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Carnets de JLK - Page 196

  • Dans cette lumière volée



    L’auteur démasqué (16)

    Ce passage est un extrait du Passage, précisément, extrait du dernier livre d'Antoine Volodine, Nos animaux préférés, paru en janvier 2006 au Seuil. Personne n'a identifié cette prose pas vraiment typique, il est vrai, de la manière volodienne...

    « Si tout va bien, un ciel naîtra de la mer un quart d’heure après le rivage. Tu ne pourras plus avancer, tu devras te cacher dans le reste des vagues, c’est par l’intérieur des nuages que tu accéderas au reste des vagues. Tu devras construire le passage, c’est dans la ruine du reflet que tu le découvriras, dans la ruine des eaux déjà impropres à porter l’idée de navires, dans la ruine du jour sans voyage et sans soleil. C’est dans la ruine du reflet que tu dissimuleras la dernière balise. C’est dans la dernière balise que tu feras mine de flotter, car il faudra continuer à feindre, face au vent déjà décharné de ses souvenirs d’albatros, de mouettes rieuses, éteint. Face à ce vent qui aura abdiqué, tu adopteras la politique de l’épave, la stratégie de l’épave qui a tes faveurs depuis toujours ».

    (…)

    « Et c’est sur cette lumière-là, non navigable, fictive, que tu façonneras le passage, dans cette lumière volée, dans la misère orgueilleuse de cette lumière volée ».

  • Putain d’amour caraïbe


    Les dollars des sables de Jean-Noël Pancrazi

    Les belles âmes moralement et politiquement correctes s’effaroucheront peut-être du fait que Jean-Noël Pancrazi, romancier français du meilleur style (l’Académie français a décerné son Grand Prix du roman à Tout est passé si vite, en 2003) raconte ici sans masque les amours tarifées qui l’unissent à un jeune métis marié de République dominicaine, disparaissant chaque nuit après l’effusion des corps et dont il ne connaît d’abord que le prénom de Noeli.
    Ce « roman », au titre à la fois poétique et ambigu, ne se réduit-il pas à l’esthétisante sublimation d’un épisode de tourisme sexuel ? Tel n’est pas le sentiment du lecteur sans préjugés, attendant de la littérature à la fois un aperçu des multiples aspects de la condition humaine et la ressaisie d’une expérience vécue par la transmutation d’une écriture personnelle. Autant d’éléments qui font précisément l’intérêt de ce livre dont la musique de la langue envoûte, avec ses phrases roulant comme des vagues sous le vent et l’évocation très physique du climat des Caraïbes.
    Si Jean-Noël Pancrazi rend nettement les occurrences terre à terre, voire sordides, gage en tout cas d’humiliations bien partagées, d’un « commerce » sexuel et affectif sur fond de pauvreté, son récit relève plutôt de l’amitié réelle et d’un amour quasi filial. Le romancier tend-il à enjoliver ou à magnifier l’espèce d’adoption à laquelle aboutit cette relation ? Rien en tout cas de convenu ou d’édulcoré dans la prise en compte de la réalité violente et souvent dangereuse, voire soumise à persécution officielle (la traque des homos à Cuba est évoquée au passage) des relations entretenues par le narrateur et ses semblables avec leurs amis respectifs et leur entourage. Reflet des rapports Nord-Sud, la prostitution occasionnelle des mecs fait ici figure d’ « extra » plus ou moins jovialement toléré, dans une société qui reste massivement machiste et homophobe. Autant dire qu’un climat de menace plane sur ce livre, que l’écriture crépusculaire de Jean-Noël Pancrazi restitue avec autant de lyrisme que d’intensité tragique au fil de certains épisodes.
    En fin de compte, c’est pourtant un sentiment d’authentique fraternité qui se dégage de ce récit aussi sensible que sensuel, diffusant un mélange de fataliste mélancolie et de tendresse blessée.

    Jean-Noël Pancrazi. Les dollars des sables. Gallimard, 169p.


  • La flamme et les cendres

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    Dans La gazelle tartare, Asa Lanova ressaisit la matière d’une existence marquée par la peur de vivre et la recherche de l’absolu, avec un mélange détonant de verve et de poésie

    A vingt ans, Maryse était une jeune danseuse lausannoise promise au plus bel avenir. Un premier rôle d’Ophélie, avec Maurice Béjart pour partenaire, marqua simultanément sa première panique. Fuyant un amour naissant, fuyant la danse, elle devint plus tard écrivain sous le nom d’Asa Lanova. Sept livres ont abouti à ce dernier récit d’une nouvelle profondeur, marqué par la solitude mélancolique et le deuil, mais aussi l’humour et quel sursaut de bonne vitalité.

    La sagesse des braves gens répète qu’on ne peut être et avoir été : que nul n’échappe à la loi du temps qui passe et qu’il est chimérique de croire à la jeunesse éternelle, sauf à pactiser avec le diable. Or, même à l’ère des oiseaux mazoutés, il reste des poètes rêvant à l’albatros bravant toutes les pesanteurs et des jeunes filles attendant le prince charmant à la fenêtre de leur tour HLM – et telle demeure la narratrice de La gazelle tartare en dépit d’une vie plutôt mouvementée dont témoignent, de La dernière migration (Régine Deforges, 1977) au Testament d’une mante religieuse (L’Aire, 1995) des livres marqués au sceau d’un érotisme entêtant, voire torride, mais nullement superficiel. Une constante traverse en effet les écrits sur feuillets bleus d’Asa Lanova, et c’est une sorte de panique frisant parfois le délire, à base de carence affective, d’incertitude, de peur de vivre (cette « gangrène de l’âme ») et de terreur de n’être pas à la hauteur. Son insomnie chronique la taraude plus que jamais au moment où elle entreprend ce nouveau récit, dont le déclencheur est le visionnement d’un film consacré à Maurice Béjart et, de fil en aiguille, le ressouvenir d’un bref amour de jeunesse qu’elle a fui comme elle fuira bientôt la danse où on lui promettait le plus bel avenir. Cette irruption de son passé de jeune fille en fleur coïncide avec une confrontation plus douloureuse, après des années éprouvantes de dérive en Egypte et de dèche en haute-Savoie, avec la décrépitude de sa mère frappée par la maladie d’Alzheimer. Amorcé dans le jardin retrouvé de son enfance, où son grand-père terrien l’initia aux beautés de la nature et où reposent les cendres de son père, le récit de La gazelle tartare va se développer en spirales narratives creusant alternativement dans le passé de Maryse (son vrai nom) et rejoignant le présent d’Asa, dans un brassage proustien où la « traque des mots », dont la romancière a la passion précise et parfois précieuse (le « charabia chéri » que lui reproche gentiment son mentor, le grand découvreur Georges Belmont, ami de Joyce), exprime cette « Force de vie » qu’entretiennent également la discipline ascétique de ses exercices quotidiens à la barre et ses soins de soeur franciscaine zoophile à sept chats flanqués d’une chienne du désert…

    L’univers d’Asa Lanova est apparemment un vrai souk, mais c’est vers une nouvelle simplicité dépouillée que nous conduit La gazelle tartare, au terme d’un récit tour à tour émouvant et burlesque, truculent à souhait lorsqu’elle évoque un séjour de cinq ans à Alexandrie, et très poignant par l’évocation de la fin de sa mère. Il y a chez elle un mélange de terrienne vaudoise et de mystique « allumée », de sauvageonne complice de la Vouivre et d’artiste retrouvant, chez ces grands vivants que furent Henry Miller ou Lawrence Durrell, la flamme pure, transfigurée par la littérature, d’une vie de bohème où plaisirs et « châtaignes » firent florès.
    Dès le départ de son récit, la figure magnifiée de « Satan », ainsi qu’elle surnomme Béjart en qui elle voit un « messager d’amour entre le monde et la Beauté », devient l’objet d’une rêverie obsessionnelle qu’un rendez-vous téléphonique fixe dans le temps et l’espace. Or verra-t-on, à l’automne, Tristan et Iseult se retrouver enfin pour finir leur vie sur un tardif canapé conjugal ? C’est ce qu’elle s’obstine à croire en invoquant l’ « éternel retour » et en se repassant Wagner sur son pick-up. L’intéressé, avec la tendresse des sages, lui objectera pourtant: « Je ne puis raccorder ce qui fut à ce que nous sommes devenus. Aussi, gardons intacte la beauté du souvenir… ».

    Au demeurant, il serait mesquin de voir en La gazelle tartare l’exploitation d’une « affaire » susceptible de publicité. S’il est certain que la narratrice croit vraiment qu’elle va retrouver cet amour de jeunesse, si fugace qu’il ait été, c’est qu’elle sait chez lui cette même Flamme inextinguible qu’elle désespère de trouver auprès de ses compagnons ordinaires. Avec la même candeur, et cette crédulité un peu « barjo » qui la fait se convertir un temps à l’islam et se frotter à l’occultisme, elle ne cesse de lorgner vers l’Infini, l’Eternel et l’Absolu, tout en gardant les pieds sur terre avec ce bon naturel et cette fougue vitale irriguant ses meilleures pages. C’est ainsi, au final, un livre plein d’amour et de mélancolie, mais aussi de courage et de drôlerie que La gazelle tartare, où l’inaccessible (désigné par l’expression arabe du titre) devient matière humaine par le miracle des mots.

    Asa Lanova. La gazelle tartare. Bernard Campiche éditeur, 268p.
    Le Prix Schiller vient d’être attribué à ce livre.





  • A la Grâce de Dieu


    L’auteur démasqué (15)

    Ce texte est tiré de La belle lurette, roman autobiographique d'Henri Calet. La seule désignation du nom de celui-ci est considérée comme suffisante, ce soir de pluie, par le jury unanime du jeu papou.  

    « Défense de laisser les enfants jouer dans les cours. Défense de mettre des oiseaux et des fleurs aux fenêtres. Défense de laisser circuler les chiens librement. Défense de laver le linge aux fontaines. Sous peine de congé immédiat. »
    Chaque bâtiment de la Cour de la Grâce de Dieu – je trouve l’appellation amusante – avait son panneau mural. Maman habitait une chambre du sixième étage, le dernier. Escalier K.
    Nous étions là des centaines entassés, grands et petits, dans nos puanteurs et sans fleurs, avec nos tares et sans oiseaux.
    Dans les couloirs mi-obscurs la senteur lourde de la merde était partout, et celle – plus insinuante – aigrelette de l’urine. Le dégoût s’étalait sur les murs… Merde… Merde… en grandes lettres ou en arabesques, et surtout aux chiottes, écrit du bout du doigt… Merde… Merde…
    C’est vrai, on en était pleins jusqu’à la gorge. Un enlisement et un étouffement lents.
    L’entrée de la cour était barrée par le regard oblique et raide du concierge : un vieillard assis qui avait une voix couverte, étrange, lointaine. Dans ce concierge, c’était un va-et-vient glaireux et il n’avait qu’à secouer son ventre replié sur ses cuisses pour qu’aussitôt les glaviots lui montassent aux lèvres. Il les mâchonnait longtemps avant de les cracher par le vasistas ».

