Un roman russe d'Emmanuel Carrère, entre perversité et candeur
« Je suis pour le réel, rien que le réel », écrit Emmanuel Carrère dans Un roman russe, où le réel de la fiction nourri par la vie ne cesse d’interférer, voir d’agir sur celle-ci, avec une suite de chocs frontaux, de dérapages, de coïncidences et de rebondissements qui font de ce livre tour à tour exaspérant et émouvant, odieux et attachant autant que son auteur, cruel dans son honnêteté comme ont pu l’être les récits d’un Hervé Guibert, où l’auteur lui-même s’expose autant qu’il expose ses proches, un vrai roman d’époque jouant sur les interférences du réel et du virtuel, des images publiques et privées, du « tout dire » provocateur et de l’exorcisme espéré qui ne débouche finalement que sur un nouveau manque.
Tzvetan Todorov reproche aux auteurs français contemporains leur tendance au solipsisme et, du même coup, leur incapacité de rendre compte de la réalité commune. Or Emmanuel Carrère lui donne à la fois raison et tort, en cela que son délire narcissique sur fond de détresse enfantine, loin de se borner à une auto-contemplation stérile, le lance dans une construction romanesque qui fait de la fiction ce « cercle magique » dont parlait Henry James, où son histoire personnelle à dormir debout devient un véritable roman, scandé par une écriture vigoureuse et subtilement architecturé, qui parle aussi de la société qui est la nôtre et de l'histoire contemporaine.
D’un point de vue superficiel, en se fondant notamment sur le numéro médiatique de Carrère interrogé sur les estrades, l’on serait tenté de conclure à l’esbroufe et au cynisme exhibitionniste d’un fantoche de la République des lettres exploitant un « coup » fumant, comme lors de l'affaire de la fameuse nouvelle érotique publiée par Le Monde, qui devient ici l’un des pivots de sa relation avec la jeune Sophie.
Or s’il y a de la forfanterie ostentatoire chez le fils à maman jouant les tueurs-vampires, fût-ce jusqu’au ridicule trop facilement raillé naguère par Sollers, quelque chose de réellement sérieux, je crois, qui touche même au tragique, se joue dans ce livre jusqu’au-boutiste où l’on constate que l’effort de « tout dire », même s’il n’évente pas vraiment le secret (du grand-père, en l’occurrence, déclaré monstre sans qu’on en soit sûr du tout, et qui acquiert dans la foulée un véritable statut de personnage de roman), pousse chacun à se dévoiler sans qu’il soit pour autant question de voyeurisme gratuit ou mondain.
Qui est finalement cet Emmanuel Carrère qui parle de sa « bite » comme d’un personnage public ou évoque le visage de son amie Sophie comme une « chatte » visible de tous ? Ces termes d’époque, cette brutalité avec laquelle on expose sa digne mère, cette apparente muflerie ne laissent de masquer, pour qui lit attentivement, une frise de personnages bien plus fragiles et perdus qu’il n’y paraît, dont le roman détaille les tribulations, malgré la façade et la consigne, héroïquement tenue par Madame Mère, de ne rien montrer de sa souffrance et de faire comme si personne ne souffrait. La lettre que le fils adresse finalement à sa mère dépasse, à cet égard, tout effet littéraire et justifie peut-être les pires excès de l’écrivain : dire que nous souffrons est-il une telle honte, et dire que nous aimons ?
Emmanuel Carrère. Un roman russe. P.O.L. 356p.
Commentaires
Brillante analyse. mais une question, une vraie question : le secret du père qui n'est jamais revenu alors que sa fille avait 15 ans, à qui appartient-il ? à la jeune adolescente de 15 ans, à cette femme qui rêve encore du retour de son père ou bien au petit-fils Emmanuel ? Peut-on traiter le secret de sa mère comme un "misérable petit secret" ? En bref, vos secrets appartiennent-ils aussi à vos enfants ? J'ai regardé ce matin l'émission de Frédéric Ferney consacrée, en partie à ce livre.
Je partage votre perplexité. Humainement, je trouve l'attitude de ce fils indéfendable, même sans connaître le détail des relations qu'il entretient avec sa mère. De surcroît, le secret révélé n'apprend rien à personne, sinon que le grand-père, cet homme tourmenté qui a tourmenté les siens, a pour rejeton un petit-fils tourmenté qui tourmente les siens. Mais Emmanuel est-il plus écrivain en violant le secret de sa mère, comme il le prétend ? Je n'en crois rien. On est là dans l'équivoque fondamental du personnage, qui caractérisait déjà son approche de l'abominable Romand, sans une once de compassion pour les victimes de ce dernier. Voilà: il y a des écrivains tueurs dans l'âme, et violeurs dans l'âme. Est-ce typiquement russe ? Je n'en crois rien non plus.