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Varia 2004, III

 

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En y resongeant avec un peu de recul, je me dis que les oeuvres d’un Joyce ou d’un Michaux relèvent toutes deux, à mes yeux, d’expériences-limites dont l’usage que je puis en faire est lui aussi limité, alors que certaines oeuvres moins géniales me sont beaucoup plus nécessaires et utiles. Ce qui me manque tout de même chez les deux monstres, c’est l’émotion et le naturel. Tous deux ont un peu la stature du mage alchimiste. Il y a certes des tas de choses à grappiller chez l’un et chez l’autre, mais la finalité de chacune de ces oeuvres me semble essentiellement esthétique, alors que je demande à la littérature une autre qualité d’émotion et quelque chose de plus encore que je ne trouve chez aucun des deux.

Très intéressé tout de suite par la nouvelle fresque historico-poétique de Yachar Kemal, dont j’ai lu les cinquante première pages d’une traite avec l’impression physique de me replonger dans une épopée à la Tsernianski, en plus moderne de tournure et de ton. Il y est question d’une île à la fois paradisiaque et maudite, vidée de ses habitants grecs à l’exception d’un seul, et dans laquelle débarque un jeune officier ottoman fringant comme tout. On pense évidemment à Chypre mais de loin, comme c’est de loin qu’on pense aussi à une fable, la réalité du roman s’imposant pour elle-même. C’est vif et passionnant à jet continu, les personnage sont magnifiquement campés et les arrière-plans historiques et politiques donnent toute sa dimension à cette saga.

En recevant de nouveaux paquets des livres de la rentrée, chacun me fait l’effet d’un quidam perdu dans une foule et qui chercherait à attirer mon attention en s’écriant: « Et moi ! Et moi ! Et moi ! » Du coup, cela me fait penser à une nouvelle possible qui pourrait s’intituler Succès d’un jour et qui raconterait cette course à la gloire fugace, à la fois apitoyante et dérisoire, où les noms chassent les noms, les titres les titres.

Un père de famille, dans son chalet de la Lenk, abat son épouse et ses deux petites filles avant de retourner son arme contre lui. L’événement, inattendu dans ce bled alpin sans histoires, a traumatisé l’entourage du couple, bien connu et apprécié. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied. En remplacement pour deux heures dans un établissement secondaire, un jeune homme de vingt-cinq ans a semé le trouble dans une classe de jeunes filles en parlant sexe et en regrettant de ne pouvoir montrer le sien à ces demoiselles. Diverses mères en ont été bouleversées. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied.

Reparti dans une aventure de Hiéronymus Bosch, l’enquêteur fameux de Michael Connelly, dont le chemin recoupe celui du non moins fameux poète (voir les épisodes précédents…) Ce qui me plaît là-dedans tient surtout au décor et à l’approche du Mal. L’homme fait le mal parce qu’il aime ça. Ou plus justement je dirai: parce que c’est plus fort que lui. Il jouit sous l’effet d’une force mauvaise. Il recherche une jouissance dont la perversité est l’une des substances constitutives du roman noir.

medium_Antunes2_kuffer_v1_.2.JPGRepris ce matin la lecture des Conversations avec Antonio Lobo Antunes, qui parle de l’Exhortation aux crocodiles comme de son meilleur livre. Très intéressant éclairage sur la vie de cet écrivain à la fois intègre et lancé dans ce qui me semble tout de même une certaine impasse de langage, tout à fait dans la filiation du  de Joyce, et souvent à la limite de l’intelligibilité. Un poète faulknérien en somme. Parle bien de Lorca et de l’essence de la poésie, cristal du verbe. Or, comme pour compenser l’absence chez lui de cette grâce concise, le voici lancé dans un fleuve de prose qui risque souvent de submerger le lecteur.

Me sens proche de Varlin ce matin. Besoin d’objets solides. Impatient de sortir tout ce qu’il y a en moi, en faisant violence à certaine finesse excessive. Pas assez devant la chose. Pas assez physiquement engagé. Trop de choses diverses à la fois. Mais aussi: ma façon à moi de tout embrasser, et ça ne va pas s’arranger.

