UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Romans-photos

484931601.jpg

Pour A.

Le garçon et la fille, d’abord de loin, puis de plus près, à quatorze ans, se reluquent. Des millions de garçons, de par les continents, et des billions de filles, par-dessus les haies ou à travers les ombres orangées des flamboyants, se reluquent et pouffent crânement, en douce ou en force, avec ou sans les mains.
Or Eva, je l’avais remarqué, m’avait remarqué. Eva la ragazzina du luthier. L’Italie en petite beauté à coiffure dite en choucroute, tout à fait la Farah du roi de Perse, format réduit. Donc Eva, jolie, m’avait, une première fois, souri. J’avais rosi, puis je m’étais repris : un soleil extravagant se leva sur mon désert de célibataire. J’aimais. C’étais sûr : j’aimais et j’étais aimé. De toute évidence Eva était la femme de ma vie. Mon Ava Gardner à moi. Ma Dulcinée. Ma muse. A la première occasion nous ferions l’expérience du baiser à l’américaine, dit de la langue fourrée, que mon frère aîné m’avait décrit comme le summum des délices. Mais avant cette extrémité je lui écrirais : c’était décidé.
Ainsi rédigeais-je mes premières lettere di fuoco, lettres de feu, que le père d’Eva, les ayant interceptées, qualifia bien plutôt de pezzi di pazzo, morceaux de fou, me convoquant alors dans son atelier pour m’expliquer tra ragazzi, entre garçons, selon son expression, que la jeune Eva ne pouvait qu’être troublée, voire choquée par mes propos de fieffé Casanova.
Et le père Giuseppe, me désignant du regard la photo de son Angelina trop tôt disparue, de me confier alors que c’était dal modo romantico, par la voie romantique, que je pourrais seulement accéder au jardin secret d’Eva, non pas demain ni après-demain mais dans un lustre ou deux, si tant est que je le mérite en toute décence et persévérance ; et de me conseiller, dans la foulée, d’offrir quelque fleur ou quelque fumetto à ma bien-aimée dont la consommation de romans-photos grevait en effet, quelque peu, son modeste budget d’artisan indépendant.

Nos premières approches mutuelles se poursuivent, alors, au bord de la rivière aux écrevisses où, nantis de quelques provisions de bouche, de limonade et de fumetti, nous nous faisons alternativement la lecture de ceux-ci. Francesca est fille de garagiste à Rimini et voici que, du côté de Rivabella, elle avise un jeune homme aux lunettes fumées, dans une Alfa rouge stationnée devant un cinéma, en lequel elle reconnaît le fils du chanteur Gianciotto, le beau Paolo. Or Francesca, malgré son modeste état, possède une voix de rossignol et rêve d’enregistrer sa propre version de Tintarella di Luna, qu’aussitôt Eva se met à fredonner tout en se désolant de ce que la suite ne puisse se découvrir que dans le prochain numéro.
Or vois-je en elle une Francesca possible ? me demande Eva tout inquiète. Et pourquoi pas ? lui lancé-je. Mais comment elle, Eva, pourrait-elle me confondre, moi l’empoté farouche à la voix d’ange déchu et aux cheveux en bouillon de boucles, avec le fringant Malatesta à la lisse chevelure de tombeur de Cinecittà. Ah mais l’amour… objecte Eva en gloussant adorablement tandis que je me rapproche d’elle sans la choquer du tout à ce qu’il semble, ni sans savoir diable quoi faire, tandis que le fils du garagiste du quartier, le beau Fabio, te l’aurait déjà emballée vite fait.

Les difficultés qui s’annonçent cependant, selon toute probabilité, entre la fille du mécano et le beau Paolo se répètent d’ailleurs à foison autour de nous où les Roméo et les Juliette essaiment de quartiers en quartiers, de villes en villes et partout où il y a, dans le monde si mal fait, des filles riches à gerber et des garçons fauchés, un Marco fils d’ingénieur et fou de jazz et une Candida divorcée faisant horreur à sa mère, une Mado coiffeuse dont le père regimbe à la laisser répondre aux avances d’un Créole aux airs louches, nos grandes sœurs séduites puis arrachées à une kyrielle de jeunes premiers de partout par des mères jalouses qui ne songent qu’aux partis sûrs de futurs employés bien peignés et payés, et pour ma part, avant même que d’avoir pu la bécoter d’un peu près voici que ma petite Indienne, mon Eva, m’est enlevée par le beau Fabio dont le teint bistre et les cheveux de jais font un Paolo bien plus digne de sa Francesca que je ne l’eusse jamais été, Eva s’est évanouie dans le paysage sans que je l’aie même pelotée au Colisée où nous avons vu ensemble La loi du Seigneur, on aurait vu Fabio en plein exercice de langue fourrée au coin du bois du Pendu, m’ont rapporté ces demoiselles faussement navrées alors que je me trouve, loin de ces conciliabules d’amour, tant occupé d’aimer partout et plus que partout, encore, dans le creuset universel de mon labo perso.
L’âge bête ne nous touche à vrai dire, nous les flopées d’adolescents travaillés par l’acné ou le désir enfin, si l’on est fille, de voir enfin ce truc dressé comme un palmier pelé, que par accès, certes ardents, mais qu’un grand élan de printemps russe balaie et toute molle rêverie dans la foulée, alors que c’est en dansant qu’on jouit surtout à cet âge d’avant l’âge de l’amour couché, à la surprise-partie qu’il ne faut pas manquer sous peine d’être raillé.

