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Littérature - Page 34

  • A fleur de ciel

    Aquarelles de mai




    La même émotion quasiment enfantine chaque fois que nous retrouvons la mer. Le même sentiment que le paysage court sus à l'été en déboulant plein sud. La même sensation physique et psychique que le ciel s’ouvre.

    Sable doux que sarcle la Tramontane à grands coups de cornes. Dunes aux croupes d’ânes, douces et pelées. Herbes folles. Rouleaux d’argent. Pères et fils aux cerfs-volants martelant le ciel au-dessus des vagues. Grâce des petites filles creusant leurs nids de souris. Belle est la Terre au bord du ciel...


  • Lecture de Slavoj Zizek

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    ZIZEK Slavoj. Plaidoyer en faveur de l’intolérance. Climats, 2007, 157p.
    - Ce livre est l’actualisation de celui qui parut en 2004.
    - Evoque d’abord la matière à penser des trois types basiques de cabinets : la chasse d’eau latérale des Allemands, le trou vertical des Français et la cuvette « mixte » des Américains.
    - Enchaîne sur le triangle hégélien de la minutie réfléchie allemande, de l’ irréflexion révolutionnaire française et du pragmatisme utilitariste anglo-saxon.
    - Puis s’arrête au nouvel avatar de cette trinité : Le Français soucieux de son héritage culturel, l’Allemand de son économie flageolante et l’Anglais de ses relations avec l’Europe.
    - S’interroge sur la prétendue dépolitisation de l’humanitaire, qui devient l’idéologie de l’interventionnisme militaire au service d’objectifs économico-politiques très clairs. Comme dans les Balkans et en Irak.
    - « La politique antipolitique humanitaire, consistant à simplement prévenir la souffrance, se résume effectivement, en conséquence, à l’interdiction implicite d’élaborer un projet collectif positif de transformation sociopolitique ». 

      La gauche et la droite aujourd’hui
    - Nous vivons des « temps étranges ».
    - Où les plus grands adversaires de l’Etat ne sont plus les extrémistes de gauche mais les fondamentalistes américains.
    - Alors que les gauchistes soutiennent un Etat fort.
    - Et que la gauche modérée (type Blair) accepte silencieusement la dépolitisation de l’économie.
    - On a vu comment la tolérance multiculturelle est devenue l’idéologie hégémonique du capitalisme global.
    - Estime qu’un renouveau de la gauche est inimaginable sans une « critique virulente, fortement intolérante, de la civilisation capitaliste globale ».
      L’hégémonie et ses symptômes
    - Rappelle la catégorie des types représentatifs, tels que les prônait le réalisme socialiste.
    - Le type, dans la cristallisation idéologique, est à deux temps.
    - Exemple de la femme donnée en type par les adversaires de l’avortement, ou par leurs partisans. Comment tel ou tel type va devenir l’emblème idéologique, le type hégémonique.
    - La lutte pour l’hégémonie idéologico-politique vise à l’appropriation des termes transcendant les clivages politiques.
    - Exemple de Solidarité en Pologne.
    - Une unité populaire apparente a été érigée en type hégémonique le temps d’un combat spécifique.
    - Note la composante de l’honnêteté dans la typologie idéologique des « gens ordinaires ».
    - Et la plasticité de cette notion d’honnêteté.
      Pour quelles raisons les idées dominantes ne sont-elles pas les idées de dominants ?
    - Selon Z. les universaux hégémoniques doivent incorporer au moins deux composantes : la composante populaire « authentique » et sa « distorsion » liée aux relations de domination et d’exploitation (cf. Balibar, dans La crainte des masses).
    - Dans une cristallisation hégémonique, les désirs de la majorité dominée cohabitent avec l’expression des intérêts des dominants.
    - Analyse le glissement sémantique de la notion de fascisme par rapport à sa réalité socio-historique et à son usage polémique.
    - Montre comment l’affirmation de la non-idéologie peut servir l’idéologie la plus radicale (ex. du nazisme).
    - Le nazisme correspondait à l’aspiration à une authentique vie de communauté, dont la distorsion a été opérée en intégrant (notamment) la chasse aux juifs.
    - Affirme que « les idées dominantes ne sont jamais directement les idées de la classe des dominants ». Vrai pour le communisme autant que pour le fascisme ou le néo-libéralisme.
    - Donne en outre l’exemple du christianisme.
    - Devenu idéologie dominante « en incorporant une série de motifs et d’aspirations propres aux opprimés (la vérité est du côté de ceux qui souffrent et sont humiliés, le pouvoir corrompt, etc.) et les réarticulant de telle façon qu’ils deviennent compatibles avec les relations de domination existantes ».
    - Evoque ensuite la position et le rôle de la classe moyenne par rapport aux deux extrêmes opposés.
    - La classe moyenne incarne, selon Z., le déni de l’antagonisme et « le mensonge incarné ».
      La politique et ses désaveux
    - Comment échapper à la clôture de l’hégémonie ?
    - Jacques Rancière (dans La Mésentente) affitme que cette résistance constitue le cœur même de l’instant politique.
    - Evoque la naissance de la démocratie grecque avec l’exigence d’une part accordée aux sans-part.
    - Une exigence à la fois particulière et universelle, non fondée sur une majorité mais sur un principe collectif acquis pour l’ensemble du demos.
    - Cite le glissement du premier acte démocratique est-allemand (« Nous sommes LE peuple ») à la réappropriation du slogan (« Nous sommes UN peuple ») par les multinationales.
    - Détaille les divers avatars de l’exercice politique, dont le dernier est la postpolitique.
    - « Dans la postpolitique, le conflit entre des visions idéologiques globales incarnées par différentes parties en lutte pour le pouvoir est remplacé par la collaboration entre technocrates éclairés (économistes, experts ès opinion publique, etc.) et tenants du multiculturalisme libéral.
    - Décrit l’évolution du New Labour de Tony Blair.
    - Désormais, les bonnes idées seront « les idées qui marchent ».
    - Le Nouvel Ordre mondial est global mais pas universel.
    - Chaque part reste confinée dans l’espace qui lui est assigné.
    - Il n’existe pas d’universel démocratique sans « part des sans-part».
    - Or l’instant politique consiste justement en l’expression des sans-part.
    - Montre ensuite comment la violence est « gérée » par inclusion dans la postpolitique.
    - On l’a vu dans le changement de tactique par rapport aux Afro-Américains.
    - A l’exclusion de fait, dans les années 60-70, a répondu le mouvements des droits civiques, expression des « sans-part » conduite par Martin Luther King.
    - Aujourd’hui, le problème est « géré » par une vaste trame de mesures juridico-psychologico-sociales qui ne procède pas directement du politique.
    - Cette procédure de tolérance déjoue même le geste politique.
       Existe-t-il un eurocentrisme progressiste ?
    - Z. aborde la question du socialisme est-européen.
    - Comment le sublime enthousiasme de la chute du communisme a tourné au ridicule.
    - Introduit les notions de sot et de coquin.
    - « Après la chute du socialisme, le coquin est un défenseur néoconservateur du marché libre qui rejette avec cruauté toutes les formes de solidarité sociale », tandis que le sot fait de la critique sociale multiculturelle qui renforce l’ordre existant ».
    - Cite les exemples du Neues Forum et sa propre expérience de dissident en Slovénie.
    - Montre comment la postpolitique ne promeut que des « affirmative actions » atomisées, qui n’ont pas de signification politique réelle.
    - La galaxie des « politiques identitaires » n’existe que sur le socle de la globalisation et sa représentativité politique est un leurre.
       Les trois universels
    - La structure de l’universel est complexe.
    - Distingue 1) l’Universalité « réelle » de la globalisation,
    - 2) L’universalité de la fiction régulant l’hégémonie idéologique (l’Etat ou l’Eglise)
    - 3) L’universalité d’un Idéal, illustré par la demande d’ « égaliberté ».
    - Actuellement, l’universalité « réelle » de la globalisation induit, à travers le marché, sa propre fiction hégémonique (ou même idéale9 de tolérance multiculturelle, de respect et de protection des droits de l’homme, etc.
    - Revient à l’émergence de l’Etat-nation.
    - Et à l’équilibre qui a découlé (temporairement au moins) de sa construction.
    - Evoque la fin du monopole de l’usage légitime de la violence (définition de l’Etat moderne selon Max Weber) en citant l’exemple des prisons privées américaines, qu’il qualifie d’« institutions obscènes ».
       La tolérance répressive du multiculturalisme
    - Comment se construit l’« autocolonisation » du capital multinational.
    - Le pouvoir colonisateur a passé de l’Etat-nation aux multinationales, dont l’idéologie hégémonique est un multiculturalisme de façade, lequel cache une sorte de « racisme avec une distance », sur une base eurocentriste.
    - La tolérance libérale du multiculturalisme tolère l’Autre tant qu’il n’est pas le vrai Autre. Donne l’exemple de l’excision ou de la peine de mort. « Nous savons ce qui est bon pour vous ».
       Pour une suspension de gauche de la loi
    - The very question is : comment réinventer le geste politique dans le contexte de la globalisation ?
    - Relève que l’impartialité du libéral est « toujours-déjà partiale ».
    - La gauche devrait réaffirmer le caractère radicalement antagonique de la vie sociale.
    - Accepter la nécessité de « prendre parti », selon Z., est la seule manière d’être effectivement « universel ».
    - Ne dénie pas pour autant les avancées de la postpolitique en matière sociale.
    - Mais affirme que la dépolitisation de l’économie freine les avancées à caractère vraiment « universel ».
       La société du risque et ses ennemis
    - Revient sur la théorie de la société du risque (Ulrich Beck)
    - Réintroduit les notions d’indétermination et d’incertitude dans le domaine de la décision.
    - Cite le fossé croissant entre la connaissance et la prise de décision.
    - La réalité du fait que « personne n’est aux manettes ».
    - Les premières Lumières tablaient sur la décision fondée par la Raison.
    - Les secondes intègrent les variables liées à l’incertitude.
    - Reproche à la théorie d’être à la fois trop spécifique et trop générale.
    - Estime que le marxisme et la psychanalyse peuvent aider à y voir plus clair.
       Malaise dans la société du risque
    - Critique la théorie dans son approche de la famille.
    - Evoque les conséquences observables et non encore observées de l’effondrement de l’autorité paternelle. (p.116)
    - Parle de la décomposition et de la recomposition des relations dans le contexte évolutif.
    - Passe ensuite à la figure emblématique de Bill Gates, image acclimatée de l’homme ordinaire, du héros-comme-tout-le-monde dans sa variable d’ex-hacker qui-a-réussi.
    - Du nouveau surmoi cristallisé dans la société selon Bill Gates & Co.
       La sexualité aujourd’hui
    - Analyse la nouvelle opposition entre sexualité « scientifique » et spontanéisme New Age.
    - La sexualité « scientifique » l’intéresse sous deux aspects : l’abolition de la fonction créatrice par le clonage, qui nous confronte « à l’alternative éthico-ontologique la plus fondamentale », et les conséquences psycho-socio-ontologiques de l’usage du Viagra.
    - Estime que l’usage de celui-ci va désexualiser l’acte de copuler.
    - En observe les conséquences sur les représentations réciproques du couple. Où le pénis mécaniquement commandé n’a plus valeur symbolique de phallus.
    - Aborde ensuite la vision New Age de Celestine prophecy.
    - Montre comment cette vision tend à réduire toute tension dans l’altérité, voire à nier celle-ci par une sorte de retour solipsiste.
    - Parle ensuite du cas de Mary Kay, cette enseignante américaine tombée amoureuse d’un adolescent de ses élèves.
    - Détaille les réactions à cette affaire médiatisée à outrance.
    - Comment l’élément passionnel de l’histoire a été nié, pour aboutir à une médicalisation du cas et à l’autocritique de Mary.
       C’est de l’économie politique, crétin !
    - Revient au cas de Bill Gates.
    - « La grande nouvelle de la « fin de l’idéologie » de l’âge postpolitique contemporain est la dépolitisation radicale de la sphère de l’économie : la manière dont l’économie fonctionne (la nécessité de mettre un terme à la sécurité sociale, etc.) est acceptée comme une simple manifestation de l’état des choses objectif.
    - Le retrait de l’engagement civique donne libre cours au consumérisme sans « états d’âme »…
       Conclusion : le tamagoshi comme objet interpassif
    - Introduit la notion d’interpassivité.
    - Evoque l’exemple des ires enregistrés de la TV.
    - Décrit le type des relations établies avec le tamagoshi.
    - L’Autre mécanique qui émet constamment des demandes sans avoir aucun désir propre ».
    - « Il est facile de démontrer comment cette notion d’interpassivité est liée à la situation globale actuelle ».
    - Définit la postpolitique actuelle comme « fondamentalement interpassive ».
    - Tout cela passionnant par la matière autant que par les observations. Parfois un peu touffu, saturé de références, notamment à la psychanalyse, qui n’en simplifient pas la lecture, mais l’effort de lecture est productif. Stimulant.

  • Le degré zéro de l’Eros

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    Des Particules élémentaires à la baise de cinq à sept.

    Cela se passe tous les jours sous nos fenêtres, ou plus précisément à trois cent mètres de notre balcon donnant sur la mer et les dunes, avec le Mont-Clair sétois en horizon : tous les jours entre cinq et sept, le long du sublime rivage de sable doux qui forme l’anse liant le Cap d’Agde à Sète, se donne désormais le spectacle couplé de la baise et du branle.
    Les lecteurs des Particules élémentaires de Michel Houellebecq se le rappellent : que cela baisait déjà pas mal dans les dunes de Marseillan, aux abords de la cité naturiste de Cap d’Agde. Dix ans après le progrès est considérable : ce n’est plus à l’abri des regards des baigneurs ordinaires que cela baise, mais sur la plage même où tout un chacun va et vient, enfants compris. Le spectacle se donne ordinairement entre cinq et sept. Il se signale de loin par un attroupement de mâles et de femelles en station verticale, qui forment un cercle plus ou moins dense (de cinquante à deux cents individus environ) autour d’un couple hétéro ou homo en plein exercice de copulation. Rituellement, la fin de la prestation est saluée par les applaudissements de l’assistance…
    Le spectacle est intéressant : pas tant celui des sexeurs, qui ne font évidemment que sexer, que celui de la composition de l’assistance. Pour se dire « libertins », ce que sont visiblement les plus jeunes (30-45) et les plus visiblement dans leur élément, les attroupés ressortissent à l’évidence à la classe moyenne la plus ordinaire, qui s’encanaille momentanément. De la secrétaire au chef de bureau, en passant par le commercial un peu seul et la modiste sur le retour d'âge, c'est l'Europe moyenne qui salive en ces lieux. 
    Il y a vingt-cinq ans que, presque chaque année, nous passons dix jours de printemps ou d’automne dans la cité naturiste d’Heliopolis, où nous ont amenés mes beaux-parents, lui culturiste notoire et elle Hollandaise non moins héliophile. Les studios en ruche de la cité, ses kilomètres de plage où se balader à poil, la proximité des commerces et la mer convenaient à un petit break annuel plutôt bon marché. Tant qu’elles étaient enfants, nos petites filles n’étaient guère gênées par la nudité ambiante, d’ailleurs facultative à l’entre-saisons. Actuellement, les demoiselles évitent ces lieux autant que la plupart des jeunes dont on sait la pudeur, nullement paradoxale.
    Au fil des années, avec une forte accélération récente, un clivage net s’est marqué entre l’ancienne population des naturistes purs et durs, plutôt stricts en matière de morale, et une nouvelle catégorie de gens de tous âges et de toutes nationalités qu’on pourrait dire des consommateurs de sexe actif ou passif, incluant des échangistes, des gays, quelques professionnels de la chose et une foule de plus ou moins frustrés plus ou moins furtifs.
    Ces nouveaux clients, avec leurs désirs et leurs obsessions, amenaient beaucoup d’argent. Leur présence parfois intempestive, avec de plus en plus de boîtes de nuit bruyantes et d’exhibitions occasionnelles (bien avant le spectacle de cinq à sept), n’a pas manqué de susciter la grogne des vieilles peaux naturistes, au point d’engager des affrontements médiatiques, légaux ou policiers. L’an dernier étaient ainsi apparus des placards interdisant tout débordement sexuel public, et des gendarmes à cheval patrouillèrent les dunes. Cette année, la répression semble retombée au point mort, alors que s’achève la construction d’un nouvel ensemble hôtelier, au cœur du vaste hémicycle « futuriste » d’Héliopolis, réservé à la seconde clientèle friquée et bâtie au dam des résidents propriétaires.
    L’équation vaut d’ailleurs pour l’ensemble de la situation décrite : tolérance because pognon, à laquelle je n’ai cessé de penser ces derniers jours en lisant le passionnant Plaidoyer en faveur de l’intolérance de Slavoj Zizek, qui montre comment les impératifs du profit s’accommodent de la tolérance la plus opportuniste, voire la plus hypocrite, étant entendu que les autorités locales restent ce qu’elles sont en matière de morale publique.
    Slavoj Zizek, qui serait sans doute passionné par la matière à réflexion que nous donne ce qui se passe sous nos yeux, ne condamnerait sûrement pas les « acteurs » de la chose plus que nous n’y sommes portés : il constaterait.
    Or ce qu’il écrit dans son chapitre intitulé La sexualité aujourd’hui, trouverait d’utiles compléments à cette observation, dans le sens d’une destruction de la sexualité par sa banalisation sidérante. Toute la réflexion de Zizek sur la négation de l’Autre, ou plus exactement sur le gommage de l’altérité, se trouve illustrée par la baise publique de cinq à sept, à côté de laquelle un tea for two resplendit de fin érotisme virtuel. Négation de l’intimité, négation de la séduction personnelle, négation du secret et de toute parole - sinon de tout langage puisque piercings, breloques et tatouages ont fonction de messages -, négation de toute tendresse autre que ce sentiment moite de poisser et de mouiller de conserve, négation de toute forme d’amour: tel est bien le progrès…
    Slavoj Zizek. Plaidoyer en faveur de l’intolérance. Climats, 156p.