Deux camps distincts: ceux qui sont généreux, et les autres.

Autre critère: les sérieux et les pas sérieux. A ne confondre sous aucun prétexte avec les qui se prennent au sérieux et les vrais sérieux.

Travaille à un paysage qui tarde à sortir. Mais à un moment donné la peinture prend corps. Devient matière en fusion. Couleur et forme commandent alors, et plus question du motif, ou disons plus précisément: de loin, de mémoire.

Le deuxième roman de Christophe Dufossé, intitulé La diffamation, me semble intéressant, dont me saisit aussitôt la présence latente d’une menace et d’un malaise existentiel diffus, un peu à la manière de Patricia Highsmith. Aussitôt je me dis in petto: voilà un gars sérieux. Le récit de la narratrice, une intello quadra épouse d’un commercial et mère d’un ado surdoué, me rappelle aussi bien, en moins sombre, Le journal d’Edith.

Le Matin de ce matin consacre une page à une vieille dame, à Genève, qui a coupé les ailes à un petit martinet qu’elle a recueilli, pour l’empêcher de la quitter. Touchant en dépit de la cruauté du geste. La femme de chambre a cafté. Les institutions animalières s’indignent.

Un monde sans femme est une horreur, j’entends: sans ma bonne amie, qui incarne à mes yeux le contraire de l’emmerdeuse, genre chienne de garde ou chiffon à poussière. De la même façon, les vieilles grâces de mon roman incarneront toute la tendresse et l’humour seules capables de nous faire supporter la vie en ce bas monde.

medium_Highsmith110001.JPGEn lisant Ripley et les ombres de Patricia Highsmith, je repense au paragraphe d’Ulysse que j’ai souligné l’autre jour, à propos de la quintessence du polar: «Ils regardaient. La propriété de l’assassin. Elle défila, sinistre. Volets fermés, sans locataire, jardin envahi. Lot tout entier voué à la mort. Condamné à tort. Assassinat. L’image de l’assasin sur la rétine de l’assassiné. Les gens se pourlèchent de ce genre de chose. La tête d’un homme retrouvée dans un jardin. Les vêtements de la femme se réduisaient à. Comment elle trouva la mort. A subi les derniers outrages. L’arme employée. L’assassin court toujours. Des indices. Un lacet de soulier. Le corps va être exhumé. Pas de crime parfait». Je relève la phrase: « Les gens se pourlèchent de ce genre de chose ».

Plutôt que de « crime parfait», s’agissant de Ripley, je dirais: meurtre utilitaire et presque indifférent, pour ne pas avoir d’ennui. Quelque chose de ni chaud ni froid chez Ripley. Monstre fin.

Je me sens très fatigué. Dispersé et las. Toute la journée à la rédaction. Je gagne ma vie, comme on dit. Pas de quoi se plaindre au demeurant. Payé pour faire ce que j’aime, supposant quelques servitudes par mois. Et comme je le disais ce soir à notre ami Saïd: ne voudrais pour rien au monde vivre de subventions ou de bourses, sauf d’une Mécène qui m’entretiendrait avec assez de générosité pour que nous puissions voyager sans cesse et voir un tas de pays et de gens… (En ville, ce vendredi 30 juillet).

C’est presque par hasard que j’ai vu, ce soir à la télévision, un court métrage d’un certain Benjamin Kampf qui m’a fait très forte impression. Sous le titre d’Exit, cela raconte les derniers instants de deux vieillards décidés à en finir ensemble avec la vie. Enfin décidés: on comprend que c’est la femme, dominant son jules, qui l’a convaincu de la suivre dans la tombe alors qu’elle-même, cancéreuse, est condamnée. En présence de l’envoyée de l’agence Exit, alors que la vieille a demandé à son conjoint de leur mettre « leur » disque, sur la musique suave (genre thé dansant suisse allemand) duquel elle l’invite à danser une dernière fois, l’homme se cabre soudain et change d’avis, disant qu’il a encore de la vie à vivre. Du coup, la vieille, vexée et fâchée, avale son verre de substance létale et s’en va s’allonger comme prévu, bientôt suivie par son époux culpabilisés — et les voilà gisant enfin tendrement l’un auprès de l’autre. Dix minutes sans une faille, dans un genre à la fois réaliste et poétique qui m’a rappelé les nouvelles si bonnes et si cruelles d’un William Trevor.

