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Littérature - Page 33

  • Encore une journée divine !

    25925a165d12c31abddbc4cab617fcf4.jpgA La Désirade, ce jeudi 6 juillet 2007. - Il est cinq heures du matin en ce fuseau de l’Hémisphère nord  et noir est l’encrier du monde dans lequel se prépare la chronique du profond Aujourd’hui. Tout à l’heure je secouerai Winnie qui va se pointer en grommelant et prononcera au premier rai de jour la phrase rituelle : « Encore une journée divine ».

    Il a fallu que je me sente avec L. les mains d’une mère, une aube pareille de l’automne 1982, il a fallu que je me prenne pour Gaïa accouchant  d'une mortelle et que celle-ci soit prénommée Sophie pour que, mec sans imagination jusque-là, je découvre la beauté de la vie et notre sort de mort à tous. Ensuite il a fallu que le scénario se répète et que cette fois la vie se prénomme Julie, pour que le miracle se vérifie: nous vivons nom de Dieu.

    Je savais certes déjà la beauté de la vie mais je n’avais pas eu la révélation de la mort en dépit de tous les morts que j’avais de mes yeux vus, et soudain un enfant m’avait enfanté en seconde naissance, et voilà que je découvrais ce lieu commun de toute éternité: que nous sommes mortels et que c’est tous les jours, peut-être tout à l’heure, et voici la divine journée.
    Moi l’un me dit que nous allons vers la catastrophe, cependant que Moi l’autre sourit au jour qui vient. Moi l’un qui reste une espèce d’adolescent teigneux, voit l’Ange exterminateur se démantibuler au-dessus des pylônes en flammes, tandis que Moi l’autre, enfant et vieux sage à la fois, lui rétorque qu’il se fait du cinéma. Moi l’un le fils est en colère, comme tous les matins du monde les fils, tandis que Moi l’autre, le père du monde qui en a vu d’autres, s’apprête à entonner le Psaume du 6 juin 2007 qui commencera par un solide café et les biscuits pour la route au chien Fellow.
    Au programme de mes lectures ce sera Dantec et Shakespeare ou Proust par manière de contrepoison. Ce sera l’humour de la vie contre les visions hallucinées, ce sera la prairie d’à côté à faucher contre l’idée que la prairie sera vitrifiée l’an prochain, ce sera le regard doux du chien Fellow et la tendre chair de Winnie contre les vitupérations du prophète. Oh le beau jour qui vient sur la mule du vieux Sam…

    JLK: Vue de La Désirade, huile sur toile, 2003.

  • On s’occupe d’Amélie


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    Ni d’Eve ni d’Adam, le dernier Nothomb
    Il est plaisant, en pleine lecture d’Artefact, le nouveau Dantec, de glisser la paire d’heures que nécessite celle de Ni d’Eve ni d’Adam, le dernier récit d’Amélie Nothomb qu’on pourrait dire la face claire de Stupeur et tremblements. De fait, il y est question, à la même époque où la jeune personne revint au Japon de son enfance pour s’y casser les dents sur l’Entreprise japonaise, d’une idylle qu’elle vécut avec un jeune Rinri auquel elle entreprit d’enseigner notre langue. « Le moyen le plus efficace d’apprendre le japonais me parut d’enseigner le français » est d’ailleurs l’incipit de cet assez épatant récit autobiographique promis, n’en doutons pas, à un succès plus phénoménal encore que Stupeur et tremblements. Le ton en est en effet d’une vivacité décuplée, les observations sur le Japon et les Japonais sont à la fois pertinentes et souvent irrésistibles, et puis cette histoire d’amour entre deux jeunes gens et deux cultures est d’une tonifiante fraîcheur et cocasse, tendre et vaguement sardonique sous la plume de cette chère Amélie qui aime volontiers mais sans se laisser prendre au piège de l'éventuel mariage ni même à celui du sentimentalisme peu japonais (croit-on) du jeune Rinri pleurant depuis ses cinq ans de se mal adapter à la compétition militaire du pays natal et même fatal de ses parents et aïeux. A propos de ceux-ci, nous découvrons une paire de vieillards intéressants, dont l'intempestive exubérance semble caractéristique du retour du défoulé chez les tout vieux Nippons.
    Tout cela pourrait n’être qu’un sémillant jabotage, et c’est peut-être en ces termes que les lettrés graves jugeront le récit de cette Huronne belge au pays de son cher Mishima, dont son amoureux lui fait la lecture frémissante dans son bunker de luxe, mais Amélie est une fois de plus, à mes yeux en tout cas, bien plus fine mouche qu'on ne se le figure. On pourrait ainsi croire qu’on est aux Antipodes du janséniste Dantec à antennes théologiques directionnelles, mais ce n’est pas si sûr: tous deux se retrouvent aussi bien dans la ligne claire de notre langue, et Stendhal y va d’un clin d’œil, en répétant après l’apôtre qu’il est maintes et maintes niches fort variées de style et de coiffure dans la Demeure du Père. Après tout flûte n'est-ce pas: la dive Narration souffle où elle veut. 
    Et voilà donc pour Amélie prise en sandwich entre deux tranches d’Artefact tandis qu’une embellie radieuse se découvre à l’huis de notre modeste maison de papier…
    Amélie Nothomb. Ni d’Eve ni d’Adam. Albin Michel, 244p. En librairie le 23 août.

  • Les voiles de la pluie

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    Trois Révélations seulement seront à l’Ordre du Jour, indispensables cependant à l’entretien du moral des multitudes se mirant maussadement dans les flaques.
    Or voici le premier voile à lever, sur les Allègres Volières. Que ne voit-on et n’entend-on, dans l’amer crachin et l’humeur chagrine, le petit peuple des Allègres Volières. Voyez et vous encouragez donc au ramage des Allègres Volières. La ville a beau crouler sous les cordes et les seilles, là-bas les perruches en grappes vertes et bleues n’en finissent pas de jaboter joyeusement, tandis que les serins vous serinent que la vie est top…
    La deuxième révélation n’est pas moins roborative, qui montre que des seilles on peu s’accommoder. Ainsi le voile suivant se lève-t-il, derrière trois rideaux de sombres trombes, sur la clairière aux Vasques à Savonnettes, dans lesquelles toute une juvénile jeunesse féminine ondule sous l’eau mousseuse. Les messieurs gravent laisseront là leur gravité guerrière de gagneurs, et là, toi qui passes, tu positives un max…
    Le troisième voile qui se lève ce matin dans les pans superposés de pluies aigres, voire acides, sera le plus à même, enfin, de réjouir les âmes désolées, puisqu’il découvre l’Embellie Gracieuse, à savoir ce ciel derrière le ciel qui ouvre de loin en loin ses lucarnes et ses échappées dans la lavasse et la baille de souille, autant dire le super bonus…

  • La danse des vifs

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    Le sourire de Cézanne de Raymond Alcovère
    « L’art, c’est un certain rapport à la vérité et un rapport certain à l’essentiel », lit-on dans le petit roman de formation dense et lumineux que vient de publier Raymond Alcovère. Le sourire de Cézanne se lit d’une traite, comme une belle histoire d’amour restant en somme inachevée, « ouverte », pleine de «blancs» que la vie remplira ou non, comme ceux des dernières toiles de Cézanne, mais le récit de cet amour singulier d’un tout jeune homme et d’une femme de vingt ans son aînée, qui trouve en lui la « sensation pure » alors que son corps à elle procure au garçon le sentiment d’atteindre « un peu d’éternité », ce récit ne s’épuise pas en une seule lecture, qui incite à la reprise tant sa substance est riche sans cesser d’être incarnée.
    L’étudiant Gaétan, vingt ans et des poussières, revient d’un séjour de trois semaines à Istanbul lorsque, au seuil de la cabine du bateau qui le ramène à Marseille, telle femme éplorée et défaite tombe littéralement à ses pieds, qu’il recueille pour une nuit avant de faire plus ample connaissance, et jusqu’au sens biblique de l’expression.
    Léonore est une femme intéressante, sensible et sensuelle, intelligente et cultivée, qui trouve aussitôt un écho en Gaétan. En congé sabbatique, elle a l’esprit tout occupé par le projet d’un livre sur Cézanne, ou plus exactement sur ce que les grands peintres ont à nous dire chacun à sa façon, qu’il s’agisse du Greco ou de Rembrandt, de Piero della Francesca ou de Klee, de Cézanne et de Poussin. Dans la vie de Gaétan, Léonore prend vite toute la place, mais un récent désamour (un certain Daniel l’a « jetée» avant son départ d’Istanbul) lui pèse et, lucide, elle pressent les difficultés d’une liaison du fait de leur différence d’âge autant qu’en raison de leur besoin commun de liberté ; on vit donc à la fois ensemble et à distance, mais dans une croissante symbiose qui doit autant au partage des goûts et des idées qu’au plaisir de la chair.
    Evoquant le livre qu’elle va écrire, Léonore se dit, à un moment donné qu’il va falloir y travailler comme à une composition musicale ou à un tableau, et c’est de la même façon que Raymond Alcovère semble avancer dans Le sourire de Cézanne, à fines touches et dans le mouvement baroque de la vie. Si deux ou trois pages se trouvent un peu « freinées » par certaines considérations sur la peinture (d’ailleurs très pertinentes), l’essentiel du roman épate en revanche par la fusion du récit et des observations sur la vie ou sur l’art. Par exemple: « Chez Poussin et Cézanne, même sens de la couleur, pizzicato, touches de nuit posées sur le clavier des jours, clarté et volume captant l’espace, échappée vers un horizon placide.» Ou ceci: « Les grands peintres apportent toujours un supplément d’âme, un regard inédit. Un jour nouveau nous est donné, une possibilité de vivre ».
    «Je joins les mains errantes da la nature », écrivait Cézanne, dont le besoin d’harmonie et d’unité se retrouve dans la vision de l’art modulée par l’auteur : «L’art est curiosité, tendresse, charité, extase ». Ainsi y a-t-il de l’amour, aussi, dans sa façon d’évoquer sa ville de Montpellier ou les lieux de Sète ou d’Aix-en-Provence. A l’enseigne de cette même fusion, on relèvera les glissements de points de vue de l’auteur à Léonore ou de celle-ci à Gaétan, lequel cite finalement Bataille à propos : « La beauté seule, en effet, rend tolérable un besoin de désordre, de violence et d’indignité qui est la racine de l’amour ».
    Amour-passion, est-il besoin alors de le préciser, car c’est bien de cela qu’il s’agit entre Léonore et Gaétan, qu’on voit mal s’installer dans un ménage conventionnel, encore que… Gaétan relève aussi bien qu’ »un équilibre nous unit où on ne l’attendait pas», et qui pourrait exclure une entente durable entre ces deux-là ? Mais peu importe à vrai dire, puisque tout se passe ici comme en dansant (« La peinture c’est de la danse », disait à peu près Cézanne à propos de Véronèse), dans un feu de passion qui rappelle celui des blocs incandescents de la Sainte-Victoire…
    medium_Alcovere5.jpgRaymond Alcovère. Le sourire de Cézanne. N & B, 103p

    Paul Cézanne, La moderne Olympia.

    Cet article, légèrement émincé, a paru dans l'édition de 24Heures du mardi 3 juillet 2007.

  • Misanthropie à part

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    Pourquoi j’aime J’aime pas les autres de Jacques A. Bertrand
    Voilà : c’est le genre de phrases que j’avais envie de voir ce soir écrite : J’aime pas les autres. Cela me rappelle la première règle de nombreux clubs de garçons rebelles: autrui est un con. Le geste est crâne et tout de suite on se sent mieux : tout de suite on sent que la vie va filer doux.
    C’est ce dont avait d’ailleurs besoin Jacques A. Bertrand: que la vie se tienne à carreau. Il avait commencé, raconte-t-il d’écrire J’aime pas les autres, puis il apprit, à l’automne 2006, qu’il aurait un autre combat à mener, contre lui-même, ou plus exactement contre un certain nombre de ses cellules en voie de prolifération inconsidérée. Or le combat contre lui-même n’est pas le fort du nonchalant auteur de L’Infini et des poussières et de La course du chevau-léger, plutôt du genre à se la jouer trois hommes dans un bateau, à l’anglaise mais en périssoire solitaire, avec un mot de Lao Tseu en guise de sourire, disant que « la gravité est la racine de la légèreté ». Et de se remettre alors à J'aime pas les autres par manière de thérapie radieuse...

    Se dire qu’on n’aime pas les autres revient, pour moi, à sourire un peu mieux aux rares qu’on aime parce qu’ils ne nous rasent pas. Cela met en outre à l’aise par rapport à l’auteur d’une telle phrase, dont on sait qu’on n’aura pas à l’aimer autrement que sur le papier. Or sur le papier, Jacques A. Bertrand m’apparaît comme le plus aimable des interlocuteurs, malgré ou à cause de l’aveu de ses soixante ans, qui me fais le plaindre aussitôt puisqu’il est hors de question que, moi, je me l’avoue. Il a beau dire que « c’est l’âge bête » et de préciser que « c’est l’âge où vous êtes tenté de vous prendre pour quelqu’un », cela ne me concerne pas. D’ailleurs on vient de me le dire : tu ne les fais pas. Mes artères me le scient du matin au soir alors que mon âme est plus claire qu’à vingt ans, mais j’aime néanmoins lire cette phrase de ce traître de Jacques A. Bertrand : « Je me sentirai plus léger à soixante et un. Je ne sais pas pourquoi, mais il me semble ». Et d’enchaîner avec quelque chose que j’aime encore plus lire, même sous la plume d’un autre, tant je me sens cette fois concerné, comme on dit : « N’empêche qu’après tout ça j’ai vécu près de trente ans de bonheur. Oui. Ca ne se raconte pas, le bonheur. Il faudrait avoir énormément de talent pour raconter le bonheur. J’essaierai peut-être, à quatre-vingt-dix ans. On a plus de recul. Je dis : trente ans. C’est trente secondes. Ca file très vite, le bonheur ».
    Et la phrase de Jacques A. Bertrand file vite aussi, à la vitesse du bonheur. Il raconte ici l’histoire d’un Anatole Berthaud, qui lui ressemble probablement comme Poil de carotte ressemble à Jules Renard. Cette histoire a autant d’intérêt que toutes celles des autres, sauf que les autres on n’aime pas. Là tout de même on aime Kit Carson et les réglettes volées puis rendues à l'épicière à tête de vache, on aime les dialogues entre parenthèses de Castor et de son Sartre, on aime les premiers émois du garçon déplorant que ces foutus autres le trouvent si gentil, on aime ces premiers flirts et on aime que cette vie qu’ont connue tant d’autres se dise de cette façon si singulière et sur ce ton si familier, mêlé déjà de nostalgie future, on aime le père instituteur et Georgia qui forcément fera plusieurs mariages avant de rencontrer le Suisse allemand de ses rêves - on aime cette chronique douce acide à la Calet mais avec sa calorie et ses mots à elle, on aime bien cet autre qui nous avoue à la toute fin qu’il a fini par trouver l’Autre en lançant du même coup, vu que ça ne regarde pas les autres, que « ce n’est pas du tout le sujet »…
    Jacques A. Bertrand. J’aime pas les autres. Julliard, 123p.