  • Là-bas en enfance



    L’auteur démasqué (14)

    L'auteur de cet extrait d'Enfance est Nathalie Sarraute, que notre ami Bona a identifié sans peine.

    « Je suis assise près de maman dans une voiture fermée tirée par un cheval, nous cahotons sur une route poussiéreuse. Je tiens le plus près possible de la fenêtre un livre de la bibliothèque rose, j’essaie de lire malgré les secousses, malgré les objurgations de maman : « Arrête-toi maintenant, ça suffit, tu t’abîmes les yeux… »
    La Ville où nous nous rendons porte le nom de Kamenetz-Podolsk. Nous y passerons l’été chez mon oncle Gricha Chatounovski, celui des frères de maman qui est avocat.
    Ce vers quoi nous allons, ce qui m’attend là-bas, possède toutes les qualités qui font « les beaux souvenirs d’enfance »…

  • L’herbe de Whitman



    L’auteur démasqué (13)

    Cet extrait de poème est tiré de la deuxième séquence d'Au tombeau d'Apollinaire, du poète américain Allen Ginsberg (1926-1997). Je l'ai tiré de l'excellente monographie consacrée au grand poète beatnik par Jacques Darras, dans la collection Poésie de Jean-Michel Place. Personne n'a découvert l'identité de cet auteur naguère "culte". Sic transit gloria mundi & Shame on you...


    « Ici à Paris je suis ton invité chère ombre amicale
    La main absente de Max Jacob
    Le jeune Picasso m’apportant un tube de Méditerranée
    Moi-même assistant au banquet rouge et vieux de Rousseau
    J’ai mangé son violon
    Merveilleuses fêtes au Bateau-Lavoir qui n’ont jamais été mentionnées
    Dans les livres scolaires d’Algérie
    Tzara au bois de Boulogne expliquant l’alchimie des couscous
    mitrailleurs
    Il pleure en me traduisant en suédois
    Elégant cravate mauve et pantalon noir
    Une douce et tendre barbe émerge de son visage comme la
    Mousse tapissant les murs de l’Anarchie
    Il parlait interminablement de ses querelles avec André Breton
    Un jour il l’aida à retailler sa moustache dorée
    Le vieux Blaise Cendrars m’a reçu dans son cabinet de travail
    Et à voix basse me parle de l’immense Sibérie
    Jacques Vaché me pria d’examiner sa terrible collection de pistolets
    Pauvre Cocteau attristé parle du merveilleux Radiguet d’antan
    A sa dernière pensée je me suis évanoui
    Rigaut avec une lettre d’introduction à la Mort
    Et Gide vanta le téléphone et d’autres remarquables inventions
    E principe nous étions d’accord bien qu’il baratinât sur
    Le linge de corps mauve
    Malgré cela il but au goulot de l’herbe de Whitman intrigué
    Par les amants qui se nomment Colorado
    Princes d’Amérique arrivant les bras chargés de shrapnels et
    De base-ball
    Oh Guillaume le monde si facile à combattre semblait si facile
    Savais-tu que les grands classiques politiques envahiraient
    Montparnasse
    Sans un seul brin de laurier prophétique pour verdir leurs
    fronts
    aucune pulsation verte dans leurs oreillers aucune feuille ne
    reste de leurs guerres – Maïakovski est arrivé et s’est révolté… »

    Ginsberg as youngster

  • Les instants grappillés

     

    Dans le TGV, ce jeudi soir 11 mai. – A l’instant nous traversons la Saône. Mais non : à l’instant nous filons déjà à travers le jaune acide des champs de colza cisaillés de vert tendre. Ou bien à l’instant, le front contre la vitre du train à grande vitesse, je me retrouve à la fois ce midi place Saint-Sulpice, en compagne d’Alina Reyes toute souriante dans le soleil éclaboussé d’eau de fontaine, puis sur la terrasse du Mazarin avec Florian mon compère photographe qui me rejoint plus tard dans un salon de l’Institut de France pour y passer un moment, vite avant le train, à écouter François Cheng en veine d’improvisation bien préparée sur le miracle de chaque Instant.


    A l’instant nous arrivons à Dole, et du coup j’en aurais pour des pages à célébrer mon (occulte) ami Marcel Aymé côté Vouivre et forêts, entre Brûlebois et Le moulin de la sourdine, mais du coup la Vouivre me rappelle la taille hyperfine d’Alina Reyes traversant la terrasse du Café de la Mairie, et une heure avant les transes dans lesquelles, à l’hôtel Louisiane, j’ai rendu hommage à Alexandre Zinoviev dont ma bonne amie venait de m’apprendre la mort au téléphone – Zinoviev que je revoyais dans sa cuisine munichoise, incapable même de nous faire un œuf au plat et m’emmenant à travers les rues de la ville, jusqu’à certaine brasserie de sinistre mémoire dans laquelle Hitler éructa ses premiers discours… Et voici qu’ayant bouclé et envoyé mon papier je tombe sur le vieil Albert Cossery plus déplumé et plus dandy que jamais, sans doute sur le point de gagner sa mangeoire de l’Emporio Armani où quelque mécène lui offre sa spaghettata quotidienne… Puis voilà que mon portable grelotte une fois encore, sur lequel un éditeur de nouveau compagnonnage m’annonce la mort, la nuit passée, de son père…
    Un instant et nous apparaissons et disparaissons presque en même temps, un instant et me revient le sourire méfiant-songeur-mutin d’Alina que j’imaginais moins menue ou plus sûre d’elle, et dont me ravissent les gestes élégants et le rire frais, un instant après nous nous sommes quittés sur un bec et nous nous retrouvons, avec mon compère Florian, à la terrasse du Mazarin où mon portable nous félicite tous deux, par la voix de René Gonzalez, de notre pleine page de ce matin sur Godard, plus généreuse à ce qu’il me dit que le maigre jus un peu méprisant de Libé, un instant et nous voilà remontant vers le Jura virant au mauve tandis que ma voisine relève les yeux de Monsieur Ripley qu’elle tient au-dessus d’un ventre rond gainé de soie bleue, annonçant un proche événement…
    Tant d’intersections chaque jour, comme le collage du dernier Godard, tant d’histoires simultanées que nous vivons dans l’instant, et le train remonte à travers les forêts d’où il redescendra en lent vol plané jusqu’au lac cher au vieux mandarin pour qui la beauté ne saurait être sans bonté - à l’instant le soleil n’est plus qu’une rougeoyante boule de feu dans l’indigo du couchant, à l’instant on est comme au bord du ciel et des horizons se perdant en lointains bleutés…

  • Le contempteur déchiré

    Hommage à Alexandre Zinoviev

     

    L’auteur de L’Avenir radieux et des Hauteurs béantes est mort à Moscou. Ses livres avaient paru à Lausanne.
    C’est une figure à la fois éminente et paradoxale de l’opposition au communisme qui vient de disparaître en la personne d’Alexandre Zinovie, décédé mercredi soir à Moscou d’un cancer au cerveau, à l’âge de 83 ans. Zinoviev avait été, avec Les hauteurs béantes, l’un des satiristes les plus virulents et les plus originaux, de point de vue du gorillage de la langue de bois et de la pensée unique soviétiques, sans se rallier pour autant aux dissidents. Ainsi ne cessa-t-il de railler les positions d’un Soljenitsyne, qu’il avait surnommé le Père-le-Justice. Par la suite, loin de se réjouir de la perestroïka, il critiqua un Gorbatchev puis un Eltsine avec la même véhémence.  

    Pur produit de la société communiste, Alexandre Alexandrovitch Zinoviev était né en 1922 dans une famille d’ouvriers, avait accompli des études de philosophie et acquit, en tant que  logicien, une réputation mondiale. Sa science du discours et de ses distorsions, et son mépris-fascination pour l’idéologie  marquèrent profondément ses « romans » mimant, par leurs discours labyrinthiques, les tours et les détours de la dialectique kafkaïenne propre à Ivanbourg, sa ville-pays mythique. 

    Révélé en Occident par la parution aux éditions L’Age d’Homme, du dévastateur pamphlet-chronique intitulé Les hauteurs béantes, Alexandre Zinoviev fut déchu de sa nationalité en 1978 et s’exila, avec sa femme et sa fille, à Munich où il reprit son enseignement. Très lié à Vladimir Dimitrijevic, qui le défendit avec vaillance, Zinoviev publia encore L’Avenir radieux, peut-être son plus beau livre, moins touffu et plus accessible et humainement attachant que le précédent, et une quantité d’autres ouvrages prolongeant sa critique et l’étendant à l’Occident, auquel il ne s’adapta jamais. Pertinent et décapant dans sa « lecture » de la société et de la paranoïa soviétiques, dont il démontait les mécanismes de pensée et de comportement avec une lucidité aiguisant notre propre regard sur les faux semblants du monde occidental, Alexandre Zinoviev semble avoir été dérouté par l’effondrement du système qu’il fustigeait, auquel il prédisait une survie de mille ans…

    Revenu en Russie en 1999, il se rallia paradoxalement à la mouvance communiste contre les arrivistes du nouveau régime. La poignante et révélatrice autobiographie intitulée Les confession d’un homme en trop (reprise en poche Folio) éclaire bien la trajectoire de ce contempteur déchiré, à jamais fidèle aux gens simples dont il était le rejeton, à jamais hostile aux cyniques de tous bords, à jamais guéri de parier pour un avenir radieux, quitte à sombrer parfois dans un délire égocentrique ou une vision catastrophiste du monde. Eveilleur décisif à un moment d’aveuglement collectif, Zinoviev n’en laisse pas moins une trace forte dans la littérature contre-utopique de la fin du XXe siècle.


  • Godard fait son cinéma

    Rétrospective-exposition au Centre Pompidou

    L’hommage, à Paris, du Centre Pompidou au génial cinéaste est à la mesure de son œuvre inventive et explosive: avec une rétrospective intégrale de 140 films, l’avant-première du passionnant Vrai Faux passeport, une exposition « carte blanche » marquée par un clash retentissant,  et une avalanche de publications, livres et DVD confondus.

