Lettres de jeunesse de Dominique de Roux; un grand style à sa source.
Il y a des phrases qui respirent, qui pulsent et qui exultent, qui bondissent et retombent à tout coup sur la bonne patte, des phrases qui vivent et rebondissent de trouvaille en trouvaille, et c’est cela tout de suite qu’on se dit à la lecture des phrases de ce gamin de dix-huit ans qui écrit à sa tante Gabrielle de Lestapis en juin 1953 de Paris: « L’ombre froide du printemps, des éclaircie de bruit, de vent est partie. Et le ciel parisien est redevenu fidèle à son habitude ironique ». Le môme va passer bientôt son bac et il écrit en tâchant de s’en persuader : « Il faut travailler sinon par goût, au moins par désespoir pudique, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser ». Mais bientôt il devra se justifier sans conviction après les « traumatismes post-opératoires du bachot » qu’il a loupé : « Je commence à croire que le bac est devenu, de nos temps, l’injuste privilège de bien des tristes sires ».
Dominique de Roux à dix-huit ans était un écrivain au style quasiment coulé dans l’or fin vibrant et fluide. Ses lettres à sa tante, les premières réunies dans ce recueil (1953-1977), sont d’une extraordinaire sûreté de plume, mêlant la grâce et le naturel, la tendresse pour sa destinataire et la rosserie pour leur entourage, enfin une capacité d’invention verbale, une puissance d’évocation bonnement saisissantes, à peu près à jet continu.
Dans le registre bucolique - car on découvre en effet un contemplatif amoureux de la campagne -, le jeune fils de famille (frère d’une floppée de garçons dont plusieurs mourront aussi tôt que lui) est d’un romantisme sans mièvrerie : « Je suis arrivé en Charente le soir même et je suis arrivé à la maison à pas lents par la vieille route, tout seul. Une bicyclette même m’aurait importuné. Je sentais venir une minute de génie : je veux dire de pleine conscience. Je sentais avec allègement qu’il ne ferait pas d’orage en montant ce vieux chemin entre les ronces, ces roses de village. Je me dégageais de ma manière, je me purifiais. Je regardais les alouettes. Un merle s’envola. J’ai cherché les tourterelles invisibles. Tout à coup, elles sont parties de l’arbre où je les entendais sans les voir. Voyez-vous, je n’aime que la campagne… »
Et plus loin, en août 53 : «Et je rêve dans cette campagne où les rayons du soleil automnal semblent s’attarder à plaisir sous un ciel déjà verdâtre, où des nuages flottent comme des continents en voyage. Depuis août, toujours le même ciel d’un bleu de blouse paysanne et qui déverse un flot de soleil et les prés qui étaient admirables, verts et doux à l’œil, bien couchés en long et en large, ces prés où pâturent des centaines de vaches qui n’ont pour limites que les bois, sont devenus vert de gri. Les « vacanciers » du bord de la Charente portent ventre ou poitrine en bandoulière, avec le charme infini et mystérieux qui tient dans la régularité et la symétrie de ces ostensoirs robustes, à l’air désoeuvré et nostalgique, ceux-là qui ne rêvent qu’Ambre solaire et ne savent pas goûter les ténèbres vertes dans les soirs humides de la belle saison. »
Plus loin encore : «Depuis, il a plu. Les arbres immobiles, anxieux, se sont agités bientôt de joie et leurs feuilles se sont bientôt offertes à la pluie comme des langues. Le temps a mal au cœur, mais c’est si agréable de voir la terre boire et de sentir ces effluves qui remontent des feuilles mouillées et du bois mort ».
Ce n’est qu’un tout début. C’est Dominique aux champs. Ensuite il y aura Londres. Ensuite il y aura l’Algérie. Ensuite il y aura des femmes et de grands projets littéraires, les débuts de L’Herne, Bernanos et Pound, ensuite il y aura la vie.
Je n’en suis qu’à la page 50 et déjà j’ai le sentiment d’avoir découvert un tout autre homme que celui que je connaissais un peu pour l’avoir rencontré, un peu plus pour l’avoir beaucoup lu, mais dont Jean-Luc Barré, qui a établi et préfacé ce recueil épistolaire, a mille fois raison de souligner le caractère éminemment secret, et par conséquent l’importance capitale de ces lettres en tant que « mémoires intérieurs… »
Dominique de Roux. Il faut partir. Correspondances inédites 1953- 1977.
Préface de Jean-Luc Barré. Fayard, 415p.
Dominique de Roux en 1970.
Littérature - Page 35
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Dominique aux champs
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Le point de vue du chat
Des chats et des hommes, de Patricia Highsmith
Lorsqu’on lui demandait de se situer par rapport à l’assassin et à sa victime, Patricia Highsmith prenait plutôt le parti du chat, c’est à savoir qu’elle invoquait un sens commun certes épris de justice mais plus encore soucieux des égards que chacun doit à un être vivant, qu’il soit roi de Birmanie ou chat siamois. C’était aussi, en somme, le point de vue de l’écrivain non sentimental mais capable des sentiments les plus délicats.
Dans Un truc rapporté par le chat, la première des nouvelles réunies dans ce recueil orné de quelques portraits de chats crayonnés par la romancière, une question morale est posée implicitement sous le regard d’un chat taiseux mais qui n’en songe pas moins peut-être (sait-on ?), laquelle consiste à démêler s’il faut absolument dénoncer le meurtrier, qui s’est lui-même désigné, d’un sale con, alors que les circonstances incitent à penser que l’élimination du fâcheux pourrait rester justement impunie. La conclusion de la nouvelle chiffonnera les vertueux, qui pensent qu’une vie est une vie et qu’un meurtre est un meurtre, mais le chat n’a fait que fournir l’indice et il se tamponne les coussinets de ce qu’il adviendra du meurtrier-justicier, du genre sympa.
La deuxième nouvelle implique plus directement le chat Ming, amoureux de sa maîtresse qui a le tort de l’être aussi d’un sinistre bipède prénommé Teddie. Ici, c’est le chat qui fait justice, et personne ne lui donnera tort.
Or faut-il donner tort, précisément, à l’éditeur de ficeler cet ensemble un peu bancal de deux nouvelles déjà parues en recueils (La proie du chat et Le rat de Venise, épuisés dit-on, mais pourquoi ne pas les rééditer ?), d’une nouvelle inédite en français qui sent tout de même le fond de tiroir (Le nichoir était vide), de trois poèmes qui n’en sont pas vraiment en dépit d’une ou deux fulgurances et d’un essai intitulé De l’art de vivre avec les chats qui marque bien, quoique sans originalité folle, ce qui distingue le chat du chien et de la machine à coudre ? Non, l’éditeur a raison : il fallait publier ce petit livre paru en allemand, à l’enseigne de la grande maison Diogenes de Zurich, qui détient les droits mondiaux de dame Patty, sous le titre de Katzen. Il ne faut pas que la France soit trop à la traîne de la Suisse allemande dans la défense de Patricia Highsmith, en attendant la parution de la grande biographie annoncée de celle-ci où l’on apprendra quelle chatte chaude était cette souris d'encre recuite d’ambre de scotch…
Patricia Highsmith. Des chats et des hommes. Traduit de l’anglais par Ronald Blunden, Calmann-Lévy,135p.
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Les gens d'en face
De ma fenêtre sur la rue, à l’Hôtel Bonaparte, je regardais les gens d’en face comme d’une loge de théâtre, en me rappelant le début de La fenêtre des Rouet, de Simenon, avec la vieille fille dont les séances de voyeurisme me sont comme l’évocation mimétique de l’observation du romancier lui-même.
Savoir qui soupire à l’instant dans la chambre voisine, deviner ce que les gens d’en face se disent dans cette pièce aux murs mauves du plafond de laquelle pend une suspension à décoration de guipure (elle a l’air de la mère, lui du fils), imaginer ce qui se trame derrière les rideaux gris d’à-côté ne laissant voir que des ombres, et de l’autre à quel samedi soir se prépare cette femme encore jeune qui va et vient depuis une heure d’une pièce de derrière qui doit être sa salle de bain à la chambre éclairée donnant sur la rue - savoir tout ça... -
Nancy Huston grand angle
Défense de la « littérature-monde »
Son dernier roman, Lignes de faille, a enflammé le public et la critique: Prix Femina 2006, une quinzaine de traductions, plus de 220.000 exemplaires vendus à ce jour. Son œuvre illustre la « littérature-monde », dont elle a signé récemment le manifeste réunissant 44 écrivains de langue française.
Pour une littérature française plus ouverte au monde et plus nourrie de l’expérience commune; contre le parisianisme nombriliste et la survivance, dans la francophonie institutionnelle, d’un paternalisme relevant de l’ancien impérialisme français: telles sont, entre autres, les axes d’un manifeste lancé par Michel Le Bris, fondateur du festival Etonnants voyageurs, et Jean Rouaud, publié dans Le Monde des Livres du 15 mars dernier et signé par 44 écrivains de renom, au nombre desquels J.M.G. Le Clézio, Tahar Ben Jelloun, Edouard Glissant, Amin Maalouf et Nancy Huston.
- Qu’est-ce pour vous, Nancy, que la littérature-monde en langue française ?
- Lorsque Michel Le Bris m’a contactée pour que je m’exprime à ce propos dans un recueil-manifeste à paraître chez Gallimard, j’ai répondu de façon assez agressive en affirmant que je ne me sentais guère portée à faire, en français, l’éloge de la langue française, n’étant pas secrétaire perpétuelle de l’Académie française. De manière provocatrice, j’ai intitulé cela Pardon my french, en utilisant une expression qui, en anglais, signifie que vous allez proférer une grossièreté. Je disais ensuite que je n’aspirais aucunement à faire partie d’une francophonie littéraire et que j’en avais marre des étiquettes, que ce qui m’intéressait était la communication dans toutes les langues, de la circulation des émotions et des idées. Or Michel Le bris m’a rappelée pour me dire que j’enfonçais une porte ouverte puisque c’était son point de départ, et il m’a envoyé sa contribution qui représentait le manifeste en plus développé: un grand et beau texte qui m’a soufflée.Il y était dit, notamment, que tous les écrivains français n’aspirent pas à faire partie du cénacle parisien. Au contraire: que certains trouvent que les choses les plus intéressantes en langue française viennent souvent d’ailleurs ou d’origines mixtes. Par ma vie personnelle et par mes goûts littéraires, je me suis toujours sentie proche des gens qui ne sont pas enracinés mais divisés et qui ont plus d’un point de vue sur le monde. Je n’ai rien contre les littératures enracinées, mais je me sens plus proche des écrivains divisés ou « pulvérisés », comme un Romain Gary. Même un Sartre, qui prônait l’auto-engendrement, était fondamentalement enraciné, n’était-ce que par son ignorance des langues étrangères. Chaque fois que j’ai été en position de défendre la francophonie, je me sentais mal à l’aise. Je ne conçois pas que le fait d’être francophone ou francophile intervienne dans ma qualité d’écrivain. Au Canada, je suis une anglophone, et en France je ne suis pas une francophone. Je comprends certes le réflexe de défenses des francophones canadiens par rapport à l’océan anglophone qui les entoure, mais je garde la conscience du caractère mouvant de notre rapport à la langue et à l’identité, et par ailleurs j’ai toujours été opposée à toute forme de nationalisme agressif; les gens qui sont fiers d’eux et roulent les mécaniques me mettent mal à l’aise, mais je comprends que la francophonie au Québec doive être inscrite dans les lois. Cela n’est pas qu’une affaire de langue, mais d’histoire, de politique et de mode - de culture au sens large.
- Le Secrétaire général de la francophonie, Abdou Diouf, a réagi violement à ce manifeste, en accusant ses auteurs de se faire les fossoyeurs de la francophonie. Comment réagissez-vous ?
- Il ne s’agit pas du tout de s’attaquer à la notion de francophonie, mais à la relégation de celle-ci dans les marges. Pour Michel Le Bris et Jean Rouaud, il s’agit de faire prendre conscience, aux écrivains français actuels, qu’ils font partie d’un ensemble beaucoup plus vaste et vivace. La littérature française n’est pas appelée à intégrer, ou non, les écrivains d’horizons divers, mais il faut au contraire qu’elle s’ouvre à l’étendue de la langue française dans le monde. Lorsque j’ai donné la deuxième version remaniée de mon texte pour le fameux recueil, je l’ai intitulé Traduttore non è tradittore, en faisant l’éloge de la traduction. Je fais partie des écrivains qui se traduisent eux-mêmes, autant qu’ils en traduisent d’autres. J’ai traduit divers livres vers l’anglais et d’autres dans l’autre sens et pense que la littérature est faite de ces échanges. En tant que femme, on semble encore plus porté à me mettre une étiquette. Lorsque j’ai eu le prix Femina, d’aucuns ont chanté cocorico pour la francophonie. Un michel Tremblay s'est félicité au nom du Québec. Ainsi de suite. Je ne prétends aucunement incarner « le monde », mais j’aimerais qu’on admette que la diversité de langue ou d’identité soit considéré comme un « plus », et non comme une façon de s’immiscer avec opportunisme dans telle ou telle culture. En ce qui me concerne, que ce soit en France ou au Canada, le fait que je pratique les deux langues et que je me traduise moi-même fait que je ne suis jamais du « bon côté ». L’autre chose que j’ai essayé de dire dans mon intervention, c’est qu’on a la nationalité des ceux qui nous aiment. Je me sens ainsi participer de la littérature francophone dans la mesure où, avec des livres traduits dans une vingtaine de langues, je suis beaucoup plus appréciée au Québec, en France, en Belgique ou en Suisse qu’aux Etat-Unis. Depuis 25 ans que je vais dans les groupes, les prisons, les écoles, je me suis immergée dans la culture française. Les Français pensent parfois qu’avec mon nom je suis une romancière célèbre aux Etats-Unis, ce qui n’est pas du tout le cas. Or il me semble qu’il est encore plus difficile, pour une femme, de faire admettre cette multiplicité.
- Qu’en est-il de votre propre rapport, intime, avec l’écriture en langue française ?
- Je choisis la langue en fonction de celle que parlent mes personnages, puis je me traduis. Lignes de faille est entièrement écrit en anglais, mais il n’a pas encore paru en anglais. Le premier chapitre n’a pas paru assez « politiquement correct » à mon éditeur de Toronto pour être accepté tel quel, et nous avons approché vainement une vingtaine d’éditeurs américains. Après le Femina, l'éditeur canadien s'est cependant décidé. Ce qui m’étonne, c’est que le regard de Sol, dans ce premier chapitre, n’est qu’un des aspects de l’image multiple que je donne de la réalité américaine. C’est en ce sens que je me sens appartenir à la culture française et à l'Europe des Lumières.
- Quel regard portez-vous sur la littérature française contemporaine ?
- J’en ai beaucoup parlé, déjà dans Professeurs de désespoir. Le nihilisme n’est pas, évidemment la seule tendance de la littérature française actuelle, mais on la voit très présente lorsqu’un Arnaud Cathrine, que j’apprécie beaucoup par ailleurs, est porté aux nues pour son décevant dernier roman, La disparition de Richard Taylor. Le consensus critique prône en effet la détestation des familles, la solitude orgueilleuse, le constat que la vie n’a pas de sens, que tous les liens humains sont des compromis. Par ailleurs, je suis peu attirée par l’autofiction. En gros, mon sentiment intime est que les écrivains français actuels ne se fatiguent pas, surtout la jeune génération. Ils se donnent de petites tâches et les remplissent bien, mais personne ne semble avoir le courage de se lancer dans une entreprise d’envergure, une vaste fresque qui demanderait un effort sur la durée, impliquant non pas de parler de la solitude mais de vivre dans la solitude. Cela dit je ne lis pas tout, mais ce n’est sans doute pas un hasard si un jeune écrivain comme Yann Apperry, l’auteur franco-américain de Farrago, m'épate par l'inventivité romanesque qu'il déploie, comme m'enthousiasme celle de Jonathan Safran Foer, dont la formidable liberté n’a guère d’égale en France. Aussi, je me sens beaucoup plus proche d’une Zadie Smith que d’une Christine Angot. Par ailleurs, mon identité mouvante ne m’empêche pas d’apprécier énormément une Toni Morrison, bien enracinée pour sa part. Enfin, vous savez, on se rend compte en voyageant que l’approche de la littérature est une chose très relative. Ainsi, me trouvant il y a quelque temps à Durban, je me suis rendu compte que mes petites histoires occidentales et européennes, dans Lignes de faille, intéressaient beaucoup moins les femmes africaines que mes positions d’essayiste sur la condition féminine…
Nancy Huston en dix dates
1953 - Née à Calgary, en Alberta (Canada anglais). Abandonnée par sa mère, l’adolescente suit son père aux Etats-Unis.
