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Carnets de JLK - Page 196

  • Les années Rimbaud

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    J’aime ces vieilles pierres grises friables.
    Maintenant c’est en étranger que j’y passe.
    Les autres croient que j’ai changé, depuis le temps.
    Sur l’escalier de bois du quartier bohème,
    je me suis arrêté ce blême matin d’hiver,
    tant d’années après.
    C’est ici qu’à dix-huit ans je me croyais Verlaine.
    Je fumais de l’Amsterdamer sec à la gorge.
    Je me droguais au café serré.
    J’étais si malheureux, si tendre, si salaud.
    Je croyais que jamais tout ça ne finirait:
    le coeur à vif, les mots fous, les années Rimbaud.

    Maintenant que je sais, je me tais en songeant,
    et la pluie, et la vie, et la nuit, et l’oubli.

  • Au plus que présent

    medium_Bonnard25B0001.2.JPGA La Désirade, ce mercredi 14 juin. – Cinquante-neuf ans aujourd’hui, et qu’est-ce à dire : le masque et la déprime ? Tout le contraire : frais et léger comme l’aube de ce jour de juin aux doigts de rose. Trente-neuf fois plus présent et clairvoyant qu’à vingt ans, vingt-neuf fois moins égaré dans mon esseulement qu’à trente ans, dix-neuf fois plus décidé et délié qu’à quarante ans, neuf fois plus obstiné et détaché qu’à cinquante ans, et chaque jour plus reconnaissant d’avoir passé par tous ces âges et ces avatars, chaque jour mieux fait à l’idée que tout passe…
    Reconnaissance alors à cela simplement qui est ce matin: le sourire d’L. qui me dit qu’elle m’aime, la pensée de nos deux enfants là-bas dans leur vies, le pensée de nos vivants aimés et de nos chers défuntés. A peine un souffle sur l’eau bleue. Et quoi de plus ?
    Tant à vivre au jour le jour. Tant à recevoir et à donner. Tant à lire et à écrire encore. Ce matin sur ma table : ce livre reçu hier de l’occulte ami Bona, et qui me parle aussitôt « à hauteur d’enfance ».  Ou cet autre message de la noire cavalière, elle aussi rencontrée sur la toile, qui me recommande, à propos d’un certain Ange déglingué, de lire tel livre de Jean-Yves Leloup qu’il lui a fait découvrir, et que j’ai moi-même déjà lu et relu : Désert, déserts... Ou cette lettre de mon cher Bernard, en écho aux pages de mon roman en chantier, dont l’intelligence du cœur s’est retrempée au tréfonds de la souffrance et qui dispense tant de bonne lumière.
    Tant d’intersections de vraie vie féconde. Ma bonne amie que je surprends à l’instant plongée dans Matière et mémoire de Bergson, alors que tous les jours je retrouve moi-même la matière et la mémoire de la Recherche du temps perdu. Et ma chère L. de me dire que ces rencontres la délivrent du poids des engluements de la vie en ville et de tant de menées de médiocres bureaucrates ne détestant rien tant que ce qui bouge et respire - les éternels morts-vivants se perdant dans le simulacre de travail.
    Quand l’éternel présent est à ressusciter, et que là réside le vrai travail où coïncident savoir et saveur, science et poésie, écoute et don de soi - de là renaissant la joie simplement d’être là, vivant et présent…

  • Le dernier adieu

    medium_Masque.4.jpgL’auteur masqué (22)

    De quel auteur est cette prose? Celle ou celui qui le découvrira recevra un livre et un numéro gratuit du journal littéraire Le Passe-Muraille.

    Non pas cette neige d’une nuit sous le pâle soleil rose, ou le regard au lacs de mille signes déchiffre avec ennui les feintes, les chasses, les famines de tant de bêtes glacées ! Qu’ai-je à faire de ces traces trop pareilles à celles des hommes ? Elles s’en vont toutes vers la tanière et vers le sang.
    La neige a d’autres signes. Son épaule la plus pure, des oiseaux parfois la blessent d’un seul battement de plume. Je tremble devant ce sceau d’un autre monde. Ecoute-moi. Ma solitude est parfaite et pure comme la neige. Blesse-la des mêmes blessures. Un battement de cœur, une ombre, et ce regard fermé se rouvrira peut-être sur ton ailleurs (…)

    Mais tu sais bien qu’il n’y a pas de repos.

    Est-ce que tu te souviens encore ? Les pauses miséricordieuses parfois qui venaient rompre cette obsession de l’éternité, les musiques, les visages et soudain, sur le sable même de la rive absolue, le dernier adieu du temps… La lumière change comme une voix. Elle n’est plus le témoin sans force d’une agonie. Elle redevient soleil, ce long rayon vivant qui s’agenouille au bord des draps dans un fauve reploiement d’ailes. Tu soulèves une main. Tu lui tends l’inquiète main des mères qu’elles glissent à la nuque de leurs petits garçons hors d’haleine. Il la pose au creux de ses paumes chaleureuses, dore et détend les doigts qu’il r amène à leur repos. Tes mains dorment dans l’ombre. Là-bas la première abeille de l’année frôle une vitre et fuit. Une abeille, un rayon, quel adieu plus léger ?
    Mais déjà ton oreille est close et sur ces lèvres scellées, l’absence dessine le lent sourire sans réponse qui ne s’effacera plus.

  • La rage du fils de personne

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    Avec Le fils du lendemain, paru sous pseudonyme, Jean-Bernard Vuillème donne le plus personnel ; existentiellement, le plus engagé et, littérairement, le plus accompli de ses livres.


    « Je me suis façonné dans le malaise et le mystère de ma naissance, dans le sentiment d’aversion que m’inspire ma mère et d’étrangeté très tôt éprouvé pour son ex-mari mon père », écrit Bernard Jean au début de ce récit lancé « à tombeau ouvert », puisque la destination du narrateur, fonçant sur la route, est le cimetière où repose son vrai père dont il a finalement découvert l’identité, obstinément camouflée par sa mère. Egalement occultée dans un premier temps, la véritable identité de l’auteur, écrivain romand au talent reconnu, ne pouvait à vrai dire le rester, son dévoilement faisant en quelque sorte partie du jeu de l’exorcisme et de la révélation dans ce qui est sans doute le meilleur livre de Jean-Bernard Vuillème.

    - Quelle a été la genèse de ce livre ?
    - Je n’y ai pensé que lorsque que mon intuition a été confirmée dans les pipettes des analyses de sang alors que j’avais déjà plus de 45 ans. Dès ce moment, il m’a semblé que l’écrivain devait tenter de dire ce qu’il y a d’indicible dans une histoire de ce genre.

    - Son élaboration vous a-t-elle posé des problèmes particuliers ?
    - La part autobiographique, évidemment importante, devait se limiter au thème de ce fils doutant dans sa chair de son origine biologique et bannir tout développement anecdotique. J’ai rencontré des problèmes de distanciation, beaucoup élagué, réécrit, restructuré. L’enjeu était avant tout littéraire, dans le « comment dire » et non dans le « que dire ».

    - Quelle place Le fils du lendemain tient-il dans l’ensemble de vos livres ?

    - Une place importante il me semble, parce que je crois que ma rage d’écrire, de devenir quelqu’un par l’écriture, trouve son origine dans cette histoire. J’ai voulu qu’il soit une sorte de synthèse entre l’intime et la fiction.

    - Pourquoi recourir à un pseudonyme, dont vous pouviez vous douter qu’il serait éventé ?

    - Avec un peu de recul, je m’aperçois que c’est ingérable ! L’idée, c’était de protéger celui que j’appelle mon père des propos de café du Commerce, surtout dans la ville où il habite, et non de me cacher. Ensuite, ce pseudonyme fait partie du récit, il était pour ainsi dire naturel de le signer ainsi. Faire de son double prénom choisi par les parents son nom d’auteur en inversant les termes, signer autrement sans rien renier de ce qui vous constitue…

    - Ce livre vous a-t-il libéré?

    - Disons que je suis au clair quant à l’étranger que je sentais parfois s’agiter clandestinement dans ma chair et dans mon sang, sur la puissance des délires de ma mère et celle de ma propre intuition à débusquer le mensonge. Comment dire ? Je me sens aussi reconnaissant en tant qu’écrivain… Ecrire Le Fils du lendemain, c’était une épreuve, à la fois périlleuse et jouissive, dans une brèche de l’être, près du souffle, et il me semble que j’ai assez bien franchi ce cap…

    medium_Vuilleme3.JPGComme une seconde naissance

    Si la pilule du lendemain est censée « effacer » les traces indésirables de l’écart d’un soir, celui que Bernard Jean appelle « le fils du lendemain » pourrait être dit le fruit doublement illégitime d’un semblable repentir, puisque son père biologique, amant d’une femme mariée, a convaincu celle-ci de « couvrir » leur probable embryon par le truchement d’une seconde relation arrachée in extremis au mari avec lequel elle n’avait plus de rapports intimes depuis belle lurette.
    L’enfant Bernard Jean eût aimé, comme chacun, vivre en harmonie avec papa, maman et son grand frère Otto. Or non seulement il aura enduré, dès son plus jeune âge, les effets collatéraux de la guerre opposant ses parents, mais bientôt lui viendront l’intuition qu’« une phrase aussi rassurante que papa fume la pipe » ne fut qu’un leurre, et le soupçon d’abord confus, puis le doute lancinant et la découverte finale du secret de famille défendu par la mère avec une « sainte » véhémence dans le mensonge, longtemps encore après la mort du « vrai père ».
    Mais qui fut précisément le vrai père, du géniteur biologique lâchement disparu ou de celui qui l’a pour ainsi dire adopté ? En quoi cet Auguste Daniel Nebel (notez les initiales…) sur la tombe duquel le narrateur se rend en se repassant, non sans fureur légitime, le film de ses tribulations de mal-aimé, mérite-t-il le nom de père ? La question se pose évidemment, mais c’est bel et bien de ce nébuleux faux-jeton qu’il se sent le fils malgré la véritable amitié qu’il a développé avec son père Trellert (notez le palindrome…) contre lequel sa mère, jouant à tout coup les victimes et sombrant finalement dans la démence, n’aura cessé de le monter…
    Quête de la filiation, déniée et comme renouée par le jeu de l’aveu et de la fiction, ce livre de douleur et de rage compulsive s’élève, par delà le « récit de vie », au rang de la meilleure littérature, tant par son écriture cinglante et trépidante que par l’humour déjanté de l’auteur, notamment dans la seconde partie, avec la rencontre d’un illuminé raélien en veine de clonage - clown parmi d’autres sur cette Terre « où la vie peut être drôle, un moment »…
    Bernard Jean. Le fils du lendemain. Editions Zoé, 118p.

