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Littérature - Page 11

  • Forbans des lettres

    À la rencontre de deux faiseurs de best sellers: Paul-Loup Sulitzer et Gérard de Villiers. Anecdote vintage...
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    Un critique littéraire qui se respecte ne devrait peut-être pas s’abaisser de la sorte, selon les codes académiques, et pourtant je tenais à voir ces deux animaux-là, qui incarnent si bien la littérature de gare et d'aérogare et ne font parler d’eux que par leurs énormes tirages, tout en appartenant eux aussi à la ménagerie des lettres. Ainsi donc aurai-je consacré ce séjour parisien à deux visites mémorables, chez Paul-Loup Sulitzer et Gérard de Villiers.

    Le premier m’a d’abord fait lanterner près de trois quarts d’heure derrière la grille de son hôtel particulier jouxtant le Bois de Boulogne, après quoi la classique soubrette de vaudeville m’a introduit dans un salon où j’ai continué de faire le pied de grue. En attendant le champion du thriller financier, dont seul le récent Popov m’avait intrigué par la qualité de sa fabrication, que notre ami Bernard de Fallois attribuait à un certain nègre connu, je notai le caractère absolument dénué d’aucune touche personnelle de cet intérieur au mur blanc affligé de la classique litho de Bernard Buffet. Quand enfin surgit le cher Paul-Loup, je remarquai en outre que le drôle se trouvait pour ainsi dire en bannière, encore hirsute et les bajoues tuméfiées de baisers, la chemise flottant et le pantalon juste renfilé, visiblement tiré d’une séance intéressante par le fâcheux reporter du Matin de Lausanne...

    Si la chair est faible, mon bon sourire placide, dans lequel se sont noyées les plates excuses de l’hôte, gêné à ravir, fut pour moi le prélude à un interrogatoire de plus en plus serré, auquel il s’est efforcé tant bien que mal de se défiler. Faute de m’offrir le moindre verre, n’était-ce que d’eau plate, au moins m’aura-t-il livré sans s’en douter un vrai scoop que je me promets de garder pour moi: savoir que non seulement il n’avait pas écrit Popov, mais qu’il ne l’avait visiblement même pas lu...

    littérature,sociétéD’un gredin l’autre, Gérard de Villiers ne pouvait mieux se présenter, en me faisant attendre lui aussi dans son cabinet de travail de l’avenue Foch, que par la statue trônant au milieu de la pièce, d’une femme nue de laiton doré, accroupie et les jambes largement écartées, dans le sexe de laquelle était fichée une kalachnikov certifiée d’origine.

    Or l’autre surprise m’attendant à l’apparition du forban, que j’imaginais un athlète genre para, fut de voir ce gringaleux à l’air veule et se demandant visiblement quelle curiosité tordue me poussait en son antre; puis, ayant compris que rien ne nous accointait, me provoquant avec une apologie du roman Love story, véritable mythe de notre temps à l’en croire, devant lequel s’effondrait la minable Recherche du temps perdu de ce snob enjuivé de Marcel Proust. Et de me défier avec autant de morgue en répondant au téléphone, à un confère de Jeune Afrique, qu’il se réjouissait d’apprendre le renvoi d’une fournée de réfugiés nigérians, hélas gratifiés de trop confortables dédommagements...

    (Paris, Juin 1984)

    Cette note d'humeur a plus de vingt ans d'âge. Elle fait pendant à deux reportages plus détaillés à caracatère plutôt sociologique, traitant de deux faiseurs de best sellers aujourd'hui quelque peu oubliés au bénéfice de leurs homologues Guillaume Levy et Marc Musso...

  • Docteur Ruth



    L’entreprise gère toutes les situations. En principe, les questions et les réponses stockées dans le Grand Fichier sont ventilées tous les matins sur les médias-cibles par les opérateurs de l’Agence.

    Ceux-ci, en parfaite parité sexuelle et raciale, sont triés sur le volet. Il leur est cependant recommandé d’éviter toute affaire perso dans le périmètre professionnel; en outre, il va de soi qu’il est rigoureusement interdit de fumer dans les locaux de l’entreprise, et que les opérateurs ont le devoir de dénoncer ceux de leurs camarades qui manifesteraient encore la moindre tendance.

    Cela ne nous empêche pas de fantasmer grave en gérant nos fichiers.

    Enfin, et par exemple lorsque Docteur Ruth recommande à Susan de Gainesville (Florida) de ne pas culpabiliser parce qu’elle aime que Jerry lui mette les pouces dans les oreille quand il la prend en levrette, nous éprouvons quelque part une certaine fierté d’appartenir à la grande famille de l’Agence.

  • Carlos Fuentes de A à Z

     

    Fuentes6.jpgL’abécédaire perso de l’écrivain mexicain, à découvrir à côté d' un nouveau grand roman  chez Gallimard: Le Bonheur des familles.

    Avec le Péruvien Mario Vargas Llosa et le Colombien Gabriel Garcia Marquez, Carlos Fuentes est l´un des derniers « monstres sacrés » vivants de la littérature latino-américaine de XXe siècle, dont l´œuvre allie la puissance épique et la recherche des fondations de l´identité mexicaine, l´imagination visionnaire et les ressources inventives d´un novateur du genre romanesque, avec une ample réflexion sur le destin de l´homme à travers les convulsions de l´Histoire. Surtout connu dans le monde pour ses romans (tels La mort d´Artemio Cruz et Terra nostra), Fuentes est également un essayiste remarquable et, d´une manière générale, ce qu´on pourrait dire un humaniste et un honnête homme, maîtrisant un savoir qui se partage sans cuistrerie mais non sans fermeté dans sa défense de la liberté et de la complexité.

    Le titre de ce livre (Ce que je crois...) prête un peu à confusion, évoquant l´enseigne d´une collection toute vouée aux professions de foi de célèbres croyants ou de non moins fameux mécréants. Les positions spirituelles de Carlos Fuentes sont évidemment abordées au fils de ces pages (notamment aux rubriques Dieu, Jésus, Mort et Temps), qui révèlent une approche personnelle très pénétrante des questions éternelles liées à notre origine et à nos fins, et une vaste connaissance des multiples réponses proposées par les traditions variées. Mais Fuentes n´a rien d´un esprit dogmatique ou sectaire: ce qu´il croit recoupe à tout instant ce qu´il sait d´expérience (on sait qu´il a beaucoup voyagé, au propre et au figuré) et ce qu´il sent avec ses intuitions d´artiste et de grand psychologue.

    Le classement orthographique le fait traiter, pour commencer, le thème de l´Amitié, mais cette entrée en matière a valeur de test et de symbole, tant ce qu´il dit de ce lien, aussi souvent exalté à vide que trahi, nous paraît juste et émouvant, dégagé de toute rhétorique convenue, au contraire: lié à une expérience personnelle qui engage aussitôt celle du lecteur. De la même façon, sa façon de parler de l´amour, de la famille, de l´éducation ou du sexe en imposent par autant de simplicité que de finesse et de générosité. Lorsqu´il fait l´éloge des femmes (« les femmes sont les passagères de l´aube »), c´est de la poétesse Anna Akhmatova et de la mystique Simone Weil que Fuentes parle avec le plus d´admiration, mais le chapitre consacré tout entier à Silvia, la femme avec laquelle il vit et qui résume toutes les autres à ses yeux et « sait maintenir la présence de Carlos à toute heure », est une merveille de tendresse et d´abandon sincère, sans trace d´ostentation.

    De ce foyer ardent d´une réelle et constante attention au monde, Carlo Fuentes rayonne de tous côtés avec le même bonheur et la même pertinence. Qu´il parle de Balzac (avec un regard très original, qui le fait par exemple rapprocher Louis Lambert et Nietzsche) ou de politique (ses préoccupations actuelles majeures), de Kafka (le plus lucide analyste du pouvoir totalitaire), de la lecture ou de la globalisation, de Cervantès et de son propre projet romanesque, de Buñuel son ami, de sa lecture de Wittgenstein ou de ses étonnants souvenirs de Zurich, Carlo Fuentes ne cesse de nous intéresser et de relancer notre propre attention envers les êtres et envers le monde.

    Ramon Gomez de La Serna parlait de ces livres-viatiques, dans lesquels on puise, à tout moment, un bon conseil ou une pensée revigorante, une image plaisante ou un sentiment pur ; et tel est, à l´évidence, ce substantiel et très enrichissant Fuentes « pour la route » ...

    Carlos Fuentes. Ce que je crois. Traduit de l´espagnol par Jean-Claude Masson, Grasset, 390 pp.

  • Que la beauté soit

    L'ascèse créatrice de Fabienne Verdier

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    Au fulgurant premier regard on se dit que seul un dieu dansant entre ciel et terre, tourbillon d’esprit et de matière, d’un seul trait a jeté cela comme ça : comme c’est. Et c’est ce qu’on se dit : c’est comme ça. Comme l’évidence parfaite d’une pierre ou d’une feuille d’herbe : tel est l’être du monde. Cela s’impose à la vitesse de la lumière et ça n’a pas d’âge. Ou plutôt on pressent la patience des étoiles préludant au geste phénoménal prompt comme la foudre: que cela soit - que la beauté soit.

    Le feu du mouvement, traversé d’un souffle cosmique et soulevant jusqu’au ciel les pigments mêlés de terre et d’eau de pluie résument l’art essentiel de Fabienne Verdier. Elémentaire et savante, puissamment physique et modulant une non moins évidente démarche spirituelle, cette peinture est à la fois abstraction pure et poésie concrète, culture raffinée et nature primordiale, figures du subconscient et constante évocation du monde visible et sensible. Aussitôt une harmonie « musicale » soulève celui qui la découvre, lui rappelant comme une cantate de Bach que l’homme est « capable du ciel », mais cet envol prend appui sur le sol de fonds inlassablement travaillés, tels les glacis des maîtres anciens ou les couleurs « montées » des figures de contemplation de Rothko ; et l’on se rappelle à la fois les contemplatifs cisterciens auxquels l’artiste rend d’ailleurs hommage explicite, comme à son mentor taoïste, dans les séries de petits formats invitant à autant de stations méditatives.

    D’emblée on se le rappelle aussi, tant le parcours humain de la Passagère du silence est inséparable des efflorescences successives de son art : que tout cela n’est pas comme ça par hasard. Vingt ans d’initiation à une haute tradition, un bagne de bâtons morts auxquels insuffler la vie, un métier acquis dans les moindres détails sans cesser de lire et de penser, d’endurer la vie de caserne, humiliations et maladies, sans cesser de tout sacrifier pourtant à cet absolu pressenti et l’inspirant de loin en loin dans son « ascèse de travail » : voilà trop vite dit le chemin de Fabienne Verdier, la dernière sans doute à se croire aujourd’hui arrivée. N’imaginez pas une illuminée « zen » à sa lévitation New Age, mais une artiste lucide et joyeuse, humble et non moins fière de son travail, vénérant ses papiers de 30 ans d’âge et rusant, avec l’aide de son compagnon de vie et les conseils hérités du vieil Archimède, en sorte de faire plus légèrement danser son sacré pinceau de 40 kg…
    Or l’œuvre est là qui nous parle à sa place. Voici Levitas ou telle herbe folle d’un seul geste fluide et fécond contenant tout le vibrant mystère végétal. Ou tournoyant sur elles-mêmes dans un azur velouté à la Vermeer, voilà les douces, rouges créatures volatiles, traces d’anges ou nuages issus des rêveries de Bachelard, dont le mouvement suggère la courbure de l’espace et du temps - et voyez là-bas la sublime vision sur fond d’or en danse rose d’un dieu Sans consistance, où le vide et le sentiment de plénitude fusionnent en beauté.

    Entretien avec Fabienne Verdier

    «Je tends à maîtriser le lâcher-prise… »

    - Comment avez-vous conçu cette exposition ?
    - Elle doit tout à l’initiative d’Alice Pauli, qui a découvert mon travail après la parution de Passagère du silence, m’a rendu visite à mon atelier, a acquis l’une de mes œuvres et m’a proposé de m’accueillir. Cela m’a mise en grande confiance, et d’autant plus qu’Alice a travaillé avec Mark Tobey et Julius Bissier, deux artistes également proches de la source orientale et d’un art conçu comme une démarche spirituelle. Je me sentais donc un peu chez moi en découvrant sa galerie. L’ensemble présenté à Lausanne englobe le travail d’une année, aussi acharné que jubilatoire.

    - Que représente ce saut de la calligraphie à la peinture ?

    - L’élément pictural réside déjà dans la calligraphie, qui exige une gymnastique mentale très particulière et un immense travail préparatoire qui m’a ramené, après mes débuts décevants à l’école des beaux-arts, à ce qu’on pourrait dire l’ossature du monde. Ce travail d’une durée de vingt ans, sous la direction de mon maître, m’a permis d’acquérir un savoir-faire qui me permet aujourd’hui de maîtriser le lâcher-prise, si j’ose dire. Ma peinture actuelle exprime, je crois, cette nouvelle prise de risque.

    - Comment vous situez-vous par rapport à l’art contemporain ?

    - L’abstraction « spontanée », telle que je la pratique, ne me détache pas du monde « concret », mais s’efforce de traduire de manière libre, intuitive et dégagée de tout naturalisme, autant que du langage articulé, l’ossature cachée des choses. A cet égard, je me distingue de ce qu’on appelle l’abstraction lyrique, qui donne trop de part au contingent et à l’art comme fin en soi, alors que je cherche à traduire un émerveillement vécu dans la nature, à capter les forces élémentaires du geyser qu’il y a en nous, à restituer l’essentiel dont sont porteurs les plus humbles choses.

    - Votre peinture permet-elle le repentir ou la retouche ?

    - Jamais. Mais je détruis ce qui est imparfait ou sans vie. Mon fils de 11 ans m’y aide avec une autorité redoutable (rires). Chaque tableau est le fruit d’un seul trait de pinceau. Lequel pinceau est de ma fabrication, tenu à la verticale. Lorsque j’entre en « ascèse de travail », mon atelier se transforme en véritable champ de bataille. C’est de ce chaos que naît l’harmonie…



    Fabienne Verdier. Passagère du silence. Albin Michel, 292p. Et aussi : L’unique trait de pinceau. Calligraphie, peinture et pensée chinoise. Albin Michel, 175p.

    Cette rencontre s'est passée à Lausanne, à l'occasion de la première exposition de Fabienne Verdier à la Galerie Alice Pauli.

     

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  • Munch

    littérature,art

    L’affaire est grave : il n’y a pas un seul sourire chez Munch. Cependant une grande poésie de la douleur, une profonde mélancolie et délectation, tout le bonheur atroce de la beauté qui se connaît, je t’aime je te tue, tu m’es désir mortel, et partout cet Œil à la paupière arrachée – je n’ose même dormir.

    Sa chair blessée n’est pas que d’un puritain misogyne (rien chez lui des ricanements gris et des verts vengeurs de Vallotton), mais c’est la triste chair du triste ciel métaphysique, c’est la chair dorée et mortelle de la Madone vampire, c’est l’incroyable rencontre azur dans l’univers noir et la catin rousse aux yeux verts, c’est la luxure et la mort exilant Béatrice et Laure – à l’asile, probablement.