1973 - S’installe à Paris, où elle finit ses études, notamment auprès de Roland Barthes. Y rencontre le sémiologue et essayiste bulgare Tzvetan Todorov, dont elle partage la vie.
1979 – Premier essai: Jouer au papa et à l’amant. « Autant je ne regrette en rien mon engagement féministe, autant je suis critique à l'égard de mon gauchisme. »
1981 - Premier roman, Les variations Goldberg. Nancy Huston est également musicienne, pratiquant la flûte et le piano.
1993 – Prix du Gouverneur général (Canada) pour Cantique des plaines.
1996 – Prix Goncourt des lycéens et Prix du Livre Inter pour Instrument des ténèbres.
1999 - L’empreinte de l’ange obtient le Grand prix des lectrices d’Elle. Un choix de ses essais est réuni dans Désirs et réalités (1978-1994). Docteur honoris causa de l’université de Montréal.
2004 - Professeurs de désespoir, essai-pamphlet contre les chantres littéraires du négativisme.
2006 - Son roman Lignes de faille, grand succès de librairie, obtient le prix Femina. Une quinzaine de traductions en cours.
Une version raccourcie de cet entretien, réalisé à paris le 30 mars, a été publié dans l’édition de 24Heures du 3 avril 2007. -
Vers la littérature-monde
Jonathan Littell, Nancy Huston et Alain Mabanckou
vivifient la littérature de langue française
L’attribution de quatre prix littéraires des plus prestigieux, cet automne, à l’Américain Jonathan Littell (Prix Goncourt et Grand Prix du roman de l’Académie française), à la Canadienne-Française Nancy Huston (Prix Femina) et au Congolais-Français Alain Mabanckou (Prix Renaudot), fait figure d’événement significatif dans une France littéraire en perte de vitesse. Ainsi que l’auteur des Bienveillantes le relevait lui-même dans un entretien exclusif accordé au Monde (en date du jeudi 17 novembre dernier), les ténors de la littérature mondiale actuelle ne sont pas français mais le plus souvent issus de pays ou de grands chocs suscitent des œuvres fortes. C’est Amos Oz l’Israélien ou Orhan Pamuk le Turc, les Sud-Africains Nadine Gordimer ou J.M. Coetzee consacrés par le Nobel, Philip Roth et John Updike ou Joyce Carol Oates entre vingt autres Américains passionnants, le Nigérien Wole Soyinka ou le Portugais Antonio Lobo Antunes, et nous en passons. Cela ne signifie pas pour autant que la France littéraire actuelle soit sans intérêt, loin de là : les écrivains de qualité y foisonnent, mais les voix de portée « universelle » n’y sont plus, comparables à l’extraordinaire pléiade de la première moitié du XXe siècle, de Proust à Bernanos en passant par Céline, Gide, Malraux, Camus et tant d’autres.
Or, en dépit d’un indéniable creux de vague (y a –t-il aujourd’hui un seul grand écrivain français vivant de moins de 80 ans ?), le milieu littéraire français continue de pontifier comme si Paris restait le centre du monde et l’étalon du goût et de la qualité.
Il est cependant émouvant, et même admirable, qu’à une époque où toute une société littéraire française tend à disparaître, avec ce qu’elle avait de peut-être désuet mais aussi de fidèlement respectueux, le roman d’un jeune Américain soit couronné par deux académies. Est-ce à dire que Jonathan Littell renouvelle notre langue ? Nullement. En revanche, c’est bien dans notre langue que le jeune écrivain produit Les Bienveilllantes, cette œuvre puissante et dérangeante qui exorcise la double régression des crimes collectifs du XXe siècle et de l’éternel inceste, en invoquant les sources de la tragédie grecque. S’il ne réinvente pas notre langue, Littell la tire vers l’universel et sans doute cela fera-t-il voyager son livre autour du monde. D’une façon analogue, ce n’est pas l’originalité d’un style qui vaut la reconnaissance à Nancy Huston mais la même haute ambition de retracer quelques destinées individuelles à travers le même XXe siècle. Enfin, la source de l’Afrique ancestrale irrigue l’imaginaire et la langue d’Alain Mabanckou, avec une vitalité que trop souvent Paris sous-estime, comme il en va de tant d’œuvres francophones.
Lors du Festival de littérature francophone qui se tint ce printemps à l’enseigne du Salon du livre de Paris, Bernard Pivot s’est félicité, en présence d’Alain Mabanckou qu’il a défendu dès ses débuts, de l’enrichissement de la littérature française par ses « périphéries ». Reste à constater que lesdites « périphéries » pourraient bien devenir centrales, au dam d’écrivains français de France qui continuent de se considérer comme le nombril de la République des lettres. Ainsi, au frileux frisson d’horreur qui secoue l’académicien ex-avant-gardiste Alain Robbe-Grillet lorsque Tahar Ben Jelloun se risque à lui demander s’il se tient lui-même pour francophone, s’oppose l’ouverture au monde, la générosité et le sérieux d’écrivains « multiculturels » qui revivifient la littérature en train de se faire.Cette chronque a paru dans l'édition de 24Heures du 25 novembre 2006.
A suivre ces tout prochains jours: un entretien avec Nancy Huston sur le thème de la littérature-monde, réalisé le 30 mars 2007 à Paris
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Théâtre sous le drap
La Chambre, de Philippe Bonilo. Premier roman, fine merveille...
«Sais-tu quelle est ma grande terreur?», lui demande-t-elle.
Et lui de répéter sans point d’interrogation: «Ta grande terreur».
Alors elle: «Pas tant de vieillir que d’être amenée en avançant dans l’âge, même si je m’améliore, même si je me rapproche de ton idéal de femme, à trahir celle que je suis aujourd’hui, heureuse, à toi. Je déteste cette femme accomplie que je serai demain, car tu la préféreras à moi, et que tu auras de bons motifs pour qu’il en soit ainsi.»
Et lui: «Je t’aimerai toujours».
Alors elle: «Ce n’est pas une consolation, tu me suivrais jusqu’à la mort, comme le petit chien perdu que tu es».
Il est le plus avancé en âge, elle presque une femme enfant dont il aimerait pourtant des enfants, mais elle veut tout et rien que le présent à présent: «Si tu m’aimes, tu peux, mon préféré, mon choisi, me rendre éternelle, ne t’endors jamais, regarde-moi toujours, ne t’éloigne de moi pas plus loin que de la longueur de ton bras, écoute-moi respirer, contemple-moi, veille sur mon sommeil, ne m’abandonne pas à mes démons, parle-moi, parle-moi sans cesse, fais-moi jouir chaque fois que tu me prends et plusieurs fois à la suite, comme tout à l’heure, mon bel étalon, c’est mon dû, je veux de beaux orgasmes».
Ils sont deux dans la chambre, lui et elle. Leur parole alternée dit tout comme au théâtre de sous le drap, dans une lumière douce, à la fois obscène et chaste. Ils jouent à se découvrir en se racontant ce qu’ils faisaient tel jour de leur enfance, ils jouent à se faire peur pour se conforter dans l’évidence qu’ils s’aiment plus qu’ils ne se le figurent, ils sont alternativement le faible et le fort, l’enfance et la vieillesse, ils ne cessent de parler et c’est une musique, c’est le silence des peaux et des regards, c’est le babil des lèvres et des paupières.
Lui: «Tu es plus désirable que jamais, tout éclairée de l’intérieur».
Elle: «Sommes-nous d’après toi en train de faire l’amour?»
Lui. «En bavardant de la sorte?»
Elle: «Oui.»
Lui: «Oui.»
Elle: «Alors pourquoi tu te tais?»
Lui: «Je pense à toi».
Elle: «Ne me pense pas, regarde-moi, prends-moi comme je suis, quand tu penses à moi, j’ai comme une absence, je cris que tu m’ignores».
Lui: «Jamais je n’ai vu personne avant toi».
Elle sans point d’interrogation: «Pas même ton visage dans la glace».
Lui: «Pas même».
Alors elle: «Tu as tort, tu es beau, j’aime me regarder dans la glace, ça m’excite comme si je voyais quelqu’un d’autre, tu trouves que je suis trop sexuelle, c’est beau un corps nu, se dire que c’est le sien, c’0est encore pire, tu sais pourquoi, monsieur je sais tout?»
Lui: «Demande-le au pape, il te répondra»…
Il y en a comme ça 66 pages, d’une eau limpide et vive qui traverse une intimité partagée pendant une vie entière, car la jeune femme enfant est à la fin une femme mûre qui a enfanté et par la chair et par l’imagination de tout ce qu’il est possible d’imaginer entre deux amants éternels piégés dans la chambre du Temps.
C’est le premier livre de Philippe Bonilo. C’est un chant d’amour dont l’immanence radieuse, mais incarnée donc cernée de vertiges et voilée de mélancolie, est ressaisie poétiquement par l’architecture même du dialogue. Cela existe dans l’instant donné et dans le Temps déployé. C'est une fine merveille qui vaut toutes les têtes de gondoles du moment…
Philippe Bonilo. La Chambre. Arléa. 66p.
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Fantaisies de Stendhal
Les Privilèges, ou ce que God en accordera...
« Mon souverain plaisir serait de me changer en un long Allemand blond et me promener ainsi dans Paris », écrivait Henri Beyle dans son journal, mais le premier des vingt-trois articles réunis sous le titre de Privilèges, qu’il jeta sur le papier d’un jet le 18 avril 1840 à Rome, deux ans avant la crise d’apoplexie qui le terrassa, est plus immédiatement explicite dans sa requête à God : « Jamais de douleur sérieuse, jusqu’à une vieillesse fort avancée ; alors, non douleur, mais mort par apoplexie, au lit, pendant le sommeil, sans aucune douleur morale ou physique. » On constate post mortem que God fut bon prince en matière de conclusion, mais la suite de ces requêtes sera plus inattendue, voire délirante, au point d’y faire voir à certains du rimbaldisme avant la lettre, alors que Jean Starobinski y décèle un texte faustien.
S’il ne lésine pas sur l’utopie, Stendhal aimerait que les privilèges accordés par God fussent discret : « Les miracles suivants ne seront aperçus ni soupçonnés par personne ». Dès l’article 3, l’amoureux quelque peu défaillant qu’il est devenu se montre à la fois précis et nuancé en attendant le viagra : « La mentula, comme le doigt indicateur pour la dureté et pour le mouvement, cela à volonté. La forme, deux pouces de plus que l’article, même grosseur. Mais plaisir par la mentula, seulement deux fois la semaine ». La suite est plus originale : « Vingt fois par an le privilégié pourra se changer en l’être qu’il voudra, pourvu que cet être existe. Cent fois par an, il saura pour vingt-quatre heures la langue qu’il voudra ». Là ça devient le rêve : parler tous les trois jours le tahitien ou le télougou, le malayam ou le sumérien…
Les vœux de Stendhal ne sont pas que physiques et moraux, puisque « tous les jours, à deux heures du matin, le privilégié trouvera dans sa poche un napoléon d’or, plus la valeur de quarante francs en monnaie courante, d’argent du pays où il se trouve ». De surcroît, le privilège du privilégié rebondira parfois sur autrui ou sur l’animal : « L’animal monté par la privilégié ou tirant le véhicule qui le porte ne sera jamais malade, ne tombera jamais ». Inversement, une certaine bague et une certaine formule permettra au privilégié de se débarrasser, à six mètres à la ronde, des puces et des morpions, rats et raseurs, comme il pourra changer un chien en une femme belle ou laide, selon l’humeur ou l’usage.
Ces folles requêtes se parent, ici et là, d’une aura mélancolique, comme celle de l’article 20 : « Le privilégié ne sera jamais plus malheureux qu’il ne l’a été du 1er août 1839 au 1er avril 1840 ». On se rappelle que ces Privilèges furent rédigés le 10 avril 1840…
Il faut citer aussi tout l’article 21 pour évaluer le départ et les nuances de ces requêtes : « Vingt fois par an, le privilégié pourra deviner la pensée de toutes les personnes qui sont autour de lui à vingt pas de distance. Cent vingt fois par an, il pourra voir ce que fait actuellement la personne qu’il voudra ; il y a exception complète pour la femme qu’il aimera le mieux. Il y a encore exception pour les actions sales et dégoûtantes ».
On est tout rassuré. A cela près que le privilégié réclame aussi le droit de tuer un peu, de temps en temps (dix êtres humains par an, mais aucun auquel il aurait parlé), mais s’il peut prendre la vie il ne saurait dérober aucun objet : ses membres le lui refuseraient. Ainsi de suite…
Tel stendhalien (Victor Del Litto) voyait en ces Privilèges « un texte d’une importance capitale », mais en quoi donc ? Je me le demande. Il y a là, sûrement, une curiosité littéraire tout à fait étonnante, qu’on peut prendre comme un jeu ou comme une suite de rêveries à connotations confidentielles ou compulsives. « L’imagination surpuissante terrasse la désenchantement du monde, sa mesquinerie réduite », écrit Antoine de Baecque dans sa préface un brin ronflante qu’un autre stendhalien plus goguenard de ma connaissance, Paul Léautaud, eût probablement taxé de « littérature »…
Stendhal. Les Privilèges. Préface d’Antoine de Baecque. Rivages poche, Petite Bibliothèque, 61p. -
Mille pages de trop
Microfictions de Régis Jauffret, ou le réel fantasmé
Dans La littérature en péril, Tzvetan Todorov stigmatise la triple tendance marquée, dans le roman français contemporain, au formalisme tournant à vide, au nihilisme et au solipsisme. J’ai regretté, pour ma part, que l’essayiste n’ait pas illustré son propos par des exemples, mais on peut admettre, aussi, que le caractère surplombant et général de son propos suffise à l’amorce d’un débat qui se fera « sur pièces », comme y engage par exemple la lecture du dernier « roman » de Régis Jauffret, fort bien accueilli par le milieu médiatico-littéraire parisien et qui me semble, à moi, la parfaite illustration d’une littérature creuse, coupée du réel et modulant le solipsisme de l’auteur à proportion inverse de son intention affichée
L’idée du dernier livre de Régis Jauffret était pourtant intéressante, consistant à déployer une sorte de chronique kaléidoscopique qui modulerait tous les états de l’humanité sous forme de brefs récits sans liens apparents mais tenus ensemble par le pari fou de l’auteur de parler au nom de tout un chacun : « Je suis tout le monde ». Or dès le premier exergue, «Je est tout le monde et n’importe qui», cette nuance du « n’importe qui » annonce bel et bien la catastrophe, liée au fait qu’aux yeux de Jaufret «n’importe qui» est interchangeable, à commencer par ce type qui découvre un jour qu’il est Arthur Monin et qui s’évertue, dès lors, à le devenir, c’est-à-dire forcément rien.