  • Une rencontre vivifiante

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    Notes sur le Kierkegaard de Jean Wahl

    - Préface de Vincent Delecroix. Qui commence par rappeler ce que Kierkegaard, « classé » ceci ou cela, n’est pas.
    - Ni (seulement) penseur romantique ni « père de l’existentialisme », ni l'adversaire irréductible de Hegel ni le séducteur du Journal, ni le frère d’Hamlet. Tout cela et tout autre chose...
    - Qu’il y a un malentendu avec K.
    - Qui échappe à tout coup aux classements, dont l’image « bouge » toujours.
    - Pseudonymes, changements de styles et de genres, polémiques font partie pour K de sa façon de vivre la philosophie.
    - Ils correspondent à un dessein général.
    - Qui suppose une lecture inventive.
    - K lui-même affirme « que c’est un art d’être un bon lecteur », via Constantius.
    - Que l’existence peut et doit se dire. Que l’auteur est un existant qui s’adresse à un autre existant et le convie à une rencontre.
    - Jean Wahl vécut celle-ci au plein sens du terme.
    - Lorsqu’il commence à en parler dans les années 30, K. est mal connu et mal copris. Il ne fait pas très sérieux comme philosophe.
    - JW le prend comme objet philosophique à part entière. Révèle l’élément irrationnel et affectif qu’il recherche lui-même.
    - Etablit la singularité de la démarche de K., comparable à celles de Montaigne ou de Pascal.
    - Introduit lui-même la notion de rencontre et de confrontation subjective, de lecture personnelle et d’appropriation d’une vérité dont l’effort pour y parvenir est plus important que la vérité elle-même.
    - Le recueil contient la totalité des articles et conférences donnés par JW de 1930 à 1960. Dans leur état premier.
    - Une approche « en miettes », mimant par sa multiplicité et son unité intime la multiplicité et le caractère organique des écrits de K.

    c49a06542c1a31644e17de3ca3de05ac.jpg- Note sur le Journal du Séducteur (NRF, 1930)
    - JW souligne le fait que K n’eût pas aimé être abordé par cette œuvre, surtout séparé de l’ensemble D’Où bien ou bien…
    - Premier malentendu possible : assimiler K au séducteur, alors que celui-ci n’incarne que le premier stade, esthétique, des catégories du philosophe.
    - C’est sa réponse à Régine Olsen.
    - K a vu qu’il était trop profondément religieux pour être compris par elle.
    - Découvre sa peur et le fait que la peur et l’amour vont de pair.
    - Edouard le séducteur, parangon du stade esthétique, est un premier avatar de la progression du philosophe qui aspire aux stades éthique et religieux.

    - Kierkegaard et le mysticisme (Revue Hermès, 1933)
    - JW va distinguer la pensée de K d’un pur illuminisme, pour éclairer le lien chez lui du sentiment religieux et d’une théorie de la subjectivité.
    - K rétablit les « concepts chrétiens » dans leurs caractères propres, fort d’une expérience personnelle dont le Séducteur porte des traces.
    - Notamment dans les manifestations de la joie, que K dit vivre de manière effusive, car « seul peut être inconditionnellement joyeux celui qui est la joie. Alors, même dans les plus grands soucis, nous sommes la joie ».
    - Cette joie marque la relation de l’existant avec Dieu, conjointement à un malaise profond.
    - « Kierkegaard a le sentiment de la cime, de la pointe de l’âme comme les mystiques ; mais il a aussi le sentiment du fond résistant de l’âme, comme Boehme ».
    - La théorie de la subjectivité de K. aboutit à une théologie négative de la béatitude.
    - La plus haute des fins reste indéterminée, alors que le chemin lui-même fait figure d’absolu, étant le chemin du « risque absolu ».
    - JW apparente la démarche de K à certains aspects du mysticisme, sans l’y réduire pour autant.
    - La pensée de K se développe aux confins du mysticisme, avec ses instants de joie irrationnelle, ses instants de douleur suffocante, « rencontre solitaire avec le Dieu caché, avec le Dieu de la théologie négative, mais qui n’est pas si profondément caché que nous ne puissions savoir qu’il est amour ». (A suivre…)
    WAHL Jean. Kierkegaard. Hachette, 320p.

  • Les Amaryllis

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    Une nouvelle de Claire Julier


    - Vous viendrez tous, a dit Sophie. Il faut qu'on en discute, qu’on prenne une décision. Définitive. Seule, je ne peux pas, je ne peux plus. Trop de fatigue, de responsabilités. Sans compter les risques ! Le dernier dimanche de mai. Juste avant l'été. Une jolie date pour des préparatifs de départ.
    Sophie coupe quelques branches de lilas, taille les tiges en biseau, les glisse dans un vase. Le parfum sucré du bouquet couvre l'odeur du café au lait qui stagnait encore. Vite, il faut faire vite. Que tout soit prêt avant midi !
    La table est mise avec des sets en paille, des serviettes en papier. Pour une fois, ils comprendront que je n’ai pas le temps. Plus de temps pour la lessive superflue. Un plat unique commandé chez le traiteur du village – pas si mauvais que ça – qui réchauffe doucement. Tant pis pour les recettes de grand-mère qu’ils adorent. Au moins, ils auront l’estomac rempli et ne m’en voudront pas d’être obligée de manquer aux lois de l’hospitalité. L’essentiel est de se retrouver autour de la table.
    Dans l'allée, le gravier crisse, les portes des voitures claquent. Des voix se rapprochent, puis s'éloignent vers le fond du jardin. Dans son fauteuil, à l'ombre de la glycine, Marc regarde le groupe avancer. Les femmes l'embrassent ; lorsqu'elles se baissent, il sent l'odeur de leur peau de fausses blondes, un mélange de maquillage rance et d’eau de toilette agressive. C'est un peu écoeurant ; il aimerait éviter ces odeurs qui se prolongent et le fond de teint qu'elles lui collent d'office sur la joue. Avec son frère et son beau-frère, c'est plus rapide. Ils se contentent de lui tapoter l'épaule et de lancer « Bonjour Marc. Content de te voir. Tu as l'air en pleine forme. » En réponse, Marc cligne simplement des yeux.
    - Venez boire l'apéritif, lance Sophie.
    Leurs pas s'éloignent. Ils marchent vite vers la maison, soulagés de se retrouver autour d’un verre et de petits amuse-gueule.
    Le soleil a glissé légèrement, tape Marc en plein front. Des gouttes de sueur s'infiltrent au coin de ses yeux. Tant pis ! Il sait que dans quelques minutes, il passera au-dessus des peupliers et ne le dérangera plus. Il ne va pas avertir pour si peu. Il préfère les regarder de loin, voir leurs lèvres qui remuent. Leurs yeux, de temps en temps, se tournent dans sa direction ; les voix baissent comme s'il pouvait entendre.
    Sophie les fait reculer vers le coin de la terrasse. Elle doit se plaindre, pense Marc, se plaindre comme elle aime le faire, jouer les grandes sacrifiées, la sœur dévouée qui n'a que deux mains, dire que son cœur est immense, qu'elle en mourra d'être obligée d'imposer silence à son cœur, qu'elle pleurera à s'en arracher les paupières, qu'elle en perdra le sommeil et la raison, « mon frère, mon si cher frère que j’adore, mais voyez-vous, c'est vous qui répétez sans arrêt que la situation devient intenable, que je ne peux plus y faire face, que c’est une tâche inhumaine ; c’est vous qui prendrez la décision parce que, seule, vraiment, je ne peux pas. Je sais que je m’en voudrai à mort. Vous m’y aurez forcée. »
    Marc ferme les yeux. Il ne veut plus voir leurs mains qui s'agitent pour accentuer les phrases, même de loin. L'odeur sucrée de la glycine éveille en lui l'envie d'être ailleurs, dans d'autres paysages, dans des jardins en espalier qui descendraient doucement en contrebas. La terre ocre, les murets de pierre, le vert des cyprès et l'argenté des oliviers. Une larme se mêle à sa sueur, brûle le coin des paupières. La douleur le réconforte. Surtout ne pas ouvrir les yeux, garder les paupières baissées sur ces images de couleurs florentines ou d'étendues bibliques. Il n'a jamais pu choisir tellement tant de beauté lui faisait oublier Sophie, les baisers dans le vide des deux autres, les tapotements anonymes des hommes. « A chacun ses paysages » dirait Sophie. Lui, il n'en peut plus de la glycine au-dessus de lui, dont d'ici quelques semaines les grappes de fleurs tomberont une à une, s'écraseront dans un bruit flasque et humide autour de son corps. Il déteste le treillis qui borde le jardin, le gravier ratissé qui crisse à chaque pas, les parterres fleuris – un, en forme de demi-lune, l'autre circulaire pour mettre en valeur les roses de sa sœur – et les voix atténuées qui discutent sur la terrasse.

    - Marco vieni !
    Il descendait en courant les gradins de pierre, rejoignait les voix qui l'appelaient à travers les cyprès. Dans ses oreilles, il entend encore les appels à la désobéissance, les mots chantants de l'adolescence. La course en avant. Plus vite, toujours plus vite, pour les rejoindre. Et à la fin de chaque été, les promesses, les échanges d'adresse, les baisers, de plus en plus précis, de moins en moins innocents, pour se donner de la patience pendant dix mois, pour prolonger le temps du soleil et de l'insouciance.

    Marc n'entend plus rien. Là-bas, ils ont dû rentrer, se mettre à l'ombre des murs qui rétrécissent sous l'entassement des tableaux. Et Sophie, le mouchoir dans la main, chiffonné par sa transpiration, joue probablement sa grande scène, celle qu'elle préfère.
    - Vous ne pouvez pas me forcer à l’abandonner, vous ne pouvez pas m’obliger à signer. Ce sera ma mort ! C’est l’enterrer vivant !
    - Regarde - toi. Tu n'en peux plus. Si ça continue, tu vas tomber malade, faire une dépression. Tu as déjà tellement maigri, perdu de forces. Il faut prendre une décision. Aujourd'hui.
    Elle se recroqueville dans son fauteuil, essuie deux larmes qui n'arrivent pas à couler. Ses lèvres tremblent, l'empêchent de parler, de décrire le lit mouillé qu'elle doit changer chaque matin, la purée qu'elle donne à la cuiller et qui dégouline sur le menton, glisse – si elle n'est pas assez attentive – entre le col de la chemise et le cou, le corps abandonné entre ses mains, si raide, si lourd, le corps qui refuse les massages à heures fixes pour empêcher les escarres, pour que le sang continue d’irriguer chaque partie même apparemment endormie, pour lui insuffler de la vie, une vie dont il ne veut pas, et les gémissements qui la réveillent la nuit ou les hurlements incompréhensibles qui lui glacent le sang.
    Et surtout – mais cela elle ne le dira pas – les yeux de Marc qui la dévisagent, qui n'arrêtent pas de la dévisager – sans aucun battement de cils, sans fermeture de paupière – et qu'elle ne peut supporter.
    Marc entend des pas approcher, s'arrêter. « Il dort » doit-elle penser. Il sait qu’elle est derrière lui. Immobile. Elle marque une pause, laissant imaginer à ceux qui sont là-bas qu’elle redresse son oreiller, tapote sa main, dit quelques mots d’affection. Elle si prévenante, si généreuse !
    Cinq minutes ont passé. Elle s'éloigne enfin, remonte vers la maison retrouver les autres qui sont dans la salle à manger. Marc ouvre les yeux. Ils ne peuvent plus le voir. Ils ont déjà oublié dans cette pièce qui donne sur les massifs en fleur qu’il faut baisser le ton, faire comme si ce n’était pas un dimanche ordinaire avec lui qui prend l’air à l’ombre des peupliers et eux qui se retrouvent pour le plaisir dominical. « Une si belle famille, toujours unie, toujours solidaire. Les parents seraient si contents de voir que les liens se prolongent, que le cercle se reforme régulièrement malgré la tragédie. »
    En guise de bénédicité, Sophie a dû entamer le repas avec son refrain habituel et des trémolos dans la voix. « Dommage que Marc… »

    - Marco vieni.
    La voix chante à ses oreilles, efface le pavillon Ile-de-France aligné sur les autres, les haies de buis taillées au cordeau, la toile de tente à rayures. « Le soleil mange tout » dit Sophie.
    A l'intérieur, c'est pire. La surabondance d'objets étouffe, brouille les yeux. « Des meubles de famille : une histoire, une légende. Jamais, je ne m’en séparerai ! » Les couleurs passées des rideaux, les bibelots envahis de poussière et les aquarelles de chats, souvenirs de quand elle avait le temps de peindre. Sophie omniprésente, pendue à ses basques qui ressemble aux deux poupées anciennes qu’elle garde jalousement dans la vitrine Napoléon lll, « les poupées de mon enfance ! », Sophie qui n'arrête pas de parler, de lui parler à la troisième personne comme s'il n'était déjà plus du monde ou comme s'il fallait l'en rayer. « Il sera bien Marc près de la fenêtre. Comme il a bonne mine aujourd'hui ! » Et parfois, dans une pulsion de vampire, elle se penche, l'embrasse, lui murmure des chapelets de mots tendres, mots obscènes de l’affection.

    - Marco vieni !
    Lui comme un fou, il courait, il répondait à l’appel de Manuela, la voix du dernier été. Manuela devenue l'unique, Manuela et ses yeux de châtaigne, ses seins si doux dans leur premier épanouissement. Il sautait par-dessus les murets, par-dessus les interdits, pour la rejoindre et en faire des gerbes de bonheur. Une folie saine qui grossissait son sac de souvenirs où les émois d'amour rimaient avec toujours. C'était si beau de se laisser porter par des instants de lumière, par des promesses chuchotées. Les oliviers cachaient le reste du monde, laissaient croire qu’ils étaient à l’abri des regards. Rien que toi et moi. Toutes les nuits étaient des nuits de la San Lorenzo. Les pluies d'étoiles formaient des rideaux de chambre nuptiale, balayés par l'air frais.
    - Marco vieni.
    A nouveau, il a quinze ans, Manuela à son cou ; ils dansent dans la chaleur de leurs deux corps. A cœur perdu. Toute la beauté du premier amour. L’unique. Sans rien qui les relie à la terre.

    Sophie s'ennuyait. « Marc, tu m'avais promis qu'on passerait l'été ensemble, que tu m'emmènerais partout avec toi. Les aînés déjà ailleurs, en absence de jeux. Tu m’avais promis ! Des vacances qui n’en finiraient pas, rien que pour nous deux, juste avant la rentrée. » Sophie le cherchait partout lui en voulant de s’ennuyer. Sophie qui écoutait aux portes, fouinait dans ses affaires, reniflait ses habits, fouillait dans ses poches, devinait des mystères dont elle était exclue. « Marc, tu avais juré ! » Sophie qui a joué les rapporteuses, les mouchardes. Sophie qui lui a coupé les ailes, qui a fait pleuvoir les punitions. Des journées entières derrière les volets fermés. Le dos tourné à la porte, la bouche murée dans le silence. Et elle qui ne le quittait plus, cherchait à provoquer ses confidences ; elle la petite dernière, montée en graine trop vite, elle la sournoise qui ajoutait mensonges sur mensonges pour que l’interdiction de sortir ne s’arrête pas.
    - Marco vieni !
    Ses quinze ans impatients et les trouvailles qui en naissaient, ses quinze ans qui ne supportaient pas les portes fermées, la chambre où son corps se desséchait. La voix de Manuela venait le chercher. Toutes les nuits, il partait, enjambait la fenêtre, descendait le long de l'échelle ; il courait pieds nus dans l’herbe, escaladait les murets de pierre ; il allait fêter son bel été, les nouveaux jeux qu'ils découvraient. « Marc, tu m'avais promis. » Il n'entendait rien, courait dans l'urgence des amours de quinze ans.
    Et une nuit, l'échelle qui soudain se détache du mur. Le corps de Marc qui tombe, tombe à n'en plus finir, s'écrase la colonne en premier, bien à plat, dans toute sa longueur. Un corps empalé sur les piquets de vigne, les yeux grands ouverts sur les étoiles.
    Il n'y a pas eu d'enquête. « Une si belle famille. Depuis tant d'années en vacances ici. Depuis si longtemps. Des gens si bien élevés, si discrets. La malchance ! » C'était un accident, un stupide accident. Comme il en arrive des milliers par année. Une mauvaise chute. Un accident de destinée !
    Des mois d'hôpital, des mois d'opérations, le corps cisaillé, recousu. Un corps qui ne lui appartient plus et qui s'oublie de partout, sauf de la souffrance.
    Des années clouées sur un lit, puis sur une chaise, la parole morte, la motricité perdue. Des années soigné par sa mère jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus le soulever, tourner ce corps devenu si lourd et qu'elle déserte. Maintenant, légué à Sophie, la petite dernière parce que « les aînés, tu comprends, leur vie tracée, leurs obligations de cadres, leur absence de temps. ! » Des heures de soins donnés par Sophie, des heures à se faire violer dans l'intimité de son corps, avec seulement ses yeux pour parler, ses yeux qu'elle ne regarde jamais.