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 13 juin 2006.

  • Du côté de la vie

    Entretien avec Nancy Huston

    Contre les néantistes. Contre ceux qui rompent avec toute filiation, rejetant ascendance et descendance. Contre ceux qui exaltent le génie artistique d'essence masculine, au mépris de la chair bassement féminine. Contre les esthètes du suicide. Telles sont, schématiquement résumées, les positions de Professeurs de désespoir de Nancy Huston qui pose des questions essentielles sur les liens vivants et complexes de la vie et de l'art. De Schopenhauer à Thomas Bernhard, ou de Milan Kundera à Christine Angot, en passant par Imre Kertsez ou Elfriede Jelinek, la romancière-essayiste détaille les frustrations affectives, les tragédies ou les refoulements qui ont abouti à autant de visions du monde mortifères.


    - Quelle est la genèse de ce livre ?

    - L'un de ses points de départ est une expérience que font toutes les femmes dès leur enfance. Nous sommes censées nous identifier à un garçon en lisant Tom Sawyer ou Huckleberry Finn, nous nous glissons dans tous les "nous" et les "on", un peu comme un Noir découvrant la littérature des Blancs. Puis nous constatons que nous n'étions pas vraiment inclues dans ce "nous". Un autre point de départ a été ma lecture de la poésie anglaise des XVIIIe et XIXe siècles: j'ai été frappée par la façon différente, chez les hommes et les femmes, de percevoir la mort et d'exprimer la peur de celle-ci. J'en suis venue à me demander si les hommes n'avaient pas plus peur de mourir que les femmes. Si je passe en revue les plus grandes poétesses, je constate que le thème de leur mort personnelle est absent. J'y ai réfléchi et bientôt a cristallisé ce thème du nihilisme, avec sa haine du corps, le refus des origines et de l'enfantement, ce mépris des masses et des nuances, cette sacralisation de l'écriture aussi...

    - Avez-vous connu, personnellement, la tentation du désespoir ?

    - Je sais très bien ce que c'est d'être une jeune fille anorexique, fragile, solitaire et brillante qui erre dans une grande ville avec des envies de suicide. Si la maternité m'a sauvée, ce n'est pas parce que les enfants sont mignons mais parce que de les voir se développer m’a appris que le postulat du nihilisme ne tient pas debout. Pour pouvoir dire "je...suis...seul", il faut avoir appris le langage et c'est avec d'autres qu'on le fait. Comme j'ai moi-même été abandonnée par ma mère, je ne savais pas vraiment ce que c'est d'être mère. J'ai dû l'apprendre comme une langue étrangère. En outre, il y aussi des morts qui m'ont aidé à sortir de cette pensée nihiliste. D'après celle-ci, la mort est une catastrophe. Or, en perdant des gens très proches, et même si je les regrette beaucoup, j'ai fait cette expérience enrichissante qu'ils continuaient de vivre en moi.

    - Quels critères ont dicté votre choix d'auteurs nihilistes ?

    - J'ai pensé à Agota Kristof, puis me suis dit, en la relisant, qu'elle n'était pas de ce clan, quoique son regard soit noir. Mais mes romans aussi sont assez sombres. Même chose pour J.M. Coetzee. Pourtant Elizabeth Costello contient d'extraordinaires inflexions de tendresse humaine. Il y avait aussi Sartre et Beauvoir. Celle-ci avait une horreur physique de l'enfantement et le couple a encouragé le mythe de l'auto-engendrement. Mais ce ne sont pas des néantistes. J’ai retenu ceux qui, dans la lignée de Schopenhauer, considèrent la vie comme une abomination, vomissent les mères et les femmes (Bernhard, Kundera, Houellebecq ), maudissent la paternité (Cioran, Kertesz, Jelinek, Angot), les enfants et la vie familiale (tous tant qu’ils sont). Par contraste, j’ai parlé aussi de deux rescapés de l’horreur nazie (Jean Améry et Charlotte Delbo) qui ne concluent pas au désespoir, et j’ai évoqué la façon dont Linda Lê s’arrache elle aussi à la noirceur absolue.

    - Vous affirmez, avec une crâne solennité frottée d’ironie, que l'homme et la femme sont différents...


    - L'idéologie dominante, de Beauvoir à Badinter, c'est qu'il n'y a pas de différence entre les sexes, ce qui revient à dire que les femmes devraient devenir des hommes. La femme a toujours été tenue pour muse ou inspiratrice, mais tout sauf créatrice, et ce n'est pas d’un instant à l’autre qu'elle va manipuler les symboles avec la même autorité. Cela étant, pour reprendre de vieux clichés qui ont du vrai, je crois que les hommes sont plus angoissés, plus seuls, dans la chaîne du vivant. Le fait de mettre au monde inscrit les femmes dans la filiation. L'oeuvre d'art est en revanche la trace qui signera le passage de l'homme. Pour ma part, quoique très attachée à l'art, à la musique et à la connaissance, je m'efforce de relativiser cette survalorisation de l'oeuvre qui aboutit à mépriser les gens doués pour la vie.

    - Pour autant, vous ne valorisez pas non plus le “quotidien” et la confession brute...

    - Je crois que le roman n'a pas pour fonction de révéler au public la vie privée de l'auteur ou d’exalter la platitude mais de transporter les gens et de repousser les murs de leur moi, de les agrandir en leur faisant découvrir le point de vue des autres. Typique à cet égard, un Houellebecq flatte la médiocrité et la bassesse à force de simplifications. A sa façon de réduire l’islam à une “connerie”, alors qu’il se prétend romancier, j’opposerai le livre de la veuve de Danny Pearl, décapité par les fanatiques, qui cherche, elle, à comprendre le monde islamique au lieu de le juger avec mépris. Romain Gary disait justement que “le côté inhumain fait partie de l’humain” et qu’il incombe au romancier d’en saisir les tenants et les aboutissants. Mais dire que tout est inhumain, ou que tout est de la merde, est absurde. A mes yeux, la vie n’est ni absurde ni pas absurde: elle est ce que les gens en font...



    Sous le signe du lien


    C’est un livre salutaire et très vivifiant que Professeurs de désespoir, qui s’inscrit dans le droit fil de l’évolution en constante expansion d’une romancière à l’admirable capacité d’empathie, comme l’illustrent Instruments de ténèbres, Dolce agonia ou Une adoration, notamment. Pour illustrer les vingt dernières années de cette trajectoire aux engagements non dogmatiques, un choix de textes vient de paraître simultanément sous le titre d’ Ames et corps dont le premier (Déracinement du savoir) est particulièrement éclairant.

    Quant à Professeurs de désespoir, précisons d’emblée qu’il n’est en rien un hymne à l’optimisme béat. Son propos n’est pas d’édulcorer le tragique de la condition humaine mais de lutter, au nom des nuances et de la complexité du réel, contre les généralisations qui tuent et contre l’absolutisme négatif de penseurs et d’écrivains exerçant aujourd’hui une inquiétante fascination.

    Pourquoi des intellectuels et des romanciers prônant le néant de toute chose, le malheur d’être né (Schopenhauer) et le crime d’engendrer (Cioran), la haine tous azimuts (Jelinek), le mépris de sa communauté (Bernhard), le rejet des enfants (Kundera) ou l’exaltation de l’abjection (Houellebecq) rencontrent-ils tant de succès ?

    Pour le comprendre, Nancy Huston remonte aux sources du nihilisme européen avant d’approcher treize destinées souvent marquées par une enfance massacrée. Tous les enfants maltraités ne deviennent pas pour autant Hitler (dans le crime de masse) ou Thomas Bernhard (dans la méchanceté délirante), et certaines femmes martyres (une Flannery O’Connor) tireront un surcroît de vitalité créatrice de la même infortune qui en brisera d’autres (le suicide de Sarah Kane) ou les rejettera dans le narcissisme destructeur (Christine Angot).
    Thomas Bernhard, estimant qu’un Seigneur Dieu ne peut être que masculin, se moquait d’une certaine “Déesse Suzy” que ses menstrues et ses grossesse empêcherait décidément d’adorer. Or cette Déesse Suzy, “merveilleusement érotique et maternelle” devient ici l’interlocutrice privilégiée de Nancy Huston. Régal de malice à gros sabots qui fera se récrier les chantres du nihilisme de salon et autres vestales du littérairement correct.