Deux fois sept ans est la belle âge chastement sensuelle : on est de vrais sauvages, les gars et les gretchen, à quatorze ans et quart, on est Stones ou Donkey Monkey et ça turelure et tourloupe dans les abris antiatomiques des maisons quiètes; en principe on ne touche ni ne couche mais dès qu’au rock succède le slow ou le tango les filles s’inquiètent, ravies, de ce poteau qu’elles s’efforcent vainement d’ignorer, et les mains des garçons s’égarent, avant que ne reprenne la vraie danse de la pluie et du jeune temps.

(Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

Commentaires

  • Bonjour,
    j'aime bien cette valse adolescente ; petite remarque, puisque vous nous livrez un récit en chantier, la phrase qui commence par "L'âge bête ne nous touche..." grince un peu..
    Mais je vous écris d'abord pour vous demander 1) d'où vient la photo qui illustre ce texte et 2) où diable est passé l'article "Israël dans la peau de l'Autre ?" Je me faisais un plaisir de le lire aujourd'hui et il a disparu... j'habite en Palestine et j'aurais aimé profiter de vos lumières sur une littérature que je connais très mal, l'article à peine effleuré me semblait une belle porte ouverte sur ce monde-là, de l'autre côté d'un mur que je passe souvent, mais qui reste encore, littérairement, terra incognita. Trop loin trop proche...

  • JLK, ne tenez pas compte de la question sur la disparation de l'article - je l'avais ouvert dans une autre fenêtre hier, j'ai pu le lire à l'instant. Il m'a ouvert l'appétit. Je comprends aussi pourquoi il n'est plus accessible... dommage de voir qu'à chaque fois qu'il est question de ce sujet, le monde se fait tristement binaire et bêtement manichéen, et que toujours l'emportent la rage et l'insulte, comme si les mots nouveaux étaient impuissants, quand on a tellement besoin d'eux.

    Une radio française m'a appellé il y a une semaine. Ecrivain à Ramallah, c'est formidable m'ont-ils dit, nous organisons un débat de cinq minutes sur le sujet du boycottage, nous cherchons quelqu'un qui soit "pour", désireux d'affronter un "contre" en duel. J'ai gentiment décliné, j'ai regretté ensuite d'avoir été gentil.

  • Cher Pascal, Merci pour votre message. Je ne vous avais pas identifié. Cela me touche beaucoup que vous m'écriviez de Ramallah. Seriez-vous d'accord d'engager une correspondance personnelle ? Auquel cas mon e-mail est à votre portée. Amitiés.

  • Post scriptum à Pascal: l'image qui illustre ce texte est tirée du Romeo et Juliette de Francois Zeffirelli, mais mes acteurs à moi sont plus jeunes. Et pour la phrase, vous savez, c'est du brut de décoffrage, juste en passant, alors que je corrige tout au fur et à mesure en recopiant tout àla main. J'écrire d'abord au computeur et ensuite seulement à la main. Drôle de drôle n'est-ce pas ?
    Si vous désirez lire des écrivains israéliens actuels, je vous recommande pour commencer Seule la mer d'Amoz Os, qui est un roman sous forme de poème absolument magnifique. Un seul regret: de ne pouvoir le lire en hébreu, mais Sylvie Cohen est une traductrice al dente...

  • Cher J-L,
    avec grand plaisir pour la correspondance, si vous m'envoyez votre adresse sur janovjak@yahoo.com. En attendant, merci pour la légende de la photo et les conseils de lecture. J'espère pouvoir me procurer ça dans pas trop longtemps, je connais une librairie à Tel Aviv qui propose une étagère - entière ! - de livres en français...

  • Comment répondre aux mots de la haine ? C'est à cela que je pense en me réveillant ce matin. Comment ne pas monter aux extrêmes ? Comment montrer la ressemblance humaine ? Comment la dire ? Comment la transmettre ? Telles sont les questions que je me pose ce matin en pensant à vous, cher Pascal.

Les commentaires sont fermés.