Il semble décidément incongru, ne serait-ce que de poser la question. A ce propos, un John Cowper Powys a bien montré en quoi la littérature témoignait de ce qu’on pourrait appeler l’histoire du progrès humain, d’Abraham à Sophocle, et de Virgile à Dante, de Rabelais à Balzac.
    A propos de Sophocle, l’histoire d’Antigone me semble symboliser une fois de plus le conflit entre les «lois non écrites du cœur» et la raison d’Etat, que le débat sur l’asile réactualise; et c’est passer d’une notion trop étroite de l’engagement au sens des années 60, à celle qui me semble retrouver aujourd’hui un sens.

    ***

    A certains moments il n’y a que ça de vrai: une ligne après l’autre, une ligne après l’autre. C’est cela qui me relie à moi-même: une ligne après l’autre.

    ***

    «Nul n’est mon rival, doit être la formule inconditionnelle». (Louis Calaferte).

    «Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion.». (Louis Calaferte)

    ***

    Le prof à sa fenêtre qui se demande s’il ne devrait pas manifester avec les jeunes gens qui défilent dans la rue, etc. Politiquement correcte est la bonne conscience. (De l’intellectuel suisse bon teint)

    ***

    Je me dis souvent que je vis entouré de morts, mes chers disparus, mais aussi les amis perdus et pas mal de morts-vivants qui remuent alentour, lesquels me semblent à vrai dire moins vivants que les morts qui sourient en moi.

    ***
    Ma bonne amie ne cesse de m’émouvoir. Elle est essentiellement elle-même. Elle est toujours juste. Toujours elle-même et juste.

  • Le blog qui brûle

     

    Les prix littéraires doivent-ils désormais s'ouvrir aux blogs? C'est en tout cas ce que prône le  Samuel Johnson Prize de la BBC Four, qui récompense toutes les oeuvres non fictionnelles écrites en anglais.
    Un candidat inattendu est en effet apparu sur la liste des 19 lauréats au prix doté d'un chèque de près de 44 000 euros: il s'agit du blog d'une jeune irakienne anonyme répondant au pseudonyme de Riverbend. Son « journal » s'intitule Baghdad Burning (Bagdad brûle) et retrace semaine après semaine la vie en Irak depuis la débarquement américain. L'auteur évoque ses peurs, décrit les rues de la capitale irakienne sous les coups de feu et s'attarde sur les petits problèmes de la vie sous occupation et la débrouillardise de la population. Son analyse offre une contrepartie très intéressante au discours des médias sur la guerre.

  • Du crime propre en ordre


    A propos de La panne de Dürrenmatt

    J’ai souvent éprouvé la sensation d’étouffer dans ces quartiers qu’on pourrait dire typiques de la classe moyenne occidentale, aux maisons familiales sagement alignées et aux jardins soigneusement entretenus, où il me semblait que rien ne pourrait jamais arriver tout en me réjouissant à chaque fois que se révélait un nouveau drame derrière les haies de thuyas, et c’est exactement ce mélange d’oppressante quiétude et de jubilation mauvaise que distille La panne de Friedrich Dürrenmatt, où je retrouve aussi la quintessence du sentiment ambigu de parfaite innocence et de culpabilité latente marquant chaque citoyen de notre incomparable pays.
    Alfredo Traps, que la panne de sa Studebaker immobilise un soir dans un bled du plateau suisse, est un exemplaire assez représentatif du Suisse moyen marié et père de famille, qui n’a rien à se reprocher en dépit de quelques accrocs. Ainsi montre-t-il de l’embarras lorsque, ce soir-là, convié à participer au jeu de rôles qu’organise le retraité qui lui a offert l’hospitalité - un ancien juge trompant son ennui, avec ses compères jadis procureur et avocat, en rejouant quotidiennement un procès -, il est prié de faire l’accusé et de présenter son crime à l’aimable compagnie.
    Quelques aveux de rien du tout, à propos d’une liaison sans lendemain avec la femme de son patron, dont la mort par crise cardiaque l’a bien arrangé dans son ascension sociale, suffiront cependant à donner au procureur la matière d’un réquisitoire carabiné où l’innocent présumé se découvrira les mobiles inavoués et surtout les talents d’un assassin retors, auteur du crime parfait puisque provoquant la mort de son patron sans y toucher, tiptop les mains propres en Suisse irréprochable.
    Il est peu d’écrivains de ce pays qui aient saisi, avec tant de pénétration et tant d’humour grinçant, la tournure et la tonalité de la mentalité suisse, mélange de bonne et de mauvaise foi, de respect des conventions et d’opportunisme occasionnel, d’honnêteté et de rouerie, de puritanisme et de sensualité terrienne. Surtout il rend le climat d’une certaine Suisse moyenne avec une merveilleuse aptitude à jouer des clichés sans tomber pour autant dans le confort intellectuel. La Panne est à la fois le procès de notre bonne conscience et celui de l’arbitraire judiciaire, mais c’est aussi une plongée au coeur de la tragédie humaine. Dürrenmatt lui-même prétend que le tragique n’a plus cours dans notre monde sans Dieu, sans Justice immanente et sans Fatum, mais il n’en montre pas moins ici que l’animal humain, même sous le costume chic d’un agent général représentant un supertextile Swiss Made, reste toujours et encore une possible créature tragique.

  • Le regard de Bonnard

    Dans le TGV, ce dimanche 19 mars. – La nuit tombe sur la Bourgogne tandis que nous rentrons de Paris, où nous avons fait quelques bonnes rencontres et découvertes, L. et moi. Vendredi soir, ç’a été, pour  commencer en beauté, un entretien avec Tzvetan Todorov, à propos de son dernier livre, Les aventuriers des l’absolu. En une heure et demie, nous avons évoqué sa trajectoire personnelle et ses positions, par rapport au culte de l’art, à l’antinomie romantique  opposant création et vie quotidienne, et aux séquelles de l’esthétisme d’un Mallarmé dans la littérature française contemporaine, qui m’ont beaucoup intéressé. Tzvetan est un honnête homme, dans la meilleure acception du terme, et j’y ai repensé le lendemain en visitant la superbe exposition consacrée aux Lumières, à la Bibliothèque nationale, dont il est le commissaire.
    Ensuite il y a eu ce moment hors du temps que nous avons passé chez Monsieur Bonnard, dont la grande exposition actuelle du Musée d’art moderne n’est pourtant    pas du genre que je préfère, s’agissant de ce peintre qui m’est si cher. De fait, il y a là quantité d’immense tableaux alors que je n’en voudrais qu’un à la fois et loin de la foule.
    Or c’est à cela justement que nous convie Alain Cavalier dans le film qu’il a consacré au seul Nu dans la baignoire où Marthe semble reposer dans un sarcophage de lumière violine et mordorée. Nous en avons regardé la vidéo sur grand écran, assis par terre dans la salle bondée, tandis qu’un vieil infirme en chaise roulante maugréait que ce cinéaste, bougeant sans cesse avec sa caméra, ne savait pas filmer; et c’était amusant d’entendre l'impotent ronchon vitupérer pendant qu’Alain Cavalier continuait de caresser du regard le corps de la jeune fille et de détailler, de sa voix toute douce, la pluie d’or se répandant sur le visage à peine visible ou l’échappée qu’ouvre le rectangle tout bleu de la partie gauche du carrelage, au-dessus de la baignoire débordant des ses limites comme une mer en allée.
    Il va de soi que le filmage, pas plus que la reproduction sur papier, ne rendent l’essentiel de la peinture, et surtout chez Bonnard, qui veut qu’on la hume de tout près et qu’on détaille de l’œil, d’encore plus près, le brasillement de couleurs et sa matière si fine et si dense, si légère aussi, comme de l’écume de salive d’ange...
    Après cet enchantement radieux et mélancolique à la fois, se tasser la cloche chez Francis et finir la soirée au Tennessee en compagnie de Johnny Cash, dans le film Walk the line, ne marquait pas une rupture mais une suite ponctuée de visages et de musiques nous ramenant à cette bonne vie quotidienne que nous aimons nous aussi avec L…
    Jusqu'a ce midi, dans l’affreuse cafétéria du Salon du Livre où j’avais à rencontrer encore le Djiboutien Abdourahman Wabéri, nous restions sous le charme de Bonnard en nous demandant ce qu’il aurait rendu de cet entassement de gens fatigués autour de ces tables hideuses, dans la lumière crue et les couleurs criardes…

    Pierre Bonnard, Nu dans la baignoire, 1936-1938. Musée d'art moderne de la Ville de Paris.

  • Bulles freudiennes

    On pourrait conclure au gadget sur un premier regard, et pourtant cet ouvrage de vulgarisation gagne plutôt à la lecture attentive, qui révèle une sorte de bédé éclatée, avec textes explicatifs et autres montages photographiques rappelant les collages surréalistes, dont la visée déclarée est une introduction à la révolution freudienne mêlant éléments biographiques, approche des œuvres et concepts-clé.
    Des origines familiales du premier des huit enfants de Jacob Freud, négociant en laine, et de la Vienne impériale où Sigmund (né en 1856) fait des études poussées en neuro-physiologie, qu’il poursuivra en asile psychiatrique ou auprès de Charcot à Paris, jusqu’à la cristallisation de ses premières théories, notamment avec l’histoire d’Anna O., le lecteur s’engage dans le labyrinthe freudien dont les personnages (Œdipe & Co) et les situations lui sont expliqués au fur et à mesure, un glossaire final complétant la visite.
    Celle-ci est à la fois vivante et assez sagement « alignée », en dépit de ses dehors hirsutes, ne laissant guère de place à la contestation des thèses de celui que Nabokov appelait le charlatan de Vienne. L’ouvrage n’en est pas moins attrayant, grâce aux raccourcis incisifs du texte et aux trouvailles souvent pleines d’humour de l’illustrateur.
    Richard Appignanesi (textes) et oscar Zarate (illustrations)
    Freud. Rivages poche, 181p.

  • Rozanov

     

    Un génie paradoxal 
               
               L’oeuvre immense de Vassily Rozanov reste encore méconnue de beaucoup, en dépit de la publication, à L’Age d’Homme, des Feuilles tombées , constituant certainement son ouvrage le plus représentatif pour une première approche. Collage de notations semblant captées à fleur de sensation ou de pensée, demi-soupirs ou rêveries d’une intimité qui scandalisa souvent à l’époque, ces bribes d’un murmure ininterrompu et souvent localisées au moment de leur surgissement (sur une quittance de la poste, en attendant mon tour à confesse, en m’occupant de choses et d’autres, sur un transparent, sur une semelle, à la clinique, la nuit en m’endormant, etc.) constituent la part la plus originale de l’écriture rozanovienne, qu’on pourrait dire en deça ou au-delà de toute littérature. Lui qui se considérait comme le dernier des écrivains, nous apparaît aujourd’hui comme le premier sourcier d’une littérature libérée de tous les carcans, où tous les genres se mêlent dans le flux des voix, carnet journalier et pamphlet, dialogue de théâtre quotidien et critique sociale, méditation pascalienne et croquis de moeurs, tableaux de la vie privée, correspondance ou esquisse de roman, invectives ou billets doux...
                Plus de trente ans après la parution de La Face sombre du Christ chez Gallimard, introduit par une magnifique préface de Joseph Czapski, et dans la foulée des autres traductions de Jacques Michaut à L’Age d’Homme (Esseulement et L’Apocalypse de notre temps) un nouveau titre, Les motifs orientaux, vient de paraître, où Rozanov, à la fin de sa vie, s’abreuve à la source de l’Égypte ancienne. (JLK)           
            