    Aujourd’hui s’ouvre à Beaubourg, institution parisienne de consécration s’il en est, une exposition qui aurait pu signifier l’entrée au musée de Jean-Luc Godard. Mais pas du tout : d’ailleurs Godard n’y sera pas. Point de dossier de presse pour en faciliter la présentation aux médias. Nulle interview possible en dépit de vagues promesses. Juste ce texte explicatif sur un panneau dérobé : « Le Centre Pompidou a décidé de ne pas réaliser le projet d’exposition intitulé Collage(s) de France, archéologie du cinéma d’après JLG, en raison de difficultés artistiques, techniques et financières qu’il présentait et de le remplacer par un autre projet antérieurement envisagé intitulé  Voyage(s) en utopie. JLG, 1946-2006. A la recherche d’un théorème perdu… »
    Or l’exposition, retirée des mains de son premier commissaire hautement qualifié, Dominique Païni, pour être confiée à Godard au titre de « carte blanche », fait-elle figure de manifestation « par défaut » ? La question, posée à la direction du Centre Pompidou, reste sans réponse. L’intéressé lui-même, on nous l’a dit et répété, ne désire pas non plus argumenter et ne répond pas plus que le Manitoba. Est-ce à dire que Jean-Luc Godard ne joue pas le jeu ? Mais quel jeu ?
    Telle est la question que pose, précisément, toute son œuvre de créateur en rupture avec les conventions et les certitudes. Plus précisément, son dernier film, Vrai faux passeport,  magnifique poème-bilan revisitant à la fois ses thèmes d’interrogation (les dieux, l’histoire, la torture, la liberté, l’enfance, la politique, l’éros, la défaite, etc.), présenté par lui à l’ouverture de la rétrospective à Beaubourg (le 24 avril dernier) et relancé en boucle dans son exposition, dit tout et bien plus que ce qu’il exprimera jamais en conférence de presse.
    Les éclats du réel
    Qu’est-ce qui nous touche vraiment ? Claire Chazal au TJ est-elle un meilleur « passeport pour le réel » que  Charlot en dictateur ? Que nous dit le cinéma de l’érotisme réel et de la mort ? De l’enfance confrontée aux ruines ? De la pauvreté ? Du miracle ? De la beauté ? De la torture ? Dans un collage d’une saisissante densité, jouant avec ironie sur l’obsession actuelle des jugements «bonus » ou « malus », Jean-Luc Godard revisite les scènes « immortelles » du cinéma, de Fritz Lang à Bresson ou du western à l’Italie de Scorsese, pour dire la réalité particulière du cinéma. On le croit provocateur gratuit : il est au contraire poète délicat, moraliste aimant la beauté, pamphlétaire par haine de la haine. Sous ses airs de plasticien déjanté ou d’écrivain en images, Godard n’a rien des complaisances de l’art branché. Son affaire essentielle est le cinéma et c’est ce qu’il fait à tous les sens du terme.
    Maisons et jardins
    Il ya  une folie suisse de Godard, comme de Zouc, de Zorn ou de Ziegler, qui oscille entre la petite histoire et la détresse du monde, la partie et le tout, le bon sens jardinier et la gestion de fortune des tyrans. Dans Notre musique, Godard évoquait une rivière qui est une image de paradis, genre la Venoge vers le lac. Mais cette image est aussitôt cisaillée  par des visions de guerre. Et tout Godard est là : dans le contrepoint perpétuel de ce qu’on pourrait dire l’horreur du monde et sa splendeur, l’innocence de la nature et les constructions de la culture. Godard le Candide (parodique) cultivateur rollois de géraniums, a stocké dans ses archives les pires images de la guerre d’Espagne et de la Résistance, de l’Algérie et du   Vietnam, de Palestine, de Sarajevo et de Grozny. Et comment jouer alors la star médiatique ?
    A l’exposition de Beaubourg, la Maison du monde occidental selon JLG intègre les films de guerre dans la chambre à coucher et les films X dans la salle à manger. Dans les plantes vertes guignent les téléviseurs. Des chaises-longues d’enfants s’embêtent devant les écrans. C’est le chaos du monde actuel. Jean-Luc Godard y trace pourtant une voie garante d’humanité…


    Jean-Luc Godard omniprésent
    MULTIPACK Du film au DVD en passant par le livre, l’hommage est pléthorique
    Malgré ses aspects peu académiques, l’hommage rendu par la France à Jean-Luc Godard est impressionant, qui va de l’ensemble des manifestations mises sur pied au Centre Pompidou à une quantité de publications. Le premier « monument » à signaler, aux éditions Gallimard, est le volume très abondamment illustré de ses Histoire(s) du cinéma qui fixe, par l’écrit et l’image, la lecture de « toutes les histoires » du cinéma se résumant à vrai dire à « une histoire seule », dans l’espace du monde actuel et les temps lointains et proches. Poème et discours, collage de mots et d’images, ce livre relève de la mise en scène unique, qui renvoie à la pensée en actes de Godard, cinéaste, poète, écrivain et plasticien.
    Autre somme mais documentaire : le référentiel Jean-Luc Godard/Documents, publié par le Centre Pompidou et constituant un recueil d’essais et de témoignages de valeur sur l’œuvre et ses multiples incidences actuelles. Cet indispensable document, à lui seul, suffit à réduire à du pipi de minet le « litige » lié à l’exposition.
    Aux éditions Gallimard également : signalons le tout récent volume de la collection Découvertes consacré à Jean-Luc Godard, signé François Nemer.
    A consulter aussi : le numéro d’avril des Cahiers du cinéma, consacré au thème Cinéma au musée et qui titre plus précisément : Godard occupe Beaubourg. Entre autres… 

    A l’affiche
    Paris. Centre Pompidou. Rétrospective intégrale : 140 films. 75 documents. Cinéma 1, Cinéma 2. Exposition : Voyage(s) en utopie. JLG , 1946-2006, A la recherche d’un théorème perdu. Jusqu’au 14 août. galerie sud. L’exposition est ouverte au public tous les jours de 11h à 21 h sauf le mardi.
    Renseignements. 00331/ 44 78 12 33. Www.centrepompidou.fr

    « Un homme/ rien qu’un homme/ et qui n’en vaut aucun /mais qu’aucuns ne valent »
    (Jean-Luc Godard)
     
       
     

  • Terre des livres


    L’auteur démasqué (12)

    L'auteur de ce poème, tiré de Récitatif, réédité avec Amen et La tourne dans la collection Poésie/Gallimard, est évidemment Jacques Réda, qui vient de publier un nouveau recueil de proses chez Gallimard, sous le titre de Ponts flottants. Stéphane M. est le douzième lauréat du jeu papou. L'innombrable tribu l'applaudit à tout rompre.

    Longtemps après l’arrachement des dernières fusées,
    Dans les coins abrités des ruines de nos maisons
    Pour veiller les milliards de morts les livres resteront
    Tout seuls sur la planète.
    Mais les yeux des milliards de mots qui lisaient dans les
    nôtres,
    Cherchant à voir encore,
    Feront-ils de leurs cils un souffle de forêt
    Sur la terre à nouveau muette ?
    Autant demander si la mer se souviendra du battement
    de nos jambes ; le vent,
    D’Ulysse entrant nu dans le cercle des jeunes filles.
    Ô belle au bois dormant,
    La lumière aura fui comme s’abaisse une paupière.
    Et le soleil ôtant son casque
    Verra choir une larme entre ses pieds qui ne bougent plus.
    Nul n’entendra le bâton aveugle du poète
    Toucher le rebord de la pierre au seuil déserté,
    Lui qui dans l’imparfait déjà heurte et nous a précédés
    Quand nous étions encore à jouer sous vos yeux,
    Incrédules étoiles ».

  • Ô douce nuit

    L’Auteur démasqué (11)

    Ce fragment édifiant est extrait du livre à paraître d'Alina Reyes, Le carnet de Rrose. Un (ou une) karateka l'a identifié, ce qui est méritoire vu que le texte était inédit. Je reviendrai sur ce petit livre dense à la saveur de figue de barbarie.

    « Agenouillée devant son trésor, je suis une enfant devant le sapin de Noël, droit, luisant, et si joli, avec ses boules pleines de promesses. Dans mon cœur je prie papa Noël, j’espère avoir été assez gentille pour mériter mon cadeau. Je tire la langue, les yeux baissés, pour qu’il y dépose son hostie. Quand sa chair si délicate et odorante, sa peau si fine touchent mes papilles si sensibles, alors je le regarde dans les yeux et nous entrons vraiment en communion. Qui m’a donné cette bouche, Qui lui a donné cette tige qui s’y glisse, Qui nous a donné ces yeux humides et brillants ? Douce nuit, sainte nuit, laisse-moi toujours connaître l’union parfaite dans l’amour, et m’y fondre. »

  • Voyage au bout de nulle part

    Sur Le rendez-vous de Thessalonique de Nicolas Verdan, Prix Bibliomedia 2006.

    Les vrais romanciers ne sont pas légion dans la littérature romande actuelle, où la relève se fait en outre désirer, et c’est pourquoi le premier ouvrage de Nicolas Verdan, qui fixe d’emblée un espace proprement romanesque et développe, au fil d’une écriture précise, concrète et rapide, le récit des désarrois d’un quadragénaire de notre temps en pleine remise en question, nous intéresse et nous touche. Il y a de fait, dans Le rendez-vous de Thessalonique, l’écho d’un malaise d’époque lié au sentiment de l’insuffisance d’une existence protégée et par trop balisée, également perceptible dans Le pays de Carole, et, plus récemment, dans Ne pousse pas la rivière de Jacques-Etienne Bovard ou dans Vie sauvage de Philippe Rohr, avec des composantes propres à l’auteur dont la double origine helvétique et grecque fonde ici la recherche d’un « ailleurs » à coloration d’« Orient inconnu ».

    Jeune architecte fatigué de concevoir de confortables prisons pour clients dorés sur tranche, et non moins las de la plate vie qu’il partage, sexe pointé, avec une Luce par trop lisse, Lorenzo se trouve soudain ébranlé par la disparition non annoncée de son ami Themis, journaliste exerçant sur lui l’ascendant d’un grand frère, sur les traces duquel il va se lancer, lors même qu’une sentence du poète Cavafis, tirée de La Ville et notée dans un carnet de son mentor, retentit sourdement en lui : « Tu ne trouveras pas d’autres lieux, tu ne trouveras pas d’autres mers ».

    C’est en traversant la mer Adriatique, au demeurant, que Lorenzo va rallier, par Igoumenitsa et les montagnes couvertes de neige noire « comme de la cendre » du proche pays des aigles, la Grèce et Thessalonique, non sans être profondément troublé, dans son périple, par la rencontre réitérée de pauvres migrants en dérive dont les processions hagardes le hantent et qui partagent, croit-il, sa « folle espérance de l’ailleurs ». Au fil du récit, le lecteur appréciera déjà la qualité d’évocation du récit de Verdan, capable de restituer des atmosphères sans s’attarder à de fastidieuses descriptions. Un décor fruste, une lumière blafarde, un dialogue et vous êtes dans ce commissariat nocturne de Kozani, avant de vous retrouver dans tel hôtel décati de Thessalonique ou dans tel quartier gitan.

