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littérature - Page 27

  • La vérité selon Sacha Guitry

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    Succès « classique » immédiat avec Le nouveau testament, pièce étincelante à voir au Théâtre Kléber-Méleau, à Lausanne.
    Une fois de plus, la formule « maison » fait gazer l’usine, si l’on ose dire. Sur un texte avec lequel on le sent pleinement en phase (la double thématique de l’âge et de la sincérité le touchent à l’évidence), Philippe Mentha règle une mise en scène claire et nuancée, quant à la direction d’acteurs, avec sept autres comédiens tous coulés dans leur personnage. A ces atouts s’ajoutent ceux de l’ «emballage cadeau» traditionnel, avec un superbe décor art nouveau signé Jean-Marc Stehlé, des costumes de Patricia Faget et des éléments musicaux griffés Nino Rota.
    Programmer Sacha Guitry ne revient-il pas à flatter le public, avec ce qu’il faut de bagatelle saupoudré de bons mots à la parisienne ? On pourrait le croire, tant l’image du brillantissime acteur-auteur reste liée à la figure du tombeur de haut vol dont on répète les formules fleurant le cynisme. Comme un Courteline, un Feydeau ou un Labiche, le théâtre de Guitry est souvent réduit aux dimensions du « boulevard », décrié après la Deuxième Guerre mondiale. Mais on revient à ces « vieilles lunes » pour y découvrir des auteurs moins superficiels qu’on avait cru. Le nouveau testament en est la meilleure preuve, même si l’on y rit beaucoup, chose naguère suspecte…
    La vie des Marcelin n’a pourtant rien de rigolo au moment où le rideau se lève : le docteur et sa femme, la cinquantaine passée, ne partagent plus que les mondanités. Monsieur aimerait mettre sa vie «en révolution», engageant alors une nouvelle secrétaire, mais Madame, qui a déjà un jeune amant, ne voit pas d’un bon œil la jolie élue. L’hypocrisie règne d’ailleurs tous azimuts, et c’est un véritable tissu de mensonges dans lequel l’intrigue va soudain faire un trou gros comme ça à la faveur de la lecture inopinée du testament de Marcelin par sa femme et ses amis, qui le croyaient noyé. Passons sur le détail…
    On sait Philippe Mentha fan de Molière. Or on retrouve du contempteur de la tartuferie, dans une société aux règles tombant en désuétude, chez le Guitry à la fois cinglant et philosophe, comme apaisé par l’âge, ciselant ici une galerie de portraits d’une réelle densité. Les scènes où le docteur vieillissant parle avec son ancienne amante, femme de son plus proche ami, ou avec la jeune fille qui ne sera pas sa maîtresse, comme le craint sa femme, puisqu’elle est… le spectateur verra bien qui, dégagent une réelle émotion, tendre et nostalgique.
    Finissons par les fleurs aux huit comédiens réunis : Mentha (Marcelin) en tête, donne le ton de la justesse, Juliana Samarine (Lucie Marcelin) y ajoute une frémissante force fragile, entre angoisse de vieillir et désir de jouir encore, Juan Antonio Crespillo (son jeune amant) campe un irrésistible bellâtre piaffant, Virginie Meisterhans (la jeune secrétaire) éclate de juvénile crânerie, Caroline Cons (l’ancienne chérie du docteur) séduit autant par sa grâce survivante, Maurice Aufair (mari pataud de la précédente) ronchonne comme il faut, enfin Edmond Vuilloud compose une valet de chambre snob à souhait tandis que Lise Ramu dessine une silhouette de secrétaire sévère qui fait contre mauvaise fortune sourire résigné : vieillir se fait aussi dans l’inégalité. Poil au nez.
    Bref, mordant mais amical, Sacha Guitry fait une fois de plus assaut d’esprit, mais aussi de cœur, et le public savoure le cocktail.
    Lausanne-Renens, ch. De l’Usine à gaz. Ma-me-je, 19h : Ve-sa, 20h.30. Li, 17h.30. Relâche lundi Location : 021 625 84 00, ou 021 619 45 45.
    Photo: Carole Parodi

  • Next stop Paradise

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    Du mode de locomotion le mieux approprié à l’accomplissement d’un symbolique dernier voyage. Des images longtemps enfouies qui resurgissent à la faveur de cet étrange périple au bord du ciel.

    Le paradis ce serait: le paradis ce sera de rouler en Grosschen jusqu’au Vieux Quartier, en Grosschen ou en Minimax à l’abri des blindages, en Minimax ou, si tout est détruit, par la ligne souterraine du Littlebig.
    Je dis Grosschen parce que je suis de nature optimiste. Optimiste mais non écervelé ou inconséquent. Je dirai plutôt: optimiste malgré tout. Capable tout à fait de me représenter le pire, et par exemple la destruction complète de tout ce qui fut, avec la conviction cependant qu’une certaine partie du Vieux Quartier sera toujours debout et la cathédrale, la cathédrale et le jardin aux volières.
    La Grosschen serait idéale pour accomplir vite ce très long voyage, et d’abord pour la beauté du geste. La Grosschen bat en effet tous les records de ce point de vue.
    56203161.jpgVoir l’immense piécette à nacelles rouler, au déclin du jour, sur une autoroute déserte ou dans une forêt à l’heure du silence, est un enchantement. Lorsqu’elle est immobile, la Grosschen évoque, à l’évidence, la Grande Roue du Prater de Vienne, mais on comprend, au moindre mouvement, qu’elle est incomparable, surtout du fait de ses possibilités infinies de remodulation, non seulement mécanique mais cinesthésique, et cela compte pour le fidèle disciple de Baudelaire que je suis.
    Je m’explique en deux mots: il n’y a qu’à bord de la Grosschen qu’on puisse entendre si distinctement la couleur précise de tel parfum ou détailler telle gamme de goûts à l’oeil nu.
    Contrairement au Minimax, blindé et bruyant, ou au Littlebig sujet à pannes souterraines, la Grosschen marque le top du génie humain qui associe l’archaïque roue de moulin, le cerceau de nos enfances et l’accélérateur de particules dernier modèle.
    Or tel est mon voeu Monsieur Dieu: qu’au moment où, la Grosschen me transporte au Vieux Quartier et que Vous me laissiez prolonger d’une vie ou deux, le temps au moins d’écouter une fois encore la Black and tan fantasy auprès des quelques vrais amis en compagnie desquels le temps n’a jamais existé.
    Par avance je me réjouis de ce voyage immobile où tout me sera rendu comme à l’enfant derviche que le Barbare décapite. Tout me sera rendu parce que tout me sera dû à ce moment-là, je n’aurai pas de compte à rendre, Monsieur Dieu connaît ce langage: je n’aurai pas besoin de Lui faire un dessin.
    1354432552.JPGC’est aussi bien par pur désir que je crayonne à présent ce portrait de mon amour à la nacelle. Combien d’ici je nous vois, mon amour et moi, prendre place à bord de la Grosschen. Jamais mon amour ne m’accompagnait au Luna Park, mais cette fois ce sera cette fois ou jamais, et c’est depuis le premier jour qu’il n’y a plus de jamais entre nous.
    A bord de la Grosschen nous rassemblerons, dans le désordre, tous les fragments de l’Imago. Il me suffira de penser ceci et ceci sera, de désirer cela et cela sera. J’inscrirai le mot Donau dans la case de sélection sensible du computeur de bord et tout aussitôt je me retrouverai dans les gazons exquis de l’enfant Danube où nous plongions nos corps de garçons élastiques, l’été de nos quatorze ans, ignorants du dernier coup de flingue du vieil ado désespéré, ce 2 juillet 1961 devenu jour de la saint Hemingway - mais je racontais à Thomas ses chasses et ses corridas tandis qu’il tirait sur sa Chesterfield d’un air de corsaire -, la Grosschen fera son effet quand elle s’immobilisera dans le chemin privé de la typique villa de notable du Doktor sûrement enterré, et je tâcherai de reconnaître mon bel ami sous les traits du nouveau Doc à l’americaine, yes it’s me, do you remember nos bains de minuit dans le lac de Constance ? et son odeur de gosse de riche n’aura pas changé qui sonne toujours comme du Telemann dans la salle de bain matinale où nous comparons nos dotations, Kölnwasser 4711, belle prestance et cette autorité transmise du chamane de province, mais la Grosschen ne pourra s’attarder, juste une dernière sèche comme lorsque nous nous planquions dans les trouées de sangliers, tschuss Tom, see you, et ce sera reparti pour le paradis.

    L’agrément de la Grosschen tient à sa double maîtrise des phénomènes ondulatoires et corpusculaires. Un rêveur jeté dans l’espace sur son rocking chair tournant, qui prend connaissance dans un journal des dernières nouvelles du siècle tout en écoutant l’Andante du Quintette à cordes en ut majeur de Schubert peut figurer, dans sa double relation à l’espace (cherra-t-il, cherra-t-il pas ?) et au temps (fonce-t-il amont ou aval ?), la situation du voyageur en Grosschen et son aperception nouvelle des deux infinis.
    De là-haut nous découvrons l’océan de notre mémoire, et dans la botte d’icelui: l’aiguille trotteuse de notre première montre d’enfant.
    Je me souviens pour ma part que ma première montre n’avait que des chiffres peints et se mangeait, fourrée de chocolat noisette. C’est pourquoi j’aime tant voir passer les cargos de cacao dans mes rêveries antillaises, et que me trouble la nature double de l’oeil de l’écureuil.
    Nous avons détesté, mon amour et moi, la pléthore des écureuils du Schubertpark de Vienne, mais combien de documents photographiques attestent l’intensité paisible des heures que nous avons passées là-bas à nous couler l’un dans l’autre, là-bas et dans la chambre du grand bouleau.
    Monsieur Dieu comprend cela, qui nous entendait remuer dans le berceau de feuilles, accoudé mine de rien à son bar à liqueurs, Monsieur Dieu ressentait pleinement la félicité de ces deux corps se buvant l’un l’autre à lentes lèvres dans la pénombre ocellée de la chambre de bois comme suspendue dans la maison de feuilles, et pour Lui rendre justice je le dis: Monsieur Dieu se sentait, aux moments d’effusion, comme le pur lapin de lune quand il bondit sur le ventre du nouveau pubère visité par la sirène, premier coup de queue et quelle surprise si Madame Mère levait le drap, mais maintenant, mon amour et moi, tout se fond dans le goût d’un mot soupiré que Monsieur Dieu fait semblant de ne pas entendre, le sachant notre secret.
    Je fais confiance au Grand Mécanicien capable de concevoir une merveille de la catégorie de la Grosschen. C’est à la fois le Leonardo de l’Homérie et le Niels Bohr des algorythmes polyphoniques, mais rien dans les mains rien dans les poches, et quelle ingénuité malgré son grand savoir, quelle ingénuité dans la conception du moindre détail combinant l’utile et l’agréable de la Grosschen. On ne va pas en faire le catalogue, mais quelles trouvailles que l’allume-cigare à carillon tibétain ou que l’éventail à confettis. Combien tout cela me rappelle la fête du Bois de nos enfances...
    Ensuite que roulant donc vers le Vieux Quartier, se développe en effet une autre analogie visuelle qui me remplit de la musique des voltigeurs, et c’est alors l’ivresse de la fête des enfants qui me comble, et mon amour.
    Elle s’y revoit comme de cette après-midi: elle a sa jolie robe blanche à rubans. Moi j’ai l’air toujours un peu patate de l’enfant timide, mais je suis fier de ma casquette de pirate et je m’inscris à la poste américaine en tâchant de ne pas me faire voir de l’instite qui décrie ce marché d’amour.
    Tu paies un franc, le type aux casiers te donne un numéro que tu épingles visiblement sur ta personne, ensuite de quoi tu pars à la chasse à la femme de ta vie. Tu repaies un franc si tu en repères une pour lui laisser un billet doux que le type glisse dans le casier au numéro de l’élue, et tu attends de voir si ça mord en regardant les voltigeurs dans le méli-mélo de toutes les musiques.
    De la poste américaine ne me reste que le goût doux-amer des premières petites défaites, car il va de soi que celle qui m’attire se gêne autant que moi, ou que j’en invite deux à la fois par distraction, qui ne voient pas que je les observe de derrière le stand d’un marchand de gaufres avant que de me refondre dans la foule, mais le temps que j’attends me remplit de musiques, et c’est cela aussi que par avance je remercie Monsieur Dieu de me permettre d’écouter avec elle dans le mouvement berçant de la Grosschen en route pour le Vieux Quartier.
    Et là je retrouve tout comme c’était: j’ai repéré de loin le beffroi de la cathédrale et les apôtres aux couleurs passées; une arête du contrefort de la colline a résisté à la tempête de temps en sorte que toutes les hautes étroites vieilles bâtisses médiévales de nos vingt ans continuent de défier le vide; et là-bas je distingue les silhouettes pensives de mes amis dans le jardin aux volières.
    Ce serait, ce sera cela le paradis: l’anneau qui nous unit facilitera tout déplacement dans les dimensions aléatoires et nous épargnera le ricanement du Mauvais et de ses légions mortifères.
    Je ne me demande pas ce que nous faisons là. Il n’y a plus de pourquoi qui tienne. On a compris que le Vieux Quartier figurait le haut lieu de nos premières amours et de nos vingt ans ingénus et bêtes, mais il y a tellement plus encore dans ces murs décatis et ces velours, ces arches et ces escaliers, ces passerelles, ces latrines en plein ciel, ces alcôves, ces terrasses étagées dans le chèvrefeuille, ces chambres proches où l’on s’est aimés, et tout nous est rendu jusqu’à l’instant dernier où l’on se rappellera que c’est là que tout a commencé, mon amour, quelque part dans quelque bar.
    Le paradis c’est que c’était un village. Le paradis c’est que c’était un jardin. Du haut de leur ciel peint les anges enviaient nos peines de coeur et notre lancinant mal de vivre, ou nos corps tendres, nos tendres âmes.
    Il n’est point besoin de descendre de la Grosschen pour y goûter encore: tout nous est rendu dans l’instant, tous les rôles et chaque voix appropriée.
    2007653948.jpgLe paradis c’était ta voix sous les draps étoilés par nos ébats, mon amour de ce moment-là, tandis que sonnait le marteau du rétameur au chant de baryton léger, dans la cour d’à côté, le paradis c’était de s’aimer au milieu de tout ça.
    Il y a cent personnages aux fenêtres du Vieux Quartier l’instant suivant le coup de feu signifiant que l’étudiant désespéré s’est fait sauter la tête au numéro treize, puis on en parle dans les cafés, puis on repeint les murs ensanglantés, puis c’est l’hiver, on gèle, puis le printemps revient et c’est l’été où des jeunes gens tout nus dévalent l’escalier pour en faire voir au bourgeois.
    Le paradis c’était notre bohème au Vieux Quartier, me dis-je en actionnant les leviers de la Grosschen et voici que, levée toute mélancolie, la roue se remet à tourner.
    Alors, et peut-être pour toujours, avec mon amour, nous nous laissons emmener.
    Monsieur Dieu, laissons-lui ça, est un machiniste stylé. Il n’y a plus de temps maintenant. Tout nous a été rendu et nous nous dirigeons vers la mer.
    Nous y arriverons ce soir, sûrement à l’instant du rayon vert. Nous nous trouverons, même si c’est tard, un petit hôtel pas cher comme nous les aimions bien. La nuit venue nous nous attarderons dans la véranda pour écouter l’océan. Mais cela encore d’important mon amour: ne pas oublier d’envoyer une carte aux enfants.