    A relever enfin que les analyses percutantes de l’essayiste alternent avec de beaux interludes évoquant ses liens de femme et d’artiste avec la vie, la perte d’un ami, la complicité d’une sale gamine octogénaire, le souvenir de Romain Gary, les bonheurs et les blessures, un mari du genre admirable (Tzvetan Todorov), les livres et les gens. Beau geste de gratitude que ce livre, du côté de la vie...

    Nancy Huston. Professeurs de désespoir. Actes Sud, 380p.
    Nancy Huston, Ames et corps. Textes choisis (1981-2003) Leméac-Actes Sud, 255p.


    Un nouveau roman de Nancy Huston est annoncé aux éditions Actes Sud, à paraître à l'automne 2006.

  • Besoin de consolation

    L’auteur démasqué (21)
    Ce poème est extrait du recueil de Raymond Carver intitulé La vitesse foudroyante du passé, paru récemment aux édition de L'Olivier. Nul, finalement, de la tribu papou, n'a identifié l'auteur en dépit de multiples indices fournis par le jury international, sous l'expert contrôle du Dr Fellow. La suite du jeu se fera à proportions des ressources de perspicacité de la compagnie, visiblement amoindries par l'été venant 

    medium_Carver.jpg

    La petite chambre

    Il y eut un grand règlement de comptes.
    Les mots volaient comme des pierres à travers les fenêtres.
    Elle hurlait, elle hurlait, comme l’Ange du Jugement.

    Puis le soleil jaillit et un sillage de fumée
    stria le ciel matinal.
    Dans le silence soudain, la petite chambre
    Se retrouva étrangement seule, tandis qu’il lui séchait ses larmes.
    Elle devint comme toutes les autres petites chambres sur terre
    que la lumière a de la peine à envahir.

    Des chambres où les gens hurlent et se blessent.
    Puis éprouvent douleur, ou solitude.
    Incertitude. Un besoin de consolation.

     

  • Les voix de la nuit




    L’auteur démasqué (20)


    Ces poèmes sont très évidemment tirés de l'oeuvre magnifique du poète grec Constantin Cavafy, ou Cavafis selon les traducteurs... Fred a (enfin) identifié celui-ci pour sauver l'honneur gravement menacé de la tribu papou.

    VOIX

    Voix sublimes et bien-aimées
    De ceux qui sont morts, ou de ceux
    Qui sont perdus pour nous comme s’ils étaient morts.

    Parfois, elles nous parlent en rêve ;
    Parfois, dans la pensée, le cerveau les entend.

    Et avec elles résonnent, pour un instant,
    Les accents de la première poésie de notre vie –
    Comme une musique qui s’éteint, au loin, dans la nuit.


    LA VILLE

    Tu as dit : « J’irai par une autre terre, j’irai par une autre mer.
    Il se trouvera bien une autre ville, meilleure que celle-ci.
    Chaque effort que je fais est condamné d’avance ;
    et mon cœur – tel un mort- y gît enseveli.
    Jusqu’à quand mon esprit va-t-il endurer ce marasme ?
    Où que mes yeux se tournent, où que se pose mon regard,
    Je vois se profiler ici les noirs décombres de ma vie
    dont après tant d’années je ne fais que ruines et gâchis. »

    Tu ne trouveras pas d’autres lieux, tu ne trouveras pas d’autres mers.
    La ville te suivra partout. Tu traîneras
    dans les mêmes rues. Et tu vieilliras dans les mêmes quartiers ;
    C’est dans ces mêmes maisons que blanchiront tes cheveux.
    Toujours à cette ville tu aboutiras. Et pour ailleurs – n’y compte pas –
    il n’y a plus pour toi ni chemin ni navire.
    Pas d’autre vie : en la ruinant ici,
    dans ce coin perdu, tu l’as gâchée sur toute la terre.

  • Haine de la poésie



    L’Auteur démasqué (19)

    Ce texte est extrait d'une prose du poète Franck Venaille, intitulée Haine de la poésie et datant de 1979. Je l'ai tiré de la monographie, assortie d'une anthologie, que François Boodaert à consacrée à Venaille sous le titre de Je revendique tous les droits, parue à l'enseigne de Jeanmichelplace/poésie en 2005. Personne n'a identifié ce texte d'un poète trop souvent inaperçu quoique des plus remarquables, à (re)découvrir assurément.  

     

    « Comme arrachées d’un livre voici des feuilles, des pages, voici la part féminine des mots qui m’entourent. Qui parle ? D’où vient cette voix ? Et qui se cache derrière ce visage ? Je le sais à peine. Ne connais pas son nom. C’est une silhouette, un homme, quelqu’un que l’on rencontre, que l’on croise et sur lequel jamais on ne se retourne : des phrases, comme arrachées à un livre.
    On ne sait rien de lui. Simplement je peux vous dire que l’été dernier on le voyait au Café Armandie chaque fin d’après-midi venir s’asseoir à une table de la terrasse où il se reposait. Souvent il portait sa main droite à la hauteur de sa vésicule. Un tic. Peut-être autre chose. A ceux qui s’étonnaient de la fréquence de ce geste il répondait simplement « j’ai mal parce que j’écris ».
    Je ne connais pas son nom. Mais je sais qu’il travaille régulièrement à son bureau. Il s’entoure de livres. Il se protège avec des livres. Lorsqu’il va mal il ferme la porte de cette pièce, de ce lieu de fiction, et s’en va dans les rues maudissant l’écriture. Puis il revient. S’installe à sa place et demande pardon : comme arrachées d’un livre.
    Un livre. Tenez. Kierkegaard raconte qu’étant enfant il demandait parfois à son père l’autorisation de sortir. Le vieil homme refusait, lui offrait cependant de le prendre par la main et de faire une promenade en parcourant en tous sens le parquet de la pièce. Alors, tout en marchant, le père décrivait – passants, voitures, fruits des étalages – tout ce qu’ils voyaient et saluait ses connaissances. Il semblait à l’enfant qu’au cours de la promenade le monde sortait du néant, que son père était Dieu et lui-même son favori… »

  • L’enfance de l’art

    Butor et les clichés (3)
    Un poète qui se prenait au sérieux, au début du XXe siècle, décida de tordre le cou à la rhétorique. Cela partait sûrement d’un bon sentiment et ne manqua pas, non plus, de faire le lit d’un nouvelle convention langagière . Ainsi en a-t-il été de la chasse aux clichés.
    A la fin du même XXe siècle, rares furent les poètes qui osaient encore célébrer la bluette printanière ou le joyeux sentier, et telle ou tel qui se fussent permis d’intituler leur poème Vers l’été pour l’amorcer avec ces vers :
    « Les nuages se séparent
    avec regrets
    Les plaques de neige se fendillent
    pour laisser perler un torrent »,
    eussent  été montrés du doigt comme de probables ringards. Non, décidément, un poète ne pouvait pas écrire cela à la fin du XXe siècle :
    «Une à une
    dans les stations de ski
    les remontées mécaniques
    se taisent
    «Les cascades
    par contre
    font éclater leurs fanfares »…
    Michel Butor ose écrire « par contre » dans un poème. Il est un peu gonflé, Michel Butor, qui ose écrire dans Vers l’été :
    « Le sentier a décidé
    De nous faire une surprise
    Non seulement l’échappée
    Sur des cimes encore neigeuses
    Mais le faufilement d’une couleuvre »…

    N’est-ce pas la niaiserie même ? Non ce ne l’est pas : ce lait fleure l’enfance de l’art. Cela fleure l’aigre petit lait d’une enfance à l’époque du Front populaire.

    Le troisième (1936) du recueil de Seize lustres renvoie en effet aux cours de récréation de l’écolier de dix ans et telle image en découle malicieusement :
    « Le grand-père ingénieux
    installe un petit moulin
    à aubes
    dans une rigole »
    Moulin à paroles…
  • Un bourreau très ordinaire

     

    A propos de Roman policier, d'Imre Kertesz

    Les lecteurs d’Imre Kertesz, consacré par le prix Nobel de littérature en 2002, se rappellent que cet écrivain hongrois eut à subir à la fois, en son enfance, les affres du totalitarisme nazi (dont il témoigne dans Etre sans destin) et, après son retour de Buchenwald, la coercition kafkaïenne de la société communiste, qu’il décrit puissamment dans Le refus.
    Le titre de ce Roman policier est à prendre au sens des Etats de la même nature, en l’occurrence latino-américain, alors que l’auteur y revient sur le thème de la contamination d’un quidam pas foncièrement criminel « dans l’âme » mais que la soumission aux ordres transforme à son tour en bourreau. De son premier métier de simple inspecteur, Antonio Martens passe en effet au rang de collaborateur de la police politique, aux côtés d’une brute antisémite du nom de Rodriguez et sous les ordres d’un certain Diaz, dans un service commis au traitement de « dossiers » impliquant le recours à la torture.
    Produite par l’avocat de Martens, en passe d’être jugé, la confession du tortionnaire « malgré lui » a cela de particulier que, sorti du contexte qui a fait de lui un criminel institutionnel, le protagoniste s’y décrit et s’y analyse avec une lucidité redoublée sur sa terrible « dérive ».

    Imre Kertesz. Roman policier. Actes Sud, 177p.

