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Au Jardin

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Des ressources lyriques de la culture potagère. De la lecture de la Vie de Rancé au jardin de curé de La Désirade. Où la mort se trouve priée à goûter.

Ce que je préfère, c’est le fumet de plant de tomate en relisant La vie de Rancé, là vraiment je lévite. Ou reprendre n’importe où La Recherche avec le regard imbibé du jaune tendron de la fleur de courge, ça aussi c’est le nectar, ça et tant d’autres choses que jamais jusque-là je ne pensais trouver au jardin.

C’est que l’image de Candide se retirant derrière sa haie de buis m’avait toujours paru le bas bout de la régression, style troisième âge à flanelle et nains de terre cuite. Tout ce que j’avais envoyé valdinguer à l’âge de refaire le monde se trouvait en somme symbolisé par ce carré confiné: tout le grégaire et le trantran suissaud, tout le côté chasseur de limaces et vieux sage en pot: tout cela me remplissait de fureur à peine adoucie par le fait que mon père aimable, et le père de mon père, participaient eux aussi à la conspiration.

Hélas, combien d’années aurai-je ignoré le goût de la feuille de chou-fleur crue, que j’associe désormais à la lecture d’  Ecuador et à ce moment bleu-vert, frais et croquant, des fins de matinées, après une longue pluie de juillet, quand le Haut Lac fume et que ça sonnaille à tout drelin dans le val suspendu.

Tant de saveurs ignorées par blasement d’époque ! Mais n’est-ce pas le propre de cette fin de siècle au jouir sommaire et au savoir vague, qui prétend avoir fait le tour de tout et s’en ankylose de mélancolie alors que tout reste à goûter, bonnement offert sur un plat ?

medium_Widof12.2.JPGAu moins me suis-je assez rattrapé, ces derniers mois, depuis que j’ai commencé d’arracher un carreau à la jachère du jardin de curé de La Désirade, puis un autre et un autre encore, sans me presser ni cesser de lire ou de psalmodier à portée de voix de celle que j’aime.

On sait le hasard des rencontres, ou plus exactement ce mélange d’imprévisible et de nécessaire qui fait se croiser deux destinées ou soudain apparaître l’évidence de la parenté liant la tomate verte à Chateaubriand.

De relire une fois de plus La Vie de Rancé m’avait rappelé nos premières lettres d’amour, et celles ensuite d’année en année qui racontaient notre histoire en filigrane, et me revint le parfum à la tomate fraîche de ma jeune fille en fleur.

A un moment donné, plus rien ne compte qu’un certain bonheur de phrase. Ce matin dans le jardin les tomates sentaient la jeunesse des corps et c’est cela même qui me touche tellement dans les pages que je lisais sur la vie qui file d’une lettre à l’autre, le premier mot qu’on écrit dans la transe et ceux qui suivent tous les jours, puis l’érosion, ou l’émiettement, l’effondrement parfois, la chute à pic d’une seule lettre de rupture, ou l’étirement des déchirures et des imaginations vengeresses, ou pour nous deux la fidélité plus lente et les détails bonifiés dont nos gestes seuls et nos regards, nos moindres inflexions formaient toute l’écriture à l’instant quintessenciée en parfum juvénil sur les petites terrasses balinaises de mes plants de tomate.

Puis une autre sensation ancienne me revint en remuant les cailloux brenneux, une sensation de terreur douce.

Je m’étais retrouvé à marcher à travers champs avec le père de mon père, je revois nettement la petite gare au milieu des prés et le seul chemin montant vers nulle part où se déploie soudain un parterre de jonquilles comme je n’en ai jamais vu, puis c’est la ferme dans un repli et, dans la cuisine enfumée de la ferme, la vieille tante à mains sèches que j’entends encore parler, baissant la voix, d’un certain individu qui rôde de par le pays et fiche le feu aux fenils, et le soir que je suis conduit à la grande chambre froide juste en dessus d’où je continue d’entendre l’inquiétant murmure, et j’ai de la peine à me faire à la matière fluide et dure à la fois du petit oreiller rempli de noyaux de cerises, je n’arrive pas à m’ôter de l’imagination que l’individu se dissimule derrière telle horloge jurassienne ou dans l’ombre de telle armoire, et comme une douceur m’apaise cependant, mon grand-père a dû me rejoindre et c’est maintenant lui qui joue le spectre en chemise de nuit, et je perçois bientôt une sorte de bruissement dans l’oreiller, et je vois peu après se déployer l’arbre immense dans la brise de la nuit, oui tout cela me revient pêle-mêle tandis que la terre que je sarcle se remet à respirer.

L’idée d’ Ecuador qu’on puisse courir sur l’océan soudain solidifié, la formidable partie de rollerskate qu’évoque ce journal de voyage m’a fait imaginer à mon tour, je ne sais pourquoi, la coupe de la terre en transparence: du jardin aux fourneaux enfouis des volcans mexicains tout communiquait soudain, et mes siècles de lecture.

Aux îles Bienheureuses, trente ans plus tôt, dérivant entre d’incertaines amours, mais accroché au bois flotté des livres, je voyais déjà tout comme ça: comme un ensemble relié dessous par un même socle et dessus par de fulgurantes flèches. Dans les Cyclades un squelette de chien dans le sable me faisait communier avec un vice-consul ivre à Cuernavaca, ou le goût de la figue de Barbarie dans la fraîcheur du matin s’alliait au nom de Nietzsche sur un livre trempé d’eau de mer que j’annotais au crayon violet au milieu des hippies.

medium_Widoff21.JPGLa terre en coupe est comme un rêve d’enfant: un merveilleux terrier à étages où l’on descend et remonte à n’en plus finir par tout un réseau de galeries fleurant la vieille farine et les fleurs séchées. Il y a des greniers et des cachettes: c’est là qu’on range les réserves de fruits et les chaînes de saucisses, les jarres et les barriques, les souvenirs de toute sorte. Il y a des balcons de bois d’où l’on surplombe tout le pays et les montagnes d’en face, selon la lumière, forment tantôt un dernier diadème himalayen et tantôt une cordilière pelée.