  • Coups de coeur

     

    1065220777.JPGAnne-Marie Jaton au débotté

    Georges Simenon. Lettre à mon juge. Le Livre de poche. «Georges Simenon est souvent cantonné dans le rayon policier, alors que les tragédies du quotidien de ce grand écrivain  révèlent, sur le simple ton du constat, l’inquiétante fragilité humaine. Lettre à mon juge m’est particulièrement cher, parce que ce roman nous rappelle que nous pourrions tous, demain, être saisis de vertige, devenir des assassins, et que nous aimerions alors qu’au moins un homme sur la terre nous comprenne avant de nous juge1942363666.jpgr. On se sent ainsi tout proche de Charles Alavoine, respectable médecin qui a tué sa maîtresse après avoir été dominé par les femmes. »

    J. M. Coetzee, Elizabeth Costello. Points Seuil, 348p. «Après la série de romans à valeur de fables politiques qui ont fait sa célébrité mondiale et lui ont valu le Nobel, Coetzee a signé plusieurs livres plus personnels. Il y a sans doute de lui dans la célèbre romancière vieillissante de ce roman que j’aime parce que la protagoniste réfléchit sur ce que sont la littérature, la lecture, les mots qui nous façonnent et nous « guident », s’y interroge sur la compassion, la charité, l’ « obscénité » liée à la guerre plus qu’au sexe, la vérité612284386.jpg qui réside peut-être simplement dans l’existence de grenouilles grandes comme le petit doigt de la main...»

     La patience du brûlé de Guido Ceronetti. La Patience du brûlé. Albin Michel, 452p.  «Rien de convenu ou d’attendu dans  ces Carnets de voyage 1983-1987 d’un observateur acerbe de la « pollution » contemporaine, au sens le plus large, que lit un ami en prison et que j’essaye de relire à travers les yeux de celui-ci : fragments, tristesse du monde, fulgurances, compréhension de tout enfermement et de toute amputation, drôleries de marionnettiste, œuvre d’un écrivain terriblement aigu, immergé, à s’y noyer, dans une écriture-océane, où alternent les moustiques, Yom Kippur, Goya, le thé et les fraises, qui 800262380.JPGécrit que « nous sommes des êtres fragiles et terrifiants, faibles et effrayants »…

    Anne-Marie Jaton, professeure de littérature française à l'Université de Pise, a signé de nombreux ouvrages, notamment sur Lavater et Cendrars, dont les derniers sont consacrés à Nicolas Bouvier et à Charles-Albert Cingria, parus dans la collection Le Savoir suisse. Elle en prépare un nouveau sur Raymond Queneau.

  • Magiciens de l'écart

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    Rose-Marie Pagnard et Jean-Marc Lovay déploient, aux marges du fantastique et de l’art brut, des univers dont la logique délirante rejoint nos sources populaires.

    littérature,poésie
    Depuis qu’il a commencé de rêver éveillé plume en main, en rédigeant d’abord une Epître aux Martiens entre deux joints et trois virées, qui lui valut illico le prix Georges-Nicole à vingt ans mais ne fut publié qu’en 2004,  Jean-Marc Lovay n’a cessé de refaire le monde à sa façon, en défaisant de plus en plus celui qui nous impose ses lois pour imposer celles de ses imaginations et de sa langue, celle-ci et celles-là s’engendrant mutuellement.

    Dans Les régions céréalières (Gallimard, 1977), de façon plus ample et plus construite qu’en son anarchisante épître initiatique nourrie de contre-culture d’époque, Lovay développa une fresque aux allures d’allégorie poético-politique rappelant les fables de Kafka et préfigurant celles d’Antoine Volodine, sans la profondeur de celui-là ni le discours critique de celui-ci, mais au fil d’une anti-logique personnelle qui allait, du Convoi du colonel Fürst à Asile d’Azur, entre dix autre titres, se délester de plus en plus des liaisons intelligibles, au profit des images proliférantes et des rythmes, des sonorités, des moulures et des tournures d’une écriture à la fois musicale et picturale, dont les mots évoquent plus qu’ils ne signifient. Poète plus que romancier, Lovay anime ses personnages comme le ferait un manipulateur malicieux de marionnettes oniriques; il y a chez lui d’un rejeton alpestre de  Michaux ou de Roussel; d’un orphelin de Rousseau largué au bord d’une autoroute, soignant sa mélancolie avec le vieux fonds d’humour et de sens esthétique des sculpteurs sur bois du Lötschental ou des découpeurs de frises en papier du pays d’En-Haut.

    littérature,poésie

     

    Réverbération serait alors ce balbutiement facétieusement  vengeur d’un illuminé écolo-bricolo de souche plus helvète qu’on ne croirait, enfui de toutes les églises dans sa chapelle de chaman des hauts gazons.

    La filiation romantique

    1207615992.JPGUn vénérable critique prétendait que l’essentiel de la littérature romande sortait de la cinquième des Rêveries du promeneur solitaire  de Rousseau, mais beaucoup de nos écrivains ont également bu aux sources du romantisme allemand et de la tradition des contes, comme l’illustre à merveille l’œuvre de la Jurassienne Rose-Marie Pagnard, par ailleurs férue de magies nordiques.  

    La fascination qui se dégage de son dernier roman, Le conservatoire d’amour, tient d’ailleurs beaucoup au climat retrouvé des contes de notre enfance, avec le mélange de charme et de cruauté, de détails hyperréalistes et de glissements incessants du concret à l’abstrait ou de la poésie à l’effroi, de l’évanescent au trivial, du cocon familial à la scène de crime. La baguette magique de sa plume autorise la romancière à faire un château d’une maison en préfabriqué et de mêler, avec un humour cerné d’à-pics, les éléments apparemment abracadabrants, mais agencés dans une marqueterie narrative surfine, d’un roman initiatique à dormir debout, les yeux grands ouverts. Comment concilier la gestion d’une fabrique de lits (ressource ès Finance de la famille Gesualdo-Von Bock) et l’amour de la musique ?  La question se pose pour Gretel et Gretchen, jeunes filles-enfants choisissant d’enfreindre l’interdit paternel de s’inscrire au Conservatoire, qu’elles rejoignent après avoir fugué et où elles subiront diverses épreuves rappelant là encore les contes cryptés qui passionnent les émules du Dr Freud. Les sentiers du désir y recoupent à tout moment ceux des tabous du sexe et des sortilèges de la passion, où s’affrontent anges et démons sans qu’on sache toujours qui est qui, tel Hänsel oscillant entre l’objet d’amour incestueux et le rejeton d’un secret de famille. D’une écriture ensorcelante, les pages de Rose-Marie Pagnard ont un arrière-goût de pain d’épice peut-être dangereux pour la santé mentale des nains de jardin, mais leur étrange beauté rejoint celle de L’Institut Benjamenta de Robert Walser, sous le signe de la poésie et de l’exorcisme artiste.

    Jean-Marc Lovay, Réverbération. Zoé, 267p.

    Rose-Marie Pagnard, Le conservatoire d’amour. Le Rocher,  269p.     

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    Une autre Suisse

    La Suisse propre sur elle et bien ordonnée, terrienne d’origine et pragmatique de tradition, s’est toujours méfiée des artistes et des écrivains, ces « originaux ». Deux grands créateurs du XXe siècle, l’écrivain Robert Walser et le peintre Louis Soutter, ont pourtant marqué la littérature européenne et les arts plastiques de leurs traces à la fois hagardes et géniales, hors de tout académisme et à l’écart des modes - tous deux à la frontière de la norme sociale et de l’équilibre psychique. Or qu’ont-ils en commun et qu’ont-ils à nous dire ? Peut-être ce qu’on pourrait dire le Waldgang, ce chemin en forêt qui trace un réseau de sentiers entre passé et présent, villes et campagnes de cette Europe miniature que figure la Suisse. Des Grisons de Fleur Jaeggy au Jura de Zouc, ou du labyrinthe halluciné de Wölffli aux rhapsodies verbales de Peter Weber, une autre Suisse, tellurique et ingénue, sauvage et prodigue de poésie obscure ou fulgurante, ouvre des échappées à ce que Dürrenmatt disait, non sans provocation,  notre  prison sans barreaux…    

     

  • Du feu pascal

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    A La Désirade, ce vendredi saint, 2008.

    Il a fait tout le jour une tempête blanche qui nous a noyés dans un océan de neige tourbillonnante dont les vagues, portées par les vents déchaînés de nulle part et de partout, battaient les murs de La Désirade, et je me suis rappelé la scène hallucinante du naufrage, dans L’Homme qui rit de Victor Hugo, durant laquelle un bateau s’enfonce lentement dans la mer étale, après le déchaînement des éléments, dans le blanc silence immense duquel monte la litanie crescendo de la prière des naufragés.
    En contraste absolu, je reçois à l’instant, cet écho à mon évocation de la mer à l’ouest d’Ouessant, de la  peinture de notre amie Frédérique, qu’elle a brossée aujourd’hui et qui me rappelle que c’est à minuit prochain que, dans l’eau de la nuit, brûlera le feu pascal. Bonnes Pâques à tous, créants et mécréants...

    Frédérique Kirsch-Noir : Les naufrageurs, 2008.

  • Hugo Claus le maître flamand


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    Le plus grand auteur belge d’expression néerlandophone est mort à Anvers à l’âge de 78 ans.
    C’est un des plus grands écrivains européens, à la fois romancier et dramaturge, nouvelliste et poète, doublé d’un créateur polymorphe (peintre et cinéaste) qui vient de disparaître en la personne de Hugo Claus. Il y a quelques années avait paru, dans un de ses derniers recueils, une nouvelle saisissante intitulée Une somnambulation, évoquant le « cancer verbal » vécu par le protagoniste atteint de la maladie d’Alzheimer, dont Claus souffrait lui-même et avait finalement demandé d’être délivré par euthanasie, conformément à la loi belge. En automne dernier, il n’en avait pas moins signé, avec 400 autres personnalités flamandes, une pétition s’opposant à la partition de la Belgique. Considéré comme le plus grand romancier, poète et dramaturge belge néerlandophone, Hugo Claus avait atteint une notoriété internationale avec Le Chagrin des Belges, éducation sentimentale et fresque historique à la fois ravageuse et lyrique d’une sombre période (1939-1947), traduite en français en 1985 et adaptée au cinéma par Claude Goretta. Le romancier y stigmatisait un tabou de l’histoire de la Belgique lié à la collaboration flamande et « rexiste », notamment. Eternel rebelle, distribuant volontiers ses propres tracts-poèmes dans la rue, Claus s’inscrivait dans la longue tradition frondeuse qui va de Till l’espiègle (Till Ulenspiegel en flamand) aux grotesques d’Ensor ou au cinéma belge actuel, lui-même ayant signé deux longs métrages (dont Sacrement) et de nombreux scénarios, alors que son théâtre compte plus de quarante pièces, publiées à Lausanne, aux éditions L’Age d’Homme, avec l’ensemble de sa poésie. De celle-ci, le grand critique Gaëtan Picon avait écrit qu’elle « brûle d’un feu trop vif pour prêter son incandescence au métal d’une autre langue ».
    Né à Coutrai, près de Bruges, en 1929, dans la filiation d’une grande tribu flamande, Hugo Claus était de ces créateurs hors norme plus faits au feu de la vie qu’au lustre des académies, qui avait participé aux aventures avant-gardistes, surtout en matière picturale, dans la mouvance du groupe Cobra, ainsi qu’en témoigne l’ouvrage intitulé Hugo Claus imagier. Non sans coquetterie, Claus nous disait un jour qu’il était un grand peintre méconnu écrivant à ses heures…
    A notre goût, l’expressionnisme de ses romans et de ses nouvelles sonde cependant plus profond que son univers plastique, dans le tréfonds des détresses et des délires non alignés, avec de mémorables merveilles relevant de la littérature universelle. Dès A propos de Dédé (1969), le ton acide et suavement tchékhovien était donné, relancé par Une douce destruction (1988), plus radical que le présumé chef-d’œuvre du Chagrin des Belges. Or la pleine mesure du génie de Claus serait ensuite marquée par L’Espadon (1989), L’empereur noir (1993), exaltant le regard terrible de l’enfant sur notre drôle de monde, et plus encore La Rumeur (1997), peut-être le sommet de l’œuvre narrative, qui fait revivre une communauté déglinguée style Deschiens en Flandre profonde, ou enfin Le dernier lit (1997), autant de livres constituent les moments mémorables de cette oeuvre, du côté de William Faulkner ou de Flannery O’Connor. Charnel et mystique, fraternel et révolté, sensuel et glacial, Hugo Claus, délivré de la maladie, survit dans ses livres.

    Cet hommage a paru dans l'édition de 24  Heures du 20 mars 2008.

  • Rembrandt soleil de chair

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    Le dernier Greenaway, ou l’aura de l’immanence
    Rembrandt, comme Goya ou Velasquez, ne faisait pas de cadeaux à ceux qui le payaient pour être célébrés en grandes pompes pompières : il les arrangeait sur la toile comme ils étaient: vilains, vicieux, mafflus, bouffis, sournois, lippus, gros baiseurs et truies jouisseuses sous le manteau - de vraies horreurs magnifiques, cela du moins quant il peignait la société se disant bonne ou se croyant haute et défilant pour la galerie comme la milice amstellodamoise nocturne du fameux tableau dit La ronde de nuit (datant de 1642), qui figure à la fois une parade de coqs bourgeois et de frères humains filmés en nuit américaine - pour dramatiser un complot ? peu importe. Ce qui compte est la chair de tout ça et la construction de tout ça, aboutissement d’une traversée de la chair et d’une inexorable montée vers la composition. La chair sublimée existe évidemment chez Rembrandt, de Titus au Christ ou des autoportraits aux bouleversants vieillards, mais on n’est pas ici chez le Rembrandt transcendental: on campe  dans l’immanence, dans l’amour et la mort, puis la luxure et la mort, la société et son théâtre. Et puis c'est ici la lecture triviale d'un cinéaste frotté de sociologie soupçonneuse et de psychanalyse à la mords-moi... mais un peintre est là aussi, un artiste ma foi.
    La Ronde de nuit est un enchevêtrement prodigieux de compositions et de lumières que Peter Greenaway déconstruit à sa façon tout un film durant, avec des acteurs qu’il a préalablement plongés dans une solution d’huile et de miel et de foutre et d’or dont le secret de la formule initiale s’est évidemment perdu mais qui trouve ici un équivalent passable, en plus mou et en trop maniéré à mon goût ici et là. Greenaway n’est évidemment pas Rembrandt, mais celui-ci n’en est pas moins honoré par celui-là en dépit de ce que caquètent quelques fines bouches. De fait, tout Rembrandt n’est certes pas là, les moments où l’acteur (un Martin Freeman charnel et poudreux de lumière, d'une extraordinaire mobilité expressive) se met à dessiner sont aussi pénibles que lorsque l'Amadeus de Forman composait son Requiem à vue, mais l’ensemble est un vrai morceau de peinture cinématographique qu’on pourrait dire « par osmose », comme si Rembrandt peignait réellement contre nature – ce qu’il faisait évidemment.
    1014139089.jpgQu’est-ce que ce complot que Peter Greenaway évoque en s'efforçant de percer à jour cette scène des poseurs malcontents de l’artiste ? C’est la foire aux vanités des faux-culs mais plus encore que cela : c’est l’insupportable aveu de la chair guindée par l’uniforme, tellement plus obscène dans ses postures et ses falbalas que la scène d’un homme et d'une femme nus faisant l’amour à l’italienne. Il y a des petite bouches qui se tortillent et des critiques voyant là de l’obsession, du fantasme ou je ne sais quoi. Ils oublient la vieille increvable rabelaisienne et toute bonne santé des Flandres et la splendeur étalée de la chair ouverte, qui est autant d’une femme mûre que d’une carcasse de bœuf dont Goya, Soutine et Bacon perpétueront la boucherie, sublimée en l'occurrence par la « musique » que module ici une bande-son constituant une œuvre en elle-même... 

