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poésie - Page 4

  • Ghérasim Luca in vivo

    1546397806.jpgFigure mythique de la poésie surréaliste, Ghérasim Luca (né en 1913 à Bucarest, il se jeta dans la Seine en 1994, comme son ami Paul Celan) a fasciné plusieurs générations et fut déclaré  le « plus grand poète français vivant » par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Personnage des extrêmes, comme le fut un Artaud, il incarnait la passion et le désespoir jusqu’au tréfonds de son verbe à la fois organique, viscéral et éruptif, jouant sans cesse sur l’hésitation et la répétition, comme par tâtonnement à l’aveugle, entre délire apparent et folle obstination à dire, à dégager ce qui veut et ne veut se dire, à exprimer « en deça de ceci/et au-delà de cela/ hors hors de moi »…

    Célèbre par ses « performances » autant que par la constellation de ses recueils, Ghérasim Luca est à entendre autant qu’à lire, à voir autant qu’à entendre, et c’est l’intérêt majeur de ce nouveau DVD d’une heure reprenant le récital d’Océaniques, daté de 1988 et réalisé par Raoul Sangla.

    Document audio-visuel fascinant (que l’éditeur aurait pu compléter cependant par une notice biographique à l’usage des non-initiés), l’objet est du moins rendu plus accessible par l’adjonction, en livret, de tous les textes « vécus », jusqu’à la transe, par le poète.

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    Ghérasim Luca, Comment s’en sortir sans sortir. DVD. José Corti et Héros-Limite. Dist. Volumen.

  • Next stop Paradise

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    Du mode de locomotion le mieux approprié à l’accomplissement d’un symbolique dernier voyage. Des images longtemps enfouies qui resurgissent à la faveur de cet étrange périple au bord du ciel.

    Le paradis ce serait: le paradis ce sera de rouler en Grosschen jusqu’au Vieux Quartier, en Grosschen ou en Minimax à l’abri des blindages, en Minimax ou, si tout est détruit, par la ligne souterraine du Littlebig.
    Je dis Grosschen parce que je suis de nature optimiste. Optimiste mais non écervelé ou inconséquent. Je dirai plutôt: optimiste malgré tout. Capable tout à fait de me représenter le pire, et par exemple la destruction complète de tout ce qui fut, avec la conviction cependant qu’une certaine partie du Vieux Quartier sera toujours debout et la cathédrale, la cathédrale et le jardin aux volières.
    La Grosschen serait idéale pour accomplir vite ce très long voyage, et d’abord pour la beauté du geste. La Grosschen bat en effet tous les records de ce point de vue.
    56203161.jpgVoir l’immense piécette à nacelles rouler, au déclin du jour, sur une autoroute déserte ou dans une forêt à l’heure du silence, est un enchantement. Lorsqu’elle est immobile, la Grosschen évoque, à l’évidence, la Grande Roue du Prater de Vienne, mais on comprend, au moindre mouvement, qu’elle est incomparable, surtout du fait de ses possibilités infinies de remodulation, non seulement mécanique mais cinesthésique, et cela compte pour le fidèle disciple de Baudelaire que je suis.
    Je m’explique en deux mots: il n’y a qu’à bord de la Grosschen qu’on puisse entendre si distinctement la couleur précise de tel parfum ou détailler telle gamme de goûts à l’oeil nu.
    Contrairement au Minimax, blindé et bruyant, ou au Littlebig sujet à pannes souterraines, la Grosschen marque le top du génie humain qui associe l’archaïque roue de moulin, le cerceau de nos enfances et l’accélérateur de particules dernier modèle.
    Or tel est mon voeu Monsieur Dieu: qu’au moment où, la Grosschen me transporte au Vieux Quartier et que Vous me laissiez prolonger d’une vie ou deux, le temps au moins d’écouter une fois encore la Black and tan fantasy auprès des quelques vrais amis en compagnie desquels le temps n’a jamais existé.
    Par avance je me réjouis de ce voyage immobile où tout me sera rendu comme à l’enfant derviche que le Barbare décapite. Tout me sera rendu parce que tout me sera dû à ce moment-là, je n’aurai pas de compte à rendre, Monsieur Dieu connaît ce langage: je n’aurai pas besoin de Lui faire un dessin.
    1354432552.JPGC’est aussi bien par pur désir que je crayonne à présent ce portrait de mon amour à la nacelle. Combien d’ici je nous vois, mon amour et moi, prendre place à bord de la Grosschen. Jamais mon amour ne m’accompagnait au Luna Park, mais cette fois ce sera cette fois ou jamais, et c’est depuis le premier jour qu’il n’y a plus de jamais entre nous.
    A bord de la Grosschen nous rassemblerons, dans le désordre, tous les fragments de l’Imago. Il me suffira de penser ceci et ceci sera, de désirer cela et cela sera. J’inscrirai le mot Donau dans la case de sélection sensible du computeur de bord et tout aussitôt je me retrouverai dans les gazons exquis de l’enfant Danube où nous plongions nos corps de garçons élastiques, l’été de nos quatorze ans, ignorants du dernier coup de flingue du vieil ado désespéré, ce 2 juillet 1961 devenu jour de la saint Hemingway - mais je racontais à Thomas ses chasses et ses corridas tandis qu’il tirait sur sa Chesterfield d’un air de corsaire -, la Grosschen fera son effet quand elle s’immobilisera dans le chemin privé de la typique villa de notable du Doktor sûrement enterré, et je tâcherai de reconnaître mon bel ami sous les traits du nouveau Doc à l’americaine, yes it’s me, do you remember nos bains de minuit dans le lac de Constance ? et son odeur de gosse de riche n’aura pas changé qui sonne toujours comme du Telemann dans la salle de bain matinale où nous comparons nos dotations, Kölnwasser 4711, belle prestance et cette autorité transmise du chamane de province, mais la Grosschen ne pourra s’attarder, juste une dernière sèche comme lorsque nous nous planquions dans les trouées de sangliers, tschuss Tom, see you, et ce sera reparti pour le paradis.

