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Varia 2005, VIII

medium_Rosset3.jpgLa sensation-vertige d’ubiquité qui caractérise l’homme actuel dans sa relation au monde se perçoit à la fois psychiquement et physiquement (par ce qu’on pourrait dire la physique du processus de lecture) dès les premières pages de ce maëlstrom de notations que constituent les Oasis de transit d’ Yves Rosset, monstrueux journal de bord recomposé d’un voyage autour du monde sillonnant et quadrillant l’espace autant que les strates du temps.

Yves Rosset a voyagé librement une année durant, multipliant les allers-retors entre Berlin où il survit d’expédients (notamment barman de nuit) avec sa petite famille et le Japon, Israël et les States, entre autres points de chute d’un réseau tissant sa maille recoupée par le filet de ses mails amicaux round the world…

Dès les premières pages japonaises de ce livre profus et bigarré, rappelant Cendrars le curieux de tout et le mange-mots plus que Bouvier l’esthète cultivé, j’ai été saisi par la justesse du titubement initial du voyageur occidental au Japon illico confronté à ce qu’il dit ici une «fascination particulaire» détaillée en ces termes dès son arrivée à Tokyo: «Je regardais vers le nord, vers l’ouest, en direction de Shinju-ku, de Toshima-ku. Il pleuvait fort, grisaillait, mais le brouillard n’empêchait pas de voir que la vile ne cessait pas jusqu’à l’horizon. Infinies détrouvailles, approfondissements, différenciations, murmures des mercures humeuses, foulances errées. Deux jours auparavant, en revenant de la plage de Kamakura pour rejoindre la gare, nous étions remontés à contre-courant le flot d’une sorte de rush-humanity extraordinairement clame et disciplinée qui, déversée par la mégapole que forment Kawasaki, Yokohama et Yokosuka, se rendait au bord de l’eau pour assister au hanabi, le feu d’artifice de l’été. Chaque visage intriguait comme une nouvelle étoile, chaque corps vibrait d’une tenson interne au sein du cosmos, chaque rire éclatait comme l’écho d’une manière de big-bang en expansion assourdissante».

Ces notations m’ont rappelé la même sensation-vertige, exactement, qui m’a saisi la première aube blafarde dans le métro de Tokyo, au milieu de milliers de chauve-souris accrochées d’une main à leur poignée, de l’autre tenant l’attaché-case, chacune avec l’étoile éteinte de son visage, jusqu’au rush-humanity de la lente coulée vers les bureaux…

Ensuite le voyageur est en en Judée, qui est celle à la fois d’un croquis rapporté de Chateaubriand («le paysage qui entoure la ville est affreux», où voisinent, dans une atmosphère de banlieue marine décatie. Bédouins de bidonville et soldats fatigués gardant leur arme proche («l’ordre existe de tirer dans la tête si l’on soupçonne que l’être qui s’approche peut être un combattant prêt à mourir»), vestiges archéologiques (Qumrân) et zones militaires, baigneurs de la mer Morte perpétuant la «foultitude solidaire du rhumatisme et de la tordue au fils des ans», et c’est parti pour un arpentage d’Israël qui superpose les images de l’école du dimanche de jadis et celles du vrombissant présent ponctué d’explosions…

C’est un livre à lire lentement et en tous sens, dans l’ordre et dans le désordre, mais avec la même attention qui leste chaque observation de l’auteur. Je vais le trimballer avec moi jusqu’à la fin de l’année et peut-être au-delà. Sa lecture est à la fois intéressante et vivifiante, de point de vue de la langue qu’il touille et travaille au corps.

medium_Rosset5.jpgVoilà ce que ça donne par exemple: «Emporter en soi un morceau du monde et le bercer pieds nus dans le sable de la Méditerranée ou dans un manteau de laine sous les arbres nus de l’hiver brandebourgeois, parmi un rouge de brique nordique et les odeurs infinitésimales du charbon de houille se glissant dans le décor d’un passé prussien. Quatre millions de réfugiés. Six millions de morts. Le H Manque sur l’inscription en tubes luminescents au sud du Sheraton. Vitres obscures. Mer léchée de flammes perçant le mur protégeant les vivants dormant encore ou déjà parvenus, sains et saufs, sur la plage du réveil. Drames de la mémoire du narrateur à Balbec, imagination de l’eau, lumineuse, lustrale, reflétée aux fenêtres muettes de solitude, encore tapies dans l’ombre».

