Poésie de Fabio Pusterla
La poésie qui me parle vraiment est aujourd’hui rarissime, mais dès que j’ai « entendu » la voix de Fabio Pusterla, dès que je suis « entré » dans ses images et sa musique, dès que j’ai « vu » les objets tels que l’éclaire la lumière de ses mots, il m’a semblé ressentir la même amplification de présence, le même sentiment de dilatation intérieure et de perception accrue que j’ai pu éprouver en forêt ou dans les grandes villes à la lecture de Pavese ou de Saba. Philippe Jaccottet, dont Pusterla a traduit plusieurs recueils, dit très justement de sa poésie que « tout, à travers sa voix ferme, sobre, admirablement maîtrisée, est toujours à la fois quotidien, proche, vrai et vaste, réel et néanmoins mystérieux », comme je l’ai ressenti si fortement tout à l’heure, rangeant mes livres et retombant dans Une voix pour le noir, premier recueil en version bilingue que j’aie lu de lui, sur ce Paysage dont je dois recopier ici chaque mot dans nos deux langues :
Ici, il pleut des jours entiers, parfois des mois.
Les pierres sont noires d’averses,
les sentiers lourds.
Sur le bord des canaux :
Têtards, ferraille sombre. Une valise
goudronnée.
Un filet d’huile coule
sur le gravier. Dessus, du ciment
Si tu grattes la terre : des déchets,
briques écaillées, dents de lapins.
On peut penser à des bruits humains,
des pas, balles de tennis. Voix éventuelles.
Tout débris est admis à condition d’être inutile.
Comme il s’agit du vide il y a de la place pour tout,
Et ce peu qu’il y a, est comme s’il n’était pas.
Même les voies sont parfaitement inertes,
les lézards immobiles, les wagons
oubliés.
Et puis le poulailler. Les choses sans histoire.
Ou dehors. Une brouette
Qui n’a pas de roues. Un puits. Un seau pourri
Sans fond. Le prénom d’un idiot :
Luigino. Plumes dans le grillage, de poule.
Trous dans le grillage. Intrigues rompues.
Ce que vous n’appelez pas cruauté.
Je suis ceci : rien.
Je veux ce que je suis, fortement.
Et les mots : maintenant personne ne mes les volera.
Ce qui se chante en italien :
Qui piove per giorni interi, talvolta per mesi.
I sassi sono neri d’acquate,
I sentieri pesanti.
Sul bordo delle rogge :
Girini, latte scure. Una valigia
Incatramata.
Un filo d’olio cola
Sulla ghiaia. Sopra, cemento.
Se gratti la terra : detriti,
mattoni scagliati, denti di coniglio.
Si possono pensare rumori umani,
passi, palle da tennis. Voci eventuali.
Ogni frantume è ammesso purché inutile.
Siccome questo è il vuoto c’èposto per tutto,
E quel poco che c’è, è come se non ci fosse.
Anche i binari sono perfettaments inerti,
Le lucertole immobili, i vagoni
Dimenticati.
E poi il pollaio.Le cose senza storia.
O fuori. Una carriola
che non ha ruote. Un pozzo. Un secchio marcio
privo di fondo. Il nome di uno scemo :
Luigino. Piume dentro la rete, di gallina.
Buchi dentro la rete. Trame rotte.
Quello che no chiamate crudeltà.
Io sono questo : niente.
Voglio quello che sono, fortemente.
E le parole : nessuno adesso me le ruberà.
Cette poésie, cette lumière noire, ce chant muet me rappelle Tarkovski.
Et cette vision de nos enfants petits :
Sommeil de Claudia et Nina
Tu disais que le jour
l’obscurité reste dans les armoires,
ou derrière les montagnes,
et ne sort que vers le soir,
quand on peut dormir
et avoir peur.
Mais c’est une nuit d’insomnie, pleine lune,
et derrière chaque fissure l’air palpite,
magnétique, je devine
presque chaque repli des bois.
Ainsi je compte vos
respirations, corps ici tout près : longue vague
qui monte lentement et descend, qui revient,
Et dessous, des abîmes, la danse des murènes.
Fabio Pusterla. Une voix pour le noir (poésie 1985-1999). Préface de Philippe Jaccottet. Traduit de l’italien par Mathilde Vischer. Editions d’En Bas, 2001.