    Ce qui est certain, c’est qu’on en sait désormais un peu plus sur les dangers mortels d’un certain blanc et d’un certain rose, le drame muet se joue sur fond vert naturellement apparié au noir cérémoniel, mais les couleurs ne sont jamais attendues ni classables, chaque cri retentit avec la sienne et tous sont seuls dans l’horreur splendide.

  • Goya

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    Chacun de ses portraits m’apparaît comme une rencontre: à chaque fois on est surpris par la folle individualité du personnage représenté, et chaque fois on remarque que de sa propre rencontre a découlé la manière du peintre, tantôt protocolaire et tantôt plus familière, subtilement narquoise dans le mise en valeur du Comte de Fernan Nunez en jeune héros romantique dont on subodore la suffisance, ou vibrant de tendresse filiale lorsqu’il représente son petit-fils Mariano Goya.

    Jamais Goya ne triche à ce qu’il semble, s’exposant lui-même à l’instant de traduire tout ce que lui inspirent ses modèles, sans les flatter le moins du monde. Ainsi de Charles III en tenue de chasse dont la tronche rubiconde se détache sur la conque rose bleuté d’un ciel immense, alors que l’esquisse du Duc de San Carlos capte au vol la dureté et la trouble complexité d’un autre grand personnage.

    La rencontre la plus émouvante m’a paru celle de la Comtesse de Chinchon en son nuage de soie presque immatérielle, dont la douceur de l’expression est accentuée par le fait qu’on la sait en espérance.

    Touchant de vérité jusque dans ses travaux de cour, Goya nous bouleverse dans ses représentations plus spontanées et véhémentes de la détresse humaine, comme dans cet asile de fous dont les visions angoissantes font pendant à celles des Désastres de la guerre.

    Il y a là tout l’homme du haut en bas de la société, avec ses joies et ses angoisses, ses âges en balance (Célestina et sa fille, sur ce même balcon qu’on retrouvera chez Manet) et le mélange de souffrance et de confiance que me semblent symboliser les bras grand ouverts du Christ de La prière au jardin des Oliviers, dont le dépouillement pascalien vibre de la plus humble humanité.

  • La belle inconnue

    littérature

    Ces cocktails en province se réduisent toujours à des attouchements virils. La garde personnelle qui m’accompagne dans l’hélico n’est faite, évidemment, que de balèzes, tous plus ou moins à la recherche du père ou du grand frère. Sur l’île, ensuite, les chemins jusqu’au lieu de la Cérémonie sont hérissés de costauds à portables qui repoussent les femmes avec une sorte de mépris équivoque.
    Mais le plus pénible est le cocktail, après les discours et les revendications entremêlées de flatteries des délégations locales. J’ai beau donner des ordres: la ronde n’est faite à chaque fois que de la même masse grise de costumes et de nuques révérencieuses, de lunettes d’or et de chuchotements graves à Monsieur Le Président; et ces mains, ces molles traces de mains qu’au moment de me retrouver seul au palais je dénombre sur mon costume pendu comme un étendard qu’une foule a palpé !

    Ce soir cependant la merveilleuse surprise est là: cette trace de main de femme dont, à aucun instant, je n’ai remarqué la présence au milieu du grouillement de paires de couilles.

  • Ceux qui commettent le Bien

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    Celui qui exorcise son racisme viscéral en dénonçant celui des autres / Celle qui se dit contre le génocide des Arméniens à cause de Charles Aznavour / Ceux qui ont acheté des bouteilles d’huile d’olive pressée à froid à 100 euros la pièce afin de manifester leur soutien à la démarche écologique complètement désintéressée de Joseph Beuys le plasticien allemand génial qui garde toujours son feutre sur la caboche / Celui qui milite pour l’euthanasie des vieux pigeons du parc des Clairières que martyrisent les enfants des immigrés ces sadiques / Celle qui fait savoir aux dames du Groupe Tricot que ses voisins Lemercier ne donnent jamais aux collectes / Ceux qui estiment que l’art non solidaire avec le Tiers Monde ne doit pas être subventionné / Celui qui met en garde ses élèves contre l’homophobie latente des personnages de François Mauriac / Celle qui estime que le comportement de l’oncle Marcel qui offre des cigares à ses neveux pubères est inapproprié / Ceux qui considèrent que le génocide du peuple cambodgien ne peut être soumis à aucune législation du fait de l’éloignement de ce pays qu'on sait même pas où il est  / Celui qui a inscrit sur le tableau des Bonnes Résolutions de sa cuisine de célibataire : Ne fait pas à ton prochin ce que tu veut pas qu’y te face / Celle qui a honte de seulement penser que sa femme de ménage soudanaise sent un peu quand elle sue / Ceux qui se lèvent au temple pour s’accuser de pensées pas nettes / Celui qui proclame la nécessité de demander au violoniste chilien du Groupe de Conscience Homo où il se situe politiquement par rapport au passé facho de son pays / Celle qui n’a jamais pardonné à son père de l’avoir obligée à passer toutes leurs vacances à Torremolinos du vivant de Franco cette ordure absolue / Ceux qui voient surtout l’aspect hygiénique d’une morale collective imposée par des lois claires et nettes nom de Dieu / Celui qui trouve que les provocations sensuelles de la fleuriste Aglaé devraient être discutées franchement à la prochaine assemblée de paroisse du quartier des Muguets / Celle qui estime faire le Bien en accueillant les jolis catéchumènes du curé Cachou / Ceux qui rallument la lumière pour mieux goûter le bien que ça fait avant de rempiler, etc.

  • La vouivre

    littérature,nouvelles
    C’est le printemps des amants clandestins et des serpents furtifs, mais l’enfant ne ressent ces présences qu’à l’instant d’être perdu du côté de l’étang.

    Il voudrait sentir Maman contre lui tandis qu’à vingt mètres de là s’agite la double bête bruyante du marchand de couteaux et de la femme de chambre au gros pétard - l’expression est de son père.

    Lorsque lui apparaît la Bête, il est persuadé que le reptile est une mèche remontant à la femme et que le pétard va lui sauter contre, mais l’homme râle alors de toute sa gorge de fumeur de tabac noir et cela le fait décamper dans les herbes en refoulant de gros sanglots, ses larmes ont un goût de rhume et de pollen, ensuite il ne se rappelle plus rien que de confus - tout cela remonte en effet à tant d’années.

  • Le mot CELA

     

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    Il faut tomber longtemps, avant de tomber sur sa propre image dans un miroir, pour s’apercevoir que le Nom qu’on entend prononcer à tout moment partout où on est correspond à ce que désigne le mot CORPS, qui ne sera d’ailleurs jamais bien clairement défini ni bien distinct de ce que désigne le mot ÂME. Or, on avance à tâtons, et chaque aube on retombe dans cette même difficulté d’exprimer ce que signifie le mot CELA, comme, tout enfant, lorsqu’on regarde une lettre inscrite sur un cube, dans son parc à barreaux, puis une autre, puis d’autres encore dans la soupe aux lettres ou sur les étiquettes des objets, et ces lettres accolées forment des mots comme Le Rêve et ces mots sont déjà des sortes de choses.

    Qu’est-ce que CELA? Cela seul à vrai dire, cette question et ce mystère, ce besoin de savoir et d’irradier ensuite me fait revenir avant chaque aube à ma table avec autant d’incertitude attentive que de curiosité de l’âme et du corps, puis de satisfaction du corps et de l’âme, comme à consommer une fusion ou une effusion – cela seul me lance en avant comme la première semence lance en avant l’impubère qui se demande devant son premier sperme: mais qu’est-ce diable que cela? Où s’arrête mon corps? Tiens, l’odeur de ma petite sœur n’est pas la même que celle de mon grand frère! Celui-ci sent plutôt le fromage frais, celle-là plutôt l’abricot, comme notre mère sent le matin la pommade Nivea et notre père la verte eau de Cologne 4711.

    Cela forme un premier cercle contenu dans le carré du petit parc délimitant le premier territoire où nous tombons, lui-même contenu dans le dédale de pièces et de couloirs et d’escaliers et de retraits de la maison, elle-même contenue par le quartier et le quartier par la ville et la ville par le pays et le pays par les autres pays et les autres pays par le monde et le monde par la mappemonde du Petit Larousse dans lequel je tomberai quand je serai sorti du parc, et le ciel désigné par le mot LÀ-HAUT qui désigne aussi la demeure de celui que désigne le nom de Dieu, censé contenir tout ça.

    Le mot CELA est le premier entonnoir de tous mes vertiges d’enfant et d’adolescent: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

    Dieu te voit. Dieu t’écoute. Dieu te protège. Dieu te punira, si. Dieu va te récompenser, si. Dieu ne sera pas content, si. Dieu sera triste, si. Le bon vieillard chenu. Le proprio toujours malcontent. L’œil dans un triangle. Le doigt pointé. La terrible voix. Le père sévère, ou pas. L’attentionné pépère, ou pas. La petite voix ou le tonnerre. La petite voix plus intime à toi-même que toi ou le Jupiter tonnant, le Yaweh des nuées. Le Juge Suprême. Celui qui nous attend Là-haut.

    Alors que devant le mot CELA je reste seul et muet, comme si je me voyais moi-même sans miroir, de dos ou du dedans, visible les yeux fermés ou invisible à l’œil nu.

     (Extrait de L'Enfant prodigue, récit paru en 2011 aux éditions d'autre part)

    Image: Adolf Wölffli.

     

  • La Porte

     

    760454855.2.JPG… Frappez et l’on vous ouvrira, était-il écrit, et nous avons lu et nous avons cru, et le soir du premier jour nous avions les poings en sang déjà mais nous avons frappé, encore frappé et frappé, notez le mot déjà et le mot encore, et les jours suivants nous ne nous sommes jamais lassés, bientôt nous n’aurons plus de force ni de sang mais nous frapperons toujours, notez les mots jamais et toujours

    Image: Philip Seelen

  • Une visite à Patricia Highsmith


    medium_Highsmith110001.4.JPGAurigeno, 1989. 

    medium_Aurigeno99.JPGCette petite maison de pierre au toit couvert d’ardoises, serré dans ce bled perdu que surplombent de hautes et farouches pentes boisées de châtaigniers roux, sur l’ubac du val Maggia, est vraiment le dernier endroit où l’on imaginerait le gîte d’une romancière américaine mondialement connue dont le dernier livre paru, Catastrophes,  traite des aspects les plus noirs de la vie contemporaine. Pour arriver à sa porte, j’ai traversé toute la Suisse, hier, ralliant Locarno d’où, par le car postal jaune flambant, j’ai débarqué à l’arrêt du bord de la rivière, à vingt minutes de marche d’Aurigeno, après quoi je n’avais plus qu’à suivre les indications téléphonées à voix toute douce : le chemin du haut, la fontaine et, visible tout à côté, la porte verte dont le heurtoir est une délicate main de femme…

    Il y avait longtemps, déjà, que je rêvais de rencontrer Patricia Highsmith. J’avais à témoigner à cette dame une reconnaissance personnelle, parce qu’elle m’avait apporté, comme à tant d’autres sans doute, quelque chose de vital à un moment donné : ce regard vrai sur le monde, à la fois implacable et tendre, conséquent et générateur de compréhension.

    Et puis il y avait, aussi, le sempiternel malentendu à dissiper une fois de plus, de l’auteur policier aux succès amplifiés par le cinéma, et forcément déclassé dans les rangs de la littérature mineure alors que Graham Greene la tenait, à juste titre, pour un authentique médium poétique de l’angoisse humaine.

    Comme si le seul suspense épuisait l’intérêt du Journal d’Édith, ce très émouvant portrait de femme brisée par le manque d’amour de son entourage, sur fond d’Amérique moyenne à l’époque de la guerre du Viêt-nam. Et comme si L’Empreinte du faux, son meilleur livre peut-être, ou Les Deux Visages de Janvier, Ce mal étrange ou Ceux qui prennent le large, son préféré à ce qu’elle me dira, nous intéressaient par leur intrigue criminelle. En réalité, les livres de Patricia Highsmith, comme les récits de Tchekhov ou les romans de Simenon, constituent autant de coups de sonde dans les zones sensibles de la psychologie humaine, où les dérives individuelles recoupent les névroses collectives de notre temps.

    Le meilleur exemple en est d’ailleurs donné par le dernier livre de celle que je suis venu débusquer, intitulé Catastrophes et réunissant des nouvelles d’une même noirceur pessimiste, où l’auteur traite les thèmes des excès de la recherche médicale et de l’élimination des déchets nucléaires, de la pagaille sévissant dans les pays décolonisés, des conflits politico-religieux liés à l’apparition des femmes porteuses ou de l’ouverture cynique, dans l’Amérique des gagnants, des asiles d’aliénés déversant soudain sur le pays des hordes de fous à lier.

    On m’avait dit, bien entendu, que la dame n’était pas toujours commode. À supposer qu’elle fût, dans la vie, aussi féroce que dans ses livres, et précisément dans ce tout dernier, il y avait certes de quoi trembler. De surcroît, j’avais un peu de retard à l’instant de me présenter à notre rendez-vous, n’ayant pas prévu la complication des correspondances. Ainsi m’aura-t-on puni de près de trois quarts d’heure d’attente, au point de m’inquiéter d’avoir fait ce long voyage en vain. Mais non: la porte de la petite maison a bel et bien fini par s’ouvrir sur une frêle vieille dame lippue, aux traits ravagés et à l’air méfiant, qui m’a invité à la précéder dans un sombre escalier donnant sur deux pièces modestes, la première agrémentée d’une immense vieille cheminée et la seconde, minuscule, entièrement occupée par deux tables de travail guignant vers le ciel, par-dessus les toits et les monts enneigés.

    Comme je lui avais amené de petits cadeaux, à commencer par un joli dessin d’escargot de notre fille Julie et un jeu de tarots déniché la veille dans une brocante de Muralto, la redoutable ermite s’est bientôt radoucie.
    Deux heures durant, je me suis efforcé, avec mon pauvre anglais, de la faire parler de son œuvre, quitte à brusquer sa réserve pudique. De fait, Patricia Highsmith n’aime guère parler d’elle-même. En revanche, elle s’anime dès qu’on aborde d’autres sujets. Simenon, par exemple, qu’elle estime un auteur vraiment sérieux, et sur lequel elle m’a longuement interrogé, tout excitée par ce que je lui ai raconté de l’homme et de mes lectures. Ou bien le monde actuel, dont elle suit les événements avec beaucoup d’attention même si, m’explique-t-elle, sa peur du sang (!) l’oblige à proscrire la télévision de chez elle. Engagée dans la mouvance d’Amnesty International, elle se dit écœurée par ce qui se passe dans les territoires occupés par Israël. Stigmatisant l’attitude des dirigeants, elle clame en outre sa honte de ce que les États-Unis participent à l’écrasement des Palestiniens.

    Lorsque je lui ai demandé ce qu’elle aspirait à transmettre à son lecteur, elle m’a répondu modestement qu’elle aimerait lui suggérer une nouvelle façon de voir les choses, tout en espérant lui procurer le simple bonheur de lire. L’interrogeant sur les qualités humaines qu’elle met le plus haut, elle m’a cité la patience et l’honnêteté, et, loin de me snober lorsque je lui ai demandé en quel animal elle aimerait se voir réincarnée, l’auteur du Rat de Venise m’a répondu très sérieusement qu’elle aimerait être un éléphant dans son milieu naturel, à cause de son intelligence et de sa longue vie, ou bien un petit poisson dans un récif de corail.