Or comme il y en a 500 pages de ce tonneau-là, on se souhaite bon voyage…

 

Une mentalité me révulse, et c’est celle de la seiche philosophique, qui n’a rien à voir avec la seiche animale, se défendant comme elle le peut et à bon droit. Mais en quoi consiste la particularité de la seiche philosophique? La seiche philosophique a cela de particulier que, plongée dans un bac d’eau claire, elle y diffuse un jet d’encre noire avant de déclarer qu’il n’y a pas plus noir que le monde dans lequel elle, seiche de malheur, a été plongée.

Il y a la seiche du tout est moche. Lui désignez-vous une chose belle, un paysage ou un tableau, un film ou un livre, qu’elle en dénonce aussitôt le défaut.

Il y a la seiche de rien ne vaut le coup qui, arguant que tout a été fait ou que rien ne puisse plus advenir, n’a de cesse de ruiner tout projet et de dénigrer même toute idée de projet, pour mieux se complaire dans son amer bocal.

Enfin il y a la seiche du tout est foutu, dont le goût du noir touche à l’absolu, le seul fait d’être au monde lui semblant la calamité d’origine.

Or comment faire pièce à cette philosophie de la seiche? Essentiellement par un redoublement d’attention, je crois, au détail des choses. Cela seul compte en effet: le détail des choses. Ce qu’on appelle la réalité. L’origine des choses. Le Grand Récit. Paléontologie, livre des strates géologiques, écritures de toutes sortes. Et notre roman d’hier et d’aujourd’hui. Les carnets du papillon et ce qui s’ensuit…

 

medium_Garrel3.jpgIl n’est pas de ville que j’aime autant retrouver que Paris, surtout les maisons blanches et les escaliers de bois ciré en colimaçon, les grands appartements mystérieux, les toits sur lesquels on marche à moitié givré, la Seine noire et les reflets des trottoirs de l’aube, tels exactement que les évoque, avec la beauté de la jeunesse, ce film sublime qu’est les amants réguliers de Philippe Garrel, que j’ai vu hier soir après avoir lu, dans un square, les cinquante première pages de La guerre sexuelle de Frédéric Pajak, qui nous replonge dans l’abjection des temps qui courent.

Il va de soi qu’on peut trouver, dans des objets d’art ou de littérature inspirés par des regards diamétralement opposés, le même sentiment de libération intérieure, mais je me garderai bien de situer la satire teigneuse de Pajak au même niveau que le poème de Garrel, dont je suis ressorti intérieurement lavé comme d’un bain de neige. Le blanc de ce film est d’ailleurs celui d’une sorte de neige cernée de cendre, comme les visages irradiant ce qu’on dira simplement, comme chez Bergman, l’âme de chaque individu, dont le réalisateur capte la moindre vibration avec une sensibilité et un amour sans pareils.

Le film de Philippe Garrel «parle» de mai 68 et de la «génération» des soixante-huitards, mais j’étais ravi, à midi, dans la nouvelle livraison de Ligne de risque (No 22, décembre 2005) de lire les propos de Philippe Sollers sur cette foutaise qu’est ce concept de génération, que personnellement je n’ai jamais ressenti, sinon comme une sale idée collante ou un sentiment d’adhésion médiocre. Tout ça pour dire que si Les amants réguliers fait bel et bien signe et sens à propos de ces années-là, c’est tout à fait ailleurs qu’il me touche personnellement, sans rien de la joliesse anecdotique de ce feuilleton italien dont je ne me rappelle plus le nom, relevant du roman-photo.

Ici c’est autre chose. Ce sont surtout des histoires d’amour et c’est le portrait d’un pur. C’est un poème en images dont tous les personnages ont raison. On frise juste un peu l’emphase rhétorique à l’évocation des barricades, mais ce romantisme n’empêche pas la grande noblesse, presque janséniste, du propos; car c’est un filme aussi sur le divertissement en conflit avec l’absolu.