    - Marco vieni.
    Ces deux notes comme un soleil, un souffle d'air frais qui brûle le cœur. Les murets de pierre entre les cyprès, la lumière qui éclabousse entre les branches, le jeune corps renversé et lui qui le prend comme on s'enivre à quinze ans.

    - Vous viendrez tous, a dit Sophie. Le dernier dimanche de mai, juste avant l'été. Le temps sera splendide. Le jardin dans une orgie de couleurs et d'odeurs sucrées.
    Ils sont tous là, les aînés, pour discuter avec la petite dernière, discuter de ce qui ne les concerne pas. Marc sait que dans une heure, Sophie, après s'être fait prier, supplier presque, aura sorti la feuille déjà prête. « Qu'ils signent, mais qu'ils signent donc, » pense Marc. Il n'a que l'impatience de leur signature, leurs paraphes qui le libéreront de Sophie. Echapper à ses mains rêches et froides qui, plusieurs fois par jour, lui hérissent la peau, tordent ses nerfs ; ses mains qui se posent sur lui avec voracité et dégoût, avec détestation et jubilation. Oublier ses yeux qui ne le regardent jamais mais qu’il devine gelés avec parfois une étincelle de plaisir « Marc, tu m’avais promis. »
    Aux Amaryllis, il sera bien, Pension pour tous les accidentés de la destinée, pour tous les cas qui n'ont pas de fin. Peut-on vivre à trente ans avec un corps absent ? Un corps qui se délite, tandis que la tête rêve, que le coeur voyage dans les étoiles.
    Le soleil est devenu moins chaud. L'un après l'autre, ils descendent vers les peupliers, sourient à Marc. Lui, il cligne simplement des yeux en les voyant avancer. Son beau-frère a préparé un discours. Il le récite, mais Marc n'écoute pas. Il sait déjà ce qu'il y a derrière les mots prononcés; il sait lire les voix. En quinze ans, il est devenu expert. Il ne voit que le papier signé, la route qui mène aux Amaryllis, la route interdite. Trop loin, trop risquée, trop difficile, surtout lorsqu’on est seul. Comme une impossibilité de visites.
    Il entend les battements de son cœur et deux notes comme un chant dans sa tête, un chant qui ne s'arrêtera plus.
    - Marco vieni !

    Claire Julier, qui vit à Sanary-sur-mer, collabore deuis des années au Passe-Muraille et a publié plusieurs recueils de nouvelles. Le dernier paru, à l'enseigne d'Edinter s'intitule Entre deux.

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  • Le Routard est sympa…

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    Sa présentation de la Suisse est à recommander, avec les bémols d'usage... 
    C’est entendu : d’aucuns, après Houellebecq, trouvent le Routard un peu barjo et par trop bobo, avec tous les défauts de notre génération de babas cools, et pourtant j’en défendrai pour ma part les qualités, allez, parce que comme notre génération il est curieux, il est généreux, et à le pratiquer comme je l’ai fait pendant un mois en Suisse que, tout de même, je crois un peu connaître déjà, je lui tire mon chapeau, au Routard, je lui tire ma révérence dans les grandes largeurs, pour la très large palette et la précision, la richesse, la justesse, l’originalité souvent de ses informations.
    J’écris cette note dans un hôtel tout de bois vêtu de la petite ville d’Appenzell, sur le conseil précis du Routard. Ce midi, je suis allé déguster des röstis aux fraises àl'auberge zur Sonne, à Winterthour, sur les mêmes indications du Routard, et j’ai découvert ensuite, à Saint-Gall, divers lieux que j’ignorais, bien repérés et bien décrits par le même Routard. C’est le Routard qui ma mis sur la piste du backpacker de Sent en Basse-Engadine, véritable découverte que je lui dois, et j’ai noté maintes curiosités naturelles ou culturelles qu’il signale, comme la cave à jazz jouxtant le Violon de Bâle, superbe vieil hôtel aménagé dans un ancien couvent d’abord reconverti en prison...
    Pour Appenzell, je mettrai tout de même un bémol à la description du Routard, qui en fait une espèce de village-exposition à nains de jardins et kitsch pour touristes, parangon de LA Suisse profonde, plus cliché tu meurs. Or ce n’est pas que ça. Car le cliché ne va pas sans clins d’yeux, dans un pays qui a plus d’humour que beaucoup ne le croient. L’incroyable paysage de hauts plateaux montueux, d’un vert irlandais mais à vrai dire incomparable, est à la fois le summum de la carte postale et un lieu où vivent des gens qui, contrairement à ce que dit le Routard, ne font pas que poser pour les visiteurs de passage. Les incroyables maisons peintes ne sont pas que du folklore ripoliné pour la galerie mais la survivance d'une culture paysanne que documente l'incroyable musée. Bien entendu, le mauvais goût est ici pareil à celui qui ravage les sites de Provence ou de Toscane, mais le pays n’en vit pas moins, avec le désarroi de ses paysans et le spleen de ses ados à jeans pendouillant comme partout, quitte à se ressembler pour la photo...

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  • Le parapluie vert

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    Des intersections mystérieuses et de la grâce d’une lecture de Sylviane Chatelain
    Il se passe parfois des choses étranges, dans nos vies, qui nous échappent ou qui nous rattrapent au contraire, qui nous font peut-être signe, qui voudraient nous révéler quelque chose ou qui nous révèlent nous-mêmes, savons-nous ?
    En tout cas hier, sur le quai de cette gare, un peu égaré d’avoir appris la mort d’une amie, chère quoique plus revue depuis des années, me demandant si j’allais repartir au sud ou au nord, à telle ou telle extrémité du pays, comme une impulsion soudaine me fit me ressouvenir que ce soir-là, précisément, une soirée de lecture se donnait à Rolle, au bord du Léman, chez une autre de ces personnes lumineuses qui rayonnent et chaque dernier mardi du mois, depuis des années, convie un écrivain à lire de ses pages, et ce soir-là ce serait la romancière Sylviane Chatelain.
    Les mardis de Rosmarie Burri, à Rolle, n’ayant rien de la pose ou de l’affectation que j’exècre, typique d’un certain milieu littéraire, et cette soirée étant la dernière qu’elle donnerait avant de passer la main, je m’en fus donc avec mes bagages, direction Genève et jusqu’à Nyon, le direct ne faisant pas la halte de Rolle, à Nyon où je planquai mon barda dans un casier de fer avant de prendre l’omnibus de Rolle et là que vis-je soudain : je vis le parapluie vert, le vert parapluie je vis qui m'attendait.
    Le vert est la couleur de mon encre et donc de mon sang, et tout de suite je compris, alors que la pluie menaçait, que ce parapluie vert m’était destiné et qu’il allait me porter chance. Donc je m’en emparai. Or dès ce moment, certaine magie poétique qui m’avait conduit depuis un mois aux quatre coins du pays se densifia plus encore, pour atteindre toute sa plénitude durant la lecture d’Une main sur votre épaule, le dernier livre de Sylviane Chatelain.
    Je sais que d’estimables personnes considèrent Sylviane Chatelain comme un auteur romand de première importance, mais je l’avoue, j’en ai un peu honte : jamais je n’avais vraiment entendu ses mots jusque-là, jamais comme ça. Or hier soir, et la voix, la présence, la justesse de chaque mot habité physiquement par l’auteur y étant pour beaucoup, ce flux se déployant comme en vagues rappelant la prose de Virginia Woolf, avec un pouvoir suggestif relevant de la vraie fiction et du véritable exorcisme psychique, tels qu’on les trouve chez Henry James, je fus sous le charme et bien plus: convaincu d'entendre soudain de la belle, de la grande littérature. Autant dire que je me suis promis de revenir à cette suite de variations sur quelques thèmes, où il est question d’une maison et des personnages qui s’y succèdent, d’une maison-refuge qui est la fois une maison-menace, et de peinture et d’angoisse, de musique et d’angoisse, d’amour et d’angoisse.
    Enfin très tard hier soir, ayant quitté mes amis plein de reconnaissance et regagné mes pénates en renonçant pour la nuit aux quatre vents du pays, j’eus encore à recevoir, du parapluie vert, cette dernière indication: tu vas lire ce livre, m’ordonnait-on, et je le pris au hasard sur le rayon et je le vis : c’était le Kierkegaard de Jean Wahl dont j’ignorais que je le possédasse (du verbe possédasser), et dans lequel aussitôt je me plongeai pour y retrouver l’angoisse à l'état pur, l'angoisse comme une maison d'os et d'âme, l'angoisse et la joie, l'angoisse et l'amour...
    Sylviane Chatelain. Une main sur votre épaule. Campiche éditeur, 2006.

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  • Retour à nos sources

    6d5d597aed07633ac9ef0c3bd5a8467b.jpgLecture de Comment je suis redevenu chrétien de Jean-Claude Guillebaud 

    OUVERTURE

    - On lui demande souvent s’il est chrétien ou non.
    - Et jusque-là il ne savait trop quoi répondre.
    - La question gêne d’ailleurs.
    - Etre chrétien, aujourd’hui, n’est en effet pas très bien vu, en tout cas en France. Cela fait ringard.
    - On peut dire qu’on est homosexuel ou échangiste sans problème.
    - Se dire chrétien, surtout dans le milieu intello, ça craint.
    - Longtemps il a campé dans le flou.
    - Il a refusé de « lâcher prise ».
    - Mais une colère l’a fait réagir : l’intolérance envers les chrétiens, justement.
    - Au temps des persécutions, dans les décennies précédant la conversion de Constantin, il était de bon ton de se dire chrétien.
    - Michel Henry et Frédéric Boyer, qui se sont dits chrétiens, ont été snobés par la critique après en avoir été respectés.
    - La charge antichrétienne fait l’impasse sur le trésor du judéo-christianisme.
    - La phrase de Tertullien, credibile est quia ineptum, citée à tout-va, n’est pas un argument anti-rationaliste mais une définition de la croyance.
    - Par ailleurs, on ne dit plus rien des combats juridiques de l’Eglise pour adoucir la violence médiévale.
    - Rien de l’œuvre éducative et hospitalière de l’Eglise.
    - Les chrétiens n’osent plus se montrer.
    - « Je ne suis pas sûr d’avoir intimement la foi, mais je crois profondément que le message évangélique garde une valeur fondatrice pour les hommes de ce temps. Y compris pour ceux qui ne croient pas en Dieu. Ce qui m’attire vers lui, ce n’est pas une émotivité vague, c’est la conscience d’une fondamentale pertinence ».
    - Il récuse alors la rétractation de cette conviction dans l’enclos de l’intimité. Récuse à la fois le silence précautionneux et la crispation dogmatique.
    - Veut dire comment il a vécu tout ça.
    - Rappelle qu’il a été journaliste pendant vingt ans, sur tous les fronts, du Vietnam à la guerre du Kippour en passant par la guerre du Liban.
    - Il a couvert les drames de la planète.
    - En témoin. Assistant aux catastrophes du monde par « zapping tragique ».
    - A éprouvé la honte de voir des gens condamnés à mort alors qu’il se sauvait.
    - A souffert de s’endurcir. Mais a appris à percevoir les mutations du monde.
    - La question du Mal lui est apparue de plus en plus clairement. Accentuée avec les génocides du Rwanda et d’ex-Yougoslavie.
    - Vers le milieu des années 70, il a senti venir des transformations profondes de notre monde. Avec l’intégrisme des ayatollahs iraniens. Avec la sauvagerie du passage à l’acte au Liban, puis dans les Balkans.
    - A constaté les grandes bifurcations anthropologiques liées à la chute du communisme et aux révolutions informatique et biologique.
    - Conscient de se limiter à une observation « horizontale », il a éprouvé le besoin de prendre du champ et de réfléchir.
    - Et c’est pourquoi il s’est retiré du journalisme.
    - Evoque les temps apocalyptiques annoncés par Karl Jaspers.
    - Des temps non pas de fin du monde catastrophique mais de « révélation », de « surgissement ».
    - A écrit six livres pour mieux comprendre. Ce qu’il appelle des « reportages d’idées » : La Trahison des Lumières, La Tyrannie du plaisir, La Refondation du monde, Le Principe d’humanité, Le Goût de l’avenir et La Force de conviction.
    - Il a voulu comprendre les 3 révolutions en cours : économique, numérique et génétique.
    - Convaincu que nous devons penser cette époque.
    - Une époque de « grande inquiétude ».
    - Après avoir quitté Le Monde, il est devenu directeur littéraire au Seuil où il a collaboré avec de grands intellectuels de ce temps en France : Henri Atlan, Louis Dumont, Jean-Pierre Dupuy, Cornelius Castoriadis, René Girard, Michel Serres, Edgar Morin, notamment.
    - A tenté de lutter contre la parcellisation du savoir.
    - Cite l’Enquête sur les idées contemporaines menée par Jean-Marie Domenach dès 1981 pour L’Expansion.
    - Lui-même est redevenu étudiant, très marqué aussi par Jacques Ellul.
    - A l’époque, le christianisme l’indifférait plutôt, et notamment les débats sur l’existence de Dieu.
    - Est d’abord revenu au christianisme pour des raisons anthropologiques.
    - Rappelle sa trajectoire de petit catho de province venu à mai 68 chroniquer la révolution.
    - Marqué par les interprétations de Maurice Clavel et Michel de Certeau.
    - De plus en plus intéressé par le « trésor » du judéo-christianisme.