  • Archipel de l’insomnie

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    Ces parages où la vie s’impatiente, de Jacques Roman

    L’image est un peu éculée, du poète considéré comme un veilleur, et pourtant c’est bien cela qu’incarne Jacques Roman toutes les nuits à sa lucarne, à poursuivre son Ouvrage de l’insomnie dont vient de paraître le troisième volume, tissé de fragments d’une sorte de continuel murmure où la pensée et la langue ne cessent de travailler la matière. Il y a là quelque chose de très physique et d’intensément poétique à la fois dans le sens là encore d’un travail de transmutation.
    « J’ai appris à vivre comme un compositeur qui s’entendrait dire chaque jour que son œuvre ne sera jamais jouée », écrit Jacques Roman qui n'en finit pas de publier et d’apparaître sur nos scènes à lire notamment les textes des autres (il prépare une lecture d'Une bruyante solitude de Bohumir Hrabal), mais c’est autre chose qu’il signifie là: comme si l’écriture vécue à sa pointe lui était encore insuffisante, toujours en avant de la vie mais en manque d’un autre absolu : « On eût voulu se faire aimer non pour soi mais pour ce qui nous traversait immense et qui à tous appartenait ».
    C’est ainsi comme un auteur anonyme, éminemment personnel mais comme parlant en nos noms multiples, que nous suivons dans ses tâtons éclairés de loin en loin par des fulgurances ou par des sortes d’oasis de simplicité lumineuse, ainsi : « Il y a des êtres et des lieux rencontrés dont je n’ai plus mémoire de noms mais bonheur ! Dans leurs parages je me souviens d’escaliers embaumant la cire, de draps frais, de café au lait, de petit jour et de douce hospitalité ».
    Le seul mot de betterave lui rappelle un monde, à l’enfant abandonné par sa mère qui se rappelle le travail d’aller aux betteraves: « Au lieu où je fus placé en nourrice, le champ des morts, sa place est en plein champ de betteraves. » Et le goût du mot de se mêler à celui d’ entrave et de commander
    Dans le même ordre des épiphanies familières, je relève ceci : « Le petit tableautin qu’était l’ardoise : le plaisir de la mouiller à l’aide de l’éponge, en tirer le noir profond puis, lentement, la voir se voiler de gris : L’expression de la pensée a toujours ce gris-là » Ou cela d’aussi physique et méta : « Le toucher contient plus de visages qu’un miroir ». Ou cela encore : « J’ai la mémoire de la joie intense à faucher l’herbe, à entendre siffler la faux qu’accompagne mon souffle, ma respiration, tandis qu’un pied après l’autre on avance en travail. » Ou cela : « Ma vie doit beaucoup à la littérature et, les années passant, j’ai toujours plus chagrin de ne pouvoir lui acheter la robe promise ».
    Allons donc, cher vieux, elle ne lui va pas si mal, la robe que tu lui tisses tous les soirs, avec autant de grâce ici que de rage et d’humour. De cette rage que je partage aussi bien: « J’écris, moi, depuis un pays qui se méfie des pays. La Suisse (c’est le nom du pays où je survis) draine une avarice que masque sa richesse ». Et cela que je contresigne itou : « Ce pays semble assimiler l’artiste à un « cas social ». Et comme la folie y est répandue, enfin, une folie calme une folie d’au bout de la route quand la bête est matée (un bon fou y est un fou mou), on se demande si le Suisse ne soupçonne pas l’artiste d’être la cause de toute cette folie et pire ! celui qui pourrait en ébranler la masse folle et molle. L’artiste est donc un dissimulateur dangereux qu’il convient de remettre à sa place : nulle part. »
    Jacques Roman. Ces parages où la vie s’impatiente. L’Aire bleue, 283p.

  • Sollers à Sète

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    De Ludivine la cane, de la Nouvelle Librairie Sétoise, de Montaigne et de Slavoj Zizek
    C’est toujours un bonheur vif que de se retrouver dans cette ville ouverte entre mer et ciel où tout semble à la fois simple et racé, débonnaire et subtil, accueillant comme un village en ses places ombragées et traversé d’une constante pétarade, avec quelque chose de Naples à l’heure de pointe et de simultanément nonchalant, de très marin et de très humain, où les chances semblent à vrai dire minces de rencontrer Sollers, et c’est pourtant à Sollers que j’ai pensé en observant la cane Ludivine remontant en se dandinant la rue Paul Valéry.
    On sait qu’il y a à Sète une rue Paul Valéry et une rue Georges Brassens, qui grimpent toutes deux le long des pentes du Mont Saint-Clair, vaguement parallèles et ne se rejoignant probablement pas; mais je ne l’ai pas vérifié, tout occupé que j’étais à suivre la gracieuse Ludivine que je venais d’affubler du nom de la maîtresse de Sollers pour un mélange de grâce mutine et crâne que l’animal montrait en se dirigeant vers une terrasse à moules-frites dont les clients accoutumaient sans doute de la sustenter. Or suivant Ludivine, c’était bien à Sollers que je pensais, venant de lire, au lever du jour, l’introduction à la nouvelle édition en Pléiade des Essais de Montaigne et m’étonnant de ce que Sollers n’en ait point encore écrit quelque chose. Ce n’était pas tant que j’eusse envie de lire quoi que ce fût de Sollers à propos de Montaigne, que je ne sens pas tout à fait son rayon, pas plus que je ne me serais attendu à rencontrer Sollers à Sète sous une autre forme que celle, allusive, de la cane Ludivine, mais Montaigne m’avait fait penser à Sarlat, et de Sarlat à Sollers il n’y a qu’un pas, comme de La Boétie au foie gras ou de la terrasse à moules-frites de la cane Ludivine à l’admirable Nouvelle Librairie Sétoise, sise rue Alsace-Lorraine et tenue par le couple Isch où chaque année nous venons acheter quantité de beaux et bons bouquins...
    Cette fois n’a pas fait exception, puisque nous en sommes repartis avec de grands sacs pleins de livres que nous ne pensions pas y trouver, comme les dernier romans d’Antonio Lobo Antunes et de Michael Connelly, le volume de la collection Quarto consacré à René Char (Dans l’atelier du poète) et le nouvel essai de Slavoj Zizek, dont le titre paradoxal, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, ne pouvait que m’intriguer et m’affrioler, convaincu que je suis que l’omnitolérance est plus dommageable à la forme humaine que l’intolérance, enfin divers autres ouvrages que nous avons commencé de feuilleter sous les frondaisons en dégustant force sorbets.
    Déguster force sorbets est une façon de revenir à Sollers, que je n’avais d’ailleurs pas quitté, en pensée tout au moins. A la librairie, c’est en effet ce nom-là que j’avais donné lorsque la libraire, Noëlle Isch, m’avait proposé d’inscrire trois commandes pour la fin de la semaine. «Seriez-vous un homonyme de l’écrivain », me demanda-t-elle ? « Nullement », répondis-je, « c’est juste pour la commande. Si je venais à l’oubliez, vous engueuleriez Sollers, mais je n’oublierai pas, sinon mon vrai nom est Joyaux...»

  • Une passion à contretemps

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    Ne touchez pas à la Hache, de Jacques Rivette
    Elle est terriblement émouvante, la duchesse de Langeais que fait revivre Jacques Rivette dans ce film plein de beaux et gros défauts, qui a le premier mérite de restituer pour l’essentiel le drame tissé de non-rencontres des deux amants séparés à la fois par les convenances sociales, les règles de la morale et de la religion, mais aussi par la morgue de classe et ce qu’il est convenu d’appeler la guerre des sexes, avec ses feux et ses fuites, ses élans et ses esquives, ses alternances de séduction et de cruauté, de mentir vrai et de rage feinte ou réelle, soupirs et trépignements, esquives et retours, malentendus à n’en plus finir et détresse avouée ou ravalée, perte et sacrifice final...
    La réussite de Ne touchez pas à la hache, film pénombreux et lent, aux dialogues secondaires parfois bâclés ou artificiels, doit beaucoup à l’interprétation de Jeanne Balibar, dont le visage extraordinairement mobile, du point de vue de l’expression, contraste absolument avec la figure massive, navrée voire prostrée de Guillaume Depardieu qui incarne néanmoins le rôle du général Montriveau avec une intensité de soudard taiseux qui en impose. Si le roman de Balzac, et ici le début du long flash back constituant le corps de l’histoire, mettent l’accent sur les cruautés répétées de la duchesse faisant tout pour attirer à elle le héros bonapartiste et l’éconduisant à tout coup, l’élément le plus fort du film tient à la fois à la bascule violente de l’action marquée par l’enlèvement de la coquette et la scène sadienne de la menace au fer rouge, et par la montée ultérieure de la passion chez la duchesse, que la comédienne rend absolument crédible, et même bouleversante, en dépit des ellipses du scénario (tout ce qui concerne l’histoire des Treize est éludé, qui affaiblit la portée de la scène de torture et rend le dénouement peu compréhensible) et du caractère vraiment sommaire de certaines scènes ou de certains personnages du second rang. N’empêche: le cœur du drame est bien là qui palpite. Cependant il faudrait relire le texte (on peut aussi l’écouter sur CD, lu par Fanny Ardant) pour mieux juger de ce film - à voir assurément, sans en attendre un chef-d’œuvre…

  • Dans les nuées

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    Où apparaît le personnage emblématique de la mère en ses oeuvres. Des vicissitudes ménagères et des litanies qui en découlent. Des appareils symbolisant les avancées du Progrès. De la machine à tout oublier.

    Elle m’apparaît en bottes au milieu des bouffées de vapeur savonneuse, mais tu repasseras pour le fantasme freudo-wagnérien, parce que c’est vraiment pas la mère à te faire imaginer des situations oedipiennes et compagnie, même si c’est vrai qu’on peut être étonné.
    En tout cas elle n’arrête pas, c’est sûr. Et elle le dit: en tout cas moi je n’arrête pas.
    Elle s’est levée avant tout le monde, comme tous les matins, sauf le dimanche où il y a juste le culte à dix heures, et des années après elle le répète encore volontiers aux dames de la gym du troisième âge quand elles se retrouvent au Kibo pour prendre un café croissant: moi je me suis toujours levée avant tout le monde, il a fallu tellement lutter, on n’a plus idée au jour d’aujourd’hui.
    Quand elle m’apparaît dans les nuées de la chambre à lessive, ce doit être, ça ne nous rajeunit pas, un printemps du début des années cinquante, c’est ça: je ne vais pas encore à la petite école et elle me dit à tout moment de ne pas rester dans ses jambes - c’est donc bien avant Adora l’adorée puisqu’elle manipule une espèce de batte visqueuse (ça y est, aux abris: alerte à l’indice psy!) et ce sera bientôt parti pour la litanie Engelures: moi pendant des années j’ai fait toutes les lessives été comme hiver et ça vous fait des mains! et l’autre jour encore, comme elle remet le couplet, au même instant pilipili-pilipili, voilà que le portable de mon neveu le tenancier du Shylock la fait bifurquer: moi ces machines je n’y comprendrai jamais rien, et d’ailleurs dans le temps on n’aurait jamais pu se payer tout ça, et du coup elle enchaîne sur la litanie Sou Par Sou.
    Moi toute la vie j’ai dû compter sou par sou, nous aura-t-elle seriné à travers les années, mais c’est tout à coup une cohorte de retraités en survêtement bleu pâle que j’entends ronchonner en surimpression: comme que comme vous n’avez pas idée, les jeunes, de ce que c’est que de compter - et ça me poursuit jusque dans un rêve où mon père me surprend au Bancomat.
    Tu te figures sa tête, lui que les machines ont toujours épaté, qui les approchait plutôt timidement puis s’intéressait au mécanisme, le contraire de la plupart d’entre nous, les démontait pour comprendre et les réparait volontiers dans son coin; tu le vois tourner et retourner ma Mastercard dorée qu’il tient de ses fins doigts immortels, et je lui sens un frémissement d’ailes (très seyantes, les ailes de papa, soit dit en passant, très simples, très classes) quand il s’exclame: et c’est avec ça que tu paies, non mais tu blagues, c’est avec ça que tu paies ?
    En ce qui me concerne, cependant, c’est la honte, parce que vient de m’apparaître le désastre: que nous ne sommes que le quinze et que notre compte, déjà, marque zéro, et même un zeste en dessous du niveau de la mer, mais va donc expliquer à notre angélique visiteur pourquoi la machine refuse d’allonger la monnaie...
    Tu te représentes l’énormité: ça a deux salaires, à peine deux kids, et ça rame dans les chiffres rouges ! J’ai beau savoir mon paternel capable de toutes les indulgences, et surtout assez réaliste pour piger la situation (certes nous comptons moins qu’eux, mais la vie est devenue hyperchère et nous faisons ce que nous pouvons), je n’en suis pas moins gêné quelque part, et d’autant plus qu’il ignore encore que ma mère nous a fait une grosse avance pour notre résidence secondaire, du genre qu’il n’a jamais pu que rêver - tu le vois se pointer à La Désirade !
    Sur ce, je n’ai même pas le temps de lui proposer de s’attarder un peu (une visite à Madame ne serait pas un luxe après les quinze ans qu’elle a tirés sans lui) que l’ange du Bancomat a disparu dans un imperceptible froissement de plumes. Mais quel dommage: on aurait eu tant d’autres choses à lui faire voir !
    Faute de mieux je les revois alors ensemble, et nous les enfants, tous en admiration devant la première machine à laver qu’il est arrivé à lui payer, une Adora, et je me rappelle le baratin du vendeur aux cheveux brillantinés qui surenchérissait: et voici, pour vous servir, Adora l’adorée, l’essayer c’est l’adopter, avec elle vous irez jusqu’au siècle prochain!
    Le pauvre type ne parlait pas pour lui: trois semaines après son numéro c’était l’accident à bord de sa 403 grise, même modèle que l’inspecteur Columbo, un virage à trop grande vitesse et droit sur un mur, le fameux coup du lapin.
    Mais tu sais aussi ce que c’est que la vie des machines au jour d’aujourd’hui: ça raccourcit de plus en plus, même pas l’espérance de longévité d’un ménage moyen, et d’ailleurs, pour Adora, tu peux courir après les pièces de rechange.

