La joie de se brosser les dents
Hommage de Daniel de Roulet
Chère Anna,
Vous avez été tuée chez vous, dans l'ascenseur, de plusieurs balles de pistolet. C'est une scène à laquelle vous étiez préparée. Ce n'était pas la première fois que les sicaires de Poutine voulaient votre peau, à cause de votre parole trop libre sur la Tchétchénie.
La scène de l'assassin qui se trouve nez à nez avec sa victime, comme elle a dû se passer dans l'ascenseur, vous l'aviez déjà racontée à propos de cette toute jeune femme qui, le 29 mars 2001, s'était trouvée face au général Gadjiev, commissaire militaire réputé pour sa cruauté en Tchétchénie. Avant d'actionner le dispositif caché sous sa jupe, elle lui a dit: «Vous souvenez-vous de moi?»
Vous étiez condamnée depuis longtemps, vous le saviez, vous étonnant parfois d'être encore en vie. Et comme vous le disiez, d'avoir encore la joie, à 47 ans, de vous brosser les dents. Vous racontiez volontiers que ce qui vous était le plus pénible lors de vos nombreux voyages en Tchétchénie, c'était la difficulté de trouver un peu d'eau pour vous débarbouiller. Vous supportiez les menaces, la peur et même l'empoisonnement. Mais ne jamais pouvoir se laver, être sale parmi les sales vous était insupportable.
Dans un post-scriptum à Tchétchénie, le déshonneur russe, paru chez Buchet-Chastel, vous racontez cette incroyable scène où vous êtes invitée à Manhattan, logée au Waldorf-Astoria. Vous découvrez un petit flacon sur l'étagère, un bain de bouche, vous vous en servez avec des mots d'extase: «O bonheur, quelle chance folle... C'est vraiment le nirvana.» Et ensuite bien sûr, vous vous trouvez ridicule, constatant que l'eau coule au robinet de l'hôtel new-yorkais.
J'ai repensé à cette scène, à votre humour caustique, mercredi dernier en suivant sur Arte un étonnant reportage. Le nouveau prétendant tchétchène, installé par Poutine, le fils de Kadyrov âgé de 29 ans, fait construire des piscines et un parc aquatique autour de son palais. Juste à côté, les habitants de Grozny forment de longues queues pour quelques gouttes d'eau payée très cher.
J'ai repensé à ce que vous m'avez appris du journalisme d'aujourd'hui, où les uns commentent le monde du haut de leur moralisme, les autres se laissent simplement embarquer dans les fourgons du régiment, mais quelques uns, comme vous, ne lâchent pas prise et le paient.
Ce que j'aimais chez vous, c'est que vous ne mettiez pas seulement en cause les militaires tortionnaires russes, les forces spéciales tchétchènes, vous ne disiez pas seulement la répression, la vengeance, le meurtre des civils, vous disiez aussi votre désarroi et la manière dont ce travail d'enquête peu à peu vous faisait découvrir le gouffre moral au fond de chacun d'entre nous, quand il est confronté à la guerre.
Je n'ai pas osé aller en Tchétchénie, je ne saurais même pas écrire une fiction qui s'y déroule. Mais grâce à vous je sais ce qu'est la guerre là-bas et pourquoi une réfugiée tchétchène mérite l'asile chez nous. Nous autres romanciers ne sommes pas très courageux, avons terriblement besoin de gens comme vous. Vous, seule sur place, et aussi honnête que possible. Je ne me suis permis d'écrire le mot tchétchène que parce que vous l'aviez fait sonner juste dans vos reportages.
Quand ils vous ont battue en Tchétchénie, vous avez expliqué à quel point il vous était difficile d'en parler à votre retour à Moscou. On vous aurait dit: «Pourquoi allez-vous là-bas? Vous n'avez qu'à rester à la maison. Vous l'avez cherché.» On vous a dit plusieurs fois: «Estimez-vous heureuse d'être encore en vie.» C'était, comme on dit, une ironie tragique, puisque d'une certaine manière vous aviez déjà perdu un peu de votre humanité.
C'est ce qui m'a le plus touché chez vous. Ce sentiment de se salir en rendant compte d'une réalité guerrière, ce sentiment d'être contaminée par l'horreur que vous découvriez. Vous disiez que votre chance à vous était que vous pourriez peut-être survivre à un viol, tandis que, pour une femme de là-bas, être violée, c'est la mort à coup sûr, y compris donnée par sa propre famille. De là sous votre plume cette phrase terrible: «Nous avons tous gagné en sauvagerie.»