    L’agrément de la Grosschen tient à sa double maîtrise des phénomènes ondulatoires et corpusculaires. Un rêveur jeté dans l’espace sur son rocking chair tournant, qui prend connaissance dans un journal des dernières nouvelles du siècle tout en écoutant l’Andante du Quintette à cordes en ut majeur de Schubert peut figurer, dans sa double relation à l’espace (cherra-t-il, cherra-t-il pas ?) et au temps (fonce-t-il amont ou aval ?), la situation du voyageur en Grosschen et son aperception nouvelle des deux infinis.
    De là-haut nous découvrons l’océan de notre mémoire, et dans la botte d’icelui: l’aiguille trotteuse de notre première montre d’enfant.
    Je me souviens pour ma part que ma première montre n’avait que des chiffres peints et se mangeait, fourrée de chocolat noisette. C’est pourquoi j’aime tant voir passer les cargos de cacao dans mes rêveries antillaises, et que me trouble la nature double de l’oeil de l’écureuil.
    Nous avons détesté, mon amour et moi, la pléthore des écureuils du Schubertpark de Vienne, mais combien de documents photographiques attestent l’intensité paisible des heures que nous avons passées là-bas à nous couler l’un dans l’autre, là-bas et dans la chambre du grand bouleau.
    Monsieur Dieu comprend cela, qui nous entendait remuer dans le berceau de feuilles, accoudé mine de rien à son bar à liqueurs, Monsieur Dieu ressentait pleinement la félicité de ces deux corps se buvant l’un l’autre à lentes lèvres dans la pénombre ocellée de la chambre de bois comme suspendue dans la maison de feuilles, et pour Lui rendre justice je le dis: Monsieur Dieu se sentait, aux moments d’effusion, comme le pur lapin de lune quand il bondit sur le ventre du nouveau pubère visité par la sirène, premier coup de queue et quelle surprise si Madame Mère levait le drap, mais maintenant, mon amour et moi, tout se fond dans le goût d’un mot soupiré que Monsieur Dieu fait semblant de ne pas entendre, le sachant notre secret.
    Je fais confiance au Grand Mécanicien capable de concevoir une merveille de la catégorie de la Grosschen. C’est à la fois le Leonardo de l’Homérie et le Niels Bohr des algorythmes polyphoniques, mais rien dans les mains rien dans les poches, et quelle ingénuité malgré son grand savoir, quelle ingénuité dans la conception du moindre détail combinant l’utile et l’agréable de la Grosschen. On ne va pas en faire le catalogue, mais quelles trouvailles que l’allume-cigare à carillon tibétain ou que l’éventail à confettis. Combien tout cela me rappelle la fête du Bois de nos enfances...
    Ensuite que roulant donc vers le Vieux Quartier, se développe en effet une autre analogie visuelle qui me remplit de la musique des voltigeurs, et c’est alors l’ivresse de la fête des enfants qui me comble, et mon amour.
    Elle s’y revoit comme de cette après-midi: elle a sa jolie robe blanche à rubans. Moi j’ai l’air toujours un peu patate de l’enfant timide, mais je suis fier de ma casquette de pirate et je m’inscris à la poste américaine en tâchant de ne pas me faire voir de l’instite qui décrie ce marché d’amour.
    Tu paies un franc, le type aux casiers te donne un numéro que tu épingles visiblement sur ta personne, ensuite de quoi tu pars à la chasse à la femme de ta vie. Tu repaies un franc si tu en repères une pour lui laisser un billet doux que le type glisse dans le casier au numéro de l’élue, et tu attends de voir si ça mord en regardant les voltigeurs dans le méli-mélo de toutes les musiques.
