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littérature - Page 32

  • Léopard d’or nippon et taiseux

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    FESTIVAL DE LOCARNO Le réalisateur japonais Masahiro Kobayashi a décroché la récompense suprême avec Ai No Yokan (Pressentiment d’amour), et le jury accorde son prix spécial au film coréen Memories. Michel Piccoli obtient un prix d’interprétation.

    C’est à un film d’auteur correspondant à l’esprit traditionnel de la manifestation qu’a été décerné, samedi dernier, le Léopard d’or du 60e Festival international du film de Locarno, assorti d’une somme de 90.000 francs. «Nous avons parfois peiné à voir la ligne cohérente de la sélection officielle », a déclaré Irène Jacob, présidente du jury de la compétition internationale. « Pour trouver des critères, le jury a donc privilégié un cinéma novateur et de recherche». L’ouvrage obtient en outre le Prix Daniel Schmid, doté de 20.000 francs et attribué uniquement cette année en mémoire du cinéaste suisse disparu il y a un an. Représentant d’un cinéma d’art et d’essai qui peine aujourd’hui à survivre au Japon, Masahiro Kobayahi (né en 1954) s’inscrit, avec Pressentiment d’amour, dans la lignée d’un cinéma très intérieur, où le non-dit est compensé par la force des images et la signification de chaque geste. Il y est question de la relation tendue entre un homme et une femme liés entre eux par le meurtre de la fille de celui-là par la fille de celle-ci.
    Le jury a en outre accordé son Prix spécial (30'000 francs) au film coréen Memories qui rassemble trois courts métrages de cinéastes européens, et le Prix de la mise en scène au Français Philippe Ramos (30'000 francs) pour Capitaine Achab, une adaptation libre de Moby Dick. Enfin, le prix d'interprétation féminine (sans chèque) est revenu à Marian Alvares dans le film espagnol Lo mejor de mi, de Roser Aguilar, alors que deux acteurs se partagent le prix d'interprétation masculine: Michel Piccoli, très émouvant dans Sous les toits de Paris de Hiner Saleem, et Michele Venitucci, qui incarne le protagoniste boxeur de Fuori dalle corde de Fulvio Bernasconi, seul film suisse en compétition internationale. «Michel Piccoli était un choix évident», a relevé Irène Jacob, qui a expliqué l’ex-aequo du fait que «le festival doit soutenir de jeunes talents».
    Parmi les nombreux autres prix attribués, on relèvera les trois récompenses obtenues par le film franco-algérien La maison jaune de Amor Hakkar : respectivement les prix du jury oecuménique, de la Fédération internationale des ciné-clubs ainsi que du jury des jeunes. Quant au jury de la compétition Cinéastes du présent, il a décerné un Léopard d'or (30.000 francs) au film hongrois Tejut de Benedek Fliegauf, et son Prix spécial du jury, (30'000 francs) à Imatra de l'Italien Corso Salani. Le Prix du public a plébiscité la comédie pleine d’humour noir du Britannique Frank Oz, Death at a funeral, l’un des succès de la Piazza Grande, et sir Anthony Hopkins a obtenu le premier prix du jury des jeunes pour Slipstream, son troisième film de réalisateur.
    Du côté des paris sur l’avenir, le Léopard de la première œuvre (30.000 francs) revient à l’Italien Vittorio Rifranti pour Tagliar le parti in grigio, tandis que les courts métrages, sélectionnés pour la première fois en compétition suisse et internationale à l’enseigne des Léopards de demain valent un mini-léopard d’or (et 10.000 francs) au Roumain Adrian Siatru, pour Valuri, et au Suisse Tobias Nölle pour René. Last but not least, la jeune Genevoise Florence Guillermin obtient un mini-léopard d’argent (et 10.000 francs) pour son court métrage très original, Latitude 2023, évoquant une Suisse kafkaïenne à venir…


    Un festival tiraillé entre purisme et marketin à tous les publics
    La 60e édition du Festival de Locarno a vécu, et bien vécu dans les grandes largeurs. Les purs et durs ont certes reproché, à sa direction artistique, un manque de rigueur dans la sélection de la compétition internationale, des rétrospectives moins pointues qu’à l’ordinaire, ou de trop grosses machines sur la Piazza Grande. Or le palmarès devrait les rassurer. Frédéric Maire lui-même le remarque : « Je suis content du palmarès. Le jury a choisi les films les plus courageux et qui représentent le mieux l'esprit du festival.»
    Par ailleurs, et n’en déplaise aux intégristes de la cinéphilie, ce festival très convivial et bon enfant ne perd son âme en accueillant l’irrésistible comédie musicale Hairspray le même jour que le militant Haïti chérie évoquant les sempiternels exploités du tiers monde.
    Avec ses 180.000 à 200.000 visiteurs, le Festival de Locarno ne peut survivre qu’en s’ouvrant à toutes les formes d’amour du cinéma. Or c’est le mérite particulier de Frédéric Maire et de son équipe de pratiquer un éclectisme généreux et pertinent, qui rend justice aux multiples aspects de la création cinématographique en phase avec la réalité contemporaine, entre tragédie et poésie, recherche formelle raffinée ou plus simple besoin vieux comme le monde d’illustrer la condition humaine au fil de belles et bonnes histoires…
    A 60 ans, le Festival de Locarno n’a pas vieilli. La jeunesse de son public en témoigne, autant que sa capacité renouvelée de satisfaire toutes les curiosités...

  • A bas la France, vive la France !

    5d08361fc692e9c5c0caf6b13689f0f8.jpgLe festival de Locarno sauvé par un film français ? Mais lequel ?
    Ouf, on a eu chaud : le Festival de Locarno a failli se tenir pour rien. Mais un film français a sauvé la mise. Cocorico ! Du moins est-ce ainsi que Le Monde, sous la plume de Jacques Mandelbaum, opposait hier la seule « perle rare » de la compétition internationale, « qu’on peut d’ores et déjà qualifier de décevante », à tout ce qu’on a découvert à Locarno…
    Notre confrère parlait-il de Sous les toits de Paris d’Hiner Saleem ? Non : c’est Le capitaine Achab de Philippe Ramos qu’il célébrait ainsi. Ce qui se justifie certes en partie : l’évocation de la vie du protagoniste de Moby Dick au fil d’une sorte de livre d’images soignées, mais figées dans une théâtralité excessive, est belle en dépit de sa tournure par trop « littéraire », si française n’est-ce pas ?
    Or c’est une autre France, moins cérébrale et esthétisante, qu’illustre Sous les toits de Paris du « Kurde et Gaulois » Hiner Saleem. Contraste significatif à relever: entre le jeu stylisé, voire artificiel, des grands comédiens que sont pourtant un Denis Lavant ou un Jean-François Stévenin, et l’interprétation si vivante, sensible et modeste de Mylène Demongeot et Michel Piccoli, Maurice Bénichou et Marie Kremer.
    Au demeurant, ce n’est pas du tout un autre goût que celui du soussigné qui est en cause ici, mais cette façon typiquement parisienne, n’est-ce pas, cette morgue consistant à juger de haut une manifestation largement ouverte au monde, ce nombrilisme culturel que le grand écrivain mexicain Carlos Fuentes disait « unique au monde »…

  • Je l’ai pas vu, j’veux pas savoir…

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    Non je n’ai pas vu Le Paradis de Hafner. Je ne suis pas venu à Locarno où il y a tant de journalistes colporteurs de mensonges. Mais si je ne me  suis pas déplacé à Locarno, j’y suis par le film de ce jeune Günter Schwaiger qui s’intéressait à moi, Paul Hafner, 85 ans. Parce que je suis intéressant, disait-il, et là je suis d’accord : je suis intéressant. Moi, Paul Hafner, je vis en Espagne depuis plus de 50 ans et je m’y trouve aussi bien que tous mes amis de la Waffen SS. L’Espagne a été pour moi le Paradis, jusqu’à la mort de Franco. Il paraît qu’il y a beaucoup d’Allemands à Locarno, même de ceux qui ont cru comme moi qu’Hitler était le plus grand homme de l’Histoire. Bonus pour Locarno, mais moi je reste en Espagne, malgré la démocratie. D’ailleurs la démocratie sévit aussi là-bas: malus pour Locarno…

    Ce jeune Günter Schwaiger m’a dit qu’il était important que je témoigne de ce que j’ai vu en tant qu’officier SS dans les camps de concentration. J’ai accepté qu’il me présente un ancien prisonnier de Dachau, qui m’a fait voir des photos horribles. Or moi je n’ai rien vu de tout ça. Il est vrai que Dachau n’avait pas le confort d’un cinq étoiles, mais ce type a l’air en pleine forme autant que moi, et tout ce qu’il raconte est de la propagande. Moi ce que je pense, c’est que les Juifs d’Europe ont été déplacés pour leur bien, afin qu’ils ne meurent pas sous les bombes des Alliés. Enfin, j’espère que ce que j’ai dit rendra confiance aux jeunes Allemands et les aidera à reconstruire le Reich -  pour l’éternité…

    Le film El Paraiso de Hafner, de l'Autrichien Günter Schwaiger, a été présenté à Locarno dans la section Semaine de la critique.

  • Retour à Gorée

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     RENCONTRE Le lausannois Pierre-Yves Borgeaud, Léopard d’or en 2003, présente aujourd’hui le magnifique road-movie historico-musical Retour à Gorée au festival qui lui a porté chance dès son premier film, en 1989.

    Sans jouer sur les mots, les relations de Pierre-Yves Borgeaud et du festival de Locarno déclinent Encore une histoire d’amour, titre de son premier court métrage réalisé à 23 ans avec ses économies et au dam des instances officielles lui conseillant de faire plutôt autre chose…

    Alors que je subissais encore les effets déprimants de cette douche froide, je reçois un jour un téléphone de David Streiff, directeur de Locarno qui me dit avoir adoré mon film et me demande la permission de le présenter à Locarno. Je n’y croyais pas ! Résultat : l’accueil de Locarno m’a permis de vendre mon film à la Sept (la future chaîne Arte) et de rembourser mes frais. Quelques années plus tard, alors que je n’avais même pas fini le montage de  mon nouveau film, iXième, Tiziana Finzi, programmatrice à Locarno en quête de formes nouvelles, est venue elle-même me débusquer dans mon atelier et s’est passionnée aussitôt pour ce qu’elle en a vu, décidant de m’inscrire dans la compétition internationale en section vidéo, acceptant en outre de présenter l’installation liée au film lui-même».

    Suite de la belle aventure : Pierre-Yves Borgeaud et son compère musicien Stéphane Blok décrochent le Léopard d’or en août 2003, se retrouvant pour quelque temps sur un doux nuage. Mais qu’en fut-il des « retombées réelles » de cette éclatante reconnaissance.

    « Même après un succès comme celui-là, la vie d’un film dépend de tout ce qu’on entreprend pour le faire connaître. Grâce au Léopard d’or, le film a tourné dans les festivals de tous les continents. Il a obtenu un grand succès critique et a représenté la Suisse en 2004, à Barcelone, au festival Input des télévisions publiques du monde entier ».

    Dans cette même dynamique, Pierre-Yves Borgeaud, choisi par Youssou N’Dour pour tourner Retour à Gorée, a pu obtenir un zéro de plus dans les fonds qu’il a demandé pour la réalisation de ce road-movie documentaire comptant parmi les plus chers du genre, avec un budget d’environ 1, 5 million.

    « La première question que j’ai posée à Youssou N’Dour quand il m’a choisi parmi les candidats à l’appel d’offre, était de savoir si cela ne le gênait pas qu’un Blanc réalise un tel film. Il m’a répondu que la couleur n’avait rien à voir dans cette remontée aux sources du jazz, via l’esclavage et l’exil, que j’ai vécu personnellement, et avec mes techniciens et tous les musiciens, à ma façon d’« humaniste » décentré. Je crois d’ailleurs que mon statut de Suisse, avec notre expérience de la multiculture, a beaucoup compté»…

    Avant son retour à Locarno, Pierre-Yves Borgeaud a été invité en janvier dernier à New York, à présenter Retour à Gorée à l’ONU, à l’incitation du Luxembourg co-producteur. Autre signe de reconnaissance pour l’ancien chroniqueur de jazz de 24heures, réalisateur lausannois indépendant qui sait combiner les pratiques autonomes que permettent les nouvelles technologies, et l’exigence créatrice du 7e art.

    Festival de Locarno, La Sala, le 8  août, 11h : Retour à Gorée de Pierre-Yves Borgeaud. Le film sera présenté dans les Open Air de Genève et Lausanne, les 12 et 17 août. En salle à Genève, à La Scala, dès le 15 août. En suisse romande dès le 22 août. Le iXième, dans un nouveau montage, passera sur TSR 2 le 10 août à 22h3o. Retour à Gorée (le concert), sur TSR 2 à 23h.30

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  • Fatima

    Elle est la seule à être en mesure de dire quelle odeur règne dans chaque maison, et comment ces gens-là rangent leurs affaires, ce qu’ils oublient ou ce qu’ils cachent.
    Elle est à la fois curieuse, envieuse, fataliste et résignée. Surtout elle a sa fierté, et la prudence fait le reste. En tout cas jamais elle ne se risquerait à la moindre indiscrétion hors de ses téléphones à sa soeur, elle aussi réduite à faire des ménages, mais en Arabie saoudite.
    Dans les grandes largeurs, elles sont d’accord pour estimer que les employeurs musulmans ne sont pas moins entreprenants que les chrétiens même pratiquants. Venant d’un pays très mélangé à cet égard, elles ne s’en étonnent pas autrement. De toute façon, se disent-elles en pouffant, de toute façon les hommes, faudrait les changer pour qu’ils soient autrement.
    Dans un rêve récent, elle découvre le secret du bonheur dans un coffret en bois de rose, chez ses employeurs de la Villa Serena. L’ennui, c’est qu’elle en a oublié le contenu quand elle se réveille, et jamais elle n’oserait en parler à Madame.
    Ce qu’il faut relever enfin, pour la touche optimiste, c’est que ni l’une ni l’autre ne doute qu’elle accédera bientôt à l’état de maîtresse de maison.

  • Rien que des fantômes

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    Certains dinosaures de notre âge le ressassent aux gamins de vingt ans : que le festival de Locarno n’est plus ce qu’il était du temps de leurs vingt ans à eux. Or je le dis sans faire de jeunisme : le plus beau festival est celui de vos vingt ans, les gamins, comme on l’a vécu avant-hier sur la Piazza Grande, sous la soudaine fusillade de l’averse.

    On sait qu’à Locarno la magie opère, et cette année autant que les autres avec plein de fantômes de retour. Mais ce lundi soir, après l’envol d’un ballon rouge au-dessus des toits de Paris où revivait l’âme d’Albert Lamorisse,  voici qu’une subite averse, du genre tropical comme au Tessin, vida soudain la place alors qu’y défilaient les premières images de Rien que des fantômes, un film du jeune Allemand Martin Gypkens tiré d’un recueil de nouvelles de Judith Hermann, cousine germanique de Raymond Carver en plus mélancolique.  

    L’averse a duré quelques paires de minutes, le temps que passe un fantôme de panique pour l’équipe du film, puis les dieux de la météo ont permis que la magie opère comme aux vingt ans de toutes les classes d’âge.

    Le mal de vivre et le mal d’aimer, comme la joie d’être au monde et le plaisir retrouvé sont de toujours et de partout, et comme Robert Altman a revisité les Short Cuts de Carver, Martin Gypkens a refondu les histoires de Judith Herman, bonnes pour les gamins autant que pour les dinos émus que nous sommes. Après l’averse et après le film, tous tant que nous étions nous sommes retrouvés sans âge : comme lavés et purifiés par l’émotion et la beauté…

  • L’âme sensible des affreux


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    Les zombies étaient de retour dimanche soir sur la Piazza Grande, dans un film dont le jovial deuxième degré n’a pas empêché moult cinéphiles de fuir les déferlements de violence baveuse et de décibels. Les amateurs du cinéma américain de série B plus ou moins gore, dont Planet Terror est une resucée parodique, et les fans de Sin City, qui ont accueilli Robert Rodriguez comme une rock star, étaient en revanche aux anges.
    La dégaine d’un héros de western invariablement coiffé d’un Stetson « ten gallon », le jeune Texan aux yeux bleus et au sourire craquant a salué le haut niveau artistique et intellectuel du festival et la qualité de son public (yeah !) en se disant très honoré d’y être accueilli avec un film pas vraiment d’art et d’essai... Brave garçon bien disposé, en somme, que le metteur en scène de ces horreurs, qui nous a surpris bien plus encore la veille, lors d’une rencontre personnelle, en nous avouant qu’il ne regardait jamais les actualités télévisées tant le monde lui semble abominable et déprimant.
    Or Patricia Highsmith, dont les romans déploient eux aussi les plus sombres représentations, nous avait fait exactement la même réponse en 1989, alors qu’elle venait de publier un recueil de nouvelles au titre significatif de Catastrophes. A croire que l’imagination « noire » est une façon pour les âmes sensibles d’exorciser leur angoisse. Ce qui expliquerait aussi le goût paradoxal de nos tendres enfants pour le genre gore…

  • La star incognito

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    On sait qu’à Locarno les stars sont les films, mais il est quand même moult vedettes de cinéma qui y ont défilé en soixante ans, de Marlene Dietrich à King Vidor ou d’Alberto Sordi à Marthe Keller, ainsi qu’en témoigne Locarno 60 de Stefan Knuchel et Cristina Trezzini, et comme se le rappelle aussi la tortue Pandora, hôte sexagénaire des jardins de tel palace à palmiers.
    Pandora a vu débarquer l'autre jour, de son œil à lourde paupière, cet homme trapu à chapeau de paille et chemise verte, à l’évidence marqué du sceau magique de la célébrité. La rumeur avait signalé, aux oreilles de Pandora, la silhouette trapue sortant d’une limousine, puis réapparaissant vers les quais du lac, comme à la fin du Silence des agneaux dont, toute tortue qu’elle soit, le cher animal a raffolé ; des murmures s’étaient répandus de loin en loin et une touche d’effroi avait été remarquée dans certains regards de jeunes femmes, au vif plaisir de Pandora..
    Pandora est l’une des mémoires du Festival de Locarno, qui ne se nourrit que de salade : c’est dire la netteté de son mental. A cela s’ajoute chez elle une sorte de sagesse d’expérience, qui la rend indulgente et même bonne. Ainsi n’est-elle guère étonnée d’apprendre que, sur la Piazza Grande, le plaisir suprême des spectateurs est d’être filmés, le soir, avant la représentation, et d’apparaître ainsi sur le grand écran pour une seconde de pure gloire, tandis que, sous sa carapace, avec son profil à la Edward G. Robinson, la tortue Pandora sourit de rester, quant à elle, la star à jamais incognito…

  • Le léopard d’or à l’affût

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    L'humour de Frank Oz, le gore parodique de Robert Rdriguez et le ounch de Fulvio Bernasconi.
    Jour après jour, à Locarno, la rumeur se répand entre les festivaliers qu’il faut «absolument » voir tel ou tel long métrage de la compétition
    internationale. Celle-ci n’est certes pas le seul « must » de la manifestation, qui regorge d’offres intéressantes, et dont les « premières » de la Piazza Grande drainent la foule la plus considérable. Quelque 8000 spectateurs auront ainsi assisté, samedi soir, à la première européenne de The Bourne Ultimatum de Paul Greengrass, film d’action à grand spectacle et carambolages à n’en plus finir, avec un Matt Damon littéralement increvable. Or les deux films grinçants de dimanche soir, Death at a Funeral de Frank Oz, au délicieux humour noir et au poignant retournement final, et Planet Terror de Robert Rodriguez, jouant de manière débridée avec les stéréotypes du gore apocalyptique, correspondaient sans doute mieux à l’esprit de découverte de Locarno.
    A cet égard, la course au léopard d’or reste bel est bien l’un des vecteurs intéressants du festival, dans la mesure où la sélection suppose a priori une excellence particulière. Dès les premiers jours, ainsi, le titre d’un film franco-algérien, La maison jaune, a couru de bouche à oreille et contraint les organisateurs à des projections supplémentaires. Réalisé dans les Aurès par le réalisateur et écrivain algérien Amor Hakkar, installé en France depuis sa prime enfance, et qui a fait retour dans son pays d’origine en 2002, cet ouvrage a impressionné par l’émotion profonde qui s’en dégage autant que par ses grandes qualités plastiques et poétiques.
    L’empathie humaine, le regard incisif sur la société à deux vitesses et les qualités de construction de Contre toute espérance du Québecois Bernard Emond, détaillant les tribulations d’un couple poursuivi par l’infortune, ont également été remarquées, de même que l’attention très tendre, dans un contexte sombre et violent, qui émane du film espagnol Ladrones de Jaime Marques. Par contraste, l’image convenue et manichéenne d’une jeunesse romantique entourée de croulants coincés, dans le film du Portugais Jorge Cramez, intitulé O capacete dourado, a déçu en dépit de sa bienfacture et de belles images.
    Si le film « expérimental » d’Anthony Hopkins, Slipstream, déjà présenté en ces colonnes, nous a intéressé pour son propos et sa construction, en dépit d’une surcharge d’effets qu’on attendrait plutôt d’un jeune fou, il semble douteux qu’il se retrouve au palmarès, alors que le nouveau film du Tessinois Fulvio Bernasconi, Fuori delle corde, n’a laissé d’impressionner certains (dont le soussigné) dès sa première projection d’hier, par son souffle et la symbolique sociale de son propos.
    Traversée des enfers glauques de la boxe clandestine, entre Trieste, la Croatie et une dernière séquence en Suisse dorée, cette histoire d’une déchéance physique et morale, qui voit un jeune champion se résoudre aux plus ignobles combats clandestins pour survivre avec sa soeur, détone complètement sur l’arrière fond du cinéma d’auteur helvétique. Rencontré à la sortie de la projection de presse, notre ami Freddy Buache en avait d’ailleurs la moustache hérissée. Il est vrai qu’on est plus près, avec ce nouvel avatar de la relève suisse (dont participent le clinquant Breakout de Mike Eschmann, ou Strähl, de Manuel Flurin Hendry) de l’esthétique des séries américaines, frottée ici de culture punk, que d’une écriture plus « artiste» à la Tanner ou à la Murer. Quant à savoir si ce film punchy fera craquer le jury présidé par Irène Jacob, c’est une autre paire de manchettes…

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 6 août.