             Vassily Rozanov (1856-1919) est peu connu en Russie et presque inconnu chez nous. Pourtant ses écrits passionnèrent les milieux intellectuels de la période pré-révolutionnaire. Biély, Berdiaev, Chestov, Florenski saluèrent son génie. Il commença comme la plus douce brebis du troupeau slavophile, conservateur, respectueux des autorités constituées, surtout des trois principes russes intangibles: autocratie, orthodoxie, nationalisme. Il semblait qu’il n’y eût pas d’homme plus scrupuleux que lui à vivre dans la tradition et à suivre les chemins battus. Pourtant il est allé à des excès de révolte dont les révolutionnaires n’ont pas idée.
             L’oeuvre de Rozanov se présente sous forme d’essais traitant de sujets variés: philosophie, religion, politique, art. Il se passionne surtout pour les problèmes de la religion et du sexe. «La douleur pour la vie est plus puissante que l’intérêt pour la vie, c’est pourquoi la religion vaincra toujours la philosophie», dit-il. Le thème essentiel de son oeuvre est l’opposition de la religion chrétienne et des religions antiques, et surtout de l’Ancien Testament et du Nouveau. Cette opposition a constitué le drame personnel de son existence. Rozanov est un fidèle de l’église orthodoxe. Il chérit en elle tout ce qui la relie à la réalité la plus intime de la vie familiale. Il ne se sent vraiment au chaud, dans son ambiance, que dans les milieux traditionnels strictement orthodoxes et conservateurs, mais en même temps, au fil des années, Rozanov, met de plus en plus en doute ce qu’il considère comme l’essence propre du christianisme. ll défend avec acharnement, contre la religion chrétienne, les valeurs du monde charnel, jamais dans le sens romantique de la passion, de la fièvre ou de la révolte, mais dans le sens de la famille et de la procréation. La famille, sa mystique chaleur animale, la chambre à coucher des époux avec ses lampes et ses icônes bénies: c’est là son lieu, son nid, son paradis. Il disait préférer un cierge à Dieu, car le cierge est concret et qu’on peut le toucher, alors que Dieu est abstrait. Il se sentait à l’aise quand il avait plusieurs prêtres à dîner et qu’un énorme poisson était servi sur la table. Il avait froid loin de ses ecclésiastiques qui, eux, ne comprenaient rien à sa problématique.
             Avant tout, il faut comprendre que la lutte de Rozanov contre le Christ n’a pas de précédent dans tout le christianisme. Jusqu’ici, les reniements du Christ avaient pour cause soit le satanisme, soit le rationalisme, révolte de la raison humaine contre la folie de la Croix. Dans l’apostasie de Rozanov, il n’y a rien de cela. Ce qui le séduit le plus, c’est le retour au paradis perdu, à cette innocence d’enfant qui ne connaît pas le mal. Tout est bon, point de mal: voilà ce qu’il aurait voulu croire. Quand Rozanov parle de la sexualité, il pense toujours à l’Ancien Testament. L’attraction sexuelle hors du mariage et de la famille l’épouvante et le scandalise. Selon lui, l’essence de l’Ancien Testament, c’est l’approbation de la sexualité comme agent de procréation. L’essence du Nouveau Testament, c’est la condamnation de la sexualité. Si Rozanov attaque le christianisme, ce n’est pas seulement parce que le christianisme est hostile au sexe, et qu’il a mis au faîte de ses valeurs la virginité et le célibat, mais c’est aussi parce que le christianisme, répandant dans le monde l’idée du ciel, du bonheur éternel et de l’enfer, oblige l’homme à choisir entre les deux. Le Christ a créé le drame humain. Il nous a jetés dans une aventure que les hommes d’avant l’Incarnation ont à peine pressenti. Les chrétiens qui veulent accorder leur religion avec l’amour de la vie et de la terre sont pour Rozanov des gens qui ne savent pas ce qu’ils font. Seuls les hommes prêts à sacrifier tout ce qui est terrestre et charnel sont des chrétiens véritables. «Seul un regard distrait sur le Christ permet de s’adonner à la politique, à l’art, à la science, de fonder une famille. Gogol a regardé attentivement le Christ, il a jeté la plume et il est mort: et le monde, à mesure qu’il regarde plus attentivement le Christ, délaisse ses affaires et meurt, et c’est ainsi que le monde se mit à sombrer autour du Christ. Ce fut le déluge sur toutes les valeurs du passé. Ils ont fait naufrage, les dieux, les Jéhovah, les Diane,  face à la nuée des idéaux célestes».
             L’humanité a été séduite par quelque chose de plus brillant que les vrais biens, elle a pris la fièvre de l’âme pour se facultés. On a vidé le pâté de sa farce, crie Rozanov, et tout s’écroule: trône, autel, Russie. Qu’a-t-on mis à la place ? Des lys (= des bons sentiments) et de la rhétorique. Les lys, c’est bien, mais l’homme, c’est mieux, pense Rozanov. L’homme, c’est-à-dire  l’homme simple, à son image, ancré dans la vie et d’un égoïsme banal, avec ses taches et ses imperfections, sensible aux choses communes et agréables de la vie: un bon repas, l’amitié, un coin de jadis, un cierge qui brûle, la prière.
             Le christianisme  a vidé le pâté de sa farce. La farce, c’est le vieil Israël. «Par sa culture, écrit Rozanov, le juif est le premier dans une Europe grossière qui ne comprend rien à l’humanité au-delà du socialisme. Le juif a connu les soupirs de Job, la chanson de Ruth et le cantique de Déborah». -  «Contre le Fils, il défend le temple, la Cité, la Famille. Au-delà, c’est le mal, le froid, l’orgueil, l’Empire. Aimer, c’est aimer à l’intérieur de la famille; le sexe est saint, la semence est sainte, c’est la marque du Père». - «Le Fils est venu détruire l’oeuvre du Père. «Pourquoi ? Pourquoi as-Tu dit: «Mon Père et moi ne sommes qu’un ?». Non seulement vous n’êtes pas un , mais Tu marches contre lui. Tu as agi comme Saturne avec Uranus. Tu es tout entier horrible». - «Tout ce qui est du Père est abondance et fruit, tout ce qui est du Fils est inquiétude et tourment. Chercher le Père, c’est chercher l’air respirable, la chaleur du nid». - «Il y a plus de théologie, plus de ciel dans le taureau qui monte sur la vache que dans l’Évangile, livre religieusement froid, libre de sentiment amoureux, de soupirs, d’épanchements...»
             Le christianisme a divisé l’homme contre lui-même, il l’a éloigné des sources de vie, il a développé en lui les poisons de l’introspection, du scepticisme, de l’abstraction. Avec toute sa science l’homme est devenu un animal triste.
             Et pourtant,luttant contre le Christ, Rozanov ne cesse de se sentir dans l’étreinte de Dieu, qui est sa joie et sa douleur. Un monde sans prière lui paraît irrespirable. «Extrayez pour ainsi dire la prière de l’essence de l’univers, faites en sorte que ma langue, mon esprit, mon intelligence en désapprennent les paroles, je fuirais ma maison les yeux hors de la tête... sans la prière tout est démence et horreur... on comprend cela quand on pleure, comment l’expliquer à celui qui ne pleure pas, qui n’a jamais pleuré ? Il ne comprend rien: tant de gens ne versent jamais de larmes».
             Après une visite qu’il a faite dans une église, Rozanov décrit  une femme qui pleurait, agenouillée devant une icône miraculeuse de la Vierge. Lorsqu’elle fut partie, Rozanov vit à l’endroit où elle s’était agenouillée une petite flaque de larmes. Il s’agenouilla à la même place qu’elle et baisa ces pleurs à la dérobée. «Si même quelqu’un n’aimait pas Dieu, comment pourrait-il ne pas aimer cet amour de Dieu ».
             Cependant, même lorsque s’éveille en lui la soif ardente de l’immortalité, il ne la lie jamais à l’idée du péché, de la récompense ou du châtiment. Il n’admet pas l’idée qu’un Dieu sévère puisse condamner l’homme. le fondement des liens de Rozanov avec le monde est une tendre tristesse. «Je ne suis pas ennemi de la morale, écrit-il dans les Feuilles tombées,son plus beau livre peut-être, mais elle se décolle lorsque sur la demande de quelqu’un j’essaie d’y réfléchir. Je ne suis pas un si grand scélérat que de songer à la morale. Un million d’années s’est écoulé avant que mon âme fût autorisée à courir le monde, lui dirai-je maintenant : ne t’oublie pas, ma petite âme amuse-toi selon la morale ? Non, je lui dirai: promène-toi, amuse-toi, comme le coeur t’en dit, et, le soir venu, tu t’en iras vers Dieu». On pense à ces lignes de Baudelaire: «Je n’ai pas de convictions comme l’entendent les gens de mon siècle, parce que je n’ai pas d’ambition. Il n’y a pas de base en moi pour une conviction. Cependant j’ai quelques convictions, dans un sens plus élevé, et qui ne peut pas être compris par les gens de mon temps».
             Cet homme indifférent à la morale vit pourtant dans un ravissement perpétuel devant la beauté morale de quelques êtres qu’il admire. Ce ne sont jamais les grands hommes, qu’il tourne en dérision. «A tous les grands hommes, j’arracherais le nez avec les dents. D’après moi, Nadia, notre bonne, est bien plus grande que Napoléon, si modeste, si gentille... Napoléon n’intéresse absolument personne. Napoléon n’intéresse que les mauvaises gens».
             Et toujours l’homme comptait pour lui, jamais l’humanité; mais un homme de chair et de sang, avec ses défauts, ses faiblesses, ses vices, plus intéressants que des vertus, et surtout sa douleur silencieuse et cachée. Il était passionnément curieux de la vie intime de chacun, indépendamment de telle ou telle conviction. Tout ce qui concernait de vastes organismes sociaux ou politiques lui était terriblement antipathique, lui semblait même maléfique.  Aucune parcelle de sa force ne va à la lutte contre la bête, au dressage de soi-même. «Nous n’aimons pas par la pensée, nous pensons par l’amour, écrit-il; même dans la pensée, c’est le coeur qui est premier». Et ailleurs: «Les machines se briseront, les rails se rompront, mais le fait qu’un homme pleure à la seule menace d’une séparation définitive ne se rompra jamais. Jetez le fer, c’est de la toile d’araignée. Le fer véritable, ce sont les larmes et les soupirs».
             Vers la fin de sa vie, Rozanov écrira: «ce qui me tient le plus à coeur, aujourd’hui, ce sont les Égyptiens... Jamais les Grecs et les Romains ne m’ont attiré; quant aux juifs, ils ne m’ont attiré que parce qu’ils portaient en eux la marque de l’Égypte. C’est l’Égypte qui est la racine de toute chose. Elle a donné à l’humanité la première religion naturelle de la Paternité... elle a enseigné aux hommes la prière, elle leur a transmis le secret de la prière, le secret du psaume... mais les enfants ingrats ont oublié leur Père.
             Rozanov, c’est le langage parlé, le langage de l’émotion. On peut se chauffer à lui, c’est quelqu’un qui excite et console à la fois comme Bloy. Car l’âme a toujours froid, est toujours triste. Clairière, ai-je dit en commençant. Les livres de Rozanov, dans notre monde convulsionné, tordu par la politique et vidé de religion et de piété, nous sont une consolation. Qui, d’âme douce, peut lire sans frémissement ces lignes: "Le mystère de l’Univers tient au fait qu’il n’est pas bon mais tendre. Le bien est une abstraction, un devoir. Le devoir finit toujours par ennuyer. Qu’il me soit doux à moi-même de répandre de la douceur,  c’est la que réside le mystère du monde».
      (Gérard Joulié, Le Passe-Muraille)
     

     

     

  • Hôtels de l'errance

    Les chambres d’hôtels sont riches de virtualités poétiques ou romanesques, comme l’a illustré la Suite à l’hôtel Crystal d’Olivier Rolin, jouant à la fois sur les lieux et les genres, et dont le présent recueil, sur une idée de Jorge Semprun, constitue la prolongation à plusieurs voix et sur les tons les plus divers. A l’invite de Rolin, vingt-huit auteurs que réunit juste son estime, auxquels s’ajoute un anonyme, évoquent ainsi autant de chambres d’une nuit ou d’un séjour, constituent autant de récits.
    La rêverie est immédiatement amorcée dans un climat proustien par Jean-Christophe Bailly, au lieu imaginaire d’Olonne, sur la Sauve, un lendemain de soirée arrosée où, à la fenêtre de l’hôtel de la Pagode, «une ivresse blanche s’en allait jusqu’à l’horizon ». Lui succèdent François Bon avec un souvenir féminin lié à un insituable hôtel de Marseille, et Geneviève Brisac qui se rappelle un cruel « lapin » subi au Gramercy Park Hôtel de New York.
    Parfois en écho explicite au livre de Rolin, comme Emmanuel Carrère, ou dérivant en pleine affabulation érotico-lyrique, à l’instar de Patrick Grainville, le kaléidoscope est riche, où voisinent les signatures de Jean Echenoz, Pierre Michon, Linda Lê et vingt autres auteurs.
    Olivier Rolin et 27 auteurs. Rooms. Seuil. La Librairie du XXIe siècle, 245p

  • Coulisses de l’angoisse


    L’inquiétante étrangeté de Patricia Highsmith se matérialise à Berne par une visite de son « atelier » imaginaire, sous l’égide des Archives littéraires. Une exposition thématique révélatrice

    Les couloirs d’entrée et le bel espace d’exposition de la vénérable Bibliothèque nationale suisse sont investis par des images et des objets peu académiques, qui vont de l’affiche de film noir aux éléments de collections de couteaux ou d’escargots, en passant par les sculptures, les aquarelles et les outils de jardin façonnés par la célébrissime Patricia Highsmith, souvent rangée dans la catégorie par trop réductrice des « reines du crime ».
    Ainsi que le rappelle justement Stéphanie Cudré-Mauroux, qui a conçu cette exposition avec Ulrich Weber, Patricia Highsmith s’est toujours définie comme un mouton noir, à l’écart du troupeau. Une vie familiale empoisonnée dès l’enfance, autant que sa préférence sexuelle et un caractère bien trempé, auront contribué à faire d’elle une solitaire errante et farouche. Une note d’un de ses carnets, datant de 1971, après la rupture définitive d’avec sa mère, en dit long: « Une situation, une seule peut-être, pourrait me pousser au meurtre : la vie en famille ; la vie en commun. Je frapperais de colère et tuerais probablement un enfant entre deux et huit ans. Pour ceux de plus de huit ans, il faudrait frapper deux fois »…
    Or celle qui écrit ces lignes nous disait, tel jour de février 1988 où nous lui rendions visite dans sa petite maison de pierre d’Aurigeno, au val Maggia, que sa peur du sang expliquait le fait qu’elle n’osât installer la télévision sous son toit… Ce qui ne l’empêchait pas non plus d’être au courant de l’actualité sanglante du conflit israélo-palestinien, qui l’écoeurait. Enfin la romancière d’ajouter: « Je n’invente rien, je lis simplement les journaux de la première à la dernière ligne, Ils m’inspirent. On y trouve quantité de cruauté au quotidien. Les journaux sont des anthologies d’histoires cruelles ».
    Sensibilité à vif
    Les histoires cruelles que raconte Patricia Highsmith dans ses romans et ses nouvelles si fascinants, qui débordent largement le genre policier pour sonder les abysses de la psychologie humaine, les névroses et les catastrophes sociales, plongent leurs racines dans une biographie jamais exposée, même si la sensibilité à vif de la romancière et ses expériences personnelles, ses voyages, ses positions éthiques ou politiques irriguent son observation.
    A cet égard, l’exposition de Berne est d’un grand intérêt, et tout particulièrement pour les lecteurs familiers de son œuvre, en cela que divers aspects de celle-ci se trouvent documentés par des lettres, des objets, des pages de journaux intimes et autres albums qui « fixent » très concrètement la personne privée, alors que tapuscrits, plans, lettres professionnelles éclairent parallèlement le travail de la romancière. Telle lettre, de sa mère incriminant ses « mensonges », suffit à donner le ton de relations désastreuses dont maintes nouvelles et romans sont le reflet. Très intéressante aussi: la transmutation de sentiments complexes en situations qui le seront tout autant dans ses récits, restituée sous la rubrique Moralité, normalité, étrangeté. Plus inattendu : l’éclairage donné dans En musique aux rapports de la romancière avec cet art apparemment moins présent chez elle que la peinture. Et beaucoup plus évidentes : les maisons.
    De fait, la dernière que se dessina Patricia Highsmith, à Tegna dans les Centovalli, en Suisse italienne où elle vécut ses dernières années, rappelle à la fois son goût pour l’architecture et celui de Tom Ripley, l’esthète pervers dont on découvre également combien elle lui fut proche, alors qu’il nous paraît si monstrueux. Autre souvenir personnel alors, lié à la question que nous posions à Patricia Highsmith sur le motif essentiel d’un crime. Selon elle : la réparation d’une humiliation ou d’une injustice…
    S’il y a de la folie maniaque dans l’univers de Patricia Highsmith, qui se savait proche de la schizophrénie, le génie de la romancière, d’une lucidité implacable, s’est déployé le plus magistralement dans son observation de la société contemporaine. La société comme prison : observation à la loupe, va de pair avec un final Portrait au miroir.
    Berne. Bibliothèque nationale suisse, jusqu’au 10 septembre 2006. Hallwylstrasse 15. Lu-ve : de 9h. à 18h. Me : 9h. à 20h. Sa : 9h.à 16h. Di :12h. à 17h

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 14 mars.

  • Le Passe-Muraille



    De la relecture et d’autres rebonds

    Vient de paraître : le numéro 68 du Passe-Muraille, revue des livres, des idées et des expressions. En ouverture: une nouvelle de la jeune Libanaise Ritta Baddoura, qui vient d'obtenir le premier prix des Jeux de la francophonie pour ce beau texte poignant, évoquant un premier amour fracassé dans les ruines de Beyrouth. Egalement au sommaire : un dossier sur la relecture (Lautréamont, Céline, Hemingway, Verne, Gary, ainsi qu’une évocation du Livre de l’Avenir par Raymond Alcovère), une présentation de Lunar Park de Bret Easton Ellis, une nouvelle inédite de Philippe Testa et une évocation du travail de Sophie Calle, entre autres.
    Les amis du Passe-Muraille se réuniront le mercredi 15 mars dès 19h. au café Le Sycomore, à Lausanne. Y sera ourdie la prochaine livraison, à paraître pour le salon du livre de Genève (du 27 avril au 1er mai). La suivante (no 70), à paraître en juin-juillet, sera réservée à des textes inédits. L'appel est lancé...