    De la poste américaine ne me reste que le goût doux-amer des premières petites défaites, car il va de soi que celle qui m’attire se gêne autant que moi, ou que j’en invite deux à la fois par distraction, qui ne voient pas que je les observe de derrière le stand d’un marchand de gaufres avant que de me refondre dans la foule, mais le temps que j’attends me remplit de musiques, et c’est cela aussi que par avance je remercie Monsieur Dieu de me permettre d’écouter avec elle dans le mouvement berçant de la Grosschen en route pour le Vieux Quartier.
    Et là je retrouve tout comme c’était: j’ai repéré de loin le beffroi de la cathédrale et les apôtres aux couleurs passées; une arête du contrefort de la colline a résisté à la tempête de temps en sorte que toutes les hautes étroites vieilles bâtisses médiévales de nos vingt ans continuent de défier le vide; et là-bas je distingue les silhouettes pensives de mes amis dans le jardin aux volières.
    Ce serait, ce sera cela le paradis: l’anneau qui nous unit facilitera tout déplacement dans les dimensions aléatoires et nous épargnera le ricanement du Mauvais et de ses légions mortifères.
    Je ne me demande pas ce que nous faisons là. Il n’y a plus de pourquoi qui tienne. On a compris que le Vieux Quartier figurait le haut lieu de nos premières amours et de nos vingt ans ingénus et bêtes, mais il y a tellement plus encore dans ces murs décatis et ces velours, ces arches et ces escaliers, ces passerelles, ces latrines en plein ciel, ces alcôves, ces terrasses étagées dans le chèvrefeuille, ces chambres proches où l’on s’est aimés, et tout nous est rendu jusqu’à l’instant dernier où l’on se rappellera que c’est là que tout a commencé, mon amour, quelque part dans quelque bar.
    Le paradis c’est que c’était un village. Le paradis c’est que c’était un jardin. Du haut de leur ciel peint les anges enviaient nos peines de coeur et notre lancinant mal de vivre, ou nos corps tendres, nos tendres âmes.
    Il n’est point besoin de descendre de la Grosschen pour y goûter encore: tout nous est rendu dans l’instant, tous les rôles et chaque voix appropriée.
    2007653948.jpgLe paradis c’était ta voix sous les draps étoilés par nos ébats, mon amour de ce moment-là, tandis que sonnait le marteau du rétameur au chant de baryton léger, dans la cour d’à côté, le paradis c’était de s’aimer au milieu de tout ça.
    Il y a cent personnages aux fenêtres du Vieux Quartier l’instant suivant le coup de feu signifiant que l’étudiant désespéré s’est fait sauter la tête au numéro treize, puis on en parle dans les cafés, puis on repeint les murs ensanglantés, puis c’est l’hiver, on gèle, puis le printemps revient et c’est l’été où des jeunes gens tout nus dévalent l’escalier pour en faire voir au bourgeois.
    Le paradis c’était notre bohème au Vieux Quartier, me dis-je en actionnant les leviers de la Grosschen et voici que, levée toute mélancolie, la roue se remet à tourner.
    Alors, et peut-être pour toujours, avec mon amour, nous nous laissons emmener.
    Monsieur Dieu, laissons-lui ça, est un machiniste stylé. Il n’y a plus de temps maintenant. Tout nous a été rendu et nous nous dirigeons vers la mer.
    Nous y arriverons ce soir, sûrement à l’instant du rayon vert. Nous nous trouverons, même si c’est tard, un petit hôtel pas cher comme nous les aimions bien. La nuit venue nous nous attarderons dans la véranda pour écouter l’océan. Mais cela encore d’important mon amour: ne pas oublier d’envoyer une carte aux enfants.

