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montagne

  • À l'ami disparu

    littérature,montagne

     

    A La Désirade, ce 18 août 2015

    C’est aujourd’hui, jour pour jour, il y a trente ans de ça, que l’un de mes plus chers amis de jeunesse est tombé au Mont Dolent, dans le massif du Mont-Blanc. Nous aurions dû partir ensemble mais je m’étais désisté la veille, pensant le rejoindre quelques jours plus tard. Le dimanche matin, sur les crêtes du Jura avec L. enceinte et notre petite fille de trois ans, j’avais désigné à ma bonne amie le minuscule triangle argenté du Mont Dolent, en évoquant le belle remontée d'arête que devait se payer Reynald à l’instant même - Reynald qui s’était déjà fracassé dans la face nord.

    Pour mémoire, je suis allé rechercher dans mes carnets de 85 les notes de ces jours affreux…

    littérature,montagne
    Impasse des Philosophes, le 10 août 1985. - Deux jours en haute montagne avec Reynald ont consommé de solaires retrouvailles sur l’arête reliant l’Aiguille du Midi à celle du Plan, deux mille mètres au-dessus de la lointaine rumeur de Chamonix et, de l’autre côté, des neiges éternelles de la Vallée blanche. Formidable parcours que ce fil de neige et de glace entre terre et ciel, avant la descente dans les séracs du Requin.

    littérature,montagneCrevés et radieux, nous avons cependant été secoués, au refuge, par la lourde ambiance liée à une chute mortelle dans la face sud de l’Aiguille du Fou, alors que la gardienne attendait des nouvelles d’une cordée d’amis à elle, disparue depuis hier aux Drus. Reprenant notre discussion de la veille à notre bivouac du Plan de l’Aiguille, nous avons alors évoqué, avec mon compère, les deux ou trois fois où, dans les Aiguilles dorées, sur la Haute Route ou au Miroir d’Argentine, nous avons vécu cette confrontation avec la mort, lui la prenant comme un défi à relever et moi comme l’ennemi à ne pas provoquer.

    littérature,montagneImpasse des Philosophes, le 19 août. - Reynald est mort. Mon cher compère de sac et de corde s’est tué hier au Mont Dolent, que notre première intention était de gravir ensemble dimanche prochain. Hélas il n’a pas eu la patience d’attendre: il est parti seul et, à proximité du sommet, a probablement dévissé sur l’ultime pan de glace pour se fracasser dans les séracs de la face nord, après 900 mètres de chute.
    Hier encore, comme nous avions profité du beau dimanche pour nous balader sur les crêtes du Jura, et sachant que notre ami envisageait de faire cette course, je montrais à mes beautés le minuscule triangle blanc bleuté du Dolent au milieu de la frise des Alpes. “Reynald doit être arrivé au sommet”, leur avais-je dit, alors qu’il gisait déjà au pied de la face nord.
    Dès qu’Hélène m’a téléphoné, ce matin, pour s’inquiéter du fait qu’il ne fût pas rentré, j’ai commencé de trembler comme une feuille, lui conseillant aussitôt d’alerter les guides du val Ferret. Pour ma part, je n’ai cessé de trembler en me rendant à la rédaction, d’où j’ai appelé le bureau des guides. L’hélico, dont j’entendais le bruit au téléphone, était justement en train de partir en recherche avec le guide Daniel Troillet. Deux heures plus tard, j’ai rappelé la centrale de sauvetage, dont le responsable a refusé de me donner plus de précision sous prétexte que je n’étais pas de la famille, tout en me laissant entendre que le pire était bel et bien arrivé, ce qu’un appel d’Hélène a confirmé à trois heures de l’après-midi.
    J’en suis resté complètement effondré. C’est mon plus cher ami de jeunesse qui nous est ainsi arraché, et quelle douleur pour Hélène et quel gâchis, quel triste héritage pour les petits. Or je n’arrive pas à y croire. Mais non, ce n’est pas possible: pas Reynald, avec lequel j’ai partagé tant de belles et bonnes choses, de la Haute Route à Mai 68, qui m’a si souvent aidé et que j’aidais il y a quelques jours encore à peaufiner un texte destiné à une revue médicale - mon petit frère des bons et des mauvais jours, avec lequel j’ai failli dérocher un autre radieux dimanche dans la face nord du Trident, et que j’avais retrouvé avec tant d’entrain et de belle humeur, il y a dix jours de ça, sur la fabuleuse arête Midi-Plan.



    (Soir). - Reynald est mort. Reynald est mort. Reynald est mort. Je pourrais me le répéter cent fois sans le croire: Reynald est mort. Il a fallu que je téléphone à tous ceux que j’aime pour le leur dire et le leur raconter, et lorsque je suis rentré à l’impasse des Philosophes, ce soir, enfin j’ai pu m’abandonner dans les bras de ma bonne amie également bouleversée, mais est-ce Dieu possible que Reynald soit mort ?

    Un pas la vie, un pas la mort

    Un pas la vie et nous étions ensemble, souviens-toi. Un pas la mort, et voici qu’il nous est arraché. Et que dire ? Quels mots trouver, qui ne se perdent dans ce grand vide ? N’y a-t-il pas que le silence pour exprimer ce que nous ressentons ?
    Un pas la vie et le jour se levait, souviens-toi, ce jeudi de grand ciel pur d’il y a deux semaines, jour pour jour. Il y avait si longtemps que nous parlions de repartir. Depuis vingt ans que nous avions scellé cette alliance d’une ferveur partagée contre tout ce qui pèse, cent fois nous étions montés ensemble vers cette lumière; mais tant de temps aussi nous avait séparés dans le labyrinthe de la ville, et voici que, sur l’arête sculptée entre deux vertiges, nous avions renoué ce lien.
    Un pas la vie, et c’était tout ce que nous avions partagé jusque-là. Il n’y avait pas, cette fois, à chercher le moins du monde son chemin. D’une flamme de pierre à l’autre on suit ce fil de neige comme vont les notes sur une portée, et de fait nous nous sentions pleins de musique. Ce n’était pas, cette fois, la paroi qui s’affronte de haute lutte, mais la seule mise à l’épreuve d’un équilibre de chaque instant, un pas la vie, un pas la mort.
    Un pas la vie et c’était ton étoile là-bas: l’amour d’Hélène et Léonard le petit prince, et Mélanie la benjamine au sourire joli. La veille au soir nous en parlions encore, de nos douces amies à tous deux, à voix alternées sur les hauts gazons de notre dernier bivouac, t’en souviens-tu ? Tu m’as alors confié ton désarroi devant la mort que tous les jours tu affrontais à l’hôpital. “Et que dire ? » me demandais-tu, « que dire à ceux-là qui te supplient du regard et dont tu sais que leurs jours sont comptés ?”
    Un pas la vie, et tu appelais chaque oiseau par son nom; et Léo, ta douce et Méla t’ont suivi sur le chemin des bois, qui n’oublieront jamais. Tu observais, et n’est-ce pas qu’observer c’est aimer déjà ? Tu regardais le monde, à ta façon tu l’embellissais, tu l’accueillais et le partageais.
    Mais voici que tu nous est arraché: un pas la mort, et quel mot pourrait conjurer le dernier pas de ta vie ?

    Impasse des Philosophes, ce 25 août. - Dimanche sous la pluie. C’est aujourd’hui que nous aurions dû monter au val Ferret pour rejoindre Reynald et les siens. Lui et moi étions censés faire le Dolent. Notre course serait donc tombée à l’eau et nous aurions passé une bonne journée entre amis, après quoi la vie aurait continué comme si de rien n’était...

  • De la cellule psychologique

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    Quand le drame est sous contrôle... 

    Un drame alpin a coûté la vie de six jeunes militaires suisses, la semaine dernière, sur l’arête sommitale de la Jungfrau de laquelle deux cordées se sont abîmées dans la face de quelque mille mètres. Or, dès l’annonce de l’accident à la télévision, la digne présentatrice à l’air catastrophé de circonstance a cru rassurer la multitude en annonçant qu’une cellule psychologique avait aussitôt été mise sur pied pour soutenir le moral des survivants.
    Dieu sait que je ne suis pas insensible aux traumatismes divers et autres chocs subis par mes semblables, mais cette histoire de cellule psychologique me dérange et me fâche de plus en plus. Que cela signifie-t-il ? Pourquoi cette annonce systématique ? Quel simulacre de compassion et d’apaisement, pour évacuer quoi ?
    J’ai vécu moi-même un tel drame : j’ai appris, un splendide matin d’août 1985, que mon meilleur ami s’était fracassé dans une face nord au terme d’une course que nous étions supposés faire ensemble et à laquelle je n’avais pu participer, j’ai vécu la douleur insensée de sa moitié et de ses enfants, et voici vingt ans que j’évalue les conséquences catastrophiques d’un probable infime geste inapproprié (comme on dit aussi dans la novlangue des médias) sur une pente de glace à près de quatre mille mètres, et je m’interroge sur ce qu’aurait représenté, ce matin-là, le concours d’une cellule psychologique…
    On me dira que cette nouvelle institution marque un progrès dans l’assistance aux victimes. Tant mieux. Mais en ce qui me concerne, je n’en reste pas moins sceptique sur l’utilité et l’opportunité du Geste du Spécialiste à ce moment-là, surtout je me demande si cette utilité n’est pas essentiellement de garantir à la Société que le drame est « sous contrôle » du Spécialiste, en d’autres termes : qu’on peut continuer de s’en foutre du moment que la cellule psychologique « assure », comme on dit…

  • L'Âme du monde

     medium_Savoie29.JPG Pour le centenaire de Samivel.

    A La Désirade, ce dimanche 29 avril. – Les montagnes de Savoie étaient ce matin diaphanes et pures, comme des îles flottant dans l’azur, et comme copiées des aquarelles diaphanes et pures de Samivel qu’on voit ces jours dans la riche et belle exposition rétrospective du château de Saint-Maurice, à découvrir avant de se procurer L’Ame du monde, admirable album rendant hommage aux multiples talents de ce grand invisible, la discrétion faite homme, qui excellait à la fois dans la peinture et dans l’écriture, la photographie et le cinéma documentaire.
    Paul Gayet, alias Samivel, écrivait ceci dans L’œil émerveillé, qui le résume à la perfection :
    « Il me vint à l’idée d’examiner une belle feuille dorée comme une crêpe, une feuille multiple, je m’en souviens, lâchée par l’aîné des marronniers. Elle ressemblait à un éventail baroque, ou bien à un panache, jusqu’au moment où j’y découvris sept poissons accrochés à la même ligne, et demeurai fasciné par le réseau des nervures symétriques, le dessin délicat des tissus végétaux. Cette perfection qui, de palier en palier, s’amenuisait jusqu’à des perspectives indistinctes me comblait d’une joie singulière. C’était après tout, si l’on y réfléchit, un message de l’infini à la portée d’un petit d’homme, et dépourvu d’angoisse ; en tout cas la révélation de la fabuleuse prolifération des apparences ».
    medium_Samivel3.JPGA cette proliférante beauté, Samivel, que Jean-Pierre Coutaz, commissaire de l’exposition, appelle « le dernier des romantiques », n’a cessé de rendre hommage, avant de la défendre contre les déprédations de l’homme. Ce romantique-là n’était pas, en effet, du genre seulement contemplatif, puisqu’il fut à l’origine des parcs nationaux (cofondateur notamment du Parc de la Vanoise) et ne cessa de mettre en garde ses semblables, dès les années où il fit équipe avec Paul-Emile Victor, contre la dégradation de notre environnement.
    medium_Samivel6.2.JPGJe reviendrai sur la magnifique exposition de Saint-Maurice d’Agaune, qu’il faut absolument visiter. Mais il me faut citer encore le commentaire si pénétrant de Jean-Pierre Coutaz à propos des mots de Samivel : « Il y a dans ce souvenir d’enfance relaté dans L’œil émerveillé la quintessence de la vie, de l’art et de l’œuvre de l’artiste. On imagine aisément le petit garçon solitaire, observateur et rêveur, accroupi au pied d’un arbre (comme le sage en méditation face à la montagne dans Au vrai sommet de L’Opéra des pics), perdu dans son monde et balayant du regard le sol saupoudré d’or automnal. Le bruissement des feuilles si proche du clapotis des vagues berce sa mélancolie et l’enfant cueille une feuille et de son œil d’alchimiste accomplit le grand œuvre. Paul Klee, à quelques années près, n’écrivait-il pas d’ailleurs que le rôle de l’artiste n’est pas de reproduire le visible mais de produire l’invisible ».

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    Samivel. L’âme du monde. Un ouvrage très richement et magnifiquement illustré de nombreuses aquarelles pleine page, avec des textes de Jean-Pierre Coutaz, Yves Paccalet, Yves Frémion, Erica Deubler Ziegler et Jean-Louis Feuz. Höbeke, 140p.
    Saint-Maurice d’Agaune. Au Château : exposition Il y a 100 ans naissait Samivel, illustrateur, écrivain, cinéaste, jusqu’en septembre.
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