  • De belles flammes de retour

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    FESTIVAL DE LOCARNO Alida Valli et Lucia Bosè, dans la série « Signore e Signore » mais aussi Marco Bellocchio et Lou Castel, inaugurant le « Retour à Locarno »,  magnifient également le 7e art.

    Alida Valli avait vingt ans et des poussières lorsqu’elle tourna Piccolo mondo antico en 1941, sous la direction de Mario Soldati, et ce fut, après Saraband de Bergman donné en hommage sur la Piazza Grande, l’une des premières émotions « rétro » de cette 60e édition, à l’enseigne de la série « Signore e Signore », Dames et dames, célébrant les plus grandes stars disparues ou vivantes du cinéma italien.

    5de6c98a70e100d526bad2f2c6b032fe.jpgDans ce drame historico-politique sur fond de luttes de libération, en Lombardie du nord et au Piémont, entre 1880 et 1890, Alida Valli incarne une jeune roturière qu’épouse par amour le flamboyant petit-fils, adepte des nouvelles idées, d’une marquise bigote et réactionnaire. D’un réalisme lyrique correspondant au romantisme de la cause (le film est tiré d’un roman de Fogazzaro), Piccolo mondo antico, tourné dans le décor farouche et pittoresque à la fois du Lac Majeur italien, préfigure le néo-réalisme plus dépouillé et radical dans sa partie tragique, avec la noyade de la petite fille des époux, qui provoque le désespoir de la mère. Mélange de truculence (avec une frise de personnages impayables, dont l’inénarrable marquise à dégaine de vieille peau sortie d’un cauchemar de Goya), et d’intensité émotionnelle (où culmine Alida Valli dans tous les registres de la candeur et de la révolte ou de l’abattement hébété), ce film devenu introuvable fait partie de ces merveilles oubliées qu’on rugit de bonheur à redécouvrir…

    L’émotion n’a pas été moins forte, pour ne pas parler de choc, dans un tout autre climat évidemment, avec le retour de Marco Bellocchio à Locarno pour la projection, plus de quarante ans après, de son premier long métrage, I pugni in tasca (dont la meilleure traduction serait Le poing dans la poche)  réalisé à 26 ans et faisant pourtant montre d’une stupéfiante maturité psychologique, notamment dans la direction des acteurs, avec un Lou Castel déchirant de douce folie meurtrière.

    Un quart de siècle  après Mario Soldati, le langage de Bellocchio représente un « bond » dans le pur cinéma, nettoyé de toute littérature . En outre, ce tableau d’une famille en pleine déréliction, oscillant entre passion incestueuse et réalisme sordide, rend bien aussi la déglingue de toute une société atomisée. Ainsi que Marco Bellocchio l’a relevé lui-même après la projection, la première présentation de ce film à Locarno, en 1965, où il obtint une voile d’argent, a provoqué des réactions vives du public qui lui ont fait prendre conscience de la violence révélatrice de son propos, pas loin des éclats tissés d’angoisse et de révolte implosive  d’un Bergman.   

    Or cette allusion au grand disparu rebondit à propos de l’autre perte majeure de ces jours avec le film programmé de Michelangelo Antonioni, La donna senza camelie, choisi pour illustrer le début de carrière de Lucia Bosè, miss Italie 1947 et campant ici une jeune femme d’abord sans malice, petite vendeuse promue actrice d’un jour à l’autre et manipulée par des hommes de cinéma, mais qui s’émancipe ensuite avec son intelligence d’instinct.

    Bien avant L’Avventura, alors qu’on quitte à peine le néo-réalisme : le Maître est là,. Mise en abyme de la fabrique d’histoires, questionnement sur l’être et le paraître, critique de la manipulation de la femme-objet et du prolétaire de l’industrie cinématographique, architecture des plans et des séquences, graphisme impeccable de l’image : tout est tenu. On a souvent parlé d’un Antonioni cérébral. Or il est encore ici en phase avec la comédie italienne incessamment tragi-comique, accordée à une société que Soldati ou Bellocchio illustrent aussi bien que l’aristocrate Visconti ou le poète Fellini, tous amoureux par ailleurs de « mille et une femmes »…

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  • Un génie du Nord profond

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    Avec Ingmar Bergman disparaît un des maîtres du cinéma du XXe siècle.
    Ingmar Bergman est mort « calmement et doucement », selon sa fille Eva, quinze jours après son 89e anniversaire, dans sa maison de l’île de Faarö, en mer Baltique, un lieu qu’il avait qualifiée d’ « amour secret » dans son autobiographie Laterna magica. De santé déclinante depuis une opération à la hanche, le vieil homme était resté inconsolable après la mort, en 1995, de sa dernière femme, Ingrid von Rosen. Son dernier film, Saraband (2003) n’en aura pas moins témoigné de son génie créateur inaltéré, au terme d’une œuvre comptant près de soixante titres en un peu moins de soixante ans. Tardivement reconnu dans son pays, le réalisateur suédois était venu au cinéma par le théâtre (lire encadré) au triple titre d’acteur, de metteur en scène et d’auteur.
    Né sous le signe de la maladie (sa mère étant atteinte de la grippe espagnole lorsqu’il vient au monde, quasi mort-né) dans un milieu puritain marqué par l’autorité du père (comme l’illustrera Fanny et Alexandre), Ingmar Bergman vit une enfance tourmentée, dans un climat psychologique exacerbé rappelant celui des pièces de Strindberg, qu’il montera maintes fois. A sa formation de jeune lecteur effréné fera suite un apprentissage artistique « sur le tas » dans les milieux bohèmes du théâtre et du cinéma. Réformé du service national, il écrit une douzaine de pièces au début de la guerre, dont l’une attire l’attention du service des scénarios de la Svensk Industri. Ce n’est qu’en 1946, alors qu’il est devenu metteur en scène au théâtre de Göteborg, qu’il achève son premier film, Crise, suivi de trois autres très marqués par l’influence de Marcel Carné. Alternant les activités théâtrales et cinématographiques, sur fond de difficultés financières et conjugales, Bergman élabore une œuvre marquée par les thèmes de la relation de couple (où le point de vue de la femme est saisi avec une acuité particulière) et les aléas du mariage bourgeois, le conflit entre érotisme et puritanisme, et des interrogations lancinantes à caractère métaphysique, proche d’un certain mysticisme nordique à la manière de Kierkegaard ou d’Ibsen.
    b1cda7e9767f955d9f0b281df3cd0d08.jpgC’est avec Le septième sceau (en 1957), après la première reconnaissance internationale de Sourires d’une nuit d’été, sélectionné à Cannes en 1956, que son œuvre va s’affirmer, développant sa quête spirituelle et artistique en rupture de conformité religieuse, sociale ou familiale, comme en témoignent Les fraises sauvages (1957), La source (1960), A travers le miroir (1961), Le silence (1963) ou Persona (1966). Autant de films radicaux de forme et de contenu, où la passion incandescente cohabite avec la conscience malheureuse, préparant les grandes confrontations incarnées de Cris et chuchotements et des Scènes de la vie conjugale.
    Parfois réduite à sa dimension de « cinéma de chambre », l’œuvre de Bergman est, en réalité, d’une grande porosité, amplement nourrie par la vie personnelle compliquée de l’artiste, ses multiples activités et ses tribulations dont les dernières, en 1976, le contraignirent à l’exil en Allemagne pour cause de « fraude fiscale », dans des circonstances mesquines qui l’atteignirent profondément comme il l’a longuement raconté. « J’ai compris, écrit-il, que n’importe qui, dans ce pays, peut être attaqué et sali par une espèce particulière de bureaucratie qui se développe à la rapidité d’un cancer galopant ».
    De l’ouverture de son œuvre au monde, on donnera encore les exemples de La flûte enchantée, en 1974, délicieux « making of » de l’opéra de Mozart, de L’œuf du serpent, sur la contamination nazie, en 1977, de Fanny et Alexandre, en 1982, à la forte imprégnation autobiographique, ou de Sarabande, son dernier film conçu pour le petit écran et distribué au dam des réseaux industriels, reprenant trente ans après les thèmes des Scènes de la vie conjugale, avec une empathie et des images de grand poète du 7e art.

    Une œuvre exigeante

    738c1b2751ae3f573266d2cd6ae6ac20.jpg«C'est un des plus grands cinéastes du monde qui s'en va », déclarait hier Freddy Buache à l’ATS à l’annonce de la mort d’Ingmar Bergman, dont maints cinéphiles de nos régions ont d’ailleurs découvert l’œuvre par le truchement du ciné-club ou par les cours du fondateur de la Cinémathèque suisse. Ancien directeur du Festival de Locarno, Freddy Buache se rappelle en outre y avoir présenté une rétrospective Bergman : «Il avait déjà tourné douze films et aucun n'était sorti sur les écrans suisses…» Cette dernière remarque de Buache renvoie à une certaine défiance qui a marqué l’œuvre de Bergman, souvent considérée comme hermétique, réservée aux initiés « intellos », sinon aux snobs. Il n’est que de relire les notices du Dictionnaire du cinéma de Jacques Lourcelles pour rappeler ce procès en « obscurité ».
    Or, sans prétendre que tout Bergman est accessible sans difficulté, l’on se gardera d’opposer un Bergman « populaire de qualité », avec La flûte enchantée ou Fanny et Alexandre, à l’auteur de Persona ou du Silence.
    Les grandes œuvres vont, assez naturellement, vers plus de simplicité dans la concentration, et c’est ce qui fait de Cris et chuchotements ou de Sarabande, le dernier film de Bergman, des chefs-d’œuvre limpides. Mais faciles ? Sûrement pas. Disons plutôt : exigeants, à proportion de leur profondeur.

    Une écriture protéiforme
    Si Bergman s’exclama qu’il lui semblait « entrer au paradis » lorsque son père lui fit visiter, à 12 ans, les studios cinématographiques de Rasunda, en banlieue de Stockholm, son œuvre n’est pas que d’un magicien du 7e art. Il y a chez lui du poète (par son lyrisme et sa concentration formelle) et du romancier (nourri de Balzac, de Dostoïevski et de Flaubert) autant que du dramaturge, à l’école immédiate de Strindberg, grand observateur de la guerre des sexes. Ecrivain de théâtre dont les pièces communiquent souvent avec le cinéma, auteur de scénarios qui tiennent en tant qu’œuvres littéraire, Bergman ne se contenta pas d’écrire pour lui, puisqu’une dizaine de ses scénarios ont été conçus pour d’autres réalisateurs, tels Liv Ullman ou Bille August. Au nombre de ses écrits personnels, Laterna magica (Gallimard, 1987) et Images (Gallimard, 1992) apportent également de précieux éclairages sur son art pétri de toutes les expériences de la vie.

    Bergman en dates
    1918. Naissance le 14 juillet à Uppsala. Fils de pasteur.
    1934. En séjour en Allemagne, fasciné par les jeunesses hitlériennes. Son frère sera l’un des fondateurs du parti national-socialiste suédois. Vivra la découverte des camps d’extermination comme un traumatisme.
    1937-1946. Etudes littéraires, et bifurcation vers le théâtre. Acteur, metteur en scène et auteur. Débuts au cinéma. Mariage et premier enfant en 1943. Son premier film, Crise, sort en1946. Echec.
    1947-1956. Intense activité théâtrale et cinématographique. Signe La nuit des forains en 1953. Sélectionné à Cannes en 1956 avec Sourires d’une nuit d’été. Début d’un succès international.
    1957. Fait sensation à Cannes avec Le septième Sceau, d’après sa pièce Peinture sur bois.
    1958-1966. Avec Les fraises sauvages, La source, Le silence A travers le miroir et Persona, son génie est reconnu… même dans son pays. Directeur du Théâtre national de Stockholm en 1963
    1972-2003. Cris et chuchotements marque l’un des sommets de sa filmographie, suivi (notamment) de Scènes de la vie conjugale, Fanny et Alexandre et Sarabande. Reconnaissance internationale marquée par d’innombrables distinctions.

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    A lire aussi dans l'édition de 24Heures du 31 juillet 2007.

  • Le sexa se la joue jeune fauve

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     CINEMA La 60e édition du Festival de Locarno, du 1er au 11 août prochains, mise sur la qualité et l’originalité plus que sur la quantité et les effets. Frédéric Maire, directeur artistique depuis 2006, rappelle ce qu’est  « l’esprit de Locarno » et livre quelques coups de cœur.  

    Le Festival international du film de Locarno est à la fête cette année, qui sera marquée, notamment, par la présence  de dix-huit des réalisateurs qui y ont été « lancés », de Claude Chabrol à Marco Bellocchio, via  Raul Ruiz, Murer ou Tanner, dont les films seront projetés en rétrospective à côté d’un hommage aux divas du cinéma italien. Les réalisations nouvelles restent cependant l’atout majeur de Locarno, entre compétition internationale,  premières sur la Piazza Grande et autres sections ouvertes à la relève. Sur quelque 2000 films nouveaux, Frédéric Maire et son équipe en ont choisi 80 à faire découvrir aux « pèlerins » de Locarno.   

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    -          Comment avez-vous vécu, l’an dernier, votre premier festival en tant que directeur artistique ?

    -          Sur le plan strictement personnel, avec un petit goût d’inachevé, puisqu’un incident de santé (ndlr : une intoxication alimentaire due à un tiramisù…) m’a empêché de vivre sa conclusion. Mais dans les grandes largeurs, avec environ 200.000 spectateurs et une fréquentation record de la Piazza Grande, ce fut une réussite. Je la mesure aussi aux rebonds de certains films primés à Locarno, comme La vie des autres (Prix du public), consacré ensuite par un Oscar, ou le léopard d’or à Das Fräulein d’Andrea Staka, confirmé par le Prix du cinéma suisse et lancé dans une belle carrière internationale. De la même façon, un « petit » film suisse comme Die Herbstzeitlosen, projeté en première sur la Piazza Grande, a connu lui aussi un succès remarquable au niveau national. 

    -   Comment caractériser Locarno par rapport à Cannes, Venise ou Berlin ?

    -          Par un mélange de liberté, d’esprit de découverte et de convivialité, avec un ton frondeur qui l’a marqué dès le début et que ses directeurs successifs ont su conserver. Le festival de Cannes, contemporain de Locarno, ne s’adresse pas au public, sauf dans sa partie « people ». Venise est également un festival de spécialistes et de professionnels, alors que le public de Berlin est berlinois en majorité. Ce qui singularise Locarno, c’est que les réalisateurs, les stars et le public sont en relation directe « autour » des films. Le public, principalement jeune, vient de toutes les régions de Suisse, mais aussi d’Italie et de France, comme à une sorte de pèlerinage. On vient à Locarno comme à Paléo, au Montreux Jazz festival ou au Gurten, pour découvrir le cinéma nouveau et en parler.

    -          Qui «fait» le festival, notamment la programmation, et comment ?

    -          Selon les périodes de l’année, nous sommes entre 10 et 600 personnes… Pour la seule programmation, autour du noyau dur de la direction artistique - avec Tiziana Finzi, Chicca Bergonzo et Nadia Dresti -, nous avons un réseau international auquel collaborent une dizaine de « commissaires » réguliers et autant de correspondants liés ou non aux institutions nationales respectives. C’est ainsi que nous pouvons « flairer » ce qui se fait de plus intéressant.

    -          Quels seront les points forts de cette édition ?

    -          Rappeler les riches heures de Locarno m’a semblé indispensable pour cette édition, et c’est le sens du « Retour à Locarno » de dix-huit réalisateurs vivants, dont Mike Leigh, primé en 1971 pour Bleak Moments mais qui vient lui-même à Locarno pour la première fois. Le festival a souvent joué un rôle de découvreur, et la rétrospective sera une redécouverte pour beaucoup, avec un hommage au Taïwanais Edward Yang décédé en juin dernier. Par ailleurs, les films de la compétition internationale et le programme de la Piazza Grande me semblent d’une belle cuvée. Malgré la concurrence, je crois que nous avons obtenu les films qui nous intéressaient. Sans parler des films en compétition, je recommande la découverte de Vogliamo anche le rose d’Alina Marazzi, un très beau film de montage consacré à la condition féminine avec humour et délicatesse, ou encore Winners and Losers, le dernier film de Lech Kowalski projeté en clôture, qui a filmé à Rome et Paris le seul public de la finale du dernier Mundial, pour en dégager un tableau saisissant.  Dans la catégorie des films de genre, que je tiens aussi à défendre, il y aura le brillant et grinçant Planet Terror de Robert Rodriguez, typique objet de deuxième partie dans le style gore parodico-critique. ca47a8ba659b7b3ab18f825b269001e3.jpg

    -          Deux mots sur Anthony Hopkins, en compétition avec Slipstream ?

    -          J’en dirai juste qu’on se réjouit de le voir à Locarno, et que son film joue, dans une tonalité poético-critique, sur les aléas d’un tournage à Hollywood, que l’acteur-auteur connaît comme sa poche…

    -          Et les Suisses là-dedans ?

    -          Après l’éclatante cuvée 2006, cette année est plus calme, conformément aux cycles de production, mais la qualité est au rendez-vous. Dans la section Ici et ailleurs, c’est d’abord Shake the Devil off, remarquable documentaire de Peter Entell qui a longuement observé les communautés religieuses noires de La Nouvelle Orleans à l’époque de l’ouragan Katrina. Par ailleurs, le film en compétition de Fulvio Bernasconi, Fuori delle corde, est également une œuvre ambitieuse et forte, évoquant l’univers de la boxe clandestine. Enfin, le fait que nous ayons programmé le dernier film de Jacob Berger, Une journée, sur la Piazza Grande, dit assez combien nous l’estimons digne d’attention.

    -          Ne craignez-vous pas, avec la journée du cinéma suisse, d’en donner un aperçu trop officiel ?

    -          Absolument pas. Si c’est en accord avec Nicolas Bideau que cette journée a été mise sur pied, avec la participation importante de SwissFilms dans l’organisation et la gestion, le festival seul en établit la programmation, que j’assume pleinement. Il faut soutenir notre cinéma, notamment par rapport aux professionnels étrangers, mais aussi pour le public romand qui ne le reconnaît pas encore assez.  

    -          De tous les films que vous avez visionnés, compétition non comprise, quel serait enfin votre coup de cœur personnel ?

    -          Sur la fameuse île déserte où je me retirerais « en famille », j’emmènerais volontiers Hairspray d’  Adam Shankman, un remake de la fameuse comédie musicale, ce  genre parfois sous-estimé dont j’ai toujours été un fan...

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    Les moments forts du Festival

     

    Sur la Piazza Grande : Douze nouveaux films à découvrir, dont sept premières internationales, en début de soirée. Sept films en seconde partie, dont quatre premières internationales. Forte présence américaine « décalée», avec le nouveau Frank Oz (Death of a Funeral) d’un irrésistible humour noir, le 5 août. Le voyage du ballon rouge de Hou Hsiao Hsien sera projeté le 6 août pour la remise du Léopard d’or au cinéaste taïwanais. En ouverture le 1er août : un grand film d’animation japonais de Fumihiko Sori, Vexille. Et vendredi 3 août : joli tiercé avec le nouveau film de Samuel Benchetrirt, J‘ai toujours rêvé d’être  un gangster, The Screening d’Ariane Michel et Bellisima de Luchino Visconti. En cas de pluie, la projection est maintenue. Possibilité de voir le film à 21h45 à la salle Fevi, dans la mesure des places disponibles,

     

    Rétrospectives : « Lancés » au festival entre 1968 (Chabrol) et 2002 (l’Argentin Diego Lerman) 18 réalisateurs de toutes nationalités reviennent y montrer leurs films à l’enseigne du Retour à Locarno. A l’enseigne de Signore e Signore, vingt films de grands réalisateurs italiens ont été réunis dans un programme illustrant le talent d’autant de divas, telles Alida Valli, Anna Magnani, Giulietta Masina, Monica Vitti, etc. Des bijoux du 7e art à redécouvrir, dont La fille à la valise de Valerio Zurlini.

     

    Léopards en concours : Quatre jurys décerneront les prix respectifs de la compétition internationale (19 films en lice pour le Léopard d’or, dont Fuori dalle corde du Tessinois Fulvio Bernasconi), des Cinéastes du temps présent, de la Première œuvre et de Léopards de demain, entre autres récompenses, dont le Prix  du public.

     

    Excellence Award : Deux prix d’excellence seront attribués cette année à la comédienne espagnole Carmen Maura et à l’acteur français Michel Piccoli, qui donnera un Masterclass au Forum.

     

    Cinéma suisse : La journée du mardi 7 août lui sera entièrement consacrée, avec 35 films à l’affiche des diverses sections, dont Une journée de Jacob Berger, sur la Piazza Grande. La présentation de l’  Histoire du cinéma suisse d’Hervé Dumont, en deux volumes, et le DVD Le cinéma suisse de demain se fera le même jour, entre autres expositions et ateliers.

     

    INFOS : L’anniversaire du 60e sera célébré le jeudi 2 août en présence de nombreuses personnalités qui en ont fait l’histoire.  Les Cahiers du Cinéma consacrent un numéro spécial à la manifestation. Pour tous renseignements :   (091) 756 21 21. http://www.pardo.ch Caisse principale sur la Piazza Grande, dès le 30 juillet. Pré-vente sur tous les points de vente Ticket Corner. 