Je relève ceci de tout à fait étonnant dans Ripley et les ombres, qui me touche particulièrement ces jours. C’est un extrait du journal du peintre Derwatt, mort en Grèce et dont une bande d’escrocs, dont Tom Ripley, exploite le génie par le truchement d’un faussaire: «Il n’y a pas de dépression pour l’artiste, hormis celle qui est provoquée par un retour au Moi. Il met une majuscule à Moi. Ce Moi est un verre grossissant, timide, prétentieux, égocentrique, qu’on ne devrait jamais regarder et dont on ne devrait jamais se servir non plus pour regarder quelque chose. De temps en temps il fait des apparitions fugitives, et c’est vraiment horrible: ça arrive entre deux étoiles, pendant les vacances… Des vacance, on ne devrait jamais en prendre». Voilà ce que j’appelle du sérieux. Et cela continue: «Cette dépression se manifeste d’abord par un malaise général, mais aussi par des questions futiles, telles que: pourquoi suis-je sur terre? Ou bien par cette exclamation: comment j’ai raté ma vie! Et par une découverte encore pire, que j’aurais dû faire il y a bien longtemps: je ne peux même pas m’appuyer sur les gens qui sont censés m’aimer au moment où j’ai besoin d’eux. Ce besoin, on ne l’éprouve pas quand le travail marche bien. Je ne dois pas me montrer à eux dans cet état de faiblesse. Je sais qu’on me le relancera, qu’on me le relancerait à la figure plus tard, comme une béquille que j’aurais dû brûler dès ce soir. Que le souvenir de ces nuits sombres ne revive qu’en moi»… Cette bonne femme est décidément un médium.

A un moment donné, dans Ripley et ses ombres, il est question de Tom comme de la « source mystique du mal », et tout est dit je crois.

Au fond Céline ne me plait qu’à moitié. Tandis que Rabelais me plait entièrement. Il y a chez Céline un fond de dureté qu’on pourrait dire du grand mariole. Rien de cela chez Rabelais.

Il y a quelque chose qui me touche directement, droit au système nerveux, chez Edna O’Brien, qui tient à une force, une puissance accumulée touchant à la fois aux sens (au sexe) et aux sentiments, tels qu’on les trouve rarement réunis à cet état de densité et de tension.

Tom Ripley est une sorte d’homme sans qualités à la sauce américaine: sans conscience et sans désir, juste animé par une espèce d’instinct d’adaptation et de conservation, avec une touche esthète qui lui fait apprécier les belles et bonnes choses. Devenu tueur par inadvertance, ou peu s’en faut, il a continué de se défendre en supprimant les obstacles matériels ou humains qui l’empêchent de vivre tranquillement. Je n’avais pas saisi, jusque-là, sa nature complexe, simplement faute d’être allé à la source du personnage, dans Mr. Ripley. C’est là, seulement, qu’on découvre l’origine de ses complexes et de son ressentiment, là qu’on voit que sa vision du monde distante et cynique découle de la carence, dans sa vie d’enfant et d’adolescent, de toute espèce d’amour. C’est en somme un nouvel avatar de l’homme sans qualités et de l’homme du ressentiment, qui s’arrange comme il peut avec l’adversité. Il a commencé de tuer à regret. Puis il a continué quand on l’embêtait…

A tout ce que dit Alexandre Vinet de l’assèchement cérébral des philosophes de profession, je souscris. Mais Vinet voudrait moraliser la littérature, et là je ne le suis plus. Son côté vieille fille, qui prétend que seuls les esprits vulgaires veulent « toucher, palper », alors que ce sont eux, les Ramuz, les Cendrars ou les Cingria, qui marqueront le renouveau de la littérature en Suisse romande.