  • Magiciens de l'écart

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    Rose-Marie Pagnard et Jean-Marc Lovay déploient, aux marges du fantastique et de l’art brut, des univers dont la logique délirante rejoint nos sources populaires.

    littérature,poésie
    Depuis qu’il a commencé de rêver éveillé plume en main, en rédigeant d’abord une Epître aux Martiens entre deux joints et trois virées, qui lui valut illico le prix Georges-Nicole à vingt ans mais ne fut publié qu’en 2004,  Jean-Marc Lovay n’a cessé de refaire le monde à sa façon, en défaisant de plus en plus celui qui nous impose ses lois pour imposer celles de ses imaginations et de sa langue, celle-ci et celles-là s’engendrant mutuellement.

    Dans Les régions céréalières (Gallimard, 1977), de façon plus ample et plus construite qu’en son anarchisante épître initiatique nourrie de contre-culture d’époque, Lovay développa une fresque aux allures d’allégorie poético-politique rappelant les fables de Kafka et préfigurant celles d’Antoine Volodine, sans la profondeur de celui-là ni le discours critique de celui-ci, mais au fil d’une anti-logique personnelle qui allait, du Convoi du colonel Fürst à Asile d’Azur, entre dix autre titres, se délester de plus en plus des liaisons intelligibles, au profit des images proliférantes et des rythmes, des sonorités, des moulures et des tournures d’une écriture à la fois musicale et picturale, dont les mots évoquent plus qu’ils ne signifient. Poète plus que romancier, Lovay anime ses personnages comme le ferait un manipulateur malicieux de marionnettes oniriques; il y a chez lui d’un rejeton alpestre de  Michaux ou de Roussel; d’un orphelin de Rousseau largué au bord d’une autoroute, soignant sa mélancolie avec le vieux fonds d’humour et de sens esthétique des sculpteurs sur bois du Lötschental ou des découpeurs de frises en papier du pays d’En-Haut.

    littérature,poésie

     

    Réverbération serait alors ce balbutiement facétieusement  vengeur d’un illuminé écolo-bricolo de souche plus helvète qu’on ne croirait, enfui de toutes les églises dans sa chapelle de chaman des hauts gazons.

    La filiation romantique

    1207615992.JPGUn vénérable critique prétendait que l’essentiel de la littérature romande sortait de la cinquième des Rêveries du promeneur solitaire  de Rousseau, mais beaucoup de nos écrivains ont également bu aux sources du romantisme allemand et de la tradition des contes, comme l’illustre à merveille l’œuvre de la Jurassienne Rose-Marie Pagnard, par ailleurs férue de magies nordiques.  

    La fascination qui se dégage de son dernier roman, Le conservatoire d’amour, tient d’ailleurs beaucoup au climat retrouvé des contes de notre enfance, avec le mélange de charme et de cruauté, de détails hyperréalistes et de glissements incessants du concret à l’abstrait ou de la poésie à l’effroi, de l’évanescent au trivial, du cocon familial à la scène de crime. La baguette magique de sa plume autorise la romancière à faire un château d’une maison en préfabriqué et de mêler, avec un humour cerné d’à-pics, les éléments apparemment abracadabrants, mais agencés dans une marqueterie narrative surfine, d’un roman initiatique à dormir debout, les yeux grands ouverts. Comment concilier la gestion d’une fabrique de lits (ressource ès Finance de la famille Gesualdo-Von Bock) et l’amour de la musique ?  La question se pose pour Gretel et Gretchen, jeunes filles-enfants choisissant d’enfreindre l’interdit paternel de s’inscrire au Conservatoire, qu’elles rejoignent après avoir fugué et où elles subiront diverses épreuves rappelant là encore les contes cryptés qui passionnent les émules du Dr Freud. Les sentiers du désir y recoupent à tout moment ceux des tabous du sexe et des sortilèges de la passion, où s’affrontent anges et démons sans qu’on sache toujours qui est qui, tel Hänsel oscillant entre l’objet d’amour incestueux et le rejeton d’un secret de famille. D’une écriture ensorcelante, les pages de Rose-Marie Pagnard ont un arrière-goût de pain d’épice peut-être dangereux pour la santé mentale des nains de jardin, mais leur étrange beauté rejoint celle de L’Institut Benjamenta de Robert Walser, sous le signe de la poésie et de l’exorcisme artiste.

    Jean-Marc Lovay, Réverbération. Zoé, 267p.

    Rose-Marie Pagnard, Le conservatoire d’amour. Le Rocher,  269p.     

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    Une autre Suisse

    La Suisse propre sur elle et bien ordonnée, terrienne d’origine et pragmatique de tradition, s’est toujours méfiée des artistes et des écrivains, ces « originaux ». Deux grands créateurs du XXe siècle, l’écrivain Robert Walser et le peintre Louis Soutter, ont pourtant marqué la littérature européenne et les arts plastiques de leurs traces à la fois hagardes et géniales, hors de tout académisme et à l’écart des modes - tous deux à la frontière de la norme sociale et de l’équilibre psychique. Or qu’ont-ils en commun et qu’ont-ils à nous dire ? Peut-être ce qu’on pourrait dire le Waldgang, ce chemin en forêt qui trace un réseau de sentiers entre passé et présent, villes et campagnes de cette Europe miniature que figure la Suisse. Des Grisons de Fleur Jaeggy au Jura de Zouc, ou du labyrinthe halluciné de Wölffli aux rhapsodies verbales de Peter Weber, une autre Suisse, tellurique et ingénue, sauvage et prodigue de poésie obscure ou fulgurante, ouvre des échappées à ce que Dürrenmatt disait, non sans provocation,  notre  prison sans barreaux…    

     

  • Du feu pascal

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    A La Désirade, ce vendredi saint, 2008.

