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De la pensée incarnée

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La philosophie passe à mes yeux par la création verbale, ou elle me laisse froid. Un philosophe qui ne soit pas en même temps un écrivain, et j’entends par là plus précisément un poète travaillant la langue au corps et à l’âme, ne m’intéresse pas. La philosophie des spécialistes ne m’intéresse pas. La manie actuelle des professeurs de philosophie de se dire philosophes me fait bonnement sourire. Des pions qui rêvent du quart d'heure Warhol.

Repris ce matin ma lecture de Chestov. La philosophie de la tragédie. Basique pour moi. Comme un René Girard, Chestov incarne le penseur qui achoppe à la littérature, ici Nietzsche et Dostoïevski, sur la question de la vérité, du bien et du mal, de ce qui attire vraiment l’écrivain (la lutte contre les évidences) et de ce qu’il se dissimule (l’aplatissement humanitaire de Tolstoï) par confort intellectuel. Me dis alors que ces phrases vivantes surtout me parlent. Toujours m’attirent d’abord et avant tout les phrases vivantes. Cingria m’a libéré du marxisme et du structuralisme par ses phrases vivantes. Je me trouvais à parler papagei au milieu d’une cour de Papagei, et soudain j’ai lu ces phrases, de Cingria puis d’Audiberti, de Calet puis de Jules Renard. Et ce matin, précisément, je lis un papier de François Nourissier qui rapproche Calet de Jules Renard, puis compare Calet et Cingria, Calet et Vialatte, avec des propos sur Calet qui me semblent à la fois juste et mesurés - pas du tout les exagérations d’un Schmitt parlant de Monsieur Paul comme d’un des grands romans du XXe siècle, stupidité. A ce propos, je me dis qu’il faut s’exercer, chaque jour un peu mieux, à dire un peu moins de stupidités.

Chestov s’interroge sur l’origine de la transformation intérieure de Dostoïevski et de Nietzsche, dont il montre l’étroite parenté et ce qui les eût fait se haïr, comme deux frères ennemis: vérité invivable des limites de chaque génie enfermé dans sa chair et son absolutisme conquis de haute lutte, jusque sur le rebord de l’abîme de Pascal. Là que tout converge et divise (apparemment), selon les circonstances. Or, ce moment de la cristallisation d’une pensée personnelle me passionne également, thème de la seconde naissance et de chaque «nouvelle naissance» qui ponctue notre évolution à tous, si nous évoluons.

“Les hommes se doutent-ils que le commencement du jour est aussi mystérieux que le crépuscule, qu’il contient en suspens la même part d’éternité ? On ne rit pas aux éclats, d’un rire vulgaire, dans la fraîcheur toute neuve de l’aurore, pas plus qu’au moment où vous frôle la première haleine de la nuit. On est plus grave, avec cette imperceptible angoisse de l’être devant l’univers, parce que la rue n’est pas encore la rue banale et rassurante, mais un morceau du grand tout où se meut l’astre qui met des aigrettes aux angles vifs des toits”. (Georges Simenon La fenêtre des Rouet)

En reprenant ce matin l’Exégèse des nouveaux lieux communs de Jacques Ellul, trente ans après ma première lecture, je vérifie la solidité et la droiture de cette pensée, non du tout de droite mais dressée contre les nouveaux conforts de la gauche bien-pensante. Ce qu’il disait en 1966, à savoir que la bourgeoisie a absorbé tous les lieux communs d’une gauche omnitolérante et humanitaire, alors que le monde ouvrier s’adaptait pour sa part aux lieux communs du confort bourgeois, relance ce que prédisait Witkiewicz dans les années 20, à savoir l’avènement du nivellisme, et je comprends mieux moi-même, avec la distance, contre quoi j’ai toujours réagi en me montrant certes, parfois, trop complaisant envers la droite - mes fréquentations de L'Age d'Homme y étant évidemment pour beaucoup, mais sans jamais me départir d’un sentiment profond de révolte, à tout le moins d’insoumission.

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