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  • Oblomov sans webcam

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    D’un jean-foutre batave et de la paresse sublime

    Les médias ont répercuté la nouvelle jusqu’à la dernière isba russe, sans qu’aucun moujik ne relève l’énormité, à croire qu’il n’y a plus de moujik. Les médias ont célébré comme un exploit l’initiative de ce glandeur néerlandais d’une vingtaine d’années qui a choisi, avec la triste complicité de sa mère, de ne plus faire que se vautrer sur son lit sous l’œil braqué de sa webcam, juste soucieux de ce que la chose lui rapporte de la thune. Car la thune s’aboule. Nos contemporains sont tombés si bas qu’ils y vont de leur thune pour sponsoriser le jeune imbécile ne faisant rien à journée faite qu’exhiber sa vacuité pantelante. Le boy ne paie même pas de sa personne, à l’image de milliers et de milliers de travailleurs du sexe sexuel qui, sous l’œil braqué de leur webcam, se flattent le pistil ou se pelotent le boudin. Non: ce nul ne fait vraiment rien que se faire de la thune pour rien, et voilà ce qui s’appelle vivre répètent les niaiseux envieux de partout qui voient là comme l’expression d’un génie singulier en matière de paresse lucrative. Un commentateur en veine de culture générale a même parlé d’un Oblomov hollandais, faisant allusion à ce personnage du roman éponyme d’Ivan Gontcharov, parangon merveilleux de la rêverie improductive et de l’indolence tendre, dont le dernier souci serait bien de profiter de son aimable vice. Lénine voyait en Oblomov l’incarnation du propriétaire terrien: c’est rappeler le manque total d'humour et de bonté du Führer bolchévique, tant il est vrai qu’Oblomov était pillé plus qu’il ne pillait et qu’il n’y avait rien chez lui du koulak abusif, ainsi qu’en convenaient ses moujiks, nos ancêtres à tous qui venons de la terre mère. 
    Or le moujik qui sommeille en chacun de nous ne saurait admettre qu’on rabaisse Oblomov en le comparent au jean-foutre batave : Oblomov est un être délicieux qui se serait choqué qu’on l’observât pour du rouble à ne rien faire, et plus encore à dormir, alors que son sommeil, ses rêves, ses longues stations sur son canapé, enveloppé de sa robe de chambre bleue piquetée d’étoiles comme un ciel - tout évoque chez lui la contemplation sage du monde et relève pour ainsi dire du sacré. Son ami allemand Stolz a beau le presser et le tarabuster pour qu’il se mette enfin au travail: c’est le travail qui le rejette comme un greffon malencontreux. Illia Illitch ne travaillera donc pas, mais il faut bien six cents pages à Gontcharov pour nous faire tourner autour de cet astre radieux, avec d'inoubliables pages sur la nostalgie de la campagne russe qui est aussi la nôtre, jusqu’à son mariage avec sa servante dont il est tombé amoureux... des bras plein de vigueur, aperçus dans un rayon heureux du soleil de Monsieur Dieu. Poésie d’Oblomov. Poésie de l’herbe qui repousse sur la tombe de ce bienheureux. Poésie de la sublime paresse d’Oblomov qui consiste à ne faire qu’accueillir le monde et le bénir sans aucun souci de ce que cela pourrait bien rapporter.
    1336542154.jpgIvan Gontcharov. Oblomov. Livre de poche Folio.

  • Israël dans la peau de l’Autre

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    Hôte d’honneur du Salon du Livre de Paris, le petit pays déploie une littérature à valeur parfois universelle, illustrée par la présence de 40 écrivains et par de nombreuses publications. Aperçu d’une présence pourtant controversée.

    « Pour notre plus grande joie et notre plus grand malheur, les contingences du réel exercent une profonde influence sur ce que nous écrivons », écrivait Natalia Ginzburg (1916-1991), qui savait de quoi elle parlait. Or citant lui-même la romancière italienne dont le mari fut assassiné par la Gestapo, David Grossman, figure de proue de la littérature et de l’intelligentsia israéliennes (au premier rang du mouvement La Paix maintenant, aux côtés d’Amos Oz et d’Avraham.B. Yehoshua), dont le fils, sergent de vingt ans, a été tué en août 2006 au Sud Liban, est également bien placé pour exprimer ce qu’il ressent, en tant qu’écrivain israélien, des « contingences du réel ».
    Stigmatisant notamment l’apathie, le cynisme et le désespoir que suscite un contexte de violence endémique et de chaos, Grossman déplore plus précisément « l’atrophie de la « surface » de l’âme au contact de ce monde féroce et oppressant qui nous entoure ; l’amoindrissement de notre aptitude, de notre volonté à nous identifier à la souffrance d’autrui, la suspension de tout jugement moral ».
    Evoquant les conséquences de la haine sur le langage, réduisant l’autre à l’ennemi et la complexité du réel à des stéréotypes de plus en plus étroits, David Grossman, dans un texte admirable intitulé Ecrire dans le noir, dernier de cinq essais venant de paraître, rend hommage à une littérature engagée au sens le plus large et le plus profond, qui ressaisit la réalité dans sa complexité et non seulement dans ses aspects politiques ou idéologiques : « En écrivant, j’éprouve la richesse des possibles, inhérente à toute situation humaine » (…) « Subitement, je ne suis plus condamné à cette dichotomie absolue, fallacieuse et étouffante, à ce choix cruel d’« être la victime ou l’agresseur » en l’absence d’une troisième voie plus humaine» (…) « Quand j’écris, je redeviens une personne dont les différentes facettes s’interpénètrent, un homme capable de s’identifier aux malheurs de l’ennemi et à la légitimité de ses desiderata sans renier pour autant le moindre atome de son identité ».
    Citoyen engagé, romancier à l’écoute de l’Autre, David Grossman incarne par excellence, tout comme un Amos Oz, les ambassade des bonnes volontés sans lesquelles rien ne se réglera jamais « en réalité ». Autant dire qu’ on espère que les écrivains israéliens ne feront pas, au Salon de Paris, les frais de la politique de leur pays dont beaucoup sont, par leurs dits et leurs écrits, les premiers critiques…
    David Grossman. Dans la peau de Gisela. Politique et création littéraire. Gallimard, 126p.


    Une littérature entre humour panique et réalisme noir

    La « troisième voie plus humaine» à laquelle fait allusion David Grossman est bel et bien ce qui rapproche, hors partis, mouvances et autres clivages de générations, la littérature israélienne actuelle, d’une impressionnante vitalité et dont le double mérite, nous semble-t-il, est de nous confronter à la réalité au-delà du seul « reportage », mais aussi par le truchement de formes et de tonalité nouvelles, où l’humour panique fait florès.
    En témoignent plusieurs auteurs, tels l’incisif et séduisant Etgar Keret (né en 1967, de retour avec les nouvelles de Pipelines, chez Actes Sud), Alona Kimhi (née en 1966, dont Suzanne la pleureuse et Lily la tigresse, chez Gallimard, mêlent également désarroi et mordant), ou encore Amir Gutfreund (né en 1963), illustrant plus puissamment la veine tragi-comique de cette nouvelle littérature. Remonter aux sources de la Shoah en commençant par mettre les rieurs de son côté : tel est le propos de la dérive vers l’horreur accomplie dans Les gens indispensables ne meurent jamais. D’un autre point de vue, plus intimiste, c’est, en marge de l’holocauste, un regard non moins émouvant qu’Aharon Appelfeld porte sur l’éducation sentimentale d’un adolescent dans La Chambre de Mariana.
    1663526845.jpgPlus  percutante que jamais, dans la récente satire carabinée de Textile, Orly Castel Bloom brosse le portrait au vitriol d’un quatuor familial sur fond de paranoïa, avec la mère millionnaire (elle dirige une fabrique de pyjamas réservée aux ultra-orthodoxes) succombant à sa huitième opération esthétique, le père inventeur planchant sur une tenue de haute sécurité à base de fils d’araignées, la fille écolo-superchic et le fils sniper à Tsahal rêvant d’ouvrir une école de paparazzi en Californie…
    Pour ce qui touche à la complexité israélienne, sur place ou dans le monde, deux romans récemment traduits nous semblent en refléter le formidable imbroglio, qui ajoutent, aux nombreux tableaux existants des auteurs de premier rang (tels Amos Oz ou Avraham B. Yehoshua), des touches acides liées à la standardisation mondiale des modes de vie et à une « lecture » plus directe et panoptique de la société.
    Dans Sur le vif, vaste roman-chronique de Michal Govrin (née en 1955), le magnifique personnage d’Ilana Tsouriel, type de femme libre déchirée entre le monde de son père pionnier de la nation, celui de son mari historien de la Shoah, et de son amant palestinien Saïd, incarne une de ces destinées « complexes » dont parle Grossman ; et de même Sayed Kashua (né en 1975), Arabe israélien exprime-t-il à son tour, dans Et il y eut un matin, paru à L’Olivier, la cohabitation des deux cultures au quotidien. Enfin, Eshkol Nevo (né en 1971) déploie lui aussi, avec Quatre maisons et un exil, une remarquable fresque romanesque travaillé par l'acualité, illustrant à la fois les antinomies irréductibles de la société israélienne et ses aspirations à la fameuse « troisième voie ».

    Amir Gutfreund, Les gens indispensables ne meurent jamais. Gallimard, 502p ; Aharon Appelfeld. La chambre de Mariana. L’Olivier, 274p. Orly Castel Bloom. Textile. Actes Sud, 282p ; Michal Govrin, Sur le vif. Sabine Weispieser, 474p ; Eshkol Nevo. Quatre maisons et un exil. Gallimard, 443p.

    Cet article a paru dans l'édition du quotidien 24Heures du 11 mars 2008.

  • Que du roman

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    En lisant Vie et mort entre quatre rimes d’Amos Oz

    On sourit tout le temps à la lecture du dernier roman d’Amos Oz, qui fait penser un peu au mémorable Elizabeth Costello de J.M. Coetzee, notamment en cela qu’il interroge le sens et les pouvoirs de la fiction et jette, sur la figure du romancier lui-même, un regard nuancé d’humour et de dérision.
    Pourquoi écrivez-vous ? Ecrivez-vous à la main ou à la machine ? Pourquoi avez-vous quitté votre dernière épouse ? Vos écrits sont-ils tirée de la réalité réelle ou inventés, autobiographiques ou sans rapport avec vous-même ? Telles sont, entre autres exemples non moins stéréotypés, les questions auxquelles l’auteur, protagoniste du roman, sera censé répondre ce soir à l’occasion d’une rencontre littéraire où un spécialiste de la littérature décortiquera son œuvre avant qu’une jeune comédienne n’en lise quelques pages.
    En attendant de rejoindre le Centre culturel israélien où cela doit se passer, l’auteur s’attarde dans un bistrot où, tout aussitôt, la seule observation d’une serveuse en minijupe l’incite à la baptiser (Riki) et à lui prêter un premier amant (à seize ans, un certain Charlie, remplaçant du gardien de l’équipe de foot locale) et à inventer une Lucie avec laquelle ledit Charlie trompe bientôt Riki. Comme deux quinquas siègent à la table voisine, l’auteur leur trouve la dégaine de figures de roman noir, et voici Monsieur Léon et Shlomo Hogi prêts à l’usage imaginaire, avant qu’il ne rejoigne son public qui l’attend impatiemment.
    Durant la présentation de ses livres, qui lui valent les platitudes habituelles de la part du spécialiste en littérature chargé de la corvée, l’auteur continue de penser à Riki et Lucie tandis que plusieurs personnages de l’assistance le font « créer » le vieil Arnold Bartok que sa mère tyrannise, tel jeune poète tourmenté qui rêve de le rencontrer ou tel ex-prof teigneux qui estime la littérature israélienne contemporaine indigne de sa tâche éducative.
    Après la séance, c’est avec Rochale la comédienne, qu’il fascine à l’évidence, que l’auteur s’en va de par les rues, lui proposant de la raccompagner chez elle où l’attend Joselito, son chat. Après une certaine valse-hésitation, l’auteur prend congé, continue d’errer avec ses personnages de plus en plus présents, puis revient sous les fenêtres de Rochale… laquelle lui ouvrira ou ne lui ouvrira pas, selon les épisodes possibles de la suite du roman.
    Peu importe au demeurant le détail du « feuilleton », dont le contenu ne se borne pas évidemment aux « histoires » racontées mais introduit une réflexion sur la position du romancier, au sens de sa démarche personnelle, et à la portée du genre romanesque, instrument de connaissance phénoménologique, symphonie de mémoire (comme le sont plusieurs romans d’Amos Oz) ou « lettre à la petite cousine » selon l’expression de Céline.
    Le titre du roman, évoquant l’obscur recueil d’un poète dont on ne sait s’il vit encore, indique assez la perspective, non pas désabusée mais néanmoins lucide, par rapport aux prétentions exorbitantes de la Littérature, dans laquelle se situe l’Auteur par rapport à « l’auteur ». Tout cela dans une tonalité tchékhovienne et un climat qui rappelle un peu aussi, la province artiste tendrement gorillée par le Fellini des Vitelloni
    4b04da8035b2e16ad9d42ade9723637e.jpgAmos Oz. Vie et mort entre quatre rimes. Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen. Gallimard, coll. Du monde entier, 131 p.

  • Romans-photos

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    Pour A.

    Le garçon et la fille, d’abord de loin, puis de plus près, à quatorze ans, se reluquent. Des millions de garçons, de par les continents, et des billions de filles, par-dessus les haies ou à travers les ombres orangées des flamboyants, se reluquent et pouffent crânement, en douce ou en force, avec ou sans les mains.
    Or Eva, je l’avais remarqué, m’avait remarqué. Eva la ragazzina du luthier. L’Italie en petite beauté à coiffure dite en choucroute, tout à fait la Farah du roi de Perse, format réduit. Donc Eva, jolie, m’avait, une première fois, souri. J’avais rosi, puis je m’étais repris : un soleil extravagant se leva sur mon désert de célibataire. J’aimais. C’étais sûr : j’aimais et j’étais aimé. De toute évidence Eva était la femme de ma vie. Mon Ava Gardner à moi. Ma Dulcinée. Ma muse. A la première occasion nous ferions l’expérience du baiser à l’américaine, dit de la langue fourrée, que mon frère aîné m’avait décrit comme le summum des délices. Mais avant cette extrémité je lui écrirais : c’était décidé.
    Ainsi rédigeais-je mes premières lettere di fuoco, lettres de feu, que le père d’Eva, les ayant interceptées, qualifia bien plutôt de pezzi di pazzo, morceaux de fou, me convoquant alors dans son atelier pour m’expliquer tra ragazzi, entre garçons, selon son expression, que la jeune Eva ne pouvait qu’être troublée, voire choquée par mes propos de fieffé Casanova.
    Et le père Giuseppe, me désignant du regard la photo de son Angelina trop tôt disparue, de me confier alors que c’était dal modo romantico, par la voie romantique, que je pourrais seulement accéder au jardin secret d’Eva, non pas demain ni après-demain mais dans un lustre ou deux, si tant est que je le mérite en toute décence et persévérance ; et de me conseiller, dans la foulée, d’offrir quelque fleur ou quelque fumetto à ma bien-aimée dont la consommation de romans-photos grevait en effet, quelque peu, son modeste budget d’artisan indépendant.

    Nos premières approches mutuelles se poursuivent, alors, au bord de la rivière aux écrevisses où, nantis de quelques provisions de bouche, de limonade et de fumetti, nous nous faisons alternativement la lecture de ceux-ci. Francesca est fille de garagiste à Rimini et voici que, du côté de Rivabella, elle avise un jeune homme aux lunettes fumées, dans une Alfa rouge stationnée devant un cinéma, en lequel elle reconnaît le fils du chanteur Gianciotto, le beau Paolo. Or Francesca, malgré son modeste état, possède une voix de rossignol et rêve d’enregistrer sa propre version de Tintarella di Luna, qu’aussitôt Eva se met à fredonner tout en se désolant de ce que la suite ne puisse se découvrir que dans le prochain numéro.
    Or vois-je en elle une Francesca possible ? me demande Eva tout inquiète. Et pourquoi pas ? lui lancé-je. Mais comment elle, Eva, pourrait-elle me confondre, moi l’empoté farouche à la voix d’ange déchu et aux cheveux en bouillon de boucles, avec le fringant Malatesta à la lisse chevelure de tombeur de Cinecittà. Ah mais l’amour… objecte Eva en gloussant adorablement tandis que je me rapproche d’elle sans la choquer du tout à ce qu’il semble, ni sans savoir diable quoi faire, tandis que le fils du garagiste du quartier, le beau Fabio, te l’aurait déjà emballée vite fait.