  • Butor instamatic

    Attention: chute d'anges (2)
    On se prend à vibrer et songer à tout moment à la lecture du deuxième des Seize lustres de Michel Butor, qui évoque des chutes d’anges à Venise en rapprochant les figures de la Bible et les choses vues lui apparaissant au fil de ses balades par les venelles, enfants et gondoliers, ouvriers sur leurs échafaudages (protégés de la chute par des filets) et autres Japonais égarés, à la sempiternelle recherche des Tintoret…
    Cette poésie de l’instant ne m’était pas vraiment apparue jusque-là, sauf dans Mobile et dans Gyroscope aussi, à l’état déployé, mais ici, avec ce qu’une récapitulation autobiographique peut avoir de plus dense et de plus personnel, l’aspect tout à fait original et novateur, nettoyeur, de cette démarche m’apparaît mieux avec son ping-pong ludique de l’observation et de la réflexion, du chant et de l’hors-champ à la Godard, en moins intello phraseur, me séduit et me captive même.
    La méthode de Butor me rappelle l’Instamatic par son immédiateté compacte, non pas le polaroïd grisâtre mais le petit autofocus avant la lettre de la note immédiatement envisagée dans son utilisation prochaine.
    C’est le contraire du poète posant entre deux chandeliers en gilet coin-de-feu, sans jouer pour autant le maudit ou l’ensauvagé. C’est un honnête homme en salopette d’artisan à tout faire qui passe par là avec son stylo et sa bibliothèque ambulante, son bon naturel et sa ruse, son génie des lieux et son ambition toute modeste de lire et de dire le monde à n’en plus finir.   

  • Poésie de Michel Butor


    Le monde vu de l’Ecart
    Le nom de Butor appelle ordinairement, comme par automatisme pavlovien, l’immédiate mention scolaire du Nouveau Roman et de deux livres incontournables, de L’Emploi du temps et de La Modification, à quoi se réduit pour beaucoup une œuvre aussi prolifique (plus de 1000 titres en bibliographie) qu’inaperçue, à quelques îlots près dont une série de lectures fameuses, de Balzac à Rimbaud.
    Or il y a à la fois du lecteur universel chez Michel Butor, du critique éclairant et du poète de la même espèce poreuse, à la parole toute directe en apparence, mais lestée de sens, aux divers sens du terme, et diffusant une musique faisant elle aussi sens et pour les cinq sens pourrait-on dire en redondant doucement.
    Une parfaite illustration, et peut-être la meilleure en ce moment précis où l’écrivain fête  ses 80 ans, en est alors donnée par ce recueil récapitulatif de Seize lustres (seize lustres font juste 80 ans, selon la mesure romaine fixant les cinq ans de magistrature romaine ponctués chaque fois par un sacrifice) où, plus qu’une sage anthologie, l’on trouve le relevé poétique d’un parcours touchant à peu près tous les points de la circonférence terrestre (de Venise au Sahel ou des States au jardin de Bécassine) et dont le moyeu reste A l’écart, la maison du poète à Lucinges, non loin d’Annemasse et de Genève (Genève « où même la poussière est propre », tandis qu’à Annemasse « même le savon est sale »), à partir de laquelle se développe d'ailleurs un texte liminaire intitulé Ce qu’on voit depuis l’Ecart, qui ne dit pas autre chose : savoir qu’à l’Ecart on est au centre du monde, entre la plume du scribe et l’encrier des étoiles…
    Michel Butor est virtuellement entré en poésie en 1926, « quand mon papa et ma maman faisaient l’amour entre leurs draps », et c’est sur le déclencheur magique  de La baguette du sourcier, datant de 1990 (l’époque où il dispensait ses cours à Genève) qu’il ouvre ce recueil avec l’évocation du geste de l’ange bouclant les portes du Jardin d’Eden d’une main, sur ordre du dieu jaloux, pour bénir de l’autre le couple en faisant « lever un pain à chaque goutte répandue »…
    La poésie de Michel Butor ne fait rien pour avoir l’air d’en être, ce qu’elle est pourtant, tandis que la poésie de Dominique de Villepin, qui fait tout pour en avoir l’air, n’en est pas l’ombre d’un semblant.
    Or on lit, dans Passe et repasse, ces vers très peu villepiniens :

     « Le fer du trafic ferroviaire
    écrase les plis des talus
    et celui des camions-citernes
    roussit les parkings d’autoroutes
    où les vacanciers font des tresses
    tentant de doubler les copains
    avant de s’enfiler aux peignes
    qui les délestent de leurs sous »…

    C’est une poésie qu’on pourrait dire, pour faire la nique aux mânes de Mallarmé, positivement journalistique, à cela près qu’elle est de la poésie et non du journalisme, disant par exemple encore ceci dans L’Arrière-automne :

    « Et l’on était suspendu aux nouvelles
    il y avait des menaces de guerre
    dans un autre continent il est vrai
    mais s’il y avait mondialisation
    c’était bien dans l’appesantissement
    de ces ailes ténébreuses partout
    Les arbres suffisamment à l’abri
    gardaient leur feuilles approfondissant
    leurs couleurs et l’on avait l’impression
    qu’elles disaient individuellement
    écoutez-moi contemplez-moi sauvez
    la formule que je vous ai trouvée »

    C’est cela même : comme l’arbre, le poète trouve des formules. Or je sens que, ce livre-là, je vais me le garder ces jours à portée de main, car il va de soi que Seize lustres ne parle pas que d’autoroutes et de mondialisation et que la poésie c’est tous les jours…

    Michel Butor. Seize lustres. Gallimard, 273p. 2006.

  • Centaures des dunes

     Houellebecq et les lemmings…
    Au Cap d’Agde. Cité du soleil, ce 26 mai. Michel Houellebecq a bien décrit, dans Les particules élémentaires, comment le quartier naturiste du Cap d’Agde, longtemps fréquenté par les très décents nudistes adeptes de la Vie Saine, s’est trouvé investi par une nouvelle population plus portée sur le sexe possiblement partagé, entre couples et gangs à bangs, dont le premier décor des ébats en plein air fut le revers des dunes avant que les exhibitions ne débordent sur la plage au vu de tout un chacun.
    Ces dernières années, en fidèles des lieux attachés à leurs vastes espaces de sable doux à fouler des heures durant et de ciel à l’avenant, nous aurons remarqué, pour notre part, ce spectacle étrange, relevant de l’éthologie humaine, de centaines de couples se rassemblant étroitement en un point précis des dunes pour se tenir là en groupes et en troupes, debout et ruisselant d’huile solaire à haute teneur de carotène, les corps le plus souvent ornés de chaînettes et de plaquettes, tatoués et piercés jusqu’aux endroits les plus délicats, stationnant à peu près immobiles et se regardant les uns les autres, plus hagards que souriant, comme paralysés par la même haletante attente d’on ne sait quoi, nous évoquant alors ces attroupements de manchots ou, plus exactement, du fait de leur silence assourdissant, de lemmings – et c’est d’ailleurs ainsi que nous les appelions jovialement en passant et en repassant…
    Or voici que, cette nouvelle année, une nouvelle créature a fait son apparition à la crête des dunes, sous l’apparence imposante d’un centaure piaffant, le plus souvent immobile lui aussi, puis fonçant dans telle ou telle direction et gesticulant alors ça et là.
    Telle est la police montée qui patrouille désormais les présumés nids de débauche du revers des dunes, tandis que diverses pancartes apposées aux passages obligés proclament la peine encourue par la moindre démonstration publique à caractère sexuel : de 1000 euros à l'ergastule…
    Les lemmings vont-ils disparaître pour autant ? Rien n’est moins sûr, et qui d’ailleurs le souhaiterait vraiment ? Notre voisine la Comtesse presque centenaire, naturiste de la première heure sur les dunes de la Baltique où elle fut courtisée par le peintre Edvard Munch dont je suis fou féru, résume notre philosophie commune par la formule « Jedem Tierchen sein Plaisirchen », à chaque bestiole sa babiole…
    Et l’innocente Alina Reyes de conclure avec une grâce et un style qui manquent évidement à trop d’enfiévrés du sexe sans amour: « Et mes chairs sont des roses, mes mains des roses aux pétales de doigts, mes doigts un bouquet, chaque pulpe de mes doigts un bouton de rose qui va et vient et fait des rondes dans ma vallée de roses »…

  • Les enfants manipulés


    Du totalitarisme à la maison
    La manipulation des enfants, des adolescents et des jeunes gens, drillés et dressés contre leur milieu, est une arme redoutable des régimes totalitaires, dont les gardes rouges de la Révolution culturelle, célébrés ces jours pour leurs mémorables méfaits, furent le plus destructeur exemple après ceux des Jeunesses hitlériennes ou des Pionniers du communisme.
    Le romancier algérien Boualem Sansal me racontait récemment comment, dans les années 70-80, les enfants algériens furent eux aussi « montés » contre leurs parents, à l’enseigne de l’arabisation et de l’islamisation de l’Algérie, et c’est le même processus qu’imagine Philip Roth dans Le complot contre l’Amérique avec ce mouvement de jeunesse adapté à la mentalité étatsunienne, intitulé Des Gens Parmi d’Autres et consistant, pour les déjudaïser, à envoyer de jeunes Juifs ramasser le maïs et traire les vaches en compagnie des braves paysans du Kentucky, un peu comme les intellectuels étaient envoyés aux champs dans l’Albanie d’Ismaïl Kadaré.
    Diviser les plus proches pour régner, inscrire la méfiance et la délation au sein de la famille : telle est la tactique bien partagée des pouvoirs totalitaires, qui trouvent évidemment chez les enfants, les adolescents et les jeunes gens, une pâte fraîche à modeler – le bois tendre dont on fait des talibans purs et durs...

