L’inquiétante étrangeté de Patricia Highsmith se matérialise à Berne par une visite de son « atelier » imaginaire, sous l’égide des Archives littéraires. Une exposition thématique révélatrice
Les couloirs d’entrée et le bel espace d’exposition de la vénérable Bibliothèque nationale suisse sont investis par des images et des objets peu académiques, qui vont de l’affiche de film noir aux éléments de collections de couteaux ou d’escargots, en passant par les sculptures, les aquarelles et les outils de jardin façonnés par la célébrissime Patricia Highsmith, souvent rangée dans la catégorie par trop réductrice des « reines du crime ».
Ainsi que le rappelle justement Stéphanie Cudré-Mauroux, qui a conçu cette exposition avec Ulrich Weber, Patricia Highsmith s’est toujours définie comme un mouton noir, à l’écart du troupeau. Une vie familiale empoisonnée dès l’enfance, autant que sa préférence sexuelle et un caractère bien trempé, auront contribué à faire d’elle une solitaire errante et farouche. Une note d’un de ses carnets, datant de 1971, après la rupture définitive d’avec sa mère, en dit long: « Une situation, une seule peut-être, pourrait me pousser au meurtre : la vie en famille ; la vie en commun. Je frapperais de colère et tuerais probablement un enfant entre deux et huit ans. Pour ceux de plus de huit ans, il faudrait frapper deux fois »…
Or celle qui écrit ces lignes nous disait, tel jour de février 1988 où nous lui rendions visite dans sa petite maison de pierre d’Aurigeno, au val Maggia, que sa peur du sang expliquait le fait qu’elle n’osât installer la télévision sous son toit… Ce qui ne l’empêchait pas non plus d’être au courant de l’actualité sanglante du conflit israélo-palestinien, qui l’écoeurait. Enfin la romancière d’ajouter: « Je n’invente rien, je lis simplement les journaux de la première à la dernière ligne, Ils m’inspirent. On y trouve quantité de cruauté au quotidien. Les journaux sont des anthologies d’histoires cruelles ».
Sensibilité à vif
Les histoires cruelles que raconte Patricia Highsmith dans ses romans et ses nouvelles si fascinants, qui débordent largement le genre policier pour sonder les abysses de la psychologie humaine, les névroses et les catastrophes sociales, plongent leurs racines dans une biographie jamais exposée, même si la sensibilité à vif de la romancière et ses expériences personnelles, ses voyages, ses positions éthiques ou politiques irriguent son observation.
A cet égard, l’exposition de Berne est d’un grand intérêt, et tout particulièrement pour les lecteurs familiers de son œuvre, en cela que divers aspects de celle-ci se trouvent documentés par des lettres, des objets, des pages de journaux intimes et autres albums qui « fixent » très concrètement la personne privée, alors que tapuscrits, plans, lettres professionnelles éclairent parallèlement le travail de la romancière. Telle lettre, de sa mère incriminant ses « mensonges », suffit à donner le ton de relations désastreuses dont maintes nouvelles et romans sont le reflet. Très intéressante aussi: la transmutation de sentiments complexes en situations qui le seront tout autant dans ses récits, restituée sous la rubrique Moralité, normalité, étrangeté. Plus inattendu : l’éclairage donné dans En musique aux rapports de la romancière avec cet art apparemment moins présent chez elle que la peinture. Et beaucoup plus évidentes : les maisons.
De fait, la dernière que se dessina Patricia Highsmith, à Tegna dans les Centovalli, en Suisse italienne où elle vécut ses dernières années, rappelle à la fois son goût pour l’architecture et celui de Tom Ripley, l’esthète pervers dont on découvre également combien elle lui fut proche, alors qu’il nous paraît si monstrueux. Autre souvenir personnel alors, lié à la question que nous posions à Patricia Highsmith sur le motif essentiel d’un crime. Selon elle : la réparation d’une humiliation ou d’une injustice…
S’il y a de la folie maniaque dans l’univers de Patricia Highsmith, qui se savait proche de la schizophrénie, le génie de la romancière, d’une lucidité implacable, s’est déployé le plus magistralement dans son observation de la société contemporaine. La société comme prison : observation à la loupe, va de pair avec un final Portrait au miroir.
Berne. Bibliothèque nationale suisse, jusqu’au 10 septembre 2006. Hallwylstrasse 15. Lu-ve : de 9h. à 18h. Me : 9h. à 20h. Sa : 9h.à 16h. Di :12h. à 17h
Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 14 mars.