    Les difficultés qui s’annonçent cependant, selon toute probabilité, entre la fille du mécano et le beau Paolo se répètent d’ailleurs à foison autour de nous où les Roméo et les Juliette essaiment de quartiers en quartiers, de villes en villes et partout où il y a, dans le monde si mal fait, des filles riches à gerber et des garçons fauchés, un Marco fils d’ingénieur et fou de jazz et une Candida divorcée faisant horreur à sa mère, une Mado coiffeuse dont le père regimbe à la laisser répondre aux avances d’un Créole aux airs louches, nos grandes sœurs séduites puis arrachées à une kyrielle de jeunes premiers de partout par des mères jalouses qui ne songent qu’aux partis sûrs de futurs employés bien peignés et payés, et pour ma part, avant même que d’avoir pu la bécoter d’un peu près voici que ma petite Indienne, mon Eva, m’est enlevée par le beau Fabio dont le teint bistre et les cheveux de jais font un Paolo bien plus digne de sa Francesca que je ne l’eusse jamais été, Eva s’est évanouie dans le paysage sans que je l’aie même pelotée au Colisée où nous avons vu ensemble La loi du Seigneur, on aurait vu Fabio en plein exercice de langue fourrée au coin du bois du Pendu, m’ont rapporté ces demoiselles faussement navrées alors que je me trouve, loin de ces conciliabules d’amour, tant occupé d’aimer partout et plus que partout, encore, dans le creuset universel de mon labo perso.
    L’âge bête ne nous touche à vrai dire, nous les flopées d’adolescents travaillés par l’acné ou le désir enfin, si l’on est fille, de voir enfin ce truc dressé comme un palmier pelé, que par accès, certes ardents, mais qu’un grand élan de printemps russe balaie et toute molle rêverie dans la foulée, alors que c’est en dansant qu’on jouit surtout à cet âge d’avant l’âge de l’amour couché, à la surprise-partie qu’il ne faut pas manquer sous peine d’être raillé.

    Deux fois sept ans est la belle âge chastement sensuelle : on est de vrais sauvages, les gars et les gretchen, à quatorze ans et quart, on est Stones ou Donkey Monkey et ça turelure et tourloupe dans les abris antiatomiques des maisons quiètes; en principe on ne touche ni ne couche mais dès qu’au rock succède le slow ou le tango les filles s’inquiètent, ravies, de ce poteau qu’elles s’efforcent vainement d’ignorer, et les mains des garçons s’égarent, avant que ne reprenne la vraie danse de la pluie et du jeune temps.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

  • Le cœur a ses raisons

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    Avec La consolante, Anna Gavalda signe son livre le plus ambitieux, le plus ample, le plus grave et le plus généreux.
    Entrée en littérature sous le signe de la déraison, avec des nouvelles publiées chez un petit éditeur exigeant à l’enseigne du Dilettante, Anna Gavalda ne laissa pas tomber celui-ci lorsque son premier livre, Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, fit un premier tabac en passant le cap des 200.000 exemplaires, aujourd’hui traduit en 27 langues. Ce trait généreux caractérise la trajectoire atypique d’un écrivain en phase avec son époque, qui en capte les désarrois dans un langage mimétique où drôlerie et tendresse cohabitent. Après le succès énorme d’  Ensemble c’est tout, son troisième roman adapté au cinéma par Claude Berri, et la parution de La consolante, Anna Gavalda, soucieuse de se protéger, n’a pas souhaité rencontrer aucun journaliste, sinon par courriel…
    - Dix ans après votre entrée en littérature, avez-vous le sentiment qu’un fil rouge court de l’un à l’autre de vos livres, et lequel ?
    - Pff... je ne perçois pas grand-chose hélas... A chaque fois que je me remets au travail, c’est comme si j’écrivais pour la première fois. Comme si personne ne m’avait jamais lue et que j’avais tout à prouver... Et puis, les personnages commencent à prendre vie et j’oublie tout le reste : l’éditeur, les libraires, les lecteurs, leur courrier, la pression, et ce que ça représente « économiquement » (eh oui, hélas...) Il y a là, sur mon écran, des gens qui me semblent aussi vivants que mes propres enfants et qui, eux, se fichent bien de mon « évolution ». Qui sont exigeants et me font veiller tard... Le fil rouge ? Je ne sais... mon regard peut-être ? J’essaye de progresser en écriture, de suggérer le plus de choses possibles en employant de moins en moins de mots. Vous savez, je travaille comme un chien pour donner l’impression que - une fois encore - je ne me suis pas foulée... Thomas Hardy (que je cite dans La Consolante d’ailleurs...) a dit : « Un livre facile à lire est un livre difficile à écrire » Je n’aurai jamais le Goncourt mais il ne se passe pas une semaine dans ma vie sans qu’un inconnu m’écrive ou m’aborde pour me dire qu’il n’aime pas lire... sauf mes histoires...
    - Quel est le sentiment, ou l’idée, ou la situation qui marque le départ de La consolante ?
    - Il y a deux ans, plus peut-être, je suis allée à une rencontre dans une bibliothèque. On m’a demandé quel serait le sujet de mon prochain roman. J’ai répondu que je ne savais pas mais que j’allais l’écrire pour une scène que je voyais très distinctement : un homme mal en point, physiquement et moralement, marche au milieu de hautes herbes sous un soleil couchant. Au loin, il y a un feu, des enfants autour, d’autres qui sautent par-dessus et une odeur de caoutchouc brûlé à cause des baskets qui dérapent dans les braises. Cette scène me hantait, tout le reste, avant et après, fut improvisé et est venu au fil de la plume. Tous mes livres, je les écris pour une seule image au départ. Une seule. Pour Je l’aimais, je me souviens, c’était la forme du ventre de Mathilde sous sa jupe à carreaux...
    - Comment vos personnages vous apparaissent-ils ? Et comment les « construisez »-vous ensuite ?
    - Comme à Jeanne d’Arc... Un matin, ils sont là. J’entends leurs voix. Après ça devient compliqué parce qu’ils exercent des métiers dont je ne sais absolument rien (cuisinier, architecte, ingénieur agronome, infirmière urgentiste etc.) alors je pars à leur rencontre... Je lis des livres, j’interviewe leurs collègues, je vais voir sur place.... C’est d’ailleurs le grand privilège de ce métier : sous prétexte de travailler, on se cultive. Imaginez la scène... C'est un jour de la semaine, en plein après-midi, la terre tourne, tout le monde pointe, les enfants s'échinent sur leurs contrôles de calcul mental, la table du petit-déjeuner n'a pas encore été débarrassée, et vous, vous regardez ce DVD génial, My Architect a son's journey de Nathaniel Kahn sur son père Louis et... Et quoi ? On ne peut rien vous dire... Vous êtes carrément en train de bosser, là...!
    - Comment travaillez-vous ? Savez-vous où vous allez comme Tolstoï le « diurne », ou avancez-vous à tâtons comme le « nocturne » Dostoïevski ?
    - Euh... Je suis plutôt Dostoïevski comme genre ! (rires confus) Je ne sais jamais ce qui va se passer à la ligne suivante. J’écris pour savoir comment l’histoire va se terminer. Par curiosité. Je me sens plus lectrice qu’écrivain quand je travaille. Là par exemple, tout à coup, j’ai réalisé que, horreur, c’était fini... Et mon Charles, avec lequel j’avais passé tant de nuits et qui était devenu mon « intime », s’est barré sans même se retourner pour me dire au revoir. C’est idiot, mais je lui en ai beaucoup sur le moment... (Gorge serrée.) Le lendemain matin, j’ai rallumé l’écran pour voir s’il n’acceptait pas de faire encore un petit bout de chemin avec moi, mais non, il était déjà loin. Je n’entendais plus sa voix. D’où une sorte de blues d’ailleurs qui dure encore aujourd’hui... Bon, il faut que je retourne garder mes moutons pour entendre « une autre mission » !
    - A propos de littérature, vous sentez-vous participer à telle ou telle filiation ? Proche de tel auteur particulièrement ? De telle « famille » d’auteurs ?
    - Sans oser me comparer à aucun d’entre eux, j’appartiens à la famille des raconteurs d’histoires : les Marcel Aymé, Romain Gary, Nick Hornby, Anne Tyler etc. Des gens pas toujours très bien vus par la crème des critiques d’ailleurs... Quand on vend trop de livre, on met en doute notre sincérité…
    - Pourriez-vous expliquer le choix des deux métiers de vos protagonistes, très accentués dans ce livre ? La soignante et le bâtisseur…
    - Je ne peux pas l’expliquer. Je ne peux rien expliquer. Je n’ai aucune démarche cérébrale ou intellectuelle. Pour l’architecte, je voulais un homme qui travaille beaucoup, voyage sans cesse, souffre de tous les décalages possibles et je ne voulais pas prendre un businessman qui m’aurait vite ennuyée (vendre, toujours vendre... on en crèvera...) alors j’ai choisi un métier qui garde une part de création. Mais je ne vous cache pas que j’en ai bavé ! Je ne connaissais rien à l’architecture, qui ne m’intéresse pas tellement par ailleurs... je trouve qu’un visage, même apathique, est beaucoup plus passionnant que n’importe quelle splendeur déposée au patrimoine de l’UNESCO. Pour l’infirmière, Anouk est arrivée en blouse et je ne la lui ai pas ôtée. Et puis c’était l’occasion de rendre hommage à ces femmes dont on n’entend jamais parler. Et pour cause... elles travaillent !
    - La notion de « famille », biologique ou par « adoption » et reconnaissance réciproque, me semble très importante dans votre roman. Qu’est-ce à dire ?
    - Pas seulement dans celui-ci : dans tous. Je n’ai encore jamais réussi à peindre une vraie famille « aux normes ». Toutes ces histoires de « sang » me font froid dans le dos. La seule ADN qui compte, c’est celle de la sensibilité. Charles, quand il commence à aller mieux, se souvient de cette phrase d’Anouk prononcée plusieurs vies plus tôt : « Sa vraie famille, on la rencontre le long du chemin... »
    - Qu’est-ce à dire ?
    - Youpi ! Tout est possible ! Nos arbres généalogiques s’élaguent, bourgeonnent et s’amplifient sans cesse.
    - Qu’est-ce qui, pour un enfant, vous semble le plus important ?
    - D’être aimé. Ma fille ajouterait « d’avoir le cirque Playmobil » et mon fils « plus de boosters pour ses cartes Magic»…
    - Qu’est-ce qui, dans une relation (amour ou amitié), vous attriste ou vous révolte le plus ?
    - Oh là ! Vous me posez des questions beaucoup trop compliquées ! Je ne suis pas gourou, moi ! La lâcheté peut-être ?
    - Quelle qualité humaine vous est-elle la plus chère ? Quel défaut le plus pendable ?
    - J’aime cette tirade de Cyrano : « Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances... » Je ne vais pas en faire des tartines, je me comprends. La plus pendable ? Je ne sais pas... La morgue.
    - Eprouvez-vous, par rapport à votre propre jeunesse, ou à votre enfance, une nostalgie comparable à celle de Charles ?
    - Comme tout le monde, j’ai dû dire ou faire, des choses dont je ne suis pas très fière. J’ai dû blesser des gens quelquefois... Hélas, j’ai une très bonne mémoire... J’y pense la nuit et... j’en fais des livres.
    - Qu’aimeriez-vous transmettre par le truchement d’un tel roman ?
    - Je ne suis pas là pour « transmettre » quoique ce soit, sinon, j’aurais fait prêcheur comme métier. Je suis là pour divertir, en solitude, des gens inconnus de moi. Mais bon, j’ai la faiblesse de croire que mes petites histoires sont plus subversives qu’elles n’en ont l’air. Mes personnages, si cabossés soient-ils, se tiennent toujours en marge du troupeau. Ce monde-là ne leur convient pas et ils tâtonnent vers « autre chose ». Ce n’est pas à moi d’épiloguer là-dessus, mais on me demande souvent « la clef » de mon succès eh bien peut-être que c’est ça : en me lisant, certains se sentent moins seuls. Cette histoire de « bons sentiments » est l’arbre qui cache la forêt. Et la forêt, ce n’est pas des « bons » sentiments, ce sont des sentiments tout courts.
    - Quel sentiment l’annonce d’un tirage initial de 200.000 exemplaires vous inspire-t-il ?
    - Concrètement : j’ai perdu 4 kilos, je ne dors plus la nuit, pour la première fois de ma vie je prends des somnifères et je suis obligée d’utiliser un shampooing à base de goudron parce que l’angoisse, eh ben, ça me gratte ! Sinon, tout va bien.Quant au travail, le succès n’a rien changé et ne changera jamais rien. Sinon, je ne serai plus écrivain, je serais « agente commerciale en écriture avec courbe de croissance et objectifs à tenir ». Le succès fragilise tout le reste mais laisse ma solitude nocturne absolument intacte.
    - Quel âge avez-vous dans votre tête ? Et dans votre cœur ?
    - Physiquement, je suis hyper bien roulée comme une fille de 19 ans, dans ma tête j’ai 37 ans et 3 mois et dans mon cœur je n’ai pas d’âge. Tout dépend de celui du personnage qui m’occupe l’esprit... (ou le cœur, donc...)
    - Que répondriez-vous à un enfant qui vous demanderait qui est Dieu ?
    - Je ne sais pas. Mais cherche, mon grand, cherche... A mon avis, il y en a un petit bout chez tous les gens que tu croiseras, tu verras...
    - En quel animal vous serait-il le plus agréable de vous réincarner ?
    - Aucun. Ils ne savent pas lire...

    Un long fleuve intranquille

    Il a suffi d’un ladre message de trois mots (« Anouk est morte ») que lui envoie son ami d’enfance Alexis, fils de la défunte qu’il a perdu de  vue depuis des années du fait de sa déchéance de toxico, entre autres, pour que Charles Balanda, architecte apparemment bien cadré dans ses plans de constructeur multinational,  mais approchant de la cinquantaine et fragile dans sa tête, se trouve soudain confronté à sa vie passée d’enfant et d’adolescent vers laquelle il va remonter au fil d’une quête qui constitue le premier grand mouvement de ressaisissement, à travers le temps, de La consolante.

    C’est ainsi que Charles revient, via le cimetière minable où on l’a enterrée, à cette initiatrice à la vraie vie que fut Anouk, flanquée jadis d’un comparse travelo et magicien que les gens regardaient de travers et que les mômes adoraient. Alors que sa relation avec Laurence flageole, et qu’il fait lui-même un peu paumé au milieu des ados bien programmés, Charles, plus complice avec Claire, sa sœur cadette, va poursuivre cette espèce de voyage au bout de lui-même qui, après ses retrouvailles assez effrayantes d’avec Alexis et les siens, genre Deschiens, le fait rencontrer, autre cadeau de la vie, la prénommée Kate, fée et sorcière bohème elle aussi marquée par la vie et portée à résister à tout accroupissement, qui lui offrira de rebondir et de revivre.

    Roman de la maturité filtrant une observation remarquable  sur la rupture de tous les liens familiaux et sociaux, autant qu’il indique  les échappées d’une survie possible, La consolante en impose par la santé et la générosité de son approche des êtres, ainsi que par la musicalité de sa narration et la théâtralité de ses dialogues, son mélange de gouaille à la Queneau et de mélancolie plus grave, sa façon de retisser des accointances entre vieux et jeunes gamins, sa poésie et son humanité…    

    Anna Gavalda. La Consolante. Le Dilettante, 636p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 7 mars 2008.

     

  • Sur des pattes de colombe

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    Si vous n’aimez pas Anna Gavalda, offrez La consolante à vos ennemis !