Les mains dans la terre je divague. Je creuserais bien jusque de l’autre côté, comme lorsque je me suis fait azorer pour grave atteinte à la pelouse familiale, ce jour de l’été de mes sept ans où j’avais décidé de partir à la rencontre des Têtes Bêches à corps peints.

Résumé de la situation: nous sommes au jardin pour toujours et convions la mort à goûter nos tomates. Les anges envient notre miam miam.

littérature,poésie(Ce texte est extrait du recueil intitulé Le Sablier des étoiles, paru chez Barnard Campiche en 1999).

 

Commentaires

  • La magie des parfums, des souvenirs ravivés, ces scientifiques fulgurances de l'hémisphère droit qui font affleurer 1001 univers traversés et aspirer à 1001 futures contrées inexplorées, vierges de nous pour encore peu de temps ou une éternité ainsi va la destinée. Voci un sablier qu'il est heureux d'entendre couler. pour appliquer un peu de la même philosophie je ne dis point que ne l'ai-je lu plutôt mais qu'il me tarde de le découvrir enfin : )

  • Que j'aime cette note à laquelle je n'ai jamais pu répondre tant elle chatouille mes plus secrets jardins!

    Que je rejoins Candide dans son jardin et c'est en grand secret que je m'adonne à cette lecture quotidienne de la vie dans sa Nature, pour ne pas passer pour une illuminée...

    Que je salue chaque jour le nouveau bourgeon et parle en silence à chacune des plantes de la terrasse, qui me répondent d'une effluve ou d'une nuance, qui savent renvoyer calme et sérénité dans l'adversité!

    Mes terrasses ou mes jardins où chaque centimètre carré de terre ou de mur est habité de vie improbable mais toujours plus forte que quelque adversité

    Je retrouve Noces à Tipasa de Camus, ou How indian saw it de mon bac... ou cette dissertation de philo et ces chamans...

    Le vaches noires vous ont poursuivi... les vaches noires m'ont rejoint... je dévorais L'Amoureuse Initiation de Lubicz-Miloz sur la plage ensoleillée et innondée d'enfants rieurs dans les premières vagues de l'été couchée à leur pied... la nostalgie de cette noire falaise m'a raconté les morts vivants qui m'ont entourrés, ses fossiles sortant peu à peu de la boue pour rejoindre la lumière et l'onde où ils vont se noyer et se réduire enfin en poussière de sable après tant d'années...

    J'ai refermé le livre, et comme Benjamin j'ai entendu le cri d'agonie du vieux chien galeux de mon souvenir... libre enfin libérée de ces songes et mensonges, pour regarder et goûter chaque fleur qui pousse dans mon jardin...

    Et ce jour la vieille princesse qui a enfin convolé porte en elle les jours nouveaux de l'éternel renouvèlement et des galops prochains...

    Plus personne jamais ne pourra plus bruler les orchidées sauvages venues éclairer mes plates bandes!

    Je vous souhaite de belles grappes de tomates cerises et de gros coeurs de boeufs plissés, jouflus et parfumés!

  • tout est vrai,mais je ne le perçois plus que par la vie de rancé,des mémoires de chateaubriand,de pychon qui de plus en plus se confirme être le chateaubriand de l'amérique,je veux dire je perçois par les livres ou par la voix de ma femme me disant cette fleur ce nuages,ou dans ses poésies écoutant mes enfants.dans les livres je peux sortir,mais je ne suis pas aveugle,mais j'ai mal,je sent quand M sent dans sa joie de sentir,en lisant je sent,mais homme je ne sent PAS et je voudrais tellement sentir,par contre ma mémoire est comme démentiel(comme dirait des forêt)ce qui dans la nouvelle est triste,je lui en veux,comme dans les meilleur moments d'un chanteur,la grâce est une foi un hasard il après il n'y a rien.mais junger dit le contraire magistalement dans le mur du temps:chez qui la grâce passe elle repasse,mais junger est sulfureux....(alors je souffre de dire ce que j'aime par les cris des qui savent,des qui jugent)mais le plus pénible,c'est que le monde la nature que j'aime contée,en réalité est dure austère,et si la mélancolie des maitres soigne notre chaumière,dehors il nous faut l'absolument moderne!et encore... mais c'est nouveau!Je la trouve dans des livres nouveaux,enfin je veux dire un auteur prigent,déjà c'est très bien,et bien il invente un langage ou on peut respirer dans le réel.mais je ne suis pas encore près de chanter les quatre éléments.

  • ah ouiIIIIiii ! Cultivons nos jardins, secrets, d'eau ou de mots. JLK, vous en parlez d'une telle manière en plus...

    allez, un secret. Certains tous petits matins de septembre, quand il fait frisquet et que la perspective des mois noirs vous fait pencher la tête, il faut sortir, attraper une capuche, aller au droit du jardin. Là, sur le framboisier du fond, , reste encore un tout petit fruit blanc ( meilleur que le rose), un peu froid et acide. Posez-le sur la langue, fermez les yeux ; ça y est, vous connaissez enfin la définition de l'adjectif : exquis.

    Clopine

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