    - PREMIER CERCLE : LES SOURCES DE LA MODERNITE
    - Parle de trois cercles concentriques.
    - Achoppe aux sources de la modernité
    - Se rappelle une remarque de René Girard : « C’est ce qui reste de chrétien en elles qui empêche les sociétés modernes d’exploser ».
    - Estime que le message chrétien a été largement intégré, mais qu’il est coupé de ses sources.
    - La plupart de nos valeurs sont issues de la Bible, c’est un fait.
    - Mais en France, ce constat est occulté depuis les Lumières.
    - L’attachement de la gauche aux anti-chrétiens historiques (de Voltaire à Nietzsche) est plus accusé qu’ailleurs.
    - La France occulte sa double filiation avec la Bible et les Lumières.
    - Mais il est vrai que l’Eglise ya aidé.
    - Notamment avec l’encyclique Quanta cura de Pie IX contre les idées modernes.
    - Hors de France, on a accepté ce continuum sans rupture.
    - Cite Benedetto Croce : « Nous ne pouvons pas ne pas nous dire chrétiens », qui date de 1942.
    - Croce souligne la révolution morale et spirituelle représentée par le christianisme. (Cf. Commentaire No 1001, printemps 2003).
    - Croce évoque par ailleurs les « chrétiens du dehors ».
    c5502c574b8036f2d05c2010f13fed21.jpg- En travaillant à La Refondation du monde, Guillebaud a mis au jour six valeurs héritées du judéo-christianisme , à commencer par l’individualisme, en tant qu’autonomie de la personne.
    - Rappelle les textes de Louis Dumont sur les origines chrétiennes de l’individualisme. Cite aussi Les sources du moi (Seuil, 1998) du philosophe canadien Charles Taylor.
    - Montre comment l’individualisme d’inspiration chrétienne se distingue des conceptions bouddhiste ou confucéenne, autant que du « sujet » en tradition islamique, ainsi que l’illustre Le sujet en islam de Malek Chebel.
    - Montre aussi comment l’Eglise instituée a combattu la liberté individuelle propre au christianisme…
    - Mais cite également l’effort de l’Eglise, contre la royauté, à favoriser le mariage par consentement mutuel, contre les mariages arrangés (cf. Duby et le Goff).
    - Distingue enfin l’individualisme narcissique voire autiste de notre temps du concept de personne-en-relation.
    - Deuxième valeur issue du christianisme : l’aspiration égalitaire. Une idée qui n’existait pas vraiment dans la pensée grecque.
    - Les Grecs ne pensaient pas que les hommes appartenaient tous à la même « essence ».
    - Aristote : « Les barbares n’ont de l’homme que les pieds ».
    - Influence décisive de l’épître aux Galates de Paul.
    - Rappelle ensuite la fameuse controverses de Valladolid, sur l’humanité ou la non-humanité des Indiens, opposant deux chrétiens : Juan Ginès de Sepulveda, historiographe de Charles Quint, et Bartolomé de Las Casas.
    - Un débat fondateur préludant aux futures controverses entre colonialistes et anti-colonialistes.
    - Rappelle que Las Casas excluait les Noirs de son plaidoyer, ce dont il se repentit ultérieurement.
    - La controverse illustre l’opposition d’un christianisme subversif et de son « adaptation » par l’Eglise.
    - Cite ensuite les concepts d’universalité, d’espérance (contraire à la circularité du temps selon les Grecs et à l’amor fati de Nietzsche).
    - Rappelle la téléologie du prophétisme juif, illustrée dans le Pentateuque par la formule : « Souviens-toi du futur ».
    - Cite le concept de progrès lié à l’espérance, à quoi s’oppose l’hégémonie du présent « consommé » par nos sociétés hédonistes.
    - Prône le retour au « goût de l’avenir » célébré par Max Weber.
    - Cite enfin notre rapport à la science, en s’opposant à l’idée reçue selon laquelle le religieux s’oppose forcément à la science, comme le font croire les exemples de Giordano Bruno ou de Galilée.
    - Rappelle le rôle fondamental des ordres religieux, et notamment des jésuites, dans les avancées du savoir ; et que les plus grands astronomes ont souvent été des religieux, et que ceux-ci ont donné des fournées de savants dans tous les domaines.
    - Rappelle que le monothéisme a aussi favorisé l’émergence de la science expérimentale. Cite le concept intéressant d’ « étincelle théologique », qui ouvre littéralement l’exploration de la terre jusque-là sacralisée par le polythéisme.
    - Tel est le repérage de ce que Guillebaud appelle le « premier cercle », consistant à reconnaître les « traces » de nos divers héritages greco-latins et judéo-chrétiens.
    - Relève alors que ce premier cercle n’est qu’une approche périphérique.
    - « Le christianisme, c’est autre chose qu’une simple collection de valeurs humanistes. Avoir la foi, ce n’est pas adhérer simplement à un catalogue de principes normatifs, qui serait comparable au programme d’un parti politique. Oublier cela, ce serait confondre la « religiosité » avec la croyance.

       DEUXIEME CERCLE : LA SUBVERSION EVANGELIQUE
    - Un cercle plus proche du feu central.
    - Important du point de vue anthropologique.
    - Rappelle qu’il a été l’élève de Jacques Ellul avant de devenir son éditeur.
    - De La subversion du christianisme, livre majeur selon lui.
    - Un essai proche de la téologie de la libération catholique.
    - Egalement influenc par le phénoménologue Michel Henry.
    - Dans C’est moi la Vérité, L’Incarnation et Paroles du Christ.
    - Rappelle une autre dette envers Maurice Bellet et Le Dieu pervers.
    - Qui décriait le Dieu jaloux aux chantages affectifs intolérables.
    - Egalement très redevable à René Girard.
    - Décrié par les intellectuels comme l’a été un Camus.
    - Pense que l’œuvre de Girard est une bombe à retardement qu’n n’a pas encore comprise.
    - Ces auteurs lui ont appris à voir comment le Christ avaiut fendu l’histoire en deux.
    - Ne pense pas qu’il y a filiation avec le Talmud et le code babylonien, contrairement à Régis Debray.
    - Pas une religion « de plus ».
    - Pense que le christianisme marque une rupture définitive.
    - En inversant le sens du sacrifice, il devient une « religion de la sortie du religieux ».
    - Dénonce la persécution sacrificielle et proclame l’innocence des victimes.
    - Paul dénonçait déjà le « trop » de religion devant les philosophes grecs.
    - La folie de la Croix balaise tout autre religion.
    - Le message évangélique inverse les perspectives.
    - Les Grecs pratiquent le sacrifice sous le signe de l’unanimité persécutrice.
    - Le mimétisme y est essentiel, qui survit aujourd’hui dans nombre de phénomènes médiatiques, équivalents de la lapidation.
    - La résurrection ruine le sens du sacrifice.
    - La résurrection est une objection qui enraie le mécanisme de tout sacrifice.
    - C’est pourquoi le consentement à la résurrection est le cœur de la foi chrétienne.
    - Chrétiens ou non, nous avons désormais intégré le message qui nous fait déceler le mensonge sacrificiel, la ruse de la persécution.
    - Notre souci des victimes n’a pas d’autre origine.
    - Le point de vue de la victime est devenu référentiel à cause du judéo-christianisme.
    - La surenchère victimaire en découle, ruse fréquente aujourd’hui.
    - Mais l’interprétation progresse lentement.
    - Jean XXIII : « Nos textes ne sont pas des dépôts sacrés mais une fontaine de village ».
    - Relève l’intérêt des contradictions entre les quatre évangiles.
    - Les chrétiens sont les héritiers d’un récit.
    - La parole « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font » lui paraît d’une « intelligence anthropologique stupéfiante ».
    - De fait, les persécuteurs son en pleine méconnaissance de leurs actes.
    - Nietzsche avait vu cette fondamentale nouveauté, pour la combattre.
    - Souligne l’intérêt d’une lecture attentive de Nietzsche.
    - Dont l’imprécation rend hommage à la subversion du christianisme.
    - L’entrée dans ce deuxième cercle a poussé Guillebaud vers la gauche. « Je me suis senti plus chrétien que catholique ».
    - Se sent peu attiré par le Dieu tout-puissant et punitif .
    - Pour le Romain, la vénération d’un crucifié est une obscénité.
    - Cette élection d’un vaincu a été stigmatisée maintes fois.
    - Lui-même est de plus en plus attiré par la métaphore de la Croix et par la kénose : la relative faiblesse de Dieu qui laisse l’homme aux prises avec sa propre liberté.
    - Revient aux idées de tsimtsoum et de kénose.
    - Rappelle la colère de Bernanos dans Les Grands Cimetières sous la lune.
    - Mauriac fustigeant les défenseurs du franquisme.
    - Intègre une vision assez protestante du christianisme.
    - Pas fasciné par la « réussite » de l’Eglise, comme l’est Régis Debray.
    - Pense que cette vision reconduit au maurassisme « athée mais catholique ».
    - Guillebaud lui-même se sent aux antipodes du catholicisme conservateur.
    - Estime que beaucoup d’antichrétiens, visant cette cible, sont injuste avec le christianisme fonamental.
    - Signale les résurgences de cette pensée chez un Julius Evola ou un Carl Schmitt.
    - Son christianisme le pousse au contraire vers la théologie de la libération et les nouveaux mouvements.
    - Devient chroniqueur à La Vie pour cette raison.
    - En réaction contre le cynisme du néo-libéralisme.
    - Dénonce la gauche française qui a perdu tout contact avec les humiliés et les offensés.
    - Assiste à la banalisation de l’injustice sociale.
    - Dénonce la dérive consumériste et hédoniste.
    - Constate que les chrétiens ont fait les frais de ce cynisme.
    - Se dit motivé par la colère et non le romantisme compassionnel.
    - Ne se sent cependant ni libéral ni libertaire.
    - Dans un premier temps, participe à la critique de l’institution catholique.
    - Décrie le césaro-papisme.
    - Puis il a évolué.
    - En fréquentant les croyants. Découvre des communautés vivantes et ferventes.
    - Découvre des religieux humbles et héroïques.
    - Une Eglise très affaiblie. Mais dont la faiblesse même est peut-être riche d’un possible rajeunissement.
    - La minorité n’est pas forcément catastrophique selon lui.
    - Rappelle le rôle des premiers chrétiens face à l’abjection du pouvoir romain.
    - Les chrétiens pourraient retrouver une fonction protestataire.
    - Y compris contre le délire transgressif.
    - Evoque la dimension de joie de cette réaction, au sens où l’entendait Bernanos.
    - La colère joyeuse que prônait Emmanuel Mounier.
    - Souligne l’importance du lien communautaire.
    - Affirme que la croyance passe par la relation.
    - A cet égard, dit son souhait que l’Eglise redevienne un foyer vivant.
    - Toute l’histoire chrétienne a été marquée par l’opposition, difficile mais féconde, entre la pesanteur de l’institution et la fulgurance du message.
    - Rappelle les composantes humaines du Journal d’un curé de campagne.
    - Rappelle que l’histoire du christianisme est fondée sur les trois figures de la puissance, de la protestation et de la sainteté.
    - Rappelle que des gestes « saints » n’ont cessé de vivifier l’Eglise. Cite Maurice Zundel le mystique suisse, Christian Chergé le trappiste de Tibhérine assassiné, et de l’abbé Jean Flory défiant les Allemands à Noël 1942 en rappelant l’origine juive des figures de la crèche, auxquelles il colla des étoiles jaunes devant les officiers boches…

    TROISIEME CERCLE : LA FOI COMME DECISION

    - Reste le problème de la foi.
    - Dont le troisième cercle est le lieu central.
    - Claude Dagens, évêque d’Angoulême, l’a surnommé « prophète de l’extérieur », non sans ironie.
    - Se demande alors « où il en est »…
    - Il dit hésiter, marmonner, tricher.
    - Retourne un peu à la messe. Dont la phraséologie le fait regimber.
    - S’intéresse à de nouvelles approches des textes, au phénomène de l’ennui.
    - Lit et rencontre Timothy Radcliffe.
    14baf266cee3130f4096e87f44ca3174.jpg- En travaillant à La Force de conviction, découvre chez Leibovitz, philosophe israélien, que c’est le caractère volontaire de la croyance qui le distingue de la connaissance.
    - « On croit aussi parce qu’on l’a choisi ».
    - Affirme que la croyance n’est pas conclusive mais inaugurale, semblable en cela à l’amour.
    - Analyse, par contraste, les phénomènes de la décroyance, et leur impact psychologique dévastateur.
    - Souligne aussi bien la dimension affective de l’assentiment à la foi.
    - Se demande enfin si cette foi n’a pas toujours persisté en lui.
    - Se dit incapable de répondre.
    - Cite Kierkegaard : « Il arrive que la foi voyage incognito ».
    - Et se souhaite de rester joyeux…
    - Tout cela très intéressant, impressionnant de sincérité et de netteté, largement ouvert à la discussion et à l’expérience personnelle de chacun.
    - Me sens très proche de cette pensée en constante relation, jamais dogmatique ni crispée. JCB représente le type à mes yeux de l’homme de bonne volonté. Me ravit qu'il cite Kierkegaard en fin de course, mon pote de ces jours...

    GUILLEBAUD Jean-Claude. Comment je suis redevenu chrétien. Albin Michel, 182p.

  • Contre le style TipTop

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    Ce qui menace l’Europe

    On croit que la vieille Europe est menacée par le plombier polonais ou par le Turc à relents mahométans, mais on a tort : on ne voit pas le vrai danger découlant d’une progressive acclimatation mondiale de la propension suisse au TipTop propre-en-ordre qui indique que l’Opel/Honda/Toyota/Peugeot est lavée et polie à la peau de chamois, que la vaisselle et la lessive et les vitres et toutes les surfaces visibles d’alentour sont propres et nettes, enfin que tout est nickel et sous contrôle.
    Il y a là quelque chose de terrible qu’on aurait tort de prendre pour une seule tare suisse, dont on se débarrassera en confinant ce pays hors de l’Europe. Non : la situation est plus grave. Preuve en est que je l’ai observée d’abord en Allemagne, à Rothenburg ob der Taube, sur la route dite romantique. J’entrai alors dans un hôtel et qu’y vis-je : l’abomination propre-en-ordre, sans qu’on pût imaginer une collusion entre la Suisse et la Souabe active. Le TipTop au stade terminal.
    Mais qui alors a contaminé l’Allemagne ? Hélas la conjoncture devient alarmante, puisque l’Europe entière, de Malmö à Agrigente et de Zagreb à Albufeira, se trouve enivrée par le désir d’encaustique et de karaoké… A savoir, après le TipTop: sa conclusion festive.
    Je prends ces notes pessimistes au bord d’une admirable rivière suisse, la Kander, qui n’est en rien contaminée par ce nouveau conformisme européen de l’ordre et de la propreté. Je suis descendu tout à l’heure dans un Lodge de Kandersteg, ancien palace réaménagé selon la simple éthique et la frugale esthétique de l’homme des bois, dérogeant évidemment aux normes débilitantes du tourisme conventionnel et donc européen, mais réalisant le summum du confort : un seul employé jamais là y règle l’organisation de 33 chambres donnant toutes sur la nature et le ciel, et la piscine intérieure est accessible à toute heure. Le prix est dérisoire. La qualité du savon incomparable. On croit que la civilisation se perd. On se goure. Je fournis les renseignements sur l'établissement aux gens qui en sont dignes... 