    Là-dessus j’en reviens à l’apparition bottée dans les nuées de la vie ancienne, avant leviers et manettes, au temps des déesses lavandières du quartier de nos enfances, et nous revoici dans le dédale des draps à l’étendage.
    Il y a plein de voix et de litanies: moi vous allez me tuer, moi si ça continue je vais faire mes valises, moi je me demande ce que vous ferez quand je ne serai plus là ?
    La chambre à lessive est un vrai hammam d’où émergent parfois des bras nus, une tête à drôle de turban, une torsade d’étoffe immaculée qui ruisselle dans les rigoles, des bras roses, des mains bleues, et de là-dedans fusent les ordres: mais ne reste donc pas dans le mouillon, ne va pas trop au soleil, ne va pas m’attraper un rhume par cette pluie, et les mains passent du froid de l’hiver des Hongrois à l’eau bouillante et ça fait des gerçures.
    Moi dans le temps j’avais de ces mains crevassées, raconte-t-elle encore à ses vieilles comparses du Kibo, et chacune d’y aller de son monologue extérieur: moi mon mari pissait sur la serrure de sa Vespa pour la dégeler, moi ma belle-mère nous a rendu la vie tellement impossible qu’on avait tout arrangé pour le Canada et voilà qu’elle se fait mitrailler par le tueur fou de la Grotte, moi dans le temps je croyais encore aux oeufs à deux jaunes, et les voix s’estompent dans les nuées tandis que, parfaitement silencieuse, s’active la grande machine à tout oublier.

  • Le secret du concombre

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    Le bain de minuit, album citoyen dans lequel Mandryka explique entre les signes pourquoi il n'a pas voté Nicolène Sarkoyal. A lire et relire.

    Le concombre masqué n'a pas été candidat aux élections présidentielles passées de la République Hexagonale du Centre Multiple. Pourquoi cela ? Le programme politico-potager exposé dans Le bain de minuit, dernier manifeste de son père supputatif, alias Mandryka, le révèle entre les signes a posteriori. L'on y découvre en effet les difficultés de l’applicabilité de ses concepts et l'improbable souhaitabilité desdites applications dans le circonstances actuelles du gouvernorat. En clair pour ne prendre qu’un exemple-clef: on a pu constater au vu des Grands Débats et de ce qui n'en est pas ressorti, qu'il ne suffisait pas de dégraisser le glabougnot pour solutionner les problèmes de ladite République. Bref, le concombre et ses alliés objectifs ont momentanément renoncé à faire avancer les Choses en reconnaissant les droits de celles-ci à la libre disposition d’elles-mêmes. Celles-ci ne sont pas pour autant condamnées à subir la tyrannie des Mots qui fait de l’une une cafetière et de l’autre une cruche, mais  le  Nouvel Ordre promis par Nicolène Sarkoyal les libérera-t-elles de la dictature du signifiant au terme de ce qu’elles ont justement appelé la glute finale ? Tout dépend désormais des vents changeants du Possible.

    medium_Concombre3.jpgTels sont aussi bien les constats qui s'imposent à la fois au concombre masqué après la  lecture de ce récit initiatique tout dédié à la quête de la Vérité Ultime, censée sortir du bain de minuit, et qui se matérialise sous une forme encore ouverte au prochain débat des militantes et militants. Mandryka signifie assurément, avec l’apparition du Fantasme incarné, en la personne de la craquante Zaza, que la Pin-Up en bikini représente plus que jamais l’Avenir radieux du plombier-zingueur, sans pour autant relancer une forme obsolète de réification machiste de notre amie la femme.
    Et Dieu là-dedans ? Paradoxalement, c’est sur cette question que l’examen herméneutique, voire téléologique, du Bain de Minuit, sera le moins en butte au Doute, tant l’Auteur initie une vraie réflexion, et même jette une amorce de fondation en proposant l’instauration d’un nouveau Savoir constitué sur les ruines de l’ancienne problématique, avec la constitution d’une Science des problèmes insolubles en tant qu’entités transcendantales.
    Ne mésestimons pas, sœurs et frères, ainsi que nos beaux-parents et voisins de palier, la mise en garde du Concombre: « Dans l’empressement à nous fuir, l’Horizon recule à mesure qu’on avance et l’Avenir est incertain »…
    medium_Concombre1.jpgMandryka. Le bain de minuit. Dargaud 2006, 56p.

  • La fleur des illusions perdues

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    Sur les traces de Natacha Klimova, condamnée à mort en 1906 pour sa participation à un attentat meurtrier contre Piotr Stolypine, ministre de l'Intérieur, Maud Mabillard, jeune traductrice genevoise établie à Moscou, brosse le portrait épique de cette femme que l’exil fit séjourner en Suisse.
    Une lettre extraordinaire, rédigée en prison par Natacha Klimova dans les jours précédant sa pendaison, finalement commuée en réclusion à perpétuité, marque l’ouverture de La Fleur rouge. Les mots incandescents de l’épistolière de 21 ans, fille de l’avocat Serge Klimov, notable de Riazan plutôt ouvert d’esprit, fixent un premier profil de cette idéaliste romantique, qui se dit aussi une «matérialiste pure et dure» sans espérance en aucun au-delà, assumant le choix qui l’a poussée à l’action révolutionnaire, contre la «barbarie» et l’«arbitraire illimité». De la lecture de cette lettre date le début des recherches que Maud Mabillard, passionnée par la Russie depuis un premier séjour en 1992, a consacrées à ce fascinant personnage.
    Qu’est-ce qui vous a attirée en Klimova?
    – C’est sa fille Katia, établie à Genève et que j’ai rencontrée dans les milieux russophones, qui m’a confié la fameuse lettre avant de me demander de la traduire. Le personnage de Natacha m’a tout de suite séduite, malgré la gravité de ses actes. J’ai voulu trouver sa vérité à travers l’écheveau des légendes, qui en faisaient soit une héroïne soit un monstre. Ainsi ai-je traqué les faits dans les archives. Même si j’en ai trouvé de nouvelles facettes, mon sentiment à l’égard de Natacha n’a jamais changé. Il y a chez elle à la fois l’exigence de justice et le souci du bonheur. Elle peut être très dure, mais elle est également simple, même naïve au début. Lorsqu’elle écrit la lettre de 1906, elle est sûre de mourir, ce qui lui donne une force incroyable. Celle-ci l’aidera à survivre. Il fallait aussi montrer comment elle a surmonté ses échecs successifs. Je ne voulais pas la juger mais la comprendre. Si elle ne montre pas de regrets par rapport à ses actes, elle est consciente du fait que ça n’a mené à rien.
    – Que pensez-vous du lien fait par André Glucksmann entre les islamistes du 11 septembre et les maximalistes?
    – J’ai commencé à travailler sur le sujet avant le 11 septembre, donc le terrorisme était moins d’actualité, mais la question de la justification de la violence s’est toujours posée. A vrai dire, les maximalistes ne s’en prenaient pas à un ennemi à abattre, mais aux excès d’un régime répressif. Les terroristes étaient d’ailleurs une minorité. A la même époque, un Tchekhov a parlé des vagues de suicides qui traduisaient le même désespoir.
    – Pourquoi Tolstoï, que Klimova n’a fait que lire, joue-t-il un rôle si important dans votre récit ?
    – Cela m’intéressait de mettre la violence en rapport avec la non-violence, et aussi de parler du rapport de l’homme avec la nature. Pour Natacha et Tolstoï, ce qui compte est de trouver l’harmonie, avec un besoin ambigu de justice pour tout le monde et de bonheur pour soi. Le paradoxe de Natacha est qu’elle a rêvé toute sa vie de la propriété de campagne de son enfance, qu’elle a contribué à détruire.
    – Comment vivez-vous dans la Russie actuelle?
    – J’ai peu de recul, puisque j’y suis installée depuis deux ans et demi. C’est un pays difficile, que chaque époque a frappé d’un nouveau traumatisme. Actuellement, il subit la destruction de toutes les structures. A part Moscou qui vit son capitalisme forcené, et certaines villes de province qui s’en sortent bien, c’est un pays sinistré. Du point de vue des personnes, c’est aujourd’hui le règne de l’individualisme, parce que chacun a dû se battre seul pour survivre…

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    Chemin de croix d’une révoltée Natacha Klimova est morte en exil en novembre 1918, à l’âge de 33 ans. On n’en fera pas pour autant une figure christique, et pourtant rien non plus chez elle de la terroriste fanatique ou perverse à la manière des «démons» de Dostoïevski. La figure qui se dégage du récit magnifiquement orchestré (malgré pas mal de lacunes documentaires signalées au passage) d’une vie romanesque à souhait, est celle d’une femme éprise de justice et d’harmonie, dont l’adhésion initiale à l’Organisation de combat des socialistes-révolutionnaires relève plus de la foucade de jeunesse que du plan réfléchi. On pense aux contestataires et autres activistes des années 60-70 en découvrant les camarades de Natacha, dont le flamboyant Michel Sokolov, dit l’Ours, qui semble avoir été le premier grand amour (mais peut-être chaste  ?) de Klimova l’idéaliste. Ce qui est sûr est qu’elle l’assista dans la préparation de l’attentat meurtrier de 1906 contre Piotr Stolypine, qui fit une trentaine de morts (dont les deux jeunes ouvriers kamikazes qui lancèrent les bombes sur les lieux, selon le plan de l’Organisation), sans abattre le ministre de l’Intérieur. Marquée à jamais par une enfance édénique dans une propriété de campagne dite La Métairie, et portée par le désir d’améliorer la condition de son peuple en véritable institutrice tolstoïenne, Natacha Klimova dit avoir découvert SA vérité à la veille de son exécution, comme ce fut le cas pour Fédor Dostoïevski, ainsi que le montre Léon Chestov dans Les révélations de la mort.  Or survivre lui sera d’autant plus pénible, mais on sent que cette première épreuve, en attendant celles de la prison, aura blindé la toute jeune fille. La prison justement, une évasion rocambolesque bénéficiant de la complicité d’une geôlière de mélodrame, un immense périple à travers le désert dont le peu de traces qu’il a laissé a nourri maintes suppositions (le personnage de Klimova a également passionné le grand écrivian Michel Ossorguine, auteur d’Une rue à Moscou), quelques années en Suisse – où elle vécut comme la plupart des Russes exilés, de Dostoïevski à Lénine ou Nabokov, c’est à savoir en vase clos, deux filles dont l’aînée retourna en Russie, telles sont les stations de ce chemin de croix retracé par Maud Mabillard, avec le contrepoint constant du récit des dernières années d’un Tolstoï désespérant, de son côté, de ne pouvoir endosser la misère de son peuple…

    Maud Mabillard. La Fleur rouge ; Natacha Klimova et les Maximalistes russes. Editions Noir sur Blanc, 294p.    

    Cet entretien a paru dans l'édition de 24Heures du 10 avril 2007. Maud Mabillard est présente au Salon du Livre de Genève, où les éditions Noir sur Blanc fêtent leurs 20 ans. 

  • Les anges de la dèche

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    Le Paradis des chiots de Sami Tchak, Prix Kourouma 2007.

     Avec son cinquième roman, Le paradis des chiots, consacré à Genève par le Prix Kourouma 2007, Sami Tchak donne une polyphonie à trois voix alternées qui marque une avancée importante dans son art de prosateur. D’emblée, par la voix du petit Ernesto, dont la mère vend ses charmes pour survivre, l’écrivain nous plonge dans l’univers à la fois cruel et débordant de vitalité d’une favela sud-américaine, qui a valeur de symbole universel. C’est en effet aux enfants des Damnés de la terre, pour rappeler le titre de l’essai polémique de Frantz Fanon, que l’on pense en lisant ce livre foisonnant dont l’écriture très rythmée, célinienne sur les bords, saisit par sa musicalité et sa puissance expressive.

    - Que représente Ahmadou Kourouma pour vous ?

    - Lorsque j’ai lu Le soleil des indépendances, j’ai été frappé par sa langue si expressive et si nourrie par notre culture africaine, qui « travaille » la langue française comme je voudrais la travailler. Par ailleurs, il y a un lien de filiation entre mes personnages et les enfants-soldats d’Allah n’est pas obligé, qui remonte aussi à l’enfant de La vie devant soi de Romain Gary, que je citais dans mon premier livre

    - Quelle a été la genèse du Paradis des chiots ?

    - A l’origine, c’est un travail avec l’artiste colombienne Constanza Aguirre, qui m’a poussé à me plonger, sur place, dans l’enfer d’El Paraìso, un quartier de la périphérie de Bogota dont j’ai rencontré longuement les bandes. J’ai pu fréquenter ces quartiers très dangereux grâce à mon statut personnel d’Africain au visage scarifié, qui leur apparaissait comme un semblable dont il était difficiel de tirer une rançon…

    - Pourquoi le roman plutôt que l’étude du sociologue ?

    - De la sociologie, mon travail n’emprunte que l’ « observation participante ». Sinon, ce que je voudrais exprimer, au-delà de tous les reportages qui ont été réalisés sur la terrible réalité des gosses de la rue, c’est l’extraordinaire soif de vie que montrent ces enfants, même s’ils ont peu de chance de survivre longtemps. Il y a aussi chez eux de l’amour, de la tendresse, des règles de fidélité qui se recomposent malgré la violence des relations. Or tout cette vie se traduit par le langage, que je m’efforce de restituer à ma façon, pour rappeler aussi que la dèche des enfants est partout pareille, et que la littérature peut l’exprimer par transfert d’émotion.

    - Que pensez-vous du nouveau concept de la « littérature-monde » ?

    - J’ai d’abord pensé que cela pouvait être intéressant, par rapport au centralisme parisien. Mais je me dis que la littérature véritable a toujours été « le monde », que ce soit le Dublin de Joyce ou Le Caire de Mahfouz. Je me demande en outre si ce manifeste ne cherche pas à pallier le fait qu’actuellement aucune grande voix ne se fait entendre en langue française, qui soit comparables à celles d’un Naipaul, d’un Coetzee, d’un Salman Rushdie ou d’un Philip Roth ?

    Propos recueillis par J.-L.K.

    Sami Tchak. Le paradis des chiots. Mercure de France, 222p. 

    Portrait de Sami Tchak: Florian Cella.

    Cet entretien a paru dans l'édition de 24Heures du 5 mai 2007.

  • Un lecteur à Lausanne

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    Vient de paraître aux éditions Bernard Campiche,
    Impressions d’un lecteur à Lausanne
    Si Lausanne ne fut jamais vraiment un haut-lieu de littérature, la capitale vaudoise n’en a pas moins été, du Moyen Age à nos jours, le cadre d’une activité constante de l’édition et de la vie littéraire, avec des échappées sur l’Europe entière.
    Qualifiée de « petite Athènes du nord » au temps de Voltaire, notre ville vit naître au début du XXe siècle, avec C.F. Ramuz et les Cahiers vaudois, une littérature romande à part entière marquée par la triple influence de la Réforme, du romantisme allemand et du goût français. Les grandes aventures de la Guilde du Livre et de Rencontre, avant l’essor impressionnant de l’édition romande dans les années 60, ont permis à plusieurs générations d’écrivains de s’exprimer et de trouver un public.
    Après une évocation de Lausanne à travers ce que les écrivains en ont écrit, un portrait caustique de l’âme romande, un bref aperçu de chaque époque et un hommage aux artisans et passeurs du livre, ces Impressions d’un lecteur à Lausanne invitent à la découverte plus détaillée des œuvres contemporaines foisonnant à l’enseigne de la « seconde jeunesse » annoncée.
    Infos et commandes : http://www.campiche.ch

    JLK signe ses livres au Salon du livre de Genève, les après-midi, jusqu'au 6 mai. Le Passe-Muraille nouveau y est également présent.