    Le livre de l’avenir
    par Raymond Alcovère

    Ce livre de l’avenir qu’on nous promet, où l’on pourra télécharger à loisir de nouvelles œuvres, eh bien il existe déjà. Je le pratique depuis longtemps. J’en ai même une trentaine comme ça dans ma bibliothèque. S’il me fallait quitter précipitamment le navire, ce seraient bien sûr les seuls que j’emporterais.
    Les livres qu’on relit sans cesse sont les seuls vrais, car ils sont inépuisables. A chaque lecture, c’est comme si c’était la première fois.
    Chacun de ces livres pour moi ressemble à un ami, un ami infini, dont la parole m’habite ; il est devant, - c’est un accord tacite entre nous – mais en ami bienveillant il me permet de le rattraper un peu de temps en temps. C’est pure bonté, car quoi qu’il arrive, il court plus vite, il sera toujours en avant.
    Ce n’est pas grave, à la prochaine rencontre, grâce à lui j’avancerai, j’irai plus loin, on fera un bout du chemin ensemble, puis je le refermerai à nouveau.
    Jusqu’au moment où il me rappellera à lui. C’est une autre règle tacite : comme une femme, c’est lui qui décide.


    Relire Céline: d'un voyage l’autre
    par Joël Perino


    Il y a des quantités de livres que je voudrais relire. L’ennui c’est que je n’arrive déjà pas à lire tout ce que je voudrais lire.
    Pendant longtemps, j’ai voulu relire le Voyage. Je l’avais lu quand j’avais 18 ans… difficile de décrire la secousse… Ceux qui l’ont aimé s’en souviennent… Alors j’avais enchaîné : D’un château l’autre… pas du tout pareil ; Mort à Crédit… déjà mieux mais pas le choc. Pour relire le Voyage, j’ai acheté l’édition illustrée par Tardi, puis celle de la Pléiade. Bonne idée sauf que… je n’aime pas lire les beaux livres.
    Au grenier, sur les étagères des livres moches, j’ai retrouvé Mort à Crédit dans la vieille édition de poche avec la tranche orange un peu passée, 629 pages, écrit tout petit, une odeur de poussière… Sans doute le livre lu il y a trente ans… Je l’ai ramené doucement à la vie. Il s’est mis à traîner sur tous les coins de tables, le canapé, les tablettes de lavabo… il s’est rempli de cornes marque-pages. Je me suis mis à le distiller, mot à mot, page à page avec retour en arrière, marque au stylo, points d’exclamation simples, doubles, triples comme sur un manuel de jeu d’échec.
    J’en ai lu des paragraphes à ma femme avec les airs inspirés de Fabrice Lucchini : « Je commençais à bien me rendre compte, qu'elle me trouverait toujours ma mère, un enfant dépourvu d'en¬trailles, un monstre égoïste, capricieux, une petite brute écervelée... Ils auraient beau tenter... beau faire, c'était vraiment sans recours... Sur mes funestes dispositions, incarnées, incorrigibles, rien à chiquer... Elle se rendait à l'évidence que mon père avait bien raison... D'ailleurs pendant mon absence, ils s'étaient encore racornis dans leur bougonnage... Ils étaient si préoccupés qu'ils avaient mes pas en horreur! Chaque fois que je montais l'escalier, mon père faisait des grimaces. »
    En lisant Mort à Crédit, c’est l’enfance de Ferdinand qui défile, et sans faire de psychanalyse à deux balles, on comprend pourquoi il est devenu ce personnage qui haïssait l’humanité, torturé par ses démons… et en même temps ce médecin à Meudon qui ne faisait pas payer les pauvres.


    BRET EASTON ELLIS
    Autobiographie fictive
    Par AntoninMoeri


    Il y a un thème en littérature qui m'est cher, celui de la séparation. Antonio Lobo Antunes le développe somptueusement dans Explication des oiseaux: Ruy n'en finit pas de quitter Marilia (la gauchiste branchée, fille de gendarme), il n'en finit pas de se souvenir, de régresser. Son corps n'en finit pas de se défaire sous les coups de bec des goélands voraces. La désagrégation, la dislocation fascinent également le narrateur de Moins que zéro, premier roman de Bret Easton Ellis, qui erre à Los Angeles et dans ses environs, de piscine en bar à champ, de partouzes corsées en soirées smart. Un sentiment de déréliction gagne Clay abandonné par celle qui... Ce sentiment lui fait désirer le pire dans une nauséeuse atmosphère de jeux vidéo, de hot-dogs à migraines, de surfeurs ripolinés, de sexe hard, de gin et de coke. Le dernier roman de Bret Easton Ellis n'échappe pas à ce dispositif.
    Cette fois, c'est un mauvais garçon appelé Bret Easton Ellis qui est mis en scène. Écrivain à succès, camé, désespéré, il aimerait qu'on lui accorde une seconde chance: vivre avec l'actrice Jayne et les enfants dans la sobriété et l'attention à l'autre. Projeté dans le rôle de mari et de père, il adopte le ton autoritaire quand la situation l'exige... Or, cette vie anonyme dans une banlieue chic du village-monde offre des éclairs de joie. Oui, on peut retenir son souffle devant un simple champ planté de peupliers. Et ce sont les douze dernières journées passées auprès des"siens" qui vont nous être contées, mais dans une transposition fantasmagorique, car l'auteur "ne pourrait jamais être aussi honnête avec lui-même dans des mémoires qu'il pouvait l'être dans ses romans". Pour réussir cependant cette transposition, il ne se contente pas de fabriquer une bonne histoire, même si les hommages à Stephen King et autres films d'épouvante pourraient nous faire croire que... (nombreux sont les mouvements de caméra, plongée, zoom, fondu enchaîné, contre-champ, travelling et mort du père en flash-back-vidéo-clip).
    Réveiller la peur chez les habitants du village-monde fait partie d'un programme de contrôle des affects. Personne ne doit plus savoir ce qu'est un comportement normal. Si des enfantelets sont enlevés, les institutrices prient dans les classes pour que la police les retrouve. Tel père venant chercher son môme pourrait être un serial killer, un kamikaze, un pédophile sanguinaire, que sais-je? Le cauchemar climatisé est voulu, planifié, entretenu. La peur du microbe, de la décrépitude, de la déviance booste les ventes: le sucre favorise l'obésité et les caries, la viande rend méchant, le cholestérol est un fléau, le lait de vache provoque de l'eczéma. Tout est bon pour alimenter l'angoisse des habitants.
    Mais celle du protagoniste vient de plus loin: jouer au mari attentif, au père protecteur chargé d'organiser les loisirs des gamins, au prof de lettres dispensant ses encouragements à des crétins militants, au voisin clean capable de nourrir une discussion sur les bienfaits du fitness, du régime sans sel et des séminaires de consolidation de la confiance en soi, ce jeu relevant de l'impossible pour certains individus révèle chez Bret une faille, une fêlure qui lui permet d'établir un rapport plus épuré entre ses propres faiblesses et un monde qui, s'il n'a plus rien à nous apprendre, demande à être examiné de près.
    À examiner les indices de trop près, à trouver diverses pistes, à lire attentivement les expertises médico-légales, on devient le fin limier qui cherche à savoir... Le lecteur ne sait plus alors qui agresse, qui subit, qui est présenté comme coupable, qui instruit le procès, qui est la victime, qui le bourreau. "Vous n'êtes pas un personnage de fiction?" demande le détective Kimball. "Je l'ignore, car j'attends le téléphone d'une jeune..." pourrait-il répondre, ajoutant que sa femme est attirée par un beau banquier au ventre plat et visage lisse, quadra vif et ringard, "bon père de famille vivant dans l'atmosphère douce et rêvée de la richesse que nous avons tous créée", prêt à se porter volontaire pour donner des cours d'informatique, prêt à entraîner une équipe de tennis, prêt à militer pour réduire la violence conjugale.
    La visée est claire: les petites affaires personnelles (le kitsch de l'enfance, la puberté et ses ambivalences, l'âge mûr, les moindres avatars, "l'odeur du caca d'Estelle") n'intéressent guère le jeune auteur américain. Son projet est plus ambitieux: prendre la mesure d'un monde complètement dingo, où les chiens sont suivis par des psys, où les enfants sont bourrés de stimulants, d'antidépresseurs et autres stabilisateurs d'humeur, où les jeunes mariés suivent des thérapies de couples, où les peluches terrorisent les fillettes, où le traiteur vous envoie des employées "vêtues-dévêtues en sorcières sexy ou en chattes ensorceleuses". En vérité, ce qui résonne dans Lunar Park, c'est un cri, celui d'une subjectivité que rien ne pourra réconcilier avec l'univers. Un cri que les habitants du village-monde ne veulent pas entendre et qui attise les haines.
    Bret Easton Ellis. Lunar Park. Laffont, 2005.

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  • L’échappée belle


    A propos du Secret de Brokeback Mountain et d’Un garçon près de la rivière
    C’est une émouvante histoire d’amour que Le secret de Brokeback Mountain, une splendide évocation des grands espaces du Wyoming, mais également une étonnante galerie de portraits de gens ordinaires de l’Amérique profonde, pour lesquels l’homosexualité reste une tare qui justifie, hier au propre et désormais plutôt au figuré, le lynchange qu’évoquent d’ailleurs plusieurs scènes, dont la plus terrifiante a marqué le taiseux Ennis dès son enfance.
    D’aucuns se rassurent en se disant que l’action de ce film se situe au début des années 60, mais il est probable, malgré les lauriers qu’il a glanés de Venise à Hollywood, que les situations qu’il décrit perdurent aujourd’hui encore dans la même Amérique et partout ailleurs. Les composantes du matriarcat à l’américaine, du puritanisme moral et de l’angoisse de manquer à la virilité, sont évidemment propres aux States, prenant un relief tout particulier dans l’ordinaire décor des westerns traversés de mecs « qui en ont », mais ce que vivent Jack et Ennis est imaginable un peu partout, et surtout si l’on admet que leur transgression des règles de la morale des familles, et plus encore de la virilité, se double du besoin d’échapper de temps à autre au poids du conformisme, de la mesquinerie et de la médiocrité en général. De fait, il est relativement peu question de sexe dans ce film qui n’est pas, non plus, une « défense » militante de l’homosexualité. Il se distingue en cela d’ Un garçon près de la rivière de Gore Vidal, roman (paru en 1948) qui lui ressemble pourtant par certains épisodes et par sa forme de sensualité, notamment dans la relation fusionnelle avec la nature. Tout autre était cependant le dénouement de cette histoire visant à acclimater l'image de l'homo dans la littérature américaine de l'immédiat après-guerre, qui racontait les retrouvailles de deux camarades de collège, bien des années après une seule nuit très chaude, dans une confrontation finissant très mal, l’un refusant, campé dans sa virilité, de prêter la moindre importance à une frasque d’adolescence, et l’autre le sodomisant alors par dépit amoureux, le viol devenant ici l'emblème d'une revanche du gay sur l'hétéro. 
    La tendresse manque cependant à Gore Vidal, du genre grand seigneur stoïcien à la romaine, alors que  Le secret de Brokeback Mountain en est au contraire imprégné, qui ne se limite pas aux deux protagonistes, et qui se prolonge en sentiments déchirants. Des larmes de la femme accablée d’Ennis, traînant dans la dèche avec ses mômes, au regard final de la mère de Jack, qui accueille l’ami de son fils défunt, le film tire en outre sa densité et sa portée des multiples petites scènes, touchantes ou terribles, poétiques ou tragiques, qui le tissent. Le classer « western gay » relève dés lors de la réduction débile : c’est simplement un film plein d’amour.
    Gore Vidal. Un garçon près de la rivière. Rivages poche.

  • L’ennemi de classe et l’incendiaire


    De l’empathie du romancier


    « Une des vertus du romancier est de nous faire mieux comprendre celui que, trop souvent, nous avons jugé d’avance »

    Dans un récent recueil de textes intitulé Comment guérir un fanatique, le grand écrivain israélien Amos Oz explique que l’approche des réalités humaines, pour un romancier, consiste essentiellement à se mettre dans la peau des autres. Par rapport au conflit israélo-palestinien, cette empathie l’engage à dire que ce n’est pas « une affaire de bons et de méchants » mais que c’est « une tragédie : l’affrontement du bien et du bien ». Plus précisément, Amos Oz invoque la loyauté du romancier envers chacun de ses personnages en affirmant « que pour écrire un roman il faut être capable d’éprouver une demi-douzaine de sentiments et d’opinions contradictoires avec le même degré de conviction, d’intensité et d’énergie ».
    Or c’est la même capacité de se mettre dans la peau de l’autre qui fait la qualité de L’attentat du romancier algérien Yasmina Khadra, lequel nous fait vivre de l’intérieur, et sous de multiples points de vue, le drame du chirurgien arabe bien intégré dans la société israélienne, dont la femme, qu’il croyait connaître intimement et se savait considéré par elle comme « sa propre chair », se fait exploser dans un restaurant.
    A ces deux exemples illustrant l’approche du romancier qui cherche à « comprendre sans juger », pour reprendre la fameuse formule de Simenon, pourrait s’ajouter celui du dernier roman de Jacques-Etienne Bovard, Ne pousse pas la rivière, dont le protagoniste est un riche banquier plutôt antipathique au premier regard. Au tournant de Mai 68, ce jouisseur pachydermique aurait incarné le même « ennemi de classe » que Daniel de Roulet, ainsi qu’ il le raconte dans Un dimanche à la montagne, a cru identifier en la personne du magnat de la presse allemande Axel Springer, dont il semble établi aux dernières nouvelles (beau titre de gloire, vraiment !) qu’il ait vraiment incendié le chalet des hauts de Rougemont, ainsi qu’il a résolu de l’avouer à grand renfort de publicité alors même que la justice (bourgeoise…) ne pouvait plus rien contre lui, prescription oblige.
    Jacques-Etienne Bovard est-il un meilleur écrivain que Daniel de Roulet ? N’est-il pas « idéologiquement suspect », pour user d’un critère cher à son pair politiquement si correct, en se montrant à ce point fasciné par un nanti aux goûts d’esthète ? Nous nous en fichons à vrai dire complètement, seulement attentif, dans les deux cas de figure, à ce que l’un et l’autre nous apprennent de leur personnage, et à travers celui-ci de la créature humaine en ses ombres et lumières. Or il n’y a « pas photo » de ce point de vue-là, dans la mesure où Bovard nous fait vivre en immersion le naufrage personnel d’un type compliqué, plein aux as et comme condamné pour cela même, qui se juge finalement sans faillir, tandis que de Roulet, vrillé sur son moi de moralisante mauvaise foi, se contente de se flageller à l’idée qu’il ait pris, à tort, Axel Springer pour un nazi. Son récit, très intéressant pour l’éclairage qu’il donne à la naïveté « révolutionnaire » de certains soixante-huitards, ne nous apprend ainsi (presque) rien sur l’homme Springer, peut-être aussi complexe, abject ou minable - avec ses propres pans de grâce, qui sait ? - que l’est le protagoniste si contradictoire et si crédible du roman de Bovard.
    Littérature que tout cela ? Pas seulement : car une des vertus du romancier, conteur-médium de nos destinées, peut être d’ajouter bel et bien à cette lente « hominisation » que décrit Michel Serres dans son dernier livre, Récits d’humanisme, en nous faisant mieux comprendre celui que, trop souvent, nous aurons jugé d’avance…
    Amos Oz. Comment guérir un fanatique. Gallimard, Arcades, 2006.
    Yasmina Khadra. L’Attentat. Julliard, 2005.
    Jacques-Etienne Bovard. Ne pousse pas la rivière. Campiche, 2006.
    Danel de Roulet. Un dimanche à la montagne. Buchet Chastel, 2006.
    Michel Serres. Récits d'humanisme. Le Pommier, 2006.