    Il a fait tout le jour une tempête blanche qui nous a noyés dans un océan de neige tourbillonnante dont les vagues, portées par les vents déchaînés de nulle part et de partout, battaient les murs de La Désirade, et je me suis rappelé la scène hallucinante du naufrage, dans L’Homme qui rit de Victor Hugo, durant laquelle un bateau s’enfonce lentement dans la mer étale, après le déchaînement des éléments, dans le blanc silence immense duquel monte la litanie crescendo de la prière des naufragés.
    En contraste absolu, je reçois à l’instant, cet écho à mon évocation de la mer à l’ouest d’Ouessant, de la  peinture de notre amie Frédérique, qu’elle a brossée aujourd’hui et qui me rappelle que c’est à minuit prochain que, dans l’eau de la nuit, brûlera le feu pascal. Bonnes Pâques à tous, créants et mécréants...

    Frédérique Kirsch-Noir : Les naufrageurs, 2008.

  • Romans-photos

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    Pour A.

    Le garçon et la fille, d’abord de loin, puis de plus près, à quatorze ans, se reluquent. Des millions de garçons, de par les continents, et des billions de filles, par-dessus les haies ou à travers les ombres orangées des flamboyants, se reluquent et pouffent crânement, en douce ou en force, avec ou sans les mains.
    Or Eva, je l’avais remarqué, m’avait remarqué. Eva la ragazzina du luthier. L’Italie en petite beauté à coiffure dite en choucroute, tout à fait la Farah du roi de Perse, format réduit. Donc Eva, jolie, m’avait, une première fois, souri. J’avais rosi, puis je m’étais repris : un soleil extravagant se leva sur mon désert de célibataire. J’aimais. C’étais sûr : j’aimais et j’étais aimé. De toute évidence Eva était la femme de ma vie. Mon Ava Gardner à moi. Ma Dulcinée. Ma muse. A la première occasion nous ferions l’expérience du baiser à l’américaine, dit de la langue fourrée, que mon frère aîné m’avait décrit comme le summum des délices. Mais avant cette extrémité je lui écrirais : c’était décidé.
    Ainsi rédigeais-je mes premières lettere di fuoco, lettres de feu, que le père d’Eva, les ayant interceptées, qualifia bien plutôt de pezzi di pazzo, morceaux de fou, me convoquant alors dans son atelier pour m’expliquer tra ragazzi, entre garçons, selon son expression, que la jeune Eva ne pouvait qu’être troublée, voire choquée par mes propos de fieffé Casanova.
    Et le père Giuseppe, me désignant du regard la photo de son Angelina trop tôt disparue, de me confier alors que c’était dal modo romantico, par la voie romantique, que je pourrais seulement accéder au jardin secret d’Eva, non pas demain ni après-demain mais dans un lustre ou deux, si tant est que je le mérite en toute décence et persévérance ; et de me conseiller, dans la foulée, d’offrir quelque fleur ou quelque fumetto à ma bien-aimée dont la consommation de romans-photos grevait en effet, quelque peu, son modeste budget d’artisan indépendant.

    Nos premières approches mutuelles se poursuivent, alors, au bord de la rivière aux écrevisses où, nantis de quelques provisions de bouche, de limonade et de fumetti, nous nous faisons alternativement la lecture de ceux-ci. Francesca est fille de garagiste à Rimini et voici que, du côté de Rivabella, elle avise un jeune homme aux lunettes fumées, dans une Alfa rouge stationnée devant un cinéma, en lequel elle reconnaît le fils du chanteur Gianciotto, le beau Paolo. Or Francesca, malgré son modeste état, possède une voix de rossignol et rêve d’enregistrer sa propre version de Tintarella di Luna, qu’aussitôt Eva se met à fredonner tout en se désolant de ce que la suite ne puisse se découvrir que dans le prochain numéro.
    Or vois-je en elle une Francesca possible ? me demande Eva tout inquiète. Et pourquoi pas ? lui lancé-je. Mais comment elle, Eva, pourrait-elle me confondre, moi l’empoté farouche à la voix d’ange déchu et aux cheveux en bouillon de boucles, avec le fringant Malatesta à la lisse chevelure de tombeur de Cinecittà. Ah mais l’amour… objecte Eva en gloussant adorablement tandis que je me rapproche d’elle sans la choquer du tout à ce qu’il semble, ni sans savoir diable quoi faire, tandis que le fils du garagiste du quartier, le beau Fabio, te l’aurait déjà emballée vite fait.