    Comme nous évoquions le glauque personnage de Ripley, je l’ai interrogée sur ce qu’elle pensait des motivations qui poussent selon elle les gens aux actes criminels. Alors elle d’affirmer que la plupart des crimes s’enracinent dans le besoin profond, chez l’individu, de rétablir la justice foulée au pied.

    Sans redouter l’aspect incongru d’une telle question, je l’ai priée de me dire ce qu’elle dirait à un enfant qui lui demanderait de lui décrire Dieu. D’une voix douce, et avec le plus grand sérieux, elle m’a alors expliqué qu’elle dirait de Dieu, à l’enfant, que c’est un nom qui signifie beaucoup de choses. Que Dieu a été inventé par l’homme primitif qui cherchait à surmonter ses peurs élémentaires. Qu’elle chercherait à faire comprendre à l’enfant que chacun devrait être respectueux de tous les dieux que les peuples divers ont inventés et vénérés. Enfin qu’elle s’attacherait à expliquer à l’enfant que, tout au moins idéalement, un aspect important de l’idée de Dieu, exprimé par la Bible, se résume par l’injonction : « Aime ton prochain »…

    (Cette visite date de 1989. Son évocation figure dans Les passions partagées, recueil de carnets paru chez Bernard Campiche)

  • Aux couleurs d'un sage

    medium_Hesse5.2.JPGHermann Hesse à Montagnola, et ces jours au Kunstmuseum de Berne.

    La belle saison se réfracte dans ce livre solaire: «Cet été est une fournaise digne de l’Inde, y lit-on par exemple. Même le lac a perdu depuis longtemps sa fraîcheur, mais tous les jours, en fin d’après-midi, une brise souffle sur notre plage; il est alors rafraîchissant de se baigner dans les vagues puis de rester debout, nu, en plein vent. C’est l’heure où, souvent, je descends ces pentes qui mènent à la plage. Je prends parfois avec moi un bloc de papier à dessins, une boîte d’aquarelle ainsi que des provisions et un cigare pour rester là toute la soireé.»

    Ces lignes sereines, préludant à l’évocation sensuelle et pudique à la fois de jeunes filles au bain, Hermann Hesse les écrivait en été 1921, deux ans après son installation dans un petit palazzo baroque, «mi-comique, mi-majestueux» de Montagnola, au Tessin (Suisse méridionale) où il allait positivement renaître. Après le désastre de la guerre, durant laquelle il s’était épuisé en tâches humanitaires et en écrits pacifistes, l’écrivain avait quitté sa femme (internée dans un hôpital psychiatrique de Zurich pour schizophrénie) et ses trois jeunes fils (confiés à des amis ou placés en internat) afin de donner la «priorité absolue» à son travail littéraire. C’est au Tessin, où il vécut la seconde moitié de sa vie, qu’il écrivit la plupart des livres qui établirent sa renommée mondiale, consacrée en 1946 par le Prix Nobel, et c’est à Montagnola qu’il s’éteignit en 1962.

    Au charme du Tessin, consommant la fusion du nord et du sud (il dira même y retrouver l’Inde, l’Afrique et le Japon...), Hesse avait déjà goûté en 1905, lors d’une randonnée pédestre, et en 1907, où il suivit une cure naturiste au fameux Monte Verità d’Ascona. Lorsqu’il y revient en 1919, après le «grand naufrage», l’ex-père de famille propriétaire n’est plus qu’un «petit écrivain sans le sou» qui se sent «étranger miteux et vaguement suspect», se nourrissant de lait, de riz et de macaronis, «portant ses vieux costumes jusqu’à ce qu’ils s’effrangent et ramenant, à l’automne, son souper de la forêt sous forme de châtaignes.» Loin de se plaindre, au demeurant, le poète célèbre les bienfaits de la vie en «amoureux du monde» porté à la sublimation de ses pulsions.

    «Nous autres vagabonds, écrit-il alors, sommes rompus à l’art de cultiver les désirs amoureux précisément parce qu’ils ne sont pas réalisables, et cet amour qui devrait revenir à la femme, à le dispenser par jeu au village, aux lacs et aux cols de montagne, aux enfants du chemin, au mendiant près du pont, aux troupeaux sur l’alpage, à l’oiseau, au papillon. Nous détachons l’amour de son objet, l’amour lui-même nous suffit, de même que, dans nos errances, nous ne cherchons pas le but mais la joussances, le simple fait d’être par monts et par vaux.»

    Ces accents lyriques préfigurent Le dernier été de Klingsor (1920), où la magie tessinoise sera très présente, et le sentiment de la nature romantico-bouddhiste qu’on retrouvera dans Siddharta (1922). On pense aussi aux émerveillements et aux pointes de rebellion d’un Robert Walser (très apprécié d’ailleurs par Hesse) en suivant l’écrivain au fil de ses promenades et des digressions jamais conventionnelles qu’il en tire dans ces écrits publiés par les quotidiens alémaniques ou allemands de l’époque. Loin de se dissoudre dans la jouissance égotiste, Hermann Hesse reste en efet bien virulent contre les philistins, notamment dans la cinglante Lettre hivernale envoyée du midi à ses amis berlinois où il fustige les «profiteurs de guerre» et autre bourgeois encourageant le poète crève-la-faim d’un sourire hypocritement paternaliste.

    medium_Hesse3.2.JPG«Je ne suis pas un très bon peintre, écrit Hesse dans un texte de 1926, je ne suis qu’un amateur; mais dans toute celle vallée, ajoute-t-il aussitôt, il n’y a pas une seule personne qui connaisse et aime mieux que moi les visages des saisons, des jours et des heures, les plissements du terrain, les dessins de la rive, les caprices des sentiers dans les bois, qui les garde comme moi précieusement en son coeur et vive avec eux autant que je le fais». Dans un des poèmes émaillant ce recueil de proses, intitulé Le Peintre peint une usine dans la vallé, la vision plastique de l’écrivain-aquarelliste se prolonge tout naturellement par les mots d’une feinte naïveté: «Tu est très belle aussi dans la verte vallée,/Usine, abri pourtant de tout ce que j’abhorre:/Course au gain, esclavage, amère réclusion». Ainsi salue-t-il le «tendre bleu, /bleu passé sur les murs des modestes demeures/A l’odeur de savon, de bière et de marmaille!», avant de lancer en finalement que «le plus beau, c’est bien la rouge chemineée/Dressée sur ce monde stupide,/Belle, fière, jouet ridicule,/Cadran solaire de géant».
    Or, se défendant de poser au maître (même si certaines de ses aquarelles ont parfois la grâce lumineuse de celles d’un Louis Moillet ou du Klee des paysages stylisés, en beaucoup plus gauche), Hermann Hesse ne transmet pas moins, par la couleur, une vision du Tessin qui enchante le regard.

    Partiellement inédit dans notre langue, ce livre dense et limpide est à la fois une plongée roborative dans l’univers d’un poète au verbe pur et bienfaisant, et une conversation passionnante avec un homme libre et formidablement vivant. La remarquable postface de Volker Michels, qui a dirigé la présente édition, ajoute encore à l’intérêt de cet ouvrage plus que bienvenu.

    Hermann Hesse, Tessin. Proses et poèmes, avec 16 aquarelles polychromes et 2 photos hors texte. Traduit de l’allemand par Jacques Duvernet. Editions Metropolis, 345pp.

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  • Le cauchemar de l’homme fini

     

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    Retour sur Les Bienveillantes, cinq ans après...


    Pour Bruno, qui a 18 ans, et pour Alban qui en a 20, et pour Quentin qui en a 22.

    Je suis sorti de la lecture des Bienveillantes avec un sentiment d’insondable et froide tristesse qui m’a rappelé le muet effroi que j’ai éprouvé, à vingt ans, en découvrant Auschwitz. Pour la première fois de ma vie, à Auschwitz, m’est apparu quelque chose de réel que je ne pouvais concevoir dans mon irréalité de jeune idéaliste des années 60. Quelque chose d’immense et d’écrasant. Pas du tout les baraquements minables que j’imaginais : d’énormes constructions en dur, de type industriel. L’usine à tuer : voilà ce que j’ai pensé ; et je remarquai que dans la cour de l’usine à tuer désaffectée se débitaient des saucisses chaudes. Surtout : quelque chose d’impalpable, d’invisible et de non moins réel. Quelque chose d’impensable et d’indicible mais de réel.
    J’avais vu, déjà, les images terribles de Nuit et brouillard, je savais par les livres ce qui s’était passé en ces lieux, dont je découvrirais plus tard d’autres témoignages, tels ceux du film Shoah. Mais ce que j’ai ressenti de réel à Auschwitz, comme je l’ai ressenti en lisant Les Bienveillantes, tient non pas aux pires visions mais à ce quelque chose d’impalpable et d’indicible, plus quelques pauvres détails : ces tas de cheveux, ces tas de dentiers ou de prothèses, ces tas d’objets personnels. Ces saucisses aussi. Et dans Les Bienveillantes : ce pull-over que le protagoniste a oublié quand il se rend, en Ukraine, sur les lieux d’un massacre de masse où il risque d’avoir un peu froid, pense-t-il soudain…
    Or songeant à l’instant à la façon la plus juste d’exprimer le sentiment personnel que laisse en moi la lecture des Bienveillantes, je repense à ces mots notés par mon ami Thierry Vernet dans ses carnets : « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou biens ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».
    Au moment où il commence son récit, Max Aue, le narrateur et protagoniste des Bienveillantes, est un homme fini qui a contribué à empiler les hommes et à en faire n’importe quoi. Celui qui nous interpelle d’emblée en tant que « frères humains », affirme qu’il a vu « plus de souffrance que la plupart » et qu’il est une « usine à souvenirs », mais ce n’est pas pour témoigner ou pour se disculper qu’il se met à parler à un interlocuteur imaginaire. C’est plutôt pour passer le temps, pour mettre un peu d’ordre dans le chaos de ses pensées que cet ancien SS de haut vol, médaillé à Stalingrad et chargé à Auschwitz d’enquêter sur la rentabilité des détenus aptes au travail, miraculeusement réchappé des bombardements de Berlin en 1945, revenu en France sous l’uniforme d’un déporté du STO (assassiné par son meilleur ami qu’il a dû liquider lui-même pour sauver sa peau) et désormais directeur d’une fabrique de dentelles en Alsace, entreprend de raconter sa monstrueuse saga, qu’il banalise aussitôt en affirmant que ce qu’il a fait, tout homme ordinaire l’aurait fait. Et de se replier, jouant le nihiliste glacial (on verra quels abîmes cela cache), derrière la parole attribuée à Sophocle et reprise par Schopenhauer : « Ce que tu dois préférer à tout, c’est de ne pas être né ».
    Max Aue est-il jamais né à lui-même ? Un seul épisode amoureux avec sa sœur jumelle Una, à l’adolescence, a cristallisé une passion absolue qu’il tentera vainement de revivre. Sodomisé à l’internat où sa mère et son beau-père, qu’il hait également, l’ont casé pour le punir de son inconduite incestueuse, l’homme jouira par le cul, c’est le mot cru et vrai, sans aimer quiconque, jusqu’à la rencontre d’Hélène, à la toute fin de la guerre, à l’amour de laquelle il ne parviendra pas à répondre après être mort à lui-même sans être né. Sa fantasmagorie infantile culminera dans l’Air d’avant la Gigue finale, où Max se retrouve seul dans la maison vide de sa sœur, en Poméranie, en proie à un délire onaniste autodestructeur.
    Il y a de l’impubère ressentimental et du voyeur impatient de vivre toutes les expériences-limites, chez Max Aue, comme chez le Stavroguine des Démons de Dostoïevski. Ce chaos intérieur de l’avorton affectif, fils oedipien d’un grand absent dont on lui révélera les propres crimes de guerre, n’a pas empêché Max Aue d’accomplir de bonnes études de droit (en Allemagne, d’où il est originaire par son père), suivies d’une carrière dans la SS qui le conduit du front de l’Est aux plus hautes sphères de l’Etat, où il finira dans l’entourage immédiat du Reichsführer Himmler et autres Eichmann ou Speer. Vu par ses pairs, Max Aue fait figure d’élément compétent, du genre « intellectuel compliqué », juste un peu froid et rigide, et décidément lent à se marier. Mais rien chez lui du fanatique obtus ou du sadique. Lors des premières « actions » auxquelles il assiste, Max est de ceux qui vivent mal les massacres. S’il y participe, c’est par devoir et soumission à la visée civilisatrice du national-socialisme, au nom du Volk sacro-saint. Pourtant on perçoit à tout moment la fragilité idéologique de cet esthète plus attaché à la philosophie (il lit Tertullien), à la musique (Bach et Couperin) et à la littérature (Stendhal, Blanchot et Flaubert) qu’aux dogmes racistes du régime. Tout au long de la guerre, sa spécialité consiste à rédiger des rapports : sur la loyauté de la France (un premier séjour à Paris le fait rencontrer les collabos Brasillach et Rebatet), la nécessité ou non de liquider les Juifs du Caucase, le moral des troupes dans le « chaudron » de Stalingrad ou l’utilisation des déportés dans la guerre totale. Une scène inoubliable exprime la dualité schizophrénique du personnage : lorsque tel vieux savant juif tchétchène, avec lequel il s’entretient en grec ancien, le conduit sur une colline où un songe lui a révélé l’endroit de sa mort, qu’il tue sans comprendre la parfaite sérénité du saint homme.
    D’aucuns ont reproché à Jonathan Littell le choix de ce narrateur, dont la complexion personnelle risque de « distraire » le lecteur du grand récit des Bienveillantes consacré à l’entreprise de destruction et d’extermination des nazis. Quoi de commun entre le matricide de Max Aue et l’extermination des Juifs d’Europe ? A cette question centrale, Georges Nivat a commencé de répondre dans l’article magistral qu’il a consacré aux Bienveillantes (cf. Le Temps du 11.11.2006), en affirmant que «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l’autre ». Et d’ajouter : «Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg ».
    La lecture des Bienveillantes est une épreuve difficile et décisive, pour moi centrale, réductible à aucune autre lecture contemporaine. On a comparé ce roman à Vie est destin de Vassili Grossman, et sans doute y a-t-il maints rapprochements à faire entre ces deux livres, mais Jonathan Littell, d’une monumentale masse documentaire, a tiré tout autre chose qu’un roman historique « de plus », un témoignage de plus sur la Shoah : au vrai, le cauchemar des Bienveillantes se poursuit tous les jours sous nos yeux dans le monde de l’homme fini qu’on empile et dont on fait n’importe quoi.
    Jonathan Littell. Les Bienveillantes. Gallimard, 903p. Réédité en Poche Folio en décembre 2007. No 4685. 1401p.

  • La bataille de René Girard

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     Achever Clausewitz, par René Girard. Notes de lecture (1)

     

    -          Introduction de René Girard.

    -          Après un exergue de Pascal commençant sur ces mots : « C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité ».

    -          Annonce « un livre bizarre ».