En marchant le long de la rue Saint André-des-Arts, je me suis rappelé les quelques péripéties que nous avons vécues en ces lieux, avec quelques camarades de la jeunesse progressiste, et ma conviction intérieure que ce que je vivais n’avait rien à voir avec ça, que j’étais ailleurs, que toute la rhétorique qui se déchaînait autour de moi tournait à vide, tandis que je retrouve dans ce film tous mes sentiments épars du moment et des temps qui ont suivi, que Philippe Garrel dit de l’inamertume…

 

C’est à une superbe analyse de La possibilité d’une île que Philippe Sollers se livre dans le dernier numéro de Ligne de risque, où il prend bien soin de préciser tout ce que le distingue, lui le nietzschéen dansant, du schopenhauerien qu’est à l’évidence Houellebecq, mais en multipliant les observations pertinentes et somme toute généreuse, malgré les piques. On retrouve d’ailleurs celles-ci dans le nouveau roman de Sollers, Une vie divine, dont les soixante première pages sont assez épatantes et relèvent nettement plus du vrai roman qu’à l’ordinaire, même si le protagoniste est le même éternel libertin que nous connaissons et qui développe ses vues en coachant une agréable brochette de dames.

Cela étant, Sollers charrie lorsque, comparant Houellebecq et Bret Easton Ellis, il réduit celui-ci à un «simple ludion de marché», une «figure pour magazines».

A-t-il lu sérieusement Lunar Park? Cela m’étonnerait. Evidemment l’auteur américain est peu philosophe, mais je le trouve, pour ma part, plus romancier que Michel Houellebecq et surtout que Philippe Sollers. Comme il en va de Houellebecq pour beaucoup de critiques, l’image médiatique de Bret Easton Ellis fausse probablement la donne, mais que cela a-t-il à voir avec la substance de ces romans. Ce qui est sûr à mes yeux, c’est que celle-ci est organiquement beaucoup mieux «tenue ensemble», et vivante et libre, comme sont vivants et libres tous ses personnages, y compris sa propre projection, que la substance des essais-romans de Philippe Sollers, dont la somptueuse prose (réellement étincelante dans ce nouveau livre, vive et radieuse) et l’intelligence hypercultivée (et hyperétalée) ne font pas illusion, à mes yeux sur le côté complètement plaqué de la création romanesque à proprement parler, le temps, les lieux, les couloirs de la mémoire et du sentiment, bref ce rêve éveillé du roman qu’est précisément Lunar Park et, aussi, dans une toute autre tonalité, La possibilité d’une île.

On sent évidemment, dans les pages d’Une vie divine, la pointe de jalousie que Sollers éprouve à l’égard de Michel Houellebecq, mais il ne devrait pas. Alors qu’il prétend instaurer une nouvelle noblesse du goût, cette façon de se pousser au premier rang de la photo est un peu trop «plèbe», je trouve. Enfin je n’ai rien, pour ma part, contre la «plèbe» qu’il est désormais de bon ton de mépriser. J’ai le tort, sans doute, de ne voir que des gens…

A ce propos, et pour en revenir à un autre roman qui vient également de paraître chez Gallimard, du Lausannois Frédéric Pajak, je trouve chez celui-ci ce même mépris, précisément, mais alors à une dose «panique», dans la peinture endiablée qu’il fait des personnages de La guerre sexuelle, dont l’écriture a heureusement assez de chien pour retenir l’attention. Mais quoi? Faut-il vraiment s’intéresser à cette galerie de nuls? Je me le demande. J’aimais beaucoup Reiser, dont les pires charges avaient toujours quelque chose d’un peu tendre, à part la drôlerie. Chez Pajak, le comique y est certes, mais le trait se force ici jusqu’au mécanique et c’est un peu dommage chez un auteur qui a le punch de Houellebecq mais pas les soubassements…

 

La lecture d’Une vie divine de Philippe Sollers, dont la brillance me semble de la rhétorique, me laisse un peu sur ma faim après 50 premières pages de lecture. Sollers peut traiter Bret Easton Ellis de «ludion médiatique», pour ma part je trouve bien plus de vraie substance romanesque dans Lunar Park que dans ce nouveau tour de piste de Sollers reconverti au nietzschéisme libertin. Sollers prétend dire ce que personne n’a jamais dit, mais cela me fait sourire. C’est du cirque narcissique du même tonneau que le cirque narcissique d’un Chessex, et leur façon de se mettre en valeur est assez comparable au demeurant

Il y a quelque chose du Pygmalion pédant, chez Sollers autant que chez Chessex, qui me fait sourire. «Et maintenant, nous allons passer à Nietzsche, ma petite…», dit en somme son protagoniste à la charmante Ludi, qui s’en tamponne. On sent l’auteur jaloux, en outre de Houellebecq, qu’il cautionne de manière à la fois paternaliste (l’aîné) et un peu méprisante (le bourgeois). Bref, et une fois de plus, mon sentiment que Sollers est un essayiste de talent, mais un romancier sans entrailles, s’avère. Trop intelligent et trop lucide pour faire un vrai romancier. Intéressant par moments, mais comme une conversation. Son roman en réalité: de la lecture et de la glose. De la glose et de la pose.