Si c’est être forcément rien que de naître Arthur Monin, tous les «forcément» en découlent, qui relèvent non pas de l’observation de la vie mais d’un décret initial de l’auteur concluant à la nullité non seulement de tous les Arthur Monin mais de tous les profs et de tous les flics - forcément tarés et tortionnaires comme ce prof qui déteste ses élèves et baise sa collègue aux chiottes et ce flic américain dont le père est forcément du Ku Klux Klan et la mère forcément black battue -, de tous les pères et de tous les grands-pères, tel ce papy gentil qui recueille sa petite-fille maltraitée avec des attentions rares pour mieux se branler sur sa couette…
Ce n’est pas la noirceur de cet univers, bien entendu, qui me dérange et m’ennuie, mais le caractère absolument artificiel de cette noirceur. La noirceur est partie du monde, qu’on trouve à tous les coins de rue de la grande ville Littérature, chez James Ellroy ou chez Robin Cook, chez Patricia Highsmith ou chez James Lee Burke, mais tous ces auteurs disent la noirceur parce qu’ils en souffrent et la suent parce qu’ils la sentent, tandis que Régis Jaufret ne fait que noircir le réel pour se faire peur sans communiquer rien d’aucun sentiment de la réalité. Microfictions se veut un arpentage du monde et de ses milles horreurs et douleurs. Il n’est que le dégueuloir d’un littérateur dont le dégoût de la vie et des gens ne communique que le plus morne ennui. Bien entendu, ce livre a l’air de parler du réel, ainsi que le fantasment ceux qui restent claquemurés chez eux et se penchent à la fenêtre pour voir, là-bas, le miséreux ou la malvivante, et comme Régis Jauffret a l’air d’un écrivain (il l’a été et pas des moindres, dans ses premiers livres), et que son livre paraît dans le saint des saints de l'édition française, qui oserait dire que Microfictions n’est pas le top du top ?
Dans un entretien récent du Figaro sur l’état de la littérature française, Richard Millet, directeur de collection chez Gallimard, l'a d’ailleurs proclamé: que Régis Jauffret est des rares auteurs français dignes d'estime. Ceci en même temps, rappelons-le, que le même Millet (excellent homme de lettres lui aussi) déclarait qu’un Philip Roth écrit mal !
Eh bien, cher Tzvetan, voici très exactement où nous en sommes: à célébrer un livre pléthorique qui ne dit rien du réel (et par réel il va de soi qu’on entend tout le réel, qui englobe le dit du réel et tous les imaginaires connectés) et à stigmatiser le « mal écrire » d’un romancier dont tout l’effort depuis quarante ans a été de travailler sa réalité au corps et à la lettre en étendant de plus en plus le spectre de sa perception, de son petit moi masturbateur à ses couples puis à tous les milieux et tous les cercles concentriques de l’histoire réelle ou rêvée de l’Amérique contemporaine. Chers littérateurs du Quartier latin: comme vous écrivez bien, et combien vous nous rasez…
Régis Jauffret passe, depuis ses premiers livres, pour un écrivain à l’écoute des vies ordinaires, mais je vois de plus en plus, pour ma part, dans sa vision de la réalité, la seule projection systématique d’une maussaderie dépressive qui réduit ses personnages à des schémas, voire à des clichés. C’était déjà bien pénible dans Asile de fous, où la haine des familles perdait toute vraisemblance faute de nuances et de détails, et ce l’est plus encore dans ces Microfictions qui manquent également de nuances et de détails, mais aussi de vraie compassion et de vraie curiosité pour la vie des gens. Ceux-ci sont systématiquement moches, violents, abjects, ou au contraire victimisés par toutes les formes de pouvoir, mais jamais surprenants, jamais émouvants, jamais une chose et son contraire, jamais sentis réellement de l’intérieur, jamais vraiment libres ni vraiment vibrants de leur voix propre - les éléments contrapuntiques du dialogue étant eux-mêmes signes d'impersonnalité mortifère. Cela donne donc un livre surabondant en apparence et d’une étonnante pauvreté de réelles observations et de réelles émotions, pauvre en outre en sensations physique, pauvre en plaisir d'écriture – un livre écrit avec la tête qui ne pulse donc ni ne bande ni ne pue ni ne diffuse aucun parfum. Mille pages de trop ?
Régis Jauffret. Microfictions. Gallimard, 1027p. -
Grâce et tremblement
Heisei de Béatrice Rateboeuf
C’est au fond d’une tasse de porcelaine contenant son thé au lait du matin, et à la surface de laquelle elle a cru voir flotter un cheveu, lequel a peut-être coulé ensuite (« les cheveux coulent donc ? » se demande-elle aussi bien) puisqu’elle ne le voit plus, là au fond qu’elle découvre la calligraphie japonaise signifiant heisei, c’est à savoir calme, paix, sérénité, et ensuite on voit des mésanges et un début de jardin zen fait de lentilles et de cailloux jouxtant un pied de giroflée, il est question de pins nains et de feuilles miniatures, et tout aussitôt cette évocation rappelle à celle qui écrit que vers la fin d’une guerre « à bout de carburant, les villageois japonais récoltaient des quantités de racines de pin afin d’en extraire, dans la vapeur des cabanes dressées au bord des torrents, un mystérieux élément destiné à fabriquer une huile pour moteurs d’avion ». Dans la foulée on lit ce qui suit qui se précipite. « La vie d’un homme pèse le poids d’une plume », répétaient les gradés en électrisant à coups de formules bushido et de saké les pilotes sommairement entraînés, des kamikazes de 18 ans qui, à bord des vieux Zeke de Mitsubishi, se décrocheraient d’un point d’altitude et chuteraient vers la cible avec l’abandon d’un pétale qui tombe ».Puis on revient au bord du jardin zen aux mésanges : «Les aiguilles frappent à la vitre, les piafs picorent tout en appelant les autres, dès qu’ils sont cinq ou six ils se volent dans les plumes. Si sans lever les yeux je me déplace pour remplir à nouveau la théière, ils restent, si je fais un seul geste en les regardant ils s’enfuient. Homme ou animal, nous savons toujours si notre regard en a croisé un autre, même le temps d’une seconde, même dans la pénombre, même de loin. Mais à 9000 mètres d’altitude, les équipage des B-29 américains n’ont rien vu du visage des civils tournés vers le bleu limpide d’une matin de guerre ». Et le pilote de s’extasier : « Il faisait un temps de rêve ». On connaît la suite. Ou plutôt non : on sait les dates et le nombre des calcinés et des irradiés, mais le souvenir s’est perdu depuis longtemps, et plus précisément celui du nom de code de la nouvelle de ce 16 juillet 1945 : « Naissance bébé réussie ».
Béatrice Rateboeuf pratique une espèce d’écriture sacrée, en cela que le mystère de la présence s’y confond indissolublement avec l’évidence du pire, qui fait des quelque cinquante pages de ce petit livre une sorte de cristal physique et métaphysique à la fois, d’une forme étrangement aléatoire et surexacte dans la distribution musicale de ses séquences, de son rythme et de sa découpe verbale.
Il neige et des masseurs aveugles traversent le jour en même temps que reviennent des noms et des images, Little Boy est une bombe et les syllabes crues de Nagasaki claquent plus facilement que celles d’Hiroshima - mais allez, on ne fait que passer, juste une trace en passant sur son Mac : « Sur la blancheur de plume des pelouses, une cigogne en pièces détachées, ailes noires et long bec orange, s’anime au ralenti syncopé d’une paire de baguettes vermillon ».
Béatrice Rateboeuf. Heisei. Inventaire/Invention, 55p.
www.inventaire-invention.com -
Fécondations réciproques
Recherche du sauf, à propos de la Vita Nova.
L’absolu de l’Amour qui se dit avant de se chanter et de décrire ce qu’il chante et ce qu’il dit, entre palpitation de palpitant et sublimation spirituelle carabinée, module cette recherche d’une langue, au double sens du terme, que représente la Vita Nova de Dante, dont Mehdi Belhaj Kacem propose une nouvelle version que le postfacier de la traduction, Jean-Pierre Ferrini, dit une «version pop», alors que les libertés prises ne relèvent en rien d’aucune démagogie au goût du jour, dans l’esprit d’actualisation portant à faux de certains livres de la Bible réécrits ou de certains chapitres de la dernière traduction collective de l’Ulysse de Joyce.
N’étant pas du tout spécialiste patenté du dolce stil nuovo, mais connaissant un peu la musique de Dante et sa théologie amoureuse, je me contente d’apprécier les beautés et l’intelligence poétique de cette Vita Nova qui chante et ratiocine, alternativement, en rendant bien l’espèce d’hystérie physique, tremblante et même tourneboulante, qui anime le jeune homme pantelant d’amour et plus encore d’imagination de l’amour.
Or ce que je trouve aussi très bien dans cette transcription, c’est le souci savant qu’il y a là-dedans, chez Mehdi Belhaj Kacem, d’expliciter le sens du beau, dans une langue proche, en même temps qu’on sent l’autre langue encore vive, et le chant aussi trouve ici sa propre beauté, redoublée. Dès la première image onirique, d’une Béatrice entrevue en rêve en train de mastiquer un cœur de chair qu’on imagine bien rouge et bien élastique, l’aspect physique du poème, et d’autres incidences carrément physiologiques, entrent en balance avec les torsions et distorsions psychologiques, mentales et spirituelles du poète tout affairé à sublimer et à élever, de degré en degré, une relation amoureuse jamais avérée ni moins encore consommée, probablement à sens unique, pour en faire un soleil universel d’Amour mimant son Supermodèle divin. De la téléologie théologique de tout ça, je dois avouer que je me bats un peu l’œil, mais la quête de beauté qu’il y a là me botte en revanche, pour parler en « lingua volgare ».« Le souci esthétique est éthique », écrit Abdelwahab Meddeb dans un magnifique article intitulé Le sauf dans le dévasté. « Je dirais même que c’est l’esthétique qui conditionne l’éthique. C’est une des leçons que j’extrais de ma connaissance de l’islam. Disant cela, je n’ai aucun dessein à visée platonicienne, où le beau et le bien convergent avec le bon, comme le suggère pourtant la langue arabe qui, avec le mot hasan, agglomère les trois sens en un seul vocable. Dans la dévastation qui abîme notre monde et le mène au désastre, qui menace notre habiter en ce monde, face à une telle catastrophe, l’entretien, la sauvegarde, l’enrichissement de la beauté contribuent à préserver la part du sauf qui demeure dans la planète. Les actes liés à la beauté se constituent en eux-mêmes comme les emblèmes du sauf. La participation au maintien et à l’affermissement du beau mobilise les garde-fous qui ont pour vocation de nous prémunir contre l’emprise de la technique, de lui assigner des limites et des frontières, de prévenir ceux qui la manipulent de sa capacité destructrice jusque dans ses bienfaits et dans le confort qu’elle apporte aux humains ».
Et Meddeb d’ajouter ceci qui se rapporte exactement au travail de Mehdi Belhaj Kacem sur Dante : « Aussi notre souci esthétique n’est-il ni celui du dandy ni celui de qui prône le beau pour le beau, comme du purement gratuit. J’affirme que ce souci esthétique instaure une éthique aristocratique, en ce sens qu’elle ne prend rien du monde pour l’abîmer, le déformer, le défigurer, mais que, dans l’entretien de sa propre personne, elle donne à ce monde de quoi l’étoffer et l’améliorer ».
On ne saurait alors mieux faire que de citer le jeune Dante murmurant ce matin, sur fond de neige printanière, « comment Béatrice éveille l’Amour »...« 1.Après avoir traité d’Amour dans la rime transcrite plus haut, me vint la volonté de vouloir dire aussi, en l’honneur de cette très-gentille, des paroles par lesquelles je montrerais comment se ranime cet amour pour elle ; et comme il se ranime non seulement lä où il est dormant, mais lâ même où il n’est pas en puissance, et où, par une opération tenant du miracle, elle le fait venir.
Et alors je dis ce sonnet, lequel commence par Ma dame porte Amour.2. Ma dame porte Amour dans les yeux,
par quoi se fait gentillesse ce qu’elle voit ;
tout homme se retourne sur elle où qu’elle passe,
et à celui qu’elle salue fait trembler le cœur,
si bien qu’il baisse le visage, tout pâlissant
et soupire de ses défauts en geignant :
face à elle, prennent escampette Ire et Superbe.
Aidez-moi, dames, à lui faire honneur.3. Chaque douceur, chaque humble pensée,
naissent au cœur de qui l’écoute parler,
si bien qu’est loué qui la vit en premier.4. Ce qu’elle paraît, quand elle sourit même un peu,
ne se peut dire ni tenir en mémoire,
tant c’est nouveau Miracle, noble et gentil. »
Dante. Vita Nova. Nouvelle traduction de Mehdi Belhaj Kacem. Gallimard, 140p.Abdelwahab Meddeb. Contre-prêches. Seuil, 503p.
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Un humaniste sauvage
Mehdi Belhaj Kacem traduit la Vita Nova de Dante
Il est bel et bon qu’une surabondante neige, un peu molle et même lourde, c’est-à-dire printanière comme le veut ce jour, et que le soleil de dimanche fera se dissoudre dans les primevères, donne un fond blanc à l’apparition d’une petite robe rouge portée par une dame de neuf ans prénommée Béatrice et dont à la fin de sa neuvième année à lui Dante s’enamoura au point d’écrire plus tard : « A ce point, je dis en vérité que l’esprit de la vie, lequel demeure dans la plus secrète chambre du cœur, commença à vibrer si fortement qu’il fit sentir d’horribles pulsations au plus infime de mon corps, et tremblant il dit ces paroles ; « Ecce Deus fortior me, qui veniens dominabitur michi ! », ce qui signifie en français de France et environs: « Voici un Dieu plus fort que moi, qui vient pour être mon maître ».
Cette exclamation de l’esprit de la vie palpitant dans la chambre du cœur d’un adolescent probablement vierge, fait écho à une phrase qui me revient de Mehdi Belhaj Kacem, disant « je ne veux pas me faire reconnaître, mais faire reconnaître quelque chose ».
Or « faire reconnaître » en traduction nouvelle, et selon un nouveau découpage imité de la version italienne de Guglielmo Gorni, dans une langue limpide et fourmillant d’inventions hardies, La Vita Nova de Dante, est un de ces actes de passeurs qui valent bien mille prétendues « créations », avec cela de surcroît que le passeur de l’occurrence fait bel et bien œuvre créatrice.
La Vita Nova est à la fois l’un des premiers récits autobiographiques de la littérature occidentale en langue vulgaire, un chant d’amour d’un sublime érotisme verbal, ponctué de parties versifiées et enrichi de son propre commentaire, qui en fait donc un poème et la story du « fait divers » dont il est issu et la glose pour ainsi dire nabokovienne de la chose, laquelle aboutit, au douzième degré et probablement à mes seuls yeux, à une histoire à la Feu pâle, l'élément polar et la satire de la cuistrerie en moins...
Je le pressens à l’instant : que cette Vita Nova ne va pas me quitter ces prochains jours, dont je rendrai compte ici de la lecture pour contribuer un peu à « faire reconnaître quelque chose », tout en me rappelant nos lectures de La Divine Comédie, à dix-huit ans, au « printemps de la vie », n’est-ce pas…
Mais il faut d’abord citer la postface de cette nouvelle traduction, signée Jean-Pierre Ferrini, qui trouve une belle formule pour qualifier la démarche de Mehdi Belhaj Kacem, d’un « humaniste sauvage ».
Evoquant d’abord « l’exemplaire corné, déchiré, sali que Mehdi Belhaj Kacem a utilisé pour traduire la Vita Nuova (le postfacier utilise Nuova plutôt que Nova), il écrit ensuite ceci qui n’est pas du folklore de faiseur: « En traduisant Dante, assis sur la banquette d’un train, dans une voiture, sur le coin de la table d’un bistrot désert d’une petite ville de province, dans le rue ou sur une plage de Tunisie, Mehdi Belhaj Kacem redonne toute sa noblesse à la « pensée du dehors » ou à la figure du « paria ».
On se fiche pas mal, évidemment, de savoir si MBK écrit en charentaises plutôt qu’en baskets, au coin d’un feu bourgeois ou sur une margelle de puits berbère, mais ce qui frappe est le sérieux de son entreprise, perceptible à l’immédiate découpe des mots, du sens et des sons. « Il s’agit, explique-t-il, de reproduire à l’intérieur du texte l’équilibre de l’original, à savoir l’écart entre le haut style aristocratico-courtois et le côté gouaille et langue vulgaire, cet argot presque de petite gouape pasolinienne ».