  • Un héros sans arme

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    Carnets de guerre de Vassili Grossman
    L’image contemporaine du Héros à l’occidentale est essentiellement celle d’un prédateur bodybuildé, sans états d’âme et surarmé, incarnant le summum de la Technique à tous égards. Or c’est exactement l’opposé de ce Superman que représentait le Juif bedonnant et binoclard Vassili Grossman lorsque, en 1941, il fit des pieds et des mains pour entrer dans l’Armée rouge. Originaire de Bertitchev en Ukraine, où sa mère allait être massacrée lors d’une des Aktionen des SS que décrit Jonathan Littell au début des Bienveillantes, Grossman, chimiste de formation, avait un début de notoriété comme écrivain, après la publication de deux premiers romans de type « réaliste-socialiste» mais où transparaissaient déjà ses grands dons littéraires et son humanité, qui lui valurent notamment l’admiration de Mikhaïl Boulgakov. Cette renommée lui valut, après avoir été déclaré absolument inapte au service, d’être intégré à l’armée au grade de maréchal des logis, en tant que correspondant de guerre du journal Krasnaïa Zvezda (L’étoile rouge), dont il devint rapidement l’un des rédacteurs les plus populaires. Lorsqu’y parut, en feuilleton, son roman de guerre intitulé Le peuple est immortel, au début de l’année 1942, l’ouvrage fut déclaré le plus véridique par les « frontoviki », soldats du front qu’il savait écouter comme personne d’autre.
    Dans son introduction aux Carnets de guerre de Grossman, dont il a choisi les textes en compagnie de Luba Vinogradova, l’historien Antony Beevor dresse un premier portrait du Grossman de trente-cinq ans et détaille plus précisément sa méthode de travail, consistant essentiellement à faire parler les gens et à les écouter, du plus haut gradé au dernier des troufions, en passant par les prisonniers et les civils des campagnes dévastées et des villes en ruines. Après avoir passé à travers les purges staliniennes d’avant la guerre, Vassili Grossman fut le témoin le plus longtemps en poste de la bataille de Stalingrad, dont il imaginait naïvement qu’elle marquerait le grand tournant  préludant à une renaissance de l’Union soviétique débarrassée du despotisme. Profondément humilié par la terreur stalinienne, qui fut fatale à divers de ses proches et à laquelle, Juif non affilié au Parti, il échappa, Grossman manifestait une honnêteté dérangeante, qui filtre à chaque page de ses carnets. « Si la police secrète du NKVD avait lu ces carnets, écrit Beevor, il aurait disparu au goulag ». Mais le fluet preneur de notes, sans arme jamais que son stylo, traversa la guerre en ne cessant d’y observer les hommes, apprit en 1944 dans quelles circonstances affreuses sa mère avait été exécutée en parvenant avec l’armée à Berditchev, fut l’un des premiers correspondants à entrer dans les camps libérés de Maïdanek et de Treblinka, enfin assista à la chute de Berlin marquée par des viols massifs d’Allemandes qui l’indignèrent
    La matière de ces Carnets fut essentielle, on s’en doute, à la préparation du chef-d’œuvre de Vassili Grossman, Vie et destin. Leur lecture est à la fois prenante, sans discontinuer, tant l’écrivain est précis et prodigue de détails significatifs ou révélateurs, jusque dans la dinguerie surréaliste de la guerre, bouleversante aussi par son constant souci de justice et de justesse, autant que par sa chaleur dénuée de toute emphase sentimentale. On s’en doute : Vassili Grossman est aussi loin de Max Aue, le narrateur des Bienveillantes, qu’il se puisse imaginer, et pourtant l’éclairage qu’il donne, avec de multiples recoupements chronologiques, sur les mêmes péripéties - du martyre des Juifs ukrainiens à Stalingrad, et jusqu’aux camps de la mort et à l’effondrement du Reich – apporte un complément historique et humain inappréciable à la connaissance de ces événements du point de vue russe, autant que ses carnets documentent la genèse de Vie et destin.
    medium_Grossman2.JPGVassili Grossman. Carnets de guerre. De Moscou à Berlin (1941-1945). Textes choisis et présentés par Antony Beevor et Luba Vinogradova. Calmann-Lévy, 390p.

  • Un passeur d'énergies

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    Souvenirs d'un ami, par François Debluë


    Comme pour beaucoup d’autres, Georges Haldas aura été pour moi un extraordinaire passeur d’énergies. De combien de rencontres où je m’étais rendu d’humeur sombre ou maussade ne suis-je pas revenu vivifié, ressourcé, étonné d’avoir découvert de nouveaux territoires, de nouvelles raisons d’être – et impatient de me mettre au travail !
    Je n’avais pas vingt ans; Haldas venait de franchir ses cinquante ans. Avec une passion contagieuse, engagé qu’il était dans l’aventure de vivre et d’écrire (ce qui ne faisait qu’un), le poète, le prosateur et l’infatigable lecteur que je rejoignais le plus souvent à Genève me révélait des continents entiers : ceux des littératures russe, espagnole, italienne ou américaine, où l’air et l’esprit circulent plus au large que chez les seuls français auxquels l’école et l’académie nous confinaient d’ordinaire.

    Au-delà de ces littératures, pourtant, non pas contre elles mais avec elles, c’est le monde même que l’écrivain m’appelait à interroger : ses enjeux politiques, sociaux et spirituels, collectifs aussi bien qu’individuels.
    Dans le même temps, c’était son œuvre qu’il m’était donné de découvrir. Ses premiers recueils poétiques, comme aussi, à une époque où il n’avait pas encore publié ses Carnets de L’Etat de Poésie, ses premières « chroniques », celles qui devaient me toucher le plus, de Gens qui soupirent, quartiers qui meurent au Livre des Passions et des Heures, en passant par Boulevard des Philosophes, Jardin des Espérances, La Maison en Calabre, Chute de l’Etoile Absinthe et Chronique de la Rue Saint-Ours. Un monde était en train de naître, des livres où se manifestaient une voix nouvelle et un regard d’une exceptionnelle acuité, à la faveur d’une forme profondément originale.
    À ces chroniques, je choisissais bientôt de consacrer une première synthèse (dont Jacques Mercanton avait accueilli généreusement le projet). La prose de Haldas n’était pas toujours appréciée : elle dérangeait les conventions ; sa fécondité même paraissait suspecte ; elle se heurtait au scepticisme, aux réticences et aux silences de certains critiques bien-pensants. Pour moi, l’enjeu en était vital. Ces livres me révélaient à moi-même, angoisses, tourments et émerveillements, ils éclairaient mon chemin.

    Loin des bibliothèques (que je fréquentais d’ailleurs assidûment), loin surtout de certains laboratoires formalistes et sectaires, nos soirées étaient aux « petits établissements » de Genève, dont Georges Haldas connaissait par cœur la géographie. Nous mangions d’incomparables entrecôtes mexicaines, buvions quelque savoureux chiroubles, et Georges Haldas, devenu Georges (mais toujours nous nous serons vouvoyés) m’accordait le plus précieux : son temps, son amitié, sa confiance. Mes premiers livres devaient ainsi paraître à l’enseigne de la collection du « Rameau d’Or » dont Vladimir Dimitrijevic lui avait confié la responsabilité aux éditions de l’Âge d’Homme.
    Georges Haldas me parlait de ses travaux en cours ; plus allusivement (parce qu’il ne fallait pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué) de ses projets ; de ses lectures. Depuis longtemps, il interrogeait la Bible, le Don Quichotte (ô combien j’aurais souhaité qu’il écrive l’essai dont il me parlait à son sujet !), Homère et les tragiques grecs. Baudelaire, Charles-Louis Philippe, Léon-Paul Fargue, bien d’autres encore, lui étaient des compagnons de vie. Tous lui donnaient ce « courage d’être » dont avait parlé le théologien Paul Tillich. Et ce même courage, sans le savoir peut-être, Georges me le transmettait à son tour. Malgré les doutes, les gouffres, les vertiges – à leur mesure même – la vie reprenait sens ; du moins, la nécessité s’imposait de lui en trouver un. Dire, comme André Breton, que la vie est à « repassionner » ne suffisait pas : elle était urgence et passion !

    Dans les rues de Genève, la nuit depuis longtemps venue, nous évoquions Rousseau, Amiel, Tchekhov, Kafka, Reverdy, mais aussi Jean Vuilleumier, notre contemporain, devenu si proche à son tour. D’autres de nos contemporains avaient droit, il est vrai, à quelques féroces et joyeuses méchancetés dont nous savions assez le peu de fondement et la parfaite gratuité. Revenu à plus de gravité, Georges me faisait parler de Proust et de Céline, dont il évitait la lecture : leur fréquentation aurait sans doute interféré avec sa propre écriture. C’est que Georges Haldas est un styliste ; il est de ceux, somme toute très rares, qui se trouvent une voix, un rythme, des inflexions à quoi on les reconnaît désormais sans hésiter.

    Mais nous nous relayions alors, dans les rues maintenant presque désertes, pour évoquer tel passage d’Apollinaire :

    Mon beau navire ô ma mémoire
    Avons-nous assez navigué
    Dans une onde mauvaise à boire
    Avons-nous assez divagué
    De la belle aube au triste soir…


    L’heure était à la mélancolie. La voix chargée d’émotion, dans l’impératif et tenace élan de vie qui n’a cessé d’être le sien en dépit des épreuves, Georges me récitait un poème des « Amis inconnus » de Supervielle :

    On voyait le sillage et nullement la barque
    Parce que le bonheur avait passé par là.



    Je me méfiais, je me méfie encore de ce mot « bonheur ». Il m’a toujours paru imprudent sinon indécent de le prononcer, au risque de le compromettre immédiatement.
    Aux côtés de Georges Haldas pourtant, je savais pouvoir partager quelque chose qui n’en devait pas être trop éloigné. Un élan. Une présence. Un amour du monde. Comme une intuition de cela même qui nous habitait et nous dépassait.
    Je n’ai plus vingt ni trente ans. Le sillage ne s’est pas effacé pour autant. Ce que j’ai reçu continue de vivre en moi. Pour cela, cher Georges, je vous demeure à jamais reconnaissant.

    En 1973, François Debluë proposait une première synthèse intitulée Les Chroniques de Georges Haldas, une œuvre au cœur de la relation. Plus tard, outre divers articles, il a dirigé et publié, en collaboration avec Jean Vuilleumier et Vladimir Dimitrijevic, un recueil d’essais et de témoignages sous le titre À la rencontre de Georges Haldas (L’Âge d’Homme, 1987). Poète et prosateur, lauréat du Prix Schiller 2004 pour l’ensemble de son œuvre, François Debluë a publié récemment Conversation avec Rembrandt (Seghers, 2006).

  • Nous autres périphériques

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    La littérature-monde, et après?

    Une quarantaine d’écrivains francophones de diverses provenances, emmenés par Michel Le Bris et Jean Rouaud, ont signé en mars dernier un manifeste prônant la «littérature-monde en langue française», qu’illustrera un recueil de textes à paraître à l’occasion du prochain Festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo.
    Que dit ce manifeste? Qu’il n’est pas de bon bec que de Paris. Que l’institution de la francophonie se ressent de relents colonialistes en ce qu’elle «parque» les francophones dans leurs territoires respectifs. Que la littérature française n’a pas à intégrer ses périphéries mais à s’intégrer elle-même dans l’ensemble des littératures francophones et de toutes les langues.
    Tout cela semble bel et bon, et notamment pour ceux qu’impatiente la sempiternelle condescendance de la France à l’égard des francophones.
    Méfions-nous, cependant, de ce que le concept de «littérature-monde» pourrait avoir à son tour de réducteur ou de trop opportun pour certains. Enracinés et déracinés ont également droit de cité dans la littérature, qui ne gagne pas à se diluer dans un magma, comme il en a été de la «world music»…
    Si la «littérature-monde» contribue à la meilleure circulation des œuvres, alors qu’elle vive et nous autres Romands la défendrons les premiers. Mais gare à la nouvelle mode, gare à la dernière toquade… parisienne.
    Ce texte constitue l’éditorial de la dernière livraison du Passe-Muraille, No 72, Mai 2007. Commandes : Le Passe-Muraille, Case Postale 1164, 1001 Lausanne

  • La passion du réel

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    Lecture d’ Un Roman russe d’Emmanuel Carrère, par Antonin Moeri

    L'entame du livre est canon. Soutenu dans une posture acrobatique par celle qu'il aime, le narrateur pénètre une Japonaise dont le mari fait remarquer, après les transports de jouissance de Madame Fujimori, que le train n'avance plus. Il s'agit d'un rêve mais le train, lui, est bien réel. Il est arrêté quelque part entre Moscou et Kotelnitch, un trou de la Russie profonde où le héros va tourner un film avec son équipe de télévision pour échapper aux "histoires de folie, de gel et d'enfermement" qui l'ont chaque fois laissé exsangue. Pourtant, il racontera dans ce film l'histoire d'un Hongrois qui, capturé par les Russes à la fin de la seconde guerre, aura passé plus de cinquante ans enfermé dans un asile psychiatrique à Kotelnitch.

    Cette enquête débute avec la consultation du dossier médical, la visite de la menuiserie où Andras Toma travaillait et du pavillon où il a passé plusieurs décennies. Le destin de cet Hongrois intéresse beaucoup Emmanuel Carrère car il lui rappelle celui de son grand-père maternel, disparu à Bordeaux en septembre 1944, qu'on n'a jamais revu et dont la mère de l'écrivain, Madame Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuelle de l'Académie Française, eût préféré qu'on ne révélât pas l'existence. L'histoire "honteuse" de Georges Zourabichvili forme la seconde trame du livre. Sans doute la plus passionnante, la plus bouleversante: une manière d'exorcisme.

    Emigré géorgien arrivé en France sans le sou en 1925, il écrit d'interminables lettres d'amour, lit des livres, ne s'occupe pas de sa fille, admire Mussolini et Hitler, déteste la petite-bourgeoisie, le parlementarisme et l'Amérique. Sa qualité d'homme cultivé éveillera le respect des Allemands occupant la France. Il travaillera pour les services économiques allemands. On l'enlèvera sur dénonciation et plus personne ne le reverra. La rumeur en fera un collabo. On racontera au petit Emmanuel qu'il est parti pour un long voyage. Partout dans le monde s'établira la seule vérité: les résistants sont des héros, les collabos des salauds. Il faudra se taire. Se résigner. Remâcher sa honte.

    Une étrange histoire d'amour forme la troisième trame. Celle que le narrateur aime, Sophie, souffre des longues absences de son écrivain-cinéaste chéri. Elle hésite. Que préfère-t-elle? Partir avec Arnaud dont elle est sûre qu'il l'aime mais qu'elle n'est pas sûre d'aimer? Ou rester avec Emmanuel qu'elle est sûre d'aimer sans être sûre qu'il l'aime? Comment sortir de ce dilemme? Emmanuel décide alors d'écrire un conte érotique que Sophie devra lire dans le train quand elle viendra le retrouver à La Rochelle au mois de juillet. Il lui demande, dans ce texte écrit pour les 600.000 lecteurs du Monde, d'imaginer son sexe palpitant, l'ouverture des lèvres quand ses doigts caressent longuement le clitoris dans la chaleur du souffle qui s'emballe. Il imagine le regard des lectrices du Monde sur Sophie. L'une d'elle disparaît aux toilettes pour se branler et voir dans le miroir ses doigts glisser entre ses lèvres trempées.

