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Le bonheur difficile

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Entretien avec Alexandre Jollien.
Comment le bonheur peut-il être mal vécu ? Est-il concevable que les cadeaux de la vie soient difficiles à recevoir ? Se peut-il qu’un individu, longtemps soumis à l’adversité, panique soudain devant l’embellie de son existence ? Telles sont les questions qu’on peut se poser à propos d’Alexandre Jollien qui, devenu père et auteur à succès après des années de lutte, s’est trouvé déstabilisé par tant de largesses, au point de se demander s’il les avait méritées ?
Alexandre Jollien aurait pu n’être, le temps d’un engouement parfois ambigu, que ce courageux handicapé diplômé de philosophie, racontant son histoire exemplaire dans son (magnifique) Eloge de la faiblesse, avant d’être invité sur toutes les estrades médiatiques et primé par l’Académie française. Le caractère exceptionnel du « cas » Jollien ne se borne pas pour autant à une success story qui le ferait échapper à sa condition. Son dernier livre le montre plus encore que les autres, Jollien continue de souffrir et pas que de son handicap : Jollien souffre d’être un homme avec ses hantises et ses désirs, ses angoisses et ses insatisfactions. Jollien trouve la vie dure. Mais Jollien n’en sourit pas moins à l’existence: dans les rues de La Tour-de-Peilz où nous le rejoignons, il se « royaume » sur son tricycle, cordialement salué par les passants. Sur quoi le jeune Alexandre (31 ans) nous emmène dans le minuscule bureau que la commune met à sa disposition, et c’est un homme alors qui nous parle, dont nous oublions les difficultés de se mouvoir et de s’exprimer tant ce qu’il dit est proche de nos vies à tous…

- Un deuxième enfant, en mars, et un nouveau livre à l’automne ont marqué pour vous cette année. Heureux bilan que celui de 2006 ?
- Je me suis aperçu qu’il y avait chez moi une logique de réparation, liée à tout ce que j’ai souffert dans mon enfance. Je me suis lancé dans la construction d’une famille, et dans une carrière littéraire - terme prétentieux que je n’aime pas -, pour réparer. Mais qu’est-ce qui répare vraiment le passé ? S’il fallait faire un bilan, je dirais que j’en suis arrivé, aujourd’hui, à m’accepter un peu mieux comme je suis, grâce aussi au regard des autres et à leur reconnaissance. De celle-ci, j’avais un indéniable besoin. Mais je ne suis pas grisé pour autant par le succès : juste content, sur le moment, sans fausse modestie, surtout content de voir que j’apporte quelque chose aux autres. Sur un autre plan, nos deux enfants, Victorine et Augustin, ont aussi représenté une véritable révélation, pour moi, avec leur fragilité et la force de vie qu’ils incarnent. Par ailleurs, j’aimerais me débarrasser, aujourd’hui, de l’image du sage qui « assure ». Je reste, je m’en rends compte, un homme fragile. Fragile et joyeux…
- Que représentent les fêtes pour vous, qui semblez vous défier de l’euphorie ?
- J’ai toujours craint la déception, et le risque d’être trahi par une fausse joie. Pour moi, Noël est essentiellement l’occasion du don, qui fait dépasser la tentation de se replier sur soi, fréquente évidemment quand on va mal. Or je crois qu’il ne faut pas attendre d’aller bien pour penser aux autres. La période des fêtes, d’une manière plus générale, est liée à des souvenirs de réjouissance en famille dont il me reste surtout de la chaleur et de la lumière. Je vois bien ce que ces illuminations et ces agapes peuvent avoir de peut-être égoïste, ou même de factice, mais comment juger ?
- Vous écrivez, dans votre dernier livre, que la vie peut aussi être bonne sans philosophes patentés, citant l’exemple de vos parents. Que vous ont-ils apporté plus précisément ?
- Mes parents m’ont appris l’humour, et cela m’a beaucoup aidé dans la vie. Les épreuves qu’ils ont subies auraient pu les faire se recroqueviller et s’aigrir. Au contraire, ils ont pris les choses avec une distance et une légèreté qui était, de leur part, la meilleure « philosophie ». De la même façon, ma femme Corine me ramène sur terre en me rendant attentif, aussi, à la beauté des choses que je n’aurais peut-être pas remarquée sans elle. Nous avons chacun notre monde, nous connaissons des tensions comme tous les couples, mais nous nous complétons bien et ne cessons de nous rapprocher.
- La construction de soi est un recueil de lettres que vous adressez à Dame Philosophie et à quelques penseurs qui vous ont aidé à vivre. Pourquoi cette forme de la lettre ?
- Je ne vis pas la philosophie comme une discipline abstraite mais comme une thérapie, un art de vivre et une recherche du bonheur. Après Le métier d’homme, j’avais l’impression d’avoir tout dit. Surtout, je sentais que la référence à mon passé devenait obsessionnelle et j’avais envie de rompre avec la forme du témoignage. Le déclic a été Boèce, le philosophe latin incarcéré pour motifs politiques et qui s’adresse, de sa prison, à Dame Philosophie. C’est d’ailleurs à lui que j’avais consacré mon mémoire de licence. Et puis j’ai « rencontré » Etty Hillesum, la déportée juive morte à Auschwitz, qui choisit le parti de la joie et à laquelle j’ai eu envie d’écrire pour la remercier, comme je le devais à Epicure, qui m’a appris à recevoir et à savourer l’instant et à Schopenhauer aussi, dont je n’aime pas trop la misanthropie et la misogynie, mais qui a posé le diagnostic de mon propre mal : l’insatisfaction, liée à cette volonté tellement durcie qu’elle se retourne contre nous.
- Qu’est-ce qui vous révolte dans le monde qui nous entoure ? Vous intéressez-vous à la politique ?
- Quand on souffre, vous savez, la politique, on s’en fout ! Mais maintenant que je vais mieux, j’essaie de m’impliquer plus en évitant les prises de position de café du commerce. Ce qui me révolte et me fait peur, c’est la montée des extrémismes. En Suisse, le cynisme d’un Blocher m’effraie particulièrement, et plus encore le fait qu’il soit suivi par tant de gens qu’il abuse. Voyez sa prétendue défense des paysans : c’est de la pure démagogie populiste, démentie par ses actes. Avant les dernières votations sur l’asile, je suis d’ailleurs descendu dans la rue avec ma petite fille pour distribuer des tracts. Ceci dit, je regrette de ne pas en savoir assez pour m’engager en connaissance de cause. Aussi, j’ai de moins en moins envie de m’engager pour la seule cause des handicapés, estimant que c’est des gens défavorisés en général, des réfugiés, de tous ceux qui souffrent qu’il faut prendre la défense.
- Qu’avez-vous envie de transmettre à vos enfants ?
- Essentiellement, je crois, la joie par l’exemple. Je n’aimerais pas trop « transmettre », dans le sens d’un savoir précuit ou de recettes de « développement personnel », comme c’est la mode. J’aimerais mieux que notre présence seule, notre affection, notre sévérité le cas échéant, enfin notre amour les aide à vivre ce qu’ils ont à vivre…