Me sens de plus en plus libre et, en même temps, de plus en plus lié à ma bonne amie, vraiment le coeur du coeur de ma vie.

Je souris gentiment en lisant L’original d’Yves Laplace, qui ne jurait jadis que par Roland Barthes et les chichis de la modernité (sus au personnage de roman et à toute notion d’histoire, sus à tout investissement personnel) alors qu’il recycle maintenant sa famille dans ses livres, tel ce cousin drogué de sexe qui fut son idole d’enfant et devient le locuteur principal de ce nouveau livre. Laplace rejoint ainsi les écrivains qui m’intéressent à cet égard, tel un Philip Roth qui a toujours joué avec les ressources de l’autofiction tout en restant essentiellement romancier.

medium_Roth.2.jpgPas mal de plaisir, et plus encore d’intérêt à la lecture de La bête qui meurt de Philip Roth, même si ce n’est pas de son meilleur tonneau — disons une longue et bonne nouvelle, où il est question des derniers feux érotiques d’un sexagénaire. Finesse de l’observation, intelligence des situations, sérieux du propos mais jamais pédant: c’est l’écrivain actuel qui me semble le plus intéressant, et je ne vois guère à l’heure qu’il est, en France, un seul auteur pour l’égaler. Ce n’est pas un génie (genre Dostoïevski) ni un fondateur de style non plus (tel un Faulkner) mais c’est une sorte de chroniqueur balzacien de la seconde moitié du XXe siècle qui a le mérite d’aborder les grands thèmes sociaux, politiques et psychologiques de notre temps par le truchement de personnages très vivants et attachants. Une Flannery O’Connor touche certes plus profond. Une Patricia Highsmith saisit les tenants de la détresse humaine avec plus de lancinante pénétration. Un William Trevor, en outre, a plus que lui le sens du tragique. Mais Philip Roth, comme un Saul Bellow, et à hauteur égale me semble-t-il, est plus globalement romancier que ces auteurs chers à mon goût.

Dans une vaticination assez fumeuse de la fin des années 50, Céline affirme que le roman contemporain n’a plus rien à nous apprendre, dans la mesure où toute information est désormais filée par le journalisme. Je crois, pour ma part, qu’il a tort, et les romans d’un Philip Roth en sont une bonne illustration.

En lavant ce soir quelques aquarelles sur le balcon, j’écoute Michel Onfray, sur France-Culture, qui parle de La Boétie pour l’opposer à Montaigne. Grosso modo, La Boétie est à ses yeux le génie révolutionnaire inaperçu, tandis que Montaigne est le réactionnaire qui soumet son ami à une certaine censure tout en exaltant leur amitié par le fait d’une de pose antique. Sottises de cuistre.

En lisant La bête qui meurt, et plus précisément l’épisode de la fin de George, le meilleur ami du narrateur qui, dans une suite de gestes ultimes, baise tous ses proches sur la bouche et entreprend de déshabiller sa femme en public, je me suis rappelé les derniers gestes de notre chère Elsa, dansant sur son lit en s’exhibant. Ce dernier amour me fait également penser à La tache (page 85 et suivantes) et, dans La mort à Venise, au dernier émoi du vieil écrivain. La fin de ce petit roman, au tournant de l’an 2000, lorsque sa jeune amante vient relancer David pour lui annoncer qu’elle a un cancer du sein et lui demander de prendre une dernière fois sa poitrine en photo, est également très émouvante.

Commencé la journée en courant après les trois ânes du pré voisin, qui ont fui pendant la nuit et paissaient deux étages plus bas. Ensuite, buvant mon café, je me suis dit que je devrais être beaucoup plus attentif, dans ces carnets, aux faits divers significatifs de l’époque (je ne pense pas aux ânes mais aux hommes, bien plus égarés que ceux-là).