    Le lecteur a le sentiment, au terme de ces trois"intrigues" habilement entrelacées, que le piège se referme sur le narrateur. "L'histoire de folie, de gel et d'enfermement" à laquelle il voulait se soustraire en aimant une femme d'un milieu social plus modeste que le sien, en poursuivant son apprentissage du russe, en retournant vers ses "origines", en réalisant son film dans un trou de la Russie profonde, en lisant attentivement les lettres de Georges Zourabichvili que son oncle lui a remises, on pourrait dire que cette histoire de bruit et de fureur l'a rattrapé. Si le réel ne se réduit pas à la réalité mais se conçoit dans son extrême violence comme ce qui reste après qu'on a dépouillé la réalité de son écorce trompeuse, on pourrait alors dire que le réel a rattrapé le fils à maman.

    Mais en tentant le diable, en violant un secret de famille, en dévoilant sa propre intimité, en rejetant l'injonction maternelle ("je te demande de ne pas toucher à mon père"), en écrivant Un roman russe et, surtout, en décidant de le publier, le fils à maman accède à un autre statut: il devient celui de sa mère. A ce jeu, l'enfant qui"boude et qui attend qu'on le console, qui joue à haïr pour qu'on l'aime, à quitter pour qu'on ne l'abandonne pas", cet enfant impose sa couronne d'épines, occupe le devant de la scène, règne en souverain blessé. Il prend une sorte de revanche, même si les mots dont il"dispose ne peuvent servir à dire que le malheur".

    Dans une lettre saisissante à sa mère, le narrateur revendique sa propre place d'écrivain. Maman eût préféré qu'il devînt un écrivain « heureux »du genre Erik Orsenna. Il n'a pas eu le choix. Heureusement pour nous. L'horreur et la folie, il devait les endosser. IL est devenu JE: "L'horreur et la folie, je les ai dites".

    Emmanuel Carrère. Un roman russe. P.O.L.

    Ce texte a paru dans la dernière livraison du Passe-Murraille, No 72, Mai 2007. Commandes : Le Passe-Muraille, case Postale 1164, 1001 Lausanne.

  • Le saisissement du monde

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    Hommage à Ryszard Kapuscinski, par René Zahnd

    Dans les années 50, un journaliste débutant – on pourrait l’appeler K – parcourt les régions de son pays natal, la Pologne. Dans ses reportages et comptes-rendus, il témoigne de la réalité qu’il observe : la vie des campagnes, les difficultés d’approvisionnement, les questions propres à l’agriculture, l’existence telle qu’elle se déroule au jour le jour, alors que fument encore les décombres de la guerre et que les Soviets consolident leur empire. Mais en secret, le jeune homme rêve de passer la frontière : d’aller voir de l’autre côté. Et justement un beau jour, sa rédactrice en chef l’envoie non pas en Tchécoslovaquie ou en Hongrie mais… en Inde ! Pour guide, elle lui offre les Histoires d’Hérodote, inusable manuel du pèlerin qui cherche à s’approcher des secrets enfouis dans les plis de la réalité.
    Aussitôt K part. Lui qui n’a jamais franchi les limites de son pays, il prend de plein fouet le séisme de l’altérité, est choqué, désarçonné, ébloui, frustré et finalement conforté dans sa vocation : se lancer sur les routes, les pistes, les voies maritimes et aériennes, les sentes de traverses, les tracés ferroviaires et tenter le saisissement du monde. « Le voyageur est en effet contaminé par le voyage, une maladie pratiquement incurable », a-t-il écrit un demi-siècle plus tard, peu de temps avant son dernier départ, franchissant en janvier 2007 une frontière plus improbable que toutes les autres.
    L’Inde, la Chine de Mao, l’empire du Négus, le Congo du Cœur des ténèbres, l’Amérique latine, l’Iran du Shah, puis l’Afrique kaléidoscopique sont les territoires où il s’aventure, autant à la quête des autres que de lui-même. Jamais il n’oublie le maître qui lui parle du fond de son antiquité. « C’est pourquoi, fort de sa découverte selon laquelle la culture d’autrui est un miroir permettant de se contempler afin de mieux se comprendre, chaque matin, inlassablement, toujours et encore, Hérodote reprend son bâton de pèlerin. »
    medium_kapuscinski2.2.jpgBientôt, correspondant de l’agence de presse polonaise pour… toute l’Afrique ( !) K sillonne le continent. Comme les autres, il court l’événement. La décolonisation suit son cours. Il tient la chronique des coups d’état, des révolutions, des guerres civiles. Mais au lieu de voler de capitale en capitale, d’hôtel pour occidentaux en ambassade, il partage le quotidien des populations, saute sur des camions, prend des trains, dort dans des cases, endure la chaleur, l’attente, les privations, la poussière… Aujourd’hui, on parlerait d’immersion. Au fil des ans, sa conception du métier évolue. Il comprend que rendre compte des faits et des embrasements ne suffit pas. Il faut tenter d’en saisir la genèse. Il enquête, interroge, lit, réfléchit. Il devient mouvement dans le mouvement du monde. Il devient, selon l’expression de certains, un « reporter absolu », flâneur inquiet, plongé dans la cage des méridiens et des parallèles.
    Aujourd’hui, il nous reste de lui quelques livres, concentrés cristallins des centaines d’articles parus dans la presse (en français notamment dans Le Monde diplomatique). Ebène est sans doute la meilleure introduction à l’Afrique contemporaine écrite par un Occidental. Mes voyages avec Hérodote a la force d’un testament philosophique, qu’on pourrait qualifier d’extraordinairement humaniste, si ce dernier terme n’était souillé par mille gâte-sauce de la pensée.
    En lisant K, alias Ryszard Kapuscinski, on a l’impression d’être attablé au bistro, en face de quelqu’un qui te raconte ses voyages, qui en quelques minutes te fait comprendre le génocide du Rwanda ou le fondement historique des déchirements du Libéria. On le sent constamment poussé vers l’autre, curieux, intrigué, se défiant des apparences.
    Le désir du monde est peut-être la forme suprême de l’égoïsme. Mais aussi, sans le moindre doute, la plus belle : « L’homme qui cesse de s’étonner est un être creux, son cœur est calciné. L’homme qui considère qu’il est arrivé au bout du chemin, que plus rien ne peut le surprendre, a perdu le joyau de la vie, sa beauté. »

    medium_Kapuscinski3.2.jpgSept livres de Ryszard Kapuscinski sont disponibles en français, notamment Ebène (Pocket, 2002) et Mes voyages avec Hérodote (Plon, 2006)
    Ce texte a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No72, Mai 2007. Commandes : Le Passe-Muraille, Case Postale 1164, 1001 Lausanne.

  • Et la beauté légère...

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    Proses inédites de Marc Tiefenauer


    Cinquante
    Dans le stéréoscope de bakélite j’aperçois Grace Kelly
    tellement belle puis monégasque et d’une pression de
    l’index défilent des hauts-de-forme et des marins
    endimanchés des officiers un peu glamour puis plus du
    tout comme ce trou dans l’océan Bikini Test et l’atoll
    est foutu les îles Marshall c’est pas Monaco on oublie la
    bombe H mais pas Marilyn si blonde en épousant
    Miller communiste peut-être quand la Granma accoste
    à Cuba à bord Castro et Guevara ils en ont marre
    comme Ambedkar et trois cent mille Mahars néobouddhistes
    nés intouchables ça en jetait en cinquantesix
    mais toi t’es là bien plus qu’Elvis que Mendès
    France et les souverains de bakélite.

    Coupe du monde
    Tout le monde attend. Presque tous. Ce soir ce sera le
    ballon la boule à faire tourner le monde tout le monde
    dans l’extase de la sphère. Comme un devoir de ne pas
    manquer ce rond dans ce rectangle-là. Maillots drapeaux
    calicots et masses humaines pressées au bord de l’herbe
    des téléviseurs. La messe cathodique ce soir le culte
    profane des forces populaires. Ce soir vous allez voir ils
    peuvent courir la Terre tourne en rond et rien ne roule
    en ville les rues seront vides. Les chaînes télévisées nous
    enfermeront impossible d’y échapper. Enfer ce soir
    pour qui sort la tête la coupe du monde est annoncée.

    Au sol aimé
    Au sol aimé les pieds des femmes flattent la rue la
    malmènent des talons promenés cliquetants. Au bal des
    dactylos les jambes se croisent les yeux touchent les
    cuisses du bout de la langue. Les seins balancent entre
    les hommes ballants contemplant le rythme des corps.
    Gravité tout de même. Impassibles les hommes fascinés
    assistent à leurs rêves projetés par-devant eux. L’ombre
    est complice quand elle complique l’entr’acte des murs
    entre deux salves de chairs. Vivement l’hiver. Après
    tout non le supplice est gourmand et la beauté légère
    qui cadence les sèves à fleur de goudron.

    Au sol mariné
    Au sol mariné le pollen fond de teint voile puis dévoile
    les pas. Du lac le vent lève une brume qui suit la rue
    blonde sur ses rives où l’asphalte est ridé. Au bord de
    l’arrêt le goudron se plisse le bus s’en approche ballotte
    le long du quai granitique. La nuit reflue. Les jambes
    embarquent les mains s’accrochent à l’inox tango des
    corps cahotés ondulant sur l’essieu. Les vitres vibrent le
    bus crache le flux s’ouvre et la caravane dépasse l’îlot
    arrêté parmi les phares. Mais le convoi s’échoue
    baleinier au carrefour sous les feux pollinisés.


    Marc Tiefenauer est né à Lausanne en 1973. Licencié en lettres indiennes et orientales. Rédacteur publicitaire. Auteur de poèmes, récits fantastiques, textes sur Internet, et traduit des nouvelles anglophones. Anime le site http//:www. rimeur.net.
    Ces proses inédites ont paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 72, Mai 2007. Commandes: Le passe-Muraille, Cas Postale 1164, 1001 Lausanne.

  • La Russie passe par la Suisse

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    SALON DU LIVRE La grande nation restaurée présente sa production à Palexpo-Geneva, du 2 au 6 mai, reflétant une réalité en mutation, et quelques-uns de ses auteurs. Dont Mikhaïl Chichkine, auteur de La Suisse russe, passionnante chronique à la mémoire de nos chers hôtes villégiateurs, révolutionnaires ou exilés…
    Deux tombes majestueuses voisinent au cimetière de Clarens, où reposent Vera et Vladimir Nabokov, l’un des écrivains les plus géniaux du XXe siècle, et, d’autre part, le grand peintre Oskar Kokoschka. A un coup d’aile de pigeon de là : le château de Chillon fut le lieu de pèlerinage de moult Russes cultivés, où Gogol grava son nom. Dans un parc de Montreux, la statue pensive de Stravinsky rappelle sa collaboration avec Ramuz pour L’Histoire du soldat, dont il écrivit la musique à Lausanne. Or c’est à Lausanne, aussi, où séjournèrent le compositeur Scriabine, le philosophe Léon Chestov et le chorégraphe Diaghilev, entre autres, que parurent deux livres majeurs de l’époque soviétique : Vie et destin de Vassili Grossman, chef-d’œuvre échappé aux pattes du KGB et publié à L’Age d’Homme, comme Les Hauteurs béantes d’Alexandre Zinoviev, retourné en Russie où il est mort l’an dernier.
    medium_Chichkine2.jpg« Les rives des lacs alpins fourmillent d’ombre russes », écrit Mikhaïl Chichkine dans l’introduction de La Suisse russe, formidable ouvrage qui vient de paraître en traduction, évoquant, avec autant de chaleur érudite que de piquant, plus d’un siècle de relations vives (de pâmoisons devant la nature en bâillements d’ennui) entre les Russes et notre pays.
    Des voyageurs romantiques de la fin du XIXe siècle à l’exil médiatisé de Soljenitsyne, en passant par le transit des révolutionnaires (le terroriste Netchaïev, le prince anarchiste Bakounine et Vladimir Illitch Oulianov, dit Lénine), la Suisse a vu passer – même s’ils restaient souvent en cercles fermés – les plus illustres auteurs russes, de Dostoïevski, claquant l’argent de son pauvre ménage au casino de Saxon-les-Bains, au jeune Tolstoï ou au théosophe Andrèi Biély, entre cent autres qui ne virent pas tous, comme un Nabokov, la copie du profil de Pouchkine dans le nez du Matterhorn…
    Mikhaïl Chichkine, qui se définit comme « un écrivain russe résidant à l’étranger », établi à Zurich depuis 1995 mais également reconnu dans son pays (lauréat du Booker russe, notamment), fait partie de la délégation d’une quinzaine d’auteurs présents au Salon du livre, aux côtés de quelques écrivains déjà connus des lecteurs francophones, tels Andréi Guélassimov, auteur de La soif et de L’année du mensonge, publiés chez Actes-Sud, Olga Slavnitkova, présente chez Gallimard avec L’homme immortel, ou encore Valéri Popov dont l’attachant Troisième souffle a paru chez Fayard en 2005.
    Si les récits de voyageurs russes en Suisse réduisent souvent notre pays à des clichés éculés, l’inverse est avéré, ainsi que le remarquait récemment, dans un entretien avec RIA Novosti, la romancière Olga Stolnikova, déplorant que « toute information véridique sur la Russie ne puisse être que négative». Cela étant, nous pourrions objecter que la vérité de la littérature ne consiste pas forcément à « positiver » et que les meilleures preuves en sont données par deux ouvrages récents, toniques en dépit des dures réalités qu’ils reflètent : les extraordinaires Carnets de guerre de Vassili Grossman, et, passionnante satire de science-fiction politico-historique dont les outrances « pornographiques » lui ont valu un procès et l’opprobre des jeunesses poutinienne : Le Lard bleu de Vladimir Sorokine, enfant terrible de la nouvelle littérature russe dont la réflexion grinçante qu’il propose sur l’utilisation des écrivains par le Pouvoir est aussi à l’honneur de la littérature russe…

    medium_Chichkine.JPGMikhaïl Chichkine. La Suisse russe. Traduit du russe par Marilyne Fellous. Fayard, 516p.
    Vassili Grossman. Carnets de guerre ; de Moscou à Berlin, 1941-1945. Calmann-Lévy, 390p.
    Vladimir Sorokine. Le lard bleu. Traduit du russe par Bernard Kreise. L’Olivier, 417p.
    Cet article a parudans l’édition de 24 Heures du 1er mai 2007

  • L'Âme du monde

     medium_Savoie29.JPG Pour le centenaire de Samivel.

    A La Désirade, ce dimanche 29 avril. – Les montagnes de Savoie étaient ce matin diaphanes et pures, comme des îles flottant dans l’azur, et comme copiées des aquarelles diaphanes et pures de Samivel qu’on voit ces jours dans la riche et belle exposition rétrospective du château de Saint-Maurice, à découvrir avant de se procurer L’Ame du monde, admirable album rendant hommage aux multiples talents de ce grand invisible, la discrétion faite homme, qui excellait à la fois dans la peinture et dans l’écriture, la photographie et le cinéma documentaire.
    Paul Gayet, alias Samivel, écrivait ceci dans L’œil émerveillé, qui le résume à la perfection :
    « Il me vint à l’idée d’examiner une belle feuille dorée comme une crêpe, une feuille multiple, je m’en souviens, lâchée par l’aîné des marronniers. Elle ressemblait à un éventail baroque, ou bien à un panache, jusqu’au moment où j’y découvris sept poissons accrochés à la même ligne, et demeurai fasciné par le réseau des nervures symétriques, le dessin délicat des tissus végétaux. Cette perfection qui, de palier en palier, s’amenuisait jusqu’à des perspectives indistinctes me comblait d’une joie singulière. C’était après tout, si l’on y réfléchit, un message de l’infini à la portée d’un petit d’homme, et dépourvu d’angoisse ; en tout cas la révélation de la fabuleuse prolifération des apparences ».
    medium_Samivel3.JPGA cette proliférante beauté, Samivel, que Jean-Pierre Coutaz, commissaire de l’exposition, appelle « le dernier des romantiques », n’a cessé de rendre hommage, avant de la défendre contre les déprédations de l’homme. Ce romantique-là n’était pas, en effet, du genre seulement contemplatif, puisqu’il fut à l’origine des parcs nationaux (cofondateur notamment du Parc de la Vanoise) et ne cessa de mettre en garde ses semblables, dès les années où il fit équipe avec Paul-Emile Victor, contre la dégradation de notre environnement.
    medium_Samivel6.2.JPGJe reviendrai sur la magnifique exposition de Saint-Maurice d’Agaune, qu’il faut absolument visiter. Mais il me faut citer encore le commentaire si pénétrant de Jean-Pierre Coutaz à propos des mots de Samivel : « Il y a dans ce souvenir d’enfance relaté dans L’œil émerveillé la quintessence de la vie, de l’art et de l’œuvre de l’artiste. On imagine aisément le petit garçon solitaire, observateur et rêveur, accroupi au pied d’un arbre (comme le sage en méditation face à la montagne dans Au vrai sommet de L’Opéra des pics), perdu dans son monde et balayant du regard le sol saupoudré d’or automnal. Le bruissement des feuilles si proche du clapotis des vagues berce sa mélancolie et l’enfant cueille une feuille et de son œil d’alchimiste accomplit le grand œuvre. Paul Klee, à quelques années près, n’écrivait-il pas d’ailleurs que le rôle de l’artiste n’est pas de reproduire le visible mais de produire l’invisible ».