 

C’est Noël et je me réjouis, ce soir et demain, de me retrouver en famille, comme dans nos enfances heureuses et chrétiennes, autour du sapin, lorsque nous tremblions un peu de réciter devant le sapin: «La bougie à l’œil pointu a dit/C’est la fête à Jésus sois gentil.» Depuis hier soir, dans notre isba sous la neige, cela sent de nouveau bon Noël, cela sent la grand-mère à la pommade camphrée et ce soir nos filles et leur oncle ex-taulard nous prépareront un frichti avant les cadeaux. Il n’y aura pas de poésie devant l’arbre puisque les enfants restent à venir mais le sapin est là et les santons de terre cuite et tout le bazar de Noël qu’aucun de nous n’aurait l’idée de démystifier, comme on dit à la télé.

Or l’autre soir à la télé romande, justement, l’idiote de service a cru malin de proposer, à l’heure du Prime, comme ils disent, dans son émission intitulée Scènes de ménage, qui se veut résolument à la coule, le cadeau de Noël original sous la forme d’un godemiché, alternative branchée du rouleau à pâte… Il va sans dire que cela ne m’a pas choqué du point de vue de la morale conventionnelle, mais sous l’angle de la sensibilité je me suis senti réellement blessé en pensant aux braves gens qui ne sont pas armés pour résister à telle insane vulgarité. Le pire blasphème est admissible, non la vulgarité. J’accueillerai volontiers, ce soir, Sade et Genet, dont je sais qu’ils ne ricaneront pas lorsque je réciterai «La petite bougie à l’œil pointu», mais la muflerie médiatique et la vulgarité me semblent absolument inadmissibles.

 

Le style est la pointe de la discipline et si possible invisible, si possible naturel en apparence, l’effort s’effaçant dans la grâce du geste, comme il en va de la danseuse ou du cavalier, et c’est exactement ce qu’on vit, à l’instant de le lire, à travers deux livres déliés de Marie Nimier et de Jérôme Garcin avec lesquels, en deux bonds élégants, on passera d’une année à l’autre, et qui parlent incidemment de la même chose, à savoir du rapport exact, approprié, supposant un drill rigoureux mais se donnant sans peine, entre la chose vécue et sa transmutation par le verbe.

 

Marie Nimier se déplace comme sur les pointes dans les nouvelles et autres tableautins de Vous dansez, où sa légèreté de touche, parfois jusqu’à l’évanescence, va de pair avec la concentration et le mordant de l’expression. Prêt à être portés au théâtre (comme plusieurs l’ont d’ailleurs été), ces dialogues oscillent entre l’évocation lyrique et la satire, comme celui qui oppose le journaliste et la ballerine ou le discours in petto de celle qui passe un casting drillé par un expert à formules toutes faites. Même un peu mince, tout ça est très finement filé dans une belle écriture.

 

medium_Garcin.jpgAvec Jérôme Garcin, celle-ci a plus de corps et de coffre. Ceux qui ne sont pas des fous de cheval (comme c’est mon cas, hélas) et qui n’en pincent pas pour le genre diariste (c’est le cas de Garcin, mais pas le mien) seront étonnés de trotter d’emblée, puis de galoper dans la foulée de ce Journal équestre où l’auteur ne consigne en principe que ce qui a trait à son cheval Eaubac et à sa passion.

Or Cavalier seul et bien plus que cela, et d’abord par son style magnifique, dont la tenue reproduit en somme celle de l’écrivain en selle, au double sens du terme. Ce début l’annonce à merveille: «Deux heures de promenade sur la plage désertée de Deauville et sous un ciel bas d’apocalypse. La mer est en colère, elle a sorti son beau gris métal. En guise de préliminaires, les pieds fouettés par les vagues, Eaubac léchouille l’eau salée comme s’il lapait du champagne. C’est un cheval distingué, un peu gourmé. Ensuite, on trotte face au vent et à une fine bruine. Les mouettes s’envolent sur notre passage, Au loin tanguent les bateaux qui rentrent en procession au havre. Eaubac trépigne, à qui la manche donne des envies de rodéo: la marée est très basse, le sable compact, l’air abrasif. Un char à vile nous croise, et le voici parti en coups de cul et autres figures de gymnastique. Je tends à peine les rênes. On s’installe alors dans un galop puissant et cadencé qui n’en finit pas. Extase matérielle».