Est-ce dire que MBK nous propose une version rap ou hip-hop de la Vita Nova ? Pas à première vue. A première « écoute » son texte ruisselle et scintille comme il convient à la poésie de l’Alighieri, me rappelant en outre une nuit où un ami me lisait une prose de MBK dont il me jurait que c’était un nouveau Bossuet version beur…
Quant à savoir si Dante y retrouve ses petits aux yeux des puristes, il faudra le printemps, toujours favorable aux étripées philologiques, pour le démêler…
Dante, Vita Nova. Nouvelle traduction de Mehdi Belhaj Kacem. Gallimard, L’Arbalète, 140p. -
La passion du réel
Un roman russe d'Emmanuel Carrère, entre perversité et candeur
« Je suis pour le réel, rien que le réel », écrit Emmanuel Carrère dans Un roman russe, où le réel de la fiction nourri par la vie ne cesse d’interférer, voir d’agir sur celle-ci, avec une suite de chocs frontaux, de dérapages, de coïncidences et de rebondissements qui font de ce livre tour à tour exaspérant et émouvant, odieux et attachant autant que son auteur, cruel dans son honnêteté comme ont pu l’être les récits d’un Hervé Guibert, où l’auteur lui-même s’expose autant qu’il expose ses proches, un vrai roman d’époque jouant sur les interférences du réel et du virtuel, des images publiques et privées, du « tout dire » provocateur et de l’exorcisme espéré qui ne débouche finalement que sur un nouveau manque.
Tzvetan Todorov reproche aux auteurs français contemporains leur tendance au solipsisme et, du même coup, leur incapacité de rendre compte de la réalité commune. Or Emmanuel Carrère lui donne à la fois raison et tort, en cela que son délire narcissique sur fond de détresse enfantine, loin de se borner à une auto-contemplation stérile, le lance dans une construction romanesque qui fait de la fiction ce « cercle magique » dont parlait Henry James, où son histoire personnelle à dormir debout devient un véritable roman, scandé par une écriture vigoureuse et subtilement architecturé, qui parle aussi de la société qui est la nôtre et de l'histoire contemporaine.
D’un point de vue superficiel, en se fondant notamment sur le numéro médiatique de Carrère interrogé sur les estrades, l’on serait tenté de conclure à l’esbroufe et au cynisme exhibitionniste d’un fantoche de la République des lettres exploitant un « coup » fumant, comme lors de l'affaire de la fameuse nouvelle érotique publiée par Le Monde, qui devient ici l’un des pivots de sa relation avec la jeune Sophie.
Or s’il y a de la forfanterie ostentatoire chez le fils à maman jouant les tueurs-vampires, fût-ce jusqu’au ridicule trop facilement raillé naguère par Sollers, quelque chose de réellement sérieux, je crois, qui touche même au tragique, se joue dans ce livre jusqu’au-boutiste où l’on constate que l’effort de « tout dire », même s’il n’évente pas vraiment le secret (du grand-père, en l’occurrence, déclaré monstre sans qu’on en soit sûr du tout, et qui acquiert dans la foulée un véritable statut de personnage de roman), pousse chacun à se dévoiler sans qu’il soit pour autant question de voyeurisme gratuit ou mondain.
Qui est finalement cet Emmanuel Carrère qui parle de sa « bite » comme d’un personnage public ou évoque le visage de son amie Sophie comme une « chatte » visible de tous ? Ces termes d’époque, cette brutalité avec laquelle on expose sa digne mère, cette apparente muflerie ne laissent de masquer, pour qui lit attentivement, une frise de personnages bien plus fragiles et perdus qu’il n’y paraît, dont le roman détaille les tribulations, malgré la façade et la consigne, héroïquement tenue par Madame Mère, de ne rien montrer de sa souffrance et de faire comme si personne ne souffrait. La lettre que le fils adresse finalement à sa mère dépasse, à cet égard, tout effet littéraire et justifie peut-être les pires excès de l’écrivain : dire que nous souffrons est-il une telle honte, et dire que nous aimons ?
Emmanuel Carrère. Un roman russe. P.O.L. 356p.
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L’école du vrai
Sur Le marin de Dublin, de Hugo Hamilton
Trois premiers romans traduits nous ont révélé, déjà, le très grand talent de l’Irlandais Hugo Hamilton, de Berlin sous la Baltique à Sang impur (Prix Femina étranger 2004) en passant par le polar Déjanté. Or nous retrouvons, dans Le marin de Dublin, le jeune protagoniste de Sang impur, tiraillé entre une mère d’origine allemande et un père despote et nationaliste, bien décidé à s’affranchir de cette double tutelle : « Cet été, je vais m’enfuir et gagner mon innocence. Adieu le passé, la guerre et le ressentiment… »
Comme de bien entendu, se libérer de l’héritage parental n’est pas si facile, et d’autant moins que les parents du narrateur sont diablement attachants, qu’il s’agisse de la mère qui délivre ses enfants de leurs cauchemars en les leur faisant dessiner la nuit, ou du père construisant son premier pick-up pour n’écouter que du folklore gaélique, avant que son fils y fasse tourner en douce les Beatles.
C’est cependant à la dure, auprès des gens de mer, que le jeune Hugo va conquérir sa liberté, via l’Angleterre honnie par son paternel et l’Allemagne de ses ancêtres maternels. Tout cela porté par une poésie et une chaleur humaine irradiante, qui fait de ce beau roman une sorte de poème de l’apprentissage.
Hugo Hamilton. Le marin de Dublin. Traduit de l’anglais (Irlande) par Katia Holmes. Phébus, 301p.
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Une transgression libératrice
Un Roman russe d’Emmanuel Carrère.
Immergé ces jours dans la frénésie de la phrase dostoïevskienne, après avoir repris la lecture de Crime et châtiment dans la traduction radicale d’André Markowicz (radicale en cela qu’elle prend littéralement la langue à sa racine), je me suis rappelé le reproche que j’avais fait à L’Adversaire d’Emmanuel Carrère à sa parution: de n’être pas, justement, assez abandonné à la frénésie intérieure de son sujet - autant dire de n’être pas assez russe…
Or voici que, me lançant dans Un roman russe, qui part en flèche dans un récit immédiatement captivant et surtout rythmé par une écriture à la fois plus physique et plus intimement tenue et teigneuse que dans L’Adversaire, je trouve illico cet engagement existentiel et ce défi d’un « tout dire » qui va chercher précisément, ici, le secret qui fait mal, au risque de faire mal à celle qui tenait précisément à la préservation de « son » secret – à savoir la mère de l’auteur.
On sait qui est Emmanuel Carrère et sa brillantissime académicienne de mère, mais on voudrait l’oublier en l’occurrence. On l’oublie en tout cas au début d’un récit-reportage qui nous amène très loin du Tout-Paris, au fin fond de la Russie actuelle, dans un asile psychiatrique que l’auteur compare à la terrible Salle No 6 décrite par Tchekhov, où un malheureux soldat hongrois capturé par les Soviétiques a passé les dernières années de sa vie avant d’être découvert et ramené en Hongrie comme un «héros» alors qu’il n’aspirait qu’à une vie retirée à la Walser après qu’on lui eut coupé la jambe et qu’on l’eût déclaré mort dans son pays…
Cette histoire triste parle de la Russie d’aujourd’hui et d’un homme perdu, mais c’est d’un autre paumé de l’Histoire que l’écrivain, revenu en France avec son équipe de filmeurs, va tenter de retrouver la trace, en la personne de son grand-père maternel, raté cultivé qu’attiraient les thèses fascistes et qui disparut en 1944, l’année même où le jeune Andras Toma fut fait prisonnier sous l’uniforme de la Wehrmacht - mais cela n’a aucun rapport n’est-ce pas ? n’était ce relent de Russie au cœur de Carrère, qui passe par son enfance et celle de sa mère et fouette son écriture d’un knout revigorant. (Lecture à suivre…)
Emmanuel Carrère. Un roman russe. P.O.L. 356p. -
Un amour sans retour
Tous les enfants sauf un, lumineux essai de Philippe Forest
Après les deux romans d’émotion et d’implication que furent L’Enfant éternel, premier exorcisme déchirant, et Toute la nuit, tentative de rapport clinique achoppant au scandale de la mort d’un enfant, Philippe Forest revient « encore » à cet événement que fut, pour lui et sa jeune femme Hélène, la perte de la petite Pauline, trois ans, il y a dix ans de ça.
Un de ses amis a beau le lui avoir rappelé: qu’en d’autres lieux, d’autres cultures, d’autres temps, pareil drame n’eût été que péripétie, lui citant Montaigne qui ne se rappelait pas, dit-on, le nombre exact de ses enfants, tant il en avait perdus…
Or ce nouveau livre, cet essai plus précisément, n’a rien de ressassant ni de complaisant dans la déploration. Si Philippe Forest est trop sévère avec lui-même en écrivant qu’il a « mal dit » et « mal fait » avec ses romans, on comprend bien ce qu’il veut dire aujourd’hui qu’il constate que rien n’a changé par le truchement de ces livres, si tant est qu’ils n’aient pas entretenu certain malentendu.
« Quelle leçon de vie », lui aura-t-on seriné en croyant bien faire, alors que tout a été « appris » autrement qu’on croit ou qu’on dit sans avoir vécu la chose dans sa chair ; et c’est de cet apprentissage, de cet approfondissement de la connaissance de la douleur, du repérage de ce qui a été vraiment ressenti loin des consolations convenues, qu’il s’agit dans Tous les enfants sauf un.
Au coeur du livre, un chapitre capital stigmatise tout ce qui est dit et fait aujourd’hui autour du « travail de deuil », que Philippe Forest remet en cause en dénonçant ce qui est trop souvent une opération d’évacuation de l’objet de la souffrance, pour ne pas dire une technique de l’oubli et du rebondissement. Alors même qu’on valorise à l’extrême ce « travail de deuil », l’entourant de moult coachings et autres cellules de soutien psychologique, sur un ton d’autant plus emphatique et sentimental que le deuil touche à l’« enfance innocente», le processus lui-même est un leurre selon Forest, qui aboutit à la substitution de l’ « objet » aimé par telle ou telle « raison d’espérer ». Cas de figure idéal : le petit ange avait une petite sœur : vivez donc pour elle !
Or, aux « travaux forcés du deuil », qui évacuent la réalité de la mort comme on évacue la réalité de la maladie tant que faire se peut, dans notre société de bien portants et bien produisants, Philippe Forest oppose une alternative qu’il a construite pour lui-même à partir de la lecture du Rameau d’or de Frazer, à l’imitation des primitifs, introduisant la notion de sacrifice dans la relation des (sur)vivants et de leurs défunts. Et de citer aussi l’ Erotique du deuil au temps de la mort sèche de Jean Allouch: « Envisager le deuil en termes de travail revient à considérer que les objets du désir sont interchangeables, qu’ils sont comme les fétiches indifférents à l’aide desquels, les substituant les uns aux autres, l’individu recouvre le vide insupportable qui se creuse devant lui. Mais le concevoir comme sacrifice – comme y invite Allouch – consiste à considérer ce trou et à comprendre que c’est depuis sa profondeur incomblable que se lève la féerie d’une vision fidèle à la vérité ».
Féerie et vérité : tels sont aussi bien les deux pôles entre lesquels ce livre de pensée incarnée, ce livre de titubant amour, ce livre d'intuition affective et d'intelligence acérée ne cesse d’osciller. Dès les premières pages le double constat est tombé, sur « l’extraordinaire immobilité du chagrin » et « l’effarement inaltérée devant la vérité ».
L’évacuation de la maladie et de la mort revient, dans la société occidentale contemporaine, à l’évacuation du vivant. Le malade inquiète tant qu'il ne se décide pas pour la vie ou la mort, et l'handicapé fait tache. Du sidéen ou du cancéreux, on invoquera même la faute d'un air entendu... A ce propos, de très fortes pages sont consacrées par Philippe Forest aux mythes liés au cancer, trop souvent assimilé à une défaillance de la vitalité, sinon à un suicide différé. Combien ainsi un Fritz Zorn, endossant, avec la société mauvaise, la Faute dont son cancer était en somme le symptôme punitif, a-t-il fasciné avec son Mars relevant, en réalité, de la « vengeance » et de la littérature…
Pauline avait un nom, tandis que Fritz Zorn ne dit jamais qu’il a un frère, que celui-ci aussi avait un nom et point de cancer. Du côté de la vie, et boiteuse, et salope, Philippe Forest rend son nom à sa fille et à sa femme Hélène, pour les ramener dans ce lieu où l'amour porte lui aussi nom et visage. Tous les enfants sauf un est également une belle méditation sur la mélancolie de l’hôpital englobant soignants et patients, sur le sadisme et la sainteté cohabitant dans le ghetto de l’hôpital qui est aussi un refuge (et l’auteur rend hommage à l’hôpital français), sur la sidération de la douleur et l’impossible retour à ce que la mort salope nous arrache, une dernière évocation de ce qui fut avec Pauline et sans elle jusqu'à la folie errante, alors que le nom de l'enfant perdu se trouve enfin prononcé par delà le sacrifice symbolique.
Philippe Forest. Tous les enfants sauf un. Gallimard, 174p. -
Le poème du sang contaminé
Le rêve du village des Ding de Yan Lianke
C’est un roman terrible et cependant magnifique, dans sa forme sublimée par la poésie, que Le rêve du village des Ding de Yan Lianke, qui a valu à son auteur, célèbre dans son pays, de se voir frappé d’interdiction de parole et de déplacement à l’étranger. Sa faute est en effet d’avoir levé le voile sur un drame survenu dans sa province natale du Henan, en un symbolique « village du Sida » dont les habitants, contaminés par le virus lors de ventes de sang autorisées par les autorités, sont morts les uns après les autres. Or le roman ne s’en tient pas aux dimensions d’une chronique-reportage visant à dénoncer un fléau dévastateur marquant le développement aveugle de la Chine contemporaine : c’est également une fable à valeur universelle rappelant La peste d’Albert Camus en plus foisonnant et en plus lyrique.
L’histoire est racontée par un garçon de douze ans, ou plus exactement par son fantôme, puisque Qiang est mort empoisonné par une tomate, subissant la vengeance des villageois contre son père responsable d’avoir organisé la grande collecte de sang dans les années 90, dix ans plus tôt. Ainsi le sang a-t-il coulé pour pallier la misère, construire de nouvelles maisons, financer de beaux mariages ou goudronner des routes… A cette fièvre répondra celle de ce mal mystérieux sur lequel les autorités jetteront longtemps un voile alors qu’il se répand aujourd’hui à très large échelle ainsi que l’a confirmé récemment le rapport annuel de l’Onusida.
Comme il l’explique en postface, Yan Lianke a pratiquement « sué le sang » pour aller au bout de cette chronique douloureuse, qui l’a engagé dans un combat pour la vérité « L’histoire récente est une page blanche. Il faut que les générations futures sachent ce qui se passe, ce qui arrive à notre peuple. C’est la responsabilité des intellectuels mais la plupart des écrivains chinois se dérobent, évitent toute réflexion approfondie sur la société soit par soumission au gouvernement, soit pour faire de l’argent, beaucoup d’argent... ».
Cette quête de la richesse à tout prix, c’est aussi elle qui causera la perte des habitants du village des Ding. Une nouvelle utopie, l'argent, a remplacé l'utopie usée du communisme : « Nous sommes passés de l’utopie communiste à l’utopie capitaliste, les habitants de ce village, pourquoi vendent-ils leur sang ? C’est pour devenir riches, pour réaliser ce même rêve. Alors l’explosion du sida à grande échelle aujourd’hui, ce n’est pas quelque chose de simple, c’est une catastrophe globale à laquelle est confrontée toute l’humanité : à l’origine, c’est parce que nous voulons tous être plus riches, toute l’humanité est victime de cette utopie, et nous nous précipitons vers des catastrophes, comme celle du Sida ».