  • Philip Roth entre autofiction et roman


    Des faits à la forme

    C’est en somme dans le plus fictionnel de ses romans que Philip Roth est le plus proche de son vécu personnel, ou présumé tel. Je souligne : présumé tel, car le petit Philip du Complot contre l’Amérique n’est pas vraiment plus « réel » que le fils « fictif » de Patrimoine, le magnifique hommage rendu naguère par l’écrivain à son père, et ce nouveau roman ne saurait être dit simplement « autobiographique » malgré son aspect partiel de chronique familiale.
    La conjecture de départ n’est pas un paradoxe mais la modulation d’une hantise réelle de l’enfant, et cela seul compte : cette instance du sentiment réel et de son insertion particulière dans l’espace-temps d’un roman.
    Philip Roth aurait pu « changer les noms », comme on dit, mais que cela aurait-il changé alors que le rapport entre les personnages et leurs « modèles » restait si manifeste ?
    Le malentendu, dans l’actuel débat sur l’alternative entre autofiction et « vrai roman », tient à cela qu’on passe le plus souvent à côté de l’essentiel en s’accrochant à des préjugés ou des idées reçues selon lesquels le roman demanderait plus d’imagination, serait une « création » plus avérée, que l’autofiction ou le simple récit autobiographique - comme si l’affabulation était une valeur en soi.
    Ce que vous racontez là : est-ce du vécu ou de l’inventé ? demande le lecteur au romancier. Et Proust de répondre : les deux à la fois. Et Joyce : juste words, words, words, Madam. Ou Céline : valsez musettes…
    Pourtant la question revient sur le tapis, après la fameuse mort du roman proclamée par les Modernes, avec ceux qui n’y ont jamais cru ni sacrifié, dans le sillage de Nabokov et consorts, de Kundera aux déconstructions narratives si intéressants dans Le livre du rire et de l’oubli, notamment, au Coetzee d’  Elisabeth Costello et de L’homme ralenti.
    Nous sommes en train de tourner un film, avertit Godard, avec tel ou tel matériau et pour dire ceci et cela que vous trouverez entre les lignes des sous-titres, avec le supplément de tout ce que raconte le cinéma à sa façon, vous voyez quoi ?
    C’est cela aussi le roman : c’est tout l’aléatoire charrié par les mots, les motifs et les figures coulées dans le temps du livre, qui surajoutent au simple déroulé des faits pour devenir une forme en soi, je dirai : cette forme plus autonome, plus libre, plus ouverte - plus ouverte à tout le monde… 

  • Jelinek anti-missiles



    A propos de Bambiland

    Amorcé au début de la guerre en Irak, ce texte « panique » relève du contrefeu par sa manière même, qui consiste à mimer la violence pour en illustrer le délire meurtrier, quitte à friser la tautologie. Dire la totale confusion présidant à une agression « libératrice » et à une guerre se présentant « pour la paix » est en effet le propos d’Elfriede Jelinek, que son Nobel de littérature (en 2004) n’a décidément pas assagie, au contraire. Dans un flux de discours entremêlés et parfois difficiles à dissocier, la romancière-dramaturge-polémiste joue à la fois sur le gorillage des « news » médiatiques, des multiples et contradictoires témoignages affluant au jour le jour, des informations techniques sur le dernier top de l’armement et sur le rappel de telle guerre antique menée sur les mêmes lieux par les Perses.
    Qui parle ? Dans quel esprit délirant ce cauchemar se déroule-t-il ? « C’est une chose que je n’arrive toujours pas à m’enlever de la tête : ils sont donc vraiment tous morts, les sentiments, vraiment tous ? » Et les services de propagande de Jésus W. Bush de marteler : «Croyez en Dieu, maintenant, Dieu en général, ça ne peut que vous être bénéfique ». Et les missiles « de croisade et de justice » de pleuvoir sur un peuple qui, de toute façon, « n’a aucune notion du primat de la personne »…

    Elfriede Jelinek. Bambiland. Jacqueline Chambon, 119p.

  • Des illusions perdues


    Vie de Samuel Belet, chef –d’œuvre de Ramuz

    Charles Ferdinand Ramuz avait 35 ans lorsqu’il publia cette Vie de Samuel Belet, en 1913, peu après Aimé Pache peintre vaudois (1911). Depuis Aline, premier joyau et sombre merveille (1905), le jeune écrivain n’avait cessé d’affermir son art et d’élargir son spectre d’observation avec le non moins âpre et bouleversant Jean-Luc persécuté, suivi par Les circonstances de la vie, plus citadin et proche de Flaubert. L’expérience parisienne et le retour au pays, avec la décision d’y vivre et d’y inscrire son œuvre, imprègnent Aimé Pache et comptent aussi dans l’entreprise collective fondatrice des Cahiers vaudois, avant la cassure de la guerre. Adieu à beaucoup de personnages (en 1914) marquera la fin de la première période d’expansion du romancier qui évoluera, dès Le règne de l’esprit malin, en 1917, dans le sens d’une quête « verticale », surtout poétique et métaphysique.
    Dans cette Vie de Samuel Belet, le jeune Ramuz raconte l’apprentissage de la vie et de la ville (Paris à l’époque de la Commune) d’un jeune orphelin « placé » à 15 ans par son oncle chez un riche paysan dont un employé savoyard lui rend la vie dure. Entre une maîtresse de maison parvenue et un vieux domestique pieux, Samuel découvre la vie et, bientôt, l’amour, non sans tourments. Avec l’aide du « régent » Loup qui le prend en affection, il va tâcher aussi de s’instruire, mais c’est sur le tas, dans le tumulte de la vie qui le « mène » d’une épreuve à l’autre, jusqu’à Paris où il découvre les idées révolutionnaires, et dont il revient mûri, que Samuel Belet se trouvera lui-même.
    Dans la filiation réaliste de Balzac et Zola, mais très imbibé de fatalisme protestant, à l’enseigne du « tout est vanité » de l’Ecclésiaste, Vie de Samuel Belet nous touche toujours par la vibrante et profonde humanité de ses personnages et par l’intensité déchirante de certaines scènes (le suicide des jeunes amants, la mort de l’enfant, etc.) autant que par la poésie panthéiste qui ne cesse d’irradier le roman.
    C.F. Ramuz. Vie de Samuel Belet. Gallimard, coll. L’Imaginaire.

  • Le dandy s’encanaille


    L’auteur démasqué (18)

    L'auteur de cet extrait d'Hécate et ses chiens, paru en 1954 chez Flammarion, est Paul Morand. Joël l'a finalement identifié. Récidiviste notoire... 


    « Je m’étais tracé un plan d’inconduite et le suivais pas à pas. Sans précautions je m’enfonçais délibérément et jusqu’au cou dans la bourbe. J’avais fini par savoir fort bien comment m’y prendre, ayant acquis le coup d’œil du vieux renard. Mon endurcissement audacieux me faisait peur. Je n’allais plus à faux. Je jouais serré. J’agissais vite. Je ne restais pas longtemps sur le lieu de mes exploits et passais ailleurs. En des temps records, je savais choisir, séduire, gâter mes proies favorites, les immoler, passer à d’autres bons morceaux.
    Je me liai avec ces désoeuvrés cosmopolites qu’on rencontre partout, lords du spleen, usiniers nordiques aux mœurs flottantes comme leurs yachts, dames russes dont la religion seule était orthodoxe. Notre centre d’opération et de ravitaillement se trouvait dans le palais du correspondant de la plus grande agence américaine de presse (lequel devait mourir peu après. Assassiné), un palais de Mille et une Nuit, pavé d’albâtre.
    Je tremblais d’y fréquenter, sans pouvoir m’en empêcher. J’avais un goût chaque jour plus profond pour ce que les mauvaises mœurs apportent d’anxiété ; certaines poursuites crapuleuses me laissaient le cœur et l’estomac en suspens, comme le lecteur d’un feuilleton policier. Terrorisé par le scandale possible, je savourais cette angoisse. Déplaisir conscient, plaisir secret. La violence que je faisais à mon naturel honnête était sans doute la forme inversée de cette contrainte chère à tous les réformés. « Enfin, me disais-je, la fantaisie est entrée dans ma vie ! »

  • Le livre rêvé


    L’auteur démasqué (17)

    L'auteur de ce passage célébrissime du Temps retrouvé est évidemment Marcel Proust. Didier l'a identifié avant minuit. Récidiviste, il recevra donc deux livres par la petite poste. Il est en revanche exclu des trois tours prochains du jeu papou.

    « Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je ; quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c’est aux arts les plus élevés et les plus différents qu’il faudrait emprunter des comparaisons ; car cet écrivain, qui d’ailleurs pour chaque caractère en ferait apparaître les faces opposées pour montrer son volume, devrait préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres monde et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n’ont eu le temps que d’être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l’ampleur même du plan de l’architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées ! On le nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite c’est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre les rumeurs et quelque temps contre l’oubli. Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’un de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un client l’opticien de C*** ; mon livre grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes».


  • Dans cette lumière volée



    L’auteur démasqué (16)

    Ce passage est un extrait du Passage, précisément, extrait du dernier livre d'Antoine Volodine, Nos animaux préférés, paru en janvier 2006 au Seuil. Personne n'a identifié cette prose pas vraiment typique, il est vrai, de la manière volodienne...

    « Si tout va bien, un ciel naîtra de la mer un quart d’heure après le rivage. Tu ne pourras plus avancer, tu devras te cacher dans le reste des vagues, c’est par l’intérieur des nuages que tu accéderas au reste des vagues. Tu devras construire le passage, c’est dans la ruine du reflet que tu le découvriras, dans la ruine des eaux déjà impropres à porter l’idée de navires, dans la ruine du jour sans voyage et sans soleil. C’est dans la ruine du reflet que tu dissimuleras la dernière balise. C’est dans la dernière balise que tu feras mine de flotter, car il faudra continuer à feindre, face au vent déjà décharné de ses souvenirs d’albatros, de mouettes rieuses, éteint. Face à ce vent qui aura abdiqué, tu adopteras la politique de l’épave, la stratégie de l’épave qui a tes faveurs depuis toujours ».