    Il y a des gens qui ne supportent pas Anna Gavalda. Ils n’ont pas lu ses livres, mais ils n’aiment pas. Ils trouvent ça trop salon de coiffure ou gondole de gare, voire d’aérogare. Sans ouvrir aucun de ses livres, douteusement prisés par le populaire, ils relaient la rumeur selon laquelle Gavalda c’est bon sentiment et compagnie, point barre. Bref il y a un effet anti-Gavalda, et qui va s’accuser probablement chez tous ceux qui ne liront pas La consolante, à paraître ces jours avec 200.000 exemplaires de premier tirage.
    Or les gens qui n’aiment pas Gavalda vont souffrir même en ne lisant pas La consolante. D’abord parce que tout le monde va en parler. L’éditeur claironne déjà « l’événement littéraire » de la saison, et les médias vont faire écho dare-dare, même si la romancière se défile, qui a choisi de ne rencontrer aucun de leurs mercenaires. Ensuite parce que ne pas lire 636 pages est nettement plus fastidieux que se borner à ne pas lire les 320 pages de Chagrin d’école de Daniel Pennac. Enfin parce que ne pas lire un bon livre est une souffrance d'autant plus lancinante qu'elle ne s'avoue pas...
    Ceux qui, comme moi, sont assez kitsch (ou prétendus tels) pour avoir apprécié les livres de Gavalda dès les nouvelles de Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, risquent plus encore d’aimer La consolante, qui cumule toutes les tares présumées de l’auteure et les déborde de surcroît, tant il est vrai que La consolante pourrait aussi s’intituler La débordante. C’est en effet un livre débordant de bonté et de vitalité, à la fois Dickens et Dubout sur les bords, tout en restant du pur Gavalda. On y entre tout doucement sur la pointe des sentiments et le récit s’amplifie bientôt et se ramifie pour devenir une espèce de grand fleuve intranquille qu’on remonte en même temps qu’on le descend puisqu’il s’agit du fleuve du temps qu’un homme approchant de la cinquantaine, flanqué de sa sœur, plus proche à vrai dire que sa compagne, en attendant qu’il en change, longe et remonte en s’interrogeant sur le sens de tout ça au miroir de ses souvenirs doux ou cuisants. Il sera question d'enfance et d'amitié, de métiers et de fidélités, de ressentiment et de trahison, de société qui va dans le mur et des façons éventuelles de survivre.
    Sans le lire ceux qui scient d’avance Gavalda diront que La consolante n’est qu’un long mélo méli-mélo. Une rumeur argüe en outre déjà que cette fois Gavalda fait dans le noir, mais je n’ai pas bien vu la différence d’avec ses livres précédents même si celui-ci gagne de beaucoup en amplitude: Gavalda reste Gavalda comme Gary est resté Gary même en se faisant Ajar puis hara-kiri. Il y a du roman-photo et du Chet Baker là-dedans, de l'Amélie Poulain en plus richement nuancé et du Sarraute en baskets (la Sarraute des Fruits d'or persiflant à l'oreille, ou celle des murmures d'enfance) un mélange de trémolo très génération 68 et d’acuité sensible hors d'âge, de musicalité au petit point contrapuntique et d’élans carrément symphoniques, de gouaille quenelle à la Zazie et de gravité plombée àla Calet dans ce livre arrache-cœur qui montre, entre beaucoup d’autres choses, comment les familles éclatées se recomposent en tribus plus ou moins déjantés, entre tel oncle de substitution qui devient tante le soir et telle Kate fée bohème un peu sorcière - mais ne déflorons pas le secret de tout ça..
    Ecoutez plutôt, si vous ne lisez pas : La consolante est en effet un livre plus secret qu'il n'y paraît, donc à écouter vraiment. Tout s’y passe entre les lignes autant que dans la linéarité non linéaire du récit, en douceur âpre et à fleur de cœur. Et comme on n’est pas à court de bon vieux lieux communs ce matin, allez, on dira que les personnages de La consolante nous arrivent sur des pattes de colombes en nous roucoulant comme ça que la jeunesse est à la fois derrière et devant, selon ce qu’on y prendra ou comprendra…
    Anna Gavalda. La consolante. Editions Le Dilettante, 636p.

  • Soleil des adolescences

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    Ma voix d’ange a rejoint celle de Pilou. Parfois je me dis que je suis, en la perdant, mort un peu, et donc plus proche de Pilou, mais qu’en sais-je ? D’ailleurs Pilou est-il si mort que ça puisqu’il vit en moi alors qu’Eva a effacé mon nom, moi vivant, de son petit agenda de future Miss Carambar ?

    Or un autre personnage, dans ces mêmes années, une espèce de rebut angélique lui aussi mais de la tribu maudite entre dans ma vie en la personne chiffonnée de notre petit voisin Céleste que sa mère frappe, qui l’a rejeté d’avant sa naissance, de son vrai nom Célestin au regard fuyant et au museau de fouine, toujours un peu gluant et dégoûtant, que son père méprise lui aussi et qui me regarde lire à distance, de la clôture du jardin des siens, et qui voudrait que je le regarde moi aussi, l’immobile crétin.

    Mais que se figure donc ce raton ? me dis-je tandis que je vole de par les airs sur les ailes du bouquin des bouquins que représente cet après-midi Vol à voile de Cendrars, que ne me fout-il la paix alors que le vent me porte tellement au-dessus de sa vie de résidu ? Et vais-je supporter longtemps ce regard appuyé de rogaton ? Qu’espère ce hère ? Ne voit-il pas que j’embrasse déjà le monde et que l’univers stellaire ne peut se soucier encore de sa destinée de mol étron binoclard – car Célestin, outre ses misères accumulées, est le plus miraud des chiards du quartier.

    N’empêche, et ce matin comme tous les jours que Dieu fait depuis celui qu’il a choisi pour se jeter sous le train, Célestin me regarde muettement et me juge et me jauge, Céleste me suit partout où je vais, le petit conard besiclard glisse sa main morveuse dans la mienne et s’interpose - tous les matins j’ai droit à ce regard de chiard qui ne me lâchera pas sans que je lui murmure un petit bonjour, lapin .

    De fait Célestin, quatre ans avant sa décision, martyr imbuvable de treize ans, d’un an donc mon puîné et sans un poil au triangle vif de son menton, a l’air d’une sorte de lièvre hirsute aux oreilles écartées et aux mouvements inattendus, soudains, sauvages, émouvants, comme si tout son être visible, gracile, fragile et vaguement débile appelât quiconque à le prendre dans ses bras pour le briser enfin complètement ou le couvrir au contraire de doux baisers.

    Mais qui serait gentil, dans le quartier, pour le fils chapardeur et menteur des Saurer, puisque aussi bien l’on sait que le vilain Célestin de c’te traînée de Marjorie, selon l’expression du père Maillefer, a chouravé du sucre d’orge à l’épicerie et qu’il ment comme il ment ?

    Mille millions de Céleste et de Camila  me regardent ce matin griffonner à tâtons ces mots sans suite, alors que la rage de mes quatorze ans, à lire Vipère au poing, me revient, à moi qui ai toujours refusé de jouer au jeu de la Gifle consistant, pour les chiards du quartier, à boucler Célestin dans un cercle de mains dont chacune le giflera, mais gentiment, doucement, tout en le poussant et le rejetant, se le poussant entre gars et se le repoussant jusqu’à le castagner vraiment…

    Qui étions-nous du vivant de Pilou et de Célestin, et quelle prière de l’Augustine lavera les chiards du quartier de leur péché mortel au Jardin du souvenir où les cendres de mon frère ont rejoint celles de Célestin ?

    Mon tendre amour de petit chien. L’affreux regard du couple empoisonné par ce cadeau de ce con de Dieu. Chierie de s’occuper de cela dont tous se plaignent et qui, ça ne fait pas un pli, se camera vers quinze ans. Et les pieds plats du quartier de rabâcher l’amer constat qu’on récolte ce qu’on sème et patata de patates.

    Mais un jour, avec lui, Céleste et quelques sirènes, quelques ondins du quartier, aux bains publics, l’été, bien dans nos corps et nos cœurs, nous l’aurons pris avec nous, notre Célestin, juste une après-midi, avant que je ne le reçoive parfois en consultations personnelles dans mon cabinet de curiosités où ses yeux s’ouvriront tout grand au grand cycle de l’Univers créé.

    Cette après-midi nous aurons plongé, nagé, voyant d’abord Céleste en vilain caleçon et lunettes grelotter sur le ponton, puis je l’aurai défié, je l’aurai rejoint et pris par les nageoires, gigotant et protestant qu’il crawle moins bien qu’une soupière, et nos filles l’encadrent maintenant et le soutiennent, descendant un échelon après l’autre, et bientôt nous formons un cercle mais non pour le gifler et le violenter : bien plutôt pour lui montrer et lui démontrer chaque geste de la brasse croupion en profitant de l’asticoter et de le peloter, et voici que le caneton hideux canote à gestes saccadés, l’air effrayé puis heureux, radieux, de moins en moins affolé, me vrillant des clins d’yeux de reconnaissance éperdue, s’accrochant d’abord aux garçons puis aux filles, et tous de faire une espèce de ronde au soleil de nos adolescences.

    (Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)

    Image: gouache de Friedrich Dürrenmatt

     

  • La patate de Janicot

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    Du mieux-être en lisant peut-être...

    On se demande pour commencer à quoi rime un tel ouvrage, dont le principe semble rabaisser la littérature à la fonction la plus utilitaire d’aspirine en cas de migraine ou d’emplâtre sur fond de gangrène. Puis, à supposer qu’on s’y plonge en dépit de sa mise en page à pictogrammes singeant les manuels de vulgarisation les plus bas de gamme, un intérêt croissant se dégage à sa lecture. C’est que Stéphanie Janicot a trouvé un ton, à la fois cordial et léger, qui lui permet de faufiler ses impressions de lecture (car elle a lu, ça c’est sûr) en jouant l’infirmière incongrue. Il faut en effet du toupet pour conseiller, à la lectrice se trouvant insuffisamment intelligente, de lire L’Idiot de Dostoïevsi, qu’elle raconte dans la foulée, avant de proposer Le bruit et la fureur de Faulkner en cas de rechute…

    Que lire si votre mari vous trompe, ou si vous êtes jaloux, frigide, trop belle ou trop moche ? Raconter Madame Bovary à celui qui n’aime pas lire, ou conseiller Illusions perdues à votre collègue souffrant d’arrivisme, Orlando de Virginia Woolf à celle qui se croit homo sans en être sûre, ou La storia de Morante à une femme élevant seule son enfant, relève finalement d’une thérapie rusée, voire bénéfique. Allez, vous êtes boulimique ? Lisez donc Confessions d’une grosse patate et n’en parlons plus !

    Stéphanie Janicot, 100 romans de première urgence pour (presque) tout soigner. Albin Michel, 226p.

  • Un décadent « al dente »

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    En lisant Les paroles de Billie Jean de Frank Deroche
    C’est un sujet bien singulier que Frank Deroche, pourrait-on dire comme d’un cheval, et tout autant du protagoniste de son troisième roman, son double enfui de Neuchâtel et flanqué d’un personnage à transformations répondant aux prénoms de Sandro et Sandra. Avec la présence irradiante de la chienne Airelle et l’enseigne lumineuse, toute proche, de l’Extreme Sex Center, la tonalité de ce roman aimablement décadent (genre prisé de l’auteur qui y a consacré sa thèse universitaire) est indiquée, lequel roman épate par la découpe de ses phrases et l’univers à la fois déjanté et cohérent que l’auteur construit comme une espèce de délire faussement psychanalytique, dont la pauvre Elisabeth Roudinesco fait d’ailleurs les frais, raillée dans la foulée.
    Auteur mondialement inconnu de La Femelle mystérieuse, le protagoniste est un vieil enfant orphelin (père et mère défuntés comme dans une série B) auquel Billie Jean, sortie d’une chanson de Michael Jackson, impute l’éventuelle paternité du jeune Kelly, en lequel il regimbe à voir un fils selon son goût. Celui-ci le porte plutôt à jouer les prolongations de ses rêveries d’amateur de poulains appaloosas et de galets de Lugano (fameuse gâterie chocolatière), fou surtout de fines phrases. Celles-ci font d’ailleurs le prix et la saveur de ce livre aux formulations souvent irrésistibles, à goûter sans se demander à quoi il rime…
    Les paroles de Billie Jean, de Frank Deroche
    Editions du Rocher, 142p.

  • Les robes de l’âge

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    Grâce de La garde-robe d’Idelette de Bure Les compères Proust et Mallarmé eussent raffolé, sans doute, du petit livre de grand style qu’Idelette de Bure vient de publier à la seule gloire de ses parures et tournures, n’y faisant en effet que détailler ses toilettes d’un âge à l’autre, jusqu’à ces derniers mots admirables : « Une légère lumière fait chatoyer ma nuque douce, mes cheveux blancs lovés en chignon.

    Mais je ne vous fais plus face. Se peut-il qu’une petite honte m’envahisse ? Est-ce la petite tristesse des adieux ?

    Soyez indulgents envers l’éplorée.Ses pas sont dorénavant cassés et son jeu est gelé. Il n’y a plus de parures neuves pour la réchauffer. Voici son corps qui dit : Oh ? C’est fini ».

    Je pensais, toute proportion gardée évidemment, à la dernière déploration délicatement désespérée de La mort de Didon de Purcell en lisant ces derniers mots, dont la limpidité carnée se délivre de sa dernière bure pour diffondre la pure nonne sans tonsure dans l’ultime soie couvrant de son linceul sa nudité habillée pour l’éternité...Or c’est en gloire juvénile que ce chant gracieux s’amorce, dans une couleur qui est celle-là même de la fille de Gaïa : « De toutes les parures que nous avons portées, celle qui me fut la plus proche était couleur de terre. Une soie de Sienne froissée, coupée de biais : une jupoe au sol, un caraco croisé aux manches très amples. Autant que je m’en souvienne, une sorte de carapace japonaise, comme des ailes de steppe revêtues par une nonne de Gobi ». Et deux pages plus loin cette précision sur l’âge :

    « En vérité, cette soie couleur de Sienne était des langes exquis épousant mon corps petit, le berçant, le secourant. Je devais grandir, émerger de cette chrysalide orange, me dépouiller des ses luisances, de ses froissures. Ce fut ma parure préférée, dont trop vite je me défis. Vieillir, il fallait. Non plus la fée fauve ». Très Mallarmé comme on voit, genre divagation en surface profonde et verbe sculpté dans l’ambre à moires, très Proust aussi avec ses « phrases de taffetas » jamais trop évaporées ou précieuses pour autant, dans le ton mélancolique et tendre du Temps retrouvé.

    Idelette de Bure. La garde-robe ou les phrases de taffetas. Arléa, 87p.

  • Voyage au bout de l’humain

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    RENCONTRE Invité d’honneur du Festival de Fribourg, le cinéaste coréen Lee Chang-dong y présente quatre films, tous remarquables, parfois bouleversants.