    On pense à La fuite de Monsieur Monde de Simenon, et à tant d’autres échappées des personnages du même auteur, dans ce roman du rejet de l’ennui et de la médiocrité, en quête d’on ne sait trop quoi. Naïf et lucide, Lorenzo semble flotter et couler à la fois, s’amusant ici dans un bar ou dans le lit d’une belle et poursuivant, inassouvi, sa quête au bout de nulle part, à la vive inquiétude d’amis désireux de le ramener du côté de la vie. Il y a chez, chez ce Werther sans âme sœur ni passion, un désespoir informulé assez typique de ce temps où les postures philosophiques d’un Meursault ou d’un Roquentin font figure un peu solennelles. Tout au plus se raccroche-t-il au partage mélancolique de la musique, au milieu d’amis d’un soir, et à l’évocation d’une « Grèce inviolée », avant de se fondre dans l’anonymat d’un quartier déshérité et de finir, après la rencontre d’une damnée de la terre (la Kurde Narmeen fuyant dans une autre direction) qu’il ne saurait accompagner, fracassé de la plus absurde façon sans se douter que son ami Themis, pour sa part, est revenu à bon port après une enquête difficile sur les migrants clandestins le justifiant à ses propres yeux.
    Mais qui est vraiment justifié ? A quoi rimait réellement l’amitié de Themis et Lorenzo ? Celui-ci aura-t-il jamais connu l’amour ? Themis ne se berce-t-il pas de lyrisme à bon marché en faisant sien le témoignage de Nouredine l’exilé ? Et qu’est-ce que ce « rêve de l’ailleurs » unissant finalement, sans qu’ils s’en doutent même, les deux amis ?

    Peu importent à vrai dire les réponses : ici ne compte que le chemin, dont l’intersection finale exclut l’apaisement. Le dernier mot du Rendez-vous de Thessalonique est laissé au « vent doux » qui souffle sur la « ville apaisée », et l’on pense là encore à L’étranger de Camus où la musique de la nature pallie le vide du ciel, à cela près que Nicolas Verdan ressent plus qu’il ne philosophe, composant son roman comme à tâtons et modulant telle désespérance existentielle sans savoir très bien, comme toute une génération du tournant de millénaire, d’où « tout ça » vient ni où « ça » va...

    Nicolas Verdan. Le rendez-vous de Thessalonique. Bernard Campiche, 109p.
    Référence: www.Campiche.ch


  • Le temps d’un dimanche


    De l’érotisme et de la vie justifiée

    A La Désirade, ce dimanche 7 mai. –Le ciel a ce matin l’air de porter le poids du monde sur ses épaules de plomb, et comme chaque jour un peu plus le réveil est à la confusion d’angoisses et d’appels, puis un café grande tasse, la fenêtre qui s’ouvre, les compères oiseaux, la table, l’encre verte et bonjour le monde.
    Rrose alors pour commencer, Rrose la tigrresse dont j’ai lu l’autre soir le Carnet et qui m’écrit ce matin un petit mot gentil, Rrose c’est à savoir Alina Reyes qui écrit ceci dans son Carnet de Rrose à paraître ces jours prochains : « Quand j’étais enfant, il y avait un vieux piano d’étude dans la pièce commune, chez nous. Tout le monde à la maison en jouait au passage, quoique sans savoir. Une nuit, il s’est mise à jouer tout seul. Je me suis levée, j’ai marché jusqu’à lui, fixant les touches blanches qui dans l’ombre s’abaissaient et se relevaient distinctement. Le phénomène a pris fin et je suis allée me recoucher. Personne ne s’était réveillé. Le lendemain, ma mère m’a dit que c’était tout simplement une souris qui se promenait sur les cordes, à l’intérieur. J’ai compris plus tard que là-dedans ça ressemblait à ma rrose, où un animal invisible fait chanter ma bouche-clavier ».
    Comme je l’écrivais à Alina, je suis un piètre client des rayons de littérature érotique, qui me barbe le plus souvent. Les pages les plus faibles du cher Henry Miller me semblent celles de cul, typiques d’un puritain qui se défoule, et à l’opposite celles d’un Sade m’ont toujours assommé, tant sa mécanique anti-catholique est froide, à laquelle je préfère celle, hyperkitsch, de Jean Genet faisant mousser ses tantes dans une prose où l’érotisme irradie bien au-delà du cul et des queues. C’est d’ailleurs ce que j’aime bien dans Le carnet de Rrose, qui déborde d’amour et pétille d’humour, dans un style qui étincèle, autant que celui de l’adorable Guibert et ses amants et ses mères-grands, évoquant une bonne baise sur le même ton que la dégustation d’une bonne pomme sur une terrasse ensoleilée. De fait, c’est à cela qu’il me semble qu’un écrivain devrait parvenir : à dégager l’érotisme du seul cul et à le faire irradier, de sorte à faire mieux l’amour au monde.
    A la fin du Carnet de Rrose, Alina Reyes tire le Christ du côté de Dionysos, et c’est là que nous nous séparons, comme je me sépare de Nietzsche et de Sollers, fidèle que je reste, puritain que je suis (j’emmerde le puritanisme mais je n’en suis pas moins puritain pour autant et nullement décidé à m’en soigner), et au Christ de la face sombre que Rozanov stigmatisait en l’aimant, figure iconique de la douleur et de la faiblesse, des humiliés et des offensés, à l’opposé cosmique d’une figure de désir.
    Le Christ que j’aime est en croix et il saigne jusqu’à la fin du monde. Qu’il ait tiré des coups avec Madeleine ou se soit fait sucer par son « préféré » m’est complètement égal : la question n’est pas là. La question est dans la survie de sa lumière, et là j’en reviens aux lumières de Kurosawa dans ce qui me semble l’un des plus beaux films du monde, vu et revu maintes fois jusqu’à hier soir deux fois.

    Ce chef-d’œuvre méconnu (enfin : méconnu du grand nombre, je crois) s’intitule Vivre (Ikiru) et constitue le pendant de La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. C’est l’éternelle histoire du soudain éveil de la conscience : tu te figurais être immortel et, tout coup, tu te trouves face à ce mur, devant ce toubib froid qui t’annonce que tu n’as plus que six mois ou six semaines à vivre. Et comment les vivre nom de Dieu ?
    Telle est la question physique et méta qui se pose au haut fonctionnaire Kenji Watanabe (Takashi Shimura), surnommé « la momie » par ses collègues, lorsque le médecin lui apprend que son cancer de l’estomac ne lui laisse plus guère que quelques mois à vivre.
    Vivre : trente ans durant, cela s’est réduit pour lui à la plus sinistre routine, après la mort de sa femme aimée et la désillusion relative à l’évolution de son fils unique, monstre d’égoïsme et de froideur. Vivre alors maintenant : c’est d’abord la fuite au cabaret puis au bordel, dont il revient pantelant et insatsifait. Puis c’est le regard d’une jeune employée de son service, qui lui apprend le surnom qu’on lui donnait et l’aide à se ressaisir. Enfin c’est cet ultime besoin d’une justification, qui va lui faire faire ce qu’il a défait jusque-là en sa qualité de Chef des travaux publics, et par exemple d’opposer un refus à toutes les requêtes de bonnes femmes en mal de jardins d’enfants et de parcs publics, dans ce Japon de l’immédiat après-guerre (le film date de 1948-52).


    Après un retournement saisissant de la narration, le protagoniste mourant au beau milieu du film, c’est à sa veillée funèbre, passée à grand renfort de saké, qu’on apprend comment le défunt a bonnement ressuscité avant sa mort. Le récit de sa Bonne Action (la B.A. du scout érigée ici au pinacle de l’éthique existentielle, yes Madam) va se faire au fil de la soirée, par une série de témoignages illustrant toute la gamme des sentiments et des caractères humains. Cela commence par le déni des hommes de pouvoir en frac, qui s’attribuent le mérite de l’action de Watanabe, bientôt démentis (l’alcool déliant les langues) par ceux qui ont vraiment connu « la momie » et l’ont vu se transformer sur la fin. Que ferais-tu, mon frère, si demain tu apprenais que tu n’as plus que cent jours à vivre ? Et tous tant que nous sommes, que ferions-nous ?


    On a parlé de film existentialiste à propos de Vivre, et c’est vrai que Kurosawa oppose, au nihilisme, le choix personnel délibéré et la valeur d’un acte. Mais le film n’a rien d’une thèse sartrienne : la destinée de Watanabe, dont l’ombre irradiante se découpe sur le fond d’un crépuscule dont il dit voir la beauté pour la première fois de sa vie, se confond à toute destinée humaine, et l’on rit, l’on pleure dans ce film tandis que retentit une inoubliable mélopée sous la neige…


    Enfin ce dimanche matin m’arrivent deux autres bons messages d’amis occultes, rencontrés à un coin de rue de la Cité virtuelle. Le premier se prénomme Hugues, dont j’avais pris un soir Le train des sables, sur le blog de l’Ornithorynque, et qui partage quelques-unes de mes passions avec une générosité bien rare par les temps qui courent. Le second n’a pas de nom déchiffrable, qui m’a envoyé cette nuit ce poème que je reproduis sans sa permission, le temps de ce dimanche, à la fin duquel il s’effacera tout seul. Ainsi de nos vies : juste le temps d’un dimanche.

    Vivre (Ikiru) est désormais disponible en 2 DVD Criterion avec, en complément un série de reportages très intéressants sur la carrière (60 ans de cinéma) et le travail de Kurosawa.
    Le carnet de Rrose, d’Alina Reyes, est à paraître le 15 mai chez Robert Laffont.


  • Une clairière bluesy

    Le miel poivré de Holly Williams
    Elle est toute jeune et très belle, mais un accident de la route tout récent, dont elle a été victime avec sa sœur, la cloue actuellement à Memphis, toutes les dates de sa tournée européenne étant tombées du même coup. Faute de la découvrir sur scène, on ne manquera de se consoler avec son dernier album qui fait figure de vraie révélation dans le genre blues-folky et, plus précisément, dans la chanson américaine à texte qui va de Joan Baez à Tracy Chapman, avec un mélange de douceur romantique jamais mièvre et une qualité d’écriture et des atmosphères tout à fait personnelles. Comme le fille de Johnny Cash, la blonde Holly a de qui tenir puisque son grand-père n’est autre que le légendaire Hank Williams, figure mythique de la country et du style honky tonk.
    Tout autre est celui de sa blonde petite-fille, dont les douze compositions réunies ici relèvent d’une veine plus intimiste et profonde, d’une simplicité comme voilée de mélancolie. La voix moelleuse de Holly Williams, les inflexions lancinantes de son interprétation (parfois soutenue au piano avec une parfaite délicatesse) et l’unité de ton de l’ensemble, échappant à la monotonie par la densité et le relief des textes, font de ce disque une sorte de clairière mélodieuse préservée du bruit du monde.
    Holly Williams. The Ones we never knew. Universal

  • Mausolée du King


    Un inédit de Philippe Testa

    Les visiteurs avancent à petits pas, écouteurs sur les oreilles, au rythme du commentaire de la bande audio. Ils regardent, hument et, malgré les interdictions, touchent parfois un meuble du bout des doigts, religieusement, avec crainte et déférence. Ils passent d’une pièce à l’autre selon l’ordre imposé par le sens de la visite, au sein d’un arc-en-ciel immobilisé de bleu cobalt frangé d’or, de blanc crème cassé de violet, de vert bouteille, de jaune vinyl, de lavabos avocat et de lampes-vitraux multicolores, d’une avalanche de moquettes posées partout, y compris sur le sol de la cuisine et au plafond de cette « jungle den », sorte d’Hawaï version magazine de décoration d’intérieur des années 70. Cette maison est devenue un salon d’exposition, un temple figé dans l’été de 1977.