    Les difficultés qui s’annonçent cependant, selon toute probabilité, entre la fille du mécano et le beau Paolo se répètent d’ailleurs à foison autour de nous où les Roméo et les Juliette essaiment de quartiers en quartiers, de villes en villes et partout où il y a, dans le monde si mal fait, des filles riches à gerber et des garçons fauchés, un Marco fils d’ingénieur et fou de jazz et une Candida divorcée faisant horreur à sa mère, une Mado coiffeuse dont le père regimbe à la laisser répondre aux avances d’un Créole aux airs louches, nos grandes sœurs séduites puis arrachées à une kyrielle de jeunes premiers de partout par des mères jalouses qui ne songent qu’aux partis sûrs de futurs employés bien peignés et payés, et pour ma part, avant même que d’avoir pu la bécoter d’un peu près voici que ma petite Indienne, mon Eva, m’est enlevée par le beau Fabio dont le teint bistre et les cheveux de jais font un Paolo bien plus digne de sa Francesca que je ne l’eusse jamais été, Eva s’est évanouie dans le paysage sans que je l’aie même pelotée au Colisée où nous avons vu ensemble La loi du Seigneur, on aurait vu Fabio en plein exercice de langue fourrée au coin du bois du Pendu, m’ont rapporté ces demoiselles faussement navrées alors que je me trouve, loin de ces conciliabules d’amour, tant occupé d’aimer partout et plus que partout, encore, dans le creuset universel de mon labo perso.
    L’âge bête ne nous touche à vrai dire, nous les flopées d’adolescents travaillés par l’acné ou le désir enfin, si l’on est fille, de voir enfin ce truc dressé comme un palmier pelé, que par accès, certes ardents, mais qu’un grand élan de printemps russe balaie et toute molle rêverie dans la foulée, alors que c’est en dansant qu’on jouit surtout à cet âge d’avant l’âge de l’amour couché, à la surprise-partie qu’il ne faut pas manquer sous peine d’être raillé.

    Deux fois sept ans est la belle âge chastement sensuelle : on est de vrais sauvages, les gars et les gretchen, à quatorze ans et quart, on est Stones ou Donkey Monkey et ça turelure et tourloupe dans les abris antiatomiques des maisons quiètes; en principe on ne touche ni ne couche mais dès qu’au rock succède le slow ou le tango les filles s’inquiètent, ravies, de ce poteau qu’elles s’efforcent vainement d’ignorer, et les mains des garçons s’égarent, avant que ne reprenne la vraie danse de la pluie et du jeune temps.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

  • Soleil des adolescences

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    Ma voix d’ange a rejoint celle de Pilou. Parfois je me dis que je suis, en la perdant, mort un peu, et donc plus proche de Pilou, mais qu’en sais-je ? D’ailleurs Pilou est-il si mort que ça puisqu’il vit en moi alors qu’Eva a effacé mon nom, moi vivant, de son petit agenda de future Miss Carambar ?

    Or un autre personnage, dans ces mêmes années, une espèce de rebut angélique lui aussi mais de la tribu maudite entre dans ma vie en la personne chiffonnée de notre petit voisin Céleste que sa mère frappe, qui l’a rejeté d’avant sa naissance, de son vrai nom Célestin au regard fuyant et au museau de fouine, toujours un peu gluant et dégoûtant, que son père méprise lui aussi et qui me regarde lire à distance, de la clôture du jardin des siens, et qui voudrait que je le regarde moi aussi, l’immobile crétin.

    Mais que se figure donc ce raton ? me dis-je tandis que je vole de par les airs sur les ailes du bouquin des bouquins que représente cet après-midi Vol à voile de Cendrars, que ne me fout-il la paix alors que le vent me porte tellement au-dessus de sa vie de résidu ? Et vais-je supporter longtemps ce regard appuyé de rogaton ? Qu’espère ce hère ? Ne voit-il pas que j’embrasse déjà le monde et que l’univers stellaire ne peut se soucier encore de sa destinée de mol étron binoclard – car Célestin, outre ses misères accumulées, est le plus miraud des chiards du quartier.

    N’empêche, et ce matin comme tous les jours que Dieu fait depuis celui qu’il a choisi pour se jeter sous le train, Célestin me regarde muettement et me juge et me jauge, Céleste me suit partout où je vais, le petit conard besiclard glisse sa main morveuse dans la mienne et s’interpose - tous les matins j’ai droit à ce regard de chiard qui ne me lâchera pas sans que je lui murmure un petit bonjour, lapin .

    De fait Célestin, quatre ans avant sa décision, martyr imbuvable de treize ans, d’un an donc mon puîné et sans un poil au triangle vif de son menton, a l’air d’une sorte de lièvre hirsute aux oreilles écartées et aux mouvements inattendus, soudains, sauvages, émouvants, comme si tout son être visible, gracile, fragile et vaguement débile appelât quiconque à le prendre dans ses bras pour le briser enfin complètement ou le couvrir au contraire de doux baisers.