    (…)

    « Et c’est sur cette lumière-là, non navigable, fictive, que tu façonneras le passage, dans cette lumière volée, dans la misère orgueilleuse de cette lumière volée ».

  • Putain d’amour caraïbe


    Les dollars des sables de Jean-Noël Pancrazi

    Les belles âmes moralement et politiquement correctes s’effaroucheront peut-être du fait que Jean-Noël Pancrazi, romancier français du meilleur style (l’Académie français a décerné son Grand Prix du roman à Tout est passé si vite, en 2003) raconte ici sans masque les amours tarifées qui l’unissent à un jeune métis marié de République dominicaine, disparaissant chaque nuit après l’effusion des corps et dont il ne connaît d’abord que le prénom de Noeli.
    Ce « roman », au titre à la fois poétique et ambigu, ne se réduit-il pas à l’esthétisante sublimation d’un épisode de tourisme sexuel ? Tel n’est pas le sentiment du lecteur sans préjugés, attendant de la littérature à la fois un aperçu des multiples aspects de la condition humaine et la ressaisie d’une expérience vécue par la transmutation d’une écriture personnelle. Autant d’éléments qui font précisément l’intérêt de ce livre dont la musique de la langue envoûte, avec ses phrases roulant comme des vagues sous le vent et l’évocation très physique du climat des Caraïbes.
    Si Jean-Noël Pancrazi rend nettement les occurrences terre à terre, voire sordides, gage en tout cas d’humiliations bien partagées, d’un « commerce » sexuel et affectif sur fond de pauvreté, son récit relève plutôt de l’amitié réelle et d’un amour quasi filial. Le romancier tend-il à enjoliver ou à magnifier l’espèce d’adoption à laquelle aboutit cette relation ? Rien en tout cas de convenu ou d’édulcoré dans la prise en compte de la réalité violente et souvent dangereuse, voire soumise à persécution officielle (la traque des homos à Cuba est évoquée au passage) des relations entretenues par le narrateur et ses semblables avec leurs amis respectifs et leur entourage. Reflet des rapports Nord-Sud, la prostitution occasionnelle des mecs fait ici figure d’ « extra » plus ou moins jovialement toléré, dans une société qui reste massivement machiste et homophobe. Autant dire qu’un climat de menace plane sur ce livre, que l’écriture crépusculaire de Jean-Noël Pancrazi restitue avec autant de lyrisme que d’intensité tragique au fil de certains épisodes.
    En fin de compte, c’est pourtant un sentiment d’authentique fraternité qui se dégage de ce récit aussi sensible que sensuel, diffusant un mélange de fataliste mélancolie et de tendresse blessée.

    Jean-Noël Pancrazi. Les dollars des sables. Gallimard, 169p.


  • La flamme et les cendres

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    Dans La gazelle tartare, Asa Lanova ressaisit la matière d’une existence marquée par la peur de vivre et la recherche de l’absolu, avec un mélange détonant de verve et de poésie

    A vingt ans, Maryse était une jeune danseuse lausannoise promise au plus bel avenir. Un premier rôle d’Ophélie, avec Maurice Béjart pour partenaire, marqua simultanément sa première panique. Fuyant un amour naissant, fuyant la danse, elle devint plus tard écrivain sous le nom d’Asa Lanova. Sept livres ont abouti à ce dernier récit d’une nouvelle profondeur, marqué par la solitude mélancolique et le deuil, mais aussi l’humour et quel sursaut de bonne vitalité.

    La sagesse des braves gens répète qu’on ne peut être et avoir été : que nul n’échappe à la loi du temps qui passe et qu’il est chimérique de croire à la jeunesse éternelle, sauf à pactiser avec le diable. Or, même à l’ère des oiseaux mazoutés, il reste des poètes rêvant à l’albatros bravant toutes les pesanteurs et des jeunes filles attendant le prince charmant à la fenêtre de leur tour HLM – et telle demeure la narratrice de La gazelle tartare en dépit d’une vie plutôt mouvementée dont témoignent, de La dernière migration (Régine Deforges, 1977) au Testament d’une mante religieuse (L’Aire, 1995) des livres marqués au sceau d’un érotisme entêtant, voire torride, mais nullement superficiel. Une constante traverse en effet les écrits sur feuillets bleus d’Asa Lanova, et c’est une sorte de panique frisant parfois le délire, à base de carence affective, d’incertitude, de peur de vivre (cette « gangrène de l’âme ») et de terreur de n’être pas à la hauteur. Son insomnie chronique la taraude plus que jamais au moment où elle entreprend ce nouveau récit, dont le déclencheur est le visionnement d’un film consacré à Maurice Béjart et, de fil en aiguille, le ressouvenir d’un bref amour de jeunesse qu’elle a fui comme elle fuira bientôt la danse où on lui promettait le plus bel avenir. Cette irruption de son passé de jeune fille en fleur coïncide avec une confrontation plus douloureuse, après des années éprouvantes de dérive en Egypte et de dèche en haute-Savoie, avec la décrépitude de sa mère frappée par la maladie d’Alzheimer. Amorcé dans le jardin retrouvé de son enfance, où son grand-père terrien l’initia aux beautés de la nature et où reposent les cendres de son père, le récit de La gazelle tartare va se développer en spirales narratives creusant alternativement dans le passé de Maryse (son vrai nom) et rejoignant le présent d’Asa, dans un brassage proustien où la « traque des mots », dont la romancière a la passion précise et parfois précieuse (le « charabia chéri » que lui reproche gentiment son mentor, le grand découvreur Georges Belmont, ami de Joyce), exprime cette « Force de vie » qu’entretiennent également la discipline ascétique de ses exercices quotidiens à la barre et ses soins de soeur franciscaine zoophile à sept chats flanqués d’une chienne du désert…

    L’univers d’Asa Lanova est apparemment un vrai souk, mais c’est vers une nouvelle simplicité dépouillée que nous conduit La gazelle tartare, au terme d’un récit tour à tour émouvant et burlesque, truculent à souhait lorsqu’elle évoque un séjour de cinq ans à Alexandrie, et très poignant par l’évocation de la fin de sa mère. Il y a chez elle un mélange de terrienne vaudoise et de mystique « allumée », de sauvageonne complice de la Vouivre et d’artiste retrouvant, chez ces grands vivants que furent Henry Miller ou Lawrence Durrell, la flamme pure, transfigurée par la littérature, d’une vie de bohème où plaisirs et « châtaignes » firent florès.
    Dès le départ de son récit, la figure magnifiée de « Satan », ainsi qu’elle surnomme Béjart en qui elle voit un « messager d’amour entre le monde et la Beauté », devient l’objet d’une rêverie obsessionnelle qu’un rendez-vous téléphonique fixe dans le temps et l’espace. Or verra-t-on, à l’automne, Tristan et Iseult se retrouver enfin pour finir leur vie sur un tardif canapé conjugal ? C’est ce qu’elle s’obstine à croire en invoquant l’ « éternel retour » et en se repassant Wagner sur son pick-up. L’intéressé, avec la tendresse des sages, lui objectera pourtant: « Je ne puis raccorder ce qui fut à ce que nous sommes devenus. Aussi, gardons intacte la beauté du souvenir… ».

    Au demeurant, il serait mesquin de voir en La gazelle tartare l’exploitation d’une « affaire » susceptible de publicité. S’il est certain que la narratrice croit vraiment qu’elle va retrouver cet amour de jeunesse, si fugace qu’il ait été, c’est qu’elle sait chez lui cette même Flamme inextinguible qu’elle désespère de trouver auprès de ses compagnons ordinaires. Avec la même candeur, et cette crédulité un peu « barjo » qui la fait se convertir un temps à l’islam et se frotter à l’occultisme, elle ne cesse de lorgner vers l’Infini, l’Eternel et l’Absolu, tout en gardant les pieds sur terre avec ce bon naturel et cette fougue vitale irriguant ses meilleures pages. C’est ainsi, au final, un livre plein d’amour et de mélancolie, mais aussi de courage et de drôlerie que La gazelle tartare, où l’inaccessible (désigné par l’expression arabe du titre) devient matière humaine par le miracle des mots.

    Asa Lanova. La gazelle tartare. Bernard Campiche éditeur, 268p.
    Le Prix Schiller vient d’être attribué à ce livre.





  • A la Grâce de Dieu


    L’auteur démasqué (15)

    Ce texte est tiré de La belle lurette, roman autobiographique d'Henri Calet. La seule désignation du nom de celui-ci est considérée comme suffisante, ce soir de pluie, par le jury unanime du jeu papou.  

    « Défense de laisser les enfants jouer dans les cours. Défense de mettre des oiseaux et des fleurs aux fenêtres. Défense de laisser circuler les chiens librement. Défense de laver le linge aux fontaines. Sous peine de congé immédiat. »
    Chaque bâtiment de la Cour de la Grâce de Dieu – je trouve l’appellation amusante – avait son panneau mural. Maman habitait une chambre du sixième étage, le dernier. Escalier K.
    Nous étions là des centaines entassés, grands et petits, dans nos puanteurs et sans fleurs, avec nos tares et sans oiseaux.
    Dans les couloirs mi-obscurs la senteur lourde de la merde était partout, et celle – plus insinuante – aigrelette de l’urine. Le dégoût s’étalait sur les murs… Merde… Merde… en grandes lettres ou en arabesques, et surtout aux chiottes, écrit du bout du doigt… Merde… Merde…
    C’est vrai, on en était pleins jusqu’à la gorge. Un enlisement et un étouffement lents.
    L’entrée de la cour était barrée par le regard oblique et raide du concierge : un vieillard assis qui avait une voix couverte, étrange, lointaine. Dans ce concierge, c’était un va-et-vient glaireux et il n’avait qu’à secouer son ventre replié sur ses cuisses pour qu’aussitôt les glaviots lui montassent aux lèvres. Il les mâchonnait longtemps avant de les cracher par le vasistas ».

