Un mythe et ce qu’il crypte
On apprend maintes choses intéressantes à la lecture du livre que Raphaël Aubert a publié récemment sous le titre du Paradoxe Balthus, qui désigne à la fois les dénégations du peintre, surtout sur le tard, relatives à l’érotisme de sa peinture (comme quoi ses nymphettes ne seraient que des anges, dans un univers essentiellement religieux...) et à son rapport avec les maîtres anciens, dont il serait un continuateur direct. Il y a un mythe Balthus, généreusement alimenté par lui-même, touchant à la fois à ses prétendues origines aristocratiques et à tout le décorum entourant le personnage de légende qu’il a composé dès ses jeunes années. Or le moins qu’on puisse dire est que ses affabulations n’ôtent rien à la dimension hors norme du personnage, né dans un climat artiste où il eut Rilke pour mentor et Jouve pour ami et admirateur, entre autres rare pairs, dont un Giacometti. Du moins Raphaël Aubert revisite-t-il sa biographie et les fondements et composantes essentielles de son oeuvre sans se priver de battre en brèche diverses idées reçues.
Entre autres observations, celles qui portent sur les arguties dilatoires du peintre, relatives à la perversité de son érotisme ou aux sources identifiées de certains de ses tableaux (La rue, de 1933, « citant » explicitement L’Elévation de la croix de Piero della Francesca, entre autres), sont particulièrement éclairantes, désignant les motifs « cryptés » de l’oeuvre mais aussi la modernité, voire la postmodernité de son entreprise de revisitation des maîtres anciens, d’Enguerrand Quarton (dont La Pieta de Villeneuve-les-Avignon a probablement inspiré la fameuse Leçon de guitare) à Courbet (qui a fait dire à Picasso, vache ce jour-là, que Balthus n’en avait pas dépassé l’imitation…) dont il a réinvesti l'Origine du monde en version impubère.
Filiation, faisant de Balthus le « dernier classique », ou rupture et recomposition entre les peintres du passé et le solitaire du Grand Chalet, se réappropriant formes et structures pour les détourner au profit de ses obsessions et de sa poésie propres, dans une optique moderne voire post-moderne ? Raphaël Aubert penche plutôt pour la seconde option, en démythifiant le grand seigneur glacé « dont-on-ne-sait-rien » au bénéfice d’un artiste majeur qui gagne ici en humanité passablement « tordue » ce qu’il perd en superbe mythico-mondaine…
Raphaël Aubert. Le paradoxe Balthus. La Différence, 121p.
Alice, daté de 1933, fut la propriété de Pierre Jean Jouve, fasciné par sa « charnalité » intense…