  • Dans la foulée de Master Will

    Objets  de splendeur d'Anne Cuneo


           C’est par une voix assez détournée, et tout tranquillement, qu’on approche Master Will dans ce roman d’Anne Cuneo, mais une fois qu’on y est, on y est plus que bien et tout s’y passe dans une sorte de familiarité établie sans artifice, comme par successives recommandations amicales, qui humanisent le mythe sans rien ôter à Shakespeare de sa stature et de sa complexité d’homme et d’artiste. Dans une période où vont de pair l’idolâtrie médiocre et le nivellement, qui confond lucidité et dérision, croit devoir tout «démythifier» et craint l’admiration spontanée, les jeunes gens à qui l’auteur d’  a dévolu le rôle de nous raconter Shakespeare ont quelque chose de spontanément rafraîchissant, et nous «marchons» d’emblée avec ces compères passionnés.     Le premier narrateur est un jeune Genevois, apprenti orfèvre de mère anglaise qui s’est arrêté sur le chemin de Londres à Brentford, à l’auberge des Trois-Pigeons où le reçoit un formidable personnage du nom John Lowin, naguère acteur aux Comédiens du Roi et qui a eu pour ami un certain Thomas Vincent, lequel fut apprenti charpentier et comédien tout proche de Master Will. Or ce Tom a laissé plusieurs cahiers de mémoires avant de mourir, lesquels cahiers, donnés en lecture à Baptiste par son falstaffien aubergiste, vont constituer le flux central du roman, ramenant alors le lecteur en 1601, sous le règne d’Elisabeth. Précisons là-dessus que, vu de 1654, le récit de Tom a déjà quelque chose de légendaire et d’exaltant en cela que, désormais, toute activité théâtrale est interdite (la révolution puritaine de Cromwell, dès 1642, a abouti à la fermeture et à la démolition de tous les théâtres, et les spectacles seront interdits jusqu’à la Restauration de 1660) tandis que Master Will se trouve relégué aux oubliettes pour beaucoup...

         C’est cependant comme de plain-pied qu’on entre, avec Tom, dans le cercle du Théâtre de Shoreditch où il commence son apprentissage de charpentier, sous la direction de Burbage père et fils, et fait la connaissance de Master Will, d’abord clerc de notaire le jour et écrivain de thétâre la nuit, puis acteur et auteur de plus en plus actif.
         Sous la plume de Thomas Vincent revit alors le monde des théâtres londoniens de l’époque. Comme elle s’y employa pour Le Trajet d’une rivière, Anne Cuneo a rassemblé une documentation considérable, qu’elle se garde cependant d’assener au lecteur. C’est par le récit de Tom que le tableau s’élabore assez naturellement, et l’on apprend volontiers comment se passaient les représentations en plein air et en plein jour, quel rôle déterminant jouèrent les apprentis londoniens dans la vie du théâtre considéré lui-même (et notamment par Master Will) comme un lieu d’apprentissage populaire, ou comment s’affrontaient Beaux Esprits bardés de titres universitaires et théâtreux mal famés.
         A cette visée «instructive», Objets de splendeur  ajoute, dès ses premières pages, une ligne de fond plus spécifiquement romanesque, correspondant d’ailleurs à la genèse de l’ouvrage, amplement commentée par l’écrivain dans sa postface. En deux mots: Anne Cuneo choisit d’identifier et d’incarner la fameuse Dark Lady des Sonnets . Un historien anglais, A.L. Rowse, grand connaisseur de l’époque élisabéthaine, et qui l’aida pour son livre précédent, lui a bonnement confié la mission de transcrire en roman sa découverte (controversée par certains shakespearologues distingués) de l’identité de la mystérieuse maîtresse de Shakespeare, en la personne d’Emila Bassano Lanier, maîtresse du Lord Chambellan Henry Carey, qui laissa elle-même des vers d’une grande originalité de pensée et pour laquelle Anne Cuneo s’est prises d’amitié, sensible à ses vues peu conformistes et à ses protestations féministes avant la lettre.
         Pour autant, Objets de splendeur ne se lit pas comme une thèse historico-littéraire, mais bel et bien comme un roman où ce qui compte n’est pas tant le caractère avéré de la version choisie que ce que l’auteur en fait en l’occurence. Or, même traité avec retenue (on imagine ce qu’un auteur plus porté sur l’érotisme littéraire eût pu tirer de cette liaison, «scènes à faire» à l’appui), le thème de cette aventure sentimentale permet à la romancière de moduler les vues de Shakespeare sur les degrés de l’amour et de la passion. De la même façon, l’identité attibuée par Anne Cuneo au dédicataire masculin des Sonnets, à savoir le jeune Lord Southampton (assez souvent admise celle-là), lui donne l’occasion de mettre en pièces l’argument selon lequel les poèmes relèveraient d’une passion homosexuelle. A l’opposé d’un Butler (et de tous ceux qui lui emboîtèrent le pas) entrevoyant une «sordide histoire» derrière les sonnets les plus ambigus, Anne Cuneo penche pour la vision plus «confiante d’autres analystes, et le discours qu’elle prête à Master Will sur ce qui distingue l’amour d’une femme et l’éventuelle passion liant deux hommes , lors d’un voyage en Italie qu’il accomplit avec le jeune lord, ne paraît pas relever de la sollicitation excessive et se fond en tout cas parfaitement dans son portrait.


         D’aucuns, dont un Tolstoï, voyaient en Shakespeare une sorte d’impie aux antipodes du christianisme, comme Voltaire en faisait le parangon du monstrueux. Or c’est une tout autre image que nous en offre Objets de splendeur, rompant complètement, aussi, avec la figure du génie halluciné à la manière de l’Amadeus cinématographique jetant son Requiem  sur la partition dans une sorte de transe psychédélique...
         Le Master Will d’Anne Cuneo est un honnête homme: non pas du tout le monsre qu’imagine le philistin sous prétexte qu’il a sondé les virtualités démoniaques de l’homme, mais le poète au sens le plus ample qui «unifie» tout le phénomène humain et tous ses langages. De même qu’elle rappelle la «musique unique» de ses pièces, Anne Cuneo le fait apparaître sous les traits d’un homme vertueux (dans l’acception romaine du terme, qui n’exéclut ni la passion véhémente ni la violence défensive, de mise à l’époque), plus proche de la nature et du peuple que des Beaux Esprits, lesquels le conchient d’ailleurs, tel Robert Greene le conspuant même post mortem. Perpétuel apprenti lui-même, incessamment à l’écoute de tous les parlers oraux, comme le fut Master Joyce, ne dédaignant ni de «penser avec les mains» ni de se montrer avisé en affaires, ponctuel et courtois, sans cesse en mouvement, le personnage conserve cependant sa part de secret et de mystère. Un sentiment de respect et de reconnaissance, mais sans rien de gourmé, se dégage enfin d’Objets de splendeur, d’une écriture limpide et d’une lecture passionnante.


    Anne Cuneo, Objets de splendeur, Bernard Campiche.
    Vient de paraître en outre: Rencontres avec Hamlet, recueil de textes dont l'un d'eux évoque la collaboration de l'auteur avec Benno Besson. Théâtre en Campoche, 432p.

  • Maldoror en traversée

    Lautréamont ou la profondeur du coeur humain

    Il faut lire Les Chants de Maldoror (Un monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez pas apercevoir la figure) par le comte de Lautréamont, pour entendre Lautréamont comme scripteur, scribe de Maldoror, et comprendre que Ducasse joue là avec deux pseudonymes et une absence d’identité.
    Les Chants de Maldoror de Lautréamont, plongée dans la profondeur du cœur humain, n’en sont pas moins l’œuvre de cette absence d’identité qui a pour nom Isidore Ducasse né en 1846, mort en 1870. Quand les ai-je lus pour la première fois ? En 1965, à dix-sept ans. L’âge auquel il est convenu de lire Lautréamont (oubliant Ducasse), faisant ainsi de sa lecture une sorte de maladie comparable aux oreillons ou à la scarlatine. Ainsi la dangereuse lecture du livre le plus intelligent, relégué dans le rayon des lectures pour adolescents, on peut enfin passer à la laborieuse lecture des manuels scolaires qui vous apprendront ce qu’est LA littérature. Le tour est joué. Mais pourquoi, moi, les effets de cette lecture n’ont-ils cessé de me poursuivre ? Pour ainsi dire dans mes veines. Qu’avais-je entendu ? Qu’avais-je compris ? Peut-être cela qui fit de moi cet insomniaque en mal d’aurore...

    On raconte que je naquis entre les bras de la surdité.

    En lisant et relisant, c’était moi-même qui passais de la surdité à l’entendement et moi-même qui assistais à l’acte de naissance de l’entendement de ma biographie. J’entendais en ce mal d’aurore que c’est la nuit qui fait œuvre et qu’il n’est pas possible de questionner l’inconscient du côté de la conscience. Il fallait, oui il fallait mettre la conscience en état d’étourdissement ensommeillé :

    Lave tes mains, reprends la route qui va où tu dors...

    Entendons : mets-toi à la table de l’écrit.

    Depuis ma jeunesse, combien de fois ai-je relu Les Chants de Maldoror ? Je ne saurais le dire. Comment les relire ? Je me disais : ne pas chercher à interpréter les chants, ne pas chercher à traquer le secret biographique d’Isidore Ducasse. Dès lors qu’il m’arrivait d’en être tenté, je me retrouvais en limier, menant une enquête criminelle, précédé par un parfait criminel. Quel donc l’objet du crime ? Quelle la victime ? sinon moi-même ! Je voudrais trouver ici une image qui dirait mon expérience de la lecture de Maldoror :
    Enfant, j’ai vu mainte fois égorger des lapins et mainte fois vu leurs peaux retournées et suspendues sous un hangar. Je me souviens encore des après-midi pluvieux où sous ce même hangar, je m’abîmais dans la contemplation de ces dépouilles parcourues de veines grises et bleutées, rousses et noirâtres, et les deux syllabes du mot lapin restaient collées à ma langue paralysée, alors que de lapin il n’y avait plus d’apparence.

    Je lis et relis Maldoror – je n’en puis faire un commentaire. Lecteur, je commence, lecteur je termine, et le mouvement recommence, la répétition se répète, l’écorcherie me reconduit au silence. J’étais averti :

    Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme, comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger.
    (Chant I)


    Quarante ans plus tard, je prends encore cet avertissement à la lettre c’est-à-dire comme je lis Lautréamont-Maldoror-Ducasse. L’entreprise d’en donner aujourd’hui la lecture intégrale à voix haute durant douze heures relève d’une nouvelle quête de lecture dont je dirai quelques mots plus tard. Mais pour l’instant il me plaît ici de rapprocher Ducasse de la contrée romande. Isidore Ducasse, dans une lettre adressée à l’éditeur Lacroix, écrit :


    Paris, le 27 octobre (1869) –

    ... Ernest Naville (correspondant de l’Institut de France) a fait l’année dernière, en citant les philosophes et les poètes maudits, des conférences sur Le problème du mal, à Genève et à Lausanne, qui ont dû marquer leur trace dans les esprits par un courant insensible qui va de plus en plus s’élargissant. Il les a ensuite réunies en un volume. Je lui enverrai un exemplaire. Dans les éditions suivantes, il pourra parler de moi, car je reprends avec plus de vigueur que mes prédécesseurs cette thèse étrange, et son livre, qui a paru à Paris, chez Cherbuliez le libraire, correspondant de la Suisse romande et de la Belgique, et à Genève, dans la même librairie, me fera connaître indirectement en France. C’est une affaire de temps...

    Par ailleurs le seul texte que nous connaissions annoté de la main de Ducasse est une page du Problème du mal de Naville où ce dernier écrit : « Nous estimons libre, dans le plus haut sens du mot, celui qui est affranchi du mal » et Ducasse-Lautréamont d’annoter :

    N’écrivez pas cette phrase, puisqu’il n’y a que Dieu qui soit affranchi du mal. Et encore !

    Un auteur d’aujourd’hui parierait-il sur l’influence romande pour œuvrer à la diffusion de son œuvre ? En tout cas ces documents révèlent que Ducasse ne considérait pas son œuvre comme une production délirante prise dans le seul jeu littéraire mais bien comme une entreprise clairvoyante répondant aux préoccupations de l’histoire et de la pensée qui lui sont contemporaines.
    Et ce n’est certes pas le bien et le mal qui puissent nous servir d’outil pour lire les Chants, mais plutôt ni le bien ni le mal, car où Lautréamont nous entraîne, les paupières arrachées, quelque vingt mille lieues dans l’inconscient, c’est de cet outil qu’est l’écriture, la langue, qu’il nous faut nous armer. Car lecteur des Chants, nous devenons rapidement auteur et ce n’est pas, et de loin, la moindre des magies de ce livre. Faut-il avoir dix-sept ans pour pouvoir lire ainsi et dans l’entendement s’entendre sujet, s’affronter parfait criminel non incompréhensible mais à comprendre ?

    Allez y voir vous-même si vous ne voulez pas me croire.

    Lit-on aujourd’hui Lautréamont, ce Lautréamont espérant voir promptement, un jour ou l’autre, la consécration de ses théories acceptées par telle ou telle forme littéraire, qui croit avoir trouvé, après quelques tâtonnements, sa formule définitive ? Ce Lautréamont qui écrit :

    Sans doute, entre les deux termes extrêmes de ta littérature, telle que tu l’entends et de la mienne, il en est une infinité d’intermédiaires et il serait facile de multiplier les divisions ; mais, il n’y aurait nulle utilité, et il y aurait le danger de donner quelque chose d’étroit et de faux à une conception éminemment philosophique, qui cesse d’être rationnelle, dès qu’elle n’est plus comprise comme elle a été imaginée.
    (Chant V)


    Ce qui écrit, ce qui pense, ce qui philosophe chez Lautréamont ? Ses impuissances, ses faiblesses, ses fragilités, ses douleurs, ses blessures, ses peines, ses plaies. Il y a l’urgence d’une théorie pour tâcher de ne pas succomber sous le poids de la vie.
    Henry Miller dans son essai sur Rimbaud Le temps des assassins, sans doute son plus mauvais livre, déclarait que Rimbaud était mort génial de s’être voulu génial. Que veut dire en cette matière, voulu ? Rimbaud comme Lautréamont ont simplement vécu leur érotique désir d’un échange éloigné de l’écœurante sentimentalité, ses ventouses, un échange fait d’énergies infinies, d’âme à âme et de corps à corps. De ce désir nu, l’œuvre s’est faite le témoin. Les lire c’est, pour nous, puiser à leurs sources, répétition d’une répétition où reconduite la naissance d’une utopie, une future humanité, humaine trop humaine.