    -          Excursion du côté de l’Allemagne et des rapports franco-allemands, à la lumière de la lecture de Clausewitz  redécouvert », par delà la lecture de Raymond Aron.

    -          Resitue son travail, jusqu’à maintenant « présenté comme une approche du religieux archaïque, par le biais ’une anthropologie comparée.

    -          « Il visait à éclairer ce qu’on appelle le processus de l’hominisation, ce passage fascinant de l’animalité à l’humanité, il y a de cela des milliers d’années. Mon hypothèse  est mimétique. C’est parce que les hommes s’imitent plus que les animaux qu’ils ont dû trouver le moyen de pallier une similitude contagieuse, susceptible d’entraîner la disparition pure et simple de leur société. Ce mécanisme, qui vient réintroduire de la différence lä où chacin devenait semblable à l’autre, c’est le sacrifice ».

    -          Rappelle son travail essentiel sur le thème du bouc émissaire.

    -          Evoque ensuite le passage du religieux mythique au christianisme, avec la dualité fondamentale du destin de celui-ci.

    -          « C’est le christianisme qui démystifie le religieux et cette démystification, bonne dans l’absolu, s’est avérée mauvaise dans le relatif, car nous n’étions pas préparés à l’assumer »,

    -          Paradoxe selon lequel le christianisme « est la seule religion qui aura prévu son propre échec. » -          Cette prescience est omniprésente dans les textes apocalyptiques, le plus souvent inaperçus même dans les Evangiles synoptiques et les épîtres de Paul.

    -          Rapporte les textes apocalyptiques au désastre en cours en ce début du XXIe siècle.

    -          « Nous ne pouvons échapper au mimétisme qu’en  en comprenant les lois : seule la compréhension des dangers de l’imitation nous permet de penser une authentique  identification à l’autre. Mais nous prenons conscience de ce primat de la relation morale au moment même où l’atomisation des individus s’achève, où la violence a encore grandi en intensité et en imprévisibilité ».

    -          Affirme que le violence qui produisait du sacré ne produit plus désormais qu’elle-même.

    -          La réalité rejoint une vérité dite il y a deux mille ans.

    -          « Le paradoxe incroyable, que personne ne veut accepter, est que la Passion a libéré la violence en même temps que la sainteté. Le sacré qui depuis deux mille ans « fait retour » n’est donc pas un sacré archaïque, mais un sacré « satanisé » par la conscience qu’on en a, et qui signale, à travers ses excès même, l’imminence de la Parousie ».

    -          Rappelle le mot d’Héraclite : « Polémos est père et roi de tout ».

    -        1e95278dc36f92d430718da18188e28d.jpg  Puis en vient à la « montée des extrêmes » perçue et décrite, théorisée par Carl von Clausewitz (1780-1831), dont il précsie aussitôt que De la Guerre déborde de tous côtés les kimites d’un traité technique.

    -          Annonce qu’il ne fera pas de Clausewitz un bouc émissaire, après qu’on l’a trop adulé ou trop attaqué, mais le sujet d’une discussion cruciale sur l’évolution de la guerre et ce qu’il en est aujourd’hui.

    -          « Clausewitz est possédé, comme tous les grands écrivains du ressentiment »

    -          Estime que le sens du De la guerre est religieux, et que seule une interprétation religieuse

    -            Clausewitz est le premier à montrer, presque à son corps défendant, malgré la raison des Lumières qui continue de l’éclairer, que « le monde va de plus en plus vite vers les extrêmes ».

    -          « Nous sommes la première société qui sache qu’elle peut se détruire de façon absolue. Il nous manque néanmoins la croyance qui pourrait étayer ce savoir. »

    -          Clausewitz a pressenti le lien entre la rivalité mimétique et la formule apocalyptique, sans le théoriser clairement.

    -          « Non seulement Clausewitz a raison contre Hegel et toute la sagesse moderne, mais cette raison a des implications terribles pour l’humanité. Ce belliciste a vue des choses qu’il est le seul à avoir vues. En faire un diable, c’est s’endormir sur un volcan ».

    -          Pour René Girard, qui invoque Hölderlin, il pense que « seul le Christ nous permet d’affronter cette réalité sans devenir fous. L’apocalypse n’annonce pas la fin du monde ; elle fonde une espérance ».

    -          Mais l’espérance n’est possible qu’à proportion de notre lucidité sur les périls de l’heure, et à condition de s’opposer aux nihilistes et aux réalistes cyniques de la gouvernance, de la banque et de l’industrie militaire…

    -          Montre ensuite la force et la fragilité de notre civilisation, qui découle de la force et de la faiblesse du christianisme

    -          Rappelle l’efficacité du sacrifice et du bouc émissaire dans le maintien de l’ordre social.

    -          « Pour rendre la révélation entièrement bonne, pas menaçante du tout, il suffirait que les hommes adoptent le comportement recommandé par le Christ : l’abstention complète de représailles, le renoncement à la montée aux extrêmes.

    -          Or nous progressons de plus en plus vite vers la destruction du monde.

    -          « Pour rendre la situation encore plus démente, la révélation chrétienne est la victime paradoxale de savoir qu’elle apporte. On la confond de manière absurde avec le mythe, que visiblement elle n’est pas, doublement méconnue et par ses ennemis et par ses partisans, qui tendent à la confondre avec une de ces religions archaïques qu’elle démystifie. Or toute démystification vient du christianisme ».

    -          Montre comment le christianisme tend à la sortie du religieux.

    -          Constate que « les sages et les savants » redoublent de furie contre le christianisme et se réjouissent de sa disparition prochaine.

    -          Rappelle quant à lui la fonction pacifiante des « niaiseries sacrificielles » dont le progrès prétend se débarrasser, qui nous manquent paradoxalement aujourd’hui.

    -          « Les seuls chrétiens qui parlent encore de l’apocalypse sont les fondamentalistes, mais ils s’en font une idée  comlètement mythologique. Ils pensent que la violence de la fin des temps viendra de Dieu lui-même : ils ne peuvent pas se passer d’un Dieu méchant. Ils ne voient pas, chose étrange, que la violence que nous sommes en train d’amasser sur nos propres têtes a toutes les qualités requises pour déclencher le pire. Ils n’ont aucun sens de l’humour ».

    -    2b707b6d899c0a2349ed7a379c7b7dc6.jpg      Rappelle enfin la place centrale qu’aura Hölderlin dans les conversations qui suivent.

    -          « Ce contemporain exact de Clausewitz et de Hegel est indéniablement celui qui voit, au cœur des conflits européens, que l’essentiel se jouera pour le monde dans le face à face entre la Passion et le religieux archaïque, entre les Grecs et le Christ.

    -          Evoque la « haine mystérieuse » qui a opposé la France et l’Allemagne.

    -          « Nous ne cessons de souligner, au cœur de ces entretiens, que la relation loge au cœur de la réciprocité, etq eu la réconciliation révèle ce qu’aura signifie la guerre en négatif.

    -          « Le primat de la victoire est le triomphe des faibles. Celui de la bataille, en revanche, prélude é la seule conversion qui compte. »

    -          « On ne pourra pas sortir de cette amibivalence. Plus que jamais, j’ai la conviction que l’histoire a un sens ; que ce sens est redoutable ; mais qu’ »aux lieux du péril, croît aussi ce qui sauve »… (p.21)  

            La montée aux extrêmes

    -          Benoît Chantre interroge RG sur l’origine de son intérêt pour Clausewitz.

    -          Découverte récente.

    -          Liée à sa réflexion sur la violence traversant toute son œuvre.

    -          A découvert que Clausewitz était un penseur beaucoup plus profond, par delà la technique, sur le dépassement de la raison politique par la guerre sans fin.

    -          A vu dans De la guerre l’amorce du drame du monde moderne.

    -          Jusque-là, l’analyse d’Aron lui avait masqué le livre.

    -          Aron appartenait encore à un monde (celui de la Guerre froide) où la politique avait le dessus.

    -          Pense que l’anthropologue aura désormais plus à dire que les sciences politiques.

    -          Pense que le rationalisme des Lumières est dépassé par la nouvelle radicalité de la violence.

    -          BC rappelle qui fut Clausewitz (p.27)

    -          RG date à Valmy la nouvelle ère de la mobilisation totale.

    -          Rappelle ensuite le caractère fulgurant de la victoire d’Iéna.

    -          Traumatisme décisif pour la Prusse.

    -          Evoque la triste fin de Clausewitz, qui ne pourra concrétiser ses théories au service de son pays.

    -          Retour à Qu’est-ce que la guerre, premier chapitre du traité.

    -          Que dit Clausewitz ?

    -          Que la guerre en dentelles du XVIIIe est révolut.

    -          Que la stratégie indirecte est une erreur »due à la bonté d’âme ».

    -          Le duel devient une « montée aux extrêmes ».

    -          Celle-ci est théorique.

    -          Corrigée par la réalité de l’espace et du temps.

    -          Observe les effets de la masse.

    -          L’objectif politique est faible quand les masses sont indifférentes.

    -          « Ce sont bien les passions qui mènent le monde, n’en déplaisent au rationalisme de Raymond Aron ».

    -          Comment le darwinisme social a précipité les choses.

    -          Hegel a vue passer « l’esprit du monde » sous ses fenêtres, mais quel est-il ?

    -          « Moins l’inscription de l’universel dans l’histoire que le crépuscule de l’Europe. Non plus la théodicée de l’Esprit mais une formidable indifférenciation en cours. Voilà pourquoi Clausewitz me passionne et m’effraie à la fois ».

    -          Les interlocuteurs abordent alors les questions  de l’action réciproque et du principe mimétique.

    -          Le ressort de l’imitation violente fait se ressembler de plus en plus les adversaires.

    -          La théorie mimétique contredit la thèse de l’autonomie : « descendre en soi, c’est toujours trouver l’autre ».

    -          On va vers la militarisation de la vie civile.

    -          Ce sont les guerres napoléoniennes qui ont provoqué cette mutation.

    -          Le terrorisme est l’aboutissement des « guerres de partisans2 qui justifient leur violence par l’agression dont ils le prétendent victimes.

    -          L’action réciproque contient une double virtualité : d’accélérer ou de freiner la violence.

    -          Napoléon obsède Clausewitz comme un « modèle-obstacle » à la Dostoïevski.

    -          Cite la scène de Charles V et de son fils Ferdinand auprès de l’Empereur, comme une scène d es Possédés.

    -          Clausewitz tire son ressentiment de sa passion venimeuse pour Napoléon. Le mimétisme le ronge lui-même.

    -          RG s’intéresse à la continuité de l’action guerrière, sur laquelle travaille justement Clausewitz.

    -          Revient à sa notion de « crise sacrificielle », qui risque de devenir le danger suprême au temps des armes nucléaires.

    -          L’action réciproque accélère la montée aux extrêmes dès lors qu’elle n’est plus cachée.

    -          Le christianisme a joué un rôle déterminant dans cette mise au jour.

    -          BC, rappelant les analyses de La violence et le sacré, observe que les guerres réelles masquent la guerre absolue à laquelle elles tendent de plus en plus.

    -          Evoquent les thèmes de l’attaque et de la défense.

    -          Force de la défense observée par Clausewitz.

    -          La victoire de celui qui attaque n’est souvent que provisoire.

    -          « Le conquérant veut la paix, le défenseur veut la guerre ».

    -          Rappelle la fuite en avant de Napoléon, contrainte par Alexandre.

    -          Clausewitz montre comment la défense « dicte la loi ».

    -          Les guerres modernes ne sont si violentes que parce qu’elles sont réciproques.

    -          Hitler mobilise tout un peuple pour répondre à l’humiliation de Versailles. L’attaque est entée sur une défense.

    -          Ben Laden répond aux USA en posant les siens en victimes agressées.

    -          Celui qui organise la défense est maîtrisé par la violence.

    -          En outre, différée, le choc n’en est que plus violent.

    -          Que l’agression ex nihilo n’existe pas.

    -          « L’agresseur a toujours déjà été agressé ».

    -          Chacun a toujours l’impression que c’est l’autre qui a commencé.

    -          Jusqu’à la Révolution, les instances de l’ordre et du désordre se trouvaient codifiées.

    -          Aujourd’hui, avec la mondialisation, la violence a toujours une longueur d’avance.

    -          Contrairement aux animaux, les hommes n’arrivent plus à contenir la réciprocité parce qu’ils s’imitent beaucoup  rop.

    -          Revient à Œdipe vu par Sophocle.

    -          Qui voudrait nous faire croire qu’Œdipe est aussi coupable.

    -          Alors que c’est le groupe qui est coupable.

    -          Les petites sociétés archaïques ont canalisé leur violence par le sacrifice du bouc émissaire.

    -          La guerre d’extermination

    -          Selon RG, le principe de réciprocité, une fois libéré, n’assure plus la fonction inconsciente de jadis.

    -          La violence devient sa propre fin. On détruit pour détruire. « la montée aux extrêmes est servie par la science ou par la politique ».

    -          Principe de mort ou fatalité ? Il se le demande.

    -          Les massacres de civils sont autant de ratages sacrificiels.

    -          « Les rivalités mimétiques se déchaînent de façon contagieuse sans pouvoir jamais être conujurées ».

    -          On l’a vu au Rwanda comme dans les Balkans.

    -          « Bush est, de ce point de vue, la caricature même de ce qui manque à l’homme politique, incapable de penser de façon apocalyptique. Il n’a réussi qu’une chose : rompre une coexistence maintenue tant bien que mal entre ces frères ennemis de toujours ».

    -          Et d’entrevoir le pire.

    -          Qui mènera à l’affrontement sino-américain.

    -          Cite La guerre civile européenne de Nolte et Le passé d’une illusion de Furet, avant d’envisager une interprétation anthropologique du péché originel.

    -          « Le péché originel, c’est la vengeance, une vengeance interminable ».

    -          En revient à Pascal, contre Descartes.

    -          Parce que Descartes prétend commencer quelque chose alors qu’ « on ne commence rien. On répond toujours ».

    -          Revient ensuite aux instances opposées de la mimésis, en évoquant Durkheim et Gabriel Tarde et le moteur de la construction du social, à savoir l’imitation.

    -          Montre comment la mimésis est à la fois la cause de la crise et le moteur de la résolution.

    -          « La victime est toujours divinisée après qu’elle a été sacrifiée : le mythe est donc le mensonge qui dissimule le lynchage fondateur, qui nous parle de diux mais jamais des victimes que ces dieux ont été ».

    -          Passe emsuite à la mimésis paisible, qui a commebase l’appretissage et le maintien des codes cultureles dans la longue durée.

    -          « Pascal a très bien vu cela, quand il évoque la ruse de l’ »honnête homme » défendant les « grandeurs d’établissement ».

    -          Evoque la stérilité des « groupes de fusion » imaginés par Sartre.

    -          « La violence  a depuis longtemps perdu son efficacité, mais on commence seulement à s’en rendre compte. »

    -          Clausewitz entre voit cette réalité qu’il n’y a pas de différence de nature, mais de degré, entre le commerce et la guerre.

    -          Les interlocuteurs vont parles des relations franco-allemandes, un des foyers mimétiques les plus virulents de l’ère moderne.

    -          Cite Clausewitz comme un curieux « avatar des Lumières » qui annonce « l’imminente dictature de la violence ».