     

  • Le baron Seillière et la course à pied.

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    Par Daniel de Roulet
    Le moteur hoquette puis se tait. La voiture ne part pas. Une confortable Citroën d’un certain âge, de celles qui commencent par décoller pour assurer la suspension pneumatique. Mais là, rien à faire. Nouvel essai. Elle ne démarre pas. J. craint de noyer le moteur, d’épuiser la batterie. D’où ces longues pauses entre chaque tentative. Nous voilà tous deux plus qu’agacés, un dimanche matin tôt à Metz, coincés dans le parking dit de la cathédrale. Le départ du semi-marathon est dans une heure et il faut compter une demi-heure d’autoroute pour arriver jusqu’à Hayange. Si la voiture ne part pas dans les minutes qui viennent, c’est perdu.
    Jamais nous n’avions aussi bien préparé un parcours. Toute la journée d’hier nous l’avons passée à repérer les lieux, à nous imprégner du paysage.
    Hayange en Moselle dans la vallée de la Fensch a fêté l’an dernier le tricentenaire de sa sidérurgie. En 1704, Jean Martin de Wendel avait acheté la première forge d’Hayange. À l’époque la famille était royaliste, puis elle a su s’adapter à la République, à l’Empire et même à l’occupation de la Lorraine dès 1871. Hayange comptait alors 4000 ouvriers. En 1907, ils étaient 20.000, ce n’était que le début.
    Nous sommes passés à l’office du tourisme sur la place de l’hôtel de ville. Une jeune femme a levé le nez du Canard enchaîné, elle n’avait pas l’habitude qu’on la dérange un samedi. Elle nous a donné de petits prospectus décrivant chaque bâtiment à visiter. J. et moi aimons bien comprendre où nous allons mettre les pieds. Nous avons donc commencé par visiter l’église. Elle date de 1881. En ce temps-là, les maîtres de forges étaient députés, aux ordres de l’empereur d’Allemagne. Quand les ouvriers venaient à la messe, ils étaient face au vitrail central représentant - juste sous St Martin qui donne son nom à l’église – les trois patrons donateurs agenouillés l’air grave : Robert et Henri de Wendel et leur cousin, le baron de Gargan. Sur les vitraux latéraux, leurs femmes et leur progéniture. À gauche, Mme Robert de Wendel et ses enfants, Charles, Guy, Carmen et Sabine. À droite, Mme Henri de Wendel et ses fils, François, Humbert et Maurice. Ce dernier est le grand-père d’Ernest Antoine baron Seillière, lui aussi patron de droit presque divin. Pendant toute la messe, les humbles familles de mineurs rendaient donc hommage aussi bien à leurs saints qu’à leurs patrons.
    Puis nous avons traversé des cités ouvrières en partie désertes, mais aussi des friches industrielles, des hauts-fourneaux éteints, deux châteaux de Wendel dans un triste état et, le plus ravagé de tout, le siège de l’administration des mines. La mousse a recouvert les marches des Grands bureaux, les herbes folles menacent leur toiture. Les parcs étant fermés le samedi, nous nous sommes contentés d’admirer ces gloires passées de derrière les grilles.
    - Qu’est-ce qu’on fait si la voiture ne démarre pas ?
    - On adresse une prière émue à la famille de Wendel.
    - Tu crois que ça marche encore ?
    - Ô toi, maître de forges, fais démarrer ma Citroën !
    J. tourne la clé de contact, les yeux au ciel. En vain. Hier nous avons terminé notre journée par une visite au tréfonds d’une mine. Un ancien mineur nous a servi de guide. Il a passé sous terre trente-trois années de sa vie et, depuis vingt ans un samedi sur deux, vient revoir ses anciennes galeries avec ceux qui veulent bien le suivre. Contrairement aux guides qui aiment la plaisanterie facile, celui-là s’est montré d’un sérieux émouvant, nous a raconté le calvaire de ses camarades accidentés, mais aussi l’amour pour ce travail qu’on lui avait enlevé. Il a commencé à 14 ans. Depuis vingt ans que la mine est fermée, il ne s’en est pas remis.
    La voiture de J. est un vieux modèle qu’il se jure de revendre bientôt. Elle a eu quelques problèmes à l’allumage, mais jamais de vraie panne, comme là, justement ce dimanche matin tôt, quand les garagistes dorment encore et que la course va partir sans nous. J’essaie de ne pas augmenter la panique. Nous ne parvenons pas à en rire. L’humeur pourrait tourner à l’agressivité réciproque. Un coupable extérieur ferait bien l’affaire. Du genre : « Mesdames et Messieurs, nous vous prions de nous excuser pour cet ennui technique, entièrement dû à M. Etienne Antoine baron Seillière. En effet, comme vous le savez, c’est toujours la faute des patrons, qu’on se le dise. »
    De longue date nous nous réjouissions de prendre le départ. Les difficultés de dernière minute ne nous avaient pas été épargnées. J. s’était vu reprocher d’abandonner sa famille tout un week-end, avait tenu bon. De mon côté ce n’était guère mieux. Au début de la semaine, j’avais dû faire hospitaliser ma mère et, à près de 90 ans, les personnes âgées victimes d’une pneumonie ne sont pas sûres de ressortir vivantes de l’hôpital. J’avais donc l’intention d’annuler mon semi-marathon, quand, du fond de son lit, ma mère m’a prié de n’en rien faire. Ce matin au téléphone, elle a l’air de se remettre, m’a souhaité de ne pas arriver dernier.
    Dans une course, ce qui compte c’est la préparation mentale. Ensuite ça vient tout seul. Au petit-déjeuner tout à l’heure, nous avons répété le nom des villages à traverser : Hayange, Sérémange. Nous avons parlé de la pente, des ravitaillements, des faux plats et du vent contraire. J. m’a raconté avoir rêvé que nous courions sans public et sans trouver l’arrivée. Songe prémonitoire ? De mon côté, je m’étais raconté aussi une petite histoire. Puisque le départ était rue de Wendel, j’essaierais pendant deux heures de temps d’éprouver ce qu’avait pu représenter pour des centaines de milliers d’ouvriers la confrontation, dans tous les aspects de leur vie quotidienne, aux signes laissées par les maîtres de forges. Du lundi où sur ordre de Mme de Wendel toutes les femmes devaient faire la lessive jusqu'au dimanche à la messe, sous les vitraux votifs. L’école, la mine, le cimetière, les jardins ouvriers, tout appartenait au patron. Même la manifestation sportive du dimanche.
    Je connaissais un coureur, horloger suisse à la retraite, qui participait chaque année à une course qui passait devant une usine dont il avait été l’employé. Quand il arrivait devant le portail désormais cadenassé de son ancien lieu de travail. Il crachait par terre en jurant de repasser l’année suivante. Je n’ai aucune raison de cracher sur les Grands bureaux, mais me réjouis de faire le tour de toutes ces friches industrielles.
    - Ô baron Seillière, venez en aide à ma Citroën.
    La clé de contact fait un bruit qui annonce l’échec. La voiture ne démarre pas. Hier au téléphone, mon père qui attend dans une pension la guérison de sa femme m’a parlé de cette région. Il m’a dit que les hauts-fourneaux, il les avait connus, étant pasteur à Longwy. Quand la Deuxième Guerre mondiale a éclaté, mobilisé en Suisse, il avait pris le train pour Bâle. De sa voix désormais un peu tremblante, il me raconte que dans le train de nuit, à la hauteur de Nancy, il a eu une conversation animée avec d’autres passagers : « Quand ils ont su que j’étais pasteur, me dit-il, ils m’ont demandé à quoi servait Dieu s’il y avait quand même la guerre. Et tu sais quoi, fils, je n’étais pas sûr de ma réponse. À l’époque, ça discutait dur, tu vois. »
    La voiture a un hoquet prometteur, J. un léger sourire. Ne pas perdre espoir, pour une fois qu’on se sentait en forme. En attendant que la mécanique veuille bien nous être favorable, nous vérifions les agrafes de nos dossards, les lacets de nos chaussures. Si la voiture part maintenant, nous arriverons pile pour le départ. Elle semble nous entendre. Toujours plus sympathique, le roucoulement du démarreur. Et à la fin, c’est bon, le moteur prend pour de bon. Nous sortons du parking souterrain. Entre-temps le ciel s’est découvert.
    Une demi-heure plus tard, nous sortons de l’autoroute, trouvons une aire de stationnement pour les voitures des coureurs. Il reste juste cinq minutes pour l’échauffement. Sur la ligne de départ, J. constate :
    - Le baron Seillière nous a entendus.

    D. de R.


    Ce texte, inédit, a paru dans la livraison d’été du Passe-Muraille, No73.
    Daniel de Roulet vient de publier un nouveau roman aux editions Buchet-Chastel, sous le titre Kamikaze Mozart.

    Photo de Daniel de Roulet: Horst Tappe

  • Memento mori

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    Une lecture de Tandis que j'agonise 

    par Antonin Moeri

    Dès que je fus en âge de penser me vint l'idée que la mort était une question essentielle dans toute société dite humaine. En observant celle où j'ai choisi de vivre, je m'aperçois que ce phénomène ne fait pas partie intégrante de l'existence. Le positivisme forcené dans lequel nous nageons ordonne de considérer la mort comme un accident, dont il faudra impérativement et promptement effacer jusqu'à la moindre trace. Dans les familles où elle survient toutefois, le cadavre est aussitôt soustrait avec énergie aux regards des enfants, des adolescents et des adultes. Le seul rite autorisé par le collectif est le petit cortège qui se forme silencieusement à la sortie de la chapelle et que couronne, si l'on veut bien, une furtive poignée de main.

    Cette tendance à évacuer hystériquement la mort du jardin des délices terrestres, amoureusement entretenu par les hommes de bien, cette tendance est depuis longtemps perceptible aux Etats-Unis, puisque William Faulkner fit paraître, au début des années trente du siècle passé, un roman qu'il rédigea en six semaines dans une soute à charbon (où il devait gagner sa vie) et dans un état de rare exaltation. En lisant aujourd'hui Tandis que j'agonise, à l'heure où les best-sellers croulent de gentillesse, où les âmes idylliques descendent dans la rue pour réclamer l'abolition des cyclones et des raz-de-marée, en lisant ou relisant cette histoire racontée par quinze personnages, nous retrouvons l'allégresse que procure le roman quand le rire, l'ambivalence, l'ombre, le négatif, le louche, le grotesque et la cruauté en constituent la matière et que, précisément, la mort n'y est pas considérée comme un accident.

    Loin de là, puisqu'elle occupe, ici, toute la scène. C'est d'abord la construction du cercueil. Debout dans une litière de copeaux, un personnage ajuste deux planches. La mourante est adossée à un oreiller, la tête relevée, elle entend le tcheuc tcheuc de l'erminette. Elle voit par la fenêtre son fils clouer, raboter, scier. Elle le surveille pour qu'il ne lésine pas sur le bois. C'est elle qui a voulu que la boîte fût fabriquée par Cash, le charpentier boîteux comme Héphaïstos. C'est elle qui veut être enterrée à Jefferson, ville située à plusieurs journées de route. C'est elle qui choisira l'heure du trépas. Un cyclone se prépare. On est en plein mois de juillet. Sa fille, debout près d'elle, à moitié nue, agite l'air avec un éventail. Les membres de la tribu croient que la reine se relèvera.

    Le dernier soupir est mis en scène de manière cinématographique. On dirait du Kusturica. Celle qui ne remuait plus depuis dix jours se redresse tout à coup. Elle hurle d'une voix rauque Eh Cash! "Il lève les yeux vers la face décharnée qu'encadre la fenêtre. Il soulève la planche pour qu'elle puisse la voir". Elle se laisse retomber. Sa fille se met à vociférer, saisit le corps sans vie qu'elle secoue énergiquement. Puis elle tire la couverture jusqu'au menton. Le père lui ordonne d'aller préparer le souper, tout le monde étant affamé. Elle y va. Le lecteur sait qu'elle est enceinte de Lafe, le superbe ouvrier venu de la ville pour aider à la récolte du coton. "Devenir quelqu'un qui n'est pas seul est une chose terrible".

    Trois jours plus tard commence le voyage funéraire pour le géniteur et les cinq rejetons, dont l'un sera bientôt interné dans un asile de fous. Un autre suit le convoi à cheval, un somptueux cheval sauvage qu'il a gagné en défrichant, de nuit, le champ d'un voisin. L'odeur du cadavre en décomposition attire une nuée d'oiseaux rapaces. L'eau de la rivière ayant emporté le pont, les mules doivent descendre dans le courant qui les noiera. Pour raconter cette traversée épique, Faulkner focalise l'attention du lecteur sur les outils de charpentier que le fleuve emporte avec le cercueil. Les personnages ont alors une seule préoccupation: retrouver le rabot, la scie, l'aiguisoir, le marteau, le cordeau, l'équerre, la règle. Le spectacle que ces gens offrent, avec leur bouche bleuâtre, leur grelottement, leurs yeux dilatés par la panique, leurs gestes déments pour se maintenir en vie, ce spectacle à la fois inquiétant, grotesque et comique me rappelle les tableaux de Jérôme Bosch.

    Le benjamin de la famille est un gamin nommé Vardaman. Persuadé que sa mère est vivante, il colle son oreille contre le bois du cercueil posé sous un pommier. Il l'entend murmurer puis se tourner vers lui. Il est sûr qu'elle le regarde à travers la planche. C'est comme si Vardaman entendait la confession de sa mère qui, allongée dans sa boîte, avoue son délit dans une langue imagée et soutenue. Le péché le plus complet, elle l'a commis en offrant, au fond d'une forêt odorante, son corps frissonnant de volupté au pasteur de la région qui, par conséquent, sera le père de Jewel, l'intrépide cavalier dont se méfieront les autres membres de la tribu. Mais tout cela, Vardaman ne peut le comprendre, son esprit étant le jouet de peurs imprécises, de chimères vagues et de redoutables envies.

    Cette hallucinante odyssée permet évidemment au lecteur d'entrer dans la peau des personnages, de percevoir les choses, les scènes, les conflits, les gestes, les paroles et les mimiques de leur propre foyer de perception, de partager leurs émotions, leurs élans, leurs révoltes, leurs joies, leurs idées fixes. Elle permet surtout à Faulkner de mettre avec jubilation en scène les interminables obsèques d'une reine de légende, de renouer ainsi avec des récits ou des mythes antiques (Homère était un de ses auteurs préférés). Les pièces du puzzle que le lecteur est prié de reconstituer sont si habilement découpées qu'une simple lecture de délassement ne suffira pas... Peut-être est-ce le prix à payer pour retrouver sa place dans une maison où l'on sache encore vous parler de la mort en la réinscrivant dans les allées du jardin des délices.
    Le texte ci-dessus est inédit.

  • Bingo

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    Un monologue inédit d'Antonin Moeri


    - J’ai jamais voulu dire quoi que ce soit, le bavardage c’est pas mon genre, avec les copains on cause simple, t’as la marchandise, t’as vu la meuf, mais franchement, si je suis forcé de parler, il semblerait que ça fasse du bien, que ça soulage, ça vaudrait mieux que les cris, eh bien je dirais que jamais, mais jamais j’aurais imaginé ça: finir dans un désert pareil, à des kilomètres de chez moi, dans une espèce de cambrousse glauque, j’ai tout vu à travers la vitre du véhicule, genre camionnette pour les bouchers de grandes surfaces, j’ai vu les quartiers périphériques, il faisait jour, parce qu’ils ne m’ont pas tout de suite amené ici, je veux bien te raconter si tu ne te méfies pas trop de moi, si tu m’acceptes comme je suis, avec mes défauts et mon langage, ça fera passer le temps, on mourra moins vite, on prolongera jusqu’à l’aube, c’est des choses qui intéressent les bourges, les mamis body-buildées aimant les beaux parleurs, celles qu’on voyait sortir des théâtres quand on rentrait chez nous la dalle en pente, en tout cas celles qui ne ressemblent pas du tout à ma mère, mais pas du tout, du tout, du tout, parce qu’elle les a toujours détestées, ces petites femmes à problèmes qui veulent jouir à fond, qui voudraient que leurs gamins soient des stars, ce qui est sûr, c’est que ma mère, elle au moins, elle m’adore, je rigole pas en le disant, c’est la vérité, faut pas me chercher, je dégaine toujours le premier, bon, les flingues c’est pas vraiment mon truc, je préfère le poing américain, la batte de base-ball, la barre de fer ou la bouteille cassée, c’est plus jouissif, on voit pisser le sang, ça fait trop de bien quand t’as la haine, la haine du patron, la haine du prof, la haine du flic, la haine des services sociaux, parce que ces abrutis, avec leur face brillante de capot de Porsche, ils viennent avec un sourire comac, ils se gênent pas, ils entrent dans les appartes, ils vont dans les classes, ils vous attendent au bas des tours, ils vous espionnent à la sortie des pharmacies, des bistrots et des maisons de jeunes, faut vraiment être naze pour ne pas les reconnaître, gras du bide mais pas trop, les phalanges à poils joliment frisés, la narine qui palpite, on dirait qu’ils prennent leur pied, ils ronronnent des phrases sympa et, tout à coup, vous balancent des vacheries du genre la ferme! c’est moi qui cause! La voix tremble, on dirait une chèvre en Lacoste, ça se veut autoritaire, mais mes potes et moi on sait très bien qu’ils gagnent leur blé en faisant les chèvres, ma mère aussi le sait, elle m’a appris à voir les choses d’une certaine façon, elle m’a toujours défendu, c’est la pure vérité, même quand, à l’école, les pires profs bigleux me cherchaient, l’envie de leur casser le nez était bien là, fallait que je fasse gaffe, surtout le poivre et sel à calvitie qui relevait mes absences comme un mouchard d’entreprise, qui se croyait très malin en téléphonant à ma mère, elle l’envoyait sur les roses, elle avait bien raison, ces poivre et sel à calvitie ne devraient pas exister, ils font du mal aux autres, surtout aux jeunes qui rêvent de pays lointains, où le cannabis est gratuit (ouais ouais, paraît que ça existe), où les filles se donnent, où tu peux respirer tranquille sans devoir te salir les mains... Je me demande si elle ira dans la piaule chercher mes jeans taille basse, ceux de mon père, elle a vite refusé de les laver: t’es qu’un p’tit con, tu gagnes pas assez! qu’elle lui disait, au noiraud... Qui aurait imaginé que j’aboutirais dans un endroit pareil ? avec des murs lisses, un lavabo qui rutile, une petite ouverture où, des fois, quelqu’un guigne... veulent voir si je roupille ou si... Quand ils ouvrent la porte, c’est pour me donner à bouffer, je ne mange presque rien, je voudrais fumer un joint, on en trouve dans les couloirs, je me demande si ma mère ira chercher les fringues pour les laver dans la machine de l’immeuble, j’aurais mieux fait de rester chez elle, dans son apparte où on était si bien, tous les deux. Depuis qu’elle avait fichu le noiraud à la porte, elle achetait des frites, on les grillait dans le four, on s’envoyait des pizzas, je rentrais quand je voulais, elle avait un peu de pognon, son salon lui rapportait la moindre, elle payait le loyer, m’achetait des jeux, on passait des soirées cool, on buvait de la bière tranquille, elle me parlait des prochaines vacances en Italie, chez mes cousins, elle voulait plus entendre parler du noiraud qui s’était casé avec une vague secrétaire blondasse. C’est lui qui m’a montré une photo, il est trop fier, on dirait une couverture de Penthouse, il adore ça, mon père, le genre homme à femmes sans moustache ni Ferrari, le genre sympa, un peu alcoolo, pas trop... m’a jamais tapé, il m’aime bien, j’étais son prince, il me filait des thunes pour acheter des Nike, c’est tout ce qu’il me fallait, je déteste le sport, mais les Nike à reflets chromés, j’m’excuse, ça situe son mec, ça te donne des ailes d’avion, t’es cap de tout, les filles t’attendent au coin des boulevards, pas besoin d’avoir une grosse cylindrée, quand il vivait avec nous, mon père avait une Fiat, une baleine essoufflée qui s’échouerait bientôt sur un littoral, une vieille caisse qu’un pote au chômage lui avait filée. On allait en Italie avec, c’était vraiment super la traversée des Alpes, moi sur la banquette de skaï imitation zèbre, j’étais aux anges, mes vieux s’aimaient, en tout cas, ils donnaient l’impression, elle lui faisait des câlins, il grognait comme un matou, je me demandais parfois jusqu’où on irait, si la bagnole tiendrait le coup. Quand ils nous voyaient arriver, mes cousins faisaient des yeux comaco, ils aimeraient venir en Suisse, y travailler à la régulière dans une boîte pharmaceutique, une fabrique de montres ou un magase d’alimentation, ils rêvent d’avoir le big écran vidéo pour voir les films américains, les grandes gonzesses qui bronzent sur les plages de Floride, à l’abri des truands sniffeurs, des vicieux à calculette et portable dernier cri, ces sublimes nanas aux seins parfaits qui se baladent en bikini à l’ombre des palmiers véritables, qui boivent des coquetèles en fixant l’horizon, qui disparaissent derrière les buissons ou dans une bouche d’égout... Ah! si on pouvait se croiser dans les couloirs, si je pouvais t’apercevoir à la place des uniformes, des casquettes et des touffes de clés, si je pouvais revoir tes cils, tes joues, sentir l’haleine de ta petite bouche tout près de la mienne, tu te souviens de la soirée au Mocombo? Je t’ai pris la main, faux! je t’ai pris le bras, on parlait pas because musique à pleins tubes, ton string dépassait, c’était la folie, je te jure, t’as une peau si... des formes si... j’arrête... je veux plus y penser, la dentelle sur tes fesses, ton tatou sur l’épaule, la fumée dans les yeux j’ai la tête qui bat, je ne vois que toi dans la pénombre du Mocombo, te prendre j’aurais voulu, j’étais maladroit, le suis toujours, me demandais dans quelle piaule on irait, je dormais chez mam’s, t’avais un gourbi pas possible, une chambre de bonne sous le toit d’une baraque ancienne, je me demandais si... Je regarde ton dos, je deviens dingue, ciré, zinzin, des clous dans les yeux, des monstres punaises, des cisailles en forme de bec, le bide en fermentation avancée, bondir j’aurais voulu, foncer sur le bitume, à travers les immeubles, voler vers les nuages, les serrer contre moi... Tu me regardais bizarrement, j’avais plus rien dans les poches, j’avais tout filé à Gino, on était entré dans la boîte par une porte de service, tu connaissais quelqu’un, un copain de ta cousine, un black aux piercings plein les sourcils, l’air féroce quand il esquisse un sourire sur ses grands fanons, il nous avait à la bonne, surtout toi, il te reluque tout le temps, il voit bien que t’es avec moi, mais ça ne le gêne pas, il exagère, j’avais pas le poing américain ni ma batte de base-ball, il me dégoûte trop avec ses lames cornées, ses longs bras désarticulés de gorille apathique, j’imagine une embrouille, lui tendre un guet-apens comme ils font en Irak, ils attirent le GI au fond d’une ruelle imprenable, tout près du fleuve qui sent la vase et le pourri, ils lui coupent les testicules que les habitants verront pendre à la bouche du cadavre abandonné au bord d’un terrain vague, je n’exagère pas, ils sont dingues les gars là-bas, cruels, impitoyables, des tigres en délire, des fauves frénétiques, irais-je aussi loin? J’ai imaginé un traquenard pour ce black-là, aux muscles luisant dans la lumière des sunlights, des strobo je sais plus quoi, un mot que tu avais prononcé, tu avais montré la boule qui tournait au plafond, lançant des rayons roses et bleus, verts et jaunes aux quatre coins de l’espace, ils te caressent le visage, tu dis des trucs que je ne comprends pas, je sens dans le bide une force de dragon, je tiens pas en place, un pote m’avait dit: Vas-y! t’es pas pédé! Ouais... avec Lara, toi, si seulement on pouvait se croiser dans les couloirs, à la place des uniformes, des gerbes de clés et des casquettes, tu n’es pas venue au parloir, pourquoi? mais pourquoi? putain de merde! pourquoi? Tu pourrais me chuchoter des trucs sympa, me prendre la main, me donner un bisou, un p’tit bisou discret, on pourrait rêver ensemble, partir à l’autre bout du monde, au Mexique, tu bosses dans un salon de coiffure, j’élève des molosses, ça je sais faire, là-bas pas besoin de muselière, je les promène sans blèmes, t’as ta clientèle, tu fais partie d’un syndicat, tu défends tes intérêts. Jusqu’à quand vont-ils me laisser croupir dans ce local? L’avocat qu’on m’a filé est venu me voir avec sa serviette en simili-cuir et ses lunettes de star fatiguée, il puait de la gueule, c’est pas pour dire, j’aimerais bien décoller, m’envoler vers les cimes, planer dans les hauteurs, m’a plutôt l’air d’un enculeur de mouches, d’un tringleur sans frontières, il doit s’envoyer les meilleures sauces, les cigares les plus chers, les nanas à mille balles, il a dit: Ce sera pas simple!
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    Cet extrait d’un monologue inédit d’Antonin Moeri a été publié dans le Numéro 73 du Passe-Muraille. Eté 2007.