    Certes, lorsque le 18 février, au théâtre du 2.21, Léon Francioli, Daniel Bourquin et moi-même nous entamerons la traversée des Chants, j’aurai en mémoire ce témoignage de Léon Pierre-Quint extrait de Le Comte de Lautréamont et Dieu, in Cahiers du Sud, 1930, dédié « A Roger Gilbert-Lecomte, en souvenir des Chants de Maldoror que nous avons relus ensemble (Berq, automne 1927) ».

    A vingt ans, j’avais lu rapidement Maldoror, mais ce n’est que récemment que j’y ai trouvé une joie profonde. Un de mes amis, fervent adorateur des Chants, m’en récita les pages les plus éloquentes. Parfois, il se laissait aller aux transports de cette ivresse verbale et répondait par des trépignements aux hurlements sacrés du poète. Quoi qu’on en pense, c’est une manière de concevoir la critique aussi légitime qu’une autre.

    ... Nous séjournions, en automne, dans le Nord, sur une côte absolument dépouillée.
    ... L’ombre de Maldoror s’allongeait chaque soir sur la grève et ses cris de rage, malédictions et imprécations retentissaient assez puissamment pour remplir l’espace...

    Mais c’est surtout à ces lignes de Roger Laporte, tirées du bouleversant Carnet Posthume publié après sa mort (Editions Lignes & Manifestes) que nous accrocherons notre réflexion sur la lecture à voix haute.

    Problème : j’ai toujours cru que l’écriture, dans la mesure où elle est chemin, un cheminement, fait participer le lecteur à l’aventure. J’ai cru que le lecteur était dans la même situation que le mélomane : si l’interprétation d’une œuvre est juste, mon cœur est en harmonie (une harmonique) avec cette œuvre. Je crois qu’à cet égard la musique a un pouvoir qui fait défaut à la littérature. Aucun équivalent en littérature au lento du Seizième quatuor de Beethoven ou de la cavatine du Treizième – Reste à savoir si le lecteur est dans la même situation que le mélomane.

    Oui c’est dans cette situation que nous nous voulons, offrant ainsi une interprétation en interprète, évoquant Ducasse déclamant ses phrases en plaquant de longs accords sur son piano. Et si nous désirons ainsi jouer l’œuvre dans son intégralité ce n’est pas exploit sportif, performance, mais bien, dans la durée, l’approche d’un corps de souffle et son bras tendu à l’insoumission.

    Les premières lignes de l’article que consacre André Breton en juin 1920 aux Chants de Maldoror par le comte de Lautréamont à elles seules justifieraient l’entreprise dont nous rêvons :

    La vie humaine ne serait pas cette déception pour certains si nous ne nous sentions constamment en puissance d’accomplir des actes au-dessus de nos forces. Il semble que le miracle même soit à notre portée.

    Et Breton, plus loin, d’ajouter :

    Il arrive que des esprits, généreux pourtant, se refusent à admirer une cathédrale terminée : ceux-là se tournent vers la poésie qui, par bonheur, en est restée à l’âge des persécutions.

    Si les surréalistes entendaient que la critique ne s’approchât pas d’Isidore Ducasse, les temps ont changé ; les écrits de Lautréamont semblent même être devenus un des lieux d’analyse privilégiée de toute une problématique moderne de l’écriture. « Les Chants, ce plasma germinatif sans équivalent » (Breton), cette écriture fondée sur la double notion de besoin et de risque sont la source d’une rapidité de trait et de jet qui nous font songer à certaines expériences musicales telle celle de John Cage. L’univers entier de Lautréamont est ce lieu où les pulsions obscures du corps (on pense à Beckett) se formulent dans une écriture, ce lieu où se lève une humanité secouée dans son agonie sociale.
    Jamais les Chants n’ont été si actuels dans leur vision. Que les assistants sociaux et les animateurs, psychologues et pédagogues, faiseurs de plan politique à l’usage de la jeunesse et sa violence, écoutent et ils apprendront ! Que les jeunes gens écoutent et ils entendront, chacun désireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant...

    J’ajoute : répondant à la violence par la noblesse poétique de son être.

    Jacques Roman

     (Texte inédit paru dans Le Passe-Muraille, no 68. Mars 2006)


  • Le paradis sous terre


    La création de KilomBo de Sandra Korol, fera date en Suisse romande.
    C’est un véritable choc qu’on éprouve en assistant à la première représentation de KilomBo de Sandra Korol, dans une mise en scène, une interprétation et un décor qui dégagent magnifiquement les ressources dramatiques, émotionnelles, critiques et comiques de cette pièce marquant, de toute évidence, la naissance d’un auteur déjà bien campé dans son univers et son écriture.
    Si l’on pense un peu à Beckett en lisant KilomBo, qui met en scène deux femmes (la vieille peau et la jeunote) dans une cave où elles ont pour tâche de bouffer les détritus tombant du monde d’en haut par un énorme vide-ordures, le rapprochement ne tient plus quand s’incarnent sur scène, en trois dimensions, les deux irrésistibles personnages de Gorda (qui a tout vu) et de Nena (qui aimerait bien voir à son tour), dont les relations tiennent à la fois de la filiation et de l’initiation, de la sujétion et de la séduction, entre humour sardonique et tendresse. Le rire mêle chez Sandra Korol les intonations de la petite fille espiègle et de la sorcière, de la mater dolorosa ou de la femme violée qui ricanent au nez de l’oie blanche, de la farce et du désespoir cosmique. Le paradis est-il dans la mémoire ruminante, l’espérance pantelante, au ciel d’où choient des fleurettes ou dans ce souterrain pourri « qui est parfois si joli » ? Il faudra que Nena disparaisse pour que Gorda mesure enfin le poids et le prix de cette présence. Or c’est justement cette double présence, ce concert de voix, cet échange qui « répondent» au questionnement de la pièce, dans le mouvement même de la vie et par la musique des mots.
    Tout cela que, dans le décor hyper-suggestif de Gilles Lambert (un tréfonds de cave à piliers de béton lugubres, rampes d’escaliers sinistrées et dévaloirs monstrueux), Nathalie Lannuzel, dont ce n’est que la deuxième mise en scène après Equus, détaille avec une parfaite intelligence du texte, en phase avec ses deux comédiennes, également remarquables de drôlerie et de sensibilité. Jane Friedrich campe ainsi une Gorda merveilleuse de vacherie enjouée et de tonitruante verve, tandis que la Nena de Valeria Bertolotto redouble de malice pointue et d’ingénuité foldingue. Sacrée paire de bonnes femmes au paradis sous terre !
    Lausanne-Vidy, La Passerelle, jusqu’au 26 mars. Ma-me-je-sa à 20h.30. Ve, 19h. Di, 18h. Lu relâche. Réservations : 021 619 45 45 et www.vidy.ch

    Jane Friedrich: photo Mario Del Curto

    Sandra Korol: photo Philippe Maeder

  • De n’importe quoi son miel


    Journal atrabilaire de Jean Clair
    « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes », écrivait Julien Green dans son Journal, que Jean Clair cite à la fin d’une année (septembre 2004-2005) du sien.
    Qui connaît Jean Clair, auteur de mémorables Considérations sur l’état des beaux-arts. Critique de la modernité (Gallimard 1983, 89 et 2005), entre trente autres livres où les artistes (de Bonnard à Balthus ou de Duchamp à Music) et leurs œuvre ne cessent de nourrir une réflexion de franc-tireur pétri d’humanité autant que de joyeuse sapience, se doute que le n’importe quoi dont il émaille cette année n’a rien à voir avec le foutoir des temps qui courent, où tout-y-va. Non : ce qu’il dit est vital. Pour la santé d’abord.
    De fait c’est avec reconnaissance que le non-fumeur que je suis sans effort lit ces bonnes lignes, se jurant du même coup de se racheter demain un paquet de Lucky Strike :
    « La phobie du tabac semble le stade ultime de cette désodorisation générale de l’Occident, voulue par la petite bourgeoisie du XIXe siècle, qui fait que nous sommes allergiques à toutes les fragrances, des plus fortes au plus subtiles. Mais aimer les odeurs, c’est aimer la vie pour accepter la mort, c’est respirer ce qui est décomposition, exhalaison, vaporisation des sucs pour goûter le plaisir violent de l’éphémère, qui nous habitue à mourir.
    Mais nous repoussons la mort avec horreur.
    Nous mourrons inodores, non pas pourtant en odeur de sainteté, puisque nous n’aurons pas vécu ».

    Et d’illustrer ensuite les tabagies et les bamboches des Hollandais du Siècle d’or. Puis de rappeler, par contraste véhément, quel hygiéniste fut Adolf Hitler, ne fumant ni ne buvant mais prônant le totalitarisme médical. Ah ça, oui, demain, un pacson de Lucky’s !
    Dans le même élan de verve, Jean Clair célèbre le chieur de livres, le Cagalibri statufié à Venise en la personne du patriote homme de lettres Nicolo Tommaseo, en lequel le peuple voit un homme qui « pousse » sa pensée sans réussir à la faire sortir, à l’instar du penseur de Rodin : « Tous deux, mélancoliques, trahissent le lien, connu depuis Galien, entre humeur noire, intellectualité et désordre intestinaux. Le cagalibri sert d’ailleurs le plus souvent de perchoir à un pigeon, qui couvre sans effort quant à lui son noble chef de fiente ». Et Jean Clair d’associer, à cette figure, celle du Dieu le père de l’ancienne imagerie, servant de perchoir à l’Esprit Saint.
    Encore un livre-mulet : une des ces boîtes magiques dont chaque page nous fait multiplier les échappées. De l’armoire aux confitures de son enfance à Manhattan en été, des milliers de wagons observés à Auschwitz en 1915 par Stefan Zweig aux murs du quartier marseillais du panier où une main inconnue a graffité : « les filles, c’est comme de la chaucette, tu troues et tu gaïtes », Jean Clair saisit le n’importe quoi de la vie et en fait son miel.
    Et pro domo cela encore : « Si lire le journal est la prière de l’homme moderne, écrire un journal est un acte de foi d’un ordre supérieur. On ne se contente pas de se mettre à l’écoute des autres pour se couler paresseusement dans le flot de l’Histoire. On se met à l’écoute attentive de soi pour s’en écarter, nager à contre-courant. On parie que la vie d’un individu, si banale et monotone, si pauvre soit-elle, touche, par sa simplicité même, à l’éternité.
    Discipline que cette approche de la pensée du quotidien, quand il s’agit non d’en être traversé, mais de la saisir et de la formuler, de lui conférer une forme rigoureuse et si possible durable. Le Zibaldone de Leopardi est à cet égard le chef-d’œuvre absolu du genre. Mais qui a encore assez de courage, ou de mélancolie, pour s’astreindre à cet effort sans but ? »
    Jean Clair. Journal atrabilaire. Gallimard, coll. L’Un et l’Autre, 223p.

  • Henri Calet à Lausanne


    Nostalgie

    (1955)


    Il y a très peu de temps, j’accompagnai à la gare de l’Est une dame de mes amies qui s’en retournait en Suisse. J’ai toujours aimé les gares; les hommes s’y montrent généralement plus tendres qu’ailleurs; on les voit pleurer quelquefois. Et puis, c’est joli en tant que spectacle, le soir surtout. L’odeur de la fumée me plaît aussi, depuis toujours.
    La locomotive était sous pression, le tender plein de charbon; tout était prêt pour le départ. Le mécanicien avait l’air sympathique. Je ressentis une courte envie de monter dans le wagon avec la dame, de m’engouffrer également dans cette nuit aux yeux verts et rouges.
    D’autant plus que je venais de lire sur une affiche de propagande touristique:

    VACANCES EN SUISSE
    Santé - Joie de vivre - Optimisme


    Quelques heures de route et je remettais la main sur tout cela que j’ai perdu je ne sais où et qui me manque un peu à présent... la santé, la joie de vivre et l’optimisme...
    Mais, me disais-je, n’avait-on pas gardé là-bas le plus mauvais souvenir de ma personne, à la suite d’un petit séjour que j’y ai fait, il y a sept ou huit ans. J’en ai bien du regret. Depuis lors, j’entends souvent une voix en moi qui crie à tue-tête: «Vive la Suisse !»
    Dans un compartiment, des jeunes filles robustes, à tresses blondes - des Suissesses, probablement - chantaient des choeurs montagnards. Le train s’en alla, vers l’optimisme et la santé.

    *

    Par un hasard curieux, deux jours plus tard, j’étais appelé dans la Confédération. Vers les six heures du soir, j’arrivai en gare de Lausanne. Il y avait plusieurs endroits que je tenais à revoir. Je me promettais mille plaisirs. Mais il me fallait d’abord une chambre. J’allai d’un hôtel à l’autre: ils étaient tous complets. On m’apprit que je ne sais quel congrès international se tenait dans les murs et l’on me conseilla de retourner à la gare où se trouve un bureau de logement. C’est ce que je fis.
    Il y avait une longue file d’attente devant le guichet: des gens de toute nationalité, aux allures lasses d’émigrants. De quelque façon, cela me rappela le temps de guerre. Heureusement, j’avais pu me procurer des journaux. J’ai de longue date une très vive inclination pour la presse helvétique et peut-être plus particulièrement pour la rubrique des annonces. On y découvre chaque fois des offres assez surprenantes, sinon tout à fait indéchiffrables. Par exemple, ce jour-là, il y avait dans La Feuilles d’avis de Lausanne une courte réclame ainsi rédigée:

    Cuissettes blanches
    Klopfer 3

    Aujourd’hui encore j’ignore tout de ces cuissettes blanches à trois francs suisses (la pièce ou la paire ?) Mais j’y songe bien souvent. Dans le même journal, une demoiselle O. Wyler offrait «une génisse bien portante» un commerçant proposait un «nouveau pousse-pousse combiné, modèle luxe, carrosserie tôle entièrement fermée; au prix de cent cinquante-cinq francs. Pare-soleil offert gratuitement».
    Un autre placard attira mon attention:
    «On cherche partenaire sympathique, sans connaissances spéciales, pour une longue croisière autour du monde, sur voilier de type nouveau.»
    Il y a quelques années encore, une telle invite m’eût fort intéressé. J’étais en train de rêver vaguement là-dessus, lorsqu’une femme s’approcha de moi avec des manières furtives. Que me voulait-elle ? D’instinct, j’ai peur des inconnues. Elle me demanda si je cherchais une chambre. Allait-elle me sauver ? Mais elle ajouta:
    - Pour deux personnes seulement.
    En moi-même, je regrettai de n’être pas deux. Peu après, la femme disparut, suivie d’un couple d’Allemands. Je pus reprendre ma lecture, c’est alors que mon regard s’arrêta sur un petit article des plus étranges:

    «Méfiez-vous des invitation venant d’inconnus

    A la fin de la semaine dernière, deux jeunes gens de passage en notre ville, se trouvaient peu après minuit, à la gare; ils furent invités à aller coucher chez un individu qui prétendait avoir une chambre gratuite pour eux. Sans méfiance, cette invitation fut acceptée; en taxi les jeunes gens furent conduits dans un immeuble du quartier est de la ville.
    Ce n’est que lorsqu’ils furent couchés que les deux garçons se rendirent compte que leur hôte leur avait offert l’hospitalité dans un but particulièrement immoral et quittèrent rapidement les lieux. Mise au courant de ces faits, la Police judiciaire municipale n’a pas tardé à identifier, puis à arrêter ce dégoûtant personnage, qui a reconnu les faits et qui a été placé sous mandat d’arrêt par le juge informateur. Il s’agit d’un Vaudois, âgé de 32 ans, qui n’en est pas à son coup d’essai.»
    J’avais peut-être échappé au dégoûtant Vaudois en question.