    -          Il entrevoit  « la lutte tragique des doubles ».

    -          « C’est au cercle vicieux de la violence qu’il faudrait pouvoir renoncer, à cet éternel retour d’un sacré de moins en moins contenu par les rites et qui se confond maintenant avec la violence ».

    -          Pense que le « religieux démystifié » du christianisme sera la seule issue de ce cercle vicieux. (p.65)    René Girard, Achever Clausewitz. CarnetsNord, 363p.  A suivre...

  • Races de la guerre

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    Lecture d'Achever Clausewitz, de René Girard. Notes (3) 

    - Le problème est de passer d’une mimesis violente à une mimesis paisible.
    - Hegel fait du Dieu de la Loi celui qui écrase et domine.
    - Sa lecture de a Bible est statique et « morte ».
    - De même le rationalisme re-mythifie-t-il ce qu’il croit démystifier.
    - Avec le Christ, Dieu est désormais aux côtés de la victime émissaire.
    - Ce qu’il faut imiter dans le Christ, c’est son retrait.

      III. Le Duel et la réciprocité
    - L’enjeu de la discussion est d’envisager la possibilité d’empêcher la catastrophe.
    - Clausewitz définit la guerre comme « étonnante trinité ».
    - Mais il a du mal à convaincre qu’un frein politique peut encore contenir les guerres.
    - L’« étonnante trinité », avec la Formule bien connue (« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens »), est la clef de sa pensée.
    - En fait « l’action réciproque » est le moment crucial, soit provoquant soit différant la guerre.
    - La montée aux extrêmes est devenue la règle dans la logique de la réciprocité.
    - Ce que Clausewitz appelle l’action réciproque correspond à « la capacité des hommes de s’imiter de lus en plus en le méconnaissant absolument. »
    - « Duel, action réciproque et montée aux extrêmes finissent ainsi par s’équivaloir. Ils correspondent précisément à ce que j’appelle indifférenciation. »

      La guerre et l’échange
    - Reviennent au duel comme structure cachée de tous les phénomènes sociaux, dot le commerce.
    - Avant Marx, Clausewitz voit que le commerce concerne la même réalité que la guerre.
    - Aux antipodes de Montesquieu, qui pensait que le commerce permettait d’éviter les conflits armés.
    - « Louis XIX avait encore des visées impériales sur l’Europe, quand l’Angleterre, elle conquérait le monde de façon beaucoup plus efficace. Le commerce est une guerre redoutable, d’autant qu’elle fait moins de morts ».
    - C’est par ailleurs une guerre continue, de faible intensité.
    - La haine croissante vouée par Napoléon à l’Angleterre vient de là.
    - Pense cependant que le commerce peut contenir la guerre « tant que nous restons dans un capitalisme raisonnable ».
    - Le fétichisme de l’argent est un des grippages du mécanisme
    - Lucien Goldmann l’a sensibilisé à la dégradation de l’échange, qui de qualitatif est devenu quantitatif.
    - Aujourd’hui, le commerce peut conduite vite à la « montée aux extrêmes ».
    - La confrontation Chine-States.
    - Le commerce peut retenir la violence, mais la relation morale est d’un autre ordre.
    - Eclairage sur la nature ambigüe et cachée de la réciprocité, et le risque de la découvrir (p.120) 

      La logique des prohibitions
    - Stigmatise le rationalisme de Raymond Aron, qui l’empêche de voir la réalité réelle de la guerre.
    - Revient à son ouvrage-clef : La violence et le sacré.
    - Rappelle que les prohibitions archaïques étaient dirigées contre la violence.
    - Non pas contre le sexe coupable mais contre «les rivalités mimétiques dont la sexualité n’est que l’objet ou l’occasion ».
    - Œdipe est l’épidémie de peste.
    - La « guerre de tous contre tous » et la façon de revenir à la paix par le sacrifice du bouc émissaire.
    - « Chaque lynchage issu d’une crise mimétique accouche ainsi d’une nouvelle divinité ».
    - Comment les prohibitions et le sacrifice ont permis aux sociétés pré-humaines de passer aux sociétés humaines.
    - Le judéo-christianisme seul place l’humanité devant l’alternative : « ou continuer à ne pas vouloir voir que le duel régente souterrainement l’ensemble des activités humaines, ou échapper à cette logique cachée au profit d’une autre, celle de l’amour, de la réciprocité positive. »
    - « Nous entrons donc dans une perspective eschatologique ».
    - Nous ne croyons plus aujourd’hui à la catastrophe, alors même qu’elle est plus prévisible que jamais, remarque BC.
    - RG : « C’est très juste. D’une certaine manière, le progressisme est issu du christianisme et le trahit ».
    - Ce qui manque à Hegel autant qu’à Raymond Aron, c’est la dimension tragique.
     
      La fin du droit
    - La montée aux extrêmes va de pair avec les manquements croissants aux règles de l’honneur.
    - Carl Schmitt annonçait la « théologisation » de la guerre, exactement visible dans le conflit entre Bush et Ben Laden.
    - L’origine du terrorisme est bien vue par Carl Schmitt.
    - Le terrorisme actuel serait l’intensification de la guerre totale au sens de Hitler et de Staline.
    - Le modèe du partisan, selon Schmitt, illustre le passage de la guerre au terrorisme.
    - Selon RG, Schmitt aurait sous-estimé le rôle de la technologie devenant folle. « Il n’a pas vu que le terrorisme démocratique et suicidaire allait empêcher tout containment de la guerre. Les attentas-suicides sont de ce point de vue une inversion monstrueuse de sacrifices primitifs : au lieu de tuer des victimes pour en sauver d’autres, les terroristes se tuent pour en tuer d0’autres. C’est plus que jamais un monde à l’envers. »
    - Evoque Guantanamo qu’il taxe d’ignominie, contre tout contrat.
    - « Nous sommes entrés dans un monde de pure réciprocité », dans l’époque du « tout ou rien ».
    - « Bush accentue jusqu’à la caricature la violence guerrière dont les Américains sont capables, hors des cadres de toute raison politique – et ben Laden et ses imitateurs lui répondent de façon tout aussi « souveraine ».
    - Rappelle l’observation de Heidegger sur « l’arraisonnement du monde à la technique ».
    - Rappelle le drame vécu par Kennedy et ses proches lors de l’affaire cubaine.
    - Me rappelle le témoignage terrible de Mc Namara dans Fog of War
     Retour à la vie simple ?
    - Clausewitz nous apprend que la réconciliation n’est jamais acquise.
    - « Il y aura toujours le risque de la montée aux extrêmes ».
    - BC cite une lettre de Clausewitz à sa femme (pp.135-136).
    - Où l’on voit que Clausewitz, jusque dans la religion, ne parvient pas à changer d’ordre.
    - Au lieu de maîtriser le duel, il cherche à le servir « de droit divin »
    - Le dieu de Clausewitz reste le dieu de la guerre.
    - BC cite alors Totalité et infini de Levinas.
    - RG voudrait dépasser l’apologie des différences pour mieux affirmer l’identité.
    - « L’humanitarisme, c’est l’humanisme tari ! »
    - Que la réconciliation est l’envers de la violence.
    - Mais les hommes ne veulent pas l’entendre et serons de plus en plus violents.
    - BC cite Bergson à propos de la « loi de dichotomie » et de la « loi de double frénésie ». (p.140)
    - RG acquiesce mais va plus loin en revenant à Pascal qui pense que « la vérité livre une guerre essentielle à la violence ».
    - Accentue encore sa perception réaliste et tragique de la violence humaine.
    - Contre la sérénité bergsonienne, pense que « le pire a commencé de se produire ».

      IV. Le duel et le sacré

       Les deux âges de la guerre
    - BC rappelle l’enjeu de la discussion : penser la réconciliation en considérant toutes les données de l’action réciproque.
    - Rappelle les distinctions de Péguy sur les deux « races de la guerre », lutte pour l’honneur ou lutte pour le pouvoir.
    - Peut-on se battre sans haine dans la situation faite à la guerre moderne ?
    - RG rappelle que les génocides du XXe siècle ont été planifiée calmement et froidement.
    - RG, évoquant le ratage du christianisme historique, revient sa vision apocalyptique : « Le Christ impose donc une alternative terrible : ou le suivre en renonçant à la violence, ou accélérer la fin des temps ».
    - Cite Pascal à la fin de la XIIe Provincale : « C’est une étrange et longue guerre que celle ou la violence essaie d’opprimer la vérité ; tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité et ne peuvent que la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence et ne font que l’irriter encore plus ».
    - Note que Pascal dit « la violence » et non pas « la guerre », relevant déjà d’une pensée apocalyptique . (p.150)

    René Girard, Achever Clausewitz. CarnetsNord, 363p.

  • Face à l'abîme

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    Lecture d'Achever Clausewitz de René Girard (4) 

      Une religion guerrière
    - De la loi de « double frénésie ».
    - Relance du combat pressenti par Pascal, entre la violence et la vérité.
    - Clausewitz comme antidote au progressisme : pour lever les illusions.
    - « Achever ce qu’il n’a fait qu’entrevoir, c’est retrouver ce qu’il y a de plus profond dans le christianisme.
    - Revient à Péguy et à sa façon de dépasser la notion de duel comme « lutte à mort ».
    - « Clausewitz ferme tout de suite la porte qu’il a ouverte ».
    - Trop mimétique et patriote pour tirer conséquence de ce qu’il pressent.
    - Ne parvient pas au dépassement de la haine pour Napoléon.
    - C’est même cette haine qui le fait théoriser, selon RG.
    - Cite les exemples de Dostoïevski et de Proust qui vivent eux aussi la montée aux extrêmes mais la dépassent en l’exprimant.
    - RG pense qu’il faut repenser le mimétisme de l’intérieur de celui-ci.
    - Taxe la pensée de Raymond Aron sur Clausewitz d’ « irréalisme total ».
    - Aron voudrait rester dans le seul politique, alors que cela se passe dans le religieux.
    - BC passe à la question essentielle de l’héroïsme.
    - Le ressentiment de Clausewitz contre la France va le faire s’inventer un modèle avec Frédéric II, piètre figure à cet égard.
    - Joseph de Maistre, à la même époque, écrit que « toute guerre est divine », pressentant le caractère surnaturel de la montée aux extrêmes.
    - Clausewitz, au principe mimétique, ne trouve qu’un frein temporaire.
    - Clausewitz est plus du côté de Napoléon, malgré sa haine, que du côté de Frédéric II.
    - RB souligne la modernité et la lucidité réaliste des pages de Clausewitz sur la réalité physique de la guerre, tout en pointant sa fascination pour la « mystique guerrière » de Napoléon.
    - Pointe la « psychologie souterraine » de Clausewitz.
    - Son ressentiment, plus fort que toutes les rationalisations, donne à son œuvre son tour tragique.
    - Rappelle les relations entre Voltaire et Frédéric II, et l’humiliation de celui-ci par celui-là.
    - L’humiliation de Versailles, en 1918, relancera le ressentiment mortel de l’Allemagne.
    - Evoque Péguy, qui joue Polyeucte contre De la guerre.
    - L’ « étonnante trinité de Clausewitz » établit la maîtrise du peuple par le commandant et la maîtrise du commandant par le gouvernement. Et, selon RG, démultiplie la violence plus qu’elle ne la contient.
    - La violence, devenue automne, fait craquer la belle ordonnance du système glorifiant le « génie guerrier ».
    - Cite le général de Gaulle comme incarnant la dernière geste d’une culture militaire avant la déroute en Indochine et l’impasse algérienne.
    - « Il semble que toute culture militaire soit morte en Occident », dit RG après le constat des nouvelles formes de guerre, asymétrique ou « chirurgicales »
     

    Le génie guerrier et le surhomme
    - De la bataille , où la violence produit encore du sens à la nouvelle forme de violence de la guerre, stérile.
    - Que la « bataille décisive » selon Clausewitz repose encore sur le duel, le corps à corps pour ainsi dire.
    - Liddel Hart, un siècle plus tard, au temps des « escalades », conclut qu’il ne faut pas de combat.
    - RG devant la nouvelle réalité : « Il n’y a rien à attendre de la violence ».
    - Clausewitz identifie vérité et violence. Anti-Pascal à cet égard.
    - Les thèses de Clausewitz absolutisent les intuitions de RG sur le mimétisme.
    - Pour Clausewitz, « la guerre est le seul domaine où le métier et la mystique soient totalement unifiés, ceci dans les moments les plus intenses ». (p.172)
    - L’homme ne deviendrait homme que dans la guerre.
    - Une tentative de régénération «surhumaine» pour éviter de retomber dans les « sphères inférieures de la nature animale ».
    - Cite alors l’aphorisme 125 du Gai Savoir de Nietzsche : « Ne faut-il pas devenir dieux nous-mêmes », etc.
    - Nietzsche prend le relais de Clausewitz, tout en décelant le mécanisme du meurtre fondateur.
    - RG estime que Nietzsche « va trop loin dans la révélation. Il détruit son propre fondement »
    - « C’est tout le drame de Nietzsche que d’avoir vu et de ne pas avoir voulu comprendre cette sape opérée par le biblique ».
    - En pariant sur Dionysos, Nietzsche redonne un sens à la violence.
    - « Il y a là un drame terrible, un désir d’Absolu dont Nietzsche ne sortira pas ».
    - Clausewitz est « protégé » par la réalité et l’exutoire de l’armée.
    - Nietzsche n’a devant lui que « l’abîme d’une volonté de puissance ».
    - RG estime toute valorisation de l’héroïsme surannée ou dangereuse.
     

      Cet ennemi qui me fait face
    - BC en revient à Totalité et Infini d’Emmanuel Levinas.
    - Se demande après Levinas s’il n’est pas vrai que « seule l’expérience de la guerre peut nous permettre de penser la réconciliation ? »
    - Levinas ne croit pas à une régénération par la guerre.
    - Envisage une relation à l’Autre qui serait purifiée de toute réciprocité.
    - « Levinas s’en prend à l’Etat et au totalitarisme. L’hégélianisme est visé frontalement, c’est clair ».
    - BC relève que la relation éthique rendrait possible cette sortie de la totalité.
    - RG précise alors sa position par rapport à Levinas (p.179)
    - BC montre à RG que Levinas est au cœur de leur discussion, en pensant la transformation de l’héroïsme en sainteté.
    - RG revient à l’exemple du Christ
    - « Levinas est peut-être au coeur de cette mystérieuse similitude entre la violence et la réconciliation. Mais à condition de bien souligner que l’amour fait violence à la totalité, fait voler en éclats les Puissances et les principautés ».
    - Reviennent à Péguy pour penser la dialectique de l’indifférencié et du différent, l’autre en tant qu’autre.
    - BC : « C’est parce que les combattants ne veulent pas voir leur ressemblance croissante qu’ils provoquent une montée aux extrêmes ». Reconnaître l’autre ouvrirait à la réconciliation.
    - RG trouve BC trop optimiste. Craint le caractère irréversible de la montée aux extrêmes, la réalité du mimétisme.
    - BC relève le paradoxe de la tradition biblique et évangélique, qui propose à l’homme de se diviniser en renonçant à la violence, ce que Nietzsche considère comme la pire des choses qui pouvait arriver à l’humanité.
    - « Le christianisme nous invite à imiter un Dieu parfaitement bon (…) Il n’y a aucune aucune autre solution au mimétisme qu’un bon modèle. Mais jamais les Grecs ne nous ont invité à imiter les dieux ? Ils disent toujours qu’il faut mettre Dionysos à distance, ne jamais s’en approcher. Seul le Christ est « approchable », de ce point de vue. Les Grecs n’ont pas de modèle imitable de la transcendance, c’est leur problème, c’est le problème de l’archaïque. La violence absolue n’est bonne pour eux que dans le souvenir cathartique, la reprise sacrificielle. Mais dans un monde où le meurtre fondateur a disparu, nous n’avons pas d’autre choix que d’imiter le Chrust, de l’imiter à la lettre, de faire tout ce qu’il dit de faire. La Passion révèle à la fois le mimétisme et la seule manière d’y remédier. Chercher à imiter Dionysos, à devenir un « Dionysos philosophe », comme l’a tenté Nietzsche, c’est adopter une attitude chrétienne pour faire l’exact contraire de ce qu’invite à faire le christianisme » (p.185).
    - Passe au terrorisme contemporain comme nouveau modèle de guerre asymétrique.
    - BC : observe que RG substitue au projet héroïque un projet de maîtrise.
    - Là encore, RG rejoindrait Soljenitsyne dans son appel à l’auto-limitation.
     