  • Backpackers on the Roof

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    L’étape de Sent, chez Jonas
    Les routards ont fait des petits avec les Backpackers, qui n’ont rien pour autant d’une nouvelle secte baba-cool, mais se recrutent autant parmi les jeunes en veine de balades point trop ruineuses que chez les familles à moyens moyens. L’appellation recouvre, en Suisse, quelque vingt-cinq adresses qui vont de la Baracca d’Aurigeno, lieu cher à Patricia Highsmith, au bord de la Maggia, au Riviera Lodge de Vevey, en passant par le Mountain Hostel de Grindelwald et l’Old Lodge de Wengen. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le réseau n’est pas réservé aux descendants américains des hippies, et la meilleure preuve en est la clientèle majoritairement helvéto-européenne du Swissroof de Sent, en Basse-Engadine, tenue par deux compères dont le très souriant Obwaldien Jonas.
    L’étape vaut le détour et plus encore : le séjour. Mais passer rien qu’un jour et une nuit chez Jonas, dans une chambre donnant sur toutes la haute vallée de l’Inn, au cœur d’un village immédiatement attachant, aux belles maisons couvertes de sgraffite et aux charmants palazzi, aux ruelles pavées de têtes-de-chat et aux gens immédiatement accueillants, m’a paru une telle grâce que je me suis promis d’y revenir sous peu par temps plus clément. Il y a certes d’autres pensions et auberges à Sent, mais le Backpacker Swissroof allie les charmes d’une vieille maison grisonne, avec ses chambres de vieux bois et ses balcons à vue lointaine (du château de Tarasp aux hauteurs de Guarda, autre merveille plus léchée et touristique) à une ambiance familière, où chacun peut faire sa cuisine si ça lui chante. Pour une chambre et le petit-dèje copieux de Jonas, il m’en a coûté 65 francs suisses (40euros), avec sanitaires sur l’étage et literie minimale, le vrai luxe à mon goût. On peut trouver plus confortable dans la même maison, ou préférer les dortoirs carrément bon marché, avec la nuitée dès 25 francs. De là, été comme hiver, des quantités de balades et d’exercices plus ou moins sportifs (dont la descente en trottinette des hauts du domaine skiable…) sont possibles, et cette randonnée où je me suis déjà promis d’égarer un Sollers qu’on va revêtir de Knickebockers seyants et munir d’un Alpenstock. Sollers au Val Sinestra, ça c’est le scoop ou je ne suis qu’un rot de lagopède…
    Renseignements indispensables : www.backpacker.ch et surtout : http : // www.swissroof.ch

  • Décalage horaire

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    Un signe de Basse Engadine

    Dans un Haut lieu de Basse Engadine, en août. – J’écris cette note sur le coin d’une table minuscule, dans une vieille maison grisonne de Sent aux murs couverts de sgraffite, au-dessus de Scuol. J’étais ce matin au bord du Rhin qui est à Bâle une fluente route d’Europe ouverte aux grands airs, à midi j’ai longuement entendu un WonderBoy zurichois qui travaille dans l’utopie urbaine, et ce soir je me retrouve en ces hautes vallées où le nord et le sud se conjuguent, jouxtant l’Autriche et le Trentin, dans un village entièrement détruit par le feu au début du XIXe siècle, reconstruit pour l’éternité en pierre merveilleusement ornée, dont les façades de chaque maison racontent l’histoire des gens de cette terre du bord du ciel. On y arrive par un petit train rouge que Greta Garbo connaissait bien, et Thomas Mann qui a écrit La montagne magique non loin de là. Je devrais décrire tous les jours ce que je vis et ce que je lis au jour le jour, comme ce magnifique Mal de pierres de Milena Agus, mais vivre et écrire ne vont pas toujours de pair, et Nicolas Bouvier en était le meilleur témoin qui mettait dix ans à filtrer la matière de ses pérégrinations. Or je constate que mes notices de La Suisse en zigzags ont plus de dix jours de retard, alors que mon foutu LapTop me joue des tours à n’en plus finir. Tant pis et tant mieux, n’est-ce pas ? La fenêtre grande ouverte sur la nuit fraiche comme une source, jouxtant le clocher qui sonne les heures pour toute la vallée, laisse couler le doux nom d’Engadine le long des pentes à l’herbe d’émeraude. On est ici loin du monde et au cœur du monde. Hors du tenps et au coeur du temps. Ainsi soit-il…

  • L'Octave en dessus

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    Au secours pardon, le best de Beigbeder
    Il y a des gens que Frédéric Beigbeder insupporte, et j’en ai été de loin en loin, à cause de Windows on the World, que je trouve un livre raté, et surtout pour les apparitions médiatiques du personnage, qui font oublier que le personnage est aussi un écrivain. Or celui-ci rebondit avec Au secours pardon, qui n’est certes pas un grand roman mais dans lequel, en dépit d’artifices narratifs censés multiplier les points de vue sans être vraiment convaincants, se déploie un souffle remarquable, que pimente un humour mordant. Surtout, c’est intéressant. Un soir chez Pivot, qui lui demandait pourquoi il s’intéressait à Balzac, Michel Butor lui répondit : parce que c’est intéressant. Balzac intéressait les lectrices de son époque (et quelques lecteurs aussi) parce qu’il leur expliquait comment ça se passait dans les sphères variables du plus ou moins beau monde, et c’est sans doute ce qui plaît aussi aux lectrices et aux quelques lecteurs de Beigdeber, outre qu’il les titille où et comme il faut: c’est qu'il dit des choses intéressantes sur le système que Peter Sloterdijk appelle le « désirisme sans frontières », qu’il décrit avec autant de clarté et de vivacité que de cynisme et de drôlerie.
    Comme dans 99 francs, mais avec plus d’ampleur et d’épaisseur aussi, Beigdeber excelle ici dans le behaviourisme littéraire en décrivant, par le truchement de la confession dont il accable un pauvre pope moscovite, les menées d’un chasseur de top models au pays de (Ras)Poutine. Comme tous les enfants auxquels on n’a jamais rien refusé, dit-il lui-même, Octave est un éternel insatisfait, Werther de drugstore au ricanement qui « sonne vulnérable », mais il n’en a pas moins d’énergie sous ses apparences languides, et son observation est aussi affûtée que celle d’un certain Houellebecq, en plus tchatcheur et en plus aimable aussi, en plus rigolo. 
    Plus qu’un roman, Au secours pardon est une sorte de discours très français d’inspiration, dont la verve satirique oscille sans cesse entre une dégoise désabusée d’humoriste médiatique, aussi vulgaire que le protagoniste de La possibilité d’une île, et des notations beaucoup plus raffinées, voire plus profondes, qui donnent sa densité et certain charme au livre.
    « Pour décrire le System qui domine désormais la planète », déclare le crâne Octave au pope taiseux, « le maître mot ne devrait plus être « capitalisme » mais «ploutocratie désiriste ». Des siècles d’humanisme européen ont été réduits en bouillie par unje utopie collectiviste suivie d’une utopie commerciale. Si le désir, selon bossuet (un curé comme vous) est un mouvement alternatif qui ve de l’appétit az dégoût et du dégout à l’appétit, alors une société désiriste alternera toujours ces deux idéologies ; l’ « appétisme » et le « dégoûtisme ».
    Octave lui-même est à la fois « appétiste » et « dégoûtiste », et ce n’est pas encore cette fois qu’il gagnera la membership card du paradis. Une fois encore, les ajouts « romanesques » par mails, extraits de blogs et autres dépositions de divers personnages, censés enrichir la dramaturgie du livre, me semblent autant de pièces rapportées, comme on le constate aussi dans les romans de Philippe Sollers, pas plus romancier précisément que Beigbeder. Peu importe à vrai dire : même un peu jetée parfois, la chose ressaisit bel et bien le ton d’une époque et d’une génération, regorgeant de bonnes phrases efficaces en diable.
    Frédéric Beigbeder. Au secours pardon. Grasset, 316p.

  • René Char entre source et scories

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    CENTENAIRE Vénéré jusqu’à l’adulation, le grand poète, mort en 1988, avait vu le jour à l’Isle-sur-Sorgue le 14 juin 1907. Hommages et publications foisonnent.
    S’adressant en 1959 « aux riverains de la Sorgue », par allusion aux premiers envois de satellites, avant de participer aux manifestations de 1960 contre l’installation de missiles à têtes nucléaires sur le plateau d’Albion, René Char écrivait : « L’homme de l’espace dont c’est le jour natal sera un milliard de fois moins lumineux et révélera un milliard de fois moins de choses cachées que l’homme granité, reclus et recouché de Lascaux, au dur membre débourbé de la mort ». Or, en janvier 1960, le poète avait perdu son plus illustre ami, frère de combats à tous égards, en la personne d’Albert Camus, qui lui rendit hommage à l’occasion de la remise du prix Nobel 1957 en le présentant comme « notre plus grand poète français », soulignant que « depuis Apollinaire en tout cas, il n’y a pas eu dans la littérature française de révolution comparable à celle qu’a accomplie René Char. »
    556603e43d5cd807ab633f6fd40d5baa.jpgEst-ce à dire que l’œuvre de Char fasse figure d’explosion avant-gardiste, et comment comprendre alors qu’un « révolutionnaire » décrie les dernières avancées de la science ? Disons que le résistant fondamental, voire furieux, que représentait l’ancien Capitaine Alexandre des Forces Françaises de l’intérieur, incarnait une forme d’action que l’éthique et l’esthétique sollicitaient certes humainement, mais qui, poétiquement, vivait pour ainsi dire hors du temps, contemporain d’Héraclite autant que de Heidegger, de Hölderlin ou de Pasternak.
    Même associée au surréalisme en ses débuts, et toujours proche des artistes les plus novateurs de l’époque, de Braque à Kandinsky ou de Victor Brauner à Giacometti, la poésie de René Char recèle une originalité qui n’est, essentiellement, ni d’école ni d’époque. Ses parties les plus datées sont précisément celles qui ressortissent au surréalisme, tels les « poèmes militants » du fameux Marteau sans maître dans lesquels on lit par exemple: «L’imminentisme prospecte/L’Esprit croît au pied de la lettre originelle/Aurore dirigeable/Je désire/Que les convictions de sécheresse s’installent au-dessus/des carrés réputés imprenables ». Un pamphlétaire malappris, François Crouzet, se déchaîna d’ailleurs il y a quelques années dans un virulent Contre René Char, stigmatisant cette part obscure, voire absconse de l’œuvre qu’une autre citation illustre: « Le poète fonde sa parole à partir de quelque embrun, d’un refus vivifiant ou d’un état omnidirectionnel aussitôt digité»…
    L’ensemble de l’œuvre, réunie dans La Pléiade en 1985, résiste pourtant à ses détracteurs, d’Etiemble au grand Ungaretti (« Char est charmant quoique ses poèmes font parfois l’effet de couilles empaillées ou de fatras de liège »), mais on y reviendra l’esprit plus libre, pour en apprécier les réelles beautés, en reconnaissant ce qu’elle a parfois de guindé, de pompeux, d’hermétique ou de creux. Pour l’essentiel, en effet, la poésie de René Char nous touche par son lyrisme élémentaire et sensuel, proche de la terre et des êtres simples et vrais. « Nulle poésie n’est plus imprégnée des souffles et des couleurs de la vie », écrivait Gaëtan Picon, « imprégnée jusqu’à la saturation. Aussi bien pèse-t-elle sur nous non comme un souffle de la voix – mais comme pèse sur notre corps un autre corps, jeune et plein, fougueux et rebelle ».
    Pour remonter à la source étincelante de cette poésie, quelques publications récentes sont alors à recommander, des Feuillets d’Hypnos, notes de guerre souvent fulgurantes du résistant-poète, au recueil majeur de Commune présence, magnifiquement préfacé par Georges Blin. Si l’approche critique a été enrichie par un Cahier de l’Herne référentiel, deux nouveaux ouvrages déploient des chemins à travers l’aventure littéraire du poète étroitement mêlée à celles de ses amis artistes. Sous la direction de Marie-Claude Char, on entre ainsi Dans l’atelier du poète, très bel aperçu illustré de son Work in progress ; et, prolongeant la même démarche sous la forme d’un somptueux album, la veuve du poète arpente le Pays de René Char, englobant ses territoires successifs, jusqu’aux derniers mots épurés de l’Eloge d’une soupçonnée, paru en mai 1988, trois mois après la mort de René Char: « Vite, il faut semer, vite, il faut greffer, tel le réclame cette grande Bringue, la Nature ; écœuré, même harassé, il me faut semer ; le front souffrant, strié, comme un tableau noir d’école communale »…

    471d914f58d2e2e7cb9fbf1cbe3757d7.jpgRené Char. Feuillets d’Hypnos. FolioPlus Classiques, 153p. Commune présence, Poésie/Gallimard, 361p. Char dans l’atelier du poète. QuartoGallimard, 1021p.
    Marie-Claude Char, Pays de René Char, Flammarion, 260p.
    Albert Camus et René Char. Correspondance 1946-1959. Gallimard, 263p.
    Exposition René Char à la BNF, à Paris, jusqu’au 29 juillet.

    Photos: René Char, en septembre 1930, envoie cette photo de lui à André Breton, dans laquelle on reconnaît son ami Paul Eluard…

    René Char en compagnie d’Albert Camus, en 1947

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 12 juin 2007.

  • Faut-il lire René Char à genoux ?

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    Et si l'on mettait un bémol à l’adulation du poète ?
    C’est entendu : la poésie de René Char est souvent magnifique. Je ne dirais pas émouvante, mais splendide jusqu’en ses obscurités, d’un lyrisme et d’une plasticité remarquables, d’une sensualité procurant de vrais bonheurs de lecture presque physiques. Une pensée y travaille le corps de la langue, une éthique et une estéthique s’y modulent en images fulgurantes contre les instances du mal et de la dissoulution, de la vulgarité et de la laideur, mais parfois aussi en formules solennelles, voire sentencieuses. Entre seize et vingt ans, pour ma part, j’ai gravement aimé cette poésie : Les Feuillets d’Hypnos me fascinaient comme les notes éparses d’un héros de l’Illiade, je savais par cœur Lettera amorosa, j’ai lu et relu, entre autres, le grand recueil de Commune présence, et fait miennes ses maximes qui me semblaient belles et profondes sans que je ne les comprenne toujours. En tout cas je comprenais et j’aimais : « Au tour du pain de rompre l’homme, d’être la beauté du point du jour », ou j’aimais et je comprenais : « Dans la boucle de l’hirondelle un orage s’informe, un jardin se construit », j’appréciais gravement « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience » ou « si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel », ou bien « Les pluies sauvages favorisent les passants profonds », et aujourd’hui encore je retrouve, avec le meilleur de René Char, un Midi de soleil et d’eau vivifiante que j’aime arpenter, comme la terre un peu plus au nord de Philippe Jaccottet ou celle, du Jorat vaudois annonçant le romantisme allemand, de Gustave Roud.
    Cela noté, le déferlement actuel des hommages à René Char me laisse songeur, et la vénération convenue qui entoure le poète ne me semble pas du meilleur aloi. Certains propos de Marie-Claude Char elle-même, qui ordonne la commémoration du centenaire avec autant d’autorité que de compétence et de goût, incitent à la même réserve et désignent, par ailleurs, un « usage » du poète qui laisse perplexe: «Il faut avoir à l’esprit que Char a été abondamment utilisé, par le monde politique, par le monde littéraire, notamment avec les aphorismes, souvent cités, et que trop souvent on le pense comme un monument, la statue du Commandeur. Mais je suis frappée par la présence régulière de ces citations dans les carnets du Monde ou du Figaro, pour accompagner l’annonce d’un décès, rendre hommage à la personne disparue. Cela tient, je crois, au fait que c’est une poésie qui touche tout le monde, qui peut aider tout le monde à vivre.
    Or, comme je m’apprêtais à y aller, à mon tour, de mon papier de circonstance, je me suis rappelé la parution, à la fin de 1992, d’un pamphlet de François Crouzet intitulé Contre René Char et paru aux Belles Lettres, qui avait le mérite de rompre l’unanimité et la conformité en soulignant cruellement la part fumeuse ou pontifiante de cette poésie. Ainsi de citer cette belle horreur : «Le poète fonde sa parole à partir de quelque embrun, d’un refus vivifiant ou d’un état omnidirectionnel aussitôt digité ». Ou cette autre qui n’est pas mal non plus : «L’homme criblé de lésions par les infiltrations considéra son désespoir et le trouva inférieur. Autour de lui les règnes n’arrêtaient pas de s’ennoblir comme la délicate construction du solstice de la charrette saute au cœur sans portée»...
    Avant l’impertinent, d’autres contempteurs, et pas des moindres, avaient également égratigné la statue du Commandeur, tels Etiemble et le grand Ungaretti, qui n’y allait pas de main molle en écrivant : « Char est charmant quoique ses poèmes font parfois l’effet de couilles empaillées ou de fatras de liège ».
    Et l’horrible Jacques Henric de nouer la gerbe d’épis noirs : «Char : passé politique impeccable, grand résistant, volontaire exilé du délétère Paris, carrure paysanne promenant ses souliers écolos sur des chemins fleurant bon le romarin et la crotte de brebis, et surtout, surtout, l’auteur d’une œuvre suffisamment absconse, alambiquée, pour permettre aux interprètes des textes sacrés de plancher toute une vie, avec des frissons d’horreur sacrée, sur la moindre éjaculation poétique du Maître…

    Tout cela manque de nuances et de finesse, cela va sans dire, mais il me plaît assez de revenir à la poésie de René Char, aujourd'hui, avec la liberté d'esprit et l'humour sans lesquels un goût risque de n'être qu'une adhésion mimétique ou une affectation de surface...

