Lecture de Grande Jonction (6)
Maurice G. Dantec est un visionnaire déjanté, doublé d’un conteur conjectural et d’un poète aux envolées parfois éblouissantes, comme le prouvent une fois de plus les pages centrales de Grande Jonction, après une assez morne plaine.
Je parle de pages centrales (de 500 à 600) parce qu’on y retrouve une sorte de fusion de l’idée et de la forme qui, proche du délire, nous replonge au cœur de la vraie fiction, par delà le récit de guerre ou la dissertation philosophico-théologique, et qui constitue bel et bien la sphère centrale de Grande Jonction, née de l’autre sphère de Cosmos incorporated
De quoi s’agit-il plus précisément ? Ni plus ni moins que de la lutte contre la destruction de l’Humanité, au sens ontologique. De la lutte contre la mort spirituelle. De la lutte contre ce qui défait l’unicité de l’individu.
Comme on l’a vu dans les 500 premières pages, Dantec brosse la fresque apocalyptique d’une fin du monde dont une entité mortifère, dite La Chose, qui plus qu'une entité est à vrai dire une composante de l’humanité elle-même, exerce ses ravages en vidant les hommes de leur substance « numérique ». Deux forces antagonistes entrent alors en lutte dans le Territoire, lieu-forteresse préservé où se situe le roman, regroupant d’un côté les ennemis de La Chose, et de l’autre un malfaiteur androgyne décidé à s’accaparer tout les pouvoirs en la chevauchant pour ainsi dire...
Dans la prolongation directe de Cosmos incoporated, trois héros (le jeune Link de Nova, guitariste « élu » gratifié du don artistico-spirituel à l’état pur, Youri le soldat-métaphysicien et Campbell l’ordinateur vivant) vont vivre une expérience décisive qui fera de Link un cyborg vivant, relance du Mystère de l’incarnation et produit souriant de la Pure Fiction, en quelque sorte…
On s’embête encore un peu à la lecture de la cogitation sur les mérites théologique de Duns Scot, que le cher Youri découvre avec émerveillement pour les relier aux théories de Cantor, rétablissant ainsi angéliquement le dialogue interrompu de la Théologie et de la Science, mais la suite redevient captivante et rigolote, si l’on peut dire, puisqu’il y est question de la chute de Rome (le dernier carré de la papauté, Pontife en tête, crucifié-pendu-écrabouillé par les hordes hérétiques de tout poil) et de l’abomination universelle que le jeune Link s’apprête à réparer avec sa chouette guitare.
Que tout cela m’apprend-il réellement ? Je me le demande tout de même, alors que je ne me suis jamais posé la question en lisant 1984 d’Orwell, Nous autres de Zamiatine ou L’Inassouvissement de Witkiewicz, ces contre-utopies qui ne cessent jamais de nous parler de notre monde et de notre sort.
Or la paranoïa de Dantec est si ravageuse, et si lourdes ses béquilles idéologiques, que le génie du conteur et du peintre à la Bosch s’en ressent hélas. Ses personnages restent terriblement stéréotypés, l’écriture très inégale dans le détail, et le hiatus est énorme entre la substance théologique dense mais plaquée et cette dramaturgie de bande dessinée.
Ce que j’aime beaucoup, pourtant, chez ce fou de Dantec, est qu’il va justement au bout de son délire, ou du moins qu'il y tend avec une énergie pantelante. Puisse seulement le poète phagocyter progressivement l’apôtre, et l’artiste-écrivain envoyer promener l’idéologue. Mais je rêve peut-être ?
Commentaires
Intéressant avis à comparer, me semble-t-il, avec cet article au sujet des Racines du Mal :
http://tinyurl.com/gwljj
« La Chose » me rappelle indiciblement quelque chose… mais quoi ?
Merci de m'avoir indiqué ce lien, qui m'a fait découvrir l'existence du Tchekhov d'Ian Watson, que j'ignorais et vais me procurer fissa. Quant à la Chose, elle me fait penser aux vers de Frank Herbert qui ne seraient pas hors de nous mais dans notre cerveau et recracheraient tout ce que celui-ci a encodé, codes compris...
Telle que vous la décrivez la Chose me fait penser à un mélange de Neal Stephenson (Le samourai virtuel) et de Roland Wagner (Les futurs mystères de Paris). Ces deux auteurs ont-ils influencé Dantec?