Après l’interdiction de Servir le peuple en 2004, satire iconoclaste des années rouges, Yan Lianke donne, avec Le rêve du village des Ding, une chronique dont la poésie devait « détourner » l’attention des censeurs. Or son roman n’est est que plus percutant, qui a au contraire redoublé la vindicte de ceux-ci. Dire la vérité et l’exprimer en beauté, c’est décidément trop...
Yan Lianke. Le rêve du village des Ding. Traduit du chinois par Claude Payen. Postface de l’auteur. Editions Philipe Picquier, 328p. -
Magicien de la désillusion
Hommage à Jean Baudrillard
Avec l’auteur de Cool Memories disparaît un observateur aigu, souvent paradoxal, voire incompris, de la société « déréalisée ».
C’est une grande figure de l’intelligentsia française qui vient de disparaître en la personne du sociologue Jean Baudrillard, décédé mardi à Paris à l’âge de 77 ans. Célèbre à la fois pour son travail d’analyste de la société moderne et post-moderne, qui a nourri une cinquantaine d’ouvrages, et pour ses interventions sur la scène médiatique, où ses déclarations rompaient souvent avec le discours convenu, Baudrillard avait déployé ses pensées les plus personnelles et originales dans un monumental journal à facettes et fragments paru, entre 1987 et 2005, sous le titre de Cool Memories.
Né en 1929 à Reims, Jean Baudrillard, germaniste de formation (il avait traduit Marx, Brecht et Peter Weiss), avait participé au groupe de la revue Utopie et publié, en 1968, un premier essai qui fit date intitulé Le Système des objets, où il mettait notamment en évidence le fait que, dans la société de consommation, l’inessentiel de l’objet (sa forme ou son aspect) prime sur sa fonction essentielle. Toute l’œuvre de Baudrillard, par la suite, se développera dans une réflexion multiple sur la « déréalisation » progressive de l’univers social où le simulacre et le virtuel se substituent peu à peu au réel. Proche de Roland Barthes dans son approche des « signes » et autres « mythologies » contemporaines, Jean Baudrillard se plaisait à décrypter des phénomènes selon lui significatifs, tels que les commémorations à n’en plus finir, les grandes actions humanitaires (qu’il n’hésita pas à appeler « tsunactions ») et autres démonstrations lénifiantes ne visant qu’à solidifier un « axe du bien » à caractère « totalitaire ». Jouant souvent sur le paradoxe, jusqu’à la provocation, en poussant la logique propre à l’époque actuelle, jusqu’à l’excès révélateur, il soutenait que la saturation de l’image, dans le monde contemporain, aboutit à un brouillage de la représentation, de même que « notre hystérie autour de la pédophilie est telle que nous ne comprenons plus vraiment ce qu'est l'enfance », avant de conclure que « l’enfant n’existe plus ». De la même façon, il avait soulevé un tollé en affirmant que la guerre du Golfe n’avait pas eu lieu…
Ayant rompu avec le marxisme, comme en témoigne Le miroir de la production (1973), Jean Baudrillard s’était éloigné des analyses fondées sur l’économie pour s’intéresser de plus en plus, dans le sillage du sociologue canadien Marshall MacLuhan, fondateur du concept de « village planétaire», à la détermination des relations sociales par les formes de communication. Ainsi, dans L’échange symbolique et la mort, avait-il développé une réflexion sur la substitution progressive, de l’objet par sa copie et du réel par le virtuel.
Souvent mal compris dans un univers médiatique et politique pratiquant la pensée bipolaire, Jean Baudrillard, bravant les modes (il fustigea l’art contemporain) et le manichéisme intellectuel (il osa célébrer le génie de Joseph de Maistre et affirmait que "la lâcheté intellectuelle » était devenue « la véritable discipline olympique de notre temps"), s’exprimait le plus librement dans les fragments de ses Cool Memories, véritable laboratoire de pensée et d’écriture – ce « satrape » institué du Collège de Pataphysique étant après tout (ou avant) un écrivain…
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Dantec est-il infréquentable ?
L’écrivain « culte » mérite-t-il une Fatwa, comme l'a demandé le magazine Technikart après la publication d’ American Black Box ?
Maurice G. Dantec, le plus controversé des romanciers français avec Michel Houellebecq, a publié récemment le troisième tome de son monumental journal, sous le titre d’ American Black Box, recouvrant les années 2002-2006 et se voulant la «boîte noire » du crash annoncé d’une « civilisation qui ne croit plus en elle-même », menacée par un « néo-totalitarisme planétaire ». Somme des lectures et des réflexions géo-politiques ou philosophico-théologiques de l’écrivain « exilé » à Montréal, ce livre refusé successivement par les éditions Gallimard et Flammarion, qui craignaient (notamment) les contrecoups de son anti-islamisme virulent, a paru chez Albin Michel dans la foulée de deux énormes romans, Cosmos incorporated et Grande Jonction, marquant à la fois le sommet momentané d’une œuvre saisissante et le début de l’empêtrement de l’auteur dans une sorte de prophétisme halluciné à base de catholicisme ultra (Dantec s’est converti) et de rejet virulent de l’Europe pourrie (ramassis de Zéropéens) et de la France moisie, en attendant à la fois le Grand Djihad anti-Occidental et une Nouvelle Chrétienté, voire une Nouvelle Croisade, un nouvel Armageddon liguant les forces de l’Amérique de Bush et d’Israël, entre autres « visions ».
A en croire Dantec, le monde actuel serait un vaste Camp, héritage du XXe siècle qui fut essentiellement « le siècle des camps ». Depuis septembre 2001 se déchaînerait la 4e Guerre mondiale qu’il a d’ailleurs vue se pointer : « En trois livres, j’ai dit la guerre qui venait, j’ai dit le monde qui s’achevait, j’ai dit le choc qui ouvrirait l’abîme ». S’il convient que « ce n’est pas être contre les PERSONNES de confession musulmane que de ne pas être en accord avec le Coran », il n’en affirme pas moins que, « bientôt l’islamisme conquérant trouvera son véritable Hitler, c’est-à-dire un mélange de prophète religieux charismatique et de leader politique-publicitaire, soit l’Antéchrist tout simplement ». Or il n’y a pas que l’islam a représenter l’Antéchrist aux yeux du rocker transformé en catholique errant: « Mahomet, plus Luther, plus Hitler, plus Lénine, le Quadriparti antichristique qui cloue l’Occident par ses quatre orifices est désormais installé pour des siècles ». Et de fustiger les « talibanlieusards » tout en priant « pour que des musulmans libres aient la bonne idée de s’unir un jour contre ce qui conduit leur civilisation au chaos et à la ruine » ; et de stigmatiser l’ « œcuménisme panthéiste baba cool des épiscopats modernes » en appelant de ses vœux un nouvel Occident chrétien fondé sur les forces de l’OTAN et « la réouverture imminente du Saint Tribunal de l’Inquisition et le rallumage de ses bûchers » ; et de vouer Chirac aux gémonies pour ne pas s’être engagé en Irak, en prévoyant (on est en 2003) que les Américains vont créer à Bagdad la première République fédérale arabe, modèle s’il en sera…
Les 600 pages d’American Black Box ne s’en tiennent pas, heureusement, à l’énoncé des positions politico-philosophiques de l’auteur, qui déverse pêle-mêle le produit de lectures très poussées (plus précisément à hautes doses de Risperdal, neuroleptique utilisé dans le traitement de certaines psychoses et de la schizophrénie…) en matière de patristique, les échos de querelles nettement plus triviales voire parisiennes, des aphorismes dont certains sont parfois lumineux (« La beauté est ce qui dans ce monde n’est pas de ce monde », ou « Quand on est nombre on est ombre ») mais parfois aussi d’une pesante platitude (« Les pires envieux sont ceux qui vous envient pour la vérité»), des engouements intellectuels successifs qui en disent long sur une quête d’autant plus incertaine qu’elle se veut péremptoire dans ses affirmations, et nombre de développements aussi, souvent les plus intéressants voire les plus émouvants, sur une trajectoire personnelle chaotique qui fut celle également d’une partie de sa génération, nourrie de situationnisme et d’électro-punk, de SF et de substances diverses…
Et l’écrivain là dedans ? Il y est certes aussi, mais souvent épars, relâché quant à l’expression, sentencieux, parfois même assommant, profus et confus. Les poèmes qu’il égrène au fil de ces pages ne relèvent en rien de la réelle poésie qui fulgure dans ses romans, et si telle page endiablée relève de sa bonne verve (« Allez, zoukez, zoukez les zombies de la plage Inifinity Beach»…), l’ American Black Box fait plutôt figure de « foutoir » d’urgence, assez au-dessous des deux premiers volumes du Théâtre des Opérations.
Ce qui pèche, surtout, c’est que le Dantec d’American Black Box est essentiellement idéologue, alors que c’est le conteur, le poète au sens large, le fou visionnaire et fictionnaire de Villa Vortex et de Cosmos Incorporated et d’une partie de Grande Jonction qui en font, indéniablement, l’un des romanciers français les plus singuliers du moment.
Autant dire que si ce livre déçoit et si, plus généralement, l’évolution de Dantec a de quoi inquiéter, ce n’est pas tant à cause de ses « positions » et autres provocations visant le « politiquement correct », qu’au risque de le voir sacrifier son indéniable génie créateur à un catéchisme doctrinaire. On a vu cela chez Philip K. Dick, fondu en ésotérisme vaseux, comme on la vu chez Gogol, finalement liquéfié de religiosité ou encore avec un Alexandre Zinoviev, contempteur génial de l’idéologie qui sombra finalement dans la paranoïa…
Quant au gros titre de la revue « branchée» Technikart qui, dans sa livraison de février 2007, posait la question Dantec mérite-t-il une Fatwa ?, on le mettra au compte d’un goût du scandale équivoque - agression médiatique irresponsable à laquelle l’écrivain prête évidemment le flanc…
Maurice G. Dantec. American Black Box. Albin Michel, 690p.
Ces « maudits » qu’on fabrique
Qui sont les auteurs infréquentables ? Antisémites ? Fascistes ? Réactionnaires chrétiens ? Esprits réfractaires au « politiquement correct » ? Telles sont les questions que pose, incidemment, la lecture de la livraison hors-série de La Presse littéraire, dirigée par Joseph Vebret, intitulée Les écrivains infréquentable et rassemblant, sous une vingtaine de signatures, une palette d’auteurs dont aucun ne semble « à fusiller » même platoniquement, sauf Brasillach qui le fut bel et bien.
Si les « maudits » avérés que sont le super-fasciste Rebatet, Céline l’antisémite ou Matzneff le pédophile, ne figurent pas dans le choix (partiel et forcément aléatoire) de Juan Asensio, ordonnateur et présentateur du numéro, la qualité de franc-tireur pourrait être ce qui associe un Dominique de Roux (avec quatre lettres inédites flamboyantes), et l’essayiste Philippe Muray, récemment disparu, le philosophe allemand Carl Schmitt et l’essayiste espagnol Nicola Gomez d’Avila (un vrai réac, ah ça !), l’imprécateur catholique Léon Bloy et son « disciple » Dantec, notamment.
A la question de savoir ce qui rend un écrivain « infréquentable », Juan Asensio répond par quelques approximations intéressantes liées à l’affirmation par ceux-là d’une position de droite ou d’une foi déclarée, pour se demander finalement si la liberté d’esprit, voire l’opprobre des censeurs ne sont pas les critères d’exclusion décisifs, en fonction de normes variables. Ainsi Corneille sera-t-il jugé « macho facho » par des profs « évolués », alors que les médias grilleront Renaud Camus pour un seul « dérapage », aussi peu criminel à nos yeux que celui qui valut sa fatwa à Salman Rushdie. Quant à Paul Léautaud ou Witold Gombrowicz, originaux s’il en est mais encore moins « fusillables » que les autres, ils rappellent ici que la vraie littérature n’est jamais infréquentable que pour ceux qui n’ont de cesse de la mettre au pas…
La Presse littéraire. Hors série no3. Spécial Ecrivains infréquentables. Mars/Avril/Mai 2007.Ces deux articles, en version raccourcie pour ce qui est du premier, sont à paraître dans l'édition de 24Heures du 6 mars 2007.
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Lire n’est pas obligatoire mais ça peut aider
Est-il obligatoire de lire les livres dont on parle? Et faut-il les lire entièrement «soi-même» pour en dire quelque chose? N'y aurait-il pas une méthode qui permette de parler d'un livre qu'on n'a pas ouvert? Autant de questions que Pierre Bayard aborde dans un livre dont le titre provocateur annonce un discours critique et cynique à la fois: Comment parler des livres que l'on n'a pas lus?
Prenant le contre-pied d'un certain terrorisme, ou d'un conformisme certain, qui frappent de honte celui qui n'aurait pas lu tel ou tel livre «qu'il faut avoir lu» ou «dont on parle», Pierre Bayard s'affaire à détendre l'atmosphère, si l'on peut dire, en commençant par rappeler la boutade d'Oscar Wilde, grand lecteur devant l'Eternel: «Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique, on se laisse tellement influencer»…
Blague à part, Pierre Bayard brocarde avec raison la convention souvent hypocrite qui voudrait qu'une honnête femme ou qu'un honnête homme du XXIe siècle ait forcément lu Proust et tout Proust, tout Joyce et les 633 pages tassées du Nom de la rose d'Umberto Eco ou les 903 pages non moins compactes des Bienveillantes de Jonathan Littell. Nul doute que beaucoup de ceux qui en parlent n'ont pas vraiment lu ces deux «musts» de la littérature contemporaine. Par ailleurs, beaucoup de ceux qui causent de tel «classique» incontournable (de Don Quichotte aux Essais de Montaigne) à ou, à l'opposé, de tel ou tel best-seller mondial (de Love story au Da Vinci Code) ne les ont peut-être lus qu'en partie, et peut-être ce qu'ils en disent se réduit-il à des on-dit…
Oscar Wilde, lui encore, remarque aussi que «pour apprécier la qualité et le cru d'un vin, point n'est besoin de boire tout le tonneau». Et d'ajouter qu'«il est facile de se rendre compte, en une demi-heure, si un livre vaut quelque chose ou non. Six minutes suffisent même à quelqu'un qui a l'instinct de la forme. Pourquoi patauger dans un lourd volume?» Or ce que Wilde dit avec malice, ce n'est pas du tout que la lecture est inutile, mais que la qualité d'un livre ou d'une lecture est plus importante que la performance quantitative du lecteur. Que certains livres ne méritent même pas les six minutes d'un premier aperçu. Que d'autres nous donnent plus par lampées fines qu'à pleine barrique. Que mal lire un livre en entier ne vaut pas mieux qu'en lire bien quelques pages. Mais cela signifie-t-il pour autant que lire ou ne pas lire revient au même? Nullement, en tout cas dans l'esprit de l'humoriste anglais.
Or il en va tout autrement dans le propos de Pierre Bayard, qui se livre bonnement à une apologie de la non-lecture en multipliant les arguments démagogiques visant à rassurer paresseux et papoteurs. Pour Bayard, ce qui importe n'est pas tant de lire un livre que de savoir le situer plus ou moins. Lui-même affirme qu'il ne lira jamais l'Ulysse de Joyce, se contentant de seriner à ses étudiants que «ça» se passe à Dublin et que c'est une sorte de remake de L'Odyssée d'Homère. Et d'expliquer (assez mal au demeurant) comment s'y prendre, devant la personne qu'on aimerait séduire, prof à l'examen ou petit(e) ami(e) pour lui faire croire qu'on a lu tel ou tel bouquin…
Et le plaisir, là-dedans? L'enrichissement personnel que suppose toute vraie lecture? Les merveilleux voyages imaginaires? La symphonie des mots? La lecture n'est-elle qu'un moyen de briller en société ou une approche du monde et des autres qui aide à se connaître soi-même et à vivre?