     Le tournant apocalyptique
    - RG en revient à la structure de décomposition figurée par Satan.
    - «La violence ne fonde plus rien, elle n’est plus qu’un ressentiment qui s’irrite de plus en plus, c’est-à-dire mimétiquement, devant la révélation de sa propre vérité.
    - Que le Christ « irrite les rivalités mimétiques ».
    - Que nous ne voulons pas les voir quand il nous les montre.
    - Que chaque nation pense que c’est bon pour l’autre mais pas pour elle.
    - Que le christianisme historique a échoué pour cela même.
    - Affirme que les textes apocalyptiques « vont maintenant nous parler plus qu’ils n’ont jamais fait ».
    - Le volontarisme de Clausewitz prépare le pangermanisme, le sacré dévoyé et la destruction du monde.
    - Sa notion du « dieu de la guerre » est significative.
    - Le chaos dionysiaque a encore un aspect « fondateur » selon RG, tandis que celui qui se prépare est absolument destructeur .
    - Décrie l’héroïsme dévoyé où «la canaille s’est introduite depuis toujours, d’une certaine manière, et en particulier depuis Napoléon ».
    - « Si les hommes se battent de plus en plus, c’est qu’une vérité s’approche contre laquelle réagit leur violence. Le Christ est cet Autre qui vient et qui, dans sa vulnérabilité même, provoque un affolement du système ». (p.191)
    - La vulnérabilité du Christ : à l’opposé de la figure du dieu de la guerre…
    - Que les hommes sont désormais capable de détruire l’univers.
    - Mais que cela ne concerne que le monde abandonné à la violence mimétique.
    - BC cherche à tempérer, à nuance la vision par trop « globale » de RG, invoquant « notre résistance toujours possible au cœur des choses ».
    - RG invoque son côté « romantique refoulé ».
    - Et s’excuse par son besoin d’une eschatologie.
    - Evoque les diverses « atmosphères du christianisme », notamment au XVIIe où l’eschatologie est peu présente.
    - RG estime « qu’il est urgent de prendre en compte la tradition prophétique, son implacable logique, qui échappe à notre rationalisme étriqué. »
    - « C’est la fin de l’Europe qu’annonce Clausewitz. Nous le voyons annoncer Hitler, Staline et le suite de tout cela, qui n’est plus rien, qui est la non-pensée américaine dans l’Occident. Nous sommes aujourd’hui vraiment devant le néant. Sur le plan politique, sur le plan littéraire, sur tous les plans ». (p.195).
    - Evoquent encore la question cruciale du droit, à propos d’un texte de Marc Bloch.
    - RG se demande si l’on est encore dans un monde où la force peut céder au droit.
    - Le droit cède de toutes parts.
    - RG rappelle comment le droit surgit. Dans les tribus archaïques. Dans le Lévitique, etc.
    - « La violence a produit du droit qui est toujours, comme le sacrifice, une moindre violence. Qui est peut-être la seule chose dont la société humaine soit capable. Jusqu’au jour où cette digue cède à son tour ».
    - Et l’on va passer, du pessimisme radical (s’agissant du monde) de René Girard, à la tristesse de Hölderlin. Joyeux compères !
    René Girard, Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre. CarnetsNord, 363p.

  • La cueilleuse d’yeux bleus

     


    littérature

    Elle fait tous les marchés où se retrouvent les jeunes paysans aux pommettes roses et les journaliers en quête d’ouvrage.

    Elle les cueille du regard et la transaction se fait à l’ordinaire dans l’heure qui suit. Mais l’accord n’est possible qu’à certaines conditions physiques précises excluant les Nordiques et les Américains de souche allemande.

    Il les lui faut glabres et d’un métal tranchant, la barbe de jais quand elle pousse et le front de celui qui pense avec le corps - il est exceptionnel qu’elle ait cueilli des yeux bleus d’intellectuels, sauf durant ses années d’Argentine les étudiants lettrés qui fréquentaient la maison de Lady Ocampo. Il les lui faut baraqués et doux, le bleu d’autant plus émouvant qu’ils sont vigoureux. Il les lui faut clairs et brumeux, le bleu liquide s’ils sont d’airain et le bleu diamant si l’anima prime en eux. C’est presque à fleur de peau qu’elle décide, mais nul d’entre ceux qu’elle a choisis ne l’a jamais repoussée.

    Cette manie les fascine à vrai dire chez une femme qui ne devrait être qu’un objet de convoitise. L’idée qu’elle soit demandeuse les sidère. Certains éclatent de rire lorsqu’elle leur fait sa proposition. Elle a remarqué qu’une certaine caresse leur attendrissait le regard sur la photo, pourtant elle évite de passer pour une fille facile aux yeux des plus sévères, pas toujours les moins intéressants.

  • Des goûts et des couleurs

    freud.girl-white-dog (kuffer v1).jpgElle le lange, il chie, elle le nettoie, il paie, il retourne au bureau.

    Elle doit avoir la bouche pleine de chocolat quand il opte pour le French Kiss.

    Cet autre exige qu’on l’appelle Excellence et qu’on lui suce les annulaires tandis qu’il mate une vidéo de Bruce Willis qu’il a toujours avec lui dans son attaché-case.

    Les amateurs de conversations privées sont beaucoup plus nombreux qu’on ne l’imagine. Certains clients t’allongent jusqu’à des trois cents euros pour t’entendre parler de ton chien blanc ou de leur avenir.

    Donaldson le Brésilien attend, pour sa part, que nous lui flattions la croupe. Il sait que nous sommes des tombes question publicité. Ce serait un scoop que de voir le mercenaire avant-centre de l’équipe nationale dans cette position d’offrande, et ces dames lui tourner leur compliment, comme quoi ses fesses sont plus belles que celles de Maradona ou de Ronaldinho, mais le contrat stipule l’absolue discrétion des employées et nous sommes une maison top sérieuse.

    Peinture: Lucian Freud

  • Contemplation

     

    C’est le soir, ce matin je lisais ce qu’écrit Max Dorra sur l’heureuse rencontre que constitue le Dieu de Spinoza, j’y ai pensé toute la journée, j’y ai pensé en nageant à midi 500 mètres en brasse coulée, j’y ai pensé en faisant pour celle que j'aime l’acquisition, avec le fric du prix littéraire que je viens de recevoir, d’un Bouddha de l’époque Song entièrement rongé par les termites à l’exception de l’impassible visage au sourire doux qui a traversé sept siècles avant de rayonner ce soir dans notre maison au bord du ciel, et j’y pense encore à l’instant en lisant le Manuel de contemplation en montagne d’Yves Leclair où je copie : « Tout le monde dort dans la paume d’un Dieu qui rêve », et je lis en moi : « Tout le monde rêve dans la paume d’un Dieu qui dort », et Dhôtel cité par Leclair : « L’univers vagabonde comme un enfant à travers ses abîmes. Mais il n’y a rien, absolument rien que le temps de Dieu, que chacun mesure à sa façon. »

    Bouddha de l'époque Song (960-1127). Provient d'un temple, détruit, de la ville de Xiaken. Bois aux traces de polychromie.

    (Note de juillet 2003)

  • Ecrire sur du sable

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    Notes sur la blogosphère (2007)

    « La blogosphère, c’est l’infini à la portée des rats », note aimablement Alina Reyes dans Forêt profonde, son dernier roman, détournant la non moins charmante formule de Céline selon lequel « L’amour est l’infini à la portée des caniches ».
    Forêt profonde est un livre émouvant et passionnant à divers égards, dont le mélange de désarroi et de désespoir, et la force d’expression, la vitalité, l’intelligence, la poésie de sa ressaisie littéraire, composent un mélange détonant, pure émanation d’époque.
    Ce qu’Alina Reyes dit de la blogosphère, des fantasmes qu’elle suscite et des rapports (ou pseudo-rapports) qui s’y tissent, de ce que beaucoup en attendent et qui en frustre tout autant, est à la fois pénétrant et vrai à 99%, ce qui nous donne un bon espace d’1% pour continuer d’y converser tranquillement, n’est-ce pas ?
    Alina avait un amant de chair et d’osses, ils se sont perdus de vue longtemps puis se sont retrouvées sur le web et une nouvelle liaison en a découlé, qui constitue l’un de motifs de la fiction de Forêt profonde, autour de la figure plus ou moins démoniaque de Sad Tod.
    « J’ai un amour virtuel. J’ai des amis virtuels, qui peuvent être aussi des ennemis virtuels. Je vais converser chez les uns, chez les autres. Je guette les manifestations de mon amour virtuel. Je joue à vivre en ligne, je me donne l’illusion de jouir du jeu, j’en jouis. Mais une angoisse sans nom me vide chaque jour, nuit après nuit, lentement, sûrement. Je sais, au fond, que je suis en train de me transformer en simple élément du jeu, en objet virtuel que le jeu manipule lui-même.
    La blogosphère, c’est l’infini à la portée des rats. L’internaute est un visiteur potentiel de millions de blogs, dont beaucoup apparaissent ou disparaissent à chaque instant. De site en site, de lien en lien, il peut surfer sans limites, courir et gratter de ses petites pattes l’infinité des trous, passages et couloirs souterrains de la vie. Sans limites dans l’espace virtuel, sans limites dans la variété de l’offre : toutes les voix du monde semblent s’y faire entendre, alors qu’évidemment rien n’est plus faux, seuls résonnent dans ces catacombes des échos assourdis, des rires enregistrés et des bruitages de cinéma. Ni la voix de l’enfant en train de jongler avec les démons de ses rêves ou de sa boîte à jouets, ni celle de la femme en train d’accoucher, ni celle du vieil homme en train d’agoniser ne s’y entendent. Encore moins celle de l’enfant qui travaille en usine ou mendie, celle de la femme cloîtrée, celle du SDF, celle du soldat qui chie de peur dans son treillis. Ni celle des milliards d’hommes sur cette terre qui sont trop occupés à survivre ou à vivre pour s’offrir le luxe décadent d’une pseudo-vie. Et les entendrait-on sur son ordinateur ou à la télévision, on ne les entendrait toujours pas. La voix n’est pas seulement une série de sons, pas plus que la chair n’est qu’une image.
    Régulièrement j’ai la gueule de bois. L’écoulement verbal dans la blogosphère me révulse, je voudrais ne plus jamais boire ce jus d’impuissant, pauvre épanchement d’être physiquement morts, psychiquement anorexiques-obèses, semence stérile et frelatée qui ne saurait enfanter que toujours plus de monstres pour grossir les rangs des armées de la Mort, que nous appelons contre nous-mêmes."

    2d18aad82cdd6bef35c1ee43a5cae6c9.jpgAux dernières nouvelles, j’ai constaté qu’Alina Reyes avait fermé son site, après avoir fermé son blog depuis un certain temps déjà. A-t-elle eu raison ? Sans doute, en ce qui la concerne, et son livre l’illustre évidemment. Mais a-t-elle raison de réduire ceux qui pratiquent la blogosphère à des rats morts ? Je ne le crois pas. D’ailleurs les accents qui se veulent prophétiques, dans le genre catastrophiste, de Forêt profonde, sont à mes yeux la partie la plus faible du livre, et qui vieillira vite n’était-ce que par ses lourdeurs d’écriture, alors que le souffle de l’Eros, le souffle de la vie et le souffle de l’amour en traversent mainte pages superbes et qu’on relira demain.
    Alina Reyes prétend qu’il n’y a aucune place pour la vraie vie dans la blogosphère, ce qui me semble aussi discutable que de prétendre qu’il n’y a de vraie vie ni dans les mails ou les SMS. En ce qui me concerne, je vois de la stupidité partout, et des simulacres de relations, de la perversité et de la malice, autant que des surprises de bonté et de désintéressement, de curiosité bonne ou de sincère désir de frayer, dans l’espace d’1% que représente internet dans ma vie occupée à 99% par de l’encre réelle, des arbres à racines, une femme à humeurs et un chien chiant vraiment partout à sa seule guise, sans compter les enfants-soldats et les prolétaires du Kerala central. 
    Les Français eux aussi, hélas, sont souvent chiants avec leur vision binaire de la réalité, qui les fait ignorer les échappées tierces. François Cheng me le disait le jour précédant son intronisation à l’Académie, qui n’en a pas fait un cartésien crispé pour autant. Imagine-t-on un Descartes, un Sade anglais ou italien ? Nullement. Or il faut écouter les Italiens. Nul cinéma n’a si bien brocardé le cinéma que le cinéma italien, ni si bien dégommé l’imbécile télévision que Fellini, comme en s’en jouant. Et les Anglais mes aïeux : encore un peu de Chesterton sur la blogosphère et nous serons moins rats. Enfin les Suisses qui sont des composés d'Etrusques, de Celtes et de Wisigoths...
    Résumé de cette divagation du soir d’un optimiste se réjouissant de voir que l’espoir nous est encore permis à un taux d’1% : ne prenons pas la blogosphère pour une terre promise ou un paradis artificiel, ne nous camons pas à l’internet, n’écrivons pas ici comme sur du marbre ni même comme sur du papier, mais comme sur du sable…

    Alina Reyes. Forêt profonde. Editions du Rocher, 376p.