  • Un jardin à Bagdad

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    Par Elisabeth HOREM

    8 mai 2005
    - Me revoici à Bagdad après une absence de cinquante jours exactement. Mon père est mort le 9 avril – cela fera un mois demain – ce qui demanderait tout de même bien des pages à écrire, pages que je n’ai pas pu écrire sur le moment, si bien que j’ai toujours l’impression de courir après le temps perdu et d’écrire en retard sur ce qui est déjà passé.
    Ce matin, pour la première fois depuis l’automne dernier, j’ai renoué avec la douce habitude de nager dans la piscine sous l’œil indiscret du chat blanc qui a l’air très heureux de m’avoir retrouvée. Au-dessus de la piscine, un moineau pépie avec entrain, perché sur les barbelés.
    L’autre jour onze voitures ont explosé dans Bagdad. Tout cela est très décevant parce que dans la période qui a suivi les élections la situation paraissait s’améliorer, on avait l’impression que tout cela se calmait, il se passait parfois plusieurs jours sans que l’Irak fasse la une des journaux. Et puis voilà, c’est reparti.
    J’ai quitté Bagdad le 18 mars. Au moment de mon départ, il y avait eu des mesures de sécurité exceptionnelles. Pour arriver à l’aéroport on ne nous a pas autorisés, comme c’était le cas d’habitude, à emprunter la voie prioritaire « DOD » (« Department of Defense ») et nous avons attendu quarante minutes au check-point. Cette nouvelle manière de traiter les diplomates étrangers a soulevé des tempêtes de protestations. Mais à ce jour je ne sais si l’avalanche de notes diplomatiques tombée sur les bureaux américains a eu un quelconque effet (il semble que non). C’est dans ce genre de circonstances (l’attente à ce check-point) que deux civils ont été tués récemment, dont une Française. Il faudra bien mourir un jour, mais j’aimerais que ce soit moins bêtement. (…)

    11 mai 2005 - À onze heures hier une voiture piégée a explosé près de l’hôtel Babel : on voyait de chez nous la colonne de fumée noire… Encore une explosion vers quatre heures – et d’autres que je n’ai pas entendues. Paradoxalement M. n’est jamais tant sorti qu’en ce moment et il voit beaucoup de monde. (…)
    14 mai 2005 - Je ne suis pas allée au mariage de C., puisque je suis en deuil, je préférais d’ailleurs rester dans la maison vide, fraîche, silencieuse – mis à part la vibration des climatiseurs –, ou bien comme maintenant dans le jardin, me rafraîchissant dans la piscine, me réchauffant dehors, à écrire dans l’ombre chaude parcourue de vols de mouches, jusqu’à ce que le besoin de me rafraîchir à nouveau me pousse à faire quelques brasses. L’eau est bonne, douce à la nage. Une demi-lune translucide achève de fondre dans le bleu du ciel. Les rasoirs des barbelés miroitent gaiement dans le soleil. Des oiseaux s’y posent, chantent et s’accouplent, le bec ouvert, comme stupéfaits.
    Dans le salon une magnifique gerbe de fleurs jaunes et blanches meurt doucement en dégageant une croissante odeur de terre : elle était destinée à Jaafari qui se trouvait absent et dont les hommes de sécurité ont refusé le présent parce qu’il pouvait être piégé. J’en ai donc hérité.
    Et puis des histoires comme celle-ci : des policiers irakiens ont repéré à temps un type enchaîné au volant de sa voiture. Ils l’ont abattu sans sommation : la voiture était effectivement bourrée d’explosifs (et se trouvait à moins de dix mètres de celle d’un ambassadeur étranger).
    […]
    22 mai 2005 - Une ébauche de vie sociale semble reprendre, et pourtant… Il paraît que dans les deux dernières semaines il y a eu plus de voitures piégées que dans l’année écoulée. À part une voiture qui a explosé près de l’hôtel Babel, je n’entends rien, c’est étrange, si je ne savais pas ce qui se passe je pourrais croire que tout est tranquille.
    Hier vers six heures, nous avons eu la bonne surprise de voir réapparaître Samir Peter, plus revu depuis janvier. Il a passé tout ce temps-là en Europe et aux USA. Il a donné un concert à Beauvais. Il était à Londres chez son ami Sean, le journaliste de la BBC qui a tourné « The Liberace of Baghdad ». Puis Salt Lake City, le Sundance Festival, le Prix, les paillettes, les journalistes, les femmes, la gloire ! Il a dépensé tout ce qu’il a gagné, ne gardant pour rentrer à Bagdad que de quoi s’acheter une voiture. Et maintenant le voilà de retour, ayant laissé passer l’occasion de se marier une énième fois, le regrettant, nous expliquant qu’il ne pouvait laisser sa fille seule dans leur maison à Bagdad avec pour unique protection un revolver à la ceinture toute la journée. Alors, comme il aime sa fille, il est rentré. Mais il ne joue plus au Hamra. D’ailleurs plus personne n’y vient, il n’y a plus qu’un serveur et une ou deux tables mises (les jours d’affluence) : tous les clients de l’hôtel, terrorisés, prennent leurs repas dans leur chambre… Et lui aussi est terrifié, il ne sort presque plus, il a peur d’être tué parce qu’il est pianiste, ou parce qu’il porte un catogan, ou parce qu’on voudrait lui voler sa voiture, ou parce qu’il aurait eu le malheur de rencontrer des Américains d’un peu trop près. Il est très affligé par la mort d’une jeune femme qui habitait au Hamra et faisait son jogging avec lui tous les matins. Son chauffeur avait commis l’imprudence de suivre un Humvee d’un peu trop près. Une voiture bourrée d’explosifs est venue se jeter entre le Humvee et leur voiture. Ils sont morts tous les deux – et peut-être quelques Américains. Elle avait vingt-trois ans. Il a perdu beaucoup de connaissances ou d’amis ces derniers mois, et dans plusieurs cas ces amis ont été abattus par des Américains parce qu’ils s’étaient approchés trop près d’eux.
    Ce matin j’ai nagé, l’eau était délicieuse, le ciel est redevenu plus pur. Plus trace de vent de sable.

    23 mai 2005 - Hier le cinéaste Saad Salman nous a invités à déjeuner au Club Alwiyyah, juste à côté de l’hôtel Palestine. Il nous avait fait préparer une belle table tout près d’une fenêtre mais nos hommes n’ont pas été d’accord : en cas de bombe, nous aurions reçu des éclats de verre. On a donc fait préparer une autre table dans le fond de la salle, près d’un mur. Ralph, Brett et Erik étaient assis devant un verre d’eau à la table voisine. Paul et Charlie se promenaient dans le hall, le nez en l’air et l’air de rien…
    L’oncle de Mona, un camionneur, a été kidnappé près de Ramadi. Le beau-père d’Aref a été menacé d’enlèvement s’il ne payait pas trente mille dollars (il en a payé mille cinq cents sans savoir qui se cache derrière ces menaces ni quelle garantie ces mille cinq cents dollars lui donnent). Ces derniers jours ce ne sont plus tant les voitures piégées mais plutôt les assassinats, les massacres, les corps décapités...
    Hier, en traversant la ville pour aller au club Alwiyyah, je me suis rendu compte qu’il y avait bien longtemps que je ne m’étais trouvée à rouler dans Bagdad. Et on regarde à travers l’épaisseur des vitres comme on regarderait un écran sur lequel défileraient des villas couleur de terre, des palmiers, des boutiques. Sachant tout ce qui se passe dans cette ville on pose sur tout cela un regard plus aiguisé, comme si chaque coin de rue recelait une charge d’explosifs – sans éprouver pour autant de la peur à proprement parler.
    Dans une rue j’ai repéré, sur un rempart de sacs de sable, une théière et un pot de miel. J’aurais voulu pouvoir photographier ça : cette théière sur les sacs de sable, image d’une vie quotidienne qui s’aménage à côté du maniement des armes lui aussi quotidien, ou comment on s’accommode de la violence. Images de soirées de bivouac, la bouilloire dans les braises, quand on raconte des histoires, le fusil sur les genoux.

    24 mai 2005 - Eh bien non, la saison des vents de sable n’est pas terminée. Ce matin le temps était couvert, lourd. Trente degrés à l’ombre. Je me suis réveillée bien reposée parce que M. avait providentiellement oublié de faire sonner le réveil. Nous nous couchons trop tard : comment aller se coucher quand on est si bien dans le jardin, à boire du vin en discutant sous la lune bientôt pleine ? Hier soir le dîner a été momentanément interrompu par quelques coups de feu vraiment proches qui ont fait jaillir de chez eux nos hommes, arme au poing. Et puis non, rien : toujours ces gardes (louches décidément) de la maison qui se trouve de l’autre côté de celle du voisin.

    26 mai 2005 - Le bain du matin, chaque jour plus longtemps, c’est comme si on se roulait dans la soie…
    Dans Cent jours sans, recueil de textes en hommage à Florence Aubenas, toujours otage, j’ai relevé dans au moins deux textes que les ravisseurs « s’étaient trompés de cible », cette formule détestable qu’on entend et lit trop souvent chez nous. « Trompés de cible » ! Est-ce que les gens qui disent ou écrivent des choses pareilles se rendent bien compte de ce que cela veut dire ? Est-ce qu’ils se rendent compte que cela sous-entend que « la cible » est ailleurs, et donc qu’il y a effectivement une cible ? Ne tirez pas sur nous gentils Français innocents, complaisants, tournez plutôt vos fusils vers ceux qui le méritent plus que nous ! Il n’y a pas de bonne cible dans ce contexte, il n’y a pas de cible du tout. Je ne vais pas passer mon temps à écrire des lettres (j’en ai déjà écrit une cette semaine à un écrivain – et non des moindres – qui avançait, dans ce même recueil, que Florence Aubenas était la « sœur » de ses ravisseurs), mais ces deux auteurs auraient mérité eux aussi que quelqu’un leur écrive pour leur faire mettre le doigt sur ce que leur façon de s’exprimer a d’indécent.

    29 mai 2005 - Aujourd’hui on vote en France. Pour ou contre la Constitution européenne. L’Europe semble bien loin vue d’ici.
    Des rumeurs délirantes circulent en ce moment : les Américains auraient le projet de construire un grand mur autour de Bagdad pour contrôler les entrées et les sorties (auquel cas il y aurait sûrement des experts israéliens prêts à les faire profiter de leur savoir-faire en la matière). Et encore une autre rumeur, persistante, selon laquelle dans les semaines à venir, la ville sera bouclée et fouillée quartier par quartier. On dit aussi qu’il se prépare un massacre d’étrangers. Bon.
    […]
    6 juin 2005 - Ce matin tout est recouvert d’une couche de poussière. Quand je me suis levée, il y avait dehors comme un brouillard, si bien que je me suis demandé s’il n’y avait pas un feu quelque part d’où viendrait toute cette fumée, j’ai même entrouvert la fenêtre pour m’assurer que cela ne sentait pas le brûlé. Et c’était si spectaculaire, cette poussière, comme la cendre d’un volcan qui serait venue se déposer sur toute chose pendant la nuit, que je m’en suis trouvée excitée comme par la première chute de neige. Je suis sortie à sept heures et demie, M. venait de partir, Paul était de garde. J’ai arrosé autour de la piscine, sur les tables et les chaises de jardin, sur les dallages, pour donner un peu de fraîcheur et faire tomber la poussière. Plaisir de jouer avec l’eau comme un gosse, de laver à grand jet cette poussière qui fuit devant moi en un léger nuage brun, courant sur les dalles. J’avais l’impression d’être en convalescence. Des oiseaux (j’en ai compté au moins une quinzaine) buvaient au tuyau dès que je le posais dans l’herbe, cela me faisait penser aux moineaux qui se querellent autour des fontaines, chez nous, en été.
    Après avoir nagé, j’ai demandé à Paul de monter avec moi sur le toit – puisque je ne peux y aller seule. Tout était pris dans un brouillard grisâtre, on ne voyait presque pas le pont, et il y avait par terre une couche de très fine poussière jaune pâle. J’ai regardé la maison de l’autre côté de la rue : il y a toujours un tas de voitures garées devant. J’ai vu l’abri des gardes. Ils ont un arrosoir pour faire tomber la poussière. Et je me suis dit qu’il y avait des semaines que je n’avais pas jeté un coup d’œil du côté de la rue. Puis nous avons regardé du côté du jardin. La piscine toute brune de poussière. Les hauts murs couronnés de barbelés. J’ai pensé à la petite chèvre de M. Seguin, disant avec la voix de Fernandel : « Oh ! Que c’est petit ! Comment ai-je pu vivre là-dedans ? »

    Un Jardin à Bagdad, Journal (octobre 2003-Mai 2006). A paraître en août 2007. (Bernard Campiche Editeur)
    Cet extrait inédit a paru dans le Numéro 73 du
    Passe-Muraille. Eté 2007

    Un regard
    Singulier

    Entrée en littérature en 1994 avec Le Ring, roman à l’atmosphère envoûtante révélé par le Prix Nicole et gratifié de deux autres distinctions (Prix de la Commission de littérature du canton de Berne et Prix Michel Dentan 1995), Elisabeth Horem a imposé, avec quatre romans (Congo-Océan, Le Fil espagnol et Le chant du Bosco ont suivi en 1996 et 1998, tous chez Campiche), un recueil de nouvelles (Mauvaises rencontres, 2006) et le récit-journal d’une année de vie quotidienne observée à Bagdad, dans Shrapnels (2005), un regard et une écriture à la fois poreux et incisifs, d’une grande qualité littéraire. Le sentiment d’inquiétante étrangeté qui baigne ses romans se retrouve, à l’évidence, dans la perception des faits que module le Journal de la romancière, où l’implacable réalité de la guerre est ressaisie à la fois par le détail inattendu et par l’effroi irradiant la vie « sécurisée » d’une femme d’ambassadeur.
    JLK

    Photo Elisabeth Horem: Philippe Pache

  • La nuit, la musique

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    Par Rose-Marie Pagnard

    Puisque papa, pour une raison mystérieuse, nous a interdit d’entrer au Conservatoire de musique de la ville, nous nous sommes enfuies de la maison. Nous: ma sœur cadette Gretchen, et moi, Gretel. Avec nos chères flûtes à bec, nous survivons à d’horribles épreuves, fréquentons des morts, un monstre, une rivière d’enfer, une femme-araignée. Ce soir, concert pour célébrer notre admission, trac, surprises.
    Nous formons un véritable cortège lorsque, sans avoir pris les taxis annoncés, nous parvenons à l’entrée du parc. Un passage est asséché pour permettre l’accès au Conservatoire, ainsi qu’à la morgue de l’Institut de médecine légale, sur notre gauche.
    Madame Swan, en tête du cortège, a cessé de rire. Ses mains palpent nerveusement le tissu de son kimono et la multitude des flocons de neige brodés. Flocons qui conduisent à Yoshua Swan, et de celui-ci au Conservatoire. Devrait. Pour nous qui le voyons, rose et bleu pâle et très aéré, le Conservatoire est réellement présent. Mais les yeux grands ouverts de Madame Swan doivent en quelque sorte le réinventer, partir de la ruine informe, aux pans de voiles mortuaires que ses yeux aveugles, probablement, distinguent encore très vaguement, pour ensuite parvenir à l’image conservée dans sa mémoire. Aussi Madame Swan se tient-elle tout au bord de sa chaise roulante, tendue vers une remémoration difficile, une trouée dans le noir, une embrassade entre chair et pierre. Robin s’arrête, tout le monde l’imite, et soudain Madame Swan décolle de sa chaise et se dirige d’un pas flottant vers ce qu’elle prend pour le Conservatoire, croyons-nous. Mais elle dévie volontairement, dévie, patauge dans des flaques d’eau et tache le bord de son kimono. On l’entend appeler: «Sors de ton cachot, pauvre ami, un peu de courtoisie, je t’en prie! Notre grand soir est arrivé, Grodeck!» Et Grodeck en personne, saisissant d’élégance dans un costume sombre éclairé par une écharpe blanche, se dresse sur le seuil de la morgue, son logis, s’élance et saisit le bras de Madame Swan avec laquelle il se dirige vers le Conservatoire.
    Le cortège leur emboîte le pas et c’est à ce moment seulement que je peux contempler ce qui est devenu, dans le crépuscule, un tableau féerique à la gloire du Conservatoire. De la terre et des végétaux s’élève une brume de grand marécage, un vestige du danger mortel que Gretchen, Hänsel, moi-même et des milliers d’habitants de cette ville ont traversé la nuit dernière, un souffle de mélancolie destiné, je n’en doute pas une seconde, à frapper plus particulièrement ceux qui se trouvent ici, ceux qui maintenant surgissent de je ne sais où et qui forment notre futur public.
    Ce souffle de mélancolie ne nous invite-t-il pas à nous tenir toujours ainsi, proches les uns des autres, réellement ou en pensée, nous, les humains liés par les rêves, par le sang, par cette inexplicable dépendance à un art appelé musique? A nous tenir liés par nos fantasmes quand nous nous sentons subitement seuls avec nous-mêmes, avant de nous rappeler in extremis un visage aimé, ou simplement une musique, ou la tension d’amour qui précède l’écoute de cette musique? Je me réponds par des oui et des pour toujours avec d’autant plus d’ardeur qu’au milieu de cette brume, peut-être glissé par elle jusqu’ànotre vue, le Conservatoire avance, s’incline très légèrement dans notre direction et nous invite à entrer chez lui. D’innombrables lampes ont été allumées à l’intérieur, à travers les fenêtres que l’architecte Yoshua Swan a multipliées dans un dessein maintenant évident: je plonge le regard dans des espaces dorés, dont les dimensions réelles m’échappent, se transforment, de sorte que je pourrais bien me trouver obligée, à l’instant, de m’introduire à genoux dans le modèle réduit d’une maison aux vitres en papier de soie jaune, ou de me perdre dans un gigantesque décor bientôt envahi par une pluie de flûtes en pièces et de draperies en fourrure.
    Mais au plus fort de mon émerveillement, devant le Conservatoire, j’éprouve d’un coup une appréhension qui se rapporte à nos parents, à la façon dont nous les avons abandonnés. Je me retourne, Gretel un peu plus loin, se retourne en même temps, et nous voyons papa, maman, Hänsel, notre famille Gesualdo-Von Bock au complet.
    Cette dernière épreuve se déroulera donc en famille, me dis-je, un peu à la façon de nos habituelles promenades vespérales, sauf que cette fois nous éviterons, je l’espère, les discours de papa, la musique s’en passe, cher papa.
    Gretchen dans sa robe gracieuse, moi dans mon ensemble gracieux aussi, nous courons vers maman, vers papa, vers Hänsel, qui tous se tiennent immobiles à l’orée du parc, telles des rescapées de l’inondation dont les eaux restantes, alentour, dessinent des lacs miniatures, ou des larmes géantes, des larmes plutôt.
    Ma sœur en premier se jette dans les bras de papa, offense oblige, mais ses yeux sont tournés vers Hänsel (avec une expression qui me fait rougir et penser que ses lunettes de myope comme celles de Robin mon amoureux offrent des avantages en matière de décence).
    Nous nous embrassons, il n’y a pas de coups, le bâton de papa est resté au château, mais je sens des douleurs partout, partout, jusqu’à ce que maman commence à parler, que papa s’y mette aussi, duo digne du final d’un opéra tragique, plein de mots insensés que je fais disparaître sous un lit Gesualdo-Von Bock, parce que je ne sais pas pourquoi, par quel miracle, je ne comprends quelles intentions, vous êtes ici ce soir, suis si contente, si effrayée, répétez, répétez, je ne comprends rien, comprends rien, dis-je.
    - Gretel, me dit papa pour une fois sans impatience, tu devrais corriger ce défaut de langage, surtout si tu tiens à faire des études! Musicales, soupire-t-il.
    - Tu es d’accord?
    Nous ne comprenons pas sa réponse, mais c’est sûrement oui, puisqu’il est venu et se montre si doux, si fragile!
    - Merci papa. Merci papa. Mais que veux-tu dire par notre fils est leur fils que Pelva exige de…
    Encore une fois les réponses croisées de mes parents m’échappent. Ils sont émus autant que nous, c’est normal.
    Hänsel baisse la tête; est-il préoccupé par son travail ou par l’intrusion de nos parents sur le lieu de tant d’effervescence, ou par leur attitude étrange? Ou bien réfléchit-il à une réalité que son cerveau viendrait tout juste d’enregistrer, à des révélations douloureuses? Je lui ébouriffe les cheveux, je l’interroge, l’interroge silencieusement, jusqu’à ce qu’il me regarde, qu’il regarde Gretchen aussi, qu’il nous sourie.
    Il parvient enfin à prononcer quelques mots qui me bouleversent, parce que ces mots nous ramènent fermement aux pieds de la musique, devant nos obligations de musiciennes débutantes.
    - Je salue le rouge de Gretchen, en ré majeur, je salue le noir et le blanc de Gretel, en la mineur. Salue toutes les émotions à venir, les couacs et les traits de génie – on ne sait jamais! -, salue également la bienveillance des auditeurs. Je m’occupe de nos parents. Filez maintenant, même si vous n’avez qu’une mesure à jouer, il faut la préparer.
    Au moment de nous quitter, papa s’éponge le front avec un bout de l’étole de soie de maman, il s’écarte imprudemment du passage asséché, une de ses chaussures de luxe prend un bain de boue (comme le kimono de Madame Swan), maman tangue un peu, nous la refilons à Hänsel mais elle retrouve par ses propres moyens la ligne droite de ce grand soir. «Maman, dis-je en vitesse, je suis très contente de constater qu’on vous manquait, j’espère seulement que papa ne fera pas de scène, pas de scène».