    Si on excepte les touristes asiatiques, il n’y a pratiquement que des Blancs, pour la plupart âgés de plus de quarante ans ; quelques-uns portent un signe de reconnaissance qui montre leur appartenance à la communauté des fans de l’idole, leur adhésion à sa philosophie : pin’s, T-shirts, bagues « Taking Care of Business ». Ceux qui foulent à pas mesurés les moquettes aux couleurs trop soutenues de cette maison entretiennent souvent une relation spéciale avec le King défunt, une relation dont le degré d’intimité échappe au commun des mortels.
    J’avance au milieu de pèlerins, de membres d’une congrégation, sérieux, dévots, appliqués dans le rituel de la visite des lieux saints. Ils s’approchent au plus près de ce qu’il reste de cette divinité sacrifiée sur l’autel pharmaceutique, ce fils à sa maman angélique respectueux de son pays et de la hiérarchie militaire, cette petite frappe rapidement domestiquée et très vite sacralisée. A leurs yeux, Elvis forme une sorte de trinité à lui tout seul. Et c’est vrai qu’on finirait presque par sentir planer quelque chose dans l’air, quelque chose qui n’attendrait qu’une foi suffisante pour prendre forme. L’aura du King brille dans le reflet des rétines.
    Au sortir de la jungle room, je dépasse une femme toute bancale, asymétrique du haut de son boitillement. Elle a l’air de s’être fait larguer par son groupe. Elle a toujours ses écouteurs sur les oreilles et elle doit donc entendre les commentaires avant de voir les pièces. Ses vêtements, sa peau, son haleine sont ceux de quelqu’un qui a fumé et bu pendant plus de 24 heures d’affilée. En temps normal, c’est un parfum de faillite, mais là, son demi-sourire me fait douter de mes préjugés.

    La visite continue jusqu’au Meditation Garden. Le rythme des pas se ralentit. Les rares bribes de conversation se figent. J’ai encore le temps d’entendre une femme qu’une jupe plissée mi-longue rend complètement asexuée, murmurer à sa voisine :
    - Il y a que sa voix qui m’apaise. Elle me calme, elle me régénère et après, je me sens bien.
    L’autre hoche la tête d’un air parfaitement entendu. La première ajoute encore dans un souffle, le regard braqué sur l’avant-dernière plaque sombre :
    - Il y a que lui qui me fait rêver.
    Les visiteurs défilent devant les quatre tombes. Ils accordent un regard de politesse aux deux premières et à la quatrième, mais toute leur attention se focalise sur la troisième, celle d’Elvis Aaron Presley, mort un 16 août sur ses toilettes, son sang enrichi en alcaloïdes et en methaqualone. Les fans ont l’air tristes, mais certains paraissent presque soulagés, peut-être parce qu’ils doutaient de la réalité de la mort du Roi et que voir sa tombe rend les choses un peu plus crédibles. Tous ont des regards approbateurs pour les petits angelots, les bouquets de fleurs, les drapeaux américains et les ex-votos déposés autour de la stèle.

    La visite se termine dans la boutique souvenirs. L’entreprise Presley rentabilise la religiosité ambiante, contribue patiemment à sa recomposition et vend toute la panoplie de produits dérivés à l’effigie de la star. La femme qui boite est là, immobile devant un assortiment d’assiettes ornées d’un dessin d’Elvis période Las Vegas, combinaison blanche à petite cape et paillettes. Elle a toujours le même demi-sourire et je n’arrive toujours pas à voir à qui il est adressé.

    Ph.T.

    Ce texte inédit a paru dans le numéro 69 du Passe-Muraille, d’avril 2006.
    Philippe Testa est l’auteur de Far-West / Extrême-Orient, récit de voyage paru aux éditions Navarino.



  • La parade des intellos


    L’Auteur démasqué (10)

    Ce texte est extrait du recueil de Charles Bukowski intitulé Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau, illustré par Robert Crumb et publié chez Grasset en 1999. Nul n'a résolu cette énigme, pourtant à la portée de n'importe quel traîne-patins...


    « Hummm… Je me sens quelque peu bizarroïde ce soir. Je pense à Maxime Gorki. Pourquoi ? Je l’ignore. Sinon qu’il me semble que Gorki n’a jamais existé. Alors que, pour d’autres écrivains, aucun doute, ils ont fait leur tour de piste. Tourgueniev ou D.H. Lawrence, par exemple. Dans le cas d’Hemingway, j’oscille entre la perplexité et la certitude. Certes, il est passé parmi nous, mais seulement par épisodes. Bon mais Gorki ? Il a écrit des choses fortes. Avant la Révolution. Mais tout de suite après il s’est affadi. Il n’avait plus grand-chose sur quoi planter ses crocs. A l’image des pacifistes qui ont besoin d’une guerre pour reprendre du poil de la bête. Ils sont quelques-uns comme ça à avoir fait la preuve de leur talent au cours de manifestations contre la guerre. Mais une fois qu’elles ont pris fin, ils se sont retrouvés sans emploi. Prenez la Guerre du Golfe, un groupe de romanciers et de poètes avait mijoté une grade manif contre Bush : discours et poèmes en ordre de marche. Ils étaient fins prêts. Mais, soudain voilà que la guerre s’arrête. La manif est reportée d’une semaine. Sauf qu’ils vont, dans l’entre-deux, s’empresser de déclarer forfait. Car une seule chose les avait motivés : parader en tête, Plastronner sur le devant de la scène. La guerre leur est nécessaire, Dans leur genre, ils me font penser à l’Indien qui danse pour que tombe la pluie. Moi aussi, je suis contre les guerres. Je l’ai été longtemps avant que le pacifisme devienne chicos, le must absolu, en un mot la propriété des intellos. Au fond, je subodore du louche sous le courage des neuf dixièmes de ces professionnels de l’anti-guerre comme je doute du bien-fondé de leur motivations. Entre Gorki et ces gens-là, quoi de commun ? Ne vous cassez pas la tête, ça n’en vaut pas la peine… »

    Bukowski au jacuzzi, vu par Crumb.

  • Si j'étais riche...

    L'Auteur démasqué (9)


    Cet extrait ravissant est évidemment tiré de L'Institut Benjamenta, de Robert Walser, disponible dans la collection L'Imaginaire de Gallimard, avec une préface de Marthe Robert. Bruno seul l'a identifié mais s'est abstenu de donner ici la réponse pour couper au délit d'initié gravement puni dans le jeu papou. Il recevra néanmoins un livre de la collection Harlquin propre à le distraire de trop sévères études à Bâle sur le Rhin.


    « Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait. Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. (…) Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. L’hiver et son froid mélancolique s’accorderaient merveilleusement avec mes pièces d’or ».

  • Les aubes nécessaires


    L’Auteur démasqué (8)

    Ce texte est extrait de Merci de Daniel Pennac, paru chez Gallimard en 2004. Joël a identifié l'Auteur, mais  comme il est récidiviste notoire, le jeu papou lui sera interdit pour trois tours. En revanche il recevra le livre promis. 

    « Ô le bonheur des petits matins quand l’idée vous fait jaillir du lit… Parce que ce n’est pas le coq qui vous réveille, ni le passage des poubelles… Ce n’est pas non plus la perspective du prix ou l’ambition de laisser une trace… C’est l’urgence de ce petit coup de burin auquel vous songiez en vous endormant… cette touche d’ocre rouge dans le coin droit de votre toile, là-haut… Voilà ce qui vous fait sauter du lit ! Le son entêtant d’une note qui promet l’harmonie… ce petit rien de plume, une virgule, peut-être, une simple virgule… une nuance essentielle… le minuscule de l’œuvre… trois fois rien… juste la nécessité… Dieu de Dieu, la beauté de ces aubes nécessaires, dans la maison qui dort… »

  • Le souk de la lecture

     

    Au 20e Salon du livre de Genève
     Le 20e Salon international du livre et de la presse de Genève a fermé hier ses portes sur un bilan qui conforte ses initiateurs, à commencer par Pierre-Marcel Favre, réjouissant également tous ceux qui sont attachés au livre, à l’écrit ou à l’échange sous ses multiples formes. Une fois de plus, des milliers de lecteurs de toute provenance sociale, de joyeux essaims de mômes piailleurs déboulant à l’enseigne de la  Bataille des livres (formidable incitation à la lecture qui se déploie sur toute l’année), des éditeurs et des auteurs ont afflué dans cette immense librairie-souk maintes fois critiquée par son agrégat baroque où bouquins et babioles, graves débats et animations bruyantes voisinent plus ou moins harmonieusement.
    Le Salon du livre de Genève n’a jamais été celui des « purs » lettrés, et d’ailleurs jamais il n’aurait survécu dans un concept aussi élitiste. En jouant sur la multiplicité des offres, toutes pourtant liées aux curiosités de la lecture et de la communication, de l’art et de la culture au sens le plus large, cette manifestation, qui a aussi su échapper au  style comices agricoles et touristiques de certains salons provinciaux de l’Hexagone, est parvenue à survivre vaille que vaille et même à s’améliorer, à certains égards, en attirant bon an mal an plus de 100.000 visiteurs.
    Cette vingtième édition s’inscrivait dans un contexte plutôt inquiétant pour les professionnels du livre, et notamment pour les libraires indépendants. Ceux-ci, faute de moyens, ont parfois considéré le Salon de Genève d’un œil défavorable, au point d’organiser certaine année un contre-salon en ville. Or voici que, signe des temps (40 librairies romandes ont disparu depuis 2001) le Cercle de la librairie et de l’édition genevois, rassemblant une quinzaine d’enseignes et soutenu par les instances officielles, a choisi de se présenter en force et de relancer, entre autres, le débat sur le prix réglementé du livre.
    Cette initiative ne devrait-elle pas inspirer une action plus concertée de l’ensemble des libraires romands ? C’est la question qu’on pouvait se poser aussi, intéressant alors les éditeurs et les auteurs de notre pays, en découvrant le travail remarquable qui se fait à l’enseigne du Centre régional du livre de Franche-Comté, hôte régional d’honneur.
    « Le salut est dans la culture », lit-on dans le dernier roman de l’écrivain algérien Boualem Sansal, dont une lettre ouverte plus récente à ses compatriotes (Poste restante : Alger, Gallimard 2006), vibrant plaidoyer anti-obscurantisme, serait interdit depuis peu par la censure algérienne. Ecrivain admirable, et d’un courage civique exemplaire, l’auteur de l’inoubliable Serment des barbares était à Genève avec quelques-uns de ses pairs, malgré l’opprobre officiel.
    Egalement de passage au Salon de Genève, la romancière iranienne Chahdortt Djavann rappelait que la lecture est l’activité humaine à la fois la plus intime et la plus ouverte au monde, qui nous fait voyager à la rencontre de nous-mêmes autant que vers les autres.
    On peut certes dauber sur la « décadence » de la culture actuelle, la littérature qui n’est plus « ça », les jeunes qui ne lisent plus ou la langue française qui f… le camp et autres litanies. Or l’agora que constitue le Salon du livre laisse entrevoir de multiples autres signes, à commencer par ceci : que le gout de lire, modeste curiosité ou passion vorace, a fait que des milliers de gens se sont déplacés, pour se rencontrer parfois, avant de repartir avec ce bien précieux qu’est un nouveau livre.


