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Dans la foulée de Master Will

Objets  de splendeur d'Anne Cuneo


       C’est par une voix assez détournée, et tout tranquillement, qu’on approche Master Will dans ce roman d’Anne Cuneo, mais une fois qu’on y est, on y est plus que bien et tout s’y passe dans une sorte de familiarité établie sans artifice, comme par successives recommandations amicales, qui humanisent le mythe sans rien ôter à Shakespeare de sa stature et de sa complexité d’homme et d’artiste. Dans une période où vont de pair l’idolâtrie médiocre et le nivellement, qui confond lucidité et dérision, croit devoir tout «démythifier» et craint l’admiration spontanée, les jeunes gens à qui l’auteur d’  a dévolu le rôle de nous raconter Shakespeare ont quelque chose de spontanément rafraîchissant, et nous «marchons» d’emblée avec ces compères passionnés.     Le premier narrateur est un jeune Genevois, apprenti orfèvre de mère anglaise qui s’est arrêté sur le chemin de Londres à Brentford, à l’auberge des Trois-Pigeons où le reçoit un formidable personnage du nom John Lowin, naguère acteur aux Comédiens du Roi et qui a eu pour ami un certain Thomas Vincent, lequel fut apprenti charpentier et comédien tout proche de Master Will. Or ce Tom a laissé plusieurs cahiers de mémoires avant de mourir, lesquels cahiers, donnés en lecture à Baptiste par son falstaffien aubergiste, vont constituer le flux central du roman, ramenant alors le lecteur en 1601, sous le règne d’Elisabeth. Précisons là-dessus que, vu de 1654, le récit de Tom a déjà quelque chose de légendaire et d’exaltant en cela que, désormais, toute activité théâtrale est interdite (la révolution puritaine de Cromwell, dès 1642, a abouti à la fermeture et à la démolition de tous les théâtres, et les spectacles seront interdits jusqu’à la Restauration de 1660) tandis que Master Will se trouve relégué aux oubliettes pour beaucoup...

     C’est cependant comme de plain-pied qu’on entre, avec Tom, dans le cercle du Théâtre de Shoreditch où il commence son apprentissage de charpentier, sous la direction de Burbage père et fils, et fait la connaissance de Master Will, d’abord clerc de notaire le jour et écrivain de thétâre la nuit, puis acteur et auteur de plus en plus actif.
     Sous la plume de Thomas Vincent revit alors le monde des théâtres londoniens de l’époque. Comme elle s’y employa pour Le Trajet d’une rivière, Anne Cuneo a rassemblé une documentation considérable, qu’elle se garde cependant d’assener au lecteur. C’est par le récit de Tom que le tableau s’élabore assez naturellement, et l’on apprend volontiers comment se passaient les représentations en plein air et en plein jour, quel rôle déterminant jouèrent les apprentis londoniens dans la vie du théâtre considéré lui-même (et notamment par Master Will) comme un lieu d’apprentissage populaire, ou comment s’affrontaient Beaux Esprits bardés de titres universitaires et théâtreux mal famés.
     A cette visée «instructive», Objets de splendeur  ajoute, dès ses premières pages, une ligne de fond plus spécifiquement romanesque, correspondant d’ailleurs à la genèse de l’ouvrage, amplement commentée par l’écrivain dans sa postface. En deux mots: Anne Cuneo choisit d’identifier et d’incarner la fameuse Dark Lady des Sonnets . Un historien anglais, A.L. Rowse, grand connaisseur de l’époque élisabéthaine, et qui l’aida pour son livre précédent, lui a bonnement confié la mission de transcrire en roman sa découverte (controversée par certains shakespearologues distingués) de l’identité de la mystérieuse maîtresse de Shakespeare, en la personne d’Emila Bassano Lanier, maîtresse du Lord Chambellan Henry Carey, qui laissa elle-même des vers d’une grande originalité de pensée et pour laquelle Anne Cuneo s’est prises d’amitié, sensible à ses vues peu conformistes et à ses protestations féministes avant la lettre.
     Pour autant, Objets de splendeur ne se lit pas comme une thèse historico-littéraire, mais bel et bien comme un roman où ce qui compte n’est pas tant le caractère avéré de la version choisie que ce que l’auteur en fait en l’occurence. Or, même traité avec retenue (on imagine ce qu’un auteur plus porté sur l’érotisme littéraire eût pu tirer de cette liaison, «scènes à faire» à l’appui), le thème de cette aventure sentimentale permet à la romancière de moduler les vues de Shakespeare sur les degrés de l’amour et de la passion. De la même façon, l’identité attibuée par Anne Cuneo au dédicataire masculin des Sonnets, à savoir le jeune Lord Southampton (assez souvent admise celle-là), lui donne l’occasion de mettre en pièces l’argument selon lequel les poèmes relèveraient d’une passion homosexuelle. A l’opposé d’un Butler (et de tous ceux qui lui emboîtèrent le pas) entrevoyant une «sordide histoire» derrière les sonnets les plus ambigus, Anne Cuneo penche pour la vision plus «confiante d’autres analystes, et le discours qu’elle prête à Master Will sur ce qui distingue l’amour d’une femme et l’éventuelle passion liant deux hommes , lors d’un voyage en Italie qu’il accomplit avec le jeune lord, ne paraît pas relever de la sollicitation excessive et se fond en tout cas parfaitement dans son portrait.


     D’aucuns, dont un Tolstoï, voyaient en Shakespeare une sorte d’impie aux antipodes du christianisme, comme Voltaire en faisait le parangon du monstrueux. Or c’est une tout autre image que nous en offre Objets de splendeur, rompant complètement, aussi, avec la figure du génie halluciné à la manière de l’Amadeus cinématographique jetant son Requiem  sur la partition dans une sorte de transe psychédélique...
     Le Master Will d’Anne Cuneo est un honnête homme: non pas du tout le monsre qu’imagine le philistin sous prétexte qu’il a sondé les virtualités démoniaques de l’homme, mais le poète au sens le plus ample qui «unifie» tout le phénomène humain et tous ses langages. De même qu’elle rappelle la «musique unique» de ses pièces, Anne Cuneo le fait apparaître sous les traits d’un homme vertueux (dans l’acception romaine du terme, qui n’exéclut ni la passion véhémente ni la violence défensive, de mise à l’époque), plus proche de la nature et du peuple que des Beaux Esprits, lesquels le conchient d’ailleurs, tel Robert Greene le conspuant même post mortem. Perpétuel apprenti lui-même, incessamment à l’écoute de tous les parlers oraux, comme le fut Master Joyce, ne dédaignant ni de «penser avec les mains» ni de se montrer avisé en affaires, ponctuel et courtois, sans cesse en mouvement, le personnage conserve cependant sa part de secret et de mystère. Un sentiment de respect et de reconnaissance, mais sans rien de gourmé, se dégage enfin d’Objets de splendeur, d’une écriture limpide et d’une lecture passionnante.


Anne Cuneo, Objets de splendeur, Bernard Campiche.
Vient de paraître en outre: Rencontres avec Hamlet, recueil de textes dont l'un d'eux évoque la collaboration de l'auteur avec Benno Besson. Théâtre en Campoche, 432p.

Commentaires

  • Beau livre en effet, mais j'ai quand même préféré, dans le genre roman historique à la Cuneo, "Le Maître de Garamond". Tout aussi documenté, je l'ai trouvé encore plus passionnant, et j'ai avalé ses 600 pages en deux soirées (j'en étais le premier surpris).

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