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    Samivel. L’âme du monde. Un ouvrage très richement et magnifiquement illustré de nombreuses aquarelles pleine page, avec des textes de Jean-Pierre Coutaz, Yves Paccalet, Yves Frémion, Erica Deubler Ziegler et Jean-Louis Feuz. Höbeke, 140p.
    Saint-Maurice d’Agaune. Au Château : exposition Il y a 100 ans naissait Samivel, illustrateur, écrivain, cinéaste, jusqu’en septembre.
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  • Une présence vivifiante

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    Reconnaissance à Georges Haldas

    Georges Haldas passera, en août 2007, le cap de ses 90 ans. Pas un instant, cependant, la notion de «grand âge» ne nous est venue à l’esprit en pensant à cette date, pas plus que ce ne fut le cas lorsqu’a été fêté, en décembre dernier, un autre nonagénaire en la personne de Maurice Chappaz, qui fut l’ami de jeunesse d’Haldas.
    Ces deux écrivains, parmi les plus éminents qui ont fait œuvre en Suisse romande, en imposent également par la constance de leur fécondité littéraire, par la fraîcheur inaltérée de leur verbe, qui se vérifiera en ces pages, et par le rayonnement de leur présence.
    La présence de Georges Haldas est d’abord présence au monde, vécue dès chaque aube par le poète entrant en relation avec le vivant, puis avec les vivants. Nonante livres, poèmes et récits, chroniques surtout, modulent cette expérience à la fois existentielle et poétique d’un homme qui a consacré sa vie entière à ce qu’il dit l’Etat de Poésie. Rien d’établi pourtant dans cet état qui est à la fois absorption, relation, consumation et transmutation.
    Nous sommes heureux d’accueillir, dans cette livraison qui s’ouvre sur un poème inédit de Georges Haldas, des témoignages d’estime et d’amitié venant d’auteurs de quatre générations et de sensibilités variées. Un signe doit être adressé, aussi, à Vladimir Dimitrijevic, le compagnon fidèle et l’éditeur. Avec l’espoir de contribuer, enfin, à la défense d’une œuvre vivifiante.
    Ce texte constitue l’introduction de l’hommage collectif intitulé Reconnaissance à Georges Haldas, paru dans la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 72, Mai 2007, qui sera présentée au Salon international du Livre et de la Presse, à Palexpo-Geneva, du 2 au 6 mai. Pour commander Le Passe-Muraille: Abonnements-administration: Le Passe-Muraille, Case Postale 1164, 1001 Lausanne.
    Portrait photographique de Georges Haldas, en 1997: Horst Tappe


  • Contre savantasses et faux-culs

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    Les Femmes savantes selon Philippe Mentha, c’est toute la verve cinglante de Molière dirigée contre les cuistres et les tartuffes, modulée avec malice. Un régal à savourer à Kléber-Méleau

    On rit de bon cœur en assistant, une fois de plus, au gorillage de l’affectation pédante et de l’hypocrisie puritaine que stigmatise Molière dans Les Femmes savantes. Ce cher Poquelin se moque-t-il de la femme qui aspire à s’instruire et à s’émanciper de sa seule condition ménagère ? Bien plutôt, visant autant l’homme que la femme, il brocarde la cuistrerie et, plus grave, l’hypocrisie des dévots qui prônent le tout-Esprit pour mieux exercer leur pouvoir. Trois siècles après la création de la pièce (en 1672, un an avant la mort de Molière) la critique est toujours pertinente. Il n’est que de remplacer Trissotin par le docteur Lacan adulé par un parterre de snobs, entre autres exemples impliquant les nouvelles dévotions et les nouvelles censures.
    Ainsi que le rappelle Philippe Mentha, Molière, qu’on a parfois taxé de misogynie, ne délivre pas ici un « message »: il incarne un débat ou le bon naturel (Henriette) se défend contre la pose savantasse (sa mère, sa tante et sa sœur aînée), où la sincérité de l’amour (Clitandre) s’oppose à la convoitise (Trissotin), où la culture vécue (populaire avec Martine, aristocratique chez Clitandre) bat en brèche la fatuité sorbonicole. Si le contenu polémique de la pièce est d’époque, sa défense du sens commun nous parle, autant que nous font toujours rire les figures de la femme-dragon et du mari jouant les coqs en son absence et se faisant tout chapon dès qu’elle rapplique.
    Il y a 28 ans de ça, en novembre 1979, la nouvelle troupe de Renens jouait son existence, sans subvention, sur une magistrale réalisation de Tartuffe, annonçant déjà un style « maison », avec une interprétation apparemment traditionnelle mais non moins originale par ses accentuations, et un somptueux décor « en dur » de Jean-Marc Stehlé. Avec ces Femmes savantes d’aujourd’hui, Philippe Mentha règle une mise en scène également classique de tournure, mais épurée et portée par un souffle tonifiant. Ainsi de la joute inénarrable de Clitandre et de Trissotin, qui se déroule… dans la chambre à coucher de ces dames. Si le comique est parfois accusé jusqu’au grotesque (les scènes du sonnet ou de la bisbille des pédants), c’est à bon escient, et le ridicule ne tue aucun personnage, sauf l’affreux Trissotin, cagot vaniteux auquel Christian Gregori donne la triste mine glaçante d’un démon mesquin.
    Dans les rôles principaux, Séverine Bujard est une formidable Philaminte, à la fois écrasante et jovialement décalée dans son rôle de bas-bleu contraint en sa plantureuse chair. On voit bien aussi que le tempérament impétueux d’Armande est en contradiction avec ses poses « philosophiques », comme le fait sentir Virginie Meisterhans. Punie d’avoir snobé Clitandre (Juan-Antonio Crespillo, superbe lui aussi en fougueux jeune homme lucide et loyal), elle souffre de ce que celui-ci ait rabattu sa flamme sur sa sœur Henriette, campée avec grâce et malice par Alexandra Tiedemann. Quant au Chrysale de Philippe Mentha, il est non moins attachant, jusque dans sa faiblesse, que son frère Ariste, autre honnête homme que Nicolas Rinuy campe avec une élégance virevoltante. Mais il faudrait citer tout le monde, Samy Benjamin épatant en Vadius, Fabienne Guelpa en Bélise ou Hélène Firla en Martine (en alternance avec Lise Ramu), notamment. La scénographie de Gilbert Maire est aussi du pur Kléber-Méleau, de même que la musique de Daniel Perrin et les beaux costumes de Patricia Faget. Autant parler de pleine réussite, saluée debout par le public de la première…

    Renens. Théâtre Kléber-Méleau. Les femmes savantes, jusqu’au 29 mai. Loc : 021 625 84 29.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 26 avril 2007.

  • Varia 2006 (6)

    medium_PaintJLK34.JPGLe Mont-Blanc depuis Versoix. Aquarelle, 2006.  

    Au concours « national » de Slam, quelques jeunes participants, notamment un étudiant neuchâtelois d’une folle inventivité, m’ont paru manifester un réel talent dans l’utilisation des mots et des multiples ressources de la langue, autant que par leur élan polémique et leur verve imprécatoire. Il y a là un germe de créativité réelle, certes limité et retombant souvent dans l’ânonnement des platitudes convenues du rap, mais avec des surprises, et je me félicite d’avoir été, sûrement, le seul vrai rossignol littéraire à l’ancienne (d’ailleurs membre du jury spontanément élu…) à en juger sur pièces, tandis que nos admirables poètes romands signaient, à leurs stands respectifs, leurs inestimables plaquettes. (Genève, Salon du livre, ce 29 avril)

    medium_Sansal2.jpgC’est une bien belle rencontre que j’ai faite ce matin au Salon du livre, passant deux heures en compagnie de Boualem Sansal auquel nous avons consacré l’ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille. Comment résumer l’impression que me fait cet homme à l’évidence simple et bon, qu’en disant que c’est un vrai. Un vrai de vrai: voilà ce que me semble l’individu autant que l’auteur du Serment des barbares et d’Harraga. Une anecdote qu’il m’a racontée, propos de son passage dans les hautes sphères du pouvoir, au titre ronflant de Directeur de l’industrie, définit assez bien sa position d’homme de bonne volonté qui ne trahira jamais sa morale personnelle, ne se laissera pousser la barbe par opprtunisme ni ne cautionnera la mensonge. Un jour donc, un ministre lui ayant demandé d’établir un rapport sur les relations entre l’endettement et le développement des pays du Sud-méditerranéen, il s’y emploie en ayant recours aux chiffres du FMI et de la banque mondiale pour constater que seul Israël, dans les pays les plus endettés, pallie cette situation par un super-développement manifeste. Confronté audit rapport, le ministre entre en fureur et ordonne, aussitôt, de refaire le rapport sans y mentionner Israël, ce que Boualem Sansal refuse absolument, prêt à présenter illico sa démission et à prendre même sur lui un refus d’obtempérer. Il faudra la parution du Serment des barbares, quelques années plus tard, pour lui valoir d’être limogé.
    Or tout, de la parole de Boualem Sansal, autant que de ses écrits, traduit le même souci de vérité et de justesse – et quel bien cela fait de parler avec un homme simple, un écrivain qui ne se rengorge pas et parle de la situation de son pays et de ses gens, dont ses quatre romans sont pleins, bien plus volontiers que des mérites de ceux-ci.
    Comme je suis agoraphobe, que j’ai horreur des auteurs en représentation et que je suis fatigué d’être sollicité par les éternels raseurs impatients de m’utiliser de telle ou telle façon, cette rencontre me fait soudain oublier le malaise que j’éprouve toujours en ces lieux pour retrouver le cercle magique de toute forme de lecture ou de toute vraie conversation.

    medium_Besson.jpgAprès ce que j’ai lu de si bête dans L’Hebdo, qui remet en cause le droit du romancier de traiter des faits divers, comme si ce n’était pas la base même de son travail, la lecture de L’enfant d’octobre de Philippe Besson m’a beaucoup intéressé, qui évite à la fois les écueils de la démagogie et ceux du délire d’interprétation personnel auquel s’était livrée Marguerite Duras. L’intuition de l’écrivain se tient à ce qu’il me semble, qui voit en le couple de Christine et Jean-Michel Villemin une paire de jeunes gens un peu farouches et un peu frustes mais non moins décidés à à sortir de la trappe de leur milieu populaire, voire sordide, pour s’établir un peu plus confortablement (appartement mieux situé, voiture et vacances en Italie), ce que le clan n’admet pas du tout – d’où l’opprobre, les menaces et finalement le meurtre de l’enfant. Au demeurant, le romancier ne pousse pas au-delé de ces conjectures très vraisemblables, et son livre touche par un indéniable accent de vérité.

    medium_Ikiru5.JPGLe Christ que j’aime est en croix et il saigne jusqu’à la fin du monde. Qu’il ait tiré des coups avec Madeleine ou se soit fait sucer par son «préféré», comme l’insinuent certains catholiques apostoliques ou certains mécréants, m’est complètement égal: la question n’est pas là. La question est dans la survie de sa lumière, et là j’en reviens aux lumières de Kurosawa dans ce qui me semble l’un des plus beaux films du monde, vu et revu maintes fois jusqu’à hier soir deux fois.
    Ce chef-d’œuvre méconnu (enfin: méconnu du grand nombre, je crois) s’intitule Vivre (Ikiru) et constitue le pendant de La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. C’est l’éternelle histoire du soudain éveil de la conscience: tu te figurais, femme de peu, homme de rien, être immortel et, tout coup, tu te trouves face à ce mur, devant ce toubib froid qui t’annonce que tu n’a splus que six mois ou six semaines à vivre. Et comment les vivre nom de Dieu?
    Telle est la question physique et méta qui se pose au haut fonctionnaire Kenji Watanabe (Takashi Shimura), surnommé «la momie» par ses collègues, lorsque le médecin lui apprend que son cancer de l’estomac ne lui laisse plus guère que quelques mois à vivre.
    Vivre: trente ans durant, cela s’est réduit pour lui à la plus sinistre routine, après la mort de sa femme aimée et la désillusion relative à l’évolution de son fils unique, monstre d’égoïsme et de froideur. Vivre alors maintenant: c’est d’abord la fuite au cabaret puis au bordel, dont il revient pantelant et insatsifait. Puis c’est le regard d’une jeune employée de son service, qui lui apprend le surnom qu’on lui donnait et l’aide à se ressaisir. Enfin c’est cet ultime besoin d’une justification, qui va lui faire faire ce qu’il a défait jusque-là en sa qualité de Chef suprême des travaux publics, et par exemple d’opposer un refus à toutes les requêtes de bonnes femmes en mal de jardins d’enfants et de parcs publics, dans ce Japon de l’immédiat après-guerre (le film date de 1948-52).
    Après un retournement saisissant de la narration, le protagoniste mourant au beau milieu du film, c’est à sa veillée funèbre, passée à grand renfort de saké, qu’on apprend comment Watanabe a bonnement ressuscité avant sa mort…

    Ce sacré Godard n’en finira décidément pas de nous étonner, dont le nouveau film est un superbe patchwork thématique et une façon d’hommage au cinéma, mélange de réflexion sur les pouvoirs révélateurs ou dissolvants de l’image et poème cinématographique par la même occasion. Je ne suis certes pas un godardien très ferré, mais ce film m’a immédiatement saisi par sa densité et son impact, sans rien de bavard ni de cérébral en dépit de l’intelligence de son propos. Ensuite, la visite de l’exposition, réduite au dixième de ce qui était projeté par JLG à la suite de ses démêlés avec le commissaire responsable, dont il a pris seul le relais, m’a également beaucoup intéressé en dépit de son aspect foutoir, pour la démarche qui préside à son élaboration, relevant du jeu de piste à travers le monde tel que le cinéaste se le représente ou tel qu’il l’a pensé « en mouvement », à travers les années et au fil de ses ouvrages. En passant, j’ai constaté la perplexité plus ou moins méprisante de certains (dont le correspondant du Temps), mais je n’en ai pas moins été séduit par l’originalité et la parfaite cohérence de ces «installations », et l’ « affaire » elle-même me plaît assez, finalement, par sa logique toute godardienne… Tout cela que je me suis efforcé de démêler et d’expliquer dans les papiers qui feront la « une » de 24Heures demain, et dont je ne me suis finalement pas trop mal tiré je crois… (Paris, Hôtel Louisiane, ce 10 mai)