    C’est un homme vibrant de présence et de sensibilité que Lee Chang-dong, qui évoque sa double carrière de romancier et de cinéaste, interrompue quelque temps par la haute fonction de ministre de la culture, avec autant de simplicité que de rigueur. Né en 1954 à Daegu dans un milieu très modeste, il s’imposa d’abord au premier rang de la littérature coréenne avant d’aborder le cinéma. Deux scénarios pour Park Kwang-su, chef de file de la Nouvelle vague coréenne, et quatre films, dont le dernier (Secret Sunshine) fut très remarqué à Cannes l’an dernier, ont suffi à établir la réputation de Lee Chang-dong, déjà titulaire de nombreux prix. Tant par ses thèmes (l’individu en butte à la violence du pouvoir ou de la société, la solitude de personnages souvent « largués », la vraie et la fausse compassion) que par la « musique » de ses plans et de ses images, au fil de mises en scène de plus en plus originales, l’art de Lee Chang-dong nous vaut, en crescendo, une découverte majeure.
    1691233300.jpg- Y a-t-il, entre vos romans et vos films, un fil conducteur ?
    - Oui : c’est la même quête de l’humain, et plus précisément de la dignité humaine en butte à un pouvoir politique oppresseur ou au mal social, à la violence, à la corruption, à la perversion. Mes personnages ne sont pas porteurs d’un « message » politique, mais reflètent bel et bien les séquelles de situations précises, à commencer par la dictature et les massacres que mon pays a connus. En outre, mes livres et mes films illustrent le manque de communication entre les gens, particulièrement aigu en Corée.
    - Avez-vous eu, comme écrivain ou comme cinéaste, des maîtres ?
    - Il y en a trop pour que je les cite, autant que d’œuvres qui m’ont marqué. Pour répondre tout de même, je dirai, en littérature : Dostoïevski, et au cinéma : Bresson, Bergman, John Cassavetes et Hou-Hsiao-hsien.
    - Dans quelle mesure vous investissez-vous personnellement dans vos films ?
    - Dans une mesure importante, mais via la fiction. J’ai été moi-même un jeune homme solitaire comme le protagoniste de Peppermint candy, dont je partage la nostalgie de ses vingt ans, en restant critique sur ses choix. Mais ce sont nos choix à tous qui sont en cause dans cette remontée du temps. Ma génération a connu, dans les années 80, la révolte radicale de « vos » années 60, l’espoir et le désespoir à la suite du massacre de Kwangju, et c’est ce contexte qui m’a aussi poussé de la littérature vers le cinéma, dans l’urgence de résister, puis de combattre aussi l’« établissement » de la quarantaine.
    - Les personnages féminins de vos films, durs et sombres, leur donnent une lumière plus douce…
    - Je ne sais si la femme est l’avenir de l’homme, mais j’ai tendance à penser que le féminin a plus de bonté que le masculin, et aussi plus de force. C’est clair dans Secret sunshine, dont la protagoniste, littéralement écrasée par la vie, reste elle-même jusqu’au bout avec une incroyable dignité. En outre les personnages fragilisés me touchent par leur façon de vivre l’amour, comme dans Oasis, dont le couple, liant un souffre-douleurs et une handicapée, communique mieux que les gens « normaux »
    - On sent dans vos films une nette opposition entre compassion réelle et simulée. Comment le vivez-vous ?
    - Sur la foi vécue, comme sur tout aspect invisible du religieux, j’ai choisi de me taire ou de me limiter à ce que l’image visible du cinéma en capte. Dans Secret sunshine, le contraste entre vraie spiritualité, vraie compassion, et simulacre, est exacerbé du fait de la nouvelle vague d’évangélisation à l’américaine, greffée sur le protestantisme coréen.
    - Quel bilan tirez-vous de votre expérience de ministre de la culture de la Corée du sud, en 2003 ?
    - L’enjeu de cette fonction était important, puisque j’avais à faire à la levée des quotas sur les films américains, mais je n’ai pas vécu cette expérience plus heureusement que celle de l’armée, et j’ai été soulagé d’en être délivré. C’est d’ailleurs à la suite de cet épisode que j’ai eu envie de me remettre à écrire…
    - Quelle est, pour vous, la signification d’un festival tel que celui de Fribourg ?
    - C’est, pour moi, l’occasion de montrer mes films au public suisse alors qu’ils ne sont pas distribués dans votre pays. Le problème est d’ailleurs beaucoup plus large, et je crois savoir que nous allons en débattre…

    Fribourg. Festival international de films de Fribourg. Hommage à Lee Chang-dong : Green Fish et Peppermint Candy, le 3 mars à 12h. Oasis, le 3 mars à 14h.30

  • Waintrop le cinoque

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    ZOOM. Coup d'envoi aujourd'hui de la 22e édition du Festival international de films de Fribourg: son nouveau directeur artistique évoque ses choix et les justifie.

    Il est fou de cinéma « depuis toujours», cette passion se politisa au tournant de mai 68 qu’il vécut en militant déjà sur le front culturel, et lorsqu’il se pointa à Libération, Serge July lui donna carte blanche pour explorer, tous azimuts, les cinématographies du monde entier : bref, c’est un homme engagé, un cinéphile qui « respire » le cinéma à grande bouffées d’émotion plus qu’en pontifiant dans l’analyse, qu’incarne Edouard Waintrop, nouveau directeur artistique du Festival international de films de Fribourg.

    Un gauchiste débarquant dans un nid de tiers-mondistes ravagés pour un festival d’aficionados ? Vous aurez tout faux si vous l’avez conclu d’avance. Le programme de cette 22e édition du FIFF en est d’ailleurs la preuve vivante et renouvelée, qu’Edouard Waintrop, fameuse plume de Libé depuis plus de vingt-cinq ans dont l’ouverture d’esprit et la générosité sont connues, assume… à 90%.

    «J’ai eu la chance de pouvoir réaliser en sept mois, avec mon équipe et la confiance de ceux qui m’ont désigné, la plupart des désirs que j’avais envie de partager. Je récuse l’étiquette restrictive de « films du sud », qui fait tout de suite penser à un monde «sous-développé» ou à un cinéma forcément précaire ou militant, alors que la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Argentine, la Corée, entre autres, sont marqués par une effervescence créatrice tout à fait remarquables et travaillées par de grands thèmes universels. Bref, le «Sud » n’est pas un genre. En revanche cette édition, et c’est nouveau, s’ouvrira bel et bien aux films de genre. C’est ainsi que j’ai voulu montrer la richesse et la variété, autant à travers le temps que l’espace, des films noirs qui ont essaimé loin des USA depuis des décennies, via le Japon de Kurosawa (avec Entre le ciel et l’enfer) et la chine actuelle de Johnnie To (Mad detective)   ou le Brésil de  Jose Henrique Fonseca (L’homme de l’année). En outre, estimant que le thème de l’amour est fondamental au cinéma, nous avons recensé une douzaine de  réalisations  de divers pays inspirés par le thème de « l’amour global » avec des modulations très contrastées, de l’Argentin Villegas (Sabado) au très érotique World of Geisha du Japonais Tatsumi Kumashiro. »

    Peu porté à « commémorer » mai 68 en ancien combattant, du  temps où il se démenait pour faire connaître l’avant-garde cinématographique (dont un Polanski) au lycée Carnot, Edouard Waintrop a voulu montrer, par le choix des films réunis sur ce thème, comment la révolution ou la critique de la société ont été traitées par le cinéma mondial dans la deuxième moitié du XXe siècle. « Ce qu’on observe notamment, que ce soit en Inde ou en Amérique du sud, c’est que les cinéastes ont perdu leur optimisme. Mais certains restent porteurs d’espoir, comme l’octogénaire René Vautier qui sera des nôtres pour présenter Avoir vingt ans dans les Aurè».

    1691233300.jpgAu chapitre des « révélations », l’invité d’honneur de cette édition, le Coréen Lee Chang-Dong, dont le dernier film (Secret Sunshine) a été très remarqué à Cannes 2007, réjouit particulièrement Edouard Waintrop qui en souligne la force émotionnelle des thèmes et, aussi, cinéphilie oblige, l’originalité des mises en scène. « Ce qui me frappe, tant chez Lee-Chang Dong que dans beaucoup de films nouveaux que nous présentons, c’est le goût et l’art de raconter des histoires et de recourir aux ressorts classiques de la comédie, comme dans le grand cinéma italien ou américain. De même qu’un film de Dino Risi peut avoir un impact critique ou politique évident, ces films, loin du minimalisme cérébral, ont de bonne chance de toucher un public de plus en plus large…»

    Les atouts de la 22e édition

    EVENEMENTS   

                                                   Cérémonie d’ouverture, en présence de Micheline Calmy-Rey et Lee Chang-dong. Rex 1, 1er mars, 19h.30

    Master Class avec Walter Salles : Road movie, du mouvement identitaire à l’errance forcée. Cap’Ciné 5, 2 mars, 16h.30

    Clôture. Remise des prix. Au Multiplex Cap’Ciné le 8 mars à 18h. 30

     

    COMPETITION                   Treize longs métrages de fiction et documentaires en concours pour le Regard d’or (Grand prix du festival) et le Prix spécial du jury.

     

    PANORAMAS                      Noir total, Cinéma et révolution, l’amour global.

    HOMMAGE                         Rétrospective des films de Lee Chang-dong.

    PLANETE CINEMA           Douze films projetés pour les écoliers et les gymnasiens, dont cinq de la compétition officielle pour les gymnasiens. Pas moins de 8500 enfants et adolescents prendront part à 53 projections à Fribourg.

    FORUMS                              Table ronde sur les coproductions, avec Nicolas Bideau, Martial Knaebel, Pierre Rissient, etc. Ancienne gare, 4 mars, de 15h-17h.

    Rencontre avec René Vautier. Cap’Ciné 5, le 4 mars à 18h.,

                                                   Rencontre avec François Guérif, sur le film noir, le 6 mars à 20h.30, Cap’Ciné 5

    INFOS                                   Le cœur du festival, bureau du FIFF, est situé à l’Ancienne gare, quai 1, à 50m de la station. Billets disponibles, ainsi que sur le site internet www.starticket.ch

    Tel. : 026 347 42 00 et www.fiff.ch

     

  • Le domino d’Yves Ravey

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    Un doigt de Badoit au Bambi Bar

    Divers purs littéraires de mes fréquentations les plus chiquées, auxquels l’ordinaireté de mon goût arrache de petits soupirs flûtés, se sont efforcés de me persuader que le nouveau roman d’Yves Ravey, intitulé Bambi Bar et doublement géniâl-mon-chéri, du fait du phrasé de ses phrases tellement lègères et denses qu’on se demande comment tant de densité s’y compacte avec tant de légèreté en 90 pages aérées, et de sa touche noire qui en fait un semblant de polar alors qu’il s’agit d'un détournement de genre avéré, Bambi Bar donc était LE roman du moment à ne pas louper. J’ai donc lu le chef-d’œuvre présumé, averti qu’un prodigieux coup de théâtre en marquait l’Apex terminal; j’ai certes apprécié le fait que l’auteur, tout à fait habile dans sa façon de filer sa phrase et son intrigue, ne me prenne pas plus d’une heure, nullement perdue d’ailleurs car Bambi Bar, dans le genre nouvelle un peu étirée, est un objet fonctionnant pilpoil, dont l’agencement m’a fait penser à un très fluide jeu de dominos, sans autre enjeu pourtant que la combinatoire de sa forme. Quant au fameux dénouement, il n'a pas fait ciller le lecteur pourri d'Ellroy et de Robin Cook et de James Lee Burke que je suis - plus attendu tu dégoupilles...
    Le scénar de Bambi Bar ferait cependant un court métrage épatant, à condition d’étoffer ses personnages et de donner une réelle densité à son climat, ici tout lisse et léché. Il y faudrait un Ravey aussi méticuleux et roué mais plutôt belge ou slave, qui se prenne les pieds dans les projos du peep-show. Il y faudrait plus de peau, plus d’entrailles, plus d'empathie et plus même de sexe (au sens de la vraie sensualité et pas de ce cette façon de se complaire dans les élégants équivoques). En patinant sur la glace de ses phrases, je pensais à ce qu’un Joseph O’Connor ou un Aleksandar Tisma eussent fait d’un pareil sujet, en cassant évidemment la baraque de Minuit, toujours si grand chic parisien corseté.
    Je suis peut-être un peu trop méchant (c’est que je vise mes purs littéraires pâmoisés plus que l’écrivain, qui fait ingénieusement ce qu’il sait comme il peut…), car il y a là-dedans pas mal de fines finesses et de subtilités subtiles, et puis Ravey a son rythme indéniablement, à défaut de souffle, mais après tout non: assez de ces élégances tournant à vide et de ces livres ne laissant aucune trace, ni réflexion ni ça d’émotion. Il y a plus d’un mois que j’ai vu It’s a free world de Ken Loach, qui me fait encore mal aux tripes et au cœur ; tandis que de l’histoire de filles trafiquées et d’honneur vengé de Bambi Bar, une heure après l’avoir avalée comme une fiole de Badoit éventée, faute de toute crédibilité et de la moindre incarnation, rien ne me reste ou peu s'en faut...
    Yves Ravey. Bambi Bar. Minuit, 90p.

  • Butor pour la route

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    Littérature en conversations automobiles

    Le père-grand à sourire juvénile, jolie salopette et débit à scrupuleuses saccades suspensives nous emmène en voyage. Première destination le Moyen Age en 58 minutes, ce qui fait en voiture un agréable déplacement matinal, histoire de prendre son breakfast dans une autre ville que la sienne.
    Ce décentrage initial est exactement ce que propose, dès sa première conversation avec Lucien Giraudo, Michel Butor amorçant sa Petite histoire de la littérature française en 6 CD. On peut évidemment écouter ceux-ci dans un fauteuil Chesterfield ou un hamac, mais l’idéal me paraît de doubler le voyage en partant avec son Butor sur la route. J’ai entendu « Maudit, maudit, maudit ! », l’extraordinaire passage de La légende de Saint Julien l’Hospitalier, où le grand cerf martyr à dix-huit andouillers dit son fait au chasseur giscardien, au coin d’un bois d’Alémanie profonde, le temps que j’avais pris pour parcourir la distance correspondant aux 4 premiers CD, de l’intro de Butor (Faut-il découper l’histoire littéraire ?) à sa lecture de Flaubert succédant juste au thème Réaction et révolution. Un peu plus tard, cent kilomètres plus à l’Est, Butor me lisait cet autre passage prodigieux qu’il a choisi, de Connaissance de l’Est de Claudel, évoquant un crépuscule chinois.
    Michel Butor lit admirablement. On dirait Michel Foucault dans sa cuisine blanche en juste un peu moins précieux: nette découpe mais fruitée, al dente comme Les Deux pigeons de La Fontaine.
    Et puis Michel Butor est intéressant. Pas exhaustif du tout, ni académique pour un pet: historique et transversal, dans l’immanence surtout à la française, mais ne discontinuant de raconter « sa » littérature qui recoupe évidemment « la » littérature, avec ses éclairages à lui. Par exemple, parlant de Balzac qu’il connaît comme sa poche ventrale, ou de Zola comme sa sacoche, il évoque le passage d’une société à l’autre ou la signification du grand magasin, après avoir expliqué le passage de l’alexandrin à la prose poétique via Châteaubriand.
    A qui s’adresse cette «petite histoire» ? A tout le monde, si tant est que tout le monde reste curieux d’un peu tout, mais il faut que ce tout le monde ait déjà son petit bagage, car le propos de Butor est principalement complémentaire.
    Lucien Giraudo, très discret, un peu trop même parfois, est le copilote du débonnaire God virtuel. Le conducteur de la voiture audiophone, parfois aussi, reste sur sa faim. Mais c’est la loi de la conversation non systématique quoique suivant son plan. On passe ainsi « autour » de Proust sans y entrer vraiment (sauf qu’on y entre quand même par une brève lecture), mais Proust est situé comme Apollinaire est situé (par rapport à la Grande Guerre et aux peintres) au tournant d’une nouvelle époque elle aussi située par rapport aux six ou sept siècles qui précèdent. Situer est très important. J'entends aujourd'hui, surtout, situer est hyper-important.
    Aux dernières nouvelles en effet, neuf étudiants américains sur dix ne savent plus qui est Hitler (Adolf), le dixième affirmant qu’il doit s’agir d’un marchand d’armes du XXe siècle. C’est dire que l’étudiant américain trouvera profit à écouter Michel Butor qui lui permettra de situer Corneille (avec lecture d’une séquence du Menteur) après Rabelais, ou  Beckett à l’époque du premier hamburger Happy Meal.
    Ceci encore: Un DVD accompagne les 6 CD, où Michel Butor parle de ses livres-objets. Egalement importante : l’anthologie, sous forme de petit livre broché, qui complète le package avec une trentaine de textes constituant autant d’illustrations non convenues, du Testament de Villon ou  Des Cannibales de Montaigne aux Adieux du vieillard de Diderot, ou d’un bout de La duchesse de Langeais à La tour Eiffel sidérale de Cendrars. L’ensemble, paru aux éditions CarnetsNord, coûte 72, 50 francs suisses. En euros, c’est donc un peu moins la ruine. L’essence de la Packard (le voyage doit se faire en Packard, comme la Recherche du temps perdu en 111 CD, pour 365 euros, se fera naturellement en Bentley volée) doit être comptée dans l’addition. Chère littéraure…

  • Bukowski ou la grâce du dégueulasse

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    Retour sur la bio d’un affreux, sale et méchant poète, entre autres éclairages latéraux... 