C’est cela même: extase matérielle. Quand une novice débarquait au couvent d’Avila pour y assouvir son besoin d’élévations mystiques, Thérèse lui désignait aussitôt le seau et la serpillière qu’il y avait là et le grand dallage qu’il y avait là-bas, pour premier exercice spirituel. Dans le même esprit, la danseuse de Marie Nimier et le cavalier de Jérôme Garcin bossent un max pour la seule beauté du geste et de l’art, sans parler du tonifiant plaisir du lecteur. Dans l’un et l’autre cas, la classe du style s’impose le pied-léger…

 

«Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre», écrivait Mallarmé.

 

Cela fait-il du monde un cabinet de rat des lettres claquemuré dans sa poussière. Nullement. Car «l’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini», comme le notait Charles-Albert Cingria.

Le même Cingria disait que la meilleure critique ne faisait que coudre ensemble des citations. Lui-même ne s’y tenait pas, mais l’art de la citation est une composante de la bonne critique, et voici que Léon Bloy suggère: «On devrait fonder une chaire pour l’enseignement de la lecture entre les lignes».

 

L’autre jour, dans son petit bureau de la rue Huyghens, Amélie Nothomb, folle de lecture s’il en est, me rappelait l’observation de Virginia Woolf selon laquelle n’a été vécu que ce qui a été écrit, mais une nuance qualitative est apportée sur ce qui est vécu et écrit par Valéry: «La lecture des histoires et romans sert à tuer le temps de deuxième ou troisième qualité. Le temps de première qualité n’a pas besoin qu’on le tue. C’est lui qui tue tous les livres. Il en engendre quelques-uns».

… Quelques-uns. Le critique d’ultra-droite Robert Poulet écrivit un jour Le livre de quelques-uns, après avoir signé un pamphlet Contre la plèbe. Lorsque je l’ai rencontrà à Marly-le-Roy, je l’ai vu pleurer en évoquant le suicide de sa fille, avant qu’il me recommande de ne jamais faire d’enfants. Je me réjouis de ne l’avoir pas écouté.

 

Philippe Sollers, dans Une vie divine à paraître au début du prochain millésime, prétend lui aussi, sous l’égide du retour de Nietzsche (l’un des personnages du roman) rétablir telle aristocratie de l’esprit et du goût, non sans hautain mépris. Or celui-ci me semble, précisément, une faute de goût. Virgnia Woolf, elle encore, ne disait-elle pas que l’aristocrate naturel, sachant sa qualité, n’a pas besoin de se comparer ni se se faire valoir. Ces sont des paysans, des artisans, des gens de nos montagnes qui me l’ont appris bien mieux que des patriciens à particule ou des bourgeois. D’ailleurs à Sollers et consorts Nabokov lance au passage: «Le Style et la Structure sont l’essence d’un livre. Les grandes idées ne sont que foutaises».

 

«Lire, c’est aller à la découverte d’une chose qui va exister», écrivait Italo Calvino et ce n’est pas autre chose que dit Deleuze dans Proust et les signes, qui souligne le dévoilement aval de la mémoire bien plutôt que son involution.

En ceci d’Alberto Manguel, je trouve soudain un écho à ma propre conception de la lecture: «Tout lecteur est un lecteur associatif. Il lit comme si tous les livres étaient les livres d’un même auteur prolifique et sans âge».

 

medium_Kis.jpgEn rangeant mes paperasses, je suis tombé sur la photocopie d’une page de la Lettre internationale, excellente revue disparue depuis des années, reproduisant la version complète des Conseils à un jeune écrivain de Danilo Kis, que je me suis affairé à recopier pour ma gouverne étant entendu qu’un écrivain ne peut que rester jeune et que ces préceptes valent toujours, ou méritent à tout le moins d’être discutés.

Cultive le doute à l’égard des idéologies régnantes et des princes.

Tiens-toi à l’écart des princes.

Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.

Sois persuadé que tu es plus fort que les généraux, mais ne te mesure pas à eux.

Ne crois pas que tu es plus faible que les généraux mais ne te mesure pas à eux.

Ne crois pas aux projets utopiques, sauf à ceux que tu conçois toi-même.

Montre-toi aussi fier envers les princes qu’envers la populace.

Aie la conscience tranquille quant aux privilèges que te confère ton métier d’écrivain.