  • L’emmerdeur vital

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    Les récits autobiographiques (1971-1982) de Thomas Bernhard réunis en Quarto

    Quel plus grand bonheur, me dis-je ces jours, quelle plus allègre perspective que celle de se replonger dans la prose effrénée de Thomas Bernhard, quel plus beau rendez-vous chaque matin, pour faire pièce aux relents de désespoir de l’éveil, de se faire secouer de bonne rage tonifiante par l’énergumène ?! Voici donc 942 pages réunies en un volume de cette collection formidable qu’est décidément Quarto de Gallimard, avec onze des récits que TB disait lui-même « autobiographiques », où l’on se doute que le pacte du genre est plus ou moins tenu, à savoir L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid, Un enfant, Oui, L’imitateur, Les Mange-pas-cher et Le neveu de Wittgenstein, plus deux inédits (Trois jours et Marcher), plus un entretien avec André Müller, plus une première préface excellente de Jean-Marie Winkler, plus la non moins éclairante introduction de Bernard Lortholary au recueil repris de la collection Biblos, plus un dossier bio-historique complémentaire assorti de nombreuses illustrations, bref de quoi rugir de mécontentement radieux.
    Or avant toute chose il faut se jeter sur le texte initial intitulé Trois jours, lié à la préparation d’un film consacré à TB, où celui-ci lance son moulin à paroles au fil de pages immédiatement électrisantes par lesquelles il définit une première fois ce qu’on pourrait dire sa manière noire avant d’expliquer d’où tout ça lui vient, comment la putain d’écriture lui est venue, cet affreux bonheur, comment cette funeste allégresse l’a pris au corps alors qu’il gisait en haute montagne, malade et solitaire, malade à tel point qu’on lui avait déjà fait le coup de l’extrême-onction, seul en face d’une putain de montagne à devenir fou, « et alors j’ai simplement attrapé du papier et un crayon, j’ai pris des notes et j’ai surmonté en écrivant ma haine des livres et de l’écriture et du crayon et de la plume, et c’est là à coup sûr l’origine de tout le mal dont il faut que je me débrouille maintenant ». Ceci après avoir précisé cela de basique qu’ « en ce qui me concerne, je ne suis pas un écrivain, je suis quelqu’un qui écrit ».
    Quelqu’un qui écrit. On entend : quelqu’un, mais on n’ entend pas qu’il écrit, parce qu’on est dedans, à la cave, dans le souffle, dans le corps de l'esprit mortel, au rythme de son pied vif qui bat la mesure, dans son âme exécrant d’amour, et c’est parti pour la musique...
    Depuis Céline et Faulkner et Thomas Wolfe et Walser il n’y a pas au monde une musique pareille, un pareil souffle, une pareille voix. J’ai mis un certain temps à voir toute la mélancolie et la pureté, toute la douleur et le sérieux de Thomas Bernhard, agacé par la secte de ses adulateurs aussi pâmés que les adulateurs de Robert Walser et Céline et Faulkner, et je ne crois pas être un inconditionnel pour autant de TB, son théâtre et sa poésie ne me touchent pas du tout autant que sa prose et dans sa prose bien de ses romans me semblent forcés par moments, à tout le moins inégaux, alors que les récits « autobiographique » me prennent par la gueule et ne me lâchent pas avant de me ramener à ma propre solitude et à ma rage et à ma haine du crayon et de la plume, au poids du monde et au chant du monde…
    Thomas Bernhard. Récits 1971-1982. Gallimard Quarto, 942p.

     

  • Sollers à Salzbourg

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    Le camouflet le plus cuisant de sa carrière publique serait-il évoqué dans ses Mémoires ? La question en contient une autre : l'écrivain est-il capable d’autodérision ? La lecture d'Un vrai roman, récit autobiographique paru en 2007, n'a pas permis de répondre par l'affirmative... 
    La publication des Mémoires de Philippe Sollers, intitulés Un vrai roman, n'a pas révélé, à propos d’un épisode de son cursus public vécu par l’écrivain à l’hiver 1983 à Salzbourg, la part d’autodérision qu’on eût pu attendre d’un auteur septuagénaire et qui en a vu d'autres, comme on dit. Tel est le constat que je relance un lustre plus tard et non sans malice, moi qui ai assisté à la scène pour en goûter tout le sel, alors que Sollers lui-même ne pouvait qu’en éprouver la part mortifiante, sans se douter de l’identité de celui qui lui fit subir alors le camouflet le plus cuisant de sa carrière, qui plus est en Autriche.
    Je résume les faits : le 31 novembre 1983, au Mozarteum de Salzbourg, Philippe Sollers, qui s’apprêtait à connaître la griseries de la popularité débondée, après la parution de Femmes, était invité par l’Alliance française locale pour une conférence toute consacrée à Mozart, dans la salle dite die Kleine, la Petite. Or ce même soir, dans la salle du Mozarteum dite die Grosse, la Grande, le Goethe Institut conviait l’écrivain autrichien Thomas Bernhard à parler d’un livre en chantier dont la lectures des pages inédites serait, selon le vœu de l’auteur, agrémentée de parties jouées à l’accordéon, en allemand ZiehHarmonika.
    Je reste objectif : ainsi ne puis-je que souligner le fait que Philippe Sollers, qui n’avait rien lu de TB à cette date, ne pouvait par ailleurs subodorer l’identité de celui qui allait lui voler la vedette, en attirant irrésistiblement le public salzbourgeois de la Petite vers la Grande, au fur et à mesure que la soirée passait et que s’amplifiaient les improvisations de TB à l’accordéon, parfaitement audibles de la Petite comme l’a compris le lecteur moyen. Or il va de soi que Frau Doktor Gesualdo Von Bock, directrice de l’Alliance française de Salzbourg, autant que moi-même, Herr Doktor Ebehard Safranski, son trésorier, avons tout fait pour empêcher Philippe Sollers de quitter la Petite pour la Grande afin d’y protester contre la nuisance que représentait assurément l’accordéon traité à la manière d’un instrument percussif, entre Bartok et Boulez, tant notre souci d’éviter le moindre désaccord avec le Goethe Institut nous tient lieu d’éthique de proximité.
    Philippe Sollers ne subit donc, ce soir-là, qu’une humiliation restreinte, qu’il ne tarda à compenser en séduisant, au dîner qui suivit, la fille aînée de Frau Gesualdo, cette peste de Ludivina à la diabolique beauté, qui se sera fait un plaisir, en l’épuisant sous ses ruades et palotades, de lui révéler QUI était à l’origine de sa déconfiture. En tout état de cause, l’incident a tant fait jaser à Salzbourg que Paris n’a pu qu’en avoir vent, et comme rien de ce qui est de Paris n’est étranger à Sollers…

  • Le dandy rebelle

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    Flash-back sur l’écrivain égyptien francophone Albert Cossery, mort à 94 ans à Paris, en 2008.

    Albert Cossery était l’un des derniers mythes vivants de la littérature française du XXe siècle, ou, plus précisément, de la bohème parisienne de Saint Germain-des-Prés, en l’hôtel Louisiane, rue de Seine,  où il résidait depuis 1945 après Henry Miller. Le personnage, aphone depuis quelques années, mais visité comme un monument par les télévisions du monde entier, éclipsait hélas l’écrivain, aussi rare qu'original et percutant. Né le 3 novembre 1913 au Caire, Albert Cossery s'est voulu écrivain dès l'âge de dix ans. Son premier livre «reconnu» porte un beau titre (comme tous les autres d'ailleurs), Les hommes oubliés de Dieu, et rassemble cinq nouvelles aux accents parfois bouleversants, où le jeune auteur (il avait entre dix-huit et vingt-cinq ans quand il les a composées) nous plonge dans la vie à la fois misérable et formidablement vivante des quartiers déshérités du Caire. Or ce qui saisit, immédiatement, est la maturité et la profondeur fraternelle du regard de Cossery, trop souvent taxé de dilettantisme. Il y avait  en effet du romancier balzacien et du moraliste, du poète et du philosophe désenchanté (Nietzsche est son copilote) chez Albert Cossery, qui nous nous captive en conteur. Des Hommes oubliés de Dieu (1941) aux Fainéants de la vallée fertile (1948), où il évoque sa famille, ou de La maison de la mort certaine (1944) à Mendiants et orgueilleux (1955), son roman le plus accompli, Cossery prétend qu'il n'a jamais fait que réécrire le même livre. C'est à la fois admissible et incomplet, car chaque nouvel ouvrage atteste à la fois son désir de pousser plus loin. Avec La violence et la dérision (1964), Un complot de saltimbanques (1975) et l'étonnant roman politique intitulé Une ambition dans le désert (1984), précédant Les couleurs de l'infamie (1999), Albert Cossery s'est ainsi renouvelé bien plus que maints autres auteurs. A relever: le très remarquable travail de l'éditrice Joëlle Losfeld, qui voit en Cossery un auteur propre à séduire les jeunes lecteurs sans préjugés idéologiques de demain, et le défend avec autant de constance que de pugnacité. Une très précieuse Conversation avec Albert Cossery, signée Michel Mitrani, a paru à son enseigne, où tous les titres de l'œuvre sont désormais disponibles.

     

  • Prince des mendiants

     littérature

    Rencontre avec Albert Cossery

    Albert Cossery est un mythe vivant, auquel je préfère à vrai dire la légende que lui tissent ses livres. Le premier tient du cliché: celui du dandy de Saint-Germain-des-Prés, familier du Flore et locataire de l'hôtel Louisiane depuis plus d'un demi-siècle. La seconde, riche d'humanité, de révolte et de sagesse, est d'une autre épaisseur, que perpétue l'oeuvre d'un écrivain aussi rare qu'original et percutant.
    Entre mythe et légende, Albert Cossery, 87 ans, pour ainsi dire aphone (un cancer du larynx l'a privé de ses cordes vocales), sagement assis dans le hall d'entrée du Louisiane en élégante tenue printanière (soyeuse pochette et belles pompes), attendant de se transporter à l'Emporio Armani (l'horrible boutique à coin-restau qui a remplacé l'affreux drugstore de naguère, double symbole de la déchéance germanopratine narguant les Deux-Magots et le saint clocher) où il prendra son plat de pâtes après la cohue de midi - Albert Cossery, donc, déjà sourit et fulmine.
    A l'image de ses livres, l'écrivain déborde aussi bien de malice et d'invectives. Très expressif en dépit de son demi-souffle de voix, il a le geste non moins vigoureux. Et de maudire aussitôt l'américanisation de Saint-Germain-des-Prés dont il a connu l'âge d'or, jusqu'au milieu des années soixante. «Si je ne suis pas resté en Egypte, c'est que j'avais celle-ci en moi. J'ai toujours vécu, ici, comme j'aurais vécu au Caire. Mais aussi, pour un jeune écrivain, le Paris de l'immédiat après-guerre était une fête de tous les soirs. J'y ai connu tout le monde...» Et de mimer Boris Vian à sa trompinette après avoir haussé les épaules à l'énoncé du nom de Sartre (toujours entouré, selon lui, de femmes laides) et manifesté la plus vive admiration pour un Jean Genet, voyou non moins qu'immense écrivain.
    Ecrivain à dix ans
    Pour sa part, Albert Cossery s'est voulu écrivain dès l'âge de dix ans. «Je n'ai pas vraiment choisi d'écrire en français. Cela s'est fait parce que j'ai été envoyé dans une école française et que tout ce que je lisais à dix ans, toute la littérature française qui m'a enchanté, de Stendhal à Baudelaire, mais aussi Dostoïevski et Thomas Mann, passait par la langue française.» Ce qu'on pourrait ajouter, à ce propos, c'est que le verbe et l'imaginaire arabes n'ont cessé d'irriguer la langue fluide et drue, charnelle et très imagée de Cossery, organiquement liée au monde de la rue cairote qu'il a fait revivre de son premier à son dernier livre.

    Son premier livre «reconnu», après un recueil de poèmes (Les morsures, 1931) qu'il relègue dans les limbes des péchés de jeunesse, porte un beau titre (comme tous ses titres d'ailleurs), Les hommes oubliés de Dieu, et rassemble cinq nouvelles aux accents parfois bouleversants, où le jeune auteur (il avait entre dix-huit et vingt-cinq ans quand il les a composées) nous plonge dans la vie à la fois misérable et formidablement vivante des quartiers déshérités du Caire. Or ce qui saisit, immédiatement, est la maturité et la profondeur fraternelle du regard de Cossery, trop souvent taxé de dilettantisme.
    A l'écart de l'«engagement» démonstratif, l'écrivain incarne le scandale de l'inégalité et montre diverses tentatives de révolte, qui tournent le plus souvent au désavantage des humiliés et des offensé. A propos de ce premier livre, Henry Miller écrivait que parmi les écrivains vivants, «aucun ne décrit de manière plus poignante ni plus implacable l'existence des masses humaines englouties». Et de fait, des nouvelles comme Le coiffeur a tué sa femme, Danger de la fantaisie ou Les affamés ne rêvent que de pain, ont aujourd'hui encore valeur de témoignage sur une réalité inchangée et de manifeste subversif, sans parler de leur rayonnement poétique.
    Dans une tonalité moins noire et moins lyrique, le dernier roman d'Albert Cossery, Les couleurs de l'infamie, revisite par ailleurs les quartiers populeux du Caire où le protagoniste, jeune voleur fringant et sans complexes, entreprend bonnement une «minime récupération» sur le pillage organisé des notables rompus à la «haute délinquance». A soixante ans de distance, on voit que le jeune octogénaire en colère n'a pas abdiqué!
    Humour à l'égyptienne
    A d'autres égards aussi, le grand âge n'a pas éteint le regard acéré d'un observateur dont l'apparent enjouement et l'humour ont toujours été de pair avec un refus radical des conventions, de l'injustice et de l'indignité, de la bêtise et de la cruauté, du travail aliénant et de toute vaine agitation.

    «Mon père, l'heureux homme qui vivait de ses rentes, m'a appris à ne rien faire. Mon père et mes frères dormaient jusqu'à midi. Il y avait pourtant dans cette façon de vivre plus qu'une paresse idiote: une philosophie de gens qui ont le temps et réfléchissent à la vie.»
    Cette vision du monde, opposée au dynamisme industrieux à l'occidentale, et qui se retrempe dans le sommeil et le rêve, se double en outre d'une défiance tenace envers toute hiérarchie et tout pouvoir constitué, du gendarme de quartier aux grands de ce monde.
    Soudain impatient à l'instant de me l'expliquer, Albert Cossery réclame une feuille de papier pour y écrire d'un mouvement impérieux: «Pouvez-vous écouter un ministre sans rire?»

    medium_Cossery3.jpgUn paresseux fécond
    Il y a du romancier balzacien et du moraliste, du poète et du philosophe désenchanté (Nietzsche est son copilote) chez Albert Cossery, qui nous charme et nous passionne d'abord et avant tout par ses qualités de conteur. Des Hommes oubliés de Dieu (1941) aux Fainéants de la vallée fertile (1948), où il évoque sa famille, ou de La maison de la mort certaine (1944) à Mendiants et orgueilleux (1955), son roman le plus accompli, Cossery prétend qu'il n'a jamais fait que réécrire le même livre. C'est à la fois admissible et incomplet, car chaque nouvel ouvrage atteste à la fois son désir de pousser plus loin, sans que le «progrès» ne soit forcément linéaire. Avec La violence et la dérision (1964), Un complot de saltimbanques (1975) et l'étonnant roman politique intitulé Une ambition dans le désert (1984), précédant Les couleurs de l'infamie (1999), Albert Cossery s'est renouvelé bien plus que maints autres auteurs tout en restant fidèle à ses perceptions de base. A relever: le très remarquable travail de l'éditrice Joëlle Losfeld, qui voit en Cossery un auteur propre à séduire les jeunes lecteurs sans préjugés idéologiques de demain, et le défend avec autant de constance que de pugnacité. Une très précieuse Conversation avec Albert Cossery, signée Michel Mitrani, a paru à son enseigne, où tous les titres de l'oeuvre sont désormais disponibles.