    Mais qui serait gentil, dans le quartier, pour le fils chapardeur et menteur des Saurer, puisque aussi bien l’on sait que le vilain Célestin de c’te traînée de Marjorie, selon l’expression du père Maillefer, a chouravé du sucre d’orge à l’épicerie et qu’il ment comme il ment ?

    Mille millions de Céleste et de Camila  me regardent ce matin griffonner à tâtons ces mots sans suite, alors que la rage de mes quatorze ans, à lire Vipère au poing, me revient, à moi qui ai toujours refusé de jouer au jeu de la Gifle consistant, pour les chiards du quartier, à boucler Célestin dans un cercle de mains dont chacune le giflera, mais gentiment, doucement, tout en le poussant et le rejetant, se le poussant entre gars et se le repoussant jusqu’à le castagner vraiment…

    Qui étions-nous du vivant de Pilou et de Célestin, et quelle prière de l’Augustine lavera les chiards du quartier de leur péché mortel au Jardin du souvenir où les cendres de mon frère ont rejoint celles de Célestin ?

    Mon tendre amour de petit chien. L’affreux regard du couple empoisonné par ce cadeau de ce con de Dieu. Chierie de s’occuper de cela dont tous se plaignent et qui, ça ne fait pas un pli, se camera vers quinze ans. Et les pieds plats du quartier de rabâcher l’amer constat qu’on récolte ce qu’on sème et patata de patates.

    Mais un jour, avec lui, Céleste et quelques sirènes, quelques ondins du quartier, aux bains publics, l’été, bien dans nos corps et nos cœurs, nous l’aurons pris avec nous, notre Célestin, juste une après-midi, avant que je ne le reçoive parfois en consultations personnelles dans mon cabinet de curiosités où ses yeux s’ouvriront tout grand au grand cycle de l’Univers créé.

    Cette après-midi nous aurons plongé, nagé, voyant d’abord Céleste en vilain caleçon et lunettes grelotter sur le ponton, puis je l’aurai défié, je l’aurai rejoint et pris par les nageoires, gigotant et protestant qu’il crawle moins bien qu’une soupière, et nos filles l’encadrent maintenant et le soutiennent, descendant un échelon après l’autre, et bientôt nous formons un cercle mais non pour le gifler et le violenter : bien plutôt pour lui montrer et lui démontrer chaque geste de la brasse croupion en profitant de l’asticoter et de le peloter, et voici que le caneton hideux canote à gestes saccadés, l’air effrayé puis heureux, radieux, de moins en moins affolé, me vrillant des clins d’yeux de reconnaissance éperdue, s’accrochant d’abord aux garçons puis aux filles, et tous de faire une espèce de ronde au soleil de nos adolescences.

    (Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)

    Image: gouache de Friedrich Dürrenmatt

     

  • Les robes de l’âge

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    Grâce de La garde-robe d’Idelette de Bure Les compères Proust et Mallarmé eussent raffolé, sans doute, du petit livre de grand style qu’Idelette de Bure vient de publier à la seule gloire de ses parures et tournures, n’y faisant en effet que détailler ses toilettes d’un âge à l’autre, jusqu’à ces derniers mots admirables : « Une légère lumière fait chatoyer ma nuque douce, mes cheveux blancs lovés en chignon.

    Mais je ne vous fais plus face. Se peut-il qu’une petite honte m’envahisse ? Est-ce la petite tristesse des adieux ?

    Soyez indulgents envers l’éplorée.Ses pas sont dorénavant cassés et son jeu est gelé. Il n’y a plus de parures neuves pour la réchauffer. Voici son corps qui dit : Oh ? C’est fini ».

    Je pensais, toute proportion gardée évidemment, à la dernière déploration délicatement désespérée de La mort de Didon de Purcell en lisant ces derniers mots, dont la limpidité carnée se délivre de sa dernière bure pour diffondre la pure nonne sans tonsure dans l’ultime soie couvrant de son linceul sa nudité habillée pour l’éternité...Or c’est en gloire juvénile que ce chant gracieux s’amorce, dans une couleur qui est celle-là même de la fille de Gaïa : « De toutes les parures que nous avons portées, celle qui me fut la plus proche était couleur de terre. Une soie de Sienne froissée, coupée de biais : une jupoe au sol, un caraco croisé aux manches très amples. Autant que je m’en souvienne, une sorte de carapace japonaise, comme des ailes de steppe revêtues par une nonne de Gobi ». Et deux pages plus loin cette précision sur l’âge :

    « En vérité, cette soie couleur de Sienne était des langes exquis épousant mon corps petit, le berçant, le secourant. Je devais grandir, émerger de cette chrysalide orange, me dépouiller des ses luisances, de ses froissures. Ce fut ma parure préférée, dont trop vite je me défis. Vieillir, il fallait. Non plus la fée fauve ». Très Mallarmé comme on voit, genre divagation en surface profonde et verbe sculpté dans l’ambre à moires, très Proust aussi avec ses « phrases de taffetas » jamais trop évaporées ou précieuses pour autant, dans le ton mélancolique et tendre du Temps retrouvé.