Ne confonds pas la malédiction de ton choix avec l’oppression de classe.

Ne sois pas obsédé par l’urgence historique et ne crois pas en la métaphore des trains de l’histoire.

Ne saute donc pas dans les «trains de l’histoire», c’est une métaphore stupide.

Garde sans cesse à l’esprit cette maxime: «Qui atteint le but manque tout le reste».

N’écris pas de reportages sur des pays où tu as séjourné en touriste; n’écris pas de reportages du tout, tu n’es pas journaliste.

Ne te fie pas aux statistiques, aux chiffres, aux déclarations publiques: la réalité est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

Ne visite pas les usines, les kolkhozes, les chantiers: le progrès est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

Ne t’occupe pas d’économie, de sociologie, de psychanalyse.

Ne te pique pas de philosophie orientale, zen-bouddhisme etc: tu as mieux à faire.

Sois conscient du fait que l’imagination est sœur du mensonge, et par là-même dangereuse.

Ne t’associe avec personne: l’écrivain est seul.

Ne crois pas ceux qui disent que ce monde est le pire de tous.

Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.

Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.

Aie la conscience tranquille: les princes n’ont rien à voir avec toi, car tu es prince.

Aie la conscience tranquille: les mineurs n’ont rien à voir avec toi, car tu es mineur.

Sache que ce que tu n’as pas dit dans les journaux n’est pas perdu pour toujours: c’est de la tourbe.

N’écris pas sur commande.

Ne parie pas sur l’instant, car tu le regretterais.

Ne parie pas non plus sur l’éternité, car tu le regretterais.

Sois mécontent de ton destin, car seuls les imbéciles sont contents.

Ne sois pas mécontent de ton destin, car tu es un élu.

Ne cherche pas de justifications morales à ceux qui ont trahi.

Garde-toi du «redoutable esprit de suite».

Crois ceux qui paient cher leur inconséquence.

Ne crois pas ceux qui font payer cher leur inconséquence.

Ne prône pas le relativisme de toutes les valeurs: la hiérarchie des valeurs existe.

Reçois avec indifférence les récompenses que te décernent les princes, mais ne fais rien pour les mériter.

Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris st la meilleure de toutes, car tu n’en as pas d’autres.

Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la pire de toutes, bien que tu ne l’échangerais contre aucune autre.

«Parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche» (Apocalypse 3, 16)

Ne sois pas servile, car les princes te prendraient pour valet.

Ne sois pas présomptueux, car tu ressemblerais aux valets des princes.

Ne te laisse pas persuader que la littérature est socialement inutile.

Ne pense pas que ta littérature est «utile à la société».

Ne pense pas que tu es toi-même un membre utile de la société.

Ne te laisse pas persuader pour autant que tu es un parasite de la société.

Sois convaincu que ton sonnet vaut mieux que les discours des hommes politiques et des riches.

Sache que ton sonnet n’a aucun sens face à la rhétorique des hommes politiques et des princes.

Aie en toute chose ton avis propre.

Ne donne pas en toute chose ton avis.

C’est à toi que les mots coûtent le moins.

Tes mots n’ont pas de prix.

Ne parle pas au nom de ta nation, car qui es-tu pour prétendre représenter quiconque, si ce n’est toi-même?

Ne sois pas dans l’opposition, car tu n’es pas en face, mais au-dessous.

Ne sois pas du côté du pouvoir et des princes, car tu es au-dessus d’eux.

Bats-toi contre les injustices sociales, sans en faire un programme.

Prends garde que la lutte contre les injustices sociales ne te détourne pas de ton chemin.

Apprends ce que pensent les autres, puis oublie-le.

Ne conçois pas de programme politique, ne conçois aucun programme: tu conçois à partir du magma et du chaos du monde.

Garde-toi de ceux qui proposent des solutions finales.

Ne sois pas l’écrivain des minorités.

Dès qu’une communauté te fait sien, remets-toi en question.

N’écris pas pour le «lecteur moyen»: tous les lecteurs sont moyens.

N’écris pas pour l’élite; l’élite n’existe pas: tu es l’élite.

Ne pense pas à mort, mais n’oublie pas que tu es mortel.

Ne crois pas en l’immortalité de l’écrivain, ce sont là sottises de professeurs.

Ne sois pas tragiquement sérieux, car c’est comique.

Ne joue pas la comédie, car les boyards ont l’habitude qu’on les amuse.

Ne sois pas bouffon de cour.