    *

    Finalement, j’accédai au guichet.
    Un aimable jeune homme se mit à téléphoner activement pour moi. Je commençais à m’inquiéter. Où donc allais-je passer la nuit ? Par bonheur, il me trouva une chambre dans une pension de famille située à l’autre bout de la ville.
    Je pris un taxi à «petit tarif» qui me déposa rue Riant-Mont - je n’ai pas oublié le nom - où je fus reçu par une grande femme blonde, au long fume-cigarette à la bouche. Elle avait ce type d’ex-belle espionne nordique qui m’a toujours profondément troublé. Ma chambre était très modeste.
    Sur ce, j’allai dîner au rez-de-chaussée d’un gratte-ciel - ce qui n’a pas grand sens - dans un décor disons: luxueux et pour un prix peu élevé. Une des choses qui me séduisent le plus en Suisse, ce sont les chauffe-plats au restaurant. On n’a pas de ces attentions en France. Après quoi, je me rendis comme en pèlerinage au Brésilien pour y prendre un café-crème. D’entrée, je renversai sur mon pantalon tout le contenu du petit pot de lait. Je dus me contenter d’un café noir, d’ailleurs excellent. Ici, il me faut relater l’aventure qui m’advint: durant le temps que je passai au Brésilien, je fus sans cesse regardé par une étrangère, je crois, qui se tenait à une table voisine. Il me sembla voir dans ses yeux une sorte de concupiscence assez étonnante. J’étais pris au dépourvu. Quelle singulière soirée !

    *

    Au matin, je voulus prendre un bain...
    - C’est très simple, me dit l’espionne. Vous mettez quatre sous dans le compteur à gaz. Si vous avez des difficultés, lisez le mode d’emploi.
    J’étais en présence d’un impressionnant chauffe-bain de la marque «Piccolo». Comme il était prescrit, j’appuyai successivement sur le bouton W, puis sur le bouton K - c’était on ne peut plus amusant... - puis sur le bouton Z... C’est alors que l’appareil se défit dans un grand bruit, comme une bête qui se fût d’un coup débarrassée de sa carapace. La mécanique n’a jamais été mon fort. Et pourtant, elle m’attire...
    Je partis craintivement à la recherche de la patronne qui remit vite son «Piccolo» en état. La suite se passa sans difficultés. je revis une dernière fois cette personne blonde, et qui fumait déjà, au moment de payer la note; elle me remit une facture:
    «Une nuitée et un petit déjeuner: 10 francs 20. Avec mes remerciements.»
    Des sous, une nuitées, des remerciements... Ce langage, ces coutumes quelque peu archaïques m’étaient bien agréables.

    *

    Ayant une matinée devant moi, je décidai d’aller à Ouchy. Un trolley-bus me conduisit doucement, en silence jusqu’au bord du lac. Au passage, je reconnus les sulkys à pédales tirés par des chevaux de fer ou de carton: Grisette, Bella... C’étaient les mêmes qu’avant. Mais mon petit driver n’était pas avec moi et je ne pouvais plus courir derrière lui. Je m’assis à la terrasse de l’hôtel d’Angleterre. Une plaque commémorative est scellée sur la façade:

    «In this house - June 1816 - Lord Byron writes The prisoner of Chillon»

    Sur l’eau, des cygnes, des voiliers. Tout autour de nous, des parterres fleuris. Le bateau à roues, Le Rhône, siffla et partit. Il faisait un temps merveilleux. Ah! non, les cartes postales en couleurs ne mentent pas! Et les montagnes, que j’allais oublier !
    Des serveuses à tablier blanc s’affairaient. On parlait toutes les langues. Des dames à ombrelles, à demi aériennes, allaient et venaient, tels des personnages de rêve. Deux Françaises, en robes légères, très parfumées, vinrent s’asseoir à côté de moi. Leur bavardage était futile. Mais tout me paraissait un peu futile, ce matin-là. Il me semblait que j’avais cessé de vivre vraiment. L’air même que nous respirions était tout à fait inodore.
    En vérité, je glissais peu à peu dans le tourisme à l’état pur: cartes postales, photographies, rafraîchissements, souvenirs, promenades... J’aime beaucoup la Suisse.

    (Paru initialement dans Les Nouvelles littéraires, en octobre 1955. Réédité dans Le Passe-Muraille, actuellement disponible en volume dans Poussières de la route. Editions Le Dilettante, avec une préface de Jean-Pierre Baril)

  • La pêche au vif

    Avec Ne pousse pas la rivière, son sixième roman dédié à Jim Harrison, Jacques-Etienne Bovard donne son meilleur livre à ce jour.

    Lorsque Philippe Sauvain, romancier quinquagénaire solidement établi, commence, dans la touffeur de fin juin 2003, de jeter des notes sur un cahier, il ne se doute pas que la vie a commencé de lui dicter un nouveau roman. En séjour chez le richissime banquier lausannois Maximilien Reuth, qui l’a accueilli avec deux autres compères (Petit- Bouilli le génie de la cuisine et Vuille l’écolo facteur de clavecins) dans sa demeure de Clairvaux-sur-Loue, non loin d’Ornans, afin de se livrer à la pêche à la mouche et de partager bonne chair, bons vins et « soirées d’art » vouées à la musique ou la lecture, il se trouve en pleine confusion mentale et sentimentale alors même qu’il devrait jouir de ce coin de paradis. Son désarroi tient au fait qu’un meurtre vient d’y être commis sur la personne de la jeune Vivianne Lhomme, 21 ans, protégée du maître de maison et retrouvée nue, probablement violée et étranglée, dans les eaux de la Loue. Immédiatement soupçonné et interrogé par la police, Max a été provisoirement rendu à ses amis, lesquels restent pourtant perplexes, à proportion de son attitude pour le moins ambiguë.
    C’est à ce moment précis du retour de Max, qu’il observe tout en (se) racontant leur rencontre et leur amitié, que le romancier se met à « construire » ce qui va devenir son vrai roman, tandis que son projet de récit historique inspiré par L’enterrement à Ornans de Courbet tourne court. Imaginant d’abord un scénario plausible d’homicide accidentel dont Max, par dépit amoureux, se serait rendu coupable, Philippe Sauvain ne tarde à être rattrapé et dépassé par la vie même. Max devrait baisser le nez, au lieu de quoi le voici traiter ses amis de faux culs, flairant leur défiance. Et de leur rappeler les joies de la pêche… Cynisme ou provocation ? En fait, à mesure qu’il développe, sur le papier, le portrait d’un Max à la fois dominateur et fragile, artiste raté et poète de la vie à sa façon (il sent et distingue merveilleusement le vrai et le faux en musique, en littérature ou en amitié), narcissique et violent mais aussi blessé et cassé, tenu pour un despote par son entourage et ses femmes successives et cependant hypersensible et généreux, le Max en train de vivre les suites de l’ «affaire», au milieu de ses amis, apparaît simultanément au lecteur dans les lumières et les ombres mouvantes de ces jours plombés par la chaleur. Et la vie devient art, comme les truites montées des profondeurs deviennent figures mythiques à certaines heures, ou comme les moires de la Loue à sa source se transmuent en tableau sous le pinceau de Courbet.
    Bilans existentiels
    La rivière, symbole de vie où l’on repêche une jeune morte à la troublante blancheur ; l’innocence du poisson qu’on traque de tout son art pour le relâcher conformément à la doctrine chevaleresque du no kill ; la noblesse rêvée de l’amitié virile et ses petites trahisons « trop humaines » ; la force des mecs réunis « sans femmes » et qui se découvrent mutuellement si vulnérables; l’imagination romanesque qui se faisait tout un cinéma quand le fait divers le plus trivial scelle une tragédie ; enfin quatre hommes dans le même « bateau » confrontés à leur cinquantaine : tels sont les thèmes antinomiques et entrelacés que Jacques-Etienne Bovard, avec une porosité jamais atteinte jusque-là, et un pouvoir d’expression renouvelé, traite avec autant de poésie réaliste (à l’école de Maupassant) que de symbolisme lyrique : ainsi la relation de l’homme et de la nature selon Hemingway revit-elle ici dans une scène de pêche d’une formidable densité émotionnelle et plastique, où la beauté du geste fait la pige à la mort…
    Jacques-Etienne Bovard. Ne pousse pas la rivière. Campiche, 305p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 7 mars 2006.

  • Terroriste du dimanche

    30 ans après avoir bouté le feu au chalet du magnat de la presse Axel Springer, ainsi qu’il le révèle aujourd'hui, Daniel de Roulet présente son récit Un dimanche à la montagne comme une illustration de sa naïve jeunesse.

    Daniel de Roulet a-t-il réellement incendié le chalet d’Axel Springer, magnat de la presse allemande, en janvier 1975 ? Le récit, d’ailleurs filé de main de maître, qu’il tire aujourd’hui de cet attentat relève-t-il de la confession effective ou n’est-ce pas une pure affabulation de romancier ? Le lecteur d’Un dimanche à la montagne ne manquera pas de se poser la question, accentuée par l’effet d’annonce du livre, fort bien orchestré par l’écrivain. Celui-ci n’a pourtant guère le profil du frimeur médiatique, même s’il ne lui déplaît pas de défrayer la chronique, de loin en loin, en prenant par exemple la défense de tel écolo dynamiteur ou en égratignant l’image d’un Le Corbusier pro-Vichy.
    Reste que l’histoire « vraie » qu’il raconte dans son dernier livre paraît si incroyable, dans le genre Bob et Bobette font du terrorisme, si invraisemblable cette petite expédition de deux tourtereaux « politiquement conscients » qui se prélassent toute une nuit dans les draps du Palace de Gstaad avant de monter, à peaux de phoques, jusqu’au nid d’aigle (allusion obligée à Hitler…) où se dresse la résidence forcément « arrogante » d’Axel Springer, dans laquelle le jeune homme pénètre et dispose ses deux bougies incendiaires tandis que sa Dulcinée fait le guet, que le doute persiste alors même que le livre paraît le meilleur « roman » de l’auteur. Celui-ci, au demeurant, ne nous tiendra pas trop rigueur de l’aborder comme un éventuel affabulateur de première…
    - Quelle preuve tangible, Daniel de Roulet, pouvez-vous nous donner de la véracité de votre récit ?
    - La meilleure preuve, c’est que je n’en ai aucune. Pas un objet. Pas un livre que j’aurais pu piquer au passage dans la bibliothèque de Springer, dont je ne me souviens d’ailleurs que très vaguement des détails de la maison. Vous pensez bien que les médias allemands m’ont drillé à ce propos : mais je n’ai rien trouvé pour les satisfaire. Et pas une trace écrite non plus. Vraiment croyez-moi : rien…
    - Pas même l’un ou l’autre des « chers communiqués » aux signatures fantaisistes que vous avez envoyés après votre coup aux rédactions ?
    - Non, parce qu’il importait évidemment d’effacer toute trace. Mais si vous creusez bien de ce côté, peut-être trouverez-vous une piste… Cela étant, si vous doutez de ma parole, ce que je conçois tout à fait, une autre preuve de ma bonne foi tient à cela que je n’ai pas cherché à faire monter les enchères en m’adressant à un éditeur spécialisé en coups médiatiques. Je suis resté fidèle à Buchet-Chastel, qui ne fait pas dans la sensation, et je ne puis enfin vous dire que ça : que je dis la vérité.
    - Persuadé, à 30 ans, que Springer était un nazi polluant nos Alpes, vous vous posiez en héros aux yeux de votre petite amie. Mais quoi d’héroïque dans le fait d’incendier un chalet complètement isolé ?
    - Ce qui me semblait héroïque, c’était de ne pas être attrapé… Or ce que j’ai tenu à montrer, c’est en effet l’immense naïveté dont beaucoup de gens de notre génération on fait preuve. On a tendance, trop souvent, à parer cette période d’une légende glorieuse, alors que nous étions souvent dupes de préjugés ou de mensonges, par sectarisme et par aveuglement. J’ai cru moi-même sincèrement, jusqu’en 2003, qu’Axel Springer avait été un nazi…
    - Quelle est, pour conclure, la finalité de votre livre ?
    - Comme je le raconte : c’est aussi une histoire d’amour et de jeunesse. Retrouvant la femme que j’aimais alors et qui m’a suivi jusque-là-haut, tous deux sexagénaires, elle cancéreuse en phase terminale, je lui ai promis ce témoignage qui est aussi une façon de répondre à Gerhard Schröder, mon contemporain exact que j’ai entendu dire, en août 2003 au Tessin, cette phrase terrible: « Je passe mes journées à combattre ce pour quoi je luttais dans ma jeunesse »…
    Daniel de Roulet. Un dimanche à la montagne. Buchet-Chastel, 158p.