  • Sollers à Soglio


    Sur la ligne de partage nord-sud
    Tout est en somme égal à tout, et inversement, rien n’a d’importance, sauf ce que note Sollers à l’instant sur la ligne de partage du nord et du sud traversant le village de pierre de Violanta et de Pierre Jean Jouve où Rilke soupirait lui aussi dans le jardin suspendu, tout est air au-dessus des châtaigners transis et tout est roche bleutée vers les Monts de la Disgrâce et ça s'émiette aussi bien, tout est divin et de tout on se tape comme Pauliet, l’adolescent de la nouvelle Dans les années profondes, qui jette sa semence dans une fiole ensuite offerte à la sublime Hélène: voilà ce qui se dégage d’ Une vie divine, et plus encore de ce que dit Sollers dans ce livre : du corps du livre lui-même qui se prend et se déprend dans le même mouvement d’attention attentive ou inattentive, c’est égal, ça n’a d’ailleurs pas de corps, ça dit « ça bande » à tout moment mais le mot est affiché à proportion de la carence de la chose, ça brille mais ça n'éclaire pas plus que les reflets argentés du ciel bleu noir surplombant les vignes enneigées, ça brillerait de la même façon superficielle à Sils-Maria dont le lac est japonais ou à Salamanque dont la Plaza Mayor est une patinoire dans la brume, sur les lagunes de Venise ou de Stockholm, c'est partout pareil et de tout temps, il y a là-dedans plein de notations fines et de fines notations autant que de fines notations fines, c’est d’une parfaite fluidité mais c’est sans saveur, c’est apparemment improvisé et c’est concerté jusqu'au pédantisme, cela se veut intéressant à jet continu parce que Sollers se considère tel mais ce ne l’est à vrai dire que lorsque Sollers parle de quelqu’un ou de quelque chose qui le dépasse, et là Sollers se voulant Dieu tout se réduit à la brillance de vieil argent sonnant le creux du ciel suspendu au dessus de Stampa, le village de Giacometti renfoncé là-bas dans l'âpre gorge, Sollers est le Nietzsche retrouvé des temps de la facilité, Sollers est l’ectoplasme de la plasticité nietzschéenne retrouvée et surtout dépassée car Nietzsche n’avait pas encore compris que la maladie et la mort ça n’existe pas, or voici ce que nous annonce Sollers dans Une vie divine : que la maladie et la mort ne sont rien que faiblesses d’infirmes ou de bonnes femmes et que la vie est une vasque glacée sur laquelle esquisser mille figures habiles, tout est bon pour qui surfe et skate, je fais des phrases, je suis le Champagne de l’encrier, Ludi et Nelly m’escortent sur le papier et je gagne le Trône absolu sur lequel j’installe ce matin mon Altesse du Rien…

    Soglio, dans le Val Bregaglia, et le palazzo de Salis où séjournèrent Rainer Maria Rilke et Pierre Jean Jouve et dans lequel Daniel Schmid a tourné Violanta.

  • Sollers à Stampa


    Conversation de Moi l’un et moi l’autre (1)

    Stampa, ce dimanche 22 janvier, 10h. du matin. - La liberté du roman permet d’être partout à la fois et dans le même instant, et cela fait un des grands attraits d’Une vie divine qui m’apparaît ce matin, entre les hauts feuillets écartés de roche gris sabre surmontant le village de Stampa, lieu de naissance des Giacometti, comme un grand livre de conversation et de déambulation. Tout à l’heure j’étais, mille mètres plus haut, au-dessus du col de la Maloja dont les 22 virages en épingles à cheveux ménagent l’échappée au nord du val Bregaglia (dit aussi Bergell par les germanophones), au Val Fex où ont marché et conversé Nietzsche et Thomas Mann, Kurt Tucholsky (il a signé dans le registre de l’Hôtel Fex en dessus de Jouve et de Starobinski) et Alban Berg, ce val Fex qu’on n’atteint en hiver qu’en traîneau et qui est le lieu par excellence où lire Nietzsche et cette Vie divine.
    Nous nous demandions en nous chamaillant un peu, la veille sur un banc des rives du lac Silvaplana, le Professeur Alcovère (oui, le philologue bien connu de Montpellier) et moi, s’il fallait vraiment considérer Une vie divine comme un roman, lui étant plutôt pour et moi plutôt contre avant qu’une superbe créature emmitouflée de zibeline, genre Alina R. au défilé de mode des neiges, ne passe et ne nous fasse la boucler de béate béance adorative, comme au passage de la Gradisca dans les rues embrumées de Rimini, à l'époque de l'Amarcord de Fellini. 
    Or ce matin, dans le Grotto Alberto de Stampa où je me remets de la cuite d’hier soir à la grappa, la conversation reprend entre moi l’un, le moraliste vieille école du genre terrien tripal sujet à la mélancolie, et moi l’autre, l’Ariel des cimes et des îles bienheureuses qui sait que l’antidote de la moraline n’est pas la défonce mais la liberté, à propos d’ Une vie divine dont moi l’un prétend que c’est un livre sans corps diluant le tout un peu dans le n’importe quoi, et moi l’autre qui y voit de plus en plus un essai de mimétique nietzschéenne se la jouant roman en beauté…

  • Sollers à Salamanque


    Du French kiss - à propos de l’intimité


    Salamanque, ce dimanche 22 janvier, 11h. du matin. – J’ai retrouvé ce matin, dans les rues du vieux Salamanque, cette inimaginable brume, plus dense que le smog et plus fraîche à la fois, qui s'élève à mi-hauteur des murs et ne fait donc qu’envelopper la moitié inférieure des passants, semblant voguer comme les bustes d’un Magritte géant; et de loin en loin des chapeaux se lèvent, car le bourgeois de Salamanque est toujours poli, des sourires de femmes s’esquissent ou s’esquivent, et c’est comme un rêve éveillé dans lequel toute sensualité se dissout, sauf des mouvements de lèvres…
    Or peu après, ayant rejoint le Café Real de la Plaza Mayor, où je me suis assis juste à côté de l’effigie de bronze de ce taureau à clope de Torrente Ballester, siégeant là à perpète (enfin ce que dure la perpète des cafés littéraires), j’ai relu les pages superbes que Sollers consacre au French kiss, en lequel il voit l’essentiel de l’érotisme parce qu’il est affaire de langues et donc d’intimités mêlées, outre qu’il s’exprime « en langue » comme dans la Bible, préludant à la connaissance des corps et donc des âmes (l’âme étant elle-même le corps du corps, comme chacun sait) au sens biblique. « Et ils se connurent », etc. » Donc le cul sans la langue n'est rien que froide pornographie à la puritaine: telle sera mon homélie espagnole de ce dimanche matin...
    Il me plaît de lire cette page en Espagne post-franquiste, dont Javier Marias écrits cette semaine dans le Nouvel Obs’ qu’elle n’a pas fait encore son mea culpa, restant essentiellement hypocrite et frivole, selon lui, autant dire conforme à la dramaturgie romaine du catholicisme, savonarolesque en apparence et se foutant en réalité qu’on se foute par les glory holes des confessionaux. Moi qui reste plutôt un païen des hautes terres alpines dont le surmoi porte la robe noire des pasteurs luthéro-anglicans, j’apprécie ce décentrage qui est celui constant, aussi, du plus intéressant Sollers - l’essayiste polyphonique et transculturel, pour user du langage ridicule des temps qui courent. 
    Un peu plus tard je relirai, à ce propos, ce qu’en écrivait Dominique de Roux un peu plus tôt, précisément en 1969, dans L’Ouverture de la chasse. J’ai longtemps pensé, et jusque récemment, que notre cher mousquetaire avait tout dit de son compère, et que celui-ci restait épinglé pour jamais comme un trop beau papillon, Mais non : Sollers a bougé sur la photo. Plus exactement : il tourne à présent sa vidéo quelque part ailleurs, peut-être à Séville tout à l’heure ?

    Images ci-dessus: Torrente Ballester à Salamanque, et la Plaza Mayor.

  • Sollers à Séville


    Conversation de Moi l’un et moi l’autre (2)

    Séville, ce dimanche 22 janvier, Midi. « Dis-moi qui est ton Nietzsche et je te dirai qui tu es !» lance Moi l’autre à moi l’un, ce matin limpide sur les toits de Séville, où je me suis retrouvé dans la cellule vert céladon à terrasse en attique de l’Hostal del Pueblo, trente après ma découverte de cette ville de tous les reflets, entre Guadalquivir et Giralda.
    A l’époque mon Nietzsche était celui de La naissance de la tragédie, Zarathoustra me semblait du kitsch et je n’avais pas encore la liberté de vivre le probable partiel vrai Nietzsche que je vis à l’heure qu’il est en le redécouvrant par le truchement d’Une vie divine, tellement plus ouvert au propre mimétisme du lecteur que tant de gloses dont la dernière que je me rappelle est la Biographie d’une pensée de Rüdiger Safranski.
    A cette même époque de mon premier séjour à Séville, j’avais relu les pages de L’ouverture de la chasse de notre ami Dominique de Roux, dont le jugement porté sur l’œuvre de Sollers recoupait mon propre rejet des théories fumeuses et des postures foireuse de celui qui m'apparaissait essentiellement comme un fils de bourgeois et un révolutionnaire de salon - et c’est donc avec le plus vif intérêt que, ce matin, je confronte Moi l’un et moi l’autre à ces lignes retrouvées:
    « Mise à sa place aussi, l’œuvre de Philippe Sollers est magnifique. Mais projetée dans l’admirable miroir de la parfaite inutilité de tout quand quelqu’un – nous dirait-il – en vient à traverser le blank point de la néantisation de tout, cette oeuvre prend les allures aériennes d’une Sublime Porte, d’un néant vers l’autre dans l’éther universel. Soliman le Magnifique d’un anti-empire dont la grandeur est faite d’effacement, d’oubli et de poussière d’ombre, l’écriture de Sollers trace dans le vide foudroyé par l’éclair de son orgueilleuse indigence les significations sans signe et les signes béants de tant d’insignification qui le portent, au-delà de son entreprise de châtiment par le vide, vers je ne sais quel salut second, vers une immortalité à partir de la suppression de tout ce qui n’est pas l’instant présent, vers l’irrévocable passage du tout à la futilité totale. Mais n’est-ce pas la définition du Chasseur Noir, qui, pour échapper à la mort dans son domaine clos, accepte de devenir lui-même la mort ? Toute mort est dialectique. Toute dialectique sert la mort. »
    Géniale prémonition, mais que l’œuvre de Sollers déjoue aujourd’hui, avec ce qui a bel et bien été la quête d’un « salut second », autant qu’elle la justifie. Le Chasseur Noir, parfois, fait la peau à la mort et se tire du côté de la vie... 
    Autant dire que Moi l’un et Moi l’autre, mes frères ennemis, s’en trouvent un instant réconciliés, mais surtout ils ont la dent, alors vite, on va s'en casser une à la Punta Diamante...

    Dominique de Roux. L'ouverture dela chasse. L'Age d'Homme, 1968. Réédité aux éditions du Rocher en 2005.

  • Sollers à Stresa


    Palinodies de l’ex-maoïste

    Stresa, Albergo Hemingway, mercoledi 25 gennaio, sera. – C’est un bord de lac un peu mélancolique que j’ai retrouvé ce soir, comme en tout lieu de villégiature hors-saison, et le no man’s land du bar, sous la grande photo d’Hemingway en visite en ces lieux, ne pouvait qu’achever de me plonger dans quelque rêverie, lorsque j’ai capté, au telegiornale local, la nouvelle selon laquelle Google se couchait devant le Parti communiste chinois en acceptant de censurer toute information sur le Tibet. Faisant suite à l’affaire scandaleuse du journaliste Shitao, condamné à 10 ans de prison en avril 2005 après que la filiale de Yahoo à Hong Kong eut livré des informations le concernant aux autorités chinoises (cette condamnation portant sur un mail qui en appelait à plus de démocratie en Chine…), la nouvelle de l’autocensure de Google apparaît comme une nouvelle preuve de la lâcheté des affairistes occidentaux (industriels suisses en tête) face à un régime totalitaire que des millions de Chinois endurent et vomissent.

    A propos de la Chine communiste, Philippe Sollers a rejoint aujourd’hui les rangs des contempteurs, mais je me rappelle ce soir, à propos de son « maoïsme », un épisode que rapporte Julia Kristeva dans Les Samouraïs, si ma mémoire est bonne, qui en dit long sur la candeur de nos grands intellectuels en matière politique.
    Invités par la Chine populaire en je ne sais plus quelle année, les plus brillants esprits parisiens se trouvaient donc à contempler quelques millénaires du haut de la Grande Muraille, lorsque l’un d’eux se demanda soudain tout haut ce qu’ils faisaient là et ce qu’attendait le Gouvernement de cette invitation.
    Alors Philipe Sollers d’affirmer, bien grave, que la Chine populaire, ayant un message à délivrer au monde, avait sans doute pensé à corroborer celui-ci par l’Instance de Légitimation que représentait assurément l’intelligentsia française de pointe…
    J’ai l’air de me moquer, mais je n’en ai pas ce soir le cœur, me repassant mentalement le film de ce qu’on a dit pompeusement les grandes espérances des intellectuels du XXe siècle, de postures sincères ou calculées en déceptions, renoncements et autres palinodies. Or qu’en dire aujourd’hui ? Seules des nouvelles à la Carver ou à la Tchekhov, des films à la façon des Amants réguliers de Philippe Garrel, des romans assez poreux pour rendre toutes les nuances de la réalité en mouvement, pourraient en rendre compte me semble-t-il. Ce qu’a fait un Philip Roth avec sa Trilogie américaine, un romancier français de la nouvelle génération le fera-t-il un jour sans tomber dans les simplifications ou les partis pris polémiques d’un Houellebecq ou d’un Dantec ? Ou ceux-ci évolueront-ils dans le sens d’une plus large et profonde vision des réalités humaines ? Ce qui est sûr, en attendant, est qu’Une vie divine esquive absolument ces réalités-là, par trop vulgaires, n'est-ce pas, et que demain, à Sienne, je me trouverai plus à l’aise, à l’Accademia Chigiana, pour évoquer le Sollers fou de musique…

  • L'aristocratie du coeur

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    De L’Elégance du hérisson et de la mort de Didon
    «…parce que l’aristocratie du cœur est une affection contagieuse, tu as fait de moi une femme capable d’amitié» dit une concierge à une femme de ménage, et le moment est émouvant puisque la concierge est en train de défunter après avoir été bousculée, rue du Bac, dans le VIIe arrondissement de Paris, par le véhicule utilitaire du Pressing Malavoin, alors qu’elle venait de rencontrer l’homme dont elle eût pu être l’ami et même plus…
    Or tels sont bien les thèmes dominants de L’Elégance du hérisson de Muriel Barbery : l’aristocratie du cœur qui peut faire que, sous les apparences rugueuses d’une femme « de peu », vit une grande dame à côté de laquelle les pécores se figurant de l’élite ne sont que de pauvres choses ; l’amitié liant ici deux serves, et qui fait se reconnaître aussi, émanés de la même « société des êtres », une adolescente révoltée et un Japonais stylé. L’amour enfin, mais bien au-delà d’une modulation sentimentale ordinaire, qui traverse les êtres et les choses et par la prose paraît irradier tout le réel au point de le rendre, en dépit du poids du monde, bonnement habitable.
    C’est en effet un livre d’amour que L’élégance du hérisson, qu’il faut habiter, où il fait bon vivre quelque temps, quitte à y revenir comme à un poème ou à une musique. A l’instant j’y resonge en écoutant, pour la énième fois, la ritournelle de Belinda du Didon et Enée de Purcell, Thanks to thes lonesome vales, que je me repasse depuis tant d’années en attendant le moment d’infinie mélancolie de la déploration, parfaite en somme pour accompagner, je viens de le découvrir, l’agonie d’une concierge à l’âme assez simple pour se farcir tout Ozu sur son magnéto et qui se fait buter au moment où elle va faire l’acquisition de détergents pour cuivres – ainsi va la vie.
    « L’art, c’est la vie, mais sur un autre rythme », est-il suggéré dans la foulée de ce roman alerte et pensif à la fois, débonnaire apparemment voire carrément rilax, et si tenu, si précis, si raffiné dans ses observations, si délicatement lié dans ses enchaînements, si naturellement primesautier dans ses transitions, si riche d’idées et d’observations non convenues, tellement épatant dans ses rebonds . Par exemple cette façon de vous demander, tout à coup, si vous savez ce que c’est qu’une pluie d’été…
    Le poète du cinéma qu’est Alain Cavalier, à qui je demandais un jour ce qui fait pour lui la spécificité, le génie particulier et la difficulté suprême du cinéma, me répondit que c’était le passage d’un plan à un autre, et c’est à cela que je pensais en lisant L’élégance du hérisson, qui est d’un poète à la fois concierge et philosophe, bonne fille un peu blessée (l’auteur nous la fera même aux sentiments, mais comme dans la vie, sur un autre rythme), d’une sale gamine à l’âme non moins délicate, d’un chat réincarnant Tolstoï et d’un Japonais japonisant, de bourgeois aussi puants que le clodo du coin de la rue doit être bon pote - bref d’un vrai ramassis de clichés qui tiennent en équilibre sur le fil de la mélodie et des sentiments, par on ne sait quelle miracle ou quelle grâce.
    C’est cela sûrement, comme Purcell ou la musique des plans d’Ozu : ce livre c’est la vie et la grâce en bonus, mais sur un autre rythme, et voici que Renée nous échappe à tous et que nous allons la pleurer, darkness shades me… no trouble in thy breast… et cette supplique mes enfants, remember be… ô que nous nous la rappellerons, remember me, douce comme pétales de camélias sur sa tombe…
    Muriel Barbery. L’Elégance du hérisson. Gallimard, 359p.