    (Paris, en 2001)

  • Walser ou la danse d'un style

     

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    Dans son approche du grand écrivain, Peter Utz prouve que celui-ci vivait avec son temps plus qu'on ne l'a cru... 

    Une légende non dénuée de charme fait apparaître Robert Walser en marginal romantique errant sur les routes comme un poète «bon à rien» (un poète peut-il être autre chose pour les gens sérieux?) et composant, dans sa mansarde solitaire, une oeuvre célébrée pour son originalité mais en somme coupée du monde. Le fait que Walser ait passé le dernier quart de son existence en institution psychiatrique (d'abord à la Waldau, où séjourna le non moins fameux Wölfli, puis à Herisau), et qu'il ait alors cessé toute activité littéraire, accentue le type «suicidé de la société» de cette figure hors norme des lettres germaniques contemporaines, l'appariant à un Hölderlin ou à un Artaud.

    Or il suffit de lire les Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig, qui se balada avec l'écrivain durant sa période asilaire, et prit soin de consigner ses propos, pour constater la parfaite lucidité de l'interné volontaire et la pertinence de ses jugements dans les domaines les plus variés, de la politique à l'histoire ou de la littérature aux choses de la vie.

    Dans la même optique, mais brassant beaucoup plus large, de l'intérieur de l'oeuvre étudiée au fil de sa progression, et même de l'intérieur de la langue faut-il préciser, mise en constant rapport avec les discours de l'époque, un essai critique magistral, signé Peter Utz, vient de paraître en français, qui jette une lumière toute nouvelle sur l'ensemble de l'oeuvre. A l'image simpliste de l'«ahuri sublime» se substitue ici celle d'un écrivain dont le style unique (et tôt reconnu pour tel par les plus grands) représentait bien plus qu'une manière: une attitude et une démarche opposées à la cal- cification du discours et donc de la pensée, un effort constant d'échapper à la pesanteur des idéologies mortifères par un élan et un mouvement sans cesse rebondissant que Peter Utz compare à ceux de la danse. Or cette analogie ne relève pas de la jolie trouvaille critique: elle s'inscrit dans une thématique littéraire fondatrice au début du siècle, quand la danse (voyez Mallarmé ou Valéry) cristallisait l'idée de la forme pure qui a fasciné toutes les avant-gardes.

    medium_Walser.4.jpgRobert Walser avant-gardiste? Pas du tout au sens d'un chef d'école ou d'un concepteur de manifestes. Et pourtant, qui aura mieux que lui subverti tous les clichés et nettoyé, à sa façon, la langue en la «travaillant» au creux de ses arcanes auriculaires - Peter Utz dégageant mieux que personne son talent d'«écouteur» du bruit du temps.

    Le lecteur francophone ne peut certes encore, à l'heure qu'il est, évaluer la richesse du matériau verbal transmuté par Robert Walser dans la constellation de ses «feuilletons» journalistiques, dont une partie seulement est traduite. Or c'est le mérite de Peter Utz de nous révéler cette partie immergée de l'iceberg walsérien, à quoi s'agrègent aussi les microgrammes, et surtout de mettre en évidence, dans la continuité mimétique (et souvent parodique) d'un «style-du-temps-présent» revendiqué par l'écrivain, certains motifs traités à la fois par les écrivains de son époque et par Walser.

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    Ainsi du thème de Cendrillon, «dramolet» considéré par le coéditeur de la revue Die Insel où il parut comme «de loin ce que nous avons publié de plus important», et traité par Walser d'une manière si originale par rapport à ses pairs. Ainsi de sa façon de traiter et de «retourner» le «caractère nerveux de l'époque», qui l'impliquait lui-même dans son hérédité. Ainsi de son rapport avec les thèmes, à haute connotation idéologique, de la célébration des Alpes ou du concept de fin du monde. Ainsi de ses relations avec Nietzsche et Kleist, dans un jeu significatif de réserve et d'adhésion. Ainsi enfin, dans le genre particulier de la chronique journalistique, de sa manière d'habiter ce «rez-de-chaussée» comme personne...

    Ce qu'il y a de plus étonnant dans la grande traversée de Peter Utz, outre la somme de connaissances et de références dont il nous enrichit, c'est que le critique y danse positivement avec le poète, non pas en lui imposant son rythme et ses figures, comme tant de commentateurs académiques, mais en écoutant la musique de l'écrivain à sa source vive. Il en résulte une relecture sans parasite, en ce sens que ce qu'il y a d'apparemment primesautier chez Walser ne s'en trouve pas défraîchi. Quant à la part à la fois plus consciente et plus profonde, plus ouverte et plus libératrice de cette oeuvre, elle apparaît comme un apport critique réellement créateur, qui donne au livre sa propre beauté.

    Peter Utz, Robert Walser, Danser dans les marges. Traduit de l'allemand par Colette Kowalski. Editions Zoé, 565 pp.

     

  • Ceux que la mort laisse interdits

     

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    Celui qui se sait mortel depuis la naissance de son premier enfant / Celle qui chine dans l’appart du défunt / Ceux qui trouvent à la morte une sérénité qui lui ressemble / Celui qui te recommande de gérer ton deuil sans états d’âme / Celle qui sanglote sans savoir pourquoi / Ceux qui ont choisi le cercueil First Class eu égard au standing du Vieux / Celui qui rédige son 1233e laïus funéraire / Celle qui retrouve le parfum de son oncle aimé sur son lit de mort / Ceux qui se demandent si les cendres de leur cousin Venceslas Nobel de chimie en 1977 conservent une valeur marchande / Celui qui entre pieds nus dans la chapelle de l’Au Revoir / Celle qui retire subrepticement la bagues à Solitaire 24 carats de sa cousine sans héritiers directs vu que de toute façon on la crame / Ceux qui photographient le cadavre pour pouvoir le montrer à la veuve dont le divorce fut un premier deuil à l’époque de Pompidou / Celui qui a envie de pincer le macchab / Celle qui estime de son devoir de glisser un chapelet entre les doigts de Mara l’agnostique si bonne pourtant / Ceux qui estiment que Monsieur Lepoil ira droit au paradis rejoindre son chien Cachou / Celui qui peut enfin s’expliquer avec sa tante cannée / Celle qui trouve que sa maman chérie a l’air d’une poupée style fin XIXe / Ceux qui estiment que leur cousin pédé Frédéric n’a pas droit à une messe à la basilique tout académicien belge qu’il soit / Celui qui raffole de l’odeur des chrysanthèmes / Celle qui ne paiera pas un sou pour la transformation de la tombe de ses parents fomentée par ses sœurs et frères / Ceux qui ne manquent pas une verrée d’adieu / Celui qui se demande si le décès de ta mère remet en question le versement de la petite somme que tu lui dois avant la fin de la semaine / Celle qui retrouve son frère dit l’Américain à l’ensevelissement de leur mère aux sept enfants illégitimes / Ceux qui n’assisteront pas à la cérémonie vu que leur mère n’avait plus personne / Celui qui découvre que sa sœur Pétronille est bien plus présente morte que vivante / Celle qui parle au fuchsia dans lequel sa tante lui a dit qu’elle laisserait la meilleure part de son être / Ceux qui se sont jurés de passer un bout de la Misa Criola à l’office du souvenir / Celui qui estime que son chef de bureau n’a pas mérité tant de couronnes / Celle qui sait quelle vraie salope était le mort dont tous font l’éloge dans la fumée des cigares / Ceux qui ne disent rien à la sortie de la chapelle, etc.

    Ben Shahn, de la série The Passion of Sacco and Vanzetti.

  • Léautaud à l’apéro


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    Citations à la venvole

    C’est cela, la vie. On travaille, on fait des livres avec des tas de salutations à Pierre et à Paul. On attend la gloire, la fortune – et on claque en chemin.

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    Tout ce qui constitue cette époque me dégoûte par sa bêtise et sa laideur.

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    Il faut plaindre une époque de ne pas mieux comprendre l’esprit, de l’aimer si peu et de le supporter si mal.

    ***

    Disparition de l’esprit de fronde, de l’esprit satirique. Le gavroche loustic, qui dégonflait les baudruches sociales d’un lazzi, n’existe plus.

    ***

    La moquerie s’en va, quand on vieillit : on est trop blessé du spectacle des hommes.

    ***

    Il est six heures du soir. Je vais préparer les quatre pommes de terre de mon dîner. C’est là invariablement la composition de mes repas : quatre pommes de terre. Il faut de la régularité dans la vie. La régularité dans la vie, c’est d’avoir de bonnes mœurs, même à table.

    ***

    Il est difficile d’avoir de l’esprit avec des gens bêtes.

    ***

    Il n’y a décidément rien de plus imbécile que ces gens qui se parent de ce titre : les intellectuels.

    ***

    Rien ne fait mieux écrire que d’écrire sur ce qu’on aime.

    ***

    Les beaux livres, décourager d’écrire ? C’est comme si vous disiez qu’ne jolie femme décourage de faire l’amour.

    ***

    Cela ne nous regarde pas, l’effet que peut produire un livre. On écrit. Un point c’est tout. Ce qui peut en résulter n’a pas d’intérêt. On ne doit pas s’en occuper. Le vrai compte seul, s’il est humain. La notion d’utile ou de malfaisant, de vertu ou de vices et sans intérêt.

    ***

    Savoir bien écrire mal, dis-je quelquefois.

    ***

    Annonce de la sottise d’aujourd’hui : l’art pour le peuple.

    ***

    Qu’on fasse la guerre avec des gens de métier, qui en ont le goût, à qi cela plaît, qui aiment donner des coups et en recevoir, mais prendre chez lui un homme tranquille, pacifique, voué aux choses de l’esprit et l’envoyer tuer et se faire tuer ! Voilà la civilisation.

    ***

    Prodigieux qu’on emploie maintenant de la façon la plus naturelle cette expression : matériel humain. Matériel humain comme on dit des canons et des fusils. Il y a seulement deux cents ans, cette expression aurait fait bondir. L’idée aurait révolté que tout le monde dût aller à la guerre, tuer et se faire tuer. Nous avons fait un joli progrès dans l’abêtissement et l’asservissement.


    ***

    Rien ne choque plus qu’un esprit libre, quitte de préjugés, et qui n’éprouve sur toutes choses que ce qui lui vient de sa sensibilité, sans s’inquiéter du qu’en dira-t-on ni des conventions de société.

    ***

    Tout individu ne vaut un peu que par le sentiment de révolte qu’il porte en soi.


    Image: Paul Léautaud

  • De l'intimité cosmique

     

    medium_Sebald0003.3.JPG En lisant Séjours à la campagne de W.G. Sebald

    Il faut écrire entre le cendrier et l’étoile, disait à peu près Dürrenmatt, et c’est la même mise en rapport, sur fond d’intimité cosmique, que je retrouve aussitôt dans l’atmosphère même, enveloppante et crépusculaire, du recueil posthume de W.G. Sebald consacré à sept écrivains et artistes ayant pour point commun d’associer le tout proche et le grand récit du temps ou de l’espace, comme l’illustre immédiatement cette splendide évocation du passage de la comète de 1881 sous la plume de Johann Peter Hebel, walsérien avant la lettre : « Durant toute la nuit, écrit-il, elle fut comme une sainte bénédiction vespérale, comme lorsqu’un prêtre arpente la maison de Dieu et répand l’encens, disons comme une bonne et noble amie de la terre qui se languit d’elle, comme si elle voulait déclarer: un jour, j’ai aussi été une terre, comme toi pleine de bourrasques de neige et de nuées d’orages, d’hospices, de soupes populaires et de tombes autour de petites églises. Mais mon heure dernière est passée et me voici transfigurée en céleste clarté, et j’aimerais bien te rejoindre mais n’en ai point le droit, pour ne pas être de nouveau souillée par tes champs de bataille. Elle ne s’est pas exprimée ainsi, mais j’en eus le sentiment, car elle apparaissait toujours plus belle et plus lumineuse, et plus elle approchait, plus elle était aimable et gaie, et quand elle s’est éloignée, elle est redevenue pâle et maussade, comme si son cœur en était affecté »…
    Cette comète qui passe là haut et nous regarde avec mélancolie m'a fait penser au saint de Buzzati qui regrette de ne pouvoir tomber de son encorbellement de nuée et de rejoindre les jeunes gens en train de vivre de terribles chagrins d’amour dans les bars enfumés de la planète, mais une autre surprise m’attendait au chapitre consacré à Robert Walser, mort dans la neige un jour de Noël, comme mon grand-père, et la même année que le grand-père de Sebald, en 1956. Ces coïncidences ne sont rien en elles-mêmes, à cela près qu’elles tissent un climat affectif et poétique à la fois, participant d’une aire culturelle et de trajectoires sociales comparables. Or le portrait du grand-père de Sebald m'a replongé en plein Walser, autant que mes souvenirs du petit homme, drillé au Ritz de Paris, parlant sept langues et finissant sa vie en colporteur à bicyclette, que fut mon Grossvater... 

    Dans les Promenades avec Robert Walser, Carl Seelig évoque cette Suisse à la fois paysanne et populaire, pieuse et sauvage, souvent instruite par les multiples voyages de l’émigration (la Suisse du début du siècle était pauvre, mes quatre grands-parents se sont connus en Egypte où ils travaillaient dans l’hôtellerie), et marquée, comme l’Allemagne du sud, par le mélange des cultures et l’esprit démocrate, l’utopie romantique et le panthéisme, qu’on retrouve dans les univers parcourus par W.G. Sebald.

    Celui-ci prolonge aujourd'hui la tradition des promeneurs européens qui va de Thomas Platter, le futur grand érudit descendu pieds nus de sa montagne avec les troupes d’escholiers marchant jusqu’en Pologne, à Ulrich Bräker le berger du Toggenburg qui traduira Shakespeare, ou Robert Walser se mettant « pour ainsi dire lui-même sous tutelle », comme l’écrit Sebald, sans cesser de griffonner de son minuscule bout de crayon sous les étoiles…


     W.G. Sebald. Séjours à la campagne. Actes Sud.

    Portrait de W.G. Sebald: Horst Tappe.

  • Les baisers

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    Les premiers supposés les plus dégoûtants, bientôt les plus exquis, les plus entêtants.

    Les plus frais de nymphettes à la citronnelle, au retour de la plage des corps chocolat, et l’envie de tirer sur les élastique pour entrevoir le blanc d'en bas.

    Les plus tendres les yeux fermés. Les pour la vie à douze treize ans. Les langues fourrées au Carambar ou au chewing gum Hollywood.

    Les baisers de la première fois, sur le premier corps, toute la première nuit, toutes les spécialités, mêlis-mêlés.

    Les baisers ardents, les baisers alanguis, les baisers hardis.

    Les baisers blasés à la longue, les baisers bavés, les baisers distraits, les baisers glacés.

    Le baisers immondes ou mondains. Les plus désespérés les yeux fermés. Les baisers de la baise.

    Les baisers délicieux du début du déclin. Les chastes baisers des Noëls esseulés.

    Les baisers aux défunts.

    Le biseau. Le brûlant. Le bilan.

    Image: Robert Doisneau