    « La lecture est l’activité humaine à la fois la plus intime et la plus ouverte au monde, qui nous fait voyager à la rencontre de nous-mêmes autant que vers les autres. »

  • Un vrai de vrai

    Rencontre de Boualem Sansal

    A La Désirade, ce lundi 1er mai. – C’est une bien belle rencontre que j’ai faite ce matin au Salon du livre, passant deux heures en compagnie de Boualem Sansal auquel nous avons consacré l’ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille. Comment mieux résumer l’impression que me fait cet homme à l’évidence probe et bon, qu’en disant que c’est un vrai. Un vrai de vrai : voilà ce que me semble l’individu autant que l’auteur du Serment des barbares et d’Harraga. Une anecdote qu’il m’a racontée, à propos de son passage dans les hautes sphères du pouvoir, au titre ronflant de Directeur de l’industrie, définit assez bien sa position d’homme de bonne volonté qui ne trahira jamais sa morale personnelle, ne se laissera jamais pousser la barbe par opportunisme ni ne cautionnera jamais le mensonge ou l’injustice. Un jour donc, un ministre lui ayant demandé d’établir un rapport sur les relations entre l’endettement et le développement des pays du Sud-méditerranéen, il s’y emploie en ayant recours aux chiffres du FMI et de la Banque mondiale pour constater que seul Israël, dans les pays les plus endettés, pallie cette situation par un super-développement manifeste. Confronté audit rapport, le ministre entre en fureur et ordonne, aussitôt, de refaire ledit rapport sans y mentionner Israël, ce que Boualem Sansal refuse absolument, prêt à présenter illico sa démission et à prendre même sur lui un refus d’obtempérer. Il faudra la parution du Serment des barbares, quelques années plus tard, pour lui valoir d’être limogé.
    Or tout, de la parole de Boualem Sansal, autant que de ses écrits, traduit le même souci de vérité et de justesse – et quel bien cela fait de parler avec un homme simple, un écrivain qui ne se rengorge pas et parle de la situation de son pays et de ses gens, qui nourrissent ses quatre romans, bien plus volontiers que des mérites de ceux-ci.
    Comme je suis agoraphobe, que j’ai horreur des auteurs en représentation et que je suis fatigué d’être sollicité par les éternels raseurs impatients de m’utiliser de telle ou telle façon, cette rencontre me fait soudain oublier le malaise que j’éprouve toujours en ces lieux pour retrouver le cercle magique de toute forme de lecture ou de vraie conversation. Sur quoi je me réjouis de retranscrire notre long entretien, qui me semble substantiel, passionnant et non moins inquiétant pour l'avenir de l'Algérie, Boualem Sansal n'étant pas du genre à dorer la pilule.

  • Le verbe fait slam


    Treize jeunes « slameurs » » au Grand Café littéraire.
    Le slam (du verbe anglais claquer, ou frapper) , mouvement poétique et mouvance sociale tout à la fois, issu de l’underground urbain américain, se vouait originellement à sortir la littérature des salons pour donner la parole à tous, avec des apparence de spectacle, parfois même de combat (« pour rire ») de gladiateurs du verbe. Apparu dans les année 80 à Chicago, devenu bientôt art collectif populaire à forte revendication sociale, le slam est une résurgence bouillonnante des performances mémorables des poètes beatniks, tel un Allen Ginsberg, ou des lectures publiques de Ted Berrigan et Anna Waldam, qui se livraient à des joutes poétiques en tenues de boxeurs. L’aspect communautaire et démocratique du slam, et sa pratique dans les bars, le distingue évidemment des milieux littéraires ou académiques, et pourtant le souci de la langue, et sa revitalisation, fait partie de ses principes et de ses attraits. C’est d’ailleurs ce que le public, initié ou pas, aura découvert au Salon du livre de Genève, où se déroulait une confrontation « nationale » alternant les performances en allemand, en français et parfois même en anglais. Ainsi le jeune étudiant en géologie neuchâtelois qui se produit sous le nom d’Abstract Kompost déploie-t-il, avec une réelle originalité, des variations poétiques chatoyantes en trois langues qui nous ont rappelé le dernier « concert » parisien d’Allen Ginsberg, dont il nous a dit tout ignorer par ailleurs…
    Treize filles et garçons venus des quatre coins de la Suisse et dont le plus âgés frisaient à peine la trentaine, s’affrontaient donc dans cette très débonnaire « compétition », pour une symbolique bouteille de whisky. Sept « juges », désignés au hasard par le meneur de jeu, allaient attribuer des notes de 1 à 10, le trio final se trouvant départagé par acclamations de la salle. Remarque immédiate : les Alémaniques, souvent plus subtils dans leurs compositions que les Romands, assez basiquement « rap », se trouvaient un peu défavorisés aux yeux des jurés. C’est finalement le jeune Christophe à dégaine de petit prince rêveur de banlieue, slameur genevois aux textes à la fois élégants et émouvants, rythmés façon hip hop mais dont le contenu et les mots dégagent une véritable aura, qui a décroché la fiole. Pourtant, plébiscité lui aussi par le jury autant que par le public, le Neuchâtelois Abstract Kompost et quelques Alémaniques (Elsa Fitzgerald et le désopilant Ato dans son « Non, je n’aime pas l'érotisme/ erotik mag ich nich») poussent plus loin encore dans l’originalité et l’invention verbale. La variation du Neuchâtelois sur le thème du Vocabulaire relève ainsi d’une défense et illustration déjantée de la vie organique de la langue, qui épate. Mais on aura compris que l’élément concours reste assez symbolique pour la communauté des slameurs, dont beaucoup sont à l’évidence déjà complices. En outre, on remarquera que les slameurs ne se prennent pas les pieds dans le rideau de röstis…
    Le slam est-il « encore » de la littérature ? se demanderont gravement d’aucuns, craignant la facilité ou le n’importe quoi. Et ces textes, parfois très « efficaces » sur scène, tiennent-ils par écrit ? En principe, les slameurs américains purs et durs tenaient au caractère oral, éruptif, souvent improvisé de leurs performances et se refusaient à toute publication. Or plusieurs des textes les plus élaborés entendus à Genève évoquent toute une lignée d’« action poétique » qui va des proférations de Maïakovski aux textes de Prévert, de Boris Vian ou de l’intempestif Kurt Tucholsky. Bref : l’esprit de la langue souffle où il veut, et pourquoi pas via le slam ?!

    Prochaine soirée de slam au 2.21, à Lausanne : le 30 mai à 20h.30. Entrée libre. Slam au Schiffbau de Zurich, le 13 mai. Renseignements : www.rubikon.ch ou www.u20slam.ch.

  • Les bonnes adresses

    L’Auteur démasqué (7)

    Ce texte est extrait des Histoires sanglantes de Pierre jean Jouve, première partie du volume de nouvelles intitulé La scène capitale, paru au Mercure de France et réédité dans la collection L'Imaginaire de Gallimard ? L'Ornithorynque en a identifié l'Auteur. Ce qui se dit dans sa langue véhiculaire: he got it !

    « Il avait dans sa poche des adresses de maisons. La ville était chaude autour de lui et remplie de fumée d’automobiles, de sorte qu’il respirait très mal, et pensait aux maisons en mouillant de sueur le cuir de son chapeau. Ses pieds étaient d’ailleurs en plomb. Il tâtait au fond de sa poche et en retirait des prospectus alléchants avec des cartes de visite. Madame Hélène, 19, rue Lauriston, reçoit de 14 heures à 2 heures du matin : relations mondaines, artistiques et discrètes. Non, cette Hélène-là, impossible. Une visite s’impose à Marguerite Delorme ; ses relations mondaines, ses dernières créations et son écran lumineux. Super-cuisses. Pas encore. Voir Andrée : relations électriques, massage sous l’eau par dames. Peut-être. Académie du parfait amour ; Maison de la Botte de Paille. Application quotidienne de la science moderne. Art ! Progrès ! Surprise ! Serpents animés, tableaux vivants, natures mortes… »

  • Ecrire pour lever le voile


    Défense de Boualem Sansal
    Par Cookie Allez


    Après quatre récits(1) baptisés "romans" par son éditeur mais adossés à la réalité algérienne vécue par des personnes transformées en personnages, Boualem Sansal vient de faire paraître, toujours chez Gallimard, une courte "lettre de colère et d'espoir à ses compatriotes". Son titre est explicite : Poste restante : Alger.
    Ici, nous entrons dans l'écriture plus directe et plus percutante de la harangue. L'auteur cherche à convaincre, avec des arguments, avec des faits, avec des démonstrations précises. Il explique, réfute, accuse. Il dénonce les "Constantes nationales et les vérités naturelles", ces croyances – fausses - que le pouvoir enfonce dans le crâne de ses serviteurs : le peuple algérien est arabe, il est musulman et l'arabe est sa langue. Trois assertions officielles qu'il ne fait pas bon remettre en cause.
    Oualou, rétorque Boualem Sansal, rien de tout cela n'est vrai. Le peuple algérien est composé "d'êtres multicolores et polyglottes" dont "les racines plongent partout dans le monde". Et de revisiter l'Histoire officielle pour y débusquer les distorsions et les oublis volontaires, les amalgames. Avec un courage inouï. Surtout quand on sait que la publication de son premier ouvrage en 1999 a conduit à son limogeage (il était haut fonctionnaire dans un Ministère). Et qu'on peut toujours redouter des représailles plus définitives. Dans son pays, Boualem Sansal n'est pas précisément un écrivain encensé par les médias… Mais il faut lire ce petit brûlot pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui de l'autre côté de la Méditerranée.