Pierre Bayard. Comment parler des livres que l'on n'a pas lus? Minuit, 162 p.Cette chronique a paru dans l’édition de 24heures du 1er mars 2007
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Mesure de Léautaud
A propos du Petit ami et d'In Memoriam
Aujourd’hui c’est la prose de Paul Léautaud, dont je viens de relire Le petit ami et le bouleversant In memoriam, qui me semble le mieux rendre la vérité de Paris et de cette France douce et dure à la fois, populaire et voltairienne, où l’apparence d’un clochard peut cacher un dandy raffiné. On l’a dit misanthrope et cynique, mais les mots qui lui viennent au fil de la plume, tandis que son père agonise, ne sont pas d’un coeur sec, il s’en faut de tellement de douleur contenue, mais d’un vieil enfant qui en salue un autre dont le visage fait de si drôles de grimaces, et voilà, la vie s’en va, il n’y a pas eu tant d’amour entre nous mais c’est comme ça, on n’en dira pas plus, ni moins, puisque c’est comme ça.
Je lis Le petit ami et cela ne fait pas un pli: je vois notre belle langue française couler de source. C’est la parfaite mesure de l’expression claire et fluide, où le ton le plus naturel module tous les sentiments sans trace de pathos. D’une émotion parfaitement filtrée, c’est un petit livre tout en grâce, mais au fond grave en dépit du côté volage de ses tournures. Son seul défaut, encore que je prenne cela comme un charme supplémentaire, est peut-être ce zeste de préciosité à l’anglaise, ou à l’italienne - disons plutôt à la Stendhal, qui guinde ici et là le naturel. Mais Léautaud avait alors 30 ans et ça lui a passé par la suite.
Dans le Journal particulier, qui est justement d’un homme plus avancé en âge, les mêmes qualités de précision sèche et de netteté s’appliquent au domaine érotique, où le moins qu’on puise dire est que le drôle ne fait pas dans le vaporeux. Ainsi le voit-on trousser debout sa grasse maîtresse dite le Fléau, ou culbuter la dévouée Marie Dormoy, sa secrétaire, sur les piles de manuscrits du Mercure de France. C’est d’une crudité totale, et pas vraiment ragoûtant, mais le souci de noter ce qui est, tel que c’est, me plaît à vrai dire mieux que les fioritures convenues en la matière.
Reste que la mesure de Léautaud est étroite, qui ne connaît ni l’Italie ni la Grèce, ni le baroque allemand non plus que Rembrandt ou Goya, ni les grands écrivains russes ou américains, ni le jazz, ni le cinéma, ni la poésie chinoise, ni les traditions mystiques sous aucune forme - tout cela dont Cingria fait l'inventaire avec malice et raison.
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Voyage au bout de Céline
Le Dictionnaire Céline de Philippe AlmérasSi l'œuvre de Louis-Ferdinand Céline figure désormais dans la Bibliothèque de la Pléiade, où ses pamphlets scandaleux seront également réédités, l'écrivain reste un maudit de la littérature contemporaine, à juste titre. Loin de disculper l'antisémite et le collabo, l'auteur du Dictionnaire Céline fournit toutes les pièces nécessaires à un jugement en connaissance de cause.
Une contorsion a longtemps prévalu dans l'approche et la lecture de Céline, consistant à reconnaître le génie de l'auteur du Voyage au bout de la nuit, qui rata de peu le Goncourt en 1938, et le savoureux chroniqueur d'une enfance de Mort à crédit, pour mieux rejeter l'ignoble pamphlétaire de Bagatelles pour un massacre, appelant à la haine raciale et à la liquidation des juifs en train de se concrétiser en Allemagne nazie. Cette position dualiste se compliqua nettement à l'égard des livres parus après la guerre, où la malédiction frappant l'ex-collabo revenu de sa fuite et de sa captivité au Danemark, n'empêcha pas l'écrivain de composer des ouvrages aussi importants sinon plus que le Voyage, chroniques d'une déglingue apocalyptique et chefsd'œuvre de prose tels D'un château l'autre, Nord, Féerie pour une autre fois ou
Guignol's band.
Alors même que l'écrivain, rescapé d'une exécution probable (un Brasillach n'y coupa pas, qui fut moins violent que lui et bien plus digne humainement parlant), s' ingéniait à réécrire son histoire avec autant de mauvaise foi que de rouerie inventive, les céliniens en nombre croissant se voyaient soupçonnés d'antisémitisme larvé s' ils ne se dédouanaient pas en invoquant le « délire » ou la « folie » de l'intempestif, comme s'y employait sa veuve Lucette Almanzor, accréditant elle-même la thèse de la folie de son cher Louis et bloquant la réédition des pamphlets.
Or, au fil des années, la publication de divers documents plus ou moins révélateurs ou accablants auront contribué à dévoiler le personnage dans sa complexité tordue, dont la créativité est inséparable de la paranoïa, la verve souvent nourrie par l'abjection, la lucidité aiguisée par une angoisse pascalienne ou une plus triviale trouille de couard. Oui, ce merveilleux orfèvre de la langue était à la fois un sale type (mais certes pas que cela), un ingrat mordant la main qui le nourrissait, un rapiat obsédé par son or, un délateur et un faux jeton en amitié, notamment. On peut certes, alors, choisir de ne pas le lire en se fondant sur ces jugements moraux, mais le lisant il faut tout lire de lui, n'était-ce que pour saisir d'où il vient et où il va.C'est du moins le parti de Philippe Alméras qui, travaillant sur Céline depuis quarante ans, comme un Henri Godard (responsable de l'édition en Pléiade) estime que Céline et son œuvre sont indivisibles et doivent être pris pour tels sans souci constant de les excuser ou de s' excuser d'y prendre de l'intérêt. Loin de s' en laisser conter par Céline, Alméras, auteur de la seule biographie de Céline non autorisée (Céline entre haines et passion, Laffont 1994) est d'autant plus crédible qu' il récuse autant la fascination mimétique des uns (très fréquente avec cet auteur, comme avec un Thomas Bernhard) que l'inquisition réductrice des autres.
Comme un labyrinthe
Le bon usage de ce Dictionnaire Céline, précisons-le d'emblée, suppose une certaine connaissance préalable de l'œuvre et du parcours de l'écrivain, auxquels chaque article se rattache comme la digression d'un immense roman fourmillant de personnages historiques ou imaginés par l'écrivain.
A la lettre A, par exemple, sont traités notamment Abetz (célèbre ambassadeur allemand à Paris chargé des relations avec les écrivains), Afrique (le périple de 1916 qui le dégoûte du vin et l'accroche à l'écriture), A l'agité du bocal (son règlement de comptes légendaire avec Sartre), Allemagne (« pays maudit funeste »… en 1948), Amour (« c'est l'infini à la portée des caniches », Animaux (qu' il aura préféré à la plupart des humains), Arletty (sa chère amie), Arrestation (un récit héroïque mais démenti par Alméras), Audiard (qui rêvait d'adapter le Voyage avec Belmondo en Bardamu), Avocats (« rigolos au salon, sinistres à l'aube, inutiles à l'audience »), etc.
Ainsi se déploie une sorte de tapisserie-palimpseste aux multiples fils et ramifications, relevant à la fois de la chronique individuelle et du tableau d'époque.
Que de la musique ...
Au fil d'un prodigieux travail de recoupement, assorti de commentaires toujours vivants, souvent piquants, combinant témoignages et compilations, extraits de lettres ou coupures de presse, éléments de reportages ou extraits d'études, citations innombrables donnant au livre sa palpitation, Philippe Alméras nous propose à la fois une cartographie de l'univers célinien et un jeu de piste sur les traces du Dr Destouches (dont toutes les adresses sont répertoriées !), une analyse éclatée de l'œuvre, un « Who's who » de l'Occupation et de l'Epuration, un portrait en mouvement de l'homme en prise avec son époque et ses semblables. Y voisinent en outre un aperçu passionnant de l'accueil critique réservé à un auteur jouant toujours les victimes et dénigrant tout autre que lui ou presque, une exploration du laboratoire de l'écrivain au travail, un aperçu du méli-mélo de ses jugements balancés à tout-va et de ses positions plus ancrées de Celte, d'hygiéniste, de païen conchiant la décadence, de prophète vitupérant la religion, de dynamiteur du langage obsédé par la palpite du verbe réduit à sa seule musique: « Vous me prenez pour une femme ? Avec des opinions ? Je n'ai pas d'opinions. L'eau n'a pas d'opinions »…
Philippe Alméras. Dictionnaire C éline. Plon, 879 pp.
Abécédaire célinienAU-DELÀ « Je ne voudrais pas te désobliger mais je t' avoue ne point donner de pensées aux problèmes d'au-delà. L'humanité que j'ai soufferte et que je souffre me dégoûte trop, je l'ai trop en haine pour lui désirer autre chose que des asticots et éternellement. » (Au Dr Camus, 7 juin 1948)
ARYEN « Quel est l'animal, je vous demande, de nos jours, plus sot ? plus épais qu'un Aryen ?»
CHINOIS « Quand les Chinois vont venir, ils vont être bien étonnés de voir ces êtres partout à la fois en meme temps, à l'hôpital, au bordel, sur les Alpes, au fond de la mer et sur les nuages. » (A Roger Nimier)
ÉCRIRE « Je trouve d'abord la posture grotesque — ce type accroupi comme un chiot. Quelle stupidité ! Ignoble. Je ne m'en excepte pas. Loin de se presser le ciboulot, d'en faire sortir ses « chères pensées »! Quelle vanité !»
JUIFS « Les juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides loupés, tiraillés, qui doivent disparaître. »
(L'Ecole des cadavres)
MEIN KAMPF « Aucune gêne à vous avouer que je n'ai jamais lu Mein Kampf ! Tout ce que pensent ou racontent ou écrivent les Allemands m'assomme. » (A Milton Hindus, en 1947) Mais Philippe Alméras précise: « S'agissant de celui qui avait tenté d'établir le Reich millénaire et avec lequel il avait tant de points communs et quelques convictions, Céline a parcouru toute la gamme des positions possibles. Il est passé de la révérence au suprême mépris. »
RACE «La race, ce que t' appelles comme ça, c'est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C'est ça la France et puis c'est ça les Français. » (Voyage au bout de la nuit)
RAMUZ « Que lira-t-on en l'an 2000 ? Plus guère que Barbusse, Paul Morand, Ramuz et moi-même il me semble. » (Lettre au Magot solitaire, 1949)
SEXE « L'intromission d'un bout de barbaque dans un pertuis de barbaque, j'ai jamais vu là que du grotesque — et cette gymnastique d'amour, cette minuscule épilepsie. Quels flaflas !» (A Albert Paraz, 1951)
VIEILLIR « Il faut vieillir tôt ou mourir jeune. » -
Le Bal des Maudits
Sur les écrivains infréquentables
Armand Robin publia, dans Le Libertaire du 29 novembre 1946, donc en pleine Epuration, une Demande officielle pour obtenir d’être sur toutes les listes noires, et cela relance décidément l’admirative sympathie que m’inspire l’auteur salubre de La fausse parole, dont le courage intellectuel est rappelé dans un article consacré par Jean-Luc Moreau à Dominique de Roux « l’indispensable contemporain », à lire dans la dernière livraison hors-série de La Presse littéraire de Joseph Vebret, intitulée Ecrivains infréquentables et conçue par Juan Asensio avec dix huit auteurs.
Les écrivains, de portée littéraire et de styles très variables et même très inégaux (on oscille entre Pierre Corneille et Renaud Camus, Maurice Barrès et Ivan Illich…), réunis dans cet ensemble aussi substantiel qu’hétéroclite, ne sont guère assimilables à une famille d’esprits repérable, et l’on ne voit d’ailleurs pas en quoi un Witold Gombrowicz ou un Paul Léautaud peuvent être qualifiés de « maudits », alors qu’y manquent un Lucien Rebatet, un Pierre Gripari ou un Albert Caraco, sans parler de Céline dont les pamphlets restent toujours frappés d’opprobre. Dans le même ordre de réserves, on pourrait chipoter sur la première affirmation de Joseph Vebret, dans son introduction, évoquant «des livres qui depuis longtemps auraient dû être de grands classiques de la littérature si leurs auteurs n’avaient rejoint l’arbitraire liste noire des écrivains réputés infréquentables ». Ce dernier critère est hautement variable selon les époques (Céline, maudit dans les années 50, est aujourd’hui en livre de poche, de même que Bloy ou Barrès), et parler de «grands classiques de la littérature à propos de Philippe Muray (excellent essayiste, mais bon...) ou d’André Coûteaux fait tout de même un peu sourire. De même les essais de définition de l’infréquentable comme «révolutionnaire le plus abouti », sous la plume de Juan Asensio, ou le non moins intempestif Eloge du réactionnaire, sous celle d’Ivan Rioufol, en dépit de leurs développements respectifs intéressants, ne parviennent pas à dissiper l'impression générale qu’on se trouve ici dans un fourre-tout d'indéfinissables esprits libres dont le seul dénominateur commun est peut-être le même refus du conformisme intellectuel et la même inadéquation au chic littéraire régnant.
Dans cette perspective non dogmatique, composite voire anarchique, et même s’il y a là-dedans à prendre et à laisser, cela reste une belle et bonne idée que de rassembler ainsi des aperçus sur des œuvres originales et parfois réellement méconnues en dépit de leur valeur, comme celle du très réactionnaire et nons moins éclatant Nicolas Gomez Davila, dont l'illustration fait regretter l’absence d’une présentation égale de Vassily Rozanov, son « cousin » russe… A signaler aussi: quatre lettres de Dominique de Roux, préludant à la publication d’un important choix de lettres chez Fayard ; une lecture, par Olivier Noël, de Maurice G. Dantec, pertinente mais qui me semble faire trop peu de part aux deux grands romans récents de cet indéniable « infréquentable » ; une très épatante défense d'un certain Pierre Corneille signée Sarah Vajda (mais au fait : pas trace d’infréquentable femelle dans l’histoire de la littérature ?), et un hommage à Carl Schmitt taxé de « grand catholique » par Rémi Soulié, entre autres approches de Berlioz, Burke ou Brasillach.
Juan Asensio et Joseph Vebret encourent-il un appel à la Fatwah tel que celui que le magazine Teknikart a lancé contre Dantec ? Je l’espère bien, et je prépare dûment la rédaction de ma Demande officielle pour obtenir le droit de figurer sur la même liste noire…
La Presse littéraire. Hors série no3. Spécial Ecrivains infréquentables. Mars/Avril/Mai 2007. La peinture reproduite en couverture est une oeuvre d'Olivier de Sagazan. -
L’enfant vital
Merveille de fraîcheur, d’humour et de tendresse, Vitus, de Fredi M. Murer, consacré meilleur film de fiction suisse de l’année 2006, est à découvrir sur les écrans romands et français.
Enfin le voici, le nouveau film tant attendu de Fredi M. Murer, déjà plébiscité par plus de 170.000 spectateurs germanophones, nominé aux Oscars, récompensé par un Ours de bronze à la dernière Berlinale avant sa consécration „nationale“ aux Journées du cinéma de Soleure.
Une fois de plus, après le premier chef-d’oeuvre que fut L’âme soeur (Léopard d’or à Locarno en 1985) et le visionnaire Pleine lune (1998), un enfant pas comme les autres est au centre de ce conte moderne confrontant les aspirations d’un petit génie, pianiste prodige (Teo Gheorghiu incarne l’oiseau rare) et cerveau surdimensionné, au monde ordinaire. Loin de se borner à exalter les dons d’un Wonderboy, Fredi M. Murer montre combien ceux-ci compliquent la vie du jeune Vitus, qui aimerait vivre aussi en garçon normal. La complicité de son grand-père, vieux menuisier original magistralement campé par Bruno Ganz, l’y aidera. Imprégné d’humour et d’ironie parfois mordante (par exemple sur la façon dont l’argent „travaille“ aujoud’hui), Vitus est traversé par un formidable souffle de vie. C’est dans sa poétique soupente d’artiste, au dernier étage d’une maison multiséculaire de la vieille ville de Zurich, que Fredi M. Murer évoque les tenants et les tribulations de son ouvrage.
- Quelle est l’origine de Vitus ?