    Son père était un sale type borné qui le battait, sa mère une méchante garce, ses jeunes années furent empoisonnées par la purulence de l’acné le complexant et l’isolant comme un paria : bref c’est sous les pires auspices que Charles Bukowski (1920-1994) fit ses débuts dans une vie où il ne cessa d’accumuler « un gros lot d’emmerdes », incessamment aggravé par un caractère de sanglier et une sorte de pureté dans la déchéance qui le fit toujours se comporter plus mal qu’on ne s’y attendait, même s’il ne viola pas tout à fait Catherine Paysan sur le plateau de Bernard Pivot ni ne chia vraiment dans les lieux branchés ou snobs qui s’ouvraient à lui. Or cet affreux personnage que l’alcool rendait encore plus méchant et sale qu’au naturel, était également une espèce d’écrivain et une sorte de poète, un écrivain « culte » comme on dit et un poète que d’aucuns dirent aussi important que William Blake, ce qui est aussi exagéré que faux. Mais le réduire à une nullité surfaite serait également injuste. Abstraction faite du mythe vivant et des séquelles de l’iconolâtrie d’époque, Charles Bulowski, dans la lignée de John Fante dont la découverte lui révéla les virtualités d’une poésie de la gadoue et du « vrai », a bel et bien laissé une œuvre, et considérable quoique inégale, dont la large partie autobiographique (mais aussi transposée que chez Céline, en nettement moins tenu quant à la musique et à l’inventivité verbale), autant que les nouvelles parfois étincelantes (disons une vingtaine de vrais joyaux dans un amoncèlement de choses excellentes ou de tout-venant vite fait sur le gaz) et les poèmes de plus en plus abondants, véritable ruissellement sur la fin, méritent plus qu’un regard condescendant ou qu'un engouement écervelé.
    Etait-il, pour autant, indispensable de consacrer 386 pages à cette « vie de fou », qui confirme absolument la rumeur selon laquelle le vieux dégueulasse l’était plus encore qu’il ne l’a dit lui-même ? A vrai dire le ton et la façon de cette chronique signée Howard Sounes plaident pour les grandes largeurs de ce récit plongeant immédiatement le lecteur dans le vif du sujet avec le récit d’une lecture publique, datant de 1972, au début de sa gloire dans l’underground californien, qui finit en imprécations et en injures comme à peu près toutes les interventions publiques de l’énergumène.
    Retraçant ensuite les tenants et l’évolution de cette vie longtemps mal barrée, l’auteur brosse son portrait en mouvement sur fond d’Amérique des marges, avant d’illustrer les accointances du poète « maudit » avec l’univers doré sur tranche de Hollywood (qu’il a lui-même décrit dans le récit éponyme), notamment dans ses relations avec un véritable ami, en la personne d’un certain Sean Penn, qui ne faillit lui casser la gueule qu’au soir où il se montra désobligeant à l’égard d’une certaine Madonna.
    Loin de se borner à de l’anecdote pipole, même si son livre en fourmille assez plaisamment, Howard Sounes s’attache également à l’évolution de l’œuvre et montre bien en quoi la poésie de Bukowski participe d’une sorte de rédemption, lacunaire mais réelle. Schubert dans le merdier, lumière très pure des choses ordinaires, proche parfois du lyrisme des poèmes de Carver, pas toujours faciles à traduire. Comme Verlaine filait de l’or pur dans sa propre abjection, « Hank » touche parfois à la grâce, souvent à l’émotion.

    De l’émotion :


    « …j’étais là à regarder passer
    les voitures dans la rue et je pensais
    ces veinards de fils de pute ne
    savent pas la chance qu’ils
    ont
    d’être niais et de pouvoir rouler au
    grand air
    pendant que je suis assis au bout de mon âge
    piégé
    rien qu’un visage à la fenêtre
    auquel personne n’a jamais
    prêté attention. »

    Et de la grâce :


    « et quand je pense qu’après ma mort,
    il y aura encore des jours pour les autres, d’autres jours,
    d’autres nuits,
    des chiens en maraude, des arbres tremblant dans
    le vent.
    Je ne laisserai pas grand-chose.
    Quelque chose à lire, peut-être.
    Un oignon sauvage sur la route
    écoeurée.
    Paris dans le noir ».


    1623343525.JPGBukowski à Apostrophes

    "Ha ! Ha ! Ha ! Je me fous toujours dans des situations pas possibles. Mais quelle coterie de snobs ! C'était vraiment trop pour moi. Vraiment trop de snobisme littéraire. Je ne supporte pas ça. J'aurais dû le savoir. J'avais pensé que la barrière des langues rendrait peut-être les choses plus faciles. Mais non, c'était tellement guindé. Les questions étaient littéraires, raffinées. Il n'y avait pas d'air, c'était irrespirable. Et vous ne pouviez ressentir aucune bonté, pas la moindre parcelle de bonté. Il y avait seulement des gens assis en rond en train de parler de leurs bouquins ! C'était horrible... Je suis devenu dingue."

    (Extrait de l’entretien accordé par Charles Bukowski à Jean-François Duval en 1986)

    Howard Sounes. Charles Bukowski, une vie de fou. Le Rocher, 386p.

    Jean-François Duval. Buk et les beats. Michalon, 1998.

    A recommander aussi: la présentation du DVD consacré à Bukowski, assorti de séquences filmées où l'on entend la (belle) voix du malandrin: http://bartlebylesyeuxouverts.blogspot.com/search/label/Bukowski

  • Le corps obscur

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     ...Me viennent ce matin ces élans et ces refus étranges. Voudrais prier mais point de mains. M’agenouiller mais point de jambes. Me lever et sortir mais point de porte ni de chemin devant la maison, et d’ailleurs point de maison. J’essaie de chanter mais rien ne vient. Courir une fois encore le long du ruisseau, mais j’ouvre les yeux sans voir, ou plutôt c’est comme si j’étais couvert d’yeux. Que se passe-t-il ? Ou a passé ma corde à sauter? Et pourquoi les mots me font-ils si mal ce matin? Encore heureux que je me pose des questions, cependant mon corps ne me brûle plus puisque point de corps...

    Image: Philip Seelen

     

  • Un théâtre de l’empathie

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    ENTRETIEN Un festival de théâtre pour lui seul : c’est le privilège d’Eric-Emmanuel Schmitt, cette semaine à Evian, où 8 de ses pièces sont présentées. A cela s’ajoutant La tectonique des sentiments, jouée à Paris, et La rêveuse d’Ostende, nouveau recueil de nouvelles.
    Eric-Emmanuel Schmitt est aujourd’hui l’un des meilleurs «vendeurs» de la scène littéraire française, taxé d’auteur francophone le plus lu dans le monde en 2003, et multipliant les succès par ses livres, traduits en plus de 30 langues, autant que par les représentations théâtrales et les films qui en sont tirés - l’Académie française lui ayant décerné son Grand prix de théâtre pour l’ensemble de son oeuvre. Limpidité de l’expression, primat de l’imaginaire et de l’émotion appliqué à des situations humaines universelles, optimisme existentiel sur fond de quête spirituelle : tels sont quelques-uns des atouts de l’écrivain, qui prépare actuellement l’adaptation cinématographique d’ Oscar et la dame rose…

    - Des huit pièces qui vont être données à Evian, pourriez-vous dégager un caractère commun ?
    - Cela me serait difficile sans regard extérieur, mais le fait que mes pièces soient jouées dans une cinquantaine de pays me permet d’évaluer ce qui est perçu en général de mon théâtre : un mélange de divertissement et de réflexion sur la vie. J’aime raconter des histoires qui aient un sens, et j’aime créer des personnages très divers et parfois égarés, sans les juger. Je ne fais de théâtre à thèse même si j’aime bousculer les gens par les questions que je pose et les situations que je propose, sans les troubler gratuitement. Dans Oscar et la dame rose, j’ai touché au tabou de la maladie mortelle de l’enfant, mais ce sujet à faire fuir a touché les publics du monde entier par le fait, je crois, qu’il débouche sur l’acceptation de la vie. Mon théâtre reste accessible à chacun, jouant sur la simplicité et le sérieux si possible non affiché. Voltaire disait qu’une histoire drôle doit être courte, et je dirais qu’il en va de même d’une histoire sérieuse…
    - Comment l’idée de La tectonique des sentiments vous est-elle venue ?
    - De l’histoire de Madame de la Pommeraye, dans Jacques le fataliste de Diderot, qui entreprend de se venger. Mais je voulais aller au-delà de la vengeance d’une femme: dans une sorte de parcours initiatique où elle découvrirait finalement les impasses de la passion et de l’orgueil. J’ai personnellement une grande méfiance à l’égard de la passion, bien sûr fondée sur l’expérience, et c’est ce que je voulais évoquer : ce tumulte de gens qui aiment ou croient aimer, et se blessent en aimant mal.
    - Comment construisez-vous vos personnages ?
    - Essentiellement par empathie. Ce ne sont pas des marionnettes que je manipule, mais des individus que j’essaie de comprendre comme des clients de bistrots que j’écouterais parler de leur vie. Cela fait un peu « bateau » de dire qu’on est « à l’écoute » de ses personnages, mais c’est bel et bien comme ça que je vis : un peu comme une éponge à la Simenon, un auteur que j’adore pour sa façon de faire de la littérature qui se moque de la littérature. Le grand écrivain égyptien Naguib Mahfouz m’a dit un jour qu’il se nourrissait lui aussi de tout ce qu’il entendait dans les cafés et les rues du Caire, ce qu’on pourrait dire la voix de l’humanité.
    - Tant dans La tectonique des sentiments que dans La rêveuse d’Ostende, vous réservez de beaux rôles à de vieilles dames…
    - C’est vrai que les vieilles personnes ont parfois beaucoup à nous apprendre, alors que la société actuelle tend à les oublier, et je suis très sensible au fait qu’elles sont souvent dépositaires d’un secret. Or cela aussi est un aspect que je déplore aujourd’hui : qu’on n’en finisse pas de se confesser en public et de se livrer à tous les déballages, sans respect du vrai secret de chacun.
    - Vous venez tout droit des Lumières, notamment par Diderot auquel vous avez consacré votre thèse, tout en professant une foi respectueuse du mystère. Qu’est-ce à dire ?
    - J’ai beau être agrégé de philosophie et m’être consacré dans mes jeunes années à la recherche de LA vérité : il m’a fallu déchanter de ce côté-là, mais l’expérience de la vie, et certaines leçons cuisantes, plus encore la découverte du mystère enveloppant notre condition de mortels, m’ont fait écrivain, du côté de ceux que j’appelle les « chevaliers de l’incertain». Tout ce que j’écris est structuré par le doute. Je pourrais dire comme Diderot que je m’endors « pour » et me réveille « contre », et j'ajouterai enfin que tout mon trajet de vie consiste, bien plus qu’à le résoudre : à apprivoiser le mystère…

    Eric-Emmanuel Schmitt. La tectonique des sentiments. Albin Michel. La pièce est actuellement à l’affiche à Paris, au Théâtre Marigny-Hossein, avec Clémentine Célarié et Tcheky Karyo. Jusqu’au 30 mars.
    La rêveuse d’Ostende. Nouvelles. Albin Michel.


    Huit d’un coup…
    Pendant quatre jours, du jeudi 28 février au dimanche 2 mars, la ville d’Evian-les-Bains se met à l’heure d’Eric-Emmanuel Schmitt : dix troupes de la région jouant actuellement ses pièces ont décidé de se réunir pour lui rendre hommage. Elles présentent au Théâtre Antoine Riboud (théâtre du Casino) à la Médiathèque et à la MJC: Variations énigmatiques ;Mr Ibrahim et les fleurs du Coran ; Le Visiteur ;Petits crimes conjugaux ; Oscar et la dame rose ; Hôtel des deux mondes ;La nuit de Valognes ;Le Libertin.
    Les spectacles seront donnés en plusieurs points de la ville : le Théâtre Antoine Riboud (Théâtre du Casino), la Médiathèque et la MJC. L’auteur fera le déplacement de Bruxelles pour la circonstance.
    Evian-les-Bains, du 28 février au 2 mars. Infos : Horaires et planification sont susceptibles d’être modifiés ; avant tout déplacement renseignez-vous à l’Office du tourisme : 04 50 75 04 26 ou 04 50 94 20 51. http://www.eviantourism.com

  • De la poésie du monde

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    Décréation. - Tout est à travailler, à travailler et retravailler, me dis-je tôt l’aube en songeant à tout ce qui nous menace de dispersion et de décréation. A tout instant on est menacé de sombrer. A tout instant la distraction et la dispersion menacent. Diablerie. Le diable est celui qui disperse, l’anti-créateur.

    Dostoïevski. – Du fait même de son retour à la source endiablée, la traduction d’André Markowitz de Crime et châtiment rend, mieux que les précédentes plus élégantes, l’espèce de fureur agitée voire parfois d’hystérie de l’écrivain. Le mal est là qui court: Raskolnikov doit LE faire, il en est obsédé, cela l’attire et lui fait horreur: il doit prendre le sang de l’usurière, c’est la pire des choses qu’il puisse faire se dit-il sans croire un instant aux raisons qu’il se donne de liquider la vieille carne, et pourtant il doit LE faire comme Juda doit trahir le Christ après avoir été désigné.

    Gauche et droite en littérature. - En matière d’idées, j’ai trouvé à vingt-cinq ans, dans les romans fourre-tout de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, à commencer par L'Inassouvissement,  la critique la plus dévastatrice qui me semblât, des totalitarismes, mais aussi et surtout la vision prémonitoire de la fuite vertigineuse dans le bonheur généralisé de nos sociétés de consommation, mais qui eût pu dire de quel bord était Witkiewicz? Les années passant, et découvrant quels énormes préjugés, quel refus de penser, quels blocages dissimulaient les plus souvent, chez mes amis de gauche ou de droite, leurs certitudes idéologiques, je me suis éloigné de plus en plus de celles-ci en même temps que j’approfondissais une expérience de la littérature, par l’écriture autant que par la lecture, dont la porosité allait devenir le critère essentiel, que l’œuvre de Shakespeare illustre à mes yeux en idéal océanique. Or Shakespeare est-il de gauche ou de droite?

    CELA. - Je lis Proust sans discontinuer depuis des années, et je le relis ces jours, je lis et relis Balzac, je lis et relis Montaigne et Pascal, et plus je lis et relis et plus je constate que, dans cet océan, chaque vague en est à sa place pour autant qu’elle participe de la substance et du mouvement de CELA . Je lis tous les jours des tas de livres, dont j’aime à replacer chacun en fonction du chant et de la danse de CELA. Chacun est comme une bribe de l’immense conversation qui se poursuit jour et nuit à travers ce texte dont les livres ne reproduisent qu’un fragment, et qui me semble le contraire de l’universel bavardage pour autant que CELA converge, à savoir: que CELA monte.
    Hors de CELA, que je dirais la poésie du monde, point de salut à mes yeux.

    Aquarelle JLK: au bord de l'Hérault.

  • Une jubilante Mascarade

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     Au Petit théâtre de Lausanne, en création, la Compagnie Baraka se réapproprie la pièce de Nancy Huston et Sacha Todorov avec deux épatants comédiens à multifacettes.

    On rit généreusement au fil du jeu de rôles imaginé, dans Mascarade, par Nancy Huston et son fils Sacha, d’abord en toute légèreté « enfantine », puis dans une tonalité plus grinçante et « jaune », où les problèmes des adultes, sur le divan d’un psy joliment caricaturé, nous ramènent à la case départ des vieilles blessures faisant de beaucoup d’entre eux de vieux gamins.