    A l’instant nous traversons la Saône. Mais non: à l’instant nous filons déjà à travers le jaune acide des champs de colza cisaillés de vert tendre. Ou encore à l’instant, le front contre la vitre du train à grande vitesse, je me retrouve à la fois ce midi place Saint-Sulpice, en compagne d’Alina Reyes toute souriante dans le soleil éclaboussé d’eau de fontaine, puis sur la terrasse du Mazarin avec Florian mon compère photographe qui me rejoint plus tard dans un salon de l’Institut de France pour y passer un moment, vite avant le train, à écouter François Cheng en veine d’improvisation bien préparée sur le miracle de chaque Instant.
    medium_Ayme2_kuffer_v1_.2.jpgA l’instant nous arrivons à Dole, et du coup j’en aurais pour des pages à célébrer mon (occulte) ami Marcel Aymé côté vouivre et forêts, entre Brûlebois et Le moulin de la sourdine, mais du coup la vouivre me rappelle la taille hyperfine d’Alina Reyes traversant la terrasse du Café de la Mairie, et une heure avant les transes dans lesquelles, à l’hôtel Louisiane, j’ai rendu hommage à Alexandre Zinoviev dont ma bonne amie venait de m’apprendre la mort au téléphone – Zinoviev que je revoyais dans sa cuisine munichoise, incapable même de nous faire un œuf au plat et m’emmenant à travers les rues de la ville, jusqu’à certaine brasserie de sinistre mémoire où Hitler éructa ses premiers discours… et voici qu’ayant bouclé et envoyé mon papier je tombe sur le le vieil Albert Cossery plus déplumé et plus dandy que jamais, sans doute sur le point de gagner sa mangeoire de l’Emporio Armani où quelque mécène lui offre sa spaghettata quotidienne… et voici que mon portable grelotte une fois encore, sur lequel un éditeur ami m’annonce la mort la nuit passée de son père…
    Un instant et nous apparaissons et disparaissons presque en même, un instant et me revient le sourire méfiant-profond-rieur d’Alina que j’imaginais moins menue ou plus sûre d’elle, et dont me ravissent les gestes élégants et le rire frais, un instant après nous nous sommes quittés sur un bec et nous nous retrouvions, avec mon compère Florian, à la terrasse du Mazarin où mon portable se réjouissait, par la voix de René Gonzalez, de notre pleine page de ce matin sur Godard, plus généreuse à ce qu’il me dit que le chichi méprisant de Libé, un instant et nous voilà remontant vers le Jura virant au mauve tandis que ma voisine relève les yeux de Monsieur Ripley qu’elle tient au-dessus d’un ventre rond gainé de soie bleue, annonçant un proche événement…
    Tant d’intersections chaque jour, comme le collage du dernier Godard, tant d’histoires simultanées que nous vivons dans l’instant, et le train remonte à travers les forêts d’où il redescendra en lent vol plané jusqu’au lac cher au vieux mandarin pour qui la beauté ne saurait être sans bonté - à l’instant le soleil n’est plus qu’une rougeoyante boule de feu dans l’indigo du couchant, à l’instant on est comme au bord du ciel et des horizons se perdant en loin tains bleutés… (Dans le TGV, ce 11 mai)

    Pas du tout de l’espèce des mâles dominants, non plus d’ailleurs que de celle des dominés. Plutôt du genre à vivre ses extases dans le torrent cosmique des caresses...

    medium_Coetzee3.2.JPGEn reprenant ce soir la lecture de L’Homme ralenti de J.M. Coetzee, je me dis, par opposition à tant de lectures ne laissant point de traces, que ce livre à la fois astringent et lesté de tant d’observations pénétrantes sur la vie qui va et l’étiolement du désir ou de la simple vitalité, est de ceux qui relèvent de cette littérature « réaliste » qui m’intéresse plus que tout aujourd’hui, plus exactement : de cette littérature poreuse et saturée de réel qui ne se contente pas de reproduire servilement celui-ci mais le recueille et le transforme, le pense, l’interprète et le restitue dans une forme où le fait devient à la fois signe et symbole.

    On était ce matin comme hors saison en ce bord de mer où tous les gris des dunes et du ciel se mêlaient dans une sorte de brume spectrale se déchirant de temps à autre sur des pans de bleu ou de jaune, comme d’une toile en trompe-l’œil ; on se serait cru du côté d’Ostende et non en bord de Méditerranée au seuil de l’été, et la longue perspective des dunes aux crêtes d’herbes sauvages, jusqu’aux lointains indistincts de la colline tachetée de minuscules carrés blancs de Sète, avait quelque chose d’un peu lunaire avec ses silhouettes de promeneurs emmitouflés, me rappelant je ne sais quelle toile de Spillaert... (Au Cap d’Agde, ce 22 mai).

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    Les dunes de Marseillan. Aquarelle, 2006.

  • Le rythme libérateur

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    Avec Sonic Mirror, Mika Kaurismäki et le batteur Billy Cobham illustrent magnifiquement les pouvoirs d’exorcisme de la musique.

    Une séquence finale prenante, et même bouleversante, à la fois du point du témoignage humain et de la sublimation artistique, marque la conclusion, frisant la transe, de Sonic Mirror. En alternance fusionnelle, sur un montage couplé, l’on y voit un groupe d’autistes d’une institution alémanique de Konolfingen danser au rythme des percussions conduites par le batteur Billy Cobham, et, à l’autre bout du monde, un groupe d’enfants des favelas de Salvador de Bahia mener, à grand renfort de tambours, les danses carnavalesques de la communauté locale.
    A quoi rime ce patchwork, auquel s’ajoute le concert d’un big band finlandais conduit par le même Cobham ? Est-ce un nouveau gadget à l’enseigne de la World Music ? N’est-ce pas par voyeurisme opportun qu’on mêle l’observation d’un groupe d’autistes en thérapie aux vacations d’un pair de Miles Davis qu’on a vu aussi aux côtés de Peter Gabriel ?
    medium_Sonic1.jpgNullement. Rien de frelaté dans cette plongée aux racines rythmiques de la musique, imaginée de concert par Marco Forster, architecte de formation établi à Vevey, que sa passion de la musique brésilienne a fait se rapprocher du réalisateur finlandais Mika Kaurismäki (frère du génial créateur qu’on sait…), dont il a produit l’avant-dernier film, Brasileirinho, présenté à Nyon en 2005. Tout à fait conscients des écueils éventuels d’une telle entreprise, Marco Forster et le cinéaste ont tissé ensemble la trame de Sonic Mirror, dont le thème majeur est la vertu libératrice de la musique, en faisant appel à un grand musicien de jazz déjà associé, dans les années 80, aux expériences de l’anti-psychiatrie italienne.
    Le jeune autiste muet prénommé Adrian, visiblement hypersensible au rythme et à la musique, marque, du premier au dernier plan du film, cette présence à la fois emmurée, poreuse, absente-présente, d’un mal psychique auquel fait écho le mal social et identitaire d’une communauté latino-américaine de laissés-pour- compte. Or c’est auprès des petits percussionnistes de Malé, à Bahia, que Billy Cobham va prendre aussi des leçons, comme il apprendra quelque chose d’unique, ainsi qu’il en témoigne, en voyant les autistes « vivre » le rythme et la musique qu’il leur offre. Entre autres scènes fascinantes: ce moment où Adrian, en plein repas commun, se dirige à tâtons vers le piano où il va taper des notes à la recherche d’on ne sait quelle musique intérieure…
    medium_Sonic2.jpgA propos de la séquence finale de Sonic Mirror, Marco Forster précise que ce qui s’est passé était totalement inattendu, imprévisible et finalement miraculeux. «Tout aurait pu foirer. Alors que ce qui s’est passé était comme une preuve, pour les thérapeutes aussi, que la musique ouvrait une brèche…»
    A préciser qu’à la musique fait écho la mélodie des images, belles et sensibles de bout en bout. Si Mika Kaurismäki n’a pas la pureté noire de son frère terrible. Il n’en est que plus ouvert et chaleureux…

    Nyon. Salle communale, le 25 avril, à 17h; et au Capitole 1, le 26 avril à 21h.30.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 25 avril 2007

  • Alain Tanner au plus vif

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    Un film remarquable de Pierre Maillard, le nouveau Plan-Fixe qui lui est consacré et des Ciné-Mélanges de sa plume contribuent à débarrasser l’image du grand cinéaste romand des clichés qui lui collent aux basques.
     

    Ciné-Portrait et lecture thématique de l'oeuvre. Alain Tanner est une légende du cinéma suisse des années 60-80, que l’opinion actuelle réduit souvent au cliché d’un réalisateur politiquement engagé dont l’oeuvre reflète une époque datée, exhalant l’ennui et la morosité. Lui-même remarque aujourd’hui que ses premiers films, dans l’effervescence de mai 68, étaient en phase avec l’esprit du temps, alors qu’il ne sent plus du tout « synchrone » en notre ère de triomphant néo-libéralisme.
    C’est pourtant un Tanner plus essentiel et plus personnel que nous découvrons sous le regard du réalisateur genevois Pierre Maillard, venu lui-même au cinéma parce qu’un film comme Charles mort ou vif lui en a transmis le désir. «Tanner m’a convaincu, le premier, qu’il était possible de faire du cinéma ici et maintenant. De film en film, ensuite, il m’a paru incarner une éthique exemplaire. Les temps ont changé, mais il est toujours resté fidèle à lui-même. Ses films sont d’ailleurs plus « synchrones » qu’il ne le dit lui-même. Ainsi, j’ai vu mes propres enfants captivés par Jonas, et je suis sûr qu’on va y revenir.»
    medium_Maillard.jpgAu début d’Alain Tanner, pas comme si, comme ça, le vieux maître au regard vif parle de la beauté, à la fois essentielle et impalpable, qu’il dit « en fin de compte la seule chose qui importe », par opposition au chaos du monde et à l’univers des salauds et des imbécile dont il n’a rien su faire dans ses films… Or c’est cette beauté d’un personnage (très importants, les personnages de Tanner, et les acteurs tout autant !), cette beauté des lieux qui n’a rien à voir avec l’imagerie touristique (très importants, les lieux de Tanner, d’Irlande en Andalousie ou au Portugal et jusqu’au Milieu-du-Monde !), cette beauté des choses et des lumières que Pierre Maillard met en évidence dans son film, illustrant les thèmes majeurs de l’œuvre au moyen de nombreuses séquences de la filmographie qui donnent envie de retourner à la source.
    « J’ai tenté de dégager le sentiment que m’inspire cette œuvre souvent mal jugée, précise Maillard. Le cinéma de Tanner est très particulier, sans descendance directe. Il y a là une voix unique, comme on pourrait le dire d’une phrase de Ramuz. Avec un humour bien à lui, un sentiment de la réalité, une perception de l’absence ou du décalage par rapport aux normes, une façon de fuir pour se retrouver, un besoin aussi d’échapper à l’enfermement qui sont en somme très suisses… »
    Plan-Fixe. « Il n’y a rien de plus sage qu’un arbre ! », dit Alain Tanner à Jean Perret qui l’interroge pour ce début d’interview en plein air, poursuivi ensuite dans l’intérieur genevois du cinéaste, durant une heure dense, traversée de nostalgies et de tendresse, notamment à l’égard des femmes. De mai 68 à Paul s’en va, son dernier film, le cinéaste amateur de plans-séquences est cadré par Willy Rohrbach avec une sensibilité qui lui ressemble…

    Ciné-Mélanges. Alain Tanner est un auteur : ce n’est pas un scoop. Il l’est ici aussi par la plume, au fil d’un parcours dont son œuvre et sa réflexion sur le monde et le cinéma constituent le labyrinthe, dans l’ordre des lettres de l’alphabet. D’Acteur à Zèbre, nous y apprenons finalement que ses parents, le voyant revenir de ses escapades maritimes de jeunesse (il fut marin avant le cinéma…) et s’inquiétant la moindre pour son avenir, le taxaient en effet de « drôle de zèbre ». En postface, c’est sur le thème de Tanner ou l’optimisme que Frédéric Bas retrace le « chemin fragile » suivi par le cinéaste entre soi et le monde, avant de commenter la filmographie complète de celui qu’anime le désir de « faire pièce à la laideur du monde et au pessimisme qu’il inspire en convoquant la poésie et l’intelligence »…


    Nyon. Visions du réel. Présentation du Plan-Fixe, Alain Tanner, cinéaste, par Willy Rohrbach (images) et Pierre André Luthy (son). Capitole 1, mercredi 25 avril, à 19h.30.
    A paraître au Salon du livre de Genève : Alain Tanner. Ciné-Mélanges. Postface et notices filmographiques de Frédéric Bas. Seuil, coll. Fiction & Cie, 232p.
    Cet article a paru dans l’édition de 24Heures du 24 avril 2007.





  • La vie de poème

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    Grand Corps Malade emballe le public de Beausobre, avec empathie et poésie.

    Grand Corps Malade dit qu’il n’aime pas les gens, mais c’est pour rire, et les gens le lui rendent bien. Comme la vie qui lui a fait un croc-en-jambe, à laquelle il rend le meilleur de sa poésie. Poésie du bitume et de la vie, sans amertume mais non sans nostalgie, poésie toute simple, cousue de mots qui riment au rythme, tagadam du slam. Poésie d’émotion et de tous les jours, de rage parfois mais surtout d’amour : pour sa béquille, sa banlieue de Saint-Denis, une terrasse de Paris qu’il lui semble découvrir au matin du monde, les mots qui disent tous les gris et les couleurs de celui-ci, les histoires de cœur qui sont comme les voyages en train, l’amitié sa meilleure amie, les gens qu’il aime et qui le lui rendent sans se faire prier.

    Ainsi le public de mercredi soir à Beausobre, plus jeune qu’à l’ordinaire, l’accueille-t-il avec les clameurs et les sifflets qu’on réserve aux rockers, même s’il ne s’est pointé qu’une fois jusque-là en nos contrées, l’an dernier à Paléo. Mais Midi 20, son CD qui a cartonné à plus de 100.000 exemplaires, réalisé par son pote musicien Petit Nico, est déjà su par cœur de beaucoup. Les « meufs » adorent à l’évidence ce grand flandrin béquillard au beau regard et à la voix grave, chaude, mélodieuse, sonnant vrai, faite pour faire chanter les mots: chercheur d’or, de phrases et de phases, qui parle avec les sens et se dépatouille sous le triple contrôle embrouillé « de la tête, du cœur et des couilles »…

    Jamais vulgaire pour autant, Fabien Marsaud, devenu Grand Corps Malade après le mauvais plongeon dans une piscine qui a fait un handicapé de cet ancien basketteur, a passé du slam de bar au concert sur grande scène avec un formidable surcroît de présence, en toute simplicité préservée. Ses trois complices musiciens (Nicolas Seguy au piano, Yannick Kerzanet à la guitare et Feedback aux percussions) prolongent en beauté ses dits à capella, enfin une vraie poésie urbaine à larges échappées (de Vu de ma fenêtre à Paroles du bout du monde) se dégage de ses textes atteignant de loin en loin « un véritable état second, une espèce de transe. Qui apparaît mystérieusement et s’envole en silence »… 

     

  • Une oeuvre dictée par la vie

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    Entretien avec Catherine Safonoff