- Cette histoire a de profondes racines. Lorsque, jeune père, j’ai vu grandir nos deux petites filles, je me suis rappelé ma propre enfance et, dès ce moment-là a germé l’idée de faire un film sur cette période, entre 5 et 12 ans, qui fut pour moi la plus lucide, la plus aventureuse, la plus dangereuse et la plus „universelle“ de ma vie où toutes les frontières entre désir et réalité semblaient abolies. J’étais fasciné par les génies, notamment Einstein dont le portrait ornait ma chambre, et Mozart qui m’a fait désirer un piano. Les finances de mes parents ne le permettant pas, je n’ai reçu q’un accordéon, ce qui m’a terriblement déçu, mais j’ai posé cet instrument sur une table et ma soeur actionnait les soufflets pendant que je pianotais (rires). Par ailleurs, le fait que mes filles raffolent de l’école m’a rappelé ma propre haine de celle-ci. Notre classe comptait quarante garçons. Nous étions aux ordres presque militaires de religieuses étroites d’esprit. Les disciplines artistiques étaient exclues. Comme j’étais gaucher, on m’a forcé à écrire de la main droite. Dyslexique grave, j’étais champion du calcul mental et capable d’inventer d’ extraordinaires histoire, mais à l’écrit c’était la catastrophe. A l’école, j’étais écrasé et isolé, alors que je redevenais un Vitus dès que j’en sortais. A douze ans, comme dans le film, je me suis construit une machine volante que j’ai lancée du haut d’une colline, à l’insu de mes parents. Je suis tombé d’une hauteur d’une douzaine de mètres et me suis retrouvé à l’hôpital avec une fracture du crâne. Je suis resté sans connaissance pendant cinq jours et ensuite, jouant le même double jeu que Vitus, j’ai souvent prétexté d’horribles migraines pour échapper à l’école. Je n’étais pas pour autant un enfant prodige: tout au plus curieux et créatif. J’aurais aimé apprendre le français par osmose, en me servant du manuel comme d’un oreiller, et jouer du piano en virtuose sans avoir à apprendre. Vitus réalise cette double utopie (rires) !
- Les parents de Vitus sont du genre compréhensif. Les vôtres l’étaient-ils aussi ?
- J’ai eu énormément de chance. Ma mère, couturière, lisait et aimait la musique. Mon père était un menuisier génial, qu’on retrouve dans le grand-père incarné par Bruno Ganz. Il avait voyagé en Amérique du Sud, via La Nouvelle Orléans où il avait fait du jazz avec sa clarinette, qu’il continuait de tenir dans la fanfare municipale, dirigeant en outre le choeur paroissial. Cadet de six enfants, j’ai baigné dans la musique, et d’autant plus que ma grand-mère savait par coeur tous les Lieder de Schubert et des poésies qu’elle me faisait apprendre à mon tour, me récompensant avec des pièces de monnaie qu’elle m’apprit à compter. Savoir compter et chanter Schubert s’est révélé une bonne école pour le cinéma (rires)... A travers le personnage du grand-père, c’est donc un hommage à mon père et à ma grand-mère que je concentre dans Vitus.
- Le projet de Vitus a mis des années à se concrétiser. Pourquoi cela ?
- A l’origine, je pensais brosser une fresque sociale des années 90, avec le tournant marqué par l’évolution de l’économie, notamment dans la fuite en avant des opérations boursières, dont il ne reste qu’un épisode dans le film. Le personnage de Vitus n’était qu’un élément sur cet arrière-fond, dans une épopée à nombreux personnages et gros budget de 6 ou 7 millions de francs. La recherche de fonds internationaux, à un moment de changement de génération, a été très compliquée, au point que mon premier producteur a jeté l’éponge. Je me retrouvai avec un scénario qui en était à sa vingtième version lorsque je me suis adressé à un jeune réalisateur, Peter Luisi, dont j’avais apprécié le premier film et auquel j’ai demandé conseil. C’est grâce à lui que j’ai recentré le scénario sur la figure de Vitus. Par la suite, j’ai rencontré deux jeunes producteurs, Christian Davi et Christoph Neracher, de Hugofilm, avec lesquels a été mise sur pied une unité de production, un peu à la manière de United Artists, où je me suis réservé le dernier mot sur le seul plan artistique. D’un projet à 6-7millions, nous avons passé à un budget de 2-3 millions, mais je crois que j’y ai beaucoup gagné ! Enfin, le cadeau du ciel a été la découverte, dans une école de musique londonienne, de Teo Gheorghiu, qui non seulement avait le talent d’un pianiste prodige, mais était doué pour la comédie et pratiquait le dialecte alémanique ! Quant à Bruno Ganz, il était clair dès le début que c’était lui qui devait incarner „mon“ grand-père.
- Autant que Teo Gheorghiu et le petit Fabrizio Borsani, le „premier Vitus“ de 6 ans, tous vos acteurs semblent „inventer“ ce qu’ils disent. Est-ce le cas ?
- Absolument pas ! Tout ce qu’ils disent est minutieusement écrit, au mot près. Seul Bruno Ganz, ici et là, m’a suggéré telle ou telle formule.
- L’humour est très présent dans Vitus. Que représente-t-il pour vous ?
- C’est une forme d’intelligence que mon père m’a apprise en la vivant dans l’épreuve. Lui qui avait monté une petite fabrique de meubles, l’a vu partir en fumée et s’est retrouvé simple ouvrier. Mes frères aînés ont eu pour père un patron, et moi j’ai connu un prolétaire. Or celui-ci m’a dit un jour que, devant la pire difficulté, il fallait savoir jeter son chapeau de l’autre côté du fleuve. C’est ce que le grand-père, dans le film, apprend à Vitus. On ne sait pas très bien ce que ça veut dire, mais c’est à la fois drôle et vrai. L’humour est le contraire du fanatisme ou de l’intégrisme: c’est un sourire à la vie, une distance et un signe de confiance. Vital!
Sur les écrans de Suisse romande et de France dès aujourd'hui. Le DVD de Vitus contient, entre autres „bonus“, un passionnant „making of“ signé Rolf Lissy.
Cet entretien a paru le 22 février 2007 dans le magazine Week-end, supplément de 24Heures.
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Pagano tôt l'aube
Que lire est une forme d’amour
Il faut être un tas de neige genre prof blasé pour oser dire que lire ou ne pas lire revient au même. Plus j’y pense et plus je plains la triste figure du chevalier Bayard de la délecture, et tout à l’heure ça m’a repris comme, avant de me lever, je piochais dans le tas de livres que j’ai là à côté de mon lit pour me doper, et voilà ce que je lis : « La nature c’est comme le reste, c’est pas plus beau ni plus pur qu’une ville, que les zones commerciales ou les zones industrielles, que les éolienne hautes et arrogantes au-dessus des épicéas. Des fois même la nature elle est comme ça énervante et neurasthénique, à l’automne si moche et sale, boueuse et collante au printemps quand la neige poisse, arrogante avec le soleil intact de l’hiver, et ridicule si verte l’été. Pénible, ennuyeuse, comme tout le reste. Si pourtant le plateau me vient autour de moi si beau, c’est juste parce que j’y vis. C’est bête, mais magnifique est l’endroit où on vit, ça dépend de comment on se lève, comment on regarde au-dehors, ça dépend de si on regarde »…
Or ce matin bleu gris sale à ciel bas, en face des montagnes à névés maussades, les pentes vert brunasse aux sapins se prenant les branches dans la brume, ces phrases d’Emmanuelle Pagano, dans Les adolescent troglodytes, me font du bien au corps, vraiment je les vis, je les bois comme la première eau de fontaine ou de bisse, c’est comme de serrer une main bonne ou de caresser au départ de l'école un gosse en duffle-coat, enfin tu vois quoi : c’est ça la lecture.
La lecture ce matin c’est ces mômes qu’une vieille gamine à quatre roues emmènes par les hauts plateaux, d’un foyer l’autre. La lecture ce matin c’est les gestes ensommeillés que disent les phrases de la vieille gamine, les yeux mal décollés, les mouvements d’anges dans la navette spatiale à travers les canyons ardécheux, les garçons-filles encore collés aux rêves incertains du corps et qui aimeraient n’en pas sortir, et juste en passant Adèle la nochère (on se rappelle Caron le nocher qui transporte les âmes d’une nuit l’autre) mate Lise qui ne lui a pas dit bonjour à cause d’un geste imperceptible et notant : « J’imagine la gêne de ses seins neufs, asymétriques. Je mélange un peu tout dans mes lacets et mes pensées. C’est le geste du début de l’adolescence, et aussi de sa fin, puisque c’est le geste d’une femme. Une prémonition dans le mouvement du bras ».
On peut ne pas lire Les adolescents troglodytes d’Emmanuelle Pagano, mais en parler sans lire ce livre serait une espèce de trahison, à la fois de soi-même et de la Pagano sauvage et de ses mômes perdus. Ce serait comme de parler de Mozart ou de Thomas Fersen sans avoir jamais entendu l’un ou l’autre, ce serait comme de ne parler de rien alors que la vie déferle par les rameaux des phrases…
Ce que les tas de neige de profs pincés et de lettreux coincés ont de la peine à comprendre est que lire est une forme de baise, yes sir, à la fois suave et sublimée. J’veux dire que ça passe par le corps et par l’âme qui est l’entier du corps (selon les Chinois), donc la viande et la musique, les tripes et la buée sensible. En tout cas c’est comme ça qu’il faut prendre la littérature vivante, quand elle l’est…
Emmanuelle Pagano. Les adolescents troglodytes. P.O.L. 212p. -
Retour à Georges Haldas
A La Désirade, ce samedi 17 février. - Ma première pensée de ce matin a été vouée à Georges Haldas, auquel j’ai décidé de consacrer la prochaine ouverture du Passe-Muraille. Il y aura dix ans cette année que j’ai cassé cette relation, choqué par son rejet du Viol de l’ange, qu’il disait un livre sale. Comme il m’a fait à la même époque un mot suave, et donc hypocrite, pour l’envoi de je ne sais plus quel nouveau livre de lui, je lui ai renvoyé celui-ci en lui écrivant qu’il pouvait aussi bien m’oublier. Et c’est ainsi que je n’ai plus rien lu de lui. Je lui ai rendu poliment hommage lorsqu’il a reçu le Prix Rod, mais c’est tout. Notre longue amitié ne s’en remettra pas, mais ses livres existent, le vieil homme est dans sa nonantième année et tout à coup j’ai envie de revenir, non pas à l’homme mais à ses livres. La dernière fois que j’ai ouvert un de ses livres, dans une librairie, je suis tombé sur cette page où il traitait la philosophe genevoise Jeanne Hersch d’« amazone pisseuse ». J’ai eu moi-même un conflit carabiné avec Jeanne Hersch, après un abus de pouvoir caractérisé de sa part, mais traiter cette dame d’ « amazone pisseuse » m’a semblé indigne de la part d’un écrivain prônant, par ailleurs, l’Attention à l’Autre à grand renfort de majuscules.
Mais le temps passe, il nous crible, nous serons bientôt tous morts tandis que les livres continueront de témoigner de ce qui nous dépasse, et j’ai envie à l’instant de retrouver l’âme de Georges Haldas, ses petits matins, ses balades en Grèce, ses lectures de Cavafy ou de Saba, ses commentaires de l’Evangile, ses coups de gueule, ses chroniques merveilleuses du père (Boulevard des Philosophes) et de la mère (Chronique de la rue Saint-Ours), nos rencontre Chez Saïd où nos engueulades parfois chez Dimitri – tout ce qui fait le sel de la vie, et tout ce qu’il a cristallisé dans ses livres sans pareils.
Un jour j’ai reçu de la part de Jacques Chessex, après que j’eus publié un grand papier élogieux sur Georges Haldas, une carte postale m’apostrophant pour me reprocher de dire du bien de ce « cuistre christique » écrivant une espèce de galimatias, et quelques années après le même Chessex célébrait Haldas à la remise du prix Rod. Petite foire aux vanités de la littérature, à laquelle survivent les livres. Lorsque nous étions amis, Jacques Chessex m’a dit un soir sa réelle admiration pour Haldas, malgré leur brouille de toute une vie, de même que Chappaz m’a dit la sienne. Le premier jour que nous nous sommes rencontrés à Genève, en 1973, Georges Haldas a dit au petit crevé que j’étais alors : « Méfiez-vous des écrivains, il y a un diable en chacun de nous ». J'ai noté.
Mais à l’instant, le regard perdu sur les crêtes enneigées des montagnes qui de tout cela se foutent comme du dernier fossile, je ressens le besoin de dire ma reconnaissance à Georges Haldas, et de ce pas j’irai tout à l’heure faire l’acquisition des derniers livres qu’il ne m’a pas envoyés...
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Le singulier du féminin pluriel
Trois livres illustrent, non sans parentés sensibles, la vitalité de l’écriture féminine romande contemporaine.
Le féminin a-t-il une singularité en littérature ? L’écriture des femmes se distingue-t-elle en quoi que ce soit de celles des hommes ? L’écrivain Dominique de Roux nous disait un jour que la femme, appelée (réellement ou virtuellement) à donner la vie ne sera jamais dupe des mots, des idées et des formes, de la même façon que l’homme. Or même si les spécificités de genres et de rôles tendent à se diluer aujourd’hui, alors que le nombre d’auteurs femmes a littéralement explosé, le fait est que le regard des femmes sur le monde, la politique, les relations sociales ou privées, la filiation entre générations, l’amour, les sentiments, la solitude, le corps, le plaisir, la maladie et la mort, le sens de la vie, nous semble décidément singulier, disons pour les écrivains de valeur: plus ancré dans la réalité quotidienne (on le voit chez Alice Rivaz, Mireille Kuttel ou Anne Cuneo) et plus ouvert à la fantaisie des contes et au mystère (de Corinna Bille à Sylviane Chatelain, Anne-Lou Steininger ou Rose-Parie Pagnard), plus poreux dans l’observation fine des mœurs sociales ou familiales (de Catherine Colomb à Corinne Desarzens), autant que dans l’expression des relations amoureuses et de la sensualité (chez Catherine Safonoff, Asa Lanova, Claire Genoux ou Anne-Sylvie Sprenger), notamment. Cette perception « à antennes », magnifiquement déployée dans La corde de mi, le dernier roman d’Anne-Lise Grobéty, caractérise également le nouveau livre de Pascale Kramer, véritable « inferno » familial où tout est filtré comme en sourdine et sous un verre grossissant.Des paumés très ordinaires
Pascale Kramer, déjà remarquée ces dernières années, à Paris autant que dans son pays d’origine (elle est née à Genève en 1961) pour trois romans tenus et tendus (Les vivants, Retour d’Uruguay et L’Adieu au nord), campe les personnages de Fracas dans un canyon de Californie dont le décor convient à merveille à son propos. Dans la foulée, précisons que la romancière connaît ces lieux pour s’y pointer régulièrement, son job consistant à vendre, aux producteurs hollywoodiens, des « intrigues » imaginées par des auteurs européens…
Or celle de ce nouveau roman, limitée à un jour d’extrême tension dans une maison isolée et menacée par un rocher en suspension, après une tempête, aurait pu inspirer le Robert Altman de Short cuts...
Valérie la protagoniste, qu’on imagine quadra, divorcée et sans son fils Justin qui fuit ses grands-parents, se retrouve chez ceux-ci, dans la maison embourbée, avec son frère Cyril et les siens, alors que Cindy, baby-sitter de ses neveux, vient d’être accidentée, dont on apprend qu’elle était probablement la petite amie du père. Un formidable imbroglio de non-dit est alors passé au scanner de la romancière, qui en tire une chronique familiale sur « image arrêtée », tendrement désespérée. Sans flatter ni pousser au noir, Pascale Kramer se fait une fois de plus la romancière des « sans voix », avec maestria.