    Dans écriture, il y a cri
    Quelle que soit la qualité de son écriture, il ne se considère pas vraiment comme un écrivain : "J'ai écrit en tant qu'être humain, enfant de la glèbe et de la solitude, hagard et démuni, qui ne sait pas ce qu'est la Vérité, dans quel pays elle habite, qui la détient et qui la distribue (…) Je raconte des histoires, de simples histoires de braves gens que l'infortune a mis face à des malandrins à sept mains qui se prennent pour le nombril du monde, à la manière de ceux-là, perchés au-dessus de nos têtes, souriant grassement, qui se sont emparé de nos vies et de nos biens et qui en supplément exigent notre amour et notre reconnaissance". Le ton est donné.
    Son écriture a du souffle, mais l'homme est discret, modeste, étonnamment souriant, proche et vrai. Si l'Algérie faisait partie demain des démocraties incontestables, si elle acceptait la diversité qui la constitue - diversité des origines, des peuples, des langues, des religions - et si, d'un coup de baguette magique, la vie devenait soudain plus libre et plus facile, Boualem Sansal cesserait d'écrire. "Je ferais autre chose ! Il y aurait tant à faire ! " dit-il avec un bel entrain. Et on entend "Je vivrais !". Non, décidément, voici un auteur qui n'a aucune envie de s'amuser à faire des romans. Il précise d'ailleurs que c'est un genre très peu répandu dans le monde arabe où le portrait, même exécuté à l'aide de mots, n'est guère prisé – et c'est une litote. En quelque sorte, nous sommes en présence d'un écrivain malgré lui… Ceci fait penser à la phrase terrible que Vojislav Jakic a inscrite au bas d'une de ses œuvres "Ceci n'est pas un dessin ou une peinture, mais une sédimentation de douleur"(2).

    L'écriture à l'école de la vie
    C'est une belle rencontre que celle de la sincérité. On est loin de la mythologie occidentale qui entoure le personnage de l'écrivain : la langue de Boualem Sansal, enrichie de sa double culture, n'est qu'un outil. En artisan consciencieux, il la polit indéfiniment dans le seul but de la voir servir ses idées. La beauté vient de surcroît, comme un cadeau pour le travail accompli. Quant à rechercher l'effet de style, il n'y faut pas penser !
    C'est cette sincérité qui l'incite à puiser ses sujets dans la vie réelle, un peu comme si la fabrication d'êtres fictifs avait à ses yeux quelque chose de frelaté et risquait d'introduire le doute sur l'authenticité de son propos. En Algérie, le drame est hélas à portée de main : il n'y a qu'à se servir. Reste à plier la langue à sa mesure, le plus souvent à sa démesure. Le difficile, on le sent, n'est pas de manier le verbe, mais d'être juste. En somme, de coller à la réalité pour être crédible et d'impulser un élan suffisant pour en décoller et permettre de prendre du recul.
    Son dernier "roman", Harraga, paru en 2005, conte une histoire qui lui est personnellement arrivée. Un jour, la jeune Cherifa, son héroïne, a vraiment débarqué chez lui, enceinte d'un "Harraga", c'est à dire d'un garçon en fuite, de ceux qui cherchent à quitter le pays coûte que coûte et que l'on appelle là bas des "brûleurs de route". La suite de son destin, écrite avec verve, humour et tendresse, met en perspective l'Histoire avec un grand H telle qu'elle se fait actuellement en Algérie. Elle montre par la même occasion, et de façon tragique, comment le peuple algérien se cogne en permanence au mur de l'intolérance, s'épuise en combats de survie, est contraint de se mettre la tête sous le boisseau ou de se bercer d'illusions. Comment il a peur. Comment il n'ose pas. Comment il panse ses plaies. Comment il espère.

    Quand l'écriture est un acte
    Dans notre société occidentale, on ne se représente pas l'écrivain comme un homme d'action. Rêveur ou penseur, poète ou philosophe, on le voit plutôt assis à sa table, laissant infuser avec précaution une inspiration qui lui tombe miraculeusement du ciel. On l'imagine exempté des contingences de la vie du commun, occupé à soigner son écrit où se reflète son ego. Sous ses airs d'intello, on sait qu'il cache bien souvent l'âme d'une coquette, pétrie de narcissisme et d'amour propre. Bref, chez nous, l'écriture est considérée comme un art, et l'écrivain a tendance à se comporter en diva.
    Boualem Sansal se situe à l'opposé de ce portrait. Ses écrits, si beaux soient-ils, n'ont rien à voir avec les "Belles Lettres". Il ne cherche ni à faire plaisir ni à se faire plaisir. À l'entendre parler de ce qu'il nie être son métier, on comprend que ses quatre premiers récits furent des cris de rébellion, et que cette lettre en souffrance poste restante à Alger se pose avant tout comme un acte. Destiné à faire bouger les mentalités, à ébranler des certitudes, à insuffler en chacun ce qui, ailleurs, est un droit : la liberté de conscience. Il y met toute son énergie, toute son audace. Il le dit lui-même : c'est éreintant. Avec des hommes de cette trempe, le combat d'idées n'est pas une image. Et s'il est par nature non violent, il est d'une force admirable.
    Voilà pourquoi les livres de Boualem Sansal sont d'abord des actes de courage qui, comme par enchantement, font de la belle littérature algérienne en langue française.


    (1) Le serment des Barbares (1999), L'enfant fou de l'arbre creux (2000), Dis-moi le paradis (2003), Harraga (2005)
    (2) Musée de l'Art Brut, Lausanne

    Ce texte est paru dans le numéro 70 du Passe-Muraille, avril 2006.

    Le dernier roman de Cookie Allez, intitulé Le masque et les plumes, a paru en automne 2005 chez Buchet-Chastel.

    Boualem Sansal se trouve aujourd'hui, 1er mai, au Salon du Livre de Genève. Il signera ses livres au stand des éditions Gallimard.


  • La vibration de lire


    L’Auteur démasqué (6)

    Ce texte est extrait du livre de Louis Calaferte intitulé Les fontaines silencieuses, paru à L'Arpenteur. Personne n'a trouvé la bonne réponse.

    « Cet incomparable émoi que de se baigner dans la lecture. Eau salvatrice – où reprendre force et conscience ; où retrouver ce qui est racine nous appartenant ; d’où surgir à neuf pour d’irrépressibles envolées. – Celui-ci, qui a donné son talent à ma voix secrète ; ses idées confortent les miennes ; sa sensibilité en tout m’identifie et, par surcroît, m’enseigne, me convie en m’aidant à devenir libre davantage, c’est-à-dire plus audacieux, plus fondé sur moi-même, mieux préparé aux essences de la Vie. – Lecture qui me fait Force. – Son souvenir, capable de métamorphoser les plus pénibles instants de misère morale. Tel livre, ce jour-là, accompagna notre détresse ; nous fit la surmonter, nous tirant vers ce réel absolu qu’est l’imaginaire, où réside toute capacité d’épanouissement. – Livre de jadis qui sait encore, a retenu qu’il faisait dehors, dans la rue, chaud ou froid,terreux ou ensoleillé ; de quel vert étaient les feuillages des arbres du jardin public ; quelle saveur troublante et enfantine imprégnait le regard entr’aperçu de la jeune fille aux jambes fines. – Livre de la vibration. Livre de la coloration. Livre de la révélation. Livre de la totalité d’être. Sans cesse je suis à ta recherche, moi, éternelle jeunesse de l’initiation. »

  • Une douce dinguerie


    Gérard Guillaumat dit Bobby Lapointe.

    C’était une belle et bonne idée que de revisiter, plus de trente ans après la disparition ( à 50 ans, en 1972) du plus poétiquement loufoque des auteurs de chansons français, le bric-à-brac délirant de Bobby Lapointe où se bousculent vocables et rimes ou rythmes guillerets, saillies lutines et trouvailles mutines. Or la lecture tout en finesse qu’en a tiré Gérard Guillaumat est belle et bonne aussi, qui doit un peu au compagnonnage de l’ami metteur en scène Jean-Louis Hourdin, et beaucoup à l’accordéoniste Victor Zucchini dont les fastueuses diaprures du jeu et la malice de la présence s’accordent parfaitement. Egalement bienvenue est la participation, plus occulte, de Bernard Dimey pour trois textes magnifiques (L’enfant maquillé, qui donne le premier « la », Si tu me payes un verre et Je vais m’envoler), tonton Georges (Brassens, dont la poésie si limpide fait toujours du bien) et tata Marguerite (Duras, pour un éloge de l’alcool un peu plus empesé), ainsi que Luis Arti pour l’émouvant Je t’aime.
    Si les textes des chansons de Bobby Lapointe « tiennent » pour la plupart à la lecture, et notamment les plus déjantés dans l’invention verbale, tels J’ai fantaisie, Embrouille minet ou Ta Katie t’a quitté, le fait reste que la seule lecture ne donne pas tout de l’art de Lapointe, où la mélodie, le rythme et les ornements hirsutes de la musique comptent aussi beaucoup.
    La traversée des « copains d’abord » n’en est pas moins agréable, qui ravit à l’évidence le public aux tempes argentées…

    Lausanne-Vidy. Sous chapiteau, jusqu’au 14 mai. Tlj à 20h sauf le dimanche (17h) et le lundi (relâche). Location : 021 619 45 45 et www.vidy.ch. Durée : 1h. 20

    Photo: Mario del Curto

  • Le livre objet magique


    Entretien avec Teresa Cremisi

    Après des années passées dans le saint des saints de l’édition littéraire parisienne, au titre de bras droit d’Antoine Gallimard, Teresa Cremisi a crée la surprise, l’an dernier, en reprenant la direction des éditions Flammarion et de la nébuleuse éditoriale attachée à cette enseigne.
    - Comment le livre vous semble-t-il se porter aujourd’hui ?
    - Ecoutez, la fin du livre est annoncée, autant qu’il m’en souvienne, depuis l’apparition de la radio, puis de la télévision, plus récemment avec l’explosion de l’internet, mais finalement il reste ce qu’il est : un produit quasi parfait. Nomade, de coût modéré, assurant à chacun connaissance ou divertissement, il ne peut être remplacé par tel ou tel moyen lié aux nouvelles technologies. Sa diffusion en ligne, redoutée par d’aucuns, lui ouvre une immense bibliothèque, impliquant seulement un contrôle rigoureux des droits, pour la défense des éditeurs autant que des auteurs. On a parlé de son remplacement par l’e-book ou le livre enregistré, mais là encore ce ne sont que des extensions. Le livre a donc encore une longue vie devant lui.
    - Que pensez-vous de la pléthore des publications de la rentrée ? Ne va-t-on pas vers une saturation dommageable pour tous ?
    - Le phénomène est typiquement français, initialement lié à la saison des prix littéraires. Pour le moment, le marché n’accuse pas d’effets négatifs de ce phénomène, mais je crois que les éditeurs, progressivement, par réflexe de défense, vont freiner le mouvement. Il est certain que de cette surabondance découle une certaine déperdition, autant pour les premiers romans que pour des auteurs peu médiatisés. Mais c’est également un gage de diversité.
    - La « starisation » des écrivains vous semble-t-elle une bonne chose ?
    - Ce n’est pas un phénomène nouveau, même s’il est amplifié par la télévision. Mais certains livres s’imposent sans battage, et je n’obligerai jamais un auteur à paraître. S’il préfère rester à l’écart, cela ne m’empêchera pas de le défendre si je crois en son livre.
    - Auriez- vous « géré » le lancement du dernier roman de Michel Houellebecq tel qu’il l’a été, si celui-ci n’avait pas quitté Flammarion pour Fayard ?
    - Certainement pas ! Non, nous nous serions contenté d’annoncer la parution du livre, sans entretenir ce « cirque » finalement contre-productif pour le roman autant que pour l’auteur.
    - Quelle marque personnelle aimeriez-vous imprimer au catalogue de Flammarion ?
    - Il y a d’abord une grande tradition à perpétuer, puisque la maison a été celle des Braudel, Duby et autres Furet, fleurons de la science historique. En littérature, nous allons relancer un travail de prospection plus soutenu. Une nouvelle collection me tient aussi à cœur, intitulée Café Voltaire et dans laquelle nous publierons des essais d’écrivains que nous apprécions.
    - La lectrice passionnée que vous êtes n’est-elle pas phagocytée par la gestionnaire ?
    - L’édition a cela de particulier que vous ne pouvez publier de livres sans vous y intéresser. C’est cela aussi le livre : c’est un bien immatériel qui se transmet sous cette forme toute simple, qu’on ne peut améliorer. Pour tout dire, le livre est un objet magique…
    Cet entretien a paru dans l’édition de 24Heures du 28 avril.
    Photo de Janine Jousson.