  • Grandeur et ruine de Mokhor


    Une épopée poétique flamboyante de René Zahnd
    C’est l’histoire éternelle de la grandeur et de la ruine d’une cité humaine, qui devrait sa fortune à l’exploitation d’un gisement de sel. La Mokhor de René Zahnd fait évidemment penser aux royaumes disparus de l’Afrique d’avant la colonisation, et les échos de celle-ci, les tribulations des indépendances et des dictatures qui en sont issues se perçoivent également au fil de ce poème épique, mais le palais décati dont le narrateur est le gardien pourrait être celui de L’automne du patriarche, et ses décombres évoquent à la fois ceux de la récente Guerre de Lars Noren. L’ample chronique qui se déploie, tissée d’épisodes à la fois réalistes et légendaires, de contes et de petits dialogues frottés d’humour où apparaissent notamment une petite fille aux questions candides, un guérisseur charlatan, un chef de guerre et un militant désespéré, saisit par son pouvoir d’évocation et son mélange de vitalité et de tristesse, rappelant les écrits de maints auteurs du tiers-monde, tel Le pleurer-rire d’un Henri Lopes. En crescendo prenant, l’histoire aboutit à l’affrontement symbolique du poète-rebelle Bakour et du guerrier Yarko, qui se disputent les faveurs d’une Meryem rappelant, non sans emphase, une certaine Hélène antique…
    Fou d’Afrique, dont il aime et connaît les couleurs, les oiseaux, les femmes (superbement célébrées en l’occurrence), les gens et leur culture, René Zahnd a composé Mokhor, sans doute son plus beau texte de théâtre à ce jour, pour Hassane Kouyaté, lequel se réapproprie physiquement la partition, entre murmure hypersensible et clameur, avec autant de naturel malicieux que d’intensité dramatique. Dans un beau dispositif scénographique de Gilles Lambert, évoquant un campement sommaire que domine une échelle-tour dont le relief s’accuse sous les éclairages clair-obscurs de Liliane Tondellier, Philippe Morand règle une mise en scène à la fois rigoureuse et limpide, rendant la poésie de l’ouvrage, et ses multiples flèches de sens, avec générosité.
    Lausanne. Théâtre de Vidy, en reprise.

  • Retour à Ozu

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    Ce qu'en disait Wim Wenders... 

    "Je vous parle des plus beaux films du monde. Je vous parle de ce que je considère comme le paradis perdu du cinéma. A ceux qui le connaissent déjà, aux autres, fortunés, qui vont encore le découvrir, je vous parle du cinéaste Yasujiro Ozu. Si notre siècle donnait encore sa place au sacré, s’il devait s’élever un sanctuaire du cinéma, j’y mettrais pour ma part l’œuvre du metteur en scène japonais Yasujiro Ozu…Les films d’Ozu parlent du long déclin de la famille japonaise, et par-là même, du déclin d’une identité nationale. Ils le font, sans dénoncer ni mépriser le progrès et l’apparition de la culture occidentale ou américaine, mais plutôt en déplorant avec une nostalgie distanciée la perte qui a eu lieu simultanément. Aussi japonais soient-ils, ces films peuvent prétendre à une compréhension universelle. Vous pouvez y reconnaître toutes les familles de tous les pays du monde ainsi que vos propres parents, vos frères et sœurs et vous-même. Pour moi le cinéma ne fut jamais auparavant et plus jamais depuis si proche de sa propre essence, de sa beauté ultime et de sa détermination même : de donner une image utile et vraie du 20ème siècle". Cette émouvante déclaration d’amour d’un cinéaste à un autre est signée Wim Wenders, extraite de son magnifique documentaire, Tokyo Ga.
    On y revient par le truchement de L’élégance du hérisson de Muriel Barbery, qui rend elle aussi un bel hommage à Ozu en citant plusieurs scènes de ses films et en donnant son nom à l’un de ses protagonistes, le seul homme fréquentable du roman...

    (noté sur un coin de table en regardant Crépuscule sur Tokyo, un Ozu bien sombre et bien tendre marquant un tournant de son œuvre)

  • Circulez, y a tout à voir

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    L’Art pris au mot

    Les passionnés de peinture et de littérature vont se régaler : c’est en effet un labyrinthe au parcours immédiatement captivant que nous propose L’Art pris au mot, réalisé par un quatuor de spécialistes (Alain Jaubert, Valérie Lagier, Dominique Moncond’huy et Henri Scepi), avec la participation d’innombrables auteurs cités dans la foulée, écrivains, poètes, philosophes ou fleurons de la réflexion esthétique de tous les siècles.
    Sous la forme de trente déambulations « transversales », qui ne cessent en effet de multiplier les échos entre peinture et littérature, dans leurs approches respectives des mythes ou des divers aspects de la réalité, l’ouvrage décline sept thèmes à partir d’œuvres proches ou non, dont l’énoncé ne dit pas bien l’originalité et la fécondité des mises en rapport : 1) Toucher le spectateur, 2) Raconter l’histoire, 3) Le monde des objets, 4) La figure, 5) Le spectacle de la nature, 6) Intimités, 7) L’artiste au travail.
    Répondant à une première question : Qu’y a-t-il à voir ?, dont les réponses enchaînent sur le projet de Voir et interpréter, les auteurs proposent la lecture à multiples entrées de trois illustrations du mythe d’Icare, par Carlo Saraceni , Pierre Paul Rubens et Pieter Bruegel, qui aiguise aussitôt le regard du spectateur sans pédanterie ni jargon.
    En regard du premier tableau de Saraceni (1600-1607), une page de Jean le Bleu de Giono module le thème en contrepoint magnifique que suivent, en alternance, des éléments d’analyse et d’interprétation, l’énoncé du mythe selon Ovide, un extrait des Emblèmes divers de Baudouin sur « la voie du milieu » que Dédale oppose à la témérité fougueuse de son fils, et diverses autres « amorces de réflexion ». Suivent, selon le même principe diachronique et arborescent, des approches du Saint Augustin dans son cabinet de travail de Carpaccio et de La conquête du philosophe de Giorgio De Chirico, avec des renvois à Daniel Arasse et Michel Serres, des extraits de Topologie d’une cité fantôme de Robbe-Grillet et de Poisson soluble de Breton, avant un autre rebond sur le thème de la mélancolie.
    Tout cela pourrait risquer de saouler vite au dam des œuvres: c’est au lecteur de prendre et de laisser, en pratiquant l’attention flottante et en ne cessant de circuler. La mise en rapport est un art, qui suppose autant de savoir que de liberté dans l’échappée et de pertinence dans les associations. Or l’incitation à la lecture que déploie L’Art pris au mot me semble réaliser ces équilibres subtils dès ses premiers chapitres. Reste à espérer que cette belle entreprise tienne le même souffle sur son marathon de quelque 600 pages... A préciser enfin que, pour la commodité de la lecture, deux ensembles de quinze fiches détachées permettent d’avoir sous la main les reproductions des tableaux décrits sans revenir chaque fois à la page…

    L’Art pris au mot ou comment lire les tableaux. Gallimard, 570p.

    Carlo Saraceni (vers 1579-1620). La Chute d'Icare, 1606-1607, huile sur toile, 34x54cm. Musée national de Capodimonte, Naples. Elément d'un triptyque.

    Pierre  Paul Rubens (1577-1640). La Chute d'Icare, vers 1636, huile sur bois, 27,3x27cm. Musées royaux des beaux-arts, Bruxelles.d2cbfdbe7a2d3cb82b1ce4a51901e705.jpg

  • Moi je et moi l’autre

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     AUTOFICTIONS Trois auteurs romands, Alain Bagnoud, Guy Poitry et Germano Zullo, revisitent leurs souvenirs d’enfance.

    Les auteurs  français contemporains souffriraient de nombrilisme, à en croire le récent pamphlet de Tzvetan Todorov intitulé La littérature en péril, et ce même reproche a souvent été adressé aux écrivains romands, tous fourrés dans le même sac qu’un Amiel dont le monumental Journal intime fait figure d’emblème du repli sur soi. Or s’il y a du vrai dans ces observations, celles-ci risquent de devenir un cliché mortifère et un oreiller de paresse pour ceux qui jugent d’avance sans y aller voir, alors que la réalité détaillée et nuancée est évidemment bien plus intéressante, riche et variée que cela.

    A preuve : les trois récits récents du Valaisan Alain Bagnoud (né en 1959), du Genevois Guy Poitry (né en 1956) et de l’Italo-Suisse Germano Zullo (né en1966), qui évoquent leurs jeunes années pour mieux se définir par rapport à leur « tribu » familiale et à tout un monde en mutation.  Loin de se borner à de stériles ruminations, ces livres répondent au contraire au besoin légitime, dans un monde qui se dépersonnalise, de se situer dans son rapport avec le monde environnant.

    Avec son sixième ouvrage, après un portrait retouché de Saint Farinet qui rompait avec certaines idées reçues, Alain Bagnoud donne ce qui, de toute évidence, est son meilleur livre à ce jour, sous un titre qui annonce à la fois sa forme symbolique et son contenu: La Lecon de choses en un jour. A travers la journée symbolique d’un 19 mars de son enfance, sous le patronage de saint Joseph, Alain Bagnoud revit, en alternant les temps du présent des verts paradis et l’imparfait du ressouvenir, son entrée solennelle dans ce que son grand-père appelle « l’âge de rijôn », où va enfin commencer « la vraie vie ». Si le garçon rêve d’une « ordination officielle » à la façon des tribus archaïques, et s’il lui semble que son père et le père de son père, ce matin-là, le considèrent plus sérieusement que la veille, son initiation n’en sera pas moins tâtonnante et tiraillée. Ainsi, son désir d’hériter des secrets du vieux Milon, qui est un peu le sorcier du village, est-il contrarié par l’idéologie dominante du catholicisme de Monsieur le curé, des mères et de l’institutrice Augustine impatiente de former des ingénieurs, traquant le vice baveux des garçons que menace un avenir de « blousons noirs » ou de « socialistes », et considérant que les étrangers doivent être matés et que les Juifs ont été justement punis pour avoir crucifié Notre Seigneur…

    Au mitan des années 60, le Valais que Bagnoud décrit par le menu, au fil d’une véritable fresque ethno-littéraire qui rappelle Le village dans la montagne de Ramuz, est le lieu d’une mutation brutale dont ont déjà témoigné Maurice Chappaz ou Germain Clavien, entre croyances ancestrales et réfrigérateurs « trois étoiles », conservatisme verrouillé et fuite en avant dans la nouvelle économie que symbolisent les investissement d’une station de ski. Or le grand intérêt de ce récit tient à son mélange de candeur naïve, sous le regard du gosse qui rapporte ce qu’il voit avec une précision malicieuse pure de tout préjugé, et de lucidité critique quoique nuancée d’empathie par l’auteur approchant la cinquantaine.

    A la somme d’observations cristallisées par le truchement de personnages superbement dessinés s’ajoute, avec l’insertion de termes patoisants, une approche de la réalité à travers le parler des gens qui donne au livre sa pâte et sa vivacité proprement théâtrale. Autant dire qu’on est loin, très loin du nombrilisme décrié dans ce livre à l’écriture non peaufinée et  bruissant de bonne vie.

    medium_Zullo.jpgAmarcord Italo-helvète

    Le nom de Germano Zullo est déjà connu par les albums pour enfants que l’auteur co-signe avec la dessinatrice Albertine,  lumière de ses jours dont on apprend, dans la constellation de ses souvenirs, comment elle a relayé la « lampe »  maternelle. Imprégné de tendresse et d’humour, voici donc l’autoportrait kaléidoscopique de celui qui n’en finit pas,  depuis ses tendres années, de rêver d’écrire  un roman intitulé Des monstres sur Mars, qu’il lui faudra au moins deux cents pour achever… Quant au présent récit, plus à fleur de terre, il nous enchante par l’observation d’une allègre tribu italienne issue du village au nom prédestiné de Gioia (la joie…) où l’on parle le « gioiese » et dont la frise des personnages a son pendant italo-suisse à Genève, à commencer par une dame D. qui enseigne la musique avec la Méthode rose au risque d’enquiquiner le piano enfermé dans sa boîte comme un cheval triste…

    On pense au savoureux Amarcord de Fellini en assistant au « film » des souvenirs de Germano Zullo, égrenés dans une langue claire et nette, jusqu’à l’âge de pianoter sur de douces chairs en écoutant Let’s spend the night together des Stones. C’est frais et revigorant, à la fois très personnel et grand ouvert au monde.

    medium_Poitry.jpgDe différence en ressemblance

    Grandir sous le signe de Corydon quand on a une mère née à Croydon qui n’en finit pas de « lutter contre les hommes » fait figure, sinon de destinée : au moins de problématique programme existentiel, dont Guy Poitry détaille les tribulations avec autant de lucidité douloureuse que de souci d’émancipation et, dans un récit à subtil contrepoint, de juste distance. Quand on est né dans une « petite famille », à tous les sens du terme, qui ressemble terriblement à un million de petites familles d’un petit pays attaché à ses conventions sociales et morales, se découvrir « différent », parce que sensible, poreux, rêveur, et bientôt porté à raconter des histoires (donc forcément songe-creux et menteur pour les gens qui ont les pieds sur terre et le cataplasme pour panacée médicale), et de plus en plus décalé, et finalement confronté à un désir réputé « la honte », nourrit autant de souffrance secrète que de possibilités de liberté. Si le temps n’est plus celui de Gustave Roud ou de Jacques Mercanton, où l’homosexualité relevait du secret, excluant le « coming out », la préférence  que Guy Poitry se découvre et finit par affirmer n’en est pas moins vécue dans la difficulté, exacerbée par la vindicte maternelle. Or ce récit vaut aussi, surtout même, par tout ce qui porte à la ressemblance humaine : la poésie et le musique, l’amitié et l’amour quel qu’il soit ; enfin la justesse d’une voix frémissante de sincérité.