Hier soir relevé une fois de plus, dans sa chronique du Figaro littéraire, la mauvaise foi teigneuse de l’académicien Angelo Rinaldi, qui consacre la moitié de son éreintée de Philip Roth (réduit aux dimensions infimes d’un pornocrate) à régler un compte avec son confrère Jean-Paul Enthoven. Sans dire un mot intelligent des derniers livres du romancier américain, notre pontife blessé (par le fait qu’Enthoven lui reproche son incapacité d’apprécier un roman hétérosexuel) se ridiculise décidément en se justifiant, qui plus est au détriment d’un écrivain qui le surclasse infiniment… Sa façon de grouper M. Kundera et M. Roth pour les rejeter avec dédain rappelle les vieilles ganaches de la critique bourgeoise la plus bornée.

Dans le train, observant la foule des gens, des Japonais, des mères et leurs enfants turbulents, des retraités en balade, tous ces braves gens, et jusqu’à l’insupportable tapeur à cigarettes au bec (six francs le paquet…) qui s’en vient harceler les voyageurs en arguant qu’il n’a pas deux francs pour son billet, je me rappelle le brave monde et je souris.

Je perds encore mon temps et me reproche d’être encore trop accessible aux raseurs. J’ai pourtant fait des progrès. J’ai désormais mon arsenal de ruses et de parades. Où l’on constate une fois de plus que l’homme est perfectible.

Renaud Camus parle de sexe comme d’une espèce d’hygiène, mais on sent assez qu’il en souffre aussi. Jamais si simple qu’on le voudrait. Philip Roth rend mieux la chose, mais le sexe hétéro est naturellement plus compliqué que le sexe homo à base narcissique et non sentimentale. A vrai dire j’ai horreur de la façon dont ce Renaud Camus parle de ça.

medium_Angot2.2.jpgDans ses Désaxés, Christine Angot me semble avoir sombré dans une écriture de roman-photo. C’est à vrai dire pathétique, complètement artificiel et pis encore: aphone.

Ce qui me séduit et m’intéresse chez Michel Serres est sa grande capacité de synthèse et de mise au net poétique, qui frise parfois la belle rhétorique, mais la frise seulement, tant on sent là-dessous une connaissance nourrie, une expérience vivante et une santé. Cela d’ailleurs me semble décisif: qu’il est resté près de la nature. Il vient de la mer et va aux glaciers, il va et vient de l’air à la terre.

Assez impressionné par la lecture de Suite française d’Irène Némirovsky, et plus encor: ému. Penser que cette femme, se sachant menacée de mort par les nazis, et préparant la survie de ses deux petites filles, ait trouvé l’énergie d’écrire ce grand livre est réellement bouleversant. Et voilà, me dis-je aussi: chaque fois que le découragement menace, tel geste humain nous fait relever le front.

Bartabas, roman de Jérôme Garcin, d’une très belle écriture, rend magnifiquemenet l’aura de ce très singulier personnage d’artiste à la fois barbare et raffiné.

Une lettre que je reçois ce matin me touche, de Nancy Huston qui me dit son enthousiasme à la lecture des Passions partagées, son sentiment de proximité existentielle (nous avons eu nos enfants à peu près à la même époque) et littéraire (elle nous sent souvent sur la même longueur d’ondes). A ce propos, elle a dû se sentir aussi consternée que moi, ce midi, en apprenant que le Nobel de littérature venait d’être attribué à Elfriede Jelinek, cette peste noire. dont elle a si bien décortiqué les tenants du nihilisme… (En ville, ce 7 octobre).

En même temps que je lis le bouleversant petit livre de P.E. Thomése, L’enfant ombre, évoquant la perte d’une petite fille, en alternance avec les essais de Nancy Huston, j’écoute pour la énième fois le concerto pour violon de Beethoven en ré majeur, dont je connais chaque note et qui me donne l’impression de parcourir toute le gamme des sentiments, grâce aussi à la « voix» de Gidon Kremer. Beethoven me bouleverse « dans la masse », si j’ose dire, alors que Brahms ou Schubert me touchent d’une façon plus intime et personnelle, plus essentiellement émotionnelle. Je vois en la musique de Beethoven une musique de « père » tandis que Mozart, Schubert, Schumann et Brahms sont à mes yeux des « fils ».