    R.-M.P.
    Extrait d’un roman à paraître en janvier 2008 aux Editions du Rocher. Publication préoriginale dans le numéro 73 du Passe-Muraille. Eté 2007.

  • Ces dames au cœur vert

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    Les Bonnes Dames, par Bruno Pellegrino

    Il y a des livres dont on peine à expliquer pourquoi on les aime. Le sujet qui nous touche, le style qui résonne de façon particulière, avec une certaine justesse de ton, la manière dont le récit est mené, oui, mais on sent que l’on aime ce livre pour d’autres raisons, sans pouvoir les expliquer – de ces raisons qui se ressentent, qui ne s’analysent pas. C’est le cas du dernier roman de Jean-Louis Kuffer, Les Bonnes dames. Depuis Le Viol de l’Ange en 1997, l’auteur n’avait plus publié de roman. C’est avec bonheur qu’il revient à ce genre – après avoir écrit des nouvelles et s’être attaché à la publication de ses carnets –, avec l’histoire en trois parties de trois vieilles femmes qui effectuent trois voyages.
    Il y a Clara la philosophe, craintive et prudente, adepte de la formule bien vaudoise du « mais mais mais », qui pense très souvent à son cher et regretté Paul-Louis. Sa sœur, Lena, qui a passé sa vie à porter secours aux orphelins, qui n’en est pas moins toujours gaie et décidée à « faire de son mieux jusqu’au bout ». Enfin Marieke, la « fofolle » hollandaise, qui trouve qu’ « en France, cela ondule mieux qu’en Suisse ». Trois femmes dont les vies sont, pour la plus grande partie, derrière elles, mais qui ne s’avouent pas vaincues pour autant ; trois femmes qui portent avec elles leurs deuils, leurs regrets, leurs souvenirs (lorsque ceux-ci n’ont pas glissé dans un trou de mémoire) ; en somme, trois vieilles dames comme on en connaît tous, et pourtant on est ici bien loin de la caricature.
    Le livre s’ouvre sur un premier voyage, une excursion que font Clara et Marieke « de l’autre côté » du Léman, en France voisine ; un épisode plein d’humour qui annonce, en miniature, le second voyage : des vacances à trois en Egypte, pour réaliser ce vieux rêve, et puis se prouver que l’on en est encore capable. Le troisième voyage, lui aussi à destination de « l’autre côté », ne s’effectue qu’en solitaire. D’abord Clara, puis Marieke : les vieilles dames meurent. Reste Lena, qui « baisse », certes, mais qui se dit qu’elle n’a rien à regretter : « Je dois l’avoir un peu cherché, d’être restée simplement ce que j’ai toujours été. »
    Cependant, ce n’est pas autant dans les événements racontés que réside l’intérêt de ce livre (dont le contenu latent important – foule de détails, de références – laisse penser qu’il aurait pu être largement plus développé), que dans la manière dont ils sont rapportés, notamment par un discours indirect très présent dans tout le texte, qui reproduit les expressions et intonations de ces vieilles dames. Ainsi rendus, les personnages (qui sont, on le sent, et l’auteur d’ailleurs ne s’en cache pas, largement inspirés de personnes existantes) n’en deviennent que plus familiers, plus vrais – réels et sincères.
    Aussi bien dans Les Bonnes dames que dans Le Viol de l’Ange, Jean-Louis Kuffer porte un certain regard sur le monde, qu’il transmet notamment à travers l’un des personnages, romancier, qui écrit le texte qu’on lit, au fur et à mesure. Il en résulte une sorte de vertige, une efficace mise en abyme, qui ancre encore plus le roman dans la réalité, lui donne un poids particulier. De même, il y a cette intention de faire sentir la multitude de choses qui se jouent simultanément dans le monde, les pensées qui germent dans des têtes différentes, en des endroits différents, au même moment ; ce qui se noue quelque part, ce qui se résout ailleurs, ceux qui vont se coucher pendant que d’autres se lèvent… Une façon de percevoir la société d’aujourd’hui, où tout le monde peut tout savoir sur tout le monde, et où l’on n’a pourtant jamais aussi peu connu ses propres voisins.
    Les bonnes dames ont traversé le XXème siècle, et elles continuent à vivre avec ce temps qui n’est plus le leur, ouvertes à l’homosexualité, à internet, aux SMS… Clara va « parfois jusqu’à voter socialiste », les statues de singes du Denantou lui rappellent les membres du Conseil fédéral, à qui elle a d’ailleurs « fait une lettre (…) pour le mettre en garde (…), une lettre de réclamation, pour l’aide aux vieux ». Jamais elles ne perdent leur intérêt pour le monde.
    Mais sans considérer la lecture en filigrane qui peut s’en faire, ce texte est avant tout un roman, une histoire où trois bonnes dames nous montrent qu’il n’est jamais trop tard pour entreprendre, pour être jeune. Optimistes, battantes, révoltées et amoureuses de la vie, jusqu’au bout.
    Finalement, si l’on aime certains livres pour des raisons difficiles à déterminer, c’est peut-être que cela tient tout simplement au regard de l’auteur, sa manière de nous décrire son monde. Un regard qui nous plaît, qui correspond au nôtre : en l’occurrence, le regard jeté sur ces femmes, tendre, bienveillant, et jeune, un regard qui traque l’humour et le drame, et le rend dans une langue vivante, une langue orale, de chair, qui, mieux que tout autre discours, permet à ces bonnes dames de s’incarner sur le papier et de poursuivre leur route, en compagnie de leurs morts retrouvés.


    Jean-Louis Kuffer, Les Bonnes dames, Bernard Campiche Editeur, 2006, 160 pages. Http://www.campiche.ch
    Bruno Pellegrino, 18 ans, vient de passer son bac. Cet article a paru dans le No 72 du Passe-Muraille


     

  • Polyphonie chorale

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    Lecture de Regarde la vague, de François Emmanuel (1)


    - Exergue d’Henry Bauchau : « Je sais que je ne suis qu’un lierre, je sais que je ne suis qu’un lien, j’étreins mon arbre et je ne le connais pas ».
    - Généalogie des Fougeray : Père et mère décédés.(Georges et Gabriela) Six enfants (Marina, Olivier, Pierrot (décédé), Grâce , Alexia et Jivan (adopté)

    - LA VEILLE

    - JIVAN. Arrive à Chavy en voiture.

    - Avec la sensation retrouvée de communier avec la beauté.

    - Ressent encore la « main noire » de Noah sur son cœur. Noah qu’il vient de quitter. Se rappelle le père. Sa mère silencieuse.

    - Pense qu’ils seront tous là. Y compris Alexia toujours en mission.

    - Olivier a investi la grange pour son mariage.

    - Les chevaux d’Olivier apparaissent.

    - Tout de suite un flux mental impérieux. Musique intime.

    - Il est question d’un tableau, signé Micha. Crépuscule sur la mer. Emporté par Grâce.

    - Va déposer son bagage avant de chercher Alexia à l’aéroport de Cherbourg.

    - Aperçoit ses neveux. Hyacinthe la farouche. Qui lit Moi qui n’ai pas connu les hommes.

    - Elle a un « sourire perdu ».

    - ALEXIA. Rêve qu’Olivier brusque leur père.

    - Elle a été mariée à Nathan

    - Consigne ses rêves dans un cahier de moleskine pour son psy. Lequel est « obnubilé par le sexe ».

    - Rien de cela dans ses souvenirs du père.

    - Elle travaille dans l’humanitaire.

    - Se rappelle l’Afrique.

    - Elle a un petit garçon prénommé Ulysse.

    - GRÂCE. Genre bourgeoise d’intérieure.

    - Elle a été opérée d’un cancer du sein.

    - En pince pour son chirurgien russe.

    - Toute délicatesse et fragilité forte.

    - JIVAN. Raconte l’arrivée d’Alexia. Une ombre dans son regard.

    - Le questionne sur Noah.

    - Lui dit seulement de la tête : non, non, non.

    - Elle lui dit que Noah lui aurait plombé la vie. Evoque le « mal noir des femmes ».

    - Il cherche les « écorchées de la vie2.

    - MARINA. Note un geste affectueux de son prof de piano aveugle.

    - Qui l’a beaucoup aimée. Et lui sourit 2A quoi sourient les aveugles ? »

    - Elle l’interroge sur Hyacinthe, sa fille taiseuse.

    - Il la dit « un être tendu, magnifique, mais qu’il ne faut pas perdre ».

    - Non pas feu dormant mais comme elle « feu noir ». Et lente à céder…

    - ALEXIA. Retrouve la famille réunie dans la cuisine de la ferme.

    - Avec la vieille Lili.

    - Olivier est absent. Il a voulu que les femmes s’habillent en bleu, la mariée (enceinte) en blanc.

    - Elle dérogera.

    - Jivan parle avec Marina de l’enquête sur la disparition du père en mer.

    - Son corps introuvable après le retour du bateau.

    - Le sourire de Marina dénote « la force souveraine, la puissante impassibilité des Fougeray ».

    - Le fils d’Olivier, Gil, ne sera pas là. Zone à Paris.

    - Le petit Ulysse parle anglais.

    - La TV déverse ses images tragiques qui lui rappellent « la geste sanglante » du monde.

    - Grâce l’interroge sur Nathan.

    - Grâce qui ne peut se lâcher. Coincée.

    - Marie-Doune, fille aînée de Marina, la cuisine sur son job.

    - JIVAN. Il entre dans le bureau du père. Dont il se dit qu’il n’a jamais été pour lui que l’enfant indien de la père, adopté après la perte de Pierrot.

    - OLIVIER. Pense à ses attelages. Cinq pour le mariage. Qui feront l’image « dream ».

    - Un fou de chevaux. Homme à femmes aussi.

    - Lynn est angoissée, mais c’est elle qui le soutient.

    - Désire que l’action soit « ronde ».

    - Le mec qui assure en apparence. Mais qu’on sent fêlé.

    - MARINA. A son tour dans le bureau du père. A la recherche d’une photo de jeune fille. Mihaela, liaison secrète du père.

    - Elle a contacté la jeune femme. Pour l’inviter.

    - Conversation touchante entre les deux femmes.

    - Se rappelle les derniers mots de son père sur le tarmac de Caen.

    - Lui a dit rêver d’une « fin légère ». Elle a 46 ans.

    - JIVAN. Assiste à la colère d’Olivier contre le fils du traiteur.

    - Observe ses trois sœurs de loin.

    - Constate que ce qui les unit est plus fort que ce qui les distingue.

    - Lui n’est pas de leur sang.

    - Le rire à distance d’Alexia le glace.

    - Scène à forte valeur visuelle, proprement cinématographique.

    - Tout se déroulant comme un film intérieur à multiples points de vue alternés.

    - GRÂCE. Se rappelle le prénom de son docteur. Sergueï.

    - Y pense avec bonheur et gêne à la fois.

    - ALEXIA. Lit Ulysse avec Ulysse.

    - Il exige ce livre pour s’endormir.

    - Hyacinthe entre pendant la lecteur.

    - Lui adresse un sourire doux.

    - Le mutisme d’Hyacinthe engage Alexia à lui dire qu’elle la comprend, mais la jeune fille s’esquive.

    - OLIVIER. Il lui faut appeler Lynn. Qui est encore à l’hôtel.

    - Dans sa chambre, avise un trou noir dans le miroir.

    - Lui rappelle ses « crises ».

    - Suit un traitement médical. Violence latente en lui.

    - Lili lui reproche d’en vouloir trop.

    - JIVAN. Alexia lui a parlé de la dernière lettre, « magnifique », du père.

    - Alexia voudrait lui dire ce que le père désirait transmette, mais Jivan n’écoute pas.

    - Il aimerait lui parler d’autre chose.

    - Elle subodore que c’est de Noah. Parle de « saleté d’amour ».

    - Alors lui se braque.

    - GRÂCE. Se rappelle la pesante présence sexuelle de Franz.

    - La seule fois qu’elle pousse un cri, c’est en pensant à Sergueï.

    - Franz le prend pour lui…

    - MARINA. Rejoint Hyacinthe. Se rappelle comme l’enfant a été laissée à Chavy.

    - Une fille hors du commun. Sauvage.

    - Songe au « petit corps d’avant l’autre corps »…

    - ALEXIA. Jivan lui a demandé si elle-même a jamais connu l’amour.

    - JIVAN. Se retrouve seul dans son ancienne chambre. Repense au temps où Alexia l’appelait dans la sienne.

    - OLIVIER. Tout à ses pensées terre à terre d’homme pratique.

    - S’est disputé violemment. S’est déstressé en picolant trop.

    - ULYSSE. Dernière image de cette première partie, du petit garçon courant en rêve et murmurant « catch him, catch him ».

    - Tout cela très beau, très doux, très musical et pictural en même temps. L’espace admirablement « construit » par les voix.

    - LE JOUR

    - OLIVIER. Auprès de la splendide Lynn, Olivier Fougeray sera « le grand maître du dream », yes sir.

    - MARINA. Voit son tour cette image de la famille aux cinq tilburys.

    - GRÂCE. Pense aux absents et aux morts. Toute fière que son couple ait tenu, avec Franz et les jumelles.

    - ALEXIA. Son point de vue est plus narquois sur le « grand film » d’Olivier.

    - JIVAN. Se rappelle, sur son tilbury, l’enterrement de sa mère, et le père alors « seul au monde ».

    - ALEXIA. Réagit aux formules du sacrement religieux. Pensées grinçantes dans la chapelle.

    - JIVAN. Son regard est plus serein. Sent une joie en lui.

    - Se rappelle que cette famille blanche l’a adopté à l’autre bout du monde, à l’orphelinat de Cochin.

    - MARINA. Lutte contre l’ennui de la messe. Se rappelle un voyage en Suisse avec le père. Qui lui a transis divers objets préhistoriques. Comme un legs personnel. Leur secret.

    - GRÂCE. Au moment de l’échange des anneaux, reprend le fil du récit, qui glisse d’un personnage à l’autre, sans aucun accroc.

    - ALEXIA. A présent Jivan rit. On s’est retrouvé sur la route. On prendrait bien la tangente au lieu de rejoindre le vin d’honneur…

    - GRÂCE. Joue son rôle de femme organisée au vin d’honneur.

    - OLIVIER. Ne pense qu’aux images objectivées de la fête. Pensées érotiques au passage, quand le frôle Dolly avec laquelle il a souvent fait Oli-Dolly.

    - L’auteur rend parfaitement tout ce qui se passe en deça des mots, dans le for de chacun. Toutes les sensations, observations, impressions, gestes, échanges de regards, tout enrichit le récit.

    - ALEXIA. Glisse d’un groupe à l’autre. Tout ça rappelle un peu Dolce Agonia de Nancy Huston, en moins chargé existentiellement mais en plus musical.

    - Une voix chaude s’adresse à elle. Un homme en noir en lequel elle reconnaît un beau jeune homme de jadis.

    - MARINA. Un homme lui parle pendant qu’elle observe sa Hyacinthe à une fenêtre.

    - Se dit que sa fille lui a échappé comme son mari, parti pour une plus jeune.

    - JIVAN. Se revoit enfant dans une fête pleine de monde. Comment on l’a arraché à sa honte dans les rires partagés. Comment il « faisait bébé » avec Alexia.

    - ALEXIA. Reconnaît le bel homme à la voix grave. Le fils d’un ouvrier polonais qui venait à la maison.

    - Il se passe quelque chose entre leurs regards.

    - GRÂCE. « Grâce avait l’impression que chacun était à sa place dans la polyphonie du monde ».

    - Tout à fait le sentiment qui se dégage du livre aussi.

    - Elle sent que quelque chose s’est passé en elle.

    - Comme si elle était prête pour l’amour. Elle pense à ses morts et se dit qu’elle ne pourra plus parler qu’é Sergueï.

    - MARINA. Surprend, avec stupéfaction, une conversation entre Jivan et Hyacinthe la muette.

    - Mais sa fille se tait dès que cette intimité est troublée.

    - Elle s’effondre dans un divan.

    - JIVAN. Constate l’effondrement de sa sœur aînée. A qui il confie qu’Hyacinthe perçoit la vente envisagée de la maison comme une sorte de fin du monde. Lui aussi en est très affecté.

    - Jivan est impressionné par Marina qui incarne la « tranquillité souveraine » des Fougeray.

    - MARINA. Dit à Jivan qu’elle a laissé Hyacinthe à Chavy pour la commune sauvagerie de l’enfant et de son grand-père.

    - OLIVIER. Lynn le panse comme un cheval fou.

    - La remarque d’une invité, à propos de l’absence de son fils Gil, l’a piqué au vif.

    - ALEXIA. Observe les convives avec ironie. Des conversations nourries par le « consumérisme ambiant » qui « finiraient par communier au dernier tohu-bohu médiatique, l’époque était d’un conformisme affligeant ».

    - JIVAN. Fait parer sa vieille tante Lucia pour qu’elle lui raconte un peu plus de détails de son adoption.

    - Se demande pourquoi on l’a choisi lui.

    - Aimerait élucider le mystère d’une petite cicatrice en croix à son bas-ventre.

    - Se rappelle son retour adulte à Cochin.

    - La vieille femme qu’il a baisée une nuit et un jour durant.

    - MARINA. Eprouve le besoin de quitter les convives et de se retrouver seule.

    - Se rappelle le tableau de Micha.

    - Se rappelle les jeux de lumière du tableau auxquels son père l’a rendue attentive.

    - Son père qui aimait dire « regarde la vague »…

    - ALEXIA. Regarde l’homme noir la regarder. Loin l’un de l’autre, « chacun comme une image pour l’autre, un rêve ou un rêve de rêve ».

    - MARINA. Retrouve Hyacinthe en rêve.

    - Puis se rend dans sa chambre où elle tombe sur un cahier noir, écrit par son père.

    - Qu’elle commence à lire.

    - Et tout aussitôt le récit se charge d’une nouvelle gravité.

    - Le père évoque son besoin d’écrire (p.94)

    - « Ici, j’écris comme on parle seul, à Dieu peut-être, si ce mot a un sens, et non pas ce Dieu de Gabriela que je n’ai jamais vraiment compris, mais plutôt à cet inconnu de moi, qui demeure sans image, effacement même de l’image, et prend ma main quand je la tends vers l’ombre ».

    - Evoque son père et sa génération de héros.

    - Note que « plus rien ne nous unit que le sentiment de la foule »

    - ALEXIA. Ecoute l’éloge débile d’Olivier par un sien ami.

    - Olivier est quasiment un étranger pour elle.

    - Se dit qu’il doit la trouver « bien roulée » et par trop idéaliste.

    - Remarque que le discours de l’ami a fait l’impasse sur l’existence de Gil.