    Alain Bagnoud, La leçon de choses en un jour. L’Aire, 292p.   

    Germano Zullo. Quelques années de moins que la lune. La Joie de Lire, 97p.

    Guy POITRY. Comme un autre. La Joie de lire, 224p.    

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 13 mars 2007.

     

     

  • Le suicide déjoué

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    Du désespoir juvénile et de L’élégance du hérissson.
    Le spectacle m’a semblé tout à fait obscène, la semaine dernière, des médias se jetant sur la nouvelle de la double défénestration d’adolescentes corses amies. L’air profondément concerné des professionnels de l’information faisant illico recours à des professionnels de l’explication à l’air sincèrement préoccupé, semblait essentiellement destiné à ramener, au plus vite, ce double drame extravagant aux dimensions d’un phénomène accidentel d’ores et déjà pallié par la mise en place d’une cellule psychologique destinée à rassurer l’entourage des jeunes filles et, par voie de conséquence, tout le monde raisonnable et civilisé. Or toute l’agitation médiatique de ce soir-là et du lendemain ne m’a semblé destinée qu’à cela: rassurer les non concernés à l’air concerné. C’était d’autant plus incongru, pour ne pas dire hypocrite, que nul ne savait ce qui s’était réellement passé, qu’il me semble d’ailleurs impossible d’exposer ainsi sans trahir le récit personnel qui pourrait en être fait.
    Il y a deux chose qu’une mère ou qu’un père ne peuvent pas comprendre: le fait que leur enfant se drogue ou le fait que leur enfant soit tenté par le suicide. Je suis convaincu, pour ma part, que si j’avais basculé dans les drogues dures, vers ma vingtième année, ou que si j’avais mis à exécution mes pulsions suicidaires, vers la trentième, mes parents, probes et bons, auraient été les derniers à me comprendre, après avoir été les derniers à pouvoir m’en protéger. Je suis persuadé que ce sont mes parents, probes et bons, qui m’ont aidé à déjouer ces dangers, mais tout cela s’est fait malgré eux, ou plus exactement: parce que nous étions nous, parce qu’ils étaient eux, parce que j’étais moi…
    Le très beau livre de Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, parle de ces questions avec la délicatesse requise. L’un de ses personnages est une adolescente supérieurement intelligente qui a résolu, constatant l’absurdité de la vie et la mocheté des gens, de flanquer le feu à l’appart de luxe de ses parents (en leur absence) et de se donner la mort de la façon la plus douce.
    Paloma, douze ans, est une fille conséquente. Elle prend les choses tellement au sérieux qu’elle ne peut pas prendre au sérieux ce que les adultes tiennent pour leur raison de vivre. Je ne sais pas si les deux adolescentes corses se sont défénestrées pour des raisons aussi sérieuses, peu importe à vrai dire. Ce qui m’importe, c’est ce qu’elles (se) raconteront après, et comment on les écoutera et, rêvons, comment on les comprendra.
    L’élégance du hérisson raconte l’histoire d’une adolescente qui renonce au suicide. Ce n’est pas une romance faite pour rassurer à bon marché, mais un chemin, qui passe par l’attention à cela simplement qui est, à la beauté des choses, à la présence des « toujours dans le jamais ». Surtout : c’est beaucoup plus que l’histoire d'une adolescente qui renonce au suicide : c’est notre histoire de gens un peu perdus qui essayons d’apprendre à vivre, les uns avec les autres. C’est un livre à vivre autant qu’à lire que L’élégance du hérisson, et son succès me semble fait pour nous rassurer bien mieux que je ne sais quelle cellule de crise…

  • Jack le crack

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    Hommage à un frondeur poète


    « La mort, ce serait le rêve si, de temps en temps, on pouvait ouvrir un œil », écrivait Jules Renard dans son Journal. C’est la phrase que Jack Rollan a fait reproduire sur le faire-part de son décès, survenu le 3 mai 2007 et annoncé aux médias après la dispersion de ses cendres à la surface des eaux du Léman.
    Jack Rollan, en Suisse romande, était connu comme le loup blanc. Ce fut le chroniqueur satirique le plus talentueux de nos régions, d’abord à la radio, puis dans les journaux où, durant près d’un demi-siècle, il distilla un Bonjour irrévérencieux envers tous les pouvoirs établis. Aventureux de nature, mais peu doué pour l’organisation durable, il fonda un cirque, une maison d’édition et, avec son compère Roger Nordmann, cette entreprise extraordinaire que fut La Chaîne du bonheur, par le truchement de laquelle des millions furent collectés, à travers les décennies, pour aider les victimes de toutes les catastrophes, guerres et misères. Il écrivit aussi des livres, composa des chansons, se mit beaucoup de gens « bien» à dos et ne s’en trouva pas plus mal, mais pas plus riche non plus. Souvenir très personnel : Jack Rollan habitait, au temps de sa popularité sulfureuse, dans une somptueuse maison se dressant non loin de la nôtre, toute modeste. Sur sa porte était apposée une inscription solennelle : ON NE REçOIT QUE SUR RENDEZ-VOUS. Jack devait avoir trouvé cette plaque dans une brocante, mais c’est au sérieux que mon père la prenait. Ah le saltimbanque, ah le Don Juan, ah le directeur de cirque à la manque, mais pour qui se prenait-il donc !? Les deux voisins étaient nés la même année 1916. Je présume que, le ciel se faisant étroit, ils ont dû se retrouver là-haut et rient ensemble de tout ça en fumant leurs clopes. Ce qui est sûr, c’est que, des années, nous n’aurons manqué aucun de ses Bonjour...

    On le revoit avec son chapeau sur l’œil, un peu canaille. On se rappelle la gouaille de son Bonjour légendaire à la radio, puis dans son canard du même nom, un peu boiteux. Ceux qui l’ont connu se rappelleront entre eux ses frasques et ses folies, si peu dans le grave goût romand, mais au fond qui était Jack Rollan ?
    Il y a quelques semaines, il m’avait envoyé une brassée de poèmes inédits, qu’il avait tirés « d’un grand désordre » dû à son « génie personnel et à celui des femmes de ménage ». Hélas j’ai trop tardé à lui en parler, ne connaissant pas sa mauvaise santé, mais d’emblée m’avait frappé l’élan amoureux qui les traversait (leur titre d’ailleurs est Je t’aime – et variations), et la grâce ciselée de leur forme, leur mélange de naturel primesautier et d’élégance à l’ancienne, de vitalité joyeuse et de mélancolie aussi.
    Jack Rollan écrivait ainsi dans un poème intitulé Coup de foudre, daté de 1998 : « C’est affreux de penser à vous/sachant qu’il faut y renoncer/puisque ma vie arrive au bout/alors que vous la commencez », et qui finissait sur ces vers exprimant bien le versant généreux de sa nature : « C’est affreux de penser à vous / mais plus affreux est de penser / que j’aurais pu mourir sans vous / avoir vue un instant passer »…
    Parce qu’il était gouailleur et batailleur, on a souvent considéré Jack Rollan comme un bateleur plaisant mais en somme sans consistance. Or la beauté intérieure se révélant dans ses poèmes, qui lui fait par exemple écrire « Je t’aurais fait l’amour /en écoutant Ravel /A genoux, sans bouger, comme on fait sa prière », dévoile un aspect plus secret de sa personnalité, entre fantaisie et nostalgie. Jack Rollan qui saluait toute une époque passée en chantonnant Addio Vespa, écrivait aussi : « Je n’aime pas mon cœur/tabernacle d’un culte/où mon enfance en pleurs/déteste cet adulte/qui rate son bonheur », ou sous le titre d’Insomnie : « Je ne supporte pas/le bruit de cette rue, où je m’endors tout seul/où je m’endors sans toi/Je ne supporte pas/mon drap de toile écrue/ qui me fait un linceul/ puisque j’y dors sans toi »…


    Coup de foudre

    C’est affreux de penser à vous
    Sachant qu’il faut y renoncer
    Puisque ma vie arrive au bout
    Alors que vous la commencez…

    C’est affreux qu’un regard si doux
    Puisse à ce point vous transpercer
    Que le cœur en a comme un trou
    Que plus rien ne pourra panser…

    C’est affreux de savoir que tout
    Nous sépare et peut vous blesser
    Qu’un mot trop fort, qu’un mot trop fou
    Pourrait à jamais vous chasser…

    C’est affreux de rêver de vous
    Vous caresser, vous enlacer
    Et de se réveiller debout
    Tandis que vous disparaissez…

    C’est affreux de penser à vous
    Mais plus affreux est de penser
    Que j’aurais pu mourir sans vous
    Avoir vue un instant passer…

  • Neige à la Désirade


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    Du meilleur moment de parler de l’été selon Audiberti. De L’élégance du hérisson et d’une apparition onirique de René Char et d’Eric Rohmer barbu.
    « Le meilleur moment pour parler de l’été c’est quand la neige tombe », écrit Audiberti au début de L’Opéra du monde, et c’est en regardant la neige tomber ce lundi de Pentecôte sur La Désirade que, me rappelant deux rêves de la nuit passée, je me suis enfin lancé dans la lecture de L’ Elégance du hérisson de Muriel Barbery, sous l’impulsion de la foule du premier rêve.
    Ils étaient 200.000 à scander sous mes fenêtres : « Hérisson Pré-si-dent, Hérisson, Pré-si-dent », et du coup je me suis rappelé ce roman que j’avais commencé de lire une première fois à la rentrée d’automne et qui m’avait immédiatement fait sourire, mais qui se trouva bousculé par l’arrivage suivant et, comme trop souvent, resta sur le rayon kilométrique des « à lire bientôt» alors que le livre, oublié des prix de fin d’année, faisait son chemin et caracole aujourd’hui encore, plébiscité par le public, en tête de gondole.
    Il y a dans L’élégance du hérisson tout ce que j’aime dans la France de Marcel Aymé : une écriture claire et fluide, un allant narratif apparemment débonnaire et qui bouge aussi aristocratiquement qu’une danseuse de Degas, un appareillage d’observation qui scanne illico les milieux contigus les plus divers (ici la loge d’une concierge et huit apparts de grande bourgeoisie où l’on croit comprendre le peuple), joue de malice avec les paradoxes (la concierge lit Marx pour mieux en relever les impasses et compte une petite fille géniale au nombre des enfants des ses patrons), satisfaisant en outre aux deux conditions que Pierre Gripari me disait le B.A BA du roman, à savoir : avoir des choses à dire et avoir quelque chose à raconter. Muriel Barbery, sous les apparences d’une femme française de notre temps, est une fabuliste alerte à la La Fontaine ainsi qu’une poétesse japonaise, une conteuse berbère des ruelles chics de Barbès et l’avatar dégraissé d’un Jules Romains lancé dans le premier tome des Femmes de bonne volonté…
    Son roman est un pur délice, que rehausse le confort de se trouver à l’abri quand la neige tombe à poings fermés. Je ne l’eusse pas lu avec autant de ravissement sur les dunes ventées de Cap d’Agde. Je vais l’achever et y reviendrai en ces carnets virtuels par le détail, car c’est le détail qui compte dans un tel livre. Fine mouche au possible, Muriel Barbery a quelque chose aussi d’Amélie Nothomb, mais c’est Amélie avec plus de détails et plus de pâte humaine, plus de grâce ailée dans la manière et plus de tonus dans le développé, plus d’élégance dans le hérisson.
    Le second rêve de la nuit dernière m’a fait me trouver à la table de René Char et d’Eric Rohmer, tous deux en manteaux d’hiver, donc ce devait être l’été. Tous deux faisaient plus de deux mètres et dépassaient donc toutes les têtes, dans ce café populaire de France latérale. C’est ainsi qu’ils se sont reconnus et embrassés par-dessus tout le monde. Eric Rohmer était barbu et souhaitait bon anniversaire à René Char. Donc ce devait être le 14 juin, jour de mon propre anniversaire et veille de l’anniversaire de Johnny Hallyday, sept jours avant celui de Jean-Sol Partre, mais je me la suis coincée…
    Muriel Barbery, L’élégance du hérisson. Gallimard, 359p.

  • La Quadrature du Cercle

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    Un fichu questionnaire circule ces nuits sur la blogosphère. Juan Asensio, dit Le Stalker ( http://stalker.hautetfort.com/ ) m’ayant défié d’y jouer, j’y joue, en dépit du caractère incompossible de l'exercice.

    ccbe3dad75411eabbb6bf091672caebf.jpgLes quatre (entre 40 autres) livres de mon enfance :

    Londubec et Poutillon
    Les Aventures de Papelucho
    Mayne Red, Winnetou
    Jules Verne, Michel Strogoff


    Les quatre écrivains (entre 400 autres) que je lirai et relirai encore :

    73a6e5886c7e95bdc511ae84c8b2e9fa.jpgCharles-Albert Cingria
    Stanislaw Ignacy Witkiewicz
    Vassily Rozanov
    Ramon Gomez de La Serna

    818be49ee1880bfb554622ac526cfec3.jpgLes quatre auteurs (entre 4000 autres) que je ne lirai [de toute évidence] plus jamais :
    Vladimir Illitch Oulianov, dit Lénine, Les insectes nuisibles ou comment s’en débarrasser.
    Joseph Dougatchvili, dit Staline. Les purges de Babouchka et autres recettes.
    Adolph Hitler. Für eine Totale Lösung aller Kleinen Problemen.
    Mao Tsé-toung, Le Club des Quatre.

    Les quatre premiers livres (entre 40.000 autres) de ma liste à (re)lire :
    Léon Tolstoï, Don Quichotte.
    Maurice G. Dantec, La Divine Comédie.
    Blaise Pascal, Les Essais.
    Louis-Ferdinand Céline, A la Recherche du Temps perdu.

    1b18317d99f56084217080f8bec647e3.jpgLes quatre « livres » (entre 400.000 autres) que j'ai emportés sur l’île déserte où je réponds à ce fichu questionnaire :
    Le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey
    La Bibliothèque de Babel, édition virtuelle de 2033.
    La Bibliothèque d’Alexandrie, avant l’incendie, réédition clandestine sur papier Bible, avec La Bible en bonus, 666 e-books.
    Ma Bibliothèque de La Désirade numérisée, avec copie en braille pour le cas où…

    76292db3b4adc9f1f5fd3251a089f22b.jpgLes derniers mots d'un de mes livres préférés :
    « Demain, demain, tout sera fini ! ». Dans Le Joueur de Dostoïevski (le seul que j’aie sous la main sur l’ile déserte où je réponds à ce fichu questionnaire…)

    Les plus de quatre  lecteurs (entre 4.000.000 d’autres) que je prie de mettre en ligne leurs réponses sur leurs blogs respectifs:

    Joseph Vebret : http://vebret.typepad.fr Joël Perino: http://perinet.blogspirit.com Raymond Alcovère : http://raymondalcovere.hautetfort.com Bona Mangangu:http://etsilabeaute.hautetfort.com Pierre Cormary: http://pierrecormary.blogspirit.com/ Christian Cottet-Emard: http://cottetemard.hautetfort.com/ Jean-Jacques Nuel: http://nuel.hautetfort.com/ Nicolas Verdan: http://byblos.hautetfort.com/ Mike: http://deathpoe.hautetfort.com/ Alain Bagnoud: http://www.blogg.org/blog-50350.html L'Ornithorynque: http://ornithorynque.hautetfort.com/