  • Là-bas en enfance



    L’auteur démasqué (14)

    L'auteur de cet extrait d'Enfance est Nathalie Sarraute, que notre ami Bona a identifié sans peine.

    « Je suis assise près de maman dans une voiture fermée tirée par un cheval, nous cahotons sur une route poussiéreuse. Je tiens le plus près possible de la fenêtre un livre de la bibliothèque rose, j’essaie de lire malgré les secousses, malgré les objurgations de maman : « Arrête-toi maintenant, ça suffit, tu t’abîmes les yeux… »
    La Ville où nous nous rendons porte le nom de Kamenetz-Podolsk. Nous y passerons l’été chez mon oncle Gricha Chatounovski, celui des frères de maman qui est avocat.
    Ce vers quoi nous allons, ce qui m’attend là-bas, possède toutes les qualités qui font « les beaux souvenirs d’enfance »…

  • L’herbe de Whitman



    L’auteur démasqué (13)

    Cet extrait de poème est tiré de la deuxième séquence d'Au tombeau d'Apollinaire, du poète américain Allen Ginsberg (1926-1997). Je l'ai tiré de l'excellente monographie consacrée au grand poète beatnik par Jacques Darras, dans la collection Poésie de Jean-Michel Place. Personne n'a découvert l'identité de cet auteur naguère "culte". Sic transit gloria mundi & Shame on you...


    « Ici à Paris je suis ton invité chère ombre amicale
    La main absente de Max Jacob
    Le jeune Picasso m’apportant un tube de Méditerranée
    Moi-même assistant au banquet rouge et vieux de Rousseau
    J’ai mangé son violon
    Merveilleuses fêtes au Bateau-Lavoir qui n’ont jamais été mentionnées
    Dans les livres scolaires d’Algérie
    Tzara au bois de Boulogne expliquant l’alchimie des couscous
    mitrailleurs
    Il pleure en me traduisant en suédois
    Elégant cravate mauve et pantalon noir
    Une douce et tendre barbe émerge de son visage comme la
    Mousse tapissant les murs de l’Anarchie
    Il parlait interminablement de ses querelles avec André Breton
    Un jour il l’aida à retailler sa moustache dorée
    Le vieux Blaise Cendrars m’a reçu dans son cabinet de travail
    Et à voix basse me parle de l’immense Sibérie
    Jacques Vaché me pria d’examiner sa terrible collection de pistolets
    Pauvre Cocteau attristé parle du merveilleux Radiguet d’antan
    A sa dernière pensée je me suis évanoui
    Rigaut avec une lettre d’introduction à la Mort
    Et Gide vanta le téléphone et d’autres remarquables inventions
    E principe nous étions d’accord bien qu’il baratinât sur
    Le linge de corps mauve
    Malgré cela il but au goulot de l’herbe de Whitman intrigué
    Par les amants qui se nomment Colorado
    Princes d’Amérique arrivant les bras chargés de shrapnels et
    De base-ball
    Oh Guillaume le monde si facile à combattre semblait si facile
    Savais-tu que les grands classiques politiques envahiraient
    Montparnasse
    Sans un seul brin de laurier prophétique pour verdir leurs
    fronts
    aucune pulsation verte dans leurs oreillers aucune feuille ne
    reste de leurs guerres – Maïakovski est arrivé et s’est révolté… »

    Ginsberg as youngster

  • Les instants grappillés

     

    Dans le TGV, ce jeudi soir 11 mai. – A l’instant nous traversons la Saône. Mais non : à l’instant nous filons déjà à travers le jaune acide des champs de colza cisaillés de vert tendre. Ou bien à l’instant, le front contre la vitre du train à grande vitesse, je me retrouve à la fois ce midi place Saint-Sulpice, en compagne d’Alina Reyes toute souriante dans le soleil éclaboussé d’eau de fontaine, puis sur la terrasse du Mazarin avec Florian mon compère photographe qui me rejoint plus tard dans un salon de l’Institut de France pour y passer un moment, vite avant le train, à écouter François Cheng en veine d’improvisation bien préparée sur le miracle de chaque Instant.


    A l’instant nous arrivons à Dole, et du coup j’en aurais pour des pages à célébrer mon (occulte) ami Marcel Aymé côté Vouivre et forêts, entre Brûlebois et Le moulin de la sourdine, mais du coup la Vouivre me rappelle la taille hyperfine d’Alina Reyes traversant la terrasse du Café de la Mairie, et une heure avant les transes dans lesquelles, à l’hôtel Louisiane, j’ai rendu hommage à Alexandre Zinoviev dont ma bonne amie venait de m’apprendre la mort au téléphone – Zinoviev que je revoyais dans sa cuisine munichoise, incapable même de nous faire un œuf au plat et m’emmenant à travers les rues de la ville, jusqu’à certaine brasserie de sinistre mémoire dans laquelle Hitler éructa ses premiers discours… Et voici qu’ayant bouclé et envoyé mon papier je tombe sur le vieil Albert Cossery plus déplumé et plus dandy que jamais, sans doute sur le point de gagner sa mangeoire de l’Emporio Armani où quelque mécène lui offre sa spaghettata quotidienne… Puis voilà que mon portable grelotte une fois encore, sur lequel un éditeur de nouveau compagnonnage m’annonce la mort, la nuit passée, de son père…
    Un instant et nous apparaissons et disparaissons presque en même temps, un instant et me revient le sourire méfiant-songeur-mutin d’Alina que j’imaginais moins menue ou plus sûre d’elle, et dont me ravissent les gestes élégants et le rire frais, un instant après nous nous sommes quittés sur un bec et nous nous retrouvons, avec mon compère Florian, à la terrasse du Mazarin où mon portable nous félicite tous deux, par la voix de René Gonzalez, de notre pleine page de ce matin sur Godard, plus généreuse à ce qu’il me dit que le maigre jus un peu méprisant de Libé, un instant et nous voilà remontant vers le Jura virant au mauve tandis que ma voisine relève les yeux de Monsieur Ripley qu’elle tient au-dessus d’un ventre rond gainé de soie bleue, annonçant un proche événement…
    Tant d’intersections chaque jour, comme le collage du dernier Godard, tant d’histoires simultanées que nous vivons dans l’instant, et le train remonte à travers les forêts d’où il redescendra en lent vol plané jusqu’au lac cher au vieux mandarin pour qui la beauté ne saurait être sans bonté - à l’instant le soleil n’est plus qu’une rougeoyante boule de feu dans l’indigo du couchant, à l’instant on est comme au bord du ciel et des horizons se perdant en lointains bleutés…

  • Le contempteur déchiré

    Hommage à Alexandre Zinoviev

     

    L’auteur de L’Avenir radieux et des Hauteurs béantes est mort à Moscou. Ses livres avaient paru à Lausanne.
    C’est une figure à la fois éminente et paradoxale de l’opposition au communisme qui vient de disparaître en la personne d’Alexandre Zinovie, décédé mercredi soir à Moscou d’un cancer au cerveau, à l’âge de 83 ans. Zinoviev avait été, avec Les hauteurs béantes, l’un des satiristes les plus virulents et les plus originaux, de point de vue du gorillage de la langue de bois et de la pensée unique soviétiques, sans se rallier pour autant aux dissidents. Ainsi ne cessa-t-il de railler les positions d’un Soljenitsyne, qu’il avait surnommé le Père-le-Justice. Par la suite, loin de se réjouir de la perestroïka, il critiqua un Gorbatchev puis un Eltsine avec la même véhémence.  

    Pur produit de la société communiste, Alexandre Alexandrovitch Zinoviev était né en 1922 dans une famille d’ouvriers, avait accompli des études de philosophie et acquit, en tant que  logicien, une réputation mondiale. Sa science du discours et de ses distorsions, et son mépris-fascination pour l’idéologie  marquèrent profondément ses « romans » mimant, par leurs discours labyrinthiques, les tours et les détours de la dialectique kafkaïenne propre à Ivanbourg, sa ville-pays mythique. 

    Révélé en Occident par la parution aux éditions L’Age d’Homme, du dévastateur pamphlet-chronique intitulé Les hauteurs béantes, Alexandre Zinoviev fut déchu de sa nationalité en 1978 et s’exila, avec sa femme et sa fille, à Munich où il reprit son enseignement. Très lié à Vladimir Dimitrijevic, qui le défendit avec vaillance, Zinoviev publia encore L’Avenir radieux, peut-être son plus beau livre, moins touffu et plus accessible et humainement attachant que le précédent, et une quantité d’autres ouvrages prolongeant sa critique et l’étendant à l’Occident, auquel il ne s’adapta jamais. Pertinent et décapant dans sa « lecture » de la société et de la paranoïa soviétiques, dont il démontait les mécanismes de pensée et de comportement avec une lucidité aiguisant notre propre regard sur les faux semblants du monde occidental, Alexandre Zinoviev semble avoir été dérouté par l’effondrement du système qu’il fustigeait, auquel il prédisait une survie de mille ans…

    Revenu en Russie en 1999, il se rallia paradoxalement à la mouvance communiste contre les arrivistes du nouveau régime. La poignante et révélatrice autobiographie intitulée Les confession d’un homme en trop (reprise en poche Folio) éclaire bien la trajectoire de ce contempteur déchiré, à jamais fidèle aux gens simples dont il était le rejeton, à jamais hostile aux cyniques de tous bords, à jamais guéri de parier pour un avenir radieux, quitte à sombrer parfois dans un délire égocentrique ou une vision catastrophiste du monde. Eveilleur décisif à un moment d’aveuglement collectif, Zinoviev n’en laisse pas moins une trace forte dans la littérature contre-utopique de la fin du XXe siècle.