    - Gil qui erre à Paris entre squats et asiles de nuit.

    - JOURNAL DU PERE. Devient un élément constitutif du récit.

    - Evoque ses relations avec la fidèle Lili. « Lili est la charge infatigable du temps.

    - Evoque ses souvenirs de bonheur « dans le temps ».

    - Très belles séquences.

    - Se rappelle son enfance, Gabriela, ses enfants à travers les années.

    - « Ce sont les fragments de mon archéologie ».

    - Très belle mise en abyme du roman, avec la voix si proche de l’absent. (A suivre)

    A paraître au Seuil le 23 août 2007.

  • De la posture

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    Un signe de la (non) pensée formatée. L'exemple de BHL.
    De quel peintre invisible sommes-nous devenus les modèles ? De quel photographe de mode, les top models ? De quel concepteur d’events les intervenants prenant la pose ?
    Ces graves questions, je les aborde en considérant la notion de posture intellectuelle qui s’est introduite dans le langage courant de ces dernières années.
    Il y a une trentaine d’années de ça, la question qu’on nous posait sur un ton plus ou moins inquisitorial était: d’où parlez-vous ? On ne parlait pas alors de posture mais au plus de position : il fallait préciser sa position. C’était certes moins cool qu’aujourd’hui, mais enfin on était supposé faire corps avec sa position: dire d’où on parlait signifiait qu’on se situait intellectuellement ou politiquement parlant. J’ai toujours refusé, quant à moi, de dire d’où je parlais, mais c’était mon affaire personnelle et vitale, contre ce que je croyais une police de la pensée et de la parole.
    Or nous n’avons plus à dire, désormais, d’où nous parlons. Ce que nous disons ne fait plus corps avec ce que nous pensons ou ce que nous sommes: nous n’avons plus qu’à nous positionner en fonction de l’image que nous souhaitons donner durant notre quart d’heure ou notre quart de siècle de célébrité: nous nous réduisons à des postures.
    Un exemple emblématique peut illustrer ce glissement de la position à la posture: celui de Bernard-Henri Lévy. BHL prenant la défense du Darfour, vingt ans après avoir posé pour Paris-Match aux côtés des enfants affamés du Biafra, ce n’est pas une pensée cohérente reconduite mais le passage d’une position, fût-elle teintée de démagogie, à une posture. BHL pour le Darfour n’est plus le résultat d’une réflexion éthico-politique mais un Personal Aid mondial, au même titre que le Band Aid de Bob Geldof. Cette posture marque le dernier état des images virtuelles produites par la firme BHL & BHL, qui fait du Darfour LE signe extérieur du simulacre compassionnel d'un top model de la pensée médiatique.

  • Au niveau du groupe

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    Scènes de la vie d’un atelier d’écriture

    Il est évident que quelque part, au niveau du groupe, Jehanne a vraiment merdé. C’était à elle de gérer la situation relationnelle de l’atelier, et sans faire intervenir son ego chiant comme ça s’est passé avec le Gitan. Même s’il y a quelque chose d’indomptable chez celui-ci, je suis navrée: les vrais artistes ne sont pas des enfants de choeur, et ça ne fait pas un pli que, dans le groupe, le Roumain était à peu près le seul qui écrive avec ses tripes et son sang et qui ait le sens de la transposition. En plus, que ça se passe dans un travail de groupe dont le thème était l’exclusion, ça c’est vraiment le top, surtout de la part de quelqu’un qui se veut psychologue.

    A ce propos, ce qui était un peu mal barré à la base, c’est que, justement, tout ait commencé dans la psychologie. Je veux bien que ce soit le dada de Jehanne et qu’elle tienne à baliser du point de vue des identités et des carences, comme elle disait, mais je ne suis pas sûre, quant à moi, que ce soit la meilleure formule pour mettre les gens en confiance et les stimuler au niveau créativité. Même que je me suis demandée, les premiers temps, si je ne m’étais pas fourvoyée dans une espèce de secte où se pratiquait la confession dirigée.
    Plus encore: au premier contact j’ai cru que j’hallucinais. C’est que, dans sa longue robe blanche, avec ses cheveux blonds roulés en tresses sur les oreilles comme les cornes des mérinos australiens, Jehanne de Preux avait tout de la barjo New Age et, dès qu’elle a commencé de parler, je me suis dit que je m’étais trompée d’adresse.
    En gros, disons qu’elle s’était mise dans l’idée de nous libérer. A priori, d’après elle, nous étions tous plus ou moins coincés du point de vue de l’expression, surtout les femmes, c’était une affaire de pouvoir, disait-elle, et c’était cela qu’elle voulait travailler. Tout de suite, alors, il a fallu parler de soi, et c’est justement ça, moi, qui m’a bloquée à ce moment-là. Vraiment je ne pouvais pas, je n’avais pas envie de me livrer, j’avais toujours pensé que l’écriture est le contraire de ça, moi je voulais transposer, je n’en avais rien à faire de partager mes bricoles ou de me farcir celles des autres, je n’étais pas là pour me faire assister ou pour servir une fois de plus d’épaule compassionnelle (ma vieille spécialité du temps des communautés), j’avais besoin de m’échapper de la routine et pas de me tripoter l’Oedipe, j’avais envie d’être traversée par des forces et pas réduite à ma débilité, mais c’est là que je me suis rendu compte, aussi, que la prétendue assurance de Jehanne cachait pas mal de fragilité et que la théorie lui servait surtout à colmater ses brèches à elle.
    Ce qui est apparu en tout cas, c’est qu’elle avait sous-estimé nos résistances autant que nos ressources, et cela bien avant que ne se pointe le Gitan.

    Les premiers temps, l’atelier d’écriture, j’y suis restée pour les gens que j’apprenais à découvrir.
    Parfois je me demandais, un peu, à quoi rimait le rôle de Jehanne, qui s’était bien aperçue que nous étions quelques-uns à lui échapper, et qui servait surtout aux autres d’exutoire à problèmes persos, sinon de tuteur socio-culturel.
    Ce que j’attendais, en ce qui me concerne, c’était peut-être juste la confirmation extérieure d’une vraie jouissance que j’avais de me raconter des histoires, qui m’était venue d’abord à la lecture des récits de Tchekhov et des si belles nouvelles de Carver dont j’aimais, encore plus que les autres, celle où il raconte la mort de Tchekhov...
    Je savais que je n’avais pas trop le don, mais quand je voyais ce qu’on portait aux nues je me disais que ça ou ça, style Houellebecq ou Darrieussecq, n’arrivait pas à la cheville de ce que j’aimais et que ce que je ferais moi serait peut-être encore moins nulache.
    Enfin, de toute façon je ne pensais pas même à publier, moi ce que je voulais c’était essayer de mieux piger, en discutant avec des gens - et là vraiment le Gitan m’a beaucoup apporté, surtout avec ses trucs à lui -, pourquoi ce récit fonctionne et pas celui-là, pourquoi t’es tout chose après La dame au petit chien et comme gratté à la pierre ponce après dix pages des Particules élémentaires.
    Les gens je pensais, aussi, que c’était quand même important à la base, pour t’écouter et te dire là tu oublies ou là tu écris quelque chose qui m’atteint. C’était déjà beaucoup de pouvoir trouver ça dans un monde où t’es à peu près qu’une particule élémentaire, c’est le cas de dire, même si tu vaux quand même mieux qu’un personnage de cette pauvre gueule de furet navré du Michel-la-déprime.
    Ensuite il y avait le niveau physique de la relation, moi ça j’y crois à mort. Et c’est peut-être ce qui nous a retenus ensemble, plus que les théories ou nos textes, avant l’arrivée du Gitan.
    C’était la présence, par exemple, de ce tendron de Glaus, que toutes nous avions envie de prendre dans nos bras quand il nous lisait ses étonnants petits morceaux de minimalisme quotidien sublimé, auxquels Jehanne reprochait évidemment ce qui en faisait la valeur à mes yeux, à savoir la transposition.
    Ou c’était l’agitation névrotique d’Antonio, qui décontenançait également Jehanne, mais qui l’attachait au groupe et le faisait s’ouvrir peu à peu dans ses textes plus ou moins obscènes au riche contenu latent (dixit l’experte de Preux).
    Or je sentais Jehanne hésiter en rapport, sans doute, avec l’hésitant abandon que lui montrait le Portugais. J’avais l’impression, pour ma part, que jamais Jehanne n’écrirait elle-même quoi que ce soit de vraiment passable avant qu’elle ne brise son carcan de freudisme. Pourtant, au fur et à mesure des séances, je me suis aperçu qu’il y avait quelque chose de malléable et de poreux en elle et que ce n’était pas tout à fait la despote bornée que j’avais crainte, ensuite de quoi le Gitan a débarqué, qui a modifié d’un jour à l’autre toutes les données comportementales du groupe.

    Jusqu’à l’arrivée de Stanciu, il était encore possible à Jehanne de nous proposer de creuser ses sujets à elle, comme le sentir féminin ou le rendu du toucher, que nous étions plusieurs à éviter de traiter mais que personne ne rejetait explicitement.
    En revanche, la seule intonation de Stan, quand il se penchait sur les propositions thématiques que Jehanne nous distribuait en début de séance, pour les lire à haute voix avec son emphase sarcastique, suffisait à en dégager ce qu’elles avaient en effet de plus ou moins à côté.
    C’est cela, bien entendu, qui a bientôt monté Jehanne contre Stan, en tout cas pour ce qu’on en a vu. Mais tout de suite, aussi, j’avais remarqué que le mâle l’attirait-terrifiait plus qu’un peu, ce qu’elle dissimula tout le temps qu’il jouait encore à reconnaître son ascendant et sa compétence.
    Pour mon compte, j’avais également repéré le vrai Stan du premier coup d’oeil, malgré la peau de mouton qu’il avait jetée sur ses épaules voûtées de gare-au-garou, mais je lui ai fait comprendre illico qui décidait de mes amours même éphémères, et nous nous sommes rencontrés d’entrée de jeu sur un autre terrain que celui de la drague à la con.
    Le premier soir, en me raccompagnant dans le quartier des Oiseaux où il me dit qu’il créchait parfois dans le duplex d’un ami écrivain, il m’a lancé comme ça sans chercher autrement à m’emballer: «Toi tu sens quelque chose, Milena, tu as quelque chose en toi qui cherche la pointe, ça se voit dans le texte que tu as lu ce soir, mais tu dois te mettre toute toi sur la pointe, tu ne dois pas garder d’appuis, tu dois toupiller Milena!»
    On a quelque part un noyau dur et c’est là-dessus qu’il faut écrire, disait à peu près le Gitan. Il faut être implacable. Si tu pisses des larmes, c’est du caillou noir de ton coeur qu’elles doivent sortir, sinon c’est de l’eau de vidure.
    En quelques couplets je lui avais raconté mes épisodes assez persos, mais quand il a pris son ton protecteur je me suis esquivée vite fait tout en lui donnant pleinement raison question noyau dur.
    Je sentais que Stan n’avait pas de mur pour le retenir, et je n’avais pas envie de retomber dans mes vieilles dépendances. Je devinais autant le chaud que le froid dans sa vie de solitaire, et je n’avais pas la moindre envie de rejouer la maman et la putain comme tant d’autres fois. Bien plus que son personnage, ses textes à la fois âpres et très tendres me touchaient presque physiquement. J’aimais ses phrases presque autant que les miennes, et ses mots étaient des objets que je regardais avec reconnaissance, comme un morceau de savon noir sur une planche ou comme un pain de glace dans une boucherie féerie. Et puis son besoin de s’intégrer et de s’affirmer, d’être reconnu et de partager ce qui comptait le plus, pour lui, avec les autres, me touchait. J’avais envie de lui montrer de l’amitié, mais je n’avais rien à cirer de ses élans d’Attila sexuel qui devaient faire flipper en revanche notre chère Jehanne.
    C’est d’ailleurs pour lui avoir résisté, je crois, que nous sommes devenus complices Stan et moi.
    Comme le Gitan le disait à mon propos, il était de ceux qui, dans leur arrière-cour, ont un puits de larmes.
    Cela, bien entendu, une Jehanne de Preux ne pouvait le comprendre que par la tête, car jamais elle n’avait vraiment vécu ou vraiment perdu que dalle.
    Jehanne prétendait faire face: elle avait lu tout Freud et feuilleté Jung pour s’en méfier vite, elle cotisait depuis dix ans à Amnesty International, elle avait réfléchi sur la place de la femme dans la société et, par souci de parallélisme, s’était documentée sur le sentir masculin, mais dès que tu étais devant les faits elle paniquait d’une manière ou de l’autre, et dès qu’elle fut en face du Gitan ce fut la déroute, ou du moins c’est ce qu’il nous a semblé.
    Stan était trop physique. Stan était beaucoup trop réel. Quand il arrivait à l’atelier, Stan prenait aussitôt toute la place. Il avait beau s’excuser pour le retard (il arrivait de son chantier de forestier), on faisait attention à lui, il sortait ses textes en comparaison desquels les nôtres existaient à peine, Jehanne essayait de le remettre à sa place mais nous étions tous à réclamer ses nouvelles pages jetées à la diable, et lui-même s’étalait avec son énergie d’homme des bois: il était là parce qu’il était là, Jehanne n’en pouvait mais, et à ce moment-là personne ne se doutait de ce qui se passait entre eux.

    Les textes de Stan étaient forts. Le personnage était inégalement buvable, mais ses textes étaient beaux et je les aimais comme je pouvais aimer les choses de la vie elle-même, transposées par des mots simples et vrais.
    Je sentais que Jehanne craignait cette vérité et cette simplicité. Je savais qu’elle en percevait la justesse et la force, mais peut-être craignait-elle qu’un pouvoir lui échappe, et c’est ce qui l’a fait dérailler quand elle nous a proposé ce travail collectif sur l’exclusion, auquel elle croyait pouvoir obliger Stan de participer.

    Le Gitan se disait incapable d’écrire sur commande, et personne, je le sentais bien, ne pourrait l’obliger à quoi que ce soit. Chaque fois que Stan est intervenu sur nos textes, c’est pour nous montrer ce qu’ils pouvaient avoir de contraint ou d’artificiel, d’insuffisamment personnel ou d’insuffisamment transposé. Curieusement, ce type qui est tellement centré sur lui-même est également capable de déceler, en un clin d’oeil, ce qui sonne faux chez les autres - tout ça qui ne pouvait échapper à Jehanne et l’inquiéter aussi.
    Que Jehanne n’ait pas compris que ce type ne serait pas taillable à sa façon, et qu’il nous remettait tous en question d’une manière ou de l’autre, c’est ce qui m’échappe à l’instant.
    Ce qui me paraît sûr, en tout cas, c’est que l’atelier ne se remettrait pas d’interdire son accès à qui que ce soit, et que Jehanne en resterait elle-même toute cassée quelque part.
    J’en ai parlé à Stan une nuit durant. Nous avons parlé de ce qui nous fait écrire et de ce que c’est devenu la plupart du temps. Il m’a dit que le besoin de se sentir exister était le mobile de la majorité des gens qui écrivent, mais que beaucoup se contentent de simulacres d’existence que procurent une apparition au petit écran ou une citation dans un journal.
    Il m’a dit que lui-même pourrait très bien cesser d’écrire et qu’il ne désirait pas prouver quoi que ce fût au groupe, bizarrement il a plutôt pris la défense de Jehanne et a laissé entendre que lui-même ne serait pas reparu à l’atelier s’il n’y avait eu pour lui une question d’honneur à défendre. Il n’aimait pas qu’on le jette d’où que ce fût: simplement il n’aimait pas cela, et comme je le comprends !
    Et c’est cela, aujourd’hui, qu’il nous faut gérer au niveau du groupe: c’est le retour de Stan et la déprime de Jehanne consécutive à la rupture de la liaison que nous ignorions entre eux.
    Finalement je pense que ce serait un défi de travailler ce thème de la pointe au niveau du groupe. Faudrait que Stan nous raconte comment il nous vit, et que chacun se raconte et raconte comment il vit Stan et Jehanne, mais que tout soit transposé, et que tous nous nous mettions à toupiller.


    Cette nouvelle est extraite du Maître des couleurs

  • De la cellule psychologique

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    Quand le drame est sous contrôle... 

    Un drame alpin a coûté la vie de six jeunes militaires suisses, la semaine dernière, sur l’arête sommitale de la Jungfrau de laquelle deux cordées se sont abîmées dans la face de quelque mille mètres. Or, dès l’annonce de l’accident à la télévision, la digne présentatrice à l’air catastrophé de circonstance a cru rassurer la multitude en annonçant qu’une cellule psychologique avait aussitôt été mise sur pied pour soutenir le moral des survivants.
    Dieu sait que je ne suis pas insensible aux traumatismes divers et autres chocs subis par mes semblables, mais cette histoire de cellule psychologique me dérange et me fâche de plus en plus. Que cela signifie-t-il ? Pourquoi cette annonce systématique ? Quel simulacre de compassion et d’apaisement, pour évacuer quoi ?
    J’ai vécu moi-même un tel drame : j’ai appris, un splendide matin d’août 1985, que mon meilleur ami s’était fracassé dans une face nord au terme d’une course que nous étions supposés faire ensemble et à laquelle je n’avais pu participer, j’ai vécu la douleur insensée de sa moitié et de ses enfants, et voici vingt ans que j’évalue les conséquences catastrophiques d’un probable infime geste inapproprié (comme on dit aussi dans la novlangue des médias) sur une pente de glace à près de quatre mille mètres, et je m’interroge sur ce qu’aurait représenté, ce matin-là, le concours d’une cellule psychologique…
    On me dira que cette nouvelle institution marque un progrès dans l’assistance aux victimes. Tant mieux. Mais en ce qui me concerne, je n’en reste pas moins sceptique sur l’utilité et l’opportunité du Geste du Spécialiste à ce moment-là, surtout je me demande si cette utilité n’est pas essentiellement de garantir à la Société que le drame est « sous contrôle » du Spécialiste, en d’autres termes : qu’on peut continuer de s’en foutre du moment que la cellule psychologique « assure », comme on dit…

  • Le Gai Savoir d’Ariel

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    De la littérature comme un jeu

    A qui doit-on l’un des premiers grands poèmes français traitant de l’amitié : à Ronsard, Chrétien de Troyes ou Rutebeuf ?

    Quel est le troisième titre de la trilogie d’Agota Kristof, après Le Grand Cahier et La Preuve : Le Troisième Tome, LeTroisième Jumeau ou Le Troisième mensonge ?

    Comment finit la phrase attribuée à Voltaire qui commence par « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort » : pour que vous ayez le droit de le dire, pour vous convaincre ou pour que vous y réfléchissiez ?

    Si vous avez répondu à ces trois questions sans hésiter, ne passez pas pour autant votre chemin, et si vous avez séché trois fois, persévérez vous aussi. D’abord parce qu’il y en a cent tour à tour très faciles pour les uns et difficiles pour d’autres, mais parfois aussi épineuses pour tous, et surtout parce qu’il y a les réponses, qui tantôt ont le mérite de nous rafraîchir la mémoire et tantôt nous apprennent des choses, l’auteur ayant pris la peine de se documenter et sa façon de pratiquer le gai savoir n’a rien de pédant ni d’impersonnel. Autant dire que La littérature est un jeu, qu’Ariel Kenig vient de publier dans la collection Mémo de Librio, intéressera autant ceux qui veulent explorer le continent Littérature en y abordant en novices, que les dinosaures bibliophages prêts à admettre qu’ils ne savent pas tout à fait tout. Ceux-ci souriront peut-être d’un petit air supérieur de se voir demander, par le candide Ariel, quel écrivain, de Michaux, Char ou Apollinaire, est « connu pour ses taches »… mais quand le même Ariel leur demandera quelle mort évoque le juge Clamence, dans le soliloque de La Chute d’Albert Camus, ils pourraient bien tomber sur un os.
    Bien conçu, en visant prioritairement les teenagers, l’ensemble se décline en dix thèmes : l’amitié en littérature, l’enfant, l’engagement, le voyage, l’autofiction, l’amour, le style, la mort, la littérature et les arts, arnaques et pastiches…
    Qu'elle amuse ou qu'elle instruise, cette plaisante brochure ouverte à tous ne manquera pas enfin d’agrémenter les journées de pluie annoncées jusqu’à la fin de l’été et même au-delà, durant lesquelles tuer papa-maman finit par lasser…
    Ariel Kenig. La littérature est un jeu. 100 questions sur la littérature française. Librio, coll. Mémo. 91p. 2 euros.
    Ariel Kenig a signé deux romans (Camping Atlantic et La Pause) et un essai (Quitter la France) chez Denoël, ainsi que trois pièces de théâtre. Infos : www.arielkenig.com

  • Un soixantième rugissant

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    Rendez-vous au Festival international du film de Locarno
    La 60e édition du Festival de Locarno n’aura rien de la célébration d’anciens combattants. C’est du moins ce qu’ont promis, ce mercredi 11 juillet en conférence de presse à Berne, Marco Solari et Frédéric Maire, respectivement Président et Directeur artistique de la manifestation, en dévoilant les points forts et les multiples atouts de l’affiche, dûment relookée en plus « réaliste ». Le léopard dont on verra partout l’effigie est d’ailleurs vivant, que nous verrons apparaître sur l’écran de la Piazza Grande…

    Un lieu magique
    Au présent, la Piazza Grande est devenue le symbole du côté festif et populaire de Locarno, festival public par excellence où l’on découvre, chaque soir, des films nouveaux en avant-première. En 2006, la découverte de La Vie des autres, de Florian Henckel von Donnersmarck’s, fut ainsi un tout grand moment, entre l’émotion d’Indigènes ou la première suisse de Mon frère se marie de Jean-Stéphane Bron devant plus de 6000 spectateurs… Cette année, c’est le nouveau film de Jacob Berger, Une journée, que nous découvrirons parmi les douze films donnés en première partie (dont celui de Frank Oz, Death at Funeral, The Bourbe Ultimatum de Paul Greengrass et Le voyage du ballon rouge de Hou Hsiao-Hsien, par ailleurs lauréat du Léopard d’honneur 2007),alors qu’en seconde partie seront projetés sept autres films dont Planet Terror de Robert Rodriguez.