Vous verrez vous-même, en lisant Grande Jonction (en librairie dès aujourd'hui) à quoi comparer La Chose. Pour ma part, j'y vois essentiellement une projection, assez fascinante, du Non-être en action sur, par et dans le langage humain, par conséquent une instance physique et métaphysique à la fois du Mal. On est donc loin des monstres ordinaires de la SF: au coeur de la réflexion de Dantec sur la dés-individuation. Allez, forza: bonne lecture...
Vous auriez pu vous épargner votre remarque sur les monstres ordinaires de la SF, parce que ça ressemble de plus en plus à du Wagner, décidément:
http://www.noosfere.com/heberg/rcw/histoire/ligneproba1.htm
J'avais 20 ans, c'était un peu après mai 68 et un ami parisien m'avait invité à une représentation de La Walkyrie à l'Opéra de Paris. Nous avions une loge grâce à sa mère ex-ballerine étoile, et nous avons fumé en écoutant Wagner. Les visions qui en ont résulté préfiguraient les paysage de Grande Jonction, dans un paysage oscillant entre Caspar David Friedrich et HR Giger, deux peintres wagnériens comme vous savez. Bref vous avez tout à fait raison: Dantec est du Wagner pink floydisé avec choeurs de vierges cathos et jeunes guerriers...
Et il fume aussi.
(Dantec, pas Wagner)
Du belge (Wagner, pas Dantec)
Les deux fument de la superskunk. Il y en a un à qui ça ne réussit pas. Ou bien c'est le crank, ça grille les neurones.
C'est marrant, il me semble qu'il y a eu au cours des commentaires un glissement d'un Wagner à un autre (de Roland à Richard). Je ne connaissais pas du tout Roland Wagner, mais en passant sur le site de Jean-Jacques Nuel (http://nuel.hautetfort.com/archive/2006/08/24/une-condition-d-ecrivains-mais-pas-de-statut.html#comments), je découvre que ce Wagner-là (ça m'aurait quand même étonné de la part de l'autre) y a laissé un commentaire!! Sur un sujet dont il est question en ce moment sur quelques blogs: le statut d'écrivain. (JLK aura d'aillleurs peut-être envie d'y mettre son grain de sel.) Roland Wagner a même son blog: http://www.quarante-deux.org/cosmos/wagner/index.php. Est-ce de lui que parle Dan?
Merci PL. J'étais à peu près certain qu'il y avait une arnaque de ce genre et c'est pourquoi j'ai fait la bête. Mais c'est bien sûr: le Roland furieux relaie Richard Coeur de Coton... La suite de Dantec est al dente.
Tout faux: Dantec fume du Schrank. C'est de l'ecsta Placard dans lequel on case un ou deux Kadaver. Vous m'en direz des Notizen...
Mais pas du tout! Cest de Robert Wagner qu'il s'agit évidemment, le musico qui lance un pont entre Roxy Music et Luigi Nono, dans le droit fil de ce que dit Dantec à propos de Ligeti et de Bono. Vous suivez au fond du stade ?
Après avoir pris connaissance non sans une certaine surprise de cette étrange enfilade de commentaires où il a été confondu avec un obscur compositeur d'un siècle depuis longtemps révolu, Roland C. Wagner a choisi de ne pas intervenir dans cette conversation dont la futilité lui paraît évidente. Je me fais néanmoins sa porte-parole pour préciser les points suivants :
1) Roland C. Wagner ne fume pas de superskunk parce que, selon ses propres termes, « ça rend feignant et tout confus ». Il n'en aurait de toute manière pas les moyens.
2) Roland C. Wagner a publié en 1998 un texte intitulé « Musique de l'énergie », que l'on peut télécharger gratuitement en cliquant sur ce lien :
http://legaragepsychedelique.be/Musique.pdf
Ce fichier est garanti sans virus, sauf peut-être celui du rock'n'roll qui en est l'un des principaux acteurs.
3) Roland C. Wagner n'a, à sa connaissance, aucun lien de parenté avec Richard Wagner, ni avec Robert Wagner, ni avec aucun autre Roland Wagner, même sans "C".
Gloria, secrétaire virtuelle de Roland C. Wagner
Merci Gloria. Ah, Gloria, nous y voilà: merci.
Pas encore lu Grande Jonction mais pour moi, pour l'instant ça reste Babylon Babies le meilleur!!!
(qui devrait être adapté par Kassowitz avec, paraît-il, dans le rôle de Toorop,.... Vin Diesel!)
C'est peut-être parce que je l'ai lu en novembre 2001 en plein pendant l'intervention américaine en Afghanistan au côté de l'Alliance du Nord de feu Massoud contre les Talibans dans un climat post-11 septembre quasi-apocalyptique et où il était sans cesse question de zones tribales, de seigneurs de guerre, de système clanique et de réseaux en tout genre, de terrorisme international, etc.. (on en est toujours là, bienvenue dans le 21ème siècle!)