  • Godard fait son cinéma

    Rétrospective-exposition au Centre Pompidou

    L’hommage, à Paris, du Centre Pompidou au génial cinéaste est à la mesure de son œuvre inventive et explosive: avec une rétrospective intégrale de 140 films, l’avant-première du passionnant Vrai Faux passeport, une exposition « carte blanche » marquée par un clash retentissant,  et une avalanche de publications, livres et DVD confondus.

    Aujourd’hui s’ouvre à Beaubourg, institution parisienne de consécration s’il en est, une exposition qui aurait pu signifier l’entrée au musée de Jean-Luc Godard. Mais pas du tout : d’ailleurs Godard n’y sera pas. Point de dossier de presse pour en faciliter la présentation aux médias. Nulle interview possible en dépit de vagues promesses. Juste ce texte explicatif sur un panneau dérobé : « Le Centre Pompidou a décidé de ne pas réaliser le projet d’exposition intitulé Collage(s) de France, archéologie du cinéma d’après JLG, en raison de difficultés artistiques, techniques et financières qu’il présentait et de le remplacer par un autre projet antérieurement envisagé intitulé  Voyage(s) en utopie. JLG, 1946-2006. A la recherche d’un théorème perdu… »
    Or l’exposition, retirée des mains de son premier commissaire hautement qualifié, Dominique Païni, pour être confiée à Godard au titre de « carte blanche », fait-elle figure de manifestation « par défaut » ? La question, posée à la direction du Centre Pompidou, reste sans réponse. L’intéressé lui-même, on nous l’a dit et répété, ne désire pas non plus argumenter et ne répond pas plus que le Manitoba. Est-ce à dire que Jean-Luc Godard ne joue pas le jeu ? Mais quel jeu ?
    Telle est la question que pose, précisément, toute son œuvre de créateur en rupture avec les conventions et les certitudes. Plus précisément, son dernier film, Vrai faux passeport,  magnifique poème-bilan revisitant à la fois ses thèmes d’interrogation (les dieux, l’histoire, la torture, la liberté, l’enfance, la politique, l’éros, la défaite, etc.), présenté par lui à l’ouverture de la rétrospective à Beaubourg (le 24 avril dernier) et relancé en boucle dans son exposition, dit tout et bien plus que ce qu’il exprimera jamais en conférence de presse.
    Les éclats du réel
    Qu’est-ce qui nous touche vraiment ? Claire Chazal au TJ est-elle un meilleur « passeport pour le réel » que  Charlot en dictateur ? Que nous dit le cinéma de l’érotisme réel et de la mort ? De l’enfance confrontée aux ruines ? De la pauvreté ? Du miracle ? De la beauté ? De la torture ? Dans un collage d’une saisissante densité, jouant avec ironie sur l’obsession actuelle des jugements «bonus » ou « malus », Jean-Luc Godard revisite les scènes « immortelles » du cinéma, de Fritz Lang à Bresson ou du western à l’Italie de Scorsese, pour dire la réalité particulière du cinéma. On le croit provocateur gratuit : il est au contraire poète délicat, moraliste aimant la beauté, pamphlétaire par haine de la haine. Sous ses airs de plasticien déjanté ou d’écrivain en images, Godard n’a rien des complaisances de l’art branché. Son affaire essentielle est le cinéma et c’est ce qu’il fait à tous les sens du terme.
    Maisons et jardins
    Il ya  une folie suisse de Godard, comme de Zouc, de Zorn ou de Ziegler, qui oscille entre la petite histoire et la détresse du monde, la partie et le tout, le bon sens jardinier et la gestion de fortune des tyrans. Dans Notre musique, Godard évoquait une rivière qui est une image de paradis, genre la Venoge vers le lac. Mais cette image est aussitôt cisaillée  par des visions de guerre. Et tout Godard est là : dans le contrepoint perpétuel de ce qu’on pourrait dire l’horreur du monde et sa splendeur, l’innocence de la nature et les constructions de la culture. Godard le Candide (parodique) cultivateur rollois de géraniums, a stocké dans ses archives les pires images de la guerre d’Espagne et de la Résistance, de l’Algérie et du   Vietnam, de Palestine, de Sarajevo et de Grozny. Et comment jouer alors la star médiatique ?
    A l’exposition de Beaubourg, la Maison du monde occidental selon JLG intègre les films de guerre dans la chambre à coucher et les films X dans la salle à manger. Dans les plantes vertes guignent les téléviseurs. Des chaises-longues d’enfants s’embêtent devant les écrans. C’est le chaos du monde actuel. Jean-Luc Godard y trace pourtant une voie garante d’humanité…


    Jean-Luc Godard omniprésent
    MULTIPACK Du film au DVD en passant par le livre, l’hommage est pléthorique
    Malgré ses aspects peu académiques, l’hommage rendu par la France à Jean-Luc Godard est impressionant, qui va de l’ensemble des manifestations mises sur pied au Centre Pompidou à une quantité de publications. Le premier « monument » à signaler, aux éditions Gallimard, est le volume très abondamment illustré de ses Histoire(s) du cinéma qui fixe, par l’écrit et l’image, la lecture de « toutes les histoires » du cinéma se résumant à vrai dire à « une histoire seule », dans l’espace du monde actuel et les temps lointains et proches. Poème et discours, collage de mots et d’images, ce livre relève de la mise en scène unique, qui renvoie à la pensée en actes de Godard, cinéaste, poète, écrivain et plasticien.
    Autre somme mais documentaire : le référentiel Jean-Luc Godard/Documents, publié par le Centre Pompidou et constituant un recueil d’essais et de témoignages de valeur sur l’œuvre et ses multiples incidences actuelles. Cet indispensable document, à lui seul, suffit à réduire à du pipi de minet le « litige » lié à l’exposition.
    Aux éditions Gallimard également : signalons le tout récent volume de la collection Découvertes consacré à Jean-Luc Godard, signé François Nemer.
    A consulter aussi : le numéro d’avril des Cahiers du cinéma, consacré au thème Cinéma au musée et qui titre plus précisément : Godard occupe Beaubourg. Entre autres… 

    A l’affiche
    Paris. Centre Pompidou. Rétrospective intégrale : 140 films. 75 documents. Cinéma 1, Cinéma 2. Exposition : Voyage(s) en utopie. JLG , 1946-2006, A la recherche d’un théorème perdu. Jusqu’au 14 août. galerie sud. L’exposition est ouverte au public tous les jours de 11h à 21 h sauf le mardi.
    Renseignements. 00331/ 44 78 12 33. Www.centrepompidou.fr

    « Un homme/ rien qu’un homme/ et qui n’en vaut aucun /mais qu’aucuns ne valent »
    (Jean-Luc Godard)
     
       
     

  • Terre des livres


    L’auteur démasqué (12)

    L'auteur de ce poème, tiré de Récitatif, réédité avec Amen et La tourne dans la collection Poésie/Gallimard, est évidemment Jacques Réda, qui vient de publier un nouveau recueil de proses chez Gallimard, sous le titre de Ponts flottants. Stéphane M. est le douzième lauréat du jeu papou. L'innombrable tribu l'applaudit à tout rompre.

    Longtemps après l’arrachement des dernières fusées,
    Dans les coins abrités des ruines de nos maisons
    Pour veiller les milliards de morts les livres resteront
    Tout seuls sur la planète.
    Mais les yeux des milliards de mots qui lisaient dans les
    nôtres,
    Cherchant à voir encore,
    Feront-ils de leurs cils un souffle de forêt
    Sur la terre à nouveau muette ?
    Autant demander si la mer se souviendra du battement
    de nos jambes ; le vent,
    D’Ulysse entrant nu dans le cercle des jeunes filles.
    Ô belle au bois dormant,
    La lumière aura fui comme s’abaisse une paupière.
    Et le soleil ôtant son casque
    Verra choir une larme entre ses pieds qui ne bougent plus.
    Nul n’entendra le bâton aveugle du poète
    Toucher le rebord de la pierre au seuil déserté,
    Lui qui dans l’imparfait déjà heurte et nous a précédés
    Quand nous étions encore à jouer sous vos yeux,
    Incrédules étoiles ».

  • Ô douce nuit

    L’Auteur démasqué (11)

    Ce fragment édifiant est extrait du livre à paraître d'Alina Reyes, Le carnet de Rrose. Un (ou une) karateka l'a identifié, ce qui est méritoire vu que le texte était inédit. Je reviendrai sur ce petit livre dense à la saveur de figue de barbarie.

    « Agenouillée devant son trésor, je suis une enfant devant le sapin de Noël, droit, luisant, et si joli, avec ses boules pleines de promesses. Dans mon cœur je prie papa Noël, j’espère avoir été assez gentille pour mériter mon cadeau. Je tire la langue, les yeux baissés, pour qu’il y dépose son hostie. Quand sa chair si délicate et odorante, sa peau si fine touchent mes papilles si sensibles, alors je le regarde dans les yeux et nous entrons vraiment en communion. Qui m’a donné cette bouche, Qui lui a donné cette tige qui s’y glisse, Qui nous a donné ces yeux humides et brillants ? Douce nuit, sainte nuit, laisse-moi toujours connaître l’union parfaite dans l’amour, et m’y fondre. »