Si un jour j'ai le courage de venir mettre une rose blanche sur votre tombe, comptez sur moi, je n'oublierai pas un verre à dent et surtout l'eau qui vous a tant fait défaut. Chère Anna, votre sourire manquera même à vos assassins.
Daniel de Roulet
Cet hommage a paru initialement sur le site Largeur.com
Le dernier roman de Daniel de Roulet, L'homme qui tombe, paru chez Buchet-Chastel, raconte l'étonnante rencontre dans un aéroport d'une réfugiée tchétchène en fuite et d'un ingénieur de la sécurité nucléaire.
Pour lire Anna Politkovskaïa
Douloureuse Russie ; journal d’une femme en colèreEn arrivant au Kremlin en l’an 2000, Vladimir Poutine avait promis de mettre fin à la corruption, d’offrir à chaque citoyen un niveau de vie récent et de ramener la paix en Tchétchénie. Dans un journal à la fois implacable, par son observation, et très émouvant, Anna Politkovskaïa montre ce qu’il en est en réalité sous un règne impitoyable où les riches, anciens apparatchiks et leurs rejetons, s’enrichissent tandis que les pauvres ne cessent de devenir plus pauvres. Ce pouvoir cynique engendre un mécontentement qui pourrait déboucher sur une révolte populaire sanglante, à en croire la journaliste assasinée.
Buchet-Chastel, Collection Documents, 444p.
Tchétchénie, le déshonneur russe.
Anna Politkovskaïa était une des rares journalistes russes à se rendre régulièrement en Tchétchénie, témoignant pour les seules victimes d’une guerre effroyable. Au fil de ses reportages, elle montre comment la violence systématiquement entretenue par les forces fédérales entretient un cercle vicieux en favorisant la minorité extrémiste et le terrorisme.Buchet-Chastel, Collection Documents, 192p.
Commentaires
Emu, écoeuré, révolté, sans doute les sentiments qui me sont venus comme beaucoup en lisant cette triste nouvelle. Reconnaissance pour l'exemple et la résistance, la parole libre et salut au courage immense. Je repense aussi à une autre disparition, un témoin âgé, lui aussi courageux, au procès des bourreaux de la dictature en Argentine, et qui a disparu comme les victimes des années noires. C'est là bas la renaissance d'un cauchemar, la crainte que le pire ne recommence...
T.
Je vais dissonner quelque peu.
Je suis triste pour la mort de cette journaliste que je ne découvre malheureusement qu'aujourd'hui.
Et c'est bien ce qui me géne, j'entends parler de cette journaliste depuis 5 jours, depuis sa mort. Je lis ces article in extenso dans le monde comme un hommage funébre. Ou était la presse oocidentale sur la tchétchénie ? Ou étai tla presse sur la critique de poutine et de son régime du temps ou Anna était vivante ?
Il me semble que du temps de Soljenitsyne par exemple l'occident donnait une tribune et une aura intellectuel à ses résistants qui les protégeait. Que fait t'on aujourd'hui ? Il est facile de pleurer ...
Qu'un Gluksmann pleure lui qui hurle dans le désert comme Anna je le comprends, je le partage, mais quand je vois catherien deneuve avec des lunettes noires comme si on avait enterré sa soeur ou les confréres journalistes de cette femme qui en occident n'ont jamais écrit un papier sur la tchtchénie si ce n'est pour parler des "terroristes tchétchénes" et pour diffuser la version du Kremlin. Je m'interroge.
Hypocrisie, mauvaise conscience ?
J'espére qu'enfin on va s'attaquer ici à la vérité de ce qui se passe la bas. Et que l'on va nous parler enfin des résistants à poutine comme on nous a parlé en son temps de soljenitsyne ou de Walesa. Et ce AVANT qu'on les tue.
Vous ne dissonnez pas du tout: vous avez raison.
Monsieur de Roulet,
Merci pour cet hommage à Anna. J'ai trouvé votre texte par hasard, sur Internet, à la recherche de mots doux qui auraient pu être écrits, en hommage à cette Grande Dame. Espérons qu'Anna vivra très longtemps dans la Grande Mémoire de l'Humainité .... celle-ci en a bien besoin.
Nathalie Paquet
Québec