Ne pense pas que les écrivains sont «la conscience de l’humanité»; tu as vu trop de crapules.

Ne te laisse pas persuader que tu n’es rien ni personne: tu as vu que les boyards ont peur des poètes.

Ne va à la mort pour aucune idée et ne convainc personne de mourir.

Ne sois pas lâche, et méprise les lâches.

N’oublie pas que l’héroïsme se paie cher.

N’écris pas pour les fêtes et les jubilés.

N’écris pas de panégyriques, car tu le regretterais.

N’écris pas d’oraisons funèbres aux héros de la nation, car tu le regretterais.

Si tu ne peux pas dire la vérité – tais-toi.

Garde-toi des demi-vérités.

Lorsque c’est la fête, il n’y a pas de raison pour que tu y prennes part.

Ne rends pas service aux princes et aux boyards.

Ne demande pas de service aux princes et aux boyards.

Ne sois pas tolérant par politesse.

Ne défends pas la vérité à tout prix: «On ne discute pas avec un imbécile».

Ne te laisse pas persuader que nous avons tous également raison, et que les goûts ne se discutent pas. Etre deux à avoir tort ne veut pas dire qu’on soit deux à avoir raison» (Karl Popper)

«Admettre que l’autre puisse avoir raison ne nous protège pas contre un autre danger: celui de croire que tout le monde a peut-être raison». (Popper)

Ne discute pas avec des ignorants de choses dont ils t’entendent parler pour la première fois.

N’aie pas de mission.

Garde-toi de ceux qui ont une mission.

Ne crois pas à la «pensée scientifique».

Ne crois pas à l’intuition.

Garde-toi du cynisme, entre autres du tien.

Evite les lieux communs et les citations idéologiques.

Aie le courage de nommer le poème d’Aragon à la gloire du Guépéou une infamie.

Ne lui cherche pas de circonstances atténuantes.

Ne te laisse pas convaincre que dans la polémique Sartre-Camus les deux avaient raison.

Ne crois pas à l’écriture automatique ni au «flou artistique» - tu aspires à la clarté.

Rejette les écoles littéraires qui te sont imposées.

A la mention du «réalisme socialiste», tu renonces à toute discussion.

Sur le thème de la «littérature engagée», tu restes muet comme une carpe: tu laisses cela aux professeurs.

Celui qui compare les camps de concentration à la Santé, tu l’envoies valser.

Celui qui affirme que la Kolyma, c’est différent d’Auschwitz, tu l’envoies au diable.

Celui qui affirme qu’à Auschwitz on n’a exterminé que des poux, et non des hommes, tu le jettes dehors.

Celui qui affirme que tout cela représentait une «nécessité historique», même traitement.

«Segui il carro e lascia dir le genti». (Dante)

 

 

medium_volodine3.jpgOn est ces jours, à La Désirade ensevelie sous la neige, dans le grand silence de l’enfance et des contes, seuls les oiseaux ont des couleurs qui crépitent autour du Macbird’s, et les murmures des livres aussi se distinguent plus nettement, et tel est le conte de ce matin, signé Antoine Volodine, qui me parle d’animale innocence sous le nom de Wong. Il y a de l’oiseau chez Wong, qui se déplace un peu sur les pointes dans la zone minée d’après les Evénements qui ont décimé les cultivateurs de la région, mais on verra bientôt, à l’apparition d’une furie humaine à lance-roquettes et gestes manquant de précision, que Wong n’est pas du genre à s’en laisser conter, surtout d’une créature sentant la crotte.

 

Aux barbares on ne répond pas, ou pas dans leur langage, mais dans le langage de la civilité. Je me le dis et me le répète alors que je vois se développer une nouvelle tendance des instruits au mépris, qui ne donnera rien de bien. Au mépris il faut substituer le respect sans flatterie et l’attention exigeante, conforme au respect de soi et approprié au niveau de chacun. Il ne s’agit pas de se montrer supérieur, comme y tend un Philippe Sollers, mais bien plutôt de tenir une position digne et généreuse à la fois. Celle d’un William Trevor me semble assez exemplaire, qui relance celle qu’a pu tenir un Tchékhov. Je dirais: une attitude pétrie d’humanité et d’indulgence, mais pure de tout sentimentalisme et de toute démagogie. Chez Tchékhov comme chez Trevor, une égale porosité filtre le double aspect tragique et comique de toute situation humaine. Or je ne cesserai de lire Tchékhov et Trevor durant tote la durée de composition de mon nouveau roman.

