Une rencontre avec Ahmadou Kourouma (1927-2003)
«Suis p'tit nègre», s'exclame d'emblée Birahima, avant d'ajouter aussitôt: «Pas parce que je suis black et gosse. Non! mais suis p'tit nègre parce que je parle mal le français.» A 12 ans, ledit enfant de la rue se reconnaît «pas chic et mignon», plutôt incorrect «comme barbe de bouc», Malinké de race et trimballant quatre dictionnaires (le Larousse, le Robert, l'Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire et le Harrap's) pour raconter sa «vie de merde» en ponctuant à tout moment son récit d'interjections évoquant le sexe de son père (Faforo!) ou le nom d'Allah (Walahé!) et déclarant tout à trac qu'il a déjà tué beaucoup d'innocents, fait la guerre tribale et s'est «bien drogué aux drogues dures.»
Le départ de Birahima pour son voyage au bout de l'horreur, à la recherche d'une parente survivant à la mort de tous ses proches, rappelle celui de Bardamu «au bout de la nuit», et la même verve célinienne, à l'africaine, traverse tout le dernier livre d'Ahmadou Kourouma, ponctué de scènes «joyeusement» épouvantables et rappelant cette affirmation de Bertolt Brecht selon lequel, pour parler des pires abominations, rien ne vaut la comédie. Or, c'est bel et bien sous les apparences du comique qu'Ahmadou Kourouma développe les thèmes de son dernier roman, pour mieux nous confronter à l'implacable réalité africaine.
A rencontrer Ahmadou Kourouma sans l'avoir lu, l'on pourrait se faire de ce géant aimable, qui se perd dans les rues de Paris comme un enfant blanc dans la brousse, l'image la plus trompeusement débonnaire. C'est sans trace de lamento qu'il rappelle comment, dans les années 60, en Côte d'Ivoire, il a commencé d'écrire pour défendre ses amis emprisonnés et torturés, après avoir été lui-même soupçonné (à tort) de complot communiste contre Houphouët-Boigny.
Lorsqu'il évoque ses exils successifs, ou la fin de non-recevoir des éditeurs français à son premier roman, Le Soleil des indépendances, initialement publié au Québec avant de devenir un best-seller du Seuil et, surtout, un classique de la littérature africaine, Ahmadou Kourouma ne laisse pas filtrer le moindre ressentiment personnel. C'est que les livres ont toujours été, pour lui, question d'urgence, liée à une destinée collective.
«Je n'étais pas, de par ma formation d'actuaire, vraiment destiné à la carrière d'un écrivain. J'ai commencé d'écrire sous la pression des faits, pour témoigner contre l'inacceptable. D'abord avec un roman, qui m'a valu d'être «éloigné» par le pouvoir, puis avec une pièce de théâtre, Le Diseur de vérité, lorsque je suis revenu en Côte d'Ivoire, en 1970, qui était une réaction naturelle à tous les mensonges que j'entendais. A la première représentation du spectacle, l'ambassadeur de France a qualifié ma pièce de «révolutionnaire», ce qui m'a valu un nouvel exil à Yaoundé, plutôt heureux d'ailleurs. Le fait d'avoir épousé une Française m'a sûrement protégé...»
Cadre supérieur dans le domaine des assurances, auxquelles il a consacré beaucoup de son temps, Ahmadou Kourouma n'a pas moins produit deux autres grands romans qui ont confirmé son double talent de témoin et de conteur: Monnè, outrages et défis, constituant un tableau virulent de la colonisation française, et, plus récemment, En attendant le vote des bêtes sauvages, couronné en France par le Grand Prix de la Société des gens de lettres et par le prix du Livre Inter 1999.
Quant au «déclencheur» de son dernier livre, Ahmadou Kourouma en parle avec reconnaissance, signalant une nouvelle nécessité extérieure: «Ce sont des gosses somaliens, touchés par le sort des enfants-soldats, qui m'ont pressé de faire un livre à ce propos. Je ne pouvais rester insensible à leur requête. Je me suis donc documenté. Je suis allé régulièrement au bureau du HCR, par le truchement duquel j'ai rencontré des enfants qui avaient vécu tout ce que je raconte.»
Ce qui frappe précisément, à la lecture d'Allah n'est pas obligé, tient à l'ancrage tout à fait réaliste du récit, où certains chefs de guerre connus (Samuel Doe, Prince Johnson ou Foday Sankoh) se mêlent à des personnages relevant de la fiction.
«L'histoire de Marie-Béatrice, la mère supérieure endiablée de Monrovia, est une invention, mais cela ne veut pas dire que ce soit une affabulation gratuite. A côté des personnages identifiés par leurs vrais noms, comme un Taylor, j'ai composé des figures qui résultent de plusieurs «modèles», parfaitement représentatifs au demeurant.
Par ailleurs, Allah n'est pas obligé (dont le titre complet devrait être: Allah n'est pas obligé d'être juste dans toutes ses choses) illustre l'omniprésence de la référence religieuse, musulmane ou chrétienne, entre autres, dans ces guerres tribales qui n'ont pourtant rien de saintes croisades. De même que les enfants-soldats passent d'un employeur à l'autre (comme au Liban ou en Colombie), le dieu qu'on invoque en l'occurrence paraît relever essentiellement du clan auquel on appartient, autorisant tous les massacres.
Quand on lui demande quels types de rapports il entretient avec Allah, Ahmadou Kourouma ne saurait d'ailleurs être plus clair: «Je ne suis pas croyant, mais je suis pratiquant. En tant que Malinké, je ne puis me dire étranger à la cause de l'islam. C'est une affaire essentiellement communautaire...»
Sous les dehors d'une grande vitalité, Ahmadou Kourouma donne tout de même, de l'état de l'Afrique, une image terrible à nos yeux. Lorsqu'on en évoque l'avenir, l'écrivain se fait cependant, paradoxalement, plutôt serein et confiant: «Je crois que le temps seul peut arranger les choses. L'Afrique a été découpée d'une manière désastreuse, et les désordres liés à l'esclavage ne pouvaient qu'en engendrer d'autres. Mais je ne crois pas à une fatalité du chaos. Je crois que les choses vont évoluer dans le bon sens...»
Ahmadou Kourouma, Allah n'est pas obligé. Seuil, 233 pp.
Commentaires
Ce livre et "en attendant le vote des bêtes sauvages" qui a eu le prix Inter sont de grands livres. Je n'ai pas lu le troisième dont tu parles.
Cet article m'a donné envie de relire "Allah n'est pas obligé" que j'a lu trop vite.
Je crois que Kourouma a été un moment un compagnon de Houphouët le mégalo de yamoussoukro.