  • Bêtisier ramuzien


    Ils l’ont écrit en français...

    Genre philistin mal informé (Ramuz a fait ses lettres à Lausanne)
    « Ramuz passa une licence de lettres à la Sorbonne, retourna à ses montagnes et à ses alpages. Il n’échappe pas au pire tic des écrivains à la campagne, qui consiste à chercher (et à trouver, hélas !) un style approprié à leurs récits ». Jean Dutourd, Le point.

    Genre stylistement stylé
    « Avec Ramuz tout est dit, même le plus difficile, surtout le plus difficile. Mais il y a un hic : le style. Chaque nouveau livre de M. Ramuz est écrit plus barbarement que le précédent ». Edmond Jaloux.

    Genre corps d’armée académique

    « Ramuz saccage sans vergogne la grammaire et la syntaxe. Entre tous les écrivains de notre temps, il est probablement celui qui s’est acquis la plus solide réputation de mal écrire (…) La langue de M. Ramuz est, si l’on veut, une force de la nature ; mais il manque, en face d’elle, une puissance capable de l’assimiler et de lui donner sa valeur comme élément de la civilisation française (…) Faute d’ordre au centre et à la tête, le désordre se développe naturellement aux extrémités du corps français ».
    André Rousseaux, Le Figaro.

    Genre c’est patois c’est que moi
    « De tous les gens qui écrivent en patois, M. Ramuz est certainement celui qui écrit le plus mal (…) Quelle chute dans la noir charabia. Ernest Tisserand

  • Relire Joyce


    La solitude et la mort
    par Claire Julier


    James Joyce a quitté l’Irlande en 1904. Exilé par choix, il marche à reculons, les yeux fixés sur son passé. L’Irlande est le lieu de mémoire, celui de l’écriture. Le monde de Gens de Dublin est inséparable du monde du Portrait de l’artiste et d’Ulysse. Après avoir écrit des poèmes, des pièces de théâtre et des critiques, Joyce se met à la nouvelle. Gens de Dublin, écrit de 1903 à 1906, n’a pu paraître à Londres qu’en 1914, deux nouvelles étant jugées licencieuses et l’ensemble pouvant heurter les Dublinois tant les portraits sont frappants de ressemblance.
    Dans une préface écrite en 1921, Valéry Larbaud présente ainsi le recueil : […]« Par la hardiesse de sa construction, par la disproportion qu’il y a entre la préparation et le dénouement, Joyce prélude à ses futures innovations, lorsqu’il abandonnera à peu près complètement la narration et lui substituera des formes inusitées et quelquefois inconnues des romanciers qui l’ont précédé : le dialogue, la notation minutieuse et sans lien logique des faits, des couleurs, des odeurs et des sons, le monologue intérieur des personnages, et jusqu’à une forme empruntée au catéchisme : question, réponse ; question, réponse. »
    Amours non avouées, passions contenues, humiliations tues, l’histoire de l’Irlande en toile de fond, Dublin au premier plan : employés aux écritures, employées de maison, tenancières de pension de famille, boutiquiers qui « montent la garde auprès de barils de têtes de porcs », étudiants désargentés, écoliers qui font l’école buissonnière, curés de la paroisse, jésuites chargés de cours, chanteurs de rues qui égrènent d’anciennes ballades sur les troubles du pays, discoureurs politiques, buveurs de stout, inadaptés sociaux – une faune qui rit, s’amuse, prie, gaspille, s’enivre ou attend la rencontre qui changera le cours de la vie. Petits évènements – virées au bar du samedi soir, réceptions rituelles, promenades dominicales, jeunes gens en goguette, soirées musicales impromptues, jeux adolescents de Peaux Rouges – peinture naturaliste d’une cité fourmillante, haute en couleur, animée, que Joyce croque avec une clarté absolue et une ironie mordante.
    Plus on avance dans le récit, plus chaque mot fait sens. Les niveaux de lecture deviennent multiples. Les personnages semblent sûrs d’eux sous le regard des autres mais ils sont pris de tremblements lorsque – à un silence, un son, un mot – ils pressentent leur vrai moi. La réalité les envahit comme une révélation. Leur nature secrète leur apparaît alors pitoyable.
    La solitude est omniprésente dans ces reproductions de vies étriquées, aigries, soupçonneuses, sans envergure, sans espoir. Oui, la solitude se décline à chaque page : celle du jeune garçon qui ne peut pas aller à la kermesse parce que son oncle arrive trop tard pour lui donner de l’argent ; celle du poète incompris qui ne parvient pas à calmer les pleurs de son nourrisson; celle de l’employé humilié par tous au bureau, puis par ses amis au pub et qui, lorsqu’il rentre chez lui, se venge en frappant son jeune fils ; celle des deux galants qui séduisent une servante ou celle de deux jeunes garçons qui sont à la fois attirés et terrifiés par les propos d’un pervers ou encore de la mère qui cherche à tous prix – quitte à y perdre sa dignité – à ce que sa fille soit payée pour sa « prestation » musicale.
    Elle atteint son apogée dans la dernière nouvelle - Les morts (The Dead) - où lors d’une fête annuelle, une femme révèle à son mari qu’elle a vécu l’intensité de l’amour avec un jeune homme aujourd’hui disparu. Mort pour elle. John Huston poussé par le désir d’entendre une dernière fois un texte aimé l’a magnifiquement mis en scène dans son ultime film. (Gens de Dublin, 1987)
    « Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale en toute l’Irlande. Elle tombait sur la plaine centrale et sombre, sur les collines sans arbres, tombait mollement sur la tourbière d’Allen et plus loin, à l’occident, mollement tombait sur les vagues rebelles et sombres du Shannon. Elle tombait aussi dans tous les coins du cimetière isolé, sur la colline où Michel Furey gisait enseveli. Elle s’était amassée sur les croix tordues et les pierres tombales, sur les fers de lance de la petite grille, sur les broussailles dépouillées. Son âme s’évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s’épandre faiblement sur tout l’univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts. »

    James Joyce, Gens de Dublin, traduit de l’anglais par Jacques Aubert, 250 pages, Editions Folio.

    Cet article a paru dans le numéro 70 du Passe-Muraille, venant de paraître en cet avril 2006.

  • La noisette du sentiment

    L'Auteur démasqué (5)

    Ce texte est extrait de Talent de Jacques Audiberti, étourdissante suite de proses parue à la LUF en 1947. Nul n'a identifié l'Auteur, ce qui me fait insister virulemment sur la nécessité de relire ce merveilleux écrivain, auteur notamment de Monorail, Marie Dubois ou du bouleversant Dimanche m'attend, tous publiés chez Gallimard, sans parler de son théâtre et de sa poésie. 

    Les hommes mangent les poissons et les anges mangent les hommes.
    Certains affirment les Anges venir des poissons et les Chérubins des oiseaux. Les Trônes viendraient des membres, les Dominations de la réflexion. Et les Archanges, les splendides archanges aux grandes ailes pareilles à des toitures tavillonnées de couteaux vermeils, les archanges qui mangent à mort le galet des plages solaires et le blé des lunes assyriennes, les archanges ne sont pas issus des anges, mais des astres.
    Les divers ordres de nature dévient les uns des autres par le don et l’effort de la volonté. Mais ils se dévorent les uns les autres pour que soit assumée sans fin la palpitation vivante du grand Seigneur reclus à former ce monde.
    Les Principautés viennent de la chaleur et de l’espérance. Les Puissances viennent de la faiblesse et de la pitié. La nageoire, soudain, pousse sur l’os aride et l’œil, comme un fruit, germe sur le bambou. Les sucs se hâtent dans les conduits. La mer, toute surprise, un jour, voit s’ouvrir un caillou qu’elle croyait compact et d’où sort, qui sourit à la matinée bleue, un alérion replié qui ne se hâte à se déplier. Des sauces épaisses ruissellent des commissures. Les fourchettes à trois dents s’enfoncent, circonspectes, dans la chair des substances, bouillonnantes, soudain, à l’endroit de la piqûre. Des santés sont portées. Cana débouche la bordelaise. Un rayon contourne et galonne une cruche. Violent la noisette et fracturent la pomme les plus belles mains qui jamais sauvèrent et bénirent l’air. La noisette du sentiment, la pomme d’Adam.    

  • L’Auteur démasqué (4)


    Ce texte est tiré de Plume d'Henri Michaux. Il n'a été identifié qu'avec l'aide d'un moteur de recherche, au déni des règles élémentaires quoique non écrites du jeu papou. Nul ne recevra donc de récompense.

    Un fromage lent, jaune, à pas de chevaux de catafalque, un fromage lent, jaune, à pas de chevaux de catafalque, circulait en lui-même comme un pied du monde. C’était plutôt une énorme mamelle, une vieille meule de chair et, accroupie se tenait sur une région immense qui devait être terriblement moite.
    Sur la gauche descendait la cavalerie. Il fallait voir les chevaux freiner sur leurs sabots de derrière. Ces cavaliers si fiers ne remonteraient donc jamais ? Non, jamais.
    Et le chef faisait force gestes de protestations, mais sa voix était devenue si petite qu’on se demandait qui aurait accepté de tenir compte de ce qu’il disait, comme si un grain de riz s’était mis à parler.
    Enfin ils parurent s’embourber et on ne les revit plus. Puis, tout à coup, comme un déclic, comme un débrayage se fit dans l’énorme chose molle et des débris rejetés de tous côtés se forma après un certain temps un ruban si long que toute la cavalerie aurait pu passer à grande allure.