    Retour à Locarno
    Si le présent et le futur seront bien illustrés par le festival sexagénaire, les riches heures des six décennies de cette manifestation devenue l’un des grands rendez-vous de la création cinématographique contemporaine (après Cannes, Venise et Berlin) seront rappelées par une rétrospective de films qui ont représenté autant de découvertes, du Beau Serge de Claude Chabrol (1958) à L’âme sœur, chef-d’œuvre de Fredi M. murer (1985), en passant par Charles mort ou vif d’Alain Tanner (1969) I pugni in tasca de Marco Bellocchio (1965) ou 36 Fillette de Catherine Breillat (1988), dix-neuf films du monde entier qui seront projetés en présence de leurs réalisateurs.

    Signore & Signore
    Ainsi que l’a souligné Frédéric Maire, la femme sera très présente cette année à Locarno, et la meilleure preuve en est d’abord le programme monté en collaboration avec Cinecittà Holding à la gloire des divas italiennes du 7e art. La rétrospective a de quoi faire rêver à elle seule, puisqu’elle remonte au Piccolo mondo antico de Mario Soldati, avec une Alida Valli de juste vingt ans (1941) et traversera tout le demi-siècle dans la foulée ondulante de la Magnani, Gina Lollobrigida et de Sandra Milo, Lucia Bosè, Giulietta Masina, Monica Vitti, Ornella Muti, Laura Morante dans La stanza del figlio de Nanni Moretti ou Claudia Cardinale dans ce bijou que représente La fille à la valise de Valerio Zurlini, avec un Jacques Perrin angélique en culottes courtes...


    Léopards en lice
    Bien entendu, le léopard est un fauve à l’esprit de compétition vivace, qui s’en donnera à cœur joie, d’abord à l’enseigne du concours international avec 19 films en lice dont Fuori dalle corde du tessinois Fulvio Bernasconi, que Frédéric Maire accompagne de ses louanges, et Slipstream d’Anthony Hopkins, passé d’un côté à l’autre de la caméra et qui pourrait honorer Locarno de sa présence. Par ailleurs, Hiner Saleem, représentant la France, présentera Sous les toits de Paris en première mondiale, avec un Michel Piccoli qui sera honoré du Locarno Excellence Award. En outre, les léopards de demain seront également sur les rangs de la compétition, autant que les Cinéastes du présent.
    Swiss Made

    Nicolas Bideau, notre Monsieur Cinéma fédéral, l’a rappelé mercredi : Locarno en été, avec Soleure en hiver, constituent deux temps forts de la présentation du cinéma suisse au public et aux professionnels d’ici et d’ailleurs, et la Journée du cinéma suisse (le mardi 7 août) en sera le point d’orgue avec la présentation du DVD consacré au Cinéma suisse de demain (courts métrages) et de nombreuses projections et autres animations. A l’enseigne d’Appellation suisse, en outre, le public pourra (re)voir les films récents de Mike Eschmann (Breakout, plus grand des succès suisses en 2007), Lionel Baier (Comme des voleurs) ou Pierre-Yves Borgeaud (Retour à Gorée), entre beaucoup d'autres. Enfin, à l’enseigne des redécouvertes, la Cinémathèque présente deux films de Leopold Lindtberg : Suzanne et son marin (1949) et Le coup de feu dans l’église (1942).

    Locarno, Festival del Film, du 1 au 11 août 2007
    Infos : TEL 091 756 21 21
    Internet : www.pardo.ch


    Je serai présent au Festival de Locarno du 1er au 11 août, et en donnerai des nouvelles tous les jours, dans les pages culturelles de 24Heures et sur le blog du même quotidien: http://leopard.blog.24heures.ch

  • De la réalité réelle

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     En écoutant Jacques Bouveresse à la radio...

    Il faut regarder la vie comme elle est, me disais-je ce matin, un écrivain devrait regarder la vie comme elle est, enfin il devrait : il devrait prendre la vie comme elle est et la montrer telle qu’elle est, or j’entendais en même temps, à la radio, le philosophe Jacques Bouveresse, dans son cours au Collège de France, se demander dans quelle mesure on peut distinguer philosophiquement le réel, la réalité réelle, de ce qui n'est peut-être qu'une apparence, et ensuite avérer cette distinction dans les termes d’une vérité philosophique, et les mots du philosophe, le raisonnement du philosophe s’interrogeant à sept heures du matin sur la réalité réelle du monde en train d’émerger de la nuit, ces mots évoquant la réalité réelle me semblaient parler d’une autre réalité que celle que je me représentais autour de nous, je pensais à mon amie H. finissant sa nuit de garde à l’hôpital, je pensais à tous ses malades, je pensais à tous ceux qu’écrase le poids du monde et j’entendais le philosophe philosopher, cependant je me disais que ce n’était qu’un fragment du cours au Collège de France de Jacques Bouveresse et que par conséquent je ne pouvais pas en juger, d’ailleurs je n’avais nulle envie de juger le philosophe en train de philosopher car je me rappelais la réalité réelle d’une rencontre avec Jacques Bouveresse, quelques jours avant la mort de mon père, en mars 1983, je me rappelais les mots fraternels qu’il m’avait adressés lorsque je lui avais dit que je devais quitter le colloque auquel nous participions et retourner au chevet de mon père malade, je me rappelais la réalité réelle de la dernière journée de mon père et je me dis que ce dimanche-là m’est apparue la vérité de ma vie, attestant sa réalité réelle, mais je ne suis pas philosophe…

  • Le Dantec nouveau (2)

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    Lecture intégrale d’  Artefact. Notes.

      9. American Life
    - L’automne se pointe.
    - Ils crèchent dans une espèce de chalet de montagne surplombant un lac.
    - Les Truqueurs lui ont bricolé une identité. James Williamson Skybridge, astronome.
    - Il exige des professeurs de Lucy qu’ils n’évoquent pas son drame.
    - La petite fille est hyperdouée.
    - Et très pieuse.
    - Lui-même a épousé toutes les religions à travers les siècles.
    - Les gens du coin sont très tertiaire libéral à résidences secondaires.
    - Des gens qui travaillent à distance.
    - Ou des ouvriers en retraite. Des bûcherons.
    - Il donne des cours particuliers à la petite.
    - Notamment sur l’évolution humaine.
    - Lui apprend des techniques d’apprentissage.
    - Lui révèle qui il est.
    - Elle s’intéresse à Thérèse d’Avila.
    - Lui apprend que sa mère se passionnait pour les saintes.
    - Il a commencé à collectionner les ouvrages de théologie à la période de la querelle nominaliste…
    - Puis c’est l’été sur les Appalaches.
    - Le directeur de l’école le convoque.
    - Lui apprend que Lucy Skybridge figure parmi les disparus du WTC.
    - Il s’en tire avec habileté.
    - Lucy sait déjà qu’elle va devenir comme lui
    - Digression sur le secret (p.110).
    - Il lui demande si elle veut aller à la commémoration des attentats.
    - Elle décline, malgré la présence de U2…
    - Ils vont se balader sur le lac.
    - Célèbre la beauté de la nature, « comme un don de la grâce divine ».
    - Cite Bérulle.
    - La nature lui apparaît comme une écriture vraie.
    - « Un millénaire comme celui que j’avais vécu est extrêmement formateur sur le plan de la philosophie.
    - Un humour singulier là-dedans, candide et un peu dingue.
    - La petite parle doctement de la Réforme et de ce qu’elle aurait dû être : l’affaire Luther a été mal « gérée »…

      10. L’année du dieu Mars
    - Evoque la guerre engagée
    - Qu’il sait déjà promise à tirer en longueur.
    - Une guerre globale.
    - Dont lui veut se tirer.
    - Se dit prêt à un sacrifice.
    - Il a des rêves prémonitoires.
    - Voit déjà la développement de la guerre en Irak.
    - Selon lui, l’homme aura besoin d’une confrontation mortelle pour connaître « le prix véritable de toute création ».
    - En irak, le problème ce sera « après »…
    - Conversation avec le commandant Cooper.
    - Retour à Clausewitz.
    - Considérations intéressantes sur le temps.
    - Le temps linéaire aristotélicien et l’autre temps.
    - Le Vaisseau-Mère est une conscience quantique.
    - Qu’il s’applique à déjouer la moindre.
    - Il reste libre de ses choix.
    - Il va s’attacher à faire évoluer Lucy en accélérant les choses avec les neurovirus et les transposons.
    - A la rentrée de 2003, Lucy a donc 9 ans et 9 siècles.
    - Elle fait son apprentissage de la précognition. Ses antennes s’affinent. Elle communique avec sa mère.
    - Lui-même reçoit des messages du futur.
    - Lui : « Je note tout, j’écris tout, je prévois tout, je calcule tout ».
    - Se targue de n’être pas calculé, mais…
    - Il y a les SUV noirs.
    - Qui le calculent, pense-t-il.
    - Des types en costumes noirs qui le filent, croit-il.
    - Bref, il est temps de programme la séquence neurovirale de départ.
    - Il faut qu’il « leur » échappe avec Lucy.

      11. Contre la Tour-monde
    - Au début 2004, un signe lui est doné.
    - Il doit partir vers le nord.
    - Il doit échapper à la mémoire de ses poursuivants.
    - Les magouille à distance, sans être sûr d’assurer…
    - La haine entre en lui, jamais éprouvée.
    - Un sentiment animal et glacial à la fois.
    - « La haine est une machine »
    - Sent qu’elle menace de faire de lui un homme.
    - Ils vont fuir vers le nord.
    - Quittent les Appalaches pour le Canada.

      12. Americanada
    - Passent la frontière.
    - Destination Fermont dans le Labrador.
    - «Nous sortons du monde, nous entrons dans le réel ».
    - Ils vont vivre comme des nomades, des résistants, des guérilleros.
    - Il fait tout pour Lucy.
    - Qui doit être télétransportée dans l’autre dimension.
    - « Mon plan est de vaincre la mort ».
    - Tout cela se lit fort bien, sans qu’on sache où ça va...

      13. La carte et le territoire
    - Il entre en clandestinité.
    - Il a signé une alliance secrète avec le monde.
    - Contre ceux qui veulent le détruire.
    - « Ils anéantiront tout. Ils souilleront chaque place sacrée. Ils propageront des abominations encore jamais vues sur cette planète pourtant riche d’enseignements ».
    - Ils remontent de Montréal à Québec.
    - Trouve encore des ressources vitales dans la nature.
    - Qu’il évoque en poète.
    - « La Beauté est ce qui, dans le monde, est susceptible de vous parler, est doté d’une voix, est capable d’énoncer une parole ».
    - Ils arrivent à Tadoussac.
    - Il implose en larmes à la vue de Lucy endormie. Ni des tristesse ni de joie, mais d'un feu liquide.
    - Ils iront jusqu’à Natashquan.
    - Se sent un « spectre qui navigue ».
    - Fuyant « leur globe carcéral ».

      14. Under the northern skies
    - Ils arrivent au Labrador.
    - Belle évocation là encore.
    - L’histoire de deux espèces d’anges, l’un tombé du ciel, l’autre d’une tour…
    - Roule sur la 389.
    - Le 5 juin ils arrivent à Fermont.
    - Le 6 sera l’anniversaire des 10 ans de Lucy.
    - Une aurore boréale les rejoint.
    - Descriptions scientifico-lyrique assez chiadée.

      15. Contact
    - Le jour des 10 ans de Lucy something happens.
    - Road 500.
    - Prend conscience de sa bifurcation vers la poésie, par ce qu’il écrit depuis quelque temps.
    - Le texte de MGD est aussi chargé de lyrisme et tissé d’incantation rythmées.
    - Il use des tems verbaux de façon singulière, aussi.
    - Lucy l’interroge sur la présence des terroristes dans son monde à lui où ils vont.
    - Il la rassure.
    - Mais leurs poursuivants les ont rejoints entretemps.

      16. Sous le projecteur des films noirs.
    - Il se demande encore qui ils sont.
    - Des Contrôleurs envoyés par le Vaisseau-Mère ?
    - Il en doute.
    - Ce dont il est sûr est que Lucy est menacée, et qu’il doit tout faire pour l’aider à passer de l’autre coté…

      17. Zone d’impact
    - Il va pour rejoindre le Vaisseau-Mère.
    - Mais ce sont EUX qui les rejoignent.
    - Son plan a fonctionné.
    - Comme s’il avait-lui-même tendu le piège.
    - « Tout ce qui va suivre, je le sais. Je l’ai vu. D’une certaine manière, je l’ai écrit ».

      18. Toutes les lumières du Ciel et de la Terre
    - « Ils sont venus. Nombreux. Ils sont là. Armés ».
    - Mais lui aussi est armé.
    - Lucy s’inquiète, alors qu’il a déjà préparé son transfert.
    - Elle y est prête.
    - Et l’attaque se déclenche au moment où il la pousse à fuir vers le contact avec la sonde.
    - Etrange récit de SF et tout autre chose en même temps.
    - ILS sont la loi. Mais lui représente la loi à venir.
    - Deux lois qui s’affrontent violemment.
    - Il se défend, mais finit par être touché et abattu.
    - On comprend que de mourir il va naître.
    - Et plus que jamais on se demande où tout ça mène.
    - Mais on y va…

  • Le Dantec nouveau (3)

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    Lecture itégrale d'Artefact. Notes. 

    19. Le monde en blanc et blanc

    - Il se retrouve chez lui (croit-il).
    - Dans le Vaisseau-Mère (croit-il).
    - Où tout est blanc.
    - Mais pourquoi l’agent de réception lui parle-t-il en langage terrien ?
    - That’s the very question.
    - Pourquoi l’appelle-t-il Docteur ?
    - Pourquoi tous ces hommes en blanc ?
    - On lui apprend qu’il s’appelle James Curtis Williamson
    - Et depuis toujours.
    - On lui présente ses poursuivants.
    - Dont un détective.
    - Le Dr Bloomber, neuropsychiatre, s’occupe de lui.
    - Lui apprend qu’il est l’un des physico-chimistes les plus éminents de la Côte Est.
    - Qu’il a eu un accident de la circulation, en 1997.
    - Où il a perdu sa femme et sa fille.
    - Bloomberg vient le trouver chaque jour.
    - On lui parle d’un certain objet qu’il a laissé dans sa fuite, après son « kidnapping ».
    - On lui reproche des « crimes fédéraux », comme usages de faux, etc.
    - On lui montre des photos de son labo, aux murs couvertes de formules.
    - On le soupçonne d’expériences illégales sur Lucy.

    - 20 Epilogue : Ground Zero
    - En fait il se trouve dans une clinique de Newark.
    - No loin du Ground Zero.
    - Où il a l’autorisation de se rendre.
    - Tout y a été nettoyé, comme si le WTC n’avait jamais existé.
    - Il est conscient du gouffre qui le sépare d’EUX.
    - EUX qui ne savent rien.
    - ILS ne pourront jamais rattraper Lucy.
    - Il y a 3 ans qu’il est là.
    - Il reprend son autobiographie…
    -
    - Deuxième Partie : Artefact

    - Premier jour : l’éveil

    - Exergue de Boby Dylan : « Don’t think twice, it’s allright ».
    - Quelqu’un se réveille sans savoir où, quand on est, ni qui il est.
    - Son passé est « une totale absence ».
    - Il se trouve sans rien, dans une maison de style toscan
    - Se demande ce qu’il fait là et où il va.
    - Aucun repère.
    - Sauf la mer, un port, une ville.
    - La maison.
    - Il a le sentiment d’être manipulé.
    - Là pour une expérience.
    - Il découvre un objet : une valise.
    - Et dans la valise : une machine à écrire Remington.
    - Avec une rame de papier.
    - Et sur la page de titre : Artefact.

    - Deuxième jour : la machine et son double
    - L’écriture de MGD est devenue claire et limpide, lumineuse, poétique et sereine.
    - Durant la nuit un événement s’est produit.
    - Des pages ont été écrites.
    - Se demande s’il l’a fait en état de somnambulisme.
    - Ce qui a été écrit tient en une demi-douzaine de pages.
    - Sa journée est écrite.
    - Réfléchit à la nature de l’écriture.
    - Puis il découvre la ville.
    - Une station balnéaire, en Italie, le 13 juin 2000.
    - Jour de la naissance de MGD me semble-t-il.

    - Troisième jour : la Plage.
    - Viareggio.
    - Avec des bagni et une Passeggiata.
    - Un lieu de l’apothéose du faux.
    - S’arrête au bagno Oceano.
    - Très belle évocation, très picturale, entre land art et body art.
    - Evoque les deux temps de l’écriture, de l’absorption à la résorption.
    - L’écriture le fait exister.
    - Retour à la case réel.
    - Il devient un existant, bientôt un individu.


    - Quatrième jour : l’infini au cube
    - Décline les modalités de son je.
    - Le je du jour, le je de la nuit, le je de la Plage, le je de la Chambre.
    - Il commence à redevenir lui-même.
    - Son futur se construit à travers cette présence de l’écriture et de la machine à écrire.
    - Un espèce de saisie phénoménologique de la présence et de la genèse de la création de soi et du texte.
    - « J’écris dans un monde qui semble plus réel que celui dans lequel je vis en toute conscience ».
    - Se sent dédoublé.
    - Perçoit l’Autre en lui.
    - Le monde fait son entrée dans son univers alors qu’il entre dans le bagno du monde.
    - Une relation nouvelle. Etrange.
    - Le sujet se pointe, le sujet à venir.

    - Cinquième jour : La Nuit Blanche.
    - Expérimente le principe d’incertitude appliqué à son existence.
    - Découvre un hangar rempli de masques.
    - Se rappelle que masque se dit persona.
    - A la Nuit Banche succède le Journoir.

    - Sixième jour : le Journoir.
    - Continue à s’interroger sur la nature du réel.
    - Qu’est-ce qui est réel ?
    - S’interroge sur sa relation avec la machine et sur la fonction de celle-ci.
    - Une sorte de prolongation organique de son corps.
    - Il va se rejoindre pourtant en écrivant : c’est bien moi.
    - La machine est comme le corps de son âme ou l’interface de son être.
    - Evoque le temps dédoublé de l’écriture. A la fois dédoublé et décentré.
    - Je suis celui qui suit ce qui suis-je, ou quelque chose comme ça.
    - Septième jour : Infinity Unlimited
    - Il dit avoir été un homme séparé de lui-même, un alien.
    - Constate qu’il y a un infini en chacun de nous. »Votre cerveau est le secret de votre cerveau votre cerveau est le mystère du cerveau d’Après.
    - Comme un Big Bang de symphonie virtuelle.
    - Qui reste à l’état de dénombrement et de dénomination du réel.
    - A la fois abstraite, l’opération, et tout à fait intelligible pourtant.

    - Huitième jour : l’invention de l’éctiture.
    - Il se réveille dans la chambre de la maison.
    - La machine absorbe tout.
    - Tout s’inscrit.
    - Il devient lecteur/écrivain total.
    - L’écriture, miroir de l’être, est reflet de l’inconnaissable.
    - Dit avoir procédé à une dévolution.
    - Un espèce de représentation abstraite/concrète de la théologie.
    - Millième jour : Homo Sapiens Sapiens
    - Il dit avoir marché des siècles dans le désert.
    - « J’ai rompu le piège du monde-simulacre ».
    - « L’écriture est en train de s’incarner en moi et désormais la présence est réelle, elle est partout, elle est le réel ».
    - Et le texte lui-même l’exprime par son ressassement.
    - « C’est le moment où je vais parler. Ce sera le moment où, enfin, je pourrai rencontrer l’autre qui est en moi ».
    - « Cette zone noire c’est la bouche du monde ».
    - « Ce qui est connu, ce qui est véritablement connaissable est caché ».
    - Très Blanchot tout ça.

    - Le Jour Dernier : que la Lumière soit.
    - La langage prend forme. Le langage prend sa forme.
    - « Et c’est ce langage qui m’informe, c’est ce langage qui me reforme à l’image de la vérité.
    - Il dit être l’expérience.
    - Il vit la naissance du verbe.
    - Décrit un phénomène relevant à la fois de la physique et de la métaphysique.
    - « Je m’éveille dans la Chambre, il fit un temps magnifique. »
    - Tout cela s’est peut-être passé en un quart de seconde ou en dix siècles
    - Il se reconnaît comme artefact.
    - Il est le « je » qui s’efface pour faire jaillir le Verbe.
    - Suivent des considérations plus précisément théologiques, sur le caractère trinitaire du cerveau (hum) et la présence d’un authentique secret dans le « trou noir » du code génétique.
    - « Son intuition première n’est pas que Dieu est inconnaissable mais qu’il est absolument illimité ».
    - Introduit la théologie négative selon de Grégoire de Nysse.
    - Affirme son expérience unique en tant qu’expérience de la personne.
    - « Es-tu une personne ? » (p.314)
    - C’est là comme une méditation poétique sur la genèse du sujet et de l’écriture. Il y manque un peu de chair et d’objets à mon goût, mais c’est néanmoins une sorte de repérage physique et métaphysique lumineux des conditions d’émergence du Sujet, Récit et de la Fiction. (A suivre)

    Ci-dessus: machine à écrire de Patricia Highsmith. Sur laquelle a été écrite la phrase: "Seul ce qui est imaginaire est réel".