    Le thème dominant, éminemment théâtral et dès les origines de cet art, du masque et de ce qu’il masque ou démasque, justement, est traité par les auteurs comme une suite de variations sur des situations connues, à commencer par la rencontre du loup et de la chèvre, laquelle échappe à son pauvre sort en s’improvisant chasseur avant que le loup ne se mue en tyrannique épouse fomentant le meurtre de ce nul, devant laquelle se dresse alors un flic, que défie un rappeur à la coule bientôt troublé par une mijaurée que sa mère harcèle en dépit des conseils de son thérapeute...

    Sur ce canevas à l’étincelant crescendo verbal, en tout cas jusqu’à l’apparition de la mère et du psy aux réparties plus attendues, voire plus pesantes, l’équipe de la Compagnie Baraka, sous la direction de Georges Guerreiro, assisté de Vincent Babel, signe une création assez épatante dans l’ensemble, dont l’interprétation virevoltante et drolatique des deux comédiens, Frédéric Landenberg et Diego Todeschini, constitue un atout plus qu’appréciable.

    Dans un décor kitsch de nid de Barbie, signé Masha Schmidt,  à fond de peluche rose bonbon où telle escarpolette gainée de plumes d’anges jouxte moult jouets mous et doux pour têtes blondes super gâtées, une intro un peu longuette, où deux jardiniers jardinent ce parodique jardin des délices enchanteresses, aboutit soudain à l’apparition d’une irrésistible chevrette que vient harceler (sexuellement, prétend la donzelle) le loup dont les intentions sont traditionnellement moins apéritives.

    Dans les grandes largeurs, l’intention des auteurs de figurer le chassé-croisé des relations de domination selon le rôle qu’on endosse, avec tous les reversements subséquents, qu’il s’agisse de conflits de fonctions ou de genre, d’espèces ou de générations, est modulée par un dialogue fourmillant d’inventions verbales et de pointes propres à ravir le jeune public (l’indication « dès 9 ans » est à souligner), et les enfants de plus 17 ans feront leur miel de moult autres aspects d’un humour aux multiples connotations, parfaitement ressaisi par le metteur en scène et les comédiens.

    Lausanne, Le petit théâtre. 12, place de la Cathédrale. Mascarade, jusqu’au 16 mars. Mercredi et dimanche : 17h. Vendredi : 19h. Samedi : 15h et 19h. Infos et réservations : 021 323 62 13. Ou www.lepetitheatre.ch  

    Photo: Pénélope Henriod       

     

  • Vertiges du savoir

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    Sur Les livres que je n’ai pas écrits, de George Steiner (1)

    Si les livres que George Steiner regrette (plus ou moins) de n’avoir pas écrits ne sont que sept, le genre devrait occuper des centaines et des milliers de rayons de la Bibliothèque de Babel pour peu qu'on multiplie les sept livres présents par le nombre d’écrivains repentants depuis le nuit des temps.
    La vertigineuse rêverie commence d’ailleurs, ici, sous les meilleurs auspice, puisque le premier livre non écrit par l’auteur concerne un érudit monstrueux dont la bibliographie connue compte déjà 385 titres. Or combien de livres Joseph Needham se fût-il reproché de n’avoir pas écrits ?
    Ce qui est sûr c’est que la raison qui a empêché George Steiner d’écrire, dans les années 70, l’ouvrage consacré au fameux savant biologiste et sinologue, à l’invitation de l’éditeur de la collection Modern Masters, nous fait toucher illico à la faille d’un titan du savoir. C’est en effet pour un motif purement éthique (plus précisément éthico-politique) que le lien fut rompu à la première rencontre des deux hommes, après que Steiner eut sondé Needham sur les arguments qui, quelque temps plus tôt, avaient poussé le savant à déclarer en public sa conviction que les Américains pratiquaient la guerre bactériologique en Corée. Needham était-il scientifiquement convaincu de la chose ? Le seul doute du jeune homme provoqua la colère du grand homme, en dépit de son premier ravissement à l’idée d’entrer dans le panthéon des Maîtres Modernes, et jamais ils ne se revirent.
    C’est pourtant un projet de livre fascinant que George Steiner déploie ici en exposant le grand dessein de Joseph Needham, venu de la science dure et se redéployant tous azimuts dès qu’il amorce son grand œuvre dont l’entier comptera 30 volumes, sous le titre de Science and Civilisation in China.
    Le comparant à Voltaire et à Goethe, George Steiner illustre l’extraordinaire mélange de connaissances et d’intuitions de Needham, tout en posant quelques questions aussi gênantes que fondamentales. Pourquoi, ainsi, ce connaisseur parfait de la civilisation chinoise, qui voit en Mao le restaurateur d’une haute tradition interrompue des siècles durant, et qui a beaucoup voyagé dans la Chine contemporaine, s’aveugle-t-il à ce point sur les atrocités de la Révolution culturelle ? Et à quelles fins finales ce monument extravagant de savoir ?
    L’une des réponses de l'essayiste est particulièrement saisissante, qui rapproche les œuvres totalisantes de Needham et de Proust : «Science and Civilisation in China et la Recherche constituent, je crois, les deux plus grands gestes de remémoration, de reconstruction totale de la pensée, de l’imagination et de la forme modernes ». Par ailleurs, une échappée sur l’œcuménisme culturel et philosophico-religieux de Needham n’est pas moins éclairante. Needham: « Le taoïsme était religieux et politique; mais il était évidemment tout aussi puissamment magique, scientifique, démocratique et politiquement révolutionnaire ». Et Steiner de s’interroger : « Serait-ce le reflet de Needham dans un miroir ? »
    Comme toujours, George Steiner se montre aussi érudit que porté à la critique « fictionnaire » de l’érudition, au point qu’on se demande parfois si Joseph Needham n’est pas une invention de son cru, comme une créature de Nabokov ou de Borges ? Mais non, et Laurence Picken l’a corroboré: Joseph Needham est bel et bien l’auteur de « la plus grande entreprise jamais menée par un seul homme de synthèse historique et de communication entre les cultures ».
    Lirons-nous Needham pour autant ? Pour ma part, je m’en tiendrai paresseusement et définitivement à la Recherche en notant pourtant, sous la plume de George Steiner, cette réflexion qu’il rapporte au « processus de déploiement du style » et à « l’élaboration d’u ton distinctif » de Joseph Needham lui-même : « Toute œuvre d’0art, toute œuvre littéraire digne de ce nom aspire à engendrer le dessein qui lui est propre, cherche à boucler la boucle sur ses origines »…
    George Steiner, les Livres que je n’ai pas écrits. Gallimard, 287p.

  • Les feux de l’envie

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    En lisant Les livres que je n’ai pas écrits de George Steiner (2)

    « Je n’ai pas écrit mon étude sur Cecco d’Ascoli », conclut George Steiner à la fin du deuxième chapitre de ce livre, ajoutant : « Elle n’eût peut-être pas été sans intérêt. Mais le sujet m’était trop sensible ».
    Quel sujet ? La jalousie. L’envie qu’un auteur peut éprouver envers un autre qui lui est ouvertement préféré. Le ressentiment plus ou moins avoué, en outre, qu’un critique même suréminent peut ressentir à l’égard d’un « vrai » créateur. On a, de fait, beau savoir qu’un critique peut être plus intelligent, voire plus génial qu’un poète ou qu’un romancier : le fait est que seul ceux-ci sont considérés comme des « créateurs » plus ou moins « élus » ou égaux de Dieu.
    452509daee3edad6781e82593cd20536.jpgA la fin de ce chapitre aussi intéressant que troublant - sachant qui est George Steiner et ce qu’il a lui-même éprouvé quand tel ou tel voisin de bureau, à Cambridge, recevait LE téléphone de Stockholm, où les poètes et les romanciers ont toujours été préférés aux critiques par les académiciens chargés de décerner le Nobel de littérature -, l’essayiste évoque, avec un talent de vrai créateur soit dit en passant, ce qu’a dû être la mort sur le bûcher de Francesco Stabili, dit Cecco d’Ascoli, auteur de L’Acerba, mortifié sa vie durant par la grandeur de Dante alors qu’il était lui-même convaincu d’avoir écrit l’anti-Comédie, condamné pour d’autres motifs par l’Eglise à griller tout vif avec l’ensemble de ses livres, le 16 septembre 1327.
    « L’interprétation est essentielle, mais elle n’est pas la composition », relève humblement George Steiner, lecteur champion de l'herméneutique et du comparatisme s’il en fut. « On a dit que les grands critiques étaient plus rares que les grands écrivains », note-t-il comme pour se rassurer, mais la phrase d’après fait remonter le feu de la cuisinière en plein air : « Par leur style et le caractèpre novateur de leurs propositions, quelques critiques se sont rappochés de la littérature elle-même. Mais le fait fondamental demeure : des années-lumière séparent le poème ou la fiction voués à durer du meilleur des discours critiques ».
    Cela étant, et par les temps qui courent, on trouvera bien plus de profit et d’agrément à la lecture des Livres que je n’ai pas écrits de George Steiner, qu’à celle de la plupart des 666 romans parus la saison passée ou prochaine. Peut-être est-ce même le plus original, le plus « libre », le plus personnel de ses livres, aussi «créatif» sans doute que Le transport de A.H., et plus obscurément émouvant, notamment par le chapitre suivant, intitulé Les Langues d'Eros, où le vénérable érudit s’en va nous parler de cul. De cul nous parlera donc Steiner George dans le chapitre 3 des Livres que je n’ai pas écrits? Yes, Madam, et ça vaut le détour, mais ce sera pour plus tard...
    George Steiner. Les livres que je n’ai pas écrits. Gallimard, 287p.

  • Jouisseur polymorphe

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    TICKET DE SORTIE: Ecrivain, cinéaste, avant-gardiste agitateur élu (mais jamais reçu) à l’Académie française, Alain Robbe-Grillet n’est plus.
    Le « pape du Nouveau Roman » est mort : Inferno subito ! Ainsi pourrait-on saluer, de deux clichés en une formule, la disparition d’Alain Robbe-Grillet, mort à Caen à l’âge de 85 ans. Ecrivain novateur dont les débuts firent scandale dès la parution des Gommes (1953) et du Voyeur (Prix des critiques 1955 qui fit démissionner plusieurs jurés), cinéaste non moins controversé, et peintre sur le tard, Alain Robbe-Grillet laisse une œuvre abondante et multiple qui défie tout classement. De fait, l’image du chef d’école ne fut jamais qu’un emblème assez factice pour manuels de littérature, même si l’auteur de Pour un nouveau roman (paru en 1963) avait bel et bien théorisé la rupture esthétique réunissant, au début des années 50, un groupe d’auteurs à vrai dire peu homogène (tels Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Michel Butor et Claude Simon, autour de Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit dont Robbe-Grillet était le conseiller littéraire), qui n’avaient en commun que la remise en question du roman traditionnel et sa représentation de la réalité, profondément ébranlée par le chaos de la guerre. Par ailleurs, si Robbe-Grillet fut également taxé d’érotomanie, plus encore avec son cinéma que dans ses romans, dès L’immortelle (1963) et jusqu’à La belle captive (1981), en passant par Glissements progressifs du plaisir (1974), le réduire à un manipulateur de fantasmes serait aussi réducteur que de limiter le romancier à un « ingénieur » à la vision purement objective, rompant avec toute psychologie et tout humanisme.
    Désillusionniste « à vide »
    Maniant les formes littéraires (après les romans du début) et les images (en va et vient constant entre littérature et cinéma), Robbe-Grillet, ancien ingénieur agronome à jamais passionné de botanique, entre autres curiosités multiples, a beaucoup joué, non loin d’un Godard, sur les stéréotypes et les mythologies, dans la perspective d’une vision panoptique du réel, moins impersonnelle et froide qu’on l’a souvent dit. Le meilleur exemple en est Le miroir qui revient (1985), dont la composante autobiographique est ancrée, comme celle d’un Sartre, dans la révélation privilégiée des mots.
    D’entre les écrivains français contemporains, Vladimir Nabokov vouait à Robbe-Grillet une admiration particulière, qui dépassait probablement l’admiration particulière que Robbe-Grillet vouait à l’auteur de Lolita : c’est que, chez Robbe-Grillet, le parti de l’artifice extrême était censé cristalliser une vision purement « artiste », et d’autant plus vraie, chère à Nabokov. Or l’artifice, chez Robbe-Grillet, se sera souvent réduit à des variations sur des thèmes ressassés, éculés, sinon vides, dont la dernière preuve fut la « provocation » de son dernier roman, Un roman sentimental (Fayard, 2007), paru sous emballage plastique « préservatif » et jouant jusqu’à plus soif de fantasmes ou de toutes petites filles barbotaient dans la sauce «robbe-grillée». Fin de partie assez pathétique qu’il fallait rappeler, avec un grain de sel, puisque ainsi « va toute chair »…

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 19 février 2008

  • Un réaliste magique

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    RÉTROSPECTIVE Le Musée gruérien de Bulle rend hommage à Jean-Lou Tinguely, dont le réalisme extrême n’est pas exempt de poésie.

    Porter le nom de Tinguely, pour un artiste fribourgeois, ne devait pas être facile du vivant du fameux sculpteur d’avant-garde, déjà célèbre dans le monde entier et désormais gratifié de son propre musée, mais Jean-Lou Tinguely (1937-2002), peintre initialement autodidacte (formé aux arts décoratifs) n’en a pas moins bâti une œuvre singulière, à l’écart des modes. Une première rétrospective à Bulle, en 1986, lui rendit hommage, aujourd’hui relancée par une intéressante exposition mise sur pied au Musée gruérien à l’initiative de Denis Buchs, conservateur, et réalisée avec soin et compétence par Béatrice Lovis, avec la collaboration de Verena Villiger et Gaëtan Cassina.
    Constituée essentiellement de paysages (campagnes de l’arrière-pays romand, villages, rues, rares escapades au Lubéron ou à Venise) et de natures mortes (plus quelques intérieurs de cafés ou de maisons), la peinture de Jean-Lou Tinguely se caractérise par un réalisme extrême, follement minutieux dans son dessin et ses détails, et solidement construit dans ses compositions. A la limite parfois de la représentation conventionnelle ou du graphisme statique, cet art de très longue haleine, jouant sur d’impeccables glacis, semble d’abord un peu trop sage, voire ennuyeux, pour gagner bientôt en étrangeté, parfois même en magie ou en poésie ; non loin des réalistes américains ou russes du début du XXe siècle, il flirte parfois avec les hyperréalistes des années 70-80, tout en restant moins conceptuel, plus tendrement nostalgique, plus ingénu; de plus en plus maîtrisé, aussi, dans sa façon de capter la lumière et de jouer avec la couleur et l’architecture de la toile, ou d’introduire certains détails aux effets de réel saisissants, comme ce cornet marqué Aligro posé dans une composition évoquant les maîtres anciens.
    Dans un climat « silencieux » où n’apparaissent que quelques personnages ou quelques animaux, avec de récurrents outils aratoires, le temps semble suspendu, chez Jean-Lou Tinguely, comme dans les tableaux « métaphysiques» de Chirico. Également fasciné par le premier Balthus paysagiste, Jean-Lou Tinguely le « cite » ici et là sans en atteindre la maestria classique, mais une visite à cette exposition très bien documentée nous vaut, à tout le moins, une réelle découverte.
    Bulle, musée gruérien : « Jean-Lou Tinguely, La célébration du réel », jusq’au 30 mars. Ma-sa : 10h-12h, 14h-17h ; Di, 14-17h. 24 mars : fermé. Visite commentée par l’artiste Jacques Cesa, 2 mars, 15h. Catalogue substantiel réalisé par Béatrice Lovis. En vente au musée ou par internet : www.musee-gruerien.ch

    83733c3fc729af8c635ab334913b8268.jpgFribourg, l'ancienne école du Jura ou Theresianum. Huile sur toile, 97x130cm. 1987. PP.

    Urinoir à Fribourg, derrière l'Hôtel de Ville. Huile sur toile, 83x60cm. 1976. PP.