Evoquant Romain Gary, qu’elle qualifie de « grand impur », Nancy Huston se qualifie elle aussi de « corps étranger ans la littérature française, et c’est exactement l’impression que j’ai toujours éprouvée en ce qui me concerne, comme ce devait être le cas d’un Louis Calaferte…

Lisant ce soir le travail sur lequel ma bonne amie s’échine depuis des semaines, je suis touché par ce qu’il y a là-dedans non seulement d’intéressant, dans le rapport de l’enseignant avec le langage, mais aussi et surtout de personnel dans ce qu’elle module, en s’aidant de son expérience de la difficulté de communiquer et de ses lectures, notamment de Jung, de Pontalis et de Michel Serres.

medium_Cuneo.JPGEn lisant Le temps des loups blancs d’Anne Cuneo, je constate que son récit, apparemment si terre à terre, à l’opposé diamétral de l’écriture d’un Cingria, aboutit néanmoins, avec l’évocation de ce dernier, à l’une des meilleures descriptions de Lausanne entre les années 50 et les années 70. Rien chez elle de littérairement brillant, mais elle tire de ses peines d’enfant et de jeune fille quelque chose de tout aussi important à mes yeux que l’éclat ou les surprises d’un style, et cela finit bel et bien par rejoindre la littérature, avec une sorte de poésie.

J’ai vu cet après-midi le film de guerre le plus original et le plus émouvant à ma connaissance, intitulé Kippur et réalisé par l’Israélien Amos Gitai. Jamais je n’ai ressenti l’engagement physique et moral de la guerre avec autant d’intensité et autant d’émotion, et jamais un tel mélange d’absurdité générale et de compétence personnelle, avec cet extraordinaire lien de solidarité entre tous les jeunes gens jetés au front.

Le Je est une affirmation du courage existentiel. Je suis. Je suis donc je pense.

Trois heures et demie du matin. Réveillé par un drôle de rêve. Adolescence en bande et confusion. Ensuite visions de dissolution. Et cette pensée: que la dissolution est l’Ennemi. L’Ennemi qui rôde et raille. Le Satan qui disperse. Le diabolo toupie. D’un autre point de vue l’on dira que ce sont les violents qui l’emportent, et pourtant quelque chose se prépare en secret.

Et ce quelque chose est ceci: mon travail de ce matin. Décrié par celui qui ne veut pas se lever. Décrié par celui qui pense que cela ne vaut pas le coup. Plus le coup. Que tout est foutu de toute façon. Décrié par celui qui ne veut pas seulement pas faire mais qui voudrait empêcher que quiconque fasse.

Saint Paul aux Romains: tu veux te glorifier, ce n’est pas toi qui portes le racine, c’est la racine qui te porte.

Dans Kippur l’ennemi est invisible. Le seul ennemi semble la guerre elle-même. A la fin ne reste qu’un imbroglio de traces de chenilles et de roues dans la terre ensanglantée. Mais la nécessité de la solidarité, n’est jamais mise en doute.

La conscience moderne, selon Michel Serres, naît avec saint Paul. Dans Hominescence, il disait que c’était avec Augustin. Il se corrige dans Rameaux. Nouvelle pousse. Intéressant de noter la progression.

Paul est l’apôtre des gentils, à savoir: des étrangers.

Peu importe que je ressuscite avant ou après la mort. Ce qui compte est que je ressuscite pour annuler la mort.

Le fils a été chassé par le Père de la Genèse pour le faire échapper au paradis formaté, puis il est revenu au Père dans l’Evangile de Luc, en fils prodigue.

Ce que Michel Serres appelle « la libido d’appartenance » qui fait « aussi mâle rage que chez les rats », je l’ai vue à l’oeuvre de tout près et je crois en avoir été guéri pour jamais.

Répondre au bruit par le silence.