  • Le Dantec nouveau (4)

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    Lecture intégrale d’Artefact. Notes

    - Troisième Partie : Le Monde de ce Prince
    - Exergue de Saint Jean. « Bien plus, l’heure vient où quiconque vous tuera pensera rendre un culte à Dieu ».
    - Initier
    - Suit une série de communiqués, envoyés aux gouvernants et aux médias, et diffusés sur internet.
    - Celui qui les écrit dit qu’il est devenu ce qu’il est parce qu’il ne cesse de devenir.
    - S’adresse carrément aux flics canadiens.
    - Taxe le monde d’im-monde.
    - S’exclame que c’est une Fête.
    - Tout à fait sur le ton de Muray.
    - On est dans la Cité-Hype Montréal.
    - Dans laquelle il vient de déclencher une série d’incendies.
    - Considérations sur le Diable : Le Mal absolu et le Fils de Pute.
    - Raille les pauvres gardiens du désordre, pauvres révolutionnaires tranquilles, pauvres journalistes de tinettes.
    - Se dit une sorte de médecin, mais jouant le sicaire du Diable, actuellement en vacances.
    - Se dit le maître incontesté de l’euthanasie.
    - Il a son site web, sur lequel sa webcam capte les incendies.
    - Le Diable aime le « bruit voluptueux » des incendies.
    - Son site est www.welcometohell.world.

      2. Chiffrer
    - Raille les cités à festivals perpétuels...
    - Le Diable est sur la Plage.
    - Au bagno Oceano peut-être ?
    - Il lui a confié l’intérim.
    - « Je suis – c’est vrai – une pure déviance, à ce titre ».
    - « Le Diable est le toxique de tous les toxiques ».
    - Pour sa part, il a kidnappé un journaliste islamisant.
    - Auquel il va faire subir un traitement de choc.
    - « Tes amis coupent les têtes, ils le séparent des corps vivants avec les moyens abjects qu’on a vus sur tant de vidéos », lui dit-il en lui promettant de lui faire le sort inverses. Il ne va pas le couper mais le coudre.
    - Et de fait, il le coud de haut en bas, lui coud les orifices et finit parle broyer.

      3. Ecrire
    - Il dit être en train d’inventer quelque chose.
    - En tant qu’agent intérimaire du Diable, il va devenir artiste en snuff-movies.
    - Mais est-ce une invention ?
    - Tout ça est moins convaincant que ce qui pécède.
    - Ce substitut du Diable, qui n’est autre qu’un certain écrivain français exilé au Canada, ne me semble pas une invention romanesque à la hauteur du propos.
    - Cette incarnation du mal relève jusque-là du standard de polar, mais voyons la suite…

    4. Rassembler
    - Il dit que son nom est Mépris.
    - Et qu’il est un esthète.
    - Cette fois il a capturé une femme juge dans son Hummer 4x4.
    - Il se targue d’avoir tué 246 personnes pour exécuter sa justice invertie.
    - C’est un technicien. Un maître de la mécanique générale.
    - Il punit la juge d’avoir trempé dans le lynchage judiciaire d’une femme opposée à une secte. Episode fameux au Canada à ce qu’il semble.
    - Moyennement explicite pour le lecteur…

      5. Concentrer
    - Le Diable-bis se défend de se venger.
    - Se veut froid comme la dague.
    - Défend la non proportion du châtiment par rapport au crime.
    - Développe un vaste aperçu sur les plans du Diable (p.361) en matière de politique de masse, les grandes machines broyeuses de personnes.
    - Détaille les « poisons mentaux » inventés par son frère le Diable.
    - Ensuite on se retrouve dans un souterrain où il a séquestré deux hommes : un suprématiste nazi canadien et un Afro-Canadien négationniste.
    - Le premier hait les Blancs.
    - L’autre hait les Noirs.
    - Ils ont divers moyens de sortir du souterrain.
    - Dont une Bible et un couteau suisse.
    - Cela tourne à la parodie de jeu virtuel, avec une visée édifiante qui pèse un peu beaucoup quand il nous explique que la Bible aurait pu les sauver...
    - Frère Dantec prêche…
     
     6. Choisir

    - Le communiqué suivant du vice-Diable insiste sur le sang-froid des actes qu’il commet.
    - Et voici dame Olga qu’il suit depuis des jours.
    - Qu’il va tuer.
    - Son crime est d’avoir servi de rabatteuse à son mari amateur de très jeunes filles.
    - Une horrible histoire advenue dans la banlieue de Toronto, genre Dutroux en pire. Treize victimes, violées et torturées. Et Olga est ressortie de prison après six ans.
    - Ce qui lui vaut l’attention du Diable bis.
    - Qui lui a préparé une machine à tuer très spéciale, rappelant les punitions imaginées par Dante dans la Divine Comédie, où les damnés sont torturés par cela même qui constituait la nature de leur vice particulier. (p.410-412)
    - En l’occurrence, c’est sa liberté qui va tuer Olga dans la machine a cramer. Se non è vero e ben trovato, Sior Dantec (A suivre)

  • Le Dantec nouveau (5)

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    Lecture intégrale d'Artefact. Notes finales.
    - 7. Enclore/Eclairer
    - Répète qu’il n’y a aucune logique dans ses crimes.
    - Note qu’Auschwitz fut au contraire le triomphe de la logique diabolique.
    - Répète que le Diable est le maître de la mécanique générale.
    - « Plus nous avancerons dans nos opérations, moins les victimes seront « coupables ».
    - Va s’en prendre aux « guignols qui vendent de la festivité ».
    - Répète qu’il est un pédagogue.
    - Ce qu’on avait, hélas, compris.
    - Annonce une respiration humaine sur écran noir.
    - Suivi d’un hurlement de terreur.
    - Un homme qu’il a enterré dans le Manitoba oriental.
    - Enterré vivant. Dans un cercueil transparent.
    - Pourvu d’un système vidéo d’auto-contemplation.
    - Le sujet est un acteur, Tomi Vasry.
    - Un « vaniteux saltimbanque.
    - Un tartuffe médiatique.
    - Un créateur raté compulsant son ressentiment.
    - La machine va assurer à Tomi une survie mortelle.
    - Le vice-diable use d’une technologie sophistiquée.
    - Est-ce bien la peine ?
    - L’auteur a l’air de se régaler de ces détails.
    - Et les « amis lecteurs » ? Hum.
    - « Bienvenue dans la monde où la lumière obscurcit et où les ténèbres illuminent ».
    - Tomi va devoir se bouger pour vivre.
    - La description de l’appareillage de torture devient fastidieuse.
    - Le système aboutit à une sorte de téléréalité de la mort.
    - Les innocents/coupables sont traités par la justice/injustice.
    - Et le lecteur se fait un peu tartir.
    - Digresse sur la progression destructrice du nazisme à l’écologie…
    - Les écolos pires que des nazis.
    - On revient à l’homme au pédalier.
    - Nouveaux détails de son supplice.
    - Machinerie de plus en plus chiante.
    - L’écriture de Dantec tombe à plat et tourne à vide.
    - Heureusement, on annonce la suspension des émissions…

      8. Voyager
    - Le vice-Diable se félicite de son invention de « mécanicien des singularités », après avoir négligé la phase finale du supplice.
    - Il est question alors d’un homme courant dans un tunnel.
    - Avec une torche qui le dirige et attire en même temps de méchants chiens.,
    - L’homme est coupable d’avoir laissé son pitbull défigurer une petite fille.
    - Donc à pitbull, pitbull et demi.
    - Retour à l’état de nature.
    - Le vice-Diable va s’occuper ensuite des masses.
    - Il est poursuivi par toutes les forces de police nord-américaines.
    - Annonce alors un stratagème.
    - « Comptez sur moi pour faire réapparaître le réel dans vos vies ».
    - Hélas tout ça est purement mental, rhétorique et désincarné.
    - Annonce la semaison d’une mauvaise graine.
    - Gagne une petite ville de Virginie.
    - Où il y va y avoir un massacre à l’école.
    - Entend prendre le contrôle de notre cerveau.
    - Se dit un réseau. Une arme biologique.
    - Evoque les « crime clusters », phénomène mimétique.
    - « Le crime est toujours plus grand que l’homme qui le commet. L’innocence est toujours plus fragile que le plus humain des coupables ». Truisme ou sophisme ?
    - « Nous savons très exactement ce que nous faisons ». Pas sûr.
    - Sur quoi nous annonce qu’il va nous délester de notre innocence.
    - A la bonne heure !

     9. Jouer
    - Il a beaucoup voyagé dans la foulée.
    - Se retrouve à Berlin.
    - Pour la Love Parade.
    - « Ici l’amour est partout, donc nulle part », etc.
    - Des généralités sur l’hyperfestif, « rien que le mouvement processif de leurs organismes interconnectés par le centre de contrôle du vide idéologique, c'est-à-dire nous ».
    - Se veut le « patient » des intoxications bactériologiques qui vont aboutir au bad trip.
    - Annonce à son public que sa destination finale est dans chacun.
    - La littérature va lui servir de vecteur.
    - Mantra de la servitude absolue : Vous damner c’est être sauvés par vous-même ».
    - Okay, on a compris le prône.
    - Qui devient décidément lourdingue.
    - Mais ça continue. Intox mondiale oblige.
    - C’est Hannibal Global Fight.
    - Lassant.
    - On se retrouve en croisière sur le Lady D of the Seas.

       10. Aimer
    - Poursuit son voyage around the World.
    - Jusqu’à New York.
    - Où il rencontre un enfant.
    - Qui n’est autre que lui-même.
    - Lui annonce le nouvel Armageddon. Yes sir.
    - Variation sur le thème « vous êtes des génies », préludant à l’hiver nucléaire.
    - Rappelle une fois de plus qui est l’Adversaire.
    - Celui qui ne peut connaître la vie incarnée.
    - « Bienvenue dans la Machine Humanité ».
    - L’enfant devient le moteur du retournement final.
    - A la trinité finale de l’enfant, du petit et du grand Frère.
    - « La vérité se trouve dans le regard lumineux de cet enfant ».

      11. Etre/ne pas être
    - L’âme du meneur de jeu erre encore la moindre.
    - Le débat se poursuit avec l’enfant et le Grand frère, le Bien et le Mal en d’autres termes.
    - De la démonologie virtuelle et du passage à l’acte.
    - Se demande pourquoi il ouvert le Livre du mal.
    - L’enfant lui révèle pourquoi il est mort virtuelleemnt, avec le massacre de sa famille.
    - Retour au thème traumatique de la première partie.
    - De l’origine du ressentiment.
    - Comment il a pris sur lui le crime du monde, Christ inversé.
    - Conclusion sur la Grâce.
    - « Ici le nom de la Grâce est : Pardon. ».
    - Et le discours s’achève.
    - Car cette partie, et c’est sa faiblesse, est essentiellement un discours.
    - Un apologue univoque, qui communique certes avec les deux premières parties mais en constitue la partie la plus faible, la plus lourdement démonstrative.
    - Plus rien là-dedans des inventions romanesques géniales de Cosmos incorporated où le signifiant et le signifié se fondaient en incandescence.
    - En l’occurrence, la faiblesse de Grande Jonction, tenant à ses parties prêchées, devient plus visible encore.
    - Les deux premières parties tiennent à mes yeux du point de vue de la création romanesque autant que par son contenu, la troisième est très riche des notations intéressantes mais le roman cède le pas au sermon édifiant. Amen.

  • Du côté de chez Proust

    b8985d672b71935c4af4b81549844064.jpg par Bruno Pellegrino

    On imagine sans trop de peine l’insomniaque qui, levé au beau milieu de la nuit, renonce à chercher le sommeil, prend la plume et devient écrivain, c’est-à-dire créateur d’un monde et d’un temps bien à lui, où évoluent des personnages qui, comme dans la vie, se métamorphosent lentement.
    « La vérité d’un être est presque impossible à établir, on ne peut l’approcher qu’en additionnant plusieurs images successives de lui : ce sera l’une des leçons de la Recherche du temps perdu », écrit Thierry Laget au sujet d’Un amour de Swann, fragment du grand roman de Marcel Proust. Un roman que l’on pourrait dire des illusions perdues, car ses milliers de pages sont baignées d’un temps où les personnages avancent et qui les dépouille de leurs si séduisantes carapaces. La « vérité d’un être », sa substance, ne s’obtient – et encore, uniquement en partie –, que si l’on parvient à connaître de cet être les différents aspects.
    Nous verrons ici en quoi il est si difficile de connaître réellement quelqu’un, et ceci du début à la fin de la Recherche. Nous nous pencherons ensuite sur le moyen d’y parvenir – autant que faire se peut.

    Le personnage dont on peut affirmer sans crainte de se tromper qu’il est le personnage principal de la Recherche (en dehors du Narrateur) est Charles Swann – il est également le protagoniste d’ Un amour de Swann, auquel se réfère l’énoncé. Tombé amoureux de la demi-mondaine Odette de Crécy, Swann, simultanément, « tombe » en jalousie. Il soupçonne Odette de lui être infidèle, ne connaît pas grand-chose de son existence, ne parvient pas, en un mot, à étreindre sa vérité particulière. Elle lui échappe, elle qu’il n’a d’abord pas trouvée à son goût, qu’il a ensuite comparée à une œuvre d’art, elle qui lui disait au début de leur relation : « Je suis toujours libre, je le serai toujours pour vous » (Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1987 ; p.196), puis qui refusera de le recevoir. La jalousie de Swann le conduit à entreprendre une véritable quête intellectuelle de la vérité ; il analyse Odette, décrypte son comportement, ne parvenant au final qu’à bâtir une illusion, à rendre plus floue la vérité. Son imagination d’artiste raté fausse la réalité, et Swann échoue dans sa recherche de la véritable identité d’Odette.
    Il en va de même, mais des années plus tard, pour le Narrateur, amoureux d’Albertine, lui aussi jaloux et perdu face à ces « Albertines » successives, de la pétillante jeune fille en fleurs rencontrée au bord de la mer, à Balbec, à la disparue – la jeune femme enfuie, puis morte –, en passant par la prisonnière qu’il enferme chez lui à Paris, sans pour autant que rien ne se dévoile de son mystère. Au sujet de la femme que l’on aime, le Narrateur écrit : « Unique, croyons-nous, elle est innombrable » (Albertine disparue, p.85). Au sujet d’Albertine décédée : « Pour me consoler, ce n’est pas une, c’est d’innombrables Albertine que j’aurais dû oublier » (ibidem, p. 60).
    Ainsi, il est non seulement « presque impossible » de connaître quelqu’un, mais ceci a fortiori lorsque cette personne se trouve être l’objet aimé, tant il est vrai que l’on vit « dans l’ignorance parfaite de ce qu’on aime » (Le Côté de Guermantes, p. 392). Car pour Proust, l’amour ne va pas sans jalousie, qui elle-même n’est rien d’autre que l’une des « formes de l’imagination » (ibidem, p. 338), et ceux qu’on aime ne sont que « des fantômes, des êtres dont la réalité pour une bonne part [est] dans [notre] imagination », Swann et le Narrateur étant tout deux des « amateur[s] de fantômes » (Sodome et Gomorrhe, p. 401).

    d5dfad929c1dc2b03a2efb87ee1dfbec.jpgÀ la recherche du temps perdu, malgré son manque d’intrigue longtemps critiqué, n’en est pas moins un roman en mouvement, traversé d’un souffle qui ne s’épuise jamais, même passé les dernières lignes. Ce souffle, cette incroyable énergie, portée par les phrases si célèbres pour leur longueur, cette cohésion de toute l’œuvre est donnée par ce Temps qui, du titre au tout dernier mot du roman, soutient l’ensemble du texte, en constitue le socle. Face à ce temps, les personnages de la Recherche semblent ne rien pouvoir, sinon se laisser emporter. À plusieurs reprises, le Narrateur montre ces métamorphoses : « Les êtres ne cessent pas de changer de place par rapport à nous » (ibidem, p. 409), « Changement de perspective pour regarder les êtres (…) » (ibidem, p. 258), « Coup de barre et changement de direction dans les caractères » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs). Le Narrateur expérimente ceci lorsqu’il s’apprête, pour la deuxième fois, à embrasser Albertine : « (…) comme si, en accélérant prodigieusement la rapidité des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne (…), j’avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recréer expérimentalement le phénomène qui diversifie l’individualité d’un être (…) » (Le Côté de Guermantes, p. 354). Un début de réponse à la question : « comment connaître quelqu’un ? » s’offre au Narrateur : il faut avoir connu cette personne à différents moments de sa vie, et pouvoir se souvenir de ses personnalités successives.
    En somme, le Temps agit à la fois comme un modificateur des êtres, en ceci qu’il les transforme physiquement et mentalement, et comme un révélateur progressif, qui étale sur la durée la vérité d’un être et qu’il faudrait savoir lire – mais comment ?

    Prenons, pour illustrer l’effet du temps sur les personnages, l’exemple du Baron de Charlus. Lui aussi présent dans tout le roman de Proust, il passe successivement de l’état supposé (et qui s’avérera faux par la suite) d’amant d’Odette, dans Combray, à celui de mondain viril que les efféminés irritent dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs et Le Côté de Guermantes, pour qu’enfin soit dévoilé au lecteur, dans Sodome et Gomorrhe, son statut d’inverti, c’est-à-dire d’homosexuel. Les derniers volumes de la Recherche nous montrent sa déchéance, lui le tout-puissant, renvoyé du salon Verdurin ; lui l’homme fier et autoritaire, surpris par le Narrateur en pleine séance de sado-masochisme – enchaîné, humilié, déchu. Quelle est la vérité de cet homme ? Une juxtaposition de tous ceux qu’il aura été durant sa vie. Et ce qui permet de saisir l’ensemble de son être, c’est ce que découvre le Narrateur dans Le Temps retrouvé : la littérature.
    Le temps, on l’a vu, révèle, puis détruit. Du Swann de Combray, dont la présence certains soirs désespère le Narrateur enfant car elle annule le rituel vital du baiser maternel, du Swann amoureux, malade puis guéri, du Swann artiste raté, mais auquel s’identifie le Narrateur, trouvant qu’il est un « être si extraordinaire » (Du Côté de chez Swann, p. 406) car il est le père de Gilberte, du Swann, enfin, à la santé déclinante, que le Narrateur revoit alors que lui-même est devenu un habitué des salons mondains, de tous ces Swann, le Temps n’aura fait qu’une bouchée, le déposant, une fois mort, en équilibre précaire tout au bord du grand gouffre de l’oubli. La seule chose qui le retient d’y basculer, « c’est (…) que celui qu’[il devait] considérer comme un petit imbécile a fait de [lui] le héros d’un de ses romans » (La Prisonnière, p. 189). C’est un fait : si la littérature ne peut pas tout et n’est pas immortelle, elle dure cependant plus que les hommes. Proust nous apprend en outre qu’elle est capable de nouer les extrémités temporelles d’une personne, de ramasser, condenser les êtres pour en tirer leur substance. C’est le travail de l’écrivain, qui « pour chaque caractère en ferait apparaître les faces opposées pour montrer son volume » (Le Temps retrouvé, p. 337).
    Si Swann a échoué dans sa quête intellectuelle de la vérité d’Odette, et si, en tant qu’artiste, il n’a pas réussi à pousser son art assez loin pour en tirer quelque chose, c’est malgré tout par ce biais qu’il démasque Odette : par la musique de Vinteuil, cette sonate qui, s’il l’avait mieux écoutée plus tôt, lui aurait permis de comprendre, avant d’avoir à le subir, qu’aimer Odette lui causerait des souffrances intolérables.
    Le Narrateur dépasse le modèle de ce Swann qu’il a si longtemps admiré, et devient lui-même créateur – comme l’insomniaque qui, fatigué de passer sa nuit à lire les livres des autres, se met à son tour à la rédaction de son œuvre. Et l’être que la littérature lui permet de connaître au plus proche, c’est lui-même. À travers les années, ses « moi » se succèdent, et il les observe un par un. Il comprend cependant qu’ « à n’importe quel moment que nous la considérions, notre âme totale n’a qu’une valeur presque fictive (…) » (Sodome et Gomorrhe, p. 153), et que son être réel, ce qu’il est, n’apparaît « que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps » (Le Temps retrouvé, p. 178). Ainsi, malgré les « intermittences du cœur » – ces sursauts de l’être en métamorphose constante –, les différentes couches qui s’empilent pour former une personne laissent une trace dans sa mémoire, et il est possible de se retrouver, lors d’un de ces sursauts, projeté en arrière dans le temps, dans la peau de cet autre soi que nous étions alors, et d’ainsi se connaître.

    a670ec624bf9d1ef93bf8b714e18fadf.jpgSi Proust, avant d’écrire la Recherche, a longuement hésité sur la forme à adopter, son projet est sans contexte profondément littéraire. Quoi de plus romanesque que ce roman sur la naissance d’un roman ? Cette œuvre titanesque foisonne de thèmes, de lieux, fait passer son lecteur par toutes sortes d’états (enthousiasme initial, perplexité, découragement, fébrilité, exultation…), mais a ses priorités, énoncées tout à la fin du texte (et de cette façon mises en évidence) : les êtres. « Aussi (…) ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace (…) » (Le Temps retrouvé, p. 353).
    L’homme est soumis à sa condition, courbé sous la force du Temps. La littérature est là pour le redresser, lui rendre sa dignité et sa grandeur – même si, pour que cela se fasse, il faut décrire tous ses aspects, des plus nobles aux plus triviaux. Là où la vie vécue échoue à rendre possible la connaissance des autres et de soi-même, la littérature y parvient, condensant dans ses mots, immortalisant et fixant, comme sur une pellicule photographique, les êtres dans leur essence – les êtres que nous sommes tous, constitués de rien d’autre, finalement, que de quelques couches de temps qu’effacera l’oubli post-mortem.

    Ce texte constitue la dissertation de bac de Bruno Pellegrino, 18 ans, collaborateur remarqué du Passe-Muraille. Bruno a obtenu le Prix Latourette pour cette composition et son texte sera publié dans le quotidien 24Heures le samedi 7 juillet, avec un portrait-rencontre signé Joëlle Fabre.