De mémoire et d’amour
Il y a quelque chose de proustien dans le magnifique dernier livre de Catherine Safonoff, qui se déploie comme une chronique personnelle et sans cesse à l’écoute, tendrement impatiente, de cette autre personne qu’est Léonie sa toute vieille mère fragile et forte, alors que la vie continue et passent des amies, des amis, repassent les souvenirs des amours passées ou ressurgies. « Tant que j’aurais de la mémoire, il n’y aurait pas de fin à cette histoire », murmure la narratrice au terme de cette section d’un journal recouvrant trois ans, avant de conclure, faute d’une « idéale dernière note » à la Kafka (très présent dans tout le livre par son propre Journal) sur cette image d’une lampe qui « se balance sur la place d’un village abandonné, la pente va vers la mer, le vent passe dans l’arbre, la nuit est vaste, les secondes filent, quelqu’un lève la tête et ouvre les bras vers les ciel noir ».
« Une seule chose a compté dans ma vie, aimer quelqu’un, être aimée de quelqu’un. J’ai vécu ou survécu grâce à cela. J’écris sur l’amour personnel, j’écris sur l’unique entreprise qui vaille au monde, aimer quelqu’un. » Or tel est le ton de ce livre, qui est d’amour mais souvent âpre, difficile, arraché à la complication des relations hommes-femmes comme Au nord du capitaine, roman précédent de l’auteur, disait la complication des relations nord-sud ; et l’âge venant, c’est l’enfance aussi qui remonte et toutes les années passées auprès de cette mère qui y retombe, tout le doux et le triste de la vie, la guerre entre les parents, la paix jamais établie parce que la vie morne est récusée par l’amour…Doux oiseaux de violence
On voit aujourd’hui se multiplier les livres et les films qui modulent ce qu’on pourrait dire le blues de la trentaine, et dont témoignent aussi les sept nouvelles de Ses pieds nus, deuxième recueil de Claire Genoux (née en 1971 à Lausanne) après Poitrine d’écorce et les poèmes de Saisons du corps (Prix Ramuz 1999).
Si la première nouvelle, Photographier des femmes nues, évoquant les tribulations d’un certain Julien établi à New York, s’oublie aussi vite qu’elle se lit, il en va tout autrement de L’Eau, l’été, et plus encore de L’imposture, dans laquelle une jeune femme détaille les désarrois lancinants d’une jeune femme « en espérance », mélange de refus de l’enfant, de dégout et de peur, mais aussi de soumission à la bonne vie la gonflant, toutes sensations et émotions plus ou moins partagées par son conjoint aussi désemparé qu’elle. Avec autant de sensibilité que de force expressive, Claire Genoux rend admirablement cette situation dont on ne sait trop si elle débouchera sur une catastrophe ou sur « la vie »…
C’est cependant dans Le pari d’Emile, nouvelle plus âpre, voire plus scabreuse, plus originale surtout par son type d’observation, rappelant les fascinants récits de Judith Hermann, que le talent de Claire Genoux se montre le plus prometteur. D’une écriture parfois inégale, son recueil en impose en revanche par une force sourde et comme une douce violence qu’on sent bien ressentie.Pascale Kramer. Fracas. Mercure de France, 157p. Catherine Safonoff. Autour de ma mère. Zoé, 264p. Claire Genoux. Ses pieds nus. Campiche, 207p.
Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 14 février 2007.
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Le chevalier de la délecture
Pourquoi Pierre Bayard doit être, sinon lu, au moins combattu
Les hasards de l’édition font paraître, en même temps, deux livres aux positions diamétralement opposées, qu’il vaut la peine de lire de A à Z. Il s’agit de Comment parler des livres que l’on n’a pas lu ?, de Pierre Bayard, déjà évoqué en ces pages virtuelles, et de La littérature en péril de Tzvetan Todorov.
Au premier regard, c’est avec un certain amusement que j’ai pris connaissance de la théorie de Bayard, selon lequel lire ou ne pas lire un livre revient à peu près au même. Au-delà du paradoxe et de quelques vues défendables sur les pratiques inavouées de la lecture, ce livre révèle des positions fondamentales qu’il faut prendre au sérieux et stigmatiser, d’autant plus qu’elles sont révélatrices d’une tendance actuelle qui fait des ravages dans l’enseignement et les sphères de la critique ou de la création littéraire.
Plus précisément, les arguties de Pierre Bayard ès « délecture », pour citer sa formidable invention (la « déconstruction », paraît que c’est déjà pris...) procèdent exactement de la posture que dénonce Tzvetan Todorov dans La littérature en péril, qui consistent à affirmer que le discours sur le livre est plus important que le livre, étant entendu que celui-ci est oublié au fur et à mesure qu’il est lu et que de toute façon sa valeur est décidément relative, autant que sa texture fine et que le sens (cette vieille peau, n’est-ce pas) qu’il véhicule.
Comme Pierre Bayard n’est pas tout à fait un imbécile, en dépit des apparences, son élégant bavardage recèle ici et là des observations judicieuses, par exemple sur la notion de livre intérieur qu’il reprend à Proust, pour l’affadir comme tout ce qu’il touche, non sans brio rhétorique au demeurant. Dans les grandes largeurs, sa façon de valoriser les lacunes et les impasses de toute lecture, ou d’isoler des épiphénomènes pour en tirer des conclusions générales juste bonnes à rassurer les paresseux, m’apparaît cependant comme l’expression d’une certaine suffisance professorale de plus en plus répandue, devant les textes, et de la futilité, à l’exact opposé de la position de Todorov.
La vérité est que Pierre Bayard n’aime pas la lecture, ni les livres, ni les écrivains non plus. Il aime papoter dans le monde, frimer devant ses étudiants (en comptant bien que ceux-ci participent à son jeu cynique), circuler entre les livres qu’il n’ouvre pas pour se borner à les « situer ». Car c’est cela qui compte à ses yeux : c’est « situer » les livres.
Ainsi, parler du contenu d’Ulysse de Joyce, qu’il n’a pas lu, n’a aucun sens à ses yeux. Ce qui compte est de « situer » ce bouquin, mec, donc de prendre conscience qu’Ulysse est un remake de L’Odyssée d’Homère (pas le film : le texte d’Homère), qu’il se rattache plus ou moins au mouvement du flux de conscience et se passe, mec, à Dublin.
Ouais, mec, Ulysse ça se passe à Dublin, c’est vachement chiant, j’veux dire, mais à Dublin tu bois une bière super. Voilà, mais maintenant on parle de Finnegans’wake. T’sais mec, Butor a écrit que Finnegan’s wake c’était du whisky, je l’ai pas lu mais c’est vachement bien vu, j’veux dire c’est super comme jugement littéraire…
Telle est aussi bien, sous les atours sophistiqués d’un essai qui se veut hardi voire novateur, la position démagogique de Pierre Bayard, dont on plaint les étudiants. En flagornant ceux-ci, l’auteur prétend que c’est leur créativité qu’il stimule en les encourageant à ne pas lire, relançant l’antienne selon laquelle chacun de nous est un auteur que la lecture risquerait de détourner de son « œuvre » propre… -
De la non-lecture
A propos du livre de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, lu en 7 minutes et même plus...Est-il obligatoire de lire les livres dont on parle ? Est-il obligatoire de lire entièrement les livres dont on parle ? Est-il possible de parler d’un livre qu’on n’a pas lu ? Oscar Wilde blaguait-il lorsqu’il écrivait : « Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer », ou formulait-il une réflexion moins paradoxale ou cynique qu’il n’y paraît ?
Ces questions prolongent celle qui se pose en titre du livre de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, dont je parle ici après en avoir pris connaissance en sept minutes, considérant personnellement que ce chiffre est honnêtement plus approprié à la chose que ne le dit ce malhonnête d’Oscar Wilde.
« Pour apprécier la qualité et le cru d’un vin, écrivait celui-ci, point n’est besoin de boire tout le tonneau. Il est facile de se rendre compte, en une demi-heure, si un livre vaut quelque chose ou non. Six minutes suffisent même à quelqu’un qui a l’instinct de la forme. Pourquoi patauger dans un lourd volume ? On y goûte, et c’est assez, plus qu’assez, me semble-t-il ».
Oscar Wilde était un grand lecteur, et ce malhonnête de Pierre Bayard, professeur de littérature à l’université de Paris VIII et psychanalyste, a lui-même lu quelques livres à ses heures (un peu de Balzac, un peu de Stendhal, un peu de Maupassant, un peu de Freud, un peu de Romain Gary), ainsi n’est-il pas entièrement de bonne foi lorsqu’il fait l’apologie de la non-lecture. N’empêche: ses observations trahissent bel et bien un non-lecteur récidiviste de talent, comme l’était aussi le cher Oscar.
Or que veulent dire ces deux mauvais esprits (ou semblant tels) en prenant le contrepied d’un certain terrorisme régnant, doublé d’une certaine hypocrisie régnante, qui voudraient qu’un honnête homme du XXIe siècle, et qui plus est une honnête femme, aient forcément lu Proust, et tout Proust, ou Les Bienveillantes, et leurs 903 pages tassées, sous peine de ne pas être considérés ?
Ce qu’ils veulent dire est beaucoup plus intéressant qu’on ne saurait croire, et les accuser d’inciter à la paresse serait injuste autant qu’il serait injuste de parler du livre de Pierre Bayard sans lui consacrer plus de sept minutes. Ce qu’ils veulent dire, molto grosso modo, c’est qu’il y a lecture et lecture. Que certains livres ne méritent même pas les sept minutes réglementaires du premier examen. Que d’autres nous donnent plus à l’état de lampée qu’à plein tonneau. Que parler d’un livre est aussi un art et qui s’apprend, et que mal lire un livre en entier ou bien lire un fragment de ce livre, assommer le lecteur d’une critique exhaustive savantasse ou lui donner l’envie de lire en parlant de son plaisir à soi, donc en parlant de soi, modulent les multiples rapports que nous entretenons avec la lecture des livres et du monde qu’il y a dans et autour des livres.
Oscar Wilde pensait, en invoquant les Grecs, que la critique littéraire est un art, et aussi créatif que ladite création. C’est en espérant susciter cette créativité que Pierre Bayard, au terme de son livre, que je viens de lire en sept minutes et même plus, se fait l’avocat du diable non-lecteur qui ose parler de ce qu’il n’a pas lu ou partiellement lu de façon plus intéressante que l’honnête femme ou l’honnête homme qui-ont-lu et nous les brisent en alignant force lieux communs parce qu'ils ne savent pas lire cela même qu'ils lisent...
Ce qu’il faut relever aussi, et ça compte, c’est que Pierre Bayard, moins que Wilde mais quand même, écrit exquisement, ce qui ne gâte pas notre non-lecture… Mais j'y reviendrai dès que j'aurai achevé de ne pas le lire.
Pierre Bayard. Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? Editions de Minuit, 162p.
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Pinget à la tropicale
Un Architruc dopé aux rythmes africains
Farce douce-acide à la fois mordante et subtile dans sa mise en abyme du jeu des personnages, où Robert Pinget « détourne » le cliché de la critique d’un pouvoir ubuesque en y introduisant les éléments « trop humains » de l’amitié et de la mélancolie existentielle, Architruc est une pièce délicate dont les ressources du texte exigent beaucoup de ses interprètes, que ceux-ci privilégient son verbe ciselé ou qu’il choisissent de l’aborder de façon plus physique et clownesque, comme on le voit ces jours à La Passerelle dans la version d’Ahmed Madani, créé à l’enseigne du Centre dramatique de l’océan indien et de la compagnie Teat la Kour, où la musique (signée Lego) et la danse « africaines » ont une belle part.
Dans une très jolie scénographie (style castelet à transformations) de Raymond Sarti, le jeu des trois protagonistes oscille entre la bouffonnerie et la tendresse, où les mimiques impayables du tyranneau Architruc (Miselaine Soobraydoo), la gestuelle gracieusement désarticulée de son ministre Baga (Erik Isana) et les belles interventions musicales (notamment) de leur cuisinier (Roméo Andriamandresy Hasivelo, dit Lego), font l’originalité du spectacle, tout en couleurs et en verve endiablée, sans que la « sauce » ne prenne pourtant, tout au moins lors de la première représentation.
Cela tient-il au décalage entre un texte trop raffiné et un jeu si expansif, ou, plus trivialement, aux conditions de la représentation qu’on imaginerait plus volontiers à ciel ouvert, au milieu d’une foule festivalière ou villageoise ? Le fait est qu’on éprouvait un pincement au cœur, mercredi soir, devant l’accueil plutôt froid réservé à une si généreuse équipe…
Lausanne, Théâtre de Vidy, La Passerelle, jusqu’au 25 février. Me-je-sa à 20h.30. Ve à 19h. Di à 18h. Relâche lundi. Durée : 1 heure. Loc. : 021 / 619 45 45.
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Tumulte à la Place des Pensées
En lisant François Bon et Richard Millet
« J‘écris sur écran, c’est un cadre pour voir : qui lit devrait voir », écrit François Bon dans l’une des séquences de Tumulte, mais je n’ai pas voulu lire ce texte sur écran, je le lis depuis quelques jours au fil des pages qui se tournent lentement, chacune ouvrant à des rêveries sans fin et voici que je vois « simplement une rue, l’enfilade d’une rue terne et ce qu’on voit en voiture la nuit, éclat partiel dans la lumière et rien qu’on retienne que formes, géométries grises : cela ne fait pas une histoire, mais vous donne envie d’une histoire, il suffit alors de s’arrêter, d’attendre »…
L’univers de François Bon m’est absolument étrange, je ne dis pas étranger mais étrange, comme je pourrais le dire des journées d’un géomètre islandais ou des pensées d’un traducteur du coréen qui me parleraient d’eux sur un ton qui me mettrait aussitôt en confiance et en confidence, mais pas tant avec eux qu’avec la nuit autour de nous, comme si François Bon dans les pages de ce livre labyrinthique feuilletait un livre qui serait à la fois une lecture du monde et ce que nous écrivons mentalement en le lisant. « Depuis si longtemps tu rêvais de ce livre, tu es au bord, tu l’ouvres », et là-bas, dans la nuit se dresse la plateforme Hibernia que m'évoquent ses souvenirs offshore et qui me rappelle, à moi, les stations météorologiques de haute montagne où nous allions nous réfugier pendant quelque tempête au fond de laquelle les voix semblaient comme en mer, proches et lointaines, comme celles des naufragés de la sublime fin de L’homme qui rit me rappelant soudain telle figuration du Déluge de Bill Viola…
« Je danse avec moi-même, et lui c’est un mort », lit-on ensuite dans la séquence intitulée Proust dansait avec Kafka, qui me ramène à la collection de mes propres morts, le plus tendre me regardant lire ce livre avec le regret de me voir triste de ne pouvoir en parler avec lui, et pourtant j’en parle avec lui et je sais que cela sera de longs bons jours comme avec Le poids du monde de Peter Handke dont nous avons tant parlé ou quelque autre de ces livres à murmures dont il est si difficile de parler à d’autres qu’à ceux qu’on aime…
J’alterne ces soirs et ces aubes la lecture de Tumulte de François Bon et celle de Place des Pensées de Richard Millet, évoquant sa visite à la maison de Maurice Blanchot. On est en pleine littérature, avec ces deux-là, me dis-je, mais je ne fais attention qu’à ce murmure, chez l’un et l’autre, aux beaux et sombres espaces qu’ouvre Tumulte, à la très pure musique de la mémoire immanente en cette Place des Pensées du veilleur janséniste, l’un et l’autre personnels et impersonnels, explorateur exhaustif ou arpenteur des sables de l’après-midi en petite banlieue, et cette musique où tout ce qui monte converge…
L’étrange paire que voilà, me dis-je alors en voyant la neige dans la nuit de la fenêtre, deux vrais écrivains dans la gravité, mais je les regarde avec la même distance candide de l’enfant qui ne verrait d’eux que certaine beauté de concentration chez le géomètre coréen ou le traducteur de l’islandais, leurs mots ne servent qu’à me faire mieux écouter le murmure de mon propre sang, de ma propre angoisse et de je ne sais quelle nostalgie commune à ces deux-là, tumulte à la place des pensées…
François Bon, Tumulte. Fayard, 2006.Richard Millet, Place des pensées. Gallimard, 2007