Péguy: «Le génie étant de l’ordre de la nature, le travail du génie et de l’ordre du travail de la nature, toute élaboration du génie est une élaboration naturelle, toute invention, tout renouvellement du génie vient par cette arborescence que nous avons reconnue».

Les Etats-Unis sont actuellement noyautés par une maffia politico-financière dont nous avons découvert ce soir, dans un passionnant documentaire, de nouveaux aspects effrayants. Sous le couvert de la religion et de la démocratie, le gouvernement Bush est de toute évidence une association de malfaiteurs à grande échelle, ce que ses idéologues appellent eux-mêmes un Etat-voyou en désignant l’Irak ou la Corée du nord, en attendant qu’il se fige en dictature à parti unique du type décrit par Orwell dans 1984.

Le conteur noue l’attention.

medium_Brodeuses.jpgBrodeuses, beau petit film d’Eléonore Faucher, évoque la relation d’abord méfiante et de plus en plus complice, ensuite, de deux femmes malmenées par la vie et dont on pourrait dire qu’elles finissent par s’adopter. Cela commence dans une lumière assez acide, par des scènes vibrantes d’agressivité tous azimuts typique de la « dissociétéé » dans laquelle nous vivons, puis la bonne nature de la plus jeune (qui semble d’abord la plus cynique), impressionnée par l’art de brodeuse de son aînée, la sauvant d’une tentative de suicide et l’accompagnant dans son retour à la vie, et la reconnaissance de l’aînée font évoluer la lumière du film, pourrait-on dire, vers une sorte de nouvelle lumière qui rejaillit sur l’entourage des deux femmes. Rien pour autant d’artificiellement optimiste dans cette métamorphose, de démonstratif ou de lénifiant, mais je n’ai pas craint de parler d’amour pour qualifier les qualités de fond et de forme de ce film qui me semble assez proche de l’esprit des jeunes cinéastes de ma connaissance.

En assistant à cette fuite en avant dans l’exhibition privée qui caractérise les médias, je me dis que cet étalage est par excellence l’opposé d’une culture de l’aveu. On se déboutonne, on déballe — pour ne rien dire. On ne dit que ce qui conforte la norme ambiante, et jusqu’à celle qui se pose en anti-norme, comme l’illustre la nouvelle confrérie hyper-conformiste des gays. L’aveu est l’affirmation d’une personne unique, alors que ces gens qui prônent leur différence ne font que niveler tout particularisme. Ils n’aimeraient rien tant que leur différence devînt la nouvelle norme établie.

Commentaires

  • "Dans ses Désaxés, Christine Angot me semble avoir sombré dans une écriture de roman-photo. C’est à vrai dire pathétique, complètement artificiel et pis encore: aphone."
    Christine Angot se plaint souvent souvent qu'on ne la lise pas, pas réellement. On voit les mots, on voit sa photo, on voit ce qu'on veut mais on ne la lit pas. C'est pourtant simple!
    Au demeurant, je ne suis pas sûr que la comparaison avec un roman-photo lui déplairait vraiment, dans un jour où elle aurait le coeur à rire. Un jour, sur FC, lors d'une interview, on a passé du Edith Piaf. Elle a approuvé.
    C'est normal. Je pense que lorsqu'on la lit vraiment, on se rend compte qu'elle est aussi peu artificielle que celle qui chantait pour les lectrices de roman-photos.
    Encore faut-il lire, je veux dire: lire vraiment. Voir cette extrême simplicité de ce qui est dit, accepter d'être perméable à une voix menacée en effet par l'aphonie, une voix perpétuellement en butte à la perte de voix, luttant contre le silence, meublant le silence, une voix occupée à meubler un espace qui sinon aurait été celui de la mort, sa mort. Au sens où si elle n'avait pas écrit, elle aurait été comme morte. Comme si Piaf n'avait pas chanté.
    Eric Paul

  • Détrompez-vous: j'ai vraiment lu Les désaxés, et je persiste, et je signe. En revanche, je vous rejoins sur Rendez-vous, qui est d'une autre électricité et d'une autre pâte.

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