Hier comme aujourd'hui, Dantec a toujours été un "Fanatique de l'Apocalypse" pour reprendre le titre d'un ouvrage de Norman Cohn (sous-titré Millénaristes révolutionnaires et anarchistes mystiques au Moyen Age) qui, soit dit en passant, avait beaucoup intéressé les Situationnistes!! D'où peut-être son engouement pour l'electropunk, le roman noir, le cyberpunk, Nietzsche, Deleuze, la métaphysique en général, la théorie du chaos, les nihilismes, les logiques et esthétiques crépusculaires, décadentes, la question du Mal, etc. dans un contexte "fin de siècle" où se déployait justement un "imaginaire de la fin" (des méta-récits, des trente glorieuses, des idéologies, de l'homme, de l'histoire, etc..)! Aujourd'hui la "guerre mondiale contre le terrorisme", la théorie du "choc des civilisations" et de "l'axe du mal", les appels au Jihad réactivent un nouveau dualisme manichéen (en grande partie hérité du mazdéisme iranien faut-il le rappeler?), une nouvelle incarnation de la lutte du Bien contre le Mal et donc un nouvel "imaginaire apocalyptique" reposant donc sur une effective "géopolitique du chaos" (Ramonet) ou une "géopolitique de l'apocalypse" (Encel)! Il faut dire qu'on à quand même à faire à des camps (conservateurs!) qui ne demande que ça (messianistes islamistes VS messianistes évangéliques protestants)! Les "délires" de Dantec n'en sont donc pas tant que ça finalement!
Seulement voilà la lutte du Bien contre le mal est, entre autre, symbolisée dans l'Apocalypse de Jean par la lutte de l'Archange St Michel - porte-glaive de Dieu, chevalier du Christ, chef de la milice céleste - contre le Dragon, Satan, l'antique serpent! (voir la fontaine St Michel à Paris élevée au 19ème siècle pour symboliser le retour de l'Ordre après les différentes insurrections et autres émeutes de la populace que symbolise le dragon! Pour une mystique de St Michel se rendre au Mt St Michel où il est montré sa domination et par la même occasion celle de l'Homme sur les forces de la Nature, informée et chaotique s'il en est! par ailleurs on notera que l'on retrouve dans un tas de mythologie, plutôt indo-européennes, solaires, cette symbolique où un dieu, un héros doit terrasser un Dragon pour créer le monde, fonder un royaume, une civilisation, etc.)
Aujourd'hui Dantec, après sa "révélation" par la lecture de Léon Bloy et sa conversion au catholicisme romain, se veut résolument du côté de l'archange de Lumière, illumination biophotonique à l'appui, alors qu'hier dans Babylon Babies précisément il nous faisait découvrir le chamanisme amérindien (bien païen!), ses hallucinations ... biophotoniques (dans la droite ligne de la contre-culture psychédélique américaine) et et les troublants travaux de l'anthropologue Jeremy Narby sur le Serpent Cosmique, l'ADN et les origines du savoir (voir à ce propos le documentaire de Jan Kounen, dautres mondes!) sortant du coup la figure du Dragon (serpent) de son rôle satanique dans lequel l'a enfermé, entre autre, le judéochristianisme (le Dragon est tout de même originaire d'extrême orient où il est plutôt vénéré!), évitant la diabolisation et ainsi la pensée binaire d'un navrant dualisme manichéen qui est malheureusement aujourd'hui sont lot!
Hier encore on découvrait avec lui les différents courants hérétiques, mystiques, la kabbale et les poètes soufis musulmans c'était toujours mieux que ses diatribes contre l'Antéchrist Coranique et la logique inquisitoriale qu'elles sous-tendent!...
Sur toutes ces choses et bien d'autres:
http://contesetlegendesdelaschizosphere.blogspot.com/
Apocalypse Now!
Cher Dragon Cosmique,
Bon, moi ce que j'en dis c'est qu'il faut que je finisse de lire Grande Jonction, dont il me reste 200 pages. Le terrible c'est de comparer un tel livre, qui prétend traiter du Mal, avec Les bienveillantes qui l'incarne absolument. On passe du fantasme mégalo à la réalité crucifiée. Le Christ là-dedans ? Une idée de rocker se shootant à l'érudition. Cela ne fait pas Incarnation. Mais je lui laisse un sursis. Voilà. Bon vent gentil dragon...