    L'écrivain genevois recevra cette semaine le Prix Dentan 2007. Et le Grand Prix de Littérature de la Ville de Genève, en mai prochain.
    Certains livres semblent marqués au sceau d’une vérité personnelle profonde, que la transmutation de l’écriture rend valable pour tous. Et tels sont, précisément, les deux derniers récits-romans de Catherine Safonoff. Au nord du Capitaine, paru en 2002, évoquait la folle passion de la narratrice, double transparent de l’auteur, pour une espèce de Zorba crétois aussi sauvage et authentique que dangereusement voyou, lequel réapparaît dans Autour de ma mère, journal-roman oscillant entre les tribulations d’une mère nonagénaire irascible et perdue, et les derniers feux d’un impossible amour. Dès La part d’Esmé, son premier roman, Catherine Safonoff était entrée en écriture par les voies de l’exorcisme, sublimé par une écriture de grande qualité. Un manque d’amour initial, les aléas du couple, la difficulté de vivre, mais aussi les cadeaux de la vie, les enfants, les livres, les amitiés, se trouvent rebrassés dans la chronique proustienne et merveilleusement poreuse d’Autour de ma mère.
    - Quelle sorte d’enfant avez-vous été ?
    - Je suis fille unique. Jusqu’à cinq ans, notre famille vivait groupée dans une maison du quartier des Charmilles, où cohabitaient plusieurs générations, avec beaucoup d’enfants, car ma grand-mère accueillait encore des petits Français bousculés par la guerre. Nous vivions là dans une sorte de matriarcat, mené toute en douceur par Marie de Safonoff, la mère de mon père, qui avait épousé un Russe blanc exilé avant la Révolution, lequel disparut bientôt pour claquer sa fortune sur la côte française. Ce fut une bonne époque de mon enfance. Quand j’ai commencé l’école, je me suis retrouvée seule avec mon père et ma mère, et ce fut une autre chanson. Mes parents ne s’entendaient pas. Il y avait peu d’argent. Mon père était électricien aux postes. Ma mère avait repris une vocation institutrice. Pour moi, ce qui comptait était de sortir, pour échapper à leurs disputes.
    - La lecture et l’écriture vous ont-t-elles aidée ?
    - Certainement, malgré le fait qu’à part les livres de montagne de mon père, qui n’était heureux que dans la nature, et les ouvrages scolaires de ma mère institutrice, il n’y avait pas de livres à la maison. Un premier choc, que je dois à une camarade qui rangeait la bibliothèque de sa mère, a été la découverte de Colette, dont j’ai ensuite tout lu. Un vrai cadeau : plus encore que les sujets, c’est la magnificence de sa langue qui m’a enchantée. Par ailleurs, j’ai été sensibilisé à la bonne langue par ma mère. Plus tard, une autre révélation, sur le conseil de Georges Ottino, un professeur que j’aimais, fut celle de Pascal. Ensuite, lorsque j’ai commencé des études de lettres, j’ai pensé consacrer un travail aux romans de Robbe-Grillet. Mais l’écriture, ce fut bien plus tard. D’abord par compensation à des études de lettres où j’avais une peine énorme, et trop peu de moyens financiers. Ensuite par exorcisme existentiel. Mon premier roman, influencé par le Nouveau Roman, illisible et probablement nul, je l’ai écrit aux Etats-Unis, où je me trouvais avec mon second mari, boursier en recherche médicale, pour me prouver que j’en étais capable. Mais mon premier vrai livre, La part d’Esmé, est né d’une nécessité plus profonde : à vrai dire vitale, liée à l’état de malheur dans lequel j’ai vécu après la séparation d’avec le père de mes enfants.
    - Comment Autour de ma mère a-t-il pris forme ?
    - Lorsque ma mère a commencé à décliner, je me suis sentie si débordée, si désemparée par ce qui lui arrivait, avec cette dégradation physique et ce délire qui la prenaient alors qu’elle avait été la raison pure, tout cela, avec ces longs téléphones terribles, a fait que je me suis mise à tenir un journal pour tâcher d’y voir plus clair. D’un autre côté, l’espoir déçu de renouer avec celui que j’appelle le Capitaine accentuait le déséquilibre. Ecrire m’aidait peut-être à rétablir l’équilibre…
    - Ecrire vous est-il aisé ?
    - Très difficile. La grande difficulté consistant à passer de l’observation et de la perception des choses, à leur mise en mots et en forme.
    - Quelle place les enfants ont-ils dans votre vie ?
    - Sans parler du fait que je m’entends bien, aujourd’hui encore, avec mes deux filles, enfanter et vivre avec des enfants a été l’une des grandes expériences de ma vie, avec l’amour. En fait, je crois qu’on pourrait distinguer deux sortes d’écrivains : ceux pour qui les enfants comptent, et les autres…
    - Qu’avez-vous à cœur de transmettre ?
    - Peut-être ceci : qu’entre le monde et nous on peut établir un lien de parole, à la fois joyeux, sensible, triste s’il le faut, mais vivant. Que la parole entre deux êtres compte. Qu’il est important de se parler et de s’écouter les uns les autres. J’aime, pour ma part, écouter ce que les gens disent.
    - Avez-vous le sentiment d’être un écrivain ?
    - Pas plus aujourd’hui que jamais. A vrai dire, j’ai hâte d’en avoir finir avec les obligations que m’imposent ces prix et ces honneurs. La somme de 40.000 francs du Grand prix de la Ville de Genève, plus les 6000 francs du Prix Dentan, représente évidemment un sacré « paquet » pour moi, et je suis sensible à la reconnaissance, mais je me sens un peu écrasée par tout cela.
    - Avez-vous de la peine à subvenir à vos besoins ?
    - Je ne me plains pas. Lorsque mon père, résolu à en finir avec la vie, à l’âge de 82 ans, m’a appelée auprès de lui, il m’a dit qu’après sa mort j’aurais à me rendre à telle banque pour y retirer une certaine somme. Mon père, qui me refusait l’achat d’une paire de souliers lorsque j’étais adoéescente, y avait déposé pendant cinquante ans des bons de caisse, sur lesquels je vis encore… A présent, réconciliée avec lui, je vois mieux combien je ressemble à cet homme, si près de ses sensations immédiates, et qui avait des mots assez bruts, comme le sont mes pensées avant que je ne les police par les mots…
    - Votre père et le Capitaine ont donc une ressemblance…
    - Vous avez raison de faire ce lien. De fait, c’étaient deux êtres bruts de décoffrage, comme ont dit, avec une même force et une même pureté. Sans référence à Freud, je pense qu’il y a dans ma passion une recherche de mon père. C’est ce qui me faisait courir après cet homme. Dit comme cela, cela parait un peu vulgaire. Mais c’est bien de ça qu’il s’agit : d’ailleurs c’est très bien que, dans la vie, nous courions après quelqu’un…
     

    medium_Safonoff.2.JPGCet entretien a paru dans l’édition de 24Heures du 17 avril 2007.  Photo: Florian Cella.

    Catherine Safonoff. Autour de ma mère. Zoé, 2006.

  • Une voix inconnue, cette voix amie

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    En lisant Faits, II, de Marcel Cohen

    On se dit, tant il y a de choses, qu’il n’y a plus rien. On est saturé. On croule sous les livres. Trop de tout, et les voix s’y perdent, on n’entend plus rien qu’un vague brouaha. Plus de voix: autant dire plus rien
    Et puis, comme toujours quand on allait renoncer, comme toujours il y a ce dernier recours, comme ce matin, sans crier gare, il y a cette voix, cette voix inconnue, cette voix aussitôt reconnue comme amie, cette voix que j’entends avant l’aube en lisant ces quelques pages de Faits, II de Marcel Cohen.
    Je ne savais pas, jusque-là, qui était Marcel Cohen. Rien lu de lui. Pas même Le grand Paon-de-nuit. Grave lacune. Mais en le lisant je l’ai reconnue, cette voix amie. J’ai reconnu la voix que j’entends lorsque je reprends En ce moment précis de Dino Buzzati, lorsque je lis les essais nimbés de nuit de Pietro Citati ou lorsque je lis Max Dorra ou Annie Dillard, à chaque fois aussi que je lis un autre Marcel…
    Marcel Cohen, dans Faits, II, parle de ces faits qui nous révèlent, l'humanité, et qui sont donc des débuts de fables. C’est par exemple ce château en Espagne dont une jeune femme a rêvé et qu’elle n’en finit pas de retaper en dépit de mille difficultés, et c’est notre vie. Ou ce sont ces mots recueillis d’un vieil homme qui vivait en bordure des voies de triage de Drancy, dont la femme dormait mal à cause des cris. Ou c’est ce que raconte un commandant au long cours qui peine à reprendre la mer. Ou c’est l’évocation du refuge de Clara Haskil dans la chambre 88 de l’hôtel Lutetia, précisément dans celle-ci où elle ignore que des cris ont été arrachés et pas une autre. Ou c’est cet enfant malmené par son père, dans la rue, qui se laisse traîner et que nous voyons se laisser tomber et retomber comme si on l’emmenait à l’abattoir, mais nous ne savons pas s’il feint ou s’il endure plus qu’on ne saurait dire – simplement le fait est là…
    On lit quelques pages des Faits, II de Marcel Cohen, puis on en a pour une journée à songer. Une voix nous accompagnera tout le jour: cette voix inconnue mais amie. Disons un peu pompeusement : la voix de la question humaine, la voix de la bonté, la voix de la douleur ou de l’étonnement, la voix qui sourd de la nuit et du brouhaha – la voix de l’humanité…
    medium_Cohen.jpgMarcel Cohen. Faits, II. Gallimard, 308p.

  • Ange et démon

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    Un roman russe, d'Emmanuel Carrère 

     Un écrivain a-t-il des droits spéciaux sur les siens ? Un secret de famille qu’il viole en fait-il un salaud ? Jusqu’où lui est-il permis d’exposer ceux qu’il aime au regard de tous ? Telles sont les questions que pose Un roman russe d’Emmanuel Carrère, lequel a choisi, malgré la prière instante de sa mère, de parler de la destinée tragique, et peut-être infamante, du père de celle-ci. La mère en question n’étant autre qu’Hélène Carrère d’Encausse, fameuse historienne de la Russie  et actuelle secrétaire perpétuelle de l’Académie française, la transgression du secret revêt une signification particulière, sachant aussi que la grande dame a renoncé à une carrière politique de haut niveau du fait même des soupçons portés sur la fin de son père, vraisemblablement liquidé par des épurateurs en 1944, pour faits (non avérés) de collaboration.

    Malgré les suppliques de sa mère, lui faisant valoir une double libération, pour elle autant que pour lui, et la condition de sa liberté d’écrivain, Emmanuel Carrère a donc choisi de « casser le morceau » sur les tribulations de son grand-père maternel, Georges Zourabichvili, en lequel il découvrira un sombre reflet de sa propre personnalité.

    A vrai dire, les détails relatifs aux faits et gestes du père de sa mère, émigré russe mal adapté à la société française qui vécut le plus souvent loin de sa femme et de ses enfants, restent ténus. L’essentiel du portrait de cet intellectuel cultivé, naguère brillant mais incapable de s’accomplir, se dégage de lettres que le frère de sa mère  remet à Emmanuel, à l’insu de celle-là. Il y apparaît comme un « homme du souterrain » à la Dostoïevski, cultivant la haine de soi. S’il trouve un emploi auprès de l’occupant allemand du fait de ses connaissances linguistiques, rien ne prouve qu’il fut collabo et pas plutôt  victime de la délation pour de plus sordides motifs. Mais le doute ronge plus que la certitude.

    La fiction dépassée par le réel

    Un cliché réduit le « roman russe » à des embrouilles passionnelles sado-masochistes dont les « possédés » de Dostoïevski seraient un modèle. Or il y a de ça chez Emmanuel Carrère, dont on se rappelle la fascination qui l’a retenu, sept ans durant, sur L’Adversaire, chronique hyper-réaliste consacrée au mythomane assassin Jean-Claude Romand qui massacra toute sa famille après avoir vécu une double vie de prétendu grand médecin, dix-huit ans durant.

    De la démoniaque affaire de Romand, qui l’a exténué, Carrère va rebondir ici dans une triple intrigue vécue dont son grand-père et sa jeune amante française Sophie seront les protagonistes, après un premier épisode russe non moins réel qui le voit, à l’occasion d’un reportage (dont est issu un film remarquable), approcher le dernier prisonnier vivant de la IIe Guerre mondiale, un vieil Hongrois perdu dans un asile psychiatrique de Kotelnitch.

    « Je suis pour le réel, rien que le réel », écrit Emmanuel Carrère, dont le roman est truffé d’effets de réel, précisément, comme celui qui consiste à soumettre son amie à un jeu érotique pervers par le truchement d’une nouvelle publiée dans Le Monde. Mais ledit réel est parfois un romancier plus tordu que l’auteur d’Un roman russe, et notamment en Russie où une autre tragédie sanglante va précéder la fin misérable de sa relation passionnelle avec Sophie.

     « Est-ce que j’ai tenté le diable ? Est-ce que c’est mon destin de le tenter, quoi que je fasse ? » se demande l’écrivain confronté aux conséquences bien réelles de ses dangereuses fictions. Nul doute, mais son excuse est alors de s’exposer lui-même jusqu’au bout, et d’expliciter enfin, dans une déchirante lettre finale à sa mère, le motif de sa transgression. « Tu t’es interdit de souffrir mais tu as interdit aussi qu’on souffre autour de toi », lui écrit-il ainsi. « Tu ne nous a pas niés, non, tu nous as aimés, tu as fait tout ce que tu as pu pour nous protéger, mais tu nous as dénié le droit de souffrir et notre souffrance t’entoure au point qu’il fallait bien qu’un jour quelqu’un la prenne en charge et lui donne voix »…

    Emmanuel Carrère. Un roman russe. P.O.L. , 356p.  

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 20 mars 2007.

     

  • Notes au vol

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    Le conditionnel de notre enfance, c'était la clef des mondes. On serait sur une île. Toi, tu ferais les Indigènes et moi je serais Surcouf. J'arriverais de la mer, je débarquerais de ma caravelle et, sabre au clair, je te décimerais: “En garde. moricaud !”

    Des mots, des images, des inscriptions qui bruisseraient dans l'air de la page comme les feuilles vibrantes d'un grand arbre à la fenêtre du soir. Tantôt un murmure, un chant, une mélodie, et tantôt une pensée qui s'envole soudain - mais d'où vient le souffle qui l'emporte Dieu sait où ?

    C'est à leur capacité de pardon que je reconnais ceux que j'aime: toute rancoeur dissipée dès lors que nous reconnaissons le partage de nos fautes, et baste, ne nous quittons jamais que réconciliés.

    A jamais lié au don de joie: le don des larmes.

    Après qu'on a refermé le dictionnaire, les mots continuent de chuchoter. César fait la cour à césarienne, la diva feint d'ignorer la divette qui s'en soucie comme de colin-tampon, se sachant plus proche que l'autre de dividende et de divinité; et là-bas, dans les allées d'hiver, snow-boot snobe socque: “Mes snow-boots que j'avais pris par précaution contre la neige”. (Marcel Proust).

    Dessin d'Aloyse. Musée de l'art brut, Lausanne.

  • Voir la musique

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    CHOSTAKOVITCH. – Je me demande comment écouter cette musique, et comment en dire quoi que ce soit ? Certaines musiques font parties de nous et en parler revient à parler de nous. J’entends en ce qui me concerne : le Bach de mes douze ans, claironnant sur le premier pick-up familial à l’enseigne de la collection Disco-Club, comme la machine à coudre Singer de ma grand-mère dans sa véranda donnant sur le parc aux volières - le Bach et le Mozart et le Beethoven, trio de base de la famille de base en pays protestant, avant le déboulé de la horde barbare dans les carrées adolescentes, Stones en tête.
    Jusque-là Chostakovitch m’évoquait essentiellement du cinéma, style Russie de Parajdanov à la fonte des neiges ou Stalingrad en plein braoum, à l’exception de la 5e Symphonie dans laquelle j’étais entré au Japon durant la tournée de l’OSR de 1997 que j'avais suivie, mais c’est un univers insoupçonné que je découvre aujourd’hui : comme une partie de cosmos que soudain éclairent des projecteurs de guerre. Le ciel est donc encore plus réel qu’on ne croyait. C’est une sculpture dédaléenne en n dimensions dans laquelle on voyage comme un drone en retrouvant des formes inimaginées mais qui existaient pourtant en nous, sur quoi tout est à reconstruire : ça demande un effort. Alors au boulot, tovarichtch, ferme les yeux et tâche de voir de toutes tes oreilles…

    Olivier Charles. Soleil cosmique. Huile sur toile, 1978.