 

On parle aujourd’hui de nouveaux réactionnaires à propos de certains écrivains et autres intellectuels français, tels Michel Houellebecq ou Alain Finkielkraut, mais cette appellation me semble une fabrication médiatique opportuniste plus qu’une catégorie cohérente. En ce qui me concerne, je me suis toujours trouvé en position de réaction, d’abord contre le gauchisme dont les aspects doctrinaires et la visions réductrice du monde n’ont pas tardé à me détourner (peu après la vingtaine, dès le début des années 70), ensuite contre les jobards de tous bords que Marcel Aymé stigmatise si bien dans Le confort intellectuel, enfin contre mes amis de droite confits en bigoterie ou versant dans le nationalisme exacerbé. J’ai souvent été traité de réac par certains, voire de fasciste (à l’époque où j’ai eu le front d’aller interviewer Lucien Rebatet), et sans doute ma position à contre-courant relevait-elle de la droite, sans que le fascisme ni l’antisémitisme ne m’aient jamais tenté d’aucune façon, mais au fond je ne serai jamais qu’un Helvète démocrate un peu bohème et très Monsieur Contrarius, selon l’expression de ma chère mère,  surtout poreux, curieux de tout et de plus en plus mal disposé à souscrire à aucune idéologie, tout en m’intéressant de plus en plus aux phénomènes qui en découlent.

Ceci dit, je me sens à des lieues du décri catastrophiste  et du mépris humain des écrivains à la Houellebecq, Dantec ou Sollers, tout en partageant bien des vues qu’ils formulent sur la vulgarité et les aveuglements collectifs de l’époque.

 

A quoi cela tient-il que certaines œuvres de jadis ou naguère nous semblent comme faites ce matin, et que d’autres plus récentes, qui se voulaient novatrices, se ressentent tant de leur époque qu’elles paraissent plus vieilles que les autres? C’est la question qu’une fois de plus je me posais en regardant ces jours La splendeur des Amberson d’ Orson Welles, qui date de  1942, et ensuite Effi Briest de Rainer Werner Fassbinder, tourné en 1974.

medium_Fassbinder.gifDans l’œuvre prolifique et passionnante, non moins qu’inégale de Fassbinder, qu’un nouveau coffret réunissant 18 de ses meilleurs films permet de (re) découvrir chez soi, Effi Briest est un bijou qui n’est pas loin de l’esthétique splendide de Welles, avec un effet de distanciation (le fameux V-Effekt de Maître Brecht) qui en signale la «modernité». Relisant le roman éponyme de Theodor Fontane (autre merveille à (re) découvrir), Fassbinder use et abuse de jeux de miroirs et d’artifices de toute sorte pour donner à cette histoire de femme-enfant toute pure en apparence (Hanna Schygulla, d’une beauté à consistance de Sèvres) prise au piège d’un mariage hyper-bourgeois et d’un milieu hyper-conventionnel, sa touche de classicisme formel, quelque part entre Monet et le Visconti de Senso, mais comme dédouané ou dédoublé par l’esprit critique, étant entendu que nous ne sommes pas dupes.

Rien de cela dans La splendeur des Amberson, qui «assume» absolument son faste formel et n’en a pas pris une ride pour autant. Paradoxalement en revanche, et malgré sa beauté, Effi Briest se ressent de son maniérisme et d’un soupçon de pédantisme qui procèdent finalement de cette tare d’une certaine esthétique «moderniste», fondée sur la conviction que l’artiste doit rester à distance. On l’a vu mille fois dans les mises en scène théâtrales de la même époque, mais on en revient aujourd’hui. Tant mieux n’est-ce pas? D’aucuns en tirent prétexte pour taxer de réactionnaire ce retour à l’intelligence d’understatement, alors que cette réaction salutaire passe les modes et les doctrines…

 

Chaque fin d’année est comme une fin de vie, on meurt, on coule, on va toucher le fond, on se dit que c’est affreux, quelle horreur ces cadeaux, quelle horreur ces fêtes, quelle horreur ces gens qui vont se réjouir, on se plaint en se goinfrant de douceurs, on se lamente en se tassant la cloche, on est plus malheureux que les malheureux qui battent la semelle dans la rue glaciale, après quoi sonne Minuit et c’est le lendemain qui chante, rien ne sera plus comme avant, on prend des tas de résolutions, on se sent déjà meilleur rien que d’y penser…( A La Désirade, ce samedi 31 décembre)

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