    Idelette de Bure. La garde-robe ou les phrases de taffetas. Arléa, 87p.

  • Bukowski ou la grâce du dégueulasse

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    Retour sur la bio d’un affreux, sale et méchant poète, entre autres éclairages latéraux... 

    Son père était un sale type borné qui le battait, sa mère une méchante garce, ses jeunes années furent empoisonnées par la purulence de l’acné le complexant et l’isolant comme un paria : bref c’est sous les pires auspices que Charles Bukowski (1920-1994) fit ses débuts dans une vie où il ne cessa d’accumuler « un gros lot d’emmerdes », incessamment aggravé par un caractère de sanglier et une sorte de pureté dans la déchéance qui le fit toujours se comporter plus mal qu’on ne s’y attendait, même s’il ne viola pas tout à fait Catherine Paysan sur le plateau de Bernard Pivot ni ne chia vraiment dans les lieux branchés ou snobs qui s’ouvraient à lui. Or cet affreux personnage que l’alcool rendait encore plus méchant et sale qu’au naturel, était également une espèce d’écrivain et une sorte de poète, un écrivain « culte » comme on dit et un poète que d’aucuns dirent aussi important que William Blake, ce qui est aussi exagéré que faux. Mais le réduire à une nullité surfaite serait également injuste. Abstraction faite du mythe vivant et des séquelles de l’iconolâtrie d’époque, Charles Bulowski, dans la lignée de John Fante dont la découverte lui révéla les virtualités d’une poésie de la gadoue et du « vrai », a bel et bien laissé une œuvre, et considérable quoique inégale, dont la large partie autobiographique (mais aussi transposée que chez Céline, en nettement moins tenu quant à la musique et à l’inventivité verbale), autant que les nouvelles parfois étincelantes (disons une vingtaine de vrais joyaux dans un amoncèlement de choses excellentes ou de tout-venant vite fait sur le gaz) et les poèmes de plus en plus abondants, véritable ruissellement sur la fin, méritent plus qu’un regard condescendant ou qu'un engouement écervelé.
    Etait-il, pour autant, indispensable de consacrer 386 pages à cette « vie de fou », qui confirme absolument la rumeur selon laquelle le vieux dégueulasse l’était plus encore qu’il ne l’a dit lui-même ? A vrai dire le ton et la façon de cette chronique signée Howard Sounes plaident pour les grandes largeurs de ce récit plongeant immédiatement le lecteur dans le vif du sujet avec le récit d’une lecture publique, datant de 1972, au début de sa gloire dans l’underground californien, qui finit en imprécations et en injures comme à peu près toutes les interventions publiques de l’énergumène.
    Retraçant ensuite les tenants et l’évolution de cette vie longtemps mal barrée, l’auteur brosse son portrait en mouvement sur fond d’Amérique des marges, avant d’illustrer les accointances du poète « maudit » avec l’univers doré sur tranche de Hollywood (qu’il a lui-même décrit dans le récit éponyme), notamment dans ses relations avec un véritable ami, en la personne d’un certain Sean Penn, qui ne faillit lui casser la gueule qu’au soir où il se montra désobligeant à l’égard d’une certaine Madonna.
    Loin de se borner à de l’anecdote pipole, même si son livre en fourmille assez plaisamment, Howard Sounes s’attache également à l’évolution de l’œuvre et montre bien en quoi la poésie de Bukowski participe d’une sorte de rédemption, lacunaire mais réelle. Schubert dans le merdier, lumière très pure des choses ordinaires, proche parfois du lyrisme des poèmes de Carver, pas toujours faciles à traduire. Comme Verlaine filait de l’or pur dans sa propre abjection, « Hank » touche parfois à la grâce, souvent à l’émotion.

    De l’émotion :


    « …j’étais là à regarder passer
    les voitures dans la rue et je pensais
    ces veinards de fils de pute ne
    savent pas la chance qu’ils
    ont
    d’être niais et de pouvoir rouler au
    grand air
    pendant que je suis assis au bout de mon âge
    piégé
    rien qu’un visage à la fenêtre
    auquel personne n’a jamais
    prêté attention. »

    Et de la grâce :


    « et quand je pense qu’après