    Le goût des « révélations »

    De Jacques Chessex à Yves Laplace ou Alexandre Jardin, les « confessions» gratinées se multiplient. Mais à quel prix ?
    Il y a quelques années paraissait, sous la signature de Jacques Chessex, un petit récit annoncé avec fracas, intitulé L’économie du ciel et dans lequel l’écrivain affabulait « autour » d’un meurtre commis par le père du narrateur, double évident de celui de l’auteur. Un jeu très équivoque avec les médias, impliquant tel « secret de famille », ne manqua pas de produire certaine sensation, dopant aussi bien les ventes. 
    Or la même tendance aux « révélations » familiales marquait le dernier livre d’Alexandre Jardin, Le roman des Jardin, lancé avec le même effet d’annonce tapageur, où les frasques sexuelles de la fameuse tribu, en sa villa veveysane, devenaient l’appât de toutes les curiosités. Dans une optique non moins « gratinée », Yves Laplace s’est posé en épigone de Michel Houellebecq avec deux romans récents (L’original et Butin) dont l’un des protagonistes est un viveur proxénète et pédophile, l’auteur-narrateur jouant lui aussi sur des « révélations » plus ou moins affriolantes.
    Le désir de paraître, exacerbé par les temps qui courent, est le penchant le mieux partagé chez les écrivains et les artistes, autant que celui d’être aimé : prétendre le contraire serait faire de l’angélisme. Mais à quel prix ? Telle est la question.
    Le paradoxe, en ce qui concerne Un dimanche à la montagne de Daniel de Roulet tient alors à ce que sa qualité propre ne doit à peu près rien à ses « révélations », mais plutôt à ce qu’il dévoile plus subtilement. Dès lors, que l’auteur affabule ou qu’il ait bel et bien vécu ce qu’il raconte n’a pas la moindre importance. Se non è vero…

     

  • J.M. Coetzee en immersion


     En lisant L’homme ralenti 
    C’est un homme à vélo qui se fait renverser par une voiture à la première page et qu’on ampute dix pages plus loin. Il s’appelle Paul et tout de suite on est dans la peau de Paul. Paul Rayment. Le jeune médecin qui se penche sur lui l’appelle Paul comme s’il se souciait particulièrement de lui. Mais Paul le sent dans son nuage de vapes : que le jeune homme ne s’occupe que de son dossier, et du type de prothèse qui conviendra. Avant la page 25 on sait, à travers ce que rumine Paul lui-même, qu’il est plutôt du genre crépusculaire. On le sent se sentir chnoque désarçonné, sans savoir qui l’a fait sauter de selle et s’en préoccupant vaguement mais sans plus, comme il s préoccupe vaguement de savoir qui a décidé de l’amputer. Or tout s’organise autour de lui. Tout est prévu pour le faire re-marcher, et déjà l’infirmière accorte lui annonce comme une évidence qu’il lui faudra une « auxiliaire de vie ». Mais on sait également, déjà, que Paul vit seul, le même genre de nature crépusculaire en somme qu’Elizabeth Costello, protagoniste du roman précédent de J.M. Coetzee, dont le lecteur se rappelle très bien le grain de peau et le caractère.
    On est donc embarqué dès la première page et ça ne se discute pas : « Tout ça – ce lit étrange, cette pièce nue, cette odeur d’antiseptique avec de vagues relents d’urine -, il est clair que ce n’est pas un rêve, c’est la réalité, tout ce qu’il y a de plus réel »
    Et dans la peau de Paul signifie aussi: au pied du mur. Avec ce mot qui lui colle soudain à la conscience : frivole. Une occulte machine à écrire le lui a inscrit sous les yeux et dans la peau : frivole. Voilà ce qu’il a été jusque-là. N’ayant rien fait de mal de sa vie, mais rien de bien non plus. Avec le sentiment confus d’avoir laissé passer sa chance. Et voilà qu’un jeune con se pointe dans sa chambre pour lui dire cela justement: pas de chance. C’est le garçon qui l’a renversé, un certain Wayne, qui se garde bien de s’excuser, sachant évidemment que s’excuser reviendrait à reconnaître sa faute. Mais Paul n’a pas envie, pour sa part, de rassurer le jeune mec : Paul a envie de dormir...
    On pense à La mort d’Ivan Illitch de Tolstoï en commençant de lire L’homme ralenti, ou au Ravelstein de Saul Bellow, j’entends : à ces livres du bilan existentiel d’une vie, et c’est bien là que nous conduit le dernier roman de J.M. Coetzee, qui va nous faire retrouver une certaine Elizabeth Costello…
    J.M. Coetzee. L’homme ralenti. Seuil, 2006.

  • Simenon le médium



    A propos du Bourgmestre de Furnes

    Il y a quelque chose du médium chez Simenon. Sa façon d’entrer dans un personnage relève d’une espèce d’osmose physique et psychique qu’on pourrait dire neutre si elle ne relevait pas, aussi, d’un choix obscur et lucide à la fois. Dans le plus balzacien de ses livres, on sent cependant que Simenon est particulièrement attaché au bourgmestre et j’ai le sentiment qu’il dit pas mal de choses sur lui-même par le truchement de son personnage. C’est le type du self made man de la vieille école qui sait le prix de chaque chose et de tout effort. Il n’aime ni les bourgeois rassis ni les spéculateurs, étant lui-même devenu ce qu’il est par son seul travail après avoir gravi tous les échelons de la société. Pourtant la clef du personnage est ailleurs. Elle relève de la biologie. Le Baas est en effet confronté tous les jours à l’injustice fondamentale qu’incarne sa fille démente, enfermée comme une bête et qu’il sert avec une sorte de dévotion soumise. Or on ne le prend pas comme un symbole mais comme un fait courant de la vie. On ne peut ainsi qu’en dire, avec le populo: c’est la vie...

  • Feuilles volantes

    Notes éparses

    L'aspiration à tout maîtriser donne le style, mais cela part d’une nuit, cela part d’un corps et d’un chaos. Tout n’est pas ordonné par la grammaire mais le corps traverse le chaos de la grammaire comme un rideau de pluie et de l’autre côté sont les chemins.

    ***

    L’une est la fraîcheur même, avec quelque chose de folâtre dans la gaîté qui me rappelle la toute petite fille radieuse qu’elle a été. La voir faire la folle avec le chien dans la neige, derrière la fenêtre, souriant à son jeu comme si elle avait sept ans, me touche aux larmes. L’autre est plus lente et plus lancinante, plus sentimentale, plus ardente et plus démunie. Elle a pleuré, elle pleure et elle pleurera.

    ***

     

    medium_Rodgers16.2.jpg  Festen est le grand film de la transgression d’un secret de famille, qui débouche à la fois sur la purification et la fraternité. J’ai rarement été aussi poigné par une situation exposée au cinéma, et la façon de la présenter m’a conforté dans ma propre détermination de tout dire. C’est simplement l’histoire du gosse qui dit tout haut ce que les autres savent mais préfèrent ignorer. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’un gosse mais du fils aîné de la famille, qui choisit le speech qu’on lui demande de prononcer  à l’occasion du banquet d’anniversaire des soixante ans de son père pour évoquer, d’un ton égal, comment ledit père les violait, lui et sa soeur, laquelle s’est suicidée pour échapper à la hantise de ce souvenir. Il y a là comme un modèle de ce qu’il faut faire aujourd’hui, non du tout un modèle moral ou sociologique, mais bel et bien artistique; car c’est l’art qui m’intéresse là-dedans au premier chef, c’est à cause de l’art, de la forme, de la beauté de tout ça, de l’émotion, de l’énergie, de l’intensité qui se dégage de tout ça que j’ai été bouleversé, par delà la situation humaine.

    ***

    L’heureuse discipline que de penser qu’on n’est rien, et d’agir comme si de rien n’était.

    ***

    On ne devient réellement sérieux, aujourd’hui en littérature, qu’en risquant l’affrontement. Ou alors on fait des phrases. La plupart ne font que des phrases.

    ***

    Très ému à la vision de L’Intendant Sansho de Mizoguchi, merveilleux poème cinématographique dont il se dégage une profonde et tendre mélancolie, avec d’admirables portraits de femmes. C’est probablement l’un des plus beaux films que j’aie jamais vus, au double point de vue du savoir humain et de la poétique artiste.

    ***

    Le règne du plan, de l’horaire et de l’organigramme, tient lieu de nouvelle structure psychique à pas mal de gens. Mais là-dessous, quel chaos.


    medium_Aqua3.JPGPépites de mémoire
    Le raisin que nous allions grappiller dans les vignes surplombant le lac Majeur, la nuit au clair de lune, avec les hautes maisons de pierre de Scajano qui se détachaient sur le ciel, cet été de notre enfance.

    Le premier corps étreint (toute la nuit).

    Le bleu vitreux des glaciers de Grindelwald, et la face nord de l’Eiger que nous observions à la jumelle, dans laquelle se déroulait un drame, tel autre été de notre enfance.
            
    Le besoin de se perdre (dans la foule, dans la forêt, dans les caresses, dans le vin).

    Ceux qui restent froids (révélation de quelque chose, naissance de la prudence).

    Ma mère marchant dans la rue et moi séchant un cours à une terrasse: la fourmi, la cigale.

  • Le salut par l'écriture


    Dans Avant le matin, Jacques Chessex relance son fantasme de sainteté frottée d’érotisme. Roman inégal, le livre vaut par des pages aussi superbes que celles de L’Imparfait, simultanément réédité

    Les voies de la sainteté passent à l’ordinaire par le renoncement à la chair, tout au moins dans la tradition judéo-chrétienne et plus précisément, s’agissant de canonisation rituelle, dans le catholicisme romain. L’idée de péché originel a jeté la malédiction sur le corps et le plaisir. Maints auteurs n’ont pas manqué cependant de relever la stimulation qu’exerce l’interdit sur l’imagination, et son appel à la transgression. Des extases de sainte Thérèse aux blasphèmes de Sade, on reste en famille pourrait-on dire. Or cette dramaturgie catholique, beaucoup plus que le blême moralisme protestant dont il est issu, convient à la poétique sensualiste de Jacques Chessex, chantre de la femme et des beautés de la création, non sans de vives tensions contradictoires illustrée par son dernier livre.
    Avant le matin, marqué par la forte présence de Fribourg, est en effet un roman catholique d’inspiration, en tout cas dans sa première partie, suivie d’une sorte de retour du refoulé puritain en terre vaudoise. Le narrateur, du nom de Joseph d’Avry, lettré plus ou moins raté, a résolu de témoigner de ce qu’il a vécu auprès d’Aloysia Pia Canisia Piller, fille de pauvres gens de la Basse Ville entrée au couvent de la Maigrauge à l’adolescence, dont elle est sortie a trente ans pour vivre auprès des humbles et des miséreux, se donnant à eux - parfois à tous les sens du terme. « L’abbesse Canisia savait qu’aucune règle de bienséance ne contient l’élan de l’être vers l’extase. Elle se donnait comme elle jeûnait, ou marchait pieds nus dans le gel, ou s’abstenait de sommeil une semaine entière, pour approcher le vertige de Dieu ».
    Joseph bénéficie lui-même de ce don « biblique » dès leur rencontre, après quoi la « sainte » lui confie: « J’avais mes pauvres, mes errants, mes sans-papiers, Fribourgeois perclus d’alcool et d’années de chômages, Africains, Yougoslaves, tout ce que la société repousse à la faim et à l’égout ». Et de préciser sa manière de soulager, de la bouche, tel jeune infirme en chaise roulante… Hélas le personnage frise bientôt le cliché édifiant, qui parle à la façon des saintes des livres, regrette de n’avoir pas été Marie Madeleine, trouve les sculptures de Tinguely «plus proches de Golgotha que la plupart des crucifix qui pullulent dans les églises », entraîne une jeune disciple à se livrer aux indigents et aux infirmes dans les caves et les taudis, enfin meurt seule et béate dans les souffrances atroces du cancer.
    « Qui était Canisia Piller ? D’où venait-elle vraiment ? », se demande son hagiographe improvisé, qui n’approfondira guère le portrait de cette présumée âme pure dont le lecteur frustré imagine ce qu’eussent pu faire un Bloy ou un Bernanos. Autant dire que l’évocation de la « sainte » n’est pas le point fort d’Avant le matin, dont la suite du scénario fait replonger Joseph dans un univers de culpabilité tourmentée. Retiré dans un vallon de l’arrière-pays vaudois (qui nous vaut quelques lignes inspirées), entre une femme castratrice et sa fille aguicheuse, lui qui affirmait que « la pitié ne connaît aucune limite de décence» en revient, à la faveur d’une escale compulsive chez les prostituées fribourgeoises, à ne voir plus que la saleté de celles-là même auxquelles Canisia s’identifiait. Du coup, nous nous retrouvons dans un schéma psychologique récurrent des romans de Chessex, heureusement brisé par un dénouement intempestif rappelant les meilleures nouvelles d’Où vont mourir les oiseaux, Joseph devenant alors une sorte de créature hallucinée à la Louis Soutter.
    A remarquer en fin de compte  qu’Avant le matin, roman d’abord peu crédible, nous semble tout de même intéressant par son imbroglio thématique et ses conflits irrésolus, le souffle lyrique qui le traverse et la fluidité moirée de son écriture. Grand « romancier » de lui-même, peu capable en revanche de camper des personnages autres que le sien, prosateur et poète aux pointes incomparables, Jacques Chessex n’atteint pas ici les sommets du Désir de Dieu, même si certaines pages sont de la veine stylistique de la mémorable suite fuguée de L’Imparfait, recueil de proses autobiographiques de haute tenue qui vient également de reparaître.
    Jacques Chessex. Avant le matin. Grasset, 247p.
    Jacques Chessex. L’imparfait. Campoche, 144p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 28 février 2006.


  • Le Docteur invraisemblable


    Aux bons soins réciproques
    A La Désirade, ce 25 février. - Je le consulte tous les sept ans, avec la satisfaction anticipée de le soigner autant qu’il me soigne. Je ne m’en suis avisé qu’hier en sortant de chez lui aussi gai qu’il le paraissait lui-même après trois heures d’entretien délirant (ses patients se livraient à divers jeux dans la salle d’attente), mais il incarne en somme la réplique vivante du Docteur Invraisemblable de Ramon Gomez de La Serna, avec des traits particuliers qui ne sont évidemment qu’à lui.
    D’abord du fait qu’il est Batave d’origine et non seulement pédiatre et psychiatre mais également gemmologue et potier, chanteur de grégorien et prêtre de l’église des Vieux Catholiques. Cela surtout est important car ma mère et la mère de ma mère étaient de la même dissidence qui récuse l’infaillibilité du Pontife romain. De surcroît, nous nous sommes trouvés le goût commun du philosophe russe personnaliste Nicolas Berdiaev (surtout pour Le sens de la création) et de la langue de bœuf aux câpres, essentiellement pour la sauce vu que manger de la langue nous rebute l’un et l’autre.
    Ordinairement le Docteur Van de P. fait attendre ses patients de trois à sept heures. La ruse consiste à prendre rendez-vous avant l'aube, comme j’en avais pris la précaution hier, introduit dans son bureau tapissé de toiles abstraites ou symbolistes (tendance Carl Gustav Jung) par son assistante hindoue à grands yeux de maki. Or l’attendant, je commençai de lire, et j’eus le temps de finir le petit livre de très dense poésie de notre compère de blog Christian Cottet-Emard, intitulé Le grand variable et sur lequel je reviendrai.
    Lorsque parut le Docteur, souriant de tout son regard avant de m’embrasser avec sa fougue de mystique maboul, je lui citai tout de go l’une des dernières phrases du Grand variable : «Ce qui aurait échappé à n’importe quel promeneur prend un tout autre relief pour moi qui connais un peu la stratégie frénétique et silencieuse des plantes, des fleurs et des arbres ». Et le Docteur me regardant fixement de répondre aussitôt : « Vous vous portez comme la Fleur du Flamboyant, à cela près que vous manquez un poil de fer et d’huile de poisson. Mais racontez-moi donc ces sept dernières années… »

    Tout le temps que je lui parle du monde tel qu’il va et ne va pas et tel que je le vois et le vis, en regardant tantôt le pèse-bébé et tantôt le grand livre intitulé Le Temple de l’Homme posé sur son bureau, le Docteur prend des notes fébriles en me lançant avec reconnaissance : « Vous m’aidez, Seigneur, vous m’aidez beaucoup ! ». Puis de me recommander soudain de mieux respirer, tout en s’allongeant à plat ventre sur son lit de consultation pour me montrer sa méthode, de danser un peu en tourniquant comme un derviche, puis de m’inviter à prononcer avec lui un long OM en faisant monter le double son de nos voix de notre double tréfonds d'entrailles.
    Des trois heures que nous venons de passer ensemble, tandis que ses patients patientent, je sais que nous sortirons tout à l’heure régénérés. L’Avenir du Monde nous inquiète tous deux gravement. L’Asile de Fous des arènes médiatiques nous inspire des propos vifs. Nous chantons une fois de plus le Chaos divin tout en déplorant le gâchis mortifère de la Structure et de ses plans de guerre. Il m’offre une fiole de gélules d’huile de poisson en me recommandant plutôt d’aller pêcher en altitude. Je lui promets ma prochaine aquarelle à l’eau de glacier. Sur quoi nous nous quittons guéris pour sept ans…

    Ramon Gomez de La Serna. Le Docteur invraisemblable. Ivrea, 1984.



     

  • L’éclosion d’un grand talent


    C’est toujours un bonheur que de saluer l’apparition d’un nouveau talent, et notamment lorsque celui-ci rayonne avec autant de sensibilité et d’intelligence que celui de Sandra Korol, à la fois comédienne de théâtre et de cinéma, metteuse en scène et auteure dramatique. A ce dernier titre, la jeune Lausannoise (d’adoption, puisqu’elle est née à Genève de père argentin aux origines russo-roumaine et de mère alémanique de souche gitane) a déjà huit pièces à son actif, dont la troisième, KilomBo, sera représentée dès le 7 mars à Vidy.
    «J’ai toujours rêvé d’être actrice », nous confie Sandra Korol dans son petit deux pièces-cuisine de jeune femme vive et nette, qu’on sent à la fois ouverte et décidée, précise et réfléchie dans ses propos. Sans l’ombre d’un complexe, elle se rappelle que c’est les représentations d’ « Au théâtre ce soir », à la télé, et les pièces de boulevard qu’elle allait voir avec ses parents qui ont tissé sa première culture théâtrale. De père médecin enfui d’Argentine dès le début de la dictature - il n’eût pas manqué d’être arrêté pour ses positions révolutionnaires -, Sandra Korol n’a pu aborder avec lui cet aspect de son ascendance que sur le tard, avant un séjour en Argentine où elle retrouva sa famille (dont plusieurs acteurs connus) et écrivit KilomBo… en deux semaines.
    De solide formation classique (latiniste au gymnase fribourgeois de Sainte-Croix, puis aux facs de Lettres et droit où la philo et la criminologie - « pour comprendre la source du mal » - faillirent la happer), Sandra Korol a retrouvé presque fortuitement le fil rouge de sa première aspiration. Un examen raté coïncidant avec les retrouvailles d’une amie devenue comédienne, une inscription de dernière minute au Conservatoire, les rencontres de trois personnes qu’elle reconnaît pour « maîtres » successifs (Gérard Diggelmann qui l’engagea comme enseignante en son école de théâtre pour enfants, Florence Heininger qu’elle seconda à l’émission FaxCulture et le dramaturge Jean-Marie Piemme) ont marqué un parcours à la fois tâtonnant et comme fléché par l’obscure logique des vraies vocations, où les rejets (telle prof qui la déclara mauvaise comédienne, ou tel metteur en ondes trouvant sa première pièce « de la m… ») font parfois office de stimulants, autant que le bon accueil (d’un Denis Maillefer ou d’un Andrea Novicov).
    L’écriture, à laquelle Sandra Korol ne toucha d’abord qu’en surface en qualité de rédactrice d’articles dans la rubrique socio-psycho d’un magazine, elle y plongea ensuite en un mois de frénésie pour en tirer Soledad, pièce radiophonique diffusée sur Espace 2 en 2001. Dans la foulée, de commandes en bourses et autres prix, ateliers et mises en scène, 6 ouvrages de théâtre ont vu le jour, la plupart du temps écrits dans l’urgence, voire « sous dictée » comme le fut KilomBo.
    Si le rendez-vous de la jeune actrice avec la gloire-minute, dans le dernier film de George Clooney où elle était censée débiter deux paires de phrases, est resté sans lendemain (la scène ayant été supprimée avant le tournage…), son rêve d’enfant s’est réalisé avec Fragile de Laurent Nègre, dans lequel elle tient le rôle de l’amie de la protagoniste, aux côtés de Marthe Keller. « Lorsque j’ai vu le film achevé, après une belle expérience humaine et artistique, j’ai ressenti une joie qui n’avait rien de factice.»
    Comédienne ou auteur ? D’aucuns voudraient la classer dans une case ou l’autre, mais Sandra Korol entend vivre la double condition, plus celle de la mise en scène, ainsi qu’elle l’a assumée avec La femme comme champ de bataille au théâtre genevois du Crève-Cœur.
    A l’orée de la trentaine, le talent de Sandra Korol lui ouvre de vastes horizons, où le roman devrait également cristalliser bientôt les thèmes qui la hantent : la mémoire, le lien, la filiation – cela même qu’illustrent ses pièces à découvrir ces prochains temps et plus précisément, après KilomBo : Salida en mai, au Poche de Genève.
    « Salida signifie à la fois la sortie et la mort, la fuite du père qui m’a offert ma bi-nationalité, l’exil, mais aussi le premier pas dans la danse et la renaissance, pour moi qui n’ai pas eu à fuir tout en restant imprégnée de la réalité du déracinement »…

    Madame Socrate au dépotoir

    On pense à Beckett en lisant KilomBo, non tant pour l’écriture que du fait de la situation dans laquelle se trouvent ses deux personnages: reclus dans un souterrain rempli de détritus que ne cesse de cracher un énorme vide-ordures. De quoi rappeler la « journée divine » de Winnie et Willie dans Oh les beaux jours… Or Sandra Korol affirme n’avoir rien lu de Beckett, et quelle raison aurions-nous d’en douter ? De fait, sa pièce instaure, entre Gorda l’adipeuse aînée qui en sait un bout sur la haine sévissant en surface, et Nena la plus jeune aspirant à sortir de ce trou pour connaître enfin l’Amour, une relation initiatique très particulière où cruauté et tendresse se mêlent. Comme chez Beckett ou Pinget, l’horreur (Gorda et Nena ayant pour tâche de bouffer les déchets du monde d’en haut) est en effet exorcisée par le rire, dans un registre grinçant tout personnel qui va de pair avec le lyrisme d’une langue superbe.
    Sandra Korol. KilomBo. in Enjeux I. Théâtre en CamPoche, 2006.
    Théâtre de Vidy, La Passerelle, du 7 au 26 mars. Mise en scène : Nathalie Lannuzel. Durée : 1h.40. Location : 021/ 619 45 45. Ou www.vidy.ch

    Ces articles ont paru dans l’édition de 24Heures du 25 février 2006. La photo de Sandra Korol est signée Philippe Maeder.

  • Hommage à Benno Besson


    C’est un très grand artisan de la mise en scène théâtrale contemporaine qui vient de s’éteindre en la personne de Benno Besson, une vingtaine d’année après qu’il eut ramené les scènes romandes à l’heure européenne. Dès sa première réalisation, à La Comédie de Genève, de L’oiseau vert d’après Gozzi, les prédictions de ceux qui voyaient d’un mauvais œil le retour au pays de cet émule de Brecht le rouge, concluant déjà au complot gauchiste et à l’art doctrinaire, se trouvèrent balayées par un spectacle flamboyant et festif, relevant d’un théâtre pour tous aux très hautes exigences artistiques. A l’opposé de l’art édifiant et gris que proposaient les brechtiens français de l’époque et quelques épigones romands, Benno Besson fut le premier à rappeler qu’un art vraiment populaire passe par le plaisir partagé, la sensualité autant que le sens critique ou poétique. A égale distance des tenants souvent complaisants d’un théâtre de pur divertissement jouant sur le vedettariat, des sectes avant-gardistes confinées dans leurs théories, entre autres « déconstructeurs » de textes et de formes, il proposait l’alternative d’un théâtre aussi travaillé que généreux, au service de textes fondateurs à redécouvrir. D’une relecture de Hamlet à telle pochade de René Morax, en passant par la mémorable découverte du Mangeront-ils ? de Victor Hugo ou son extraordinaire recréation du Cercle de craie caucasien, Benno Besson servait son art plus qu’il ne s’en servait pour briller. Rien de l’illusionniste à effets chez ce « grand classique », selon l’expression de René Gonzalez, qui avait la malice de relever que si Molière disposait d’un Lully, lui-même ne trouvait pas plus mal de s’acoquiner avec les Poubelles Boys…
    Vaudois de souche, ce terrien bourru n’avait rien abdiqué de ses idéaux de jeunesse, fidèle pour l’essentiel à l’idée qu’il se faisait de la dignité humaine, révolté à vie contre l’injustice et l’imbécillité, toujours fervent à redécouvrir la sagesse et la beauté dans un texte, la saveur de fruit mûr d’un mot, la musique de la langue filée à travers les siècles.
    Benno Besson n’est plus, maître-compagnon d’un art non moins éphémère, mais l’âme du théâtre a été revivifiée en nous grâce à lui, comme son souvenir nous restera jusqu’au dernier tomber de rideau…


    René Gonzalez, directeur du Théâtre de Vidy :
    « Il a fait de la vie des autres un chef-d’œuvre »


    La tristesse est grande au théâtre au bord de l’eau où Benno Besson, après l’aventure de La Comédie, avait trouvé une maison d’accueil grande ouverte et un défenseur inconditionnel en la personne de René Gonzalez. Sur la porte de celui-ci figure d’ailleurs une réflexion empruntée à Besson : «Le théâtre est quelque chose d’indispensable s’il ne sert pas la vanité ».
    L’humilité des grands, Benno Besson l’avait manifestée par un dernier cadeau à Vidy, en montant Les quatre doigts et le pouce de René Morax avec autant de soin que s’il se fût agi d’un classique à la Racine. « Benno tutoyait les dieux », raconte René Gonzalez, comme il tutoyait le dernier des servants du théâtre. On n’a pas idée de ce qu’a été son enseignement pour les techniciens autant que pour les comédiens et tous les clampins que nous sommes. C’était un maître artisan. Maître, il ne l’était pas par l’affirmation hautaine d’un pouvoir, mais tous l’auraient reconnu spontanément parce qu’il était à l’évidence le maître-compagnon, compagnon du devoir mais aussi compagnon du plaisir. Des hommes de métier de cette valeur, que certains ont mis des années à reconnaître après l’avoir flingué, et je dirai plus simplement : des hommes de cette qualité, car la qualité humaine primait chez lui, nous n’en croisons pas souvent. Ce que je relèverai alors, c’est qu’il a fait de la vie des autres un chef-d’œuvre ».
    Les spectateurs de Vidy se rappelleront toujours, à cet égard, la représentation du Cercle de craie caucasien de Bertolt Brecht, par le truchement duquel Benno Besson fit de ces heures partagées un inoubliable chef-d’œuvre…


    Anne Cuneo, écrivain.
    «Benno Besson a changé ma vie sur le plan artistique. La seconde partie de ma carrière d’écrivain, tant pour le théâtre que dans mes romans, a été réellement transformée par ce qu’il m’a appris : il y a un avant et après Besson. J’ai commencé par assister à son travail, sur la réalisation de Hamlet, avec l’idée d’en faire un texte. Il ne l’a pas aimé, faute de ce qu’il appelait l’immersion. Il me reprochait de ne pas « entendre » ce que j’écrivais. Ensuite c’est lui qui m’a invité en Finlande à l’assister pour la reprise du même de la même pièce de Shakespeare, et ce fut l’occasion d’une relation plus amicale avec cet homme qui ne me semblait vivre vraiment qu’au théâtre. Au fil des mois, il m’a également ouvert beaucoup de nouveaux horizons, avec des réflexions pénétrantes, par exemple sur la période élisabéthaine ou la transformation de la société bourgeoise. Cet apport sans pareil, je le raconte dans Benno Besson et Hamlet, le récit central d’un livre récent. Mais c’est à la transformation même de mon écriture que se mesure ce qu’il m’a donné ».

    Jacques Roman, comédien.
    « Benno Besson, c’était l’énergie incarnée, et communicative. Il lui fallait toujours un quart d’heure pour se mettre en train, et ensuite plus rien ne l’arrêtait. Il faut rappeler une chose essentielle: sa formation de philologue. La langue était donc au cœur du travail, le texte était le matériau de base, mais pas le texte figé : le texte à la naissance des mots, les mots qu’il nous incombait de recréer pour ainsi dire. Il voulait entendre toutes les notes. Parfois, le travail sur une réplique pouvait durer des heures. C’était d’ailleurs un travail très physique, jamais à la table, tout de suite en scène. Il nous faisait répéter sur des sols mouvants, en perpétuelle recherche d’équilibre et vite. Son maître-mot était: «Penser vite ! Sentir vite ! ». Son recours au masque devait lui aussi servir le texte, au détriment de la grimace vaniteuse, ce qui faisait souffrir certains comédiens soucieux de leur ego. On pouvait être rebuté, en outre, par son hyper-autoritarisme, ou contester certaines de ses options, mais le caractère absolu de son engagement le justifiait. »

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24 Heures du 24 février.

  • L’urgence de s’échapper

    A propos de L'Argent, l'urgence, de Louise Desbrusses
    On n’entre pas facilement dans ce livre aux segments de phrases secs et brefs, cisaillés de parenthèses figurant l’ in petto dédoublé de la narration en deuxième personne. Il vaut cependant la peine, malgré son aspect astringent, de suivre ce récit d’une femme engagée, à son corps plutôt défendant, mais pour l’argent et par urgence, dans une méga-boîte rappelant celle d’Amélie Nothomb dans Stupeur et tremblements, à la française. D’une tonalité plus froide et plus mordante, le récit module des observations assez limitées, et le regard sur les êtres y est peu généreux, voire réducteur quand il s’agit du sexe dit fort. Le premier homme que la protagoniste rencontre, dans le métro, ne peut que lui mettre la main à la cuisse, son compagnon est une limace (elle l’appelle maternellement « l’homme-à-élever », quoique disant l’aimer d’Amour majuscule…) et ses collègues se réduisent à des bouts de chemises ou de pantalons. Un seul trouvera grâce, qu’elle rencontre ailleurs et appelle l’Eclat noir, annonçant l’échappée finale. D’abord rebutant, ce premier roman à la forme frisant l’artifice, et parfois à la limite du maniérisme, révèle toutefois un regard et une voix en sourdine, elliptique et têtue, qui s’amplifie et finalement s’impose.
    Louise Desbrusses. L’argent, l’urgence. Editions P.O.L., 170p