Alexandre Jollien. La construction de soi. Seuil, 182p.

Commentaires

  • Quel plaisir de découvrir cette interview, et les propos d'un Alexandre Jollien toujours aussi - tendrement, aimerais-je dire - lucide et profondément sincère dans sa clairvoyance pleine d'humanité. Si nous savions, nous aussi, poser le même regard sur nos égratignures d'insatisfaction, peut-être en serions-nous allégé de quelques poids...
    Merci JLK, pour ce témoignage vibrant d'humilité, et de sérénité, dans la joie comme dans les tempêtes. Tu es un vrai passeur. Amicalement.

  • T'es bien bon, masseur Anne. Et c'est en pensant à toi que je travaille ce matin mon talon d'Achille au baume du Tigre. Sans ça pas de sapeur...

  • Bonjour,

    Merci à Alexandre et à Jean-Louis Kuffer pour cet instant privilégié auquel ils nous ont conviés: le partage de convictions, d'espoirs.

    A tous les deux, à ceux (et ce) qu'ils aiment, je souhaite une année douce et passionnée.

    Gilberte Favre

  • J'ai lu "Le métier d'homme" et entendu Alexandre Jollien dans des échanges avec Albert Jacquard.

    Entendre Alexandre Jollien répondre "Quand on souffre, vous savez, la politique on s'en fout !", me fait prendre l'un des livres de Philippe Rahmy "Demeure le corps, chant d'exécration" (Cheyne éditeur) et l'ouvrir page 40:

    il faudrait expliquer encore et encore
    puisque la honte de tout dire nourrit
    le sentiment d'exister, comment une
    machine se charge peu à peu d'un
    organisme incapable de supporter son
    poids sans s'effondrer

    mon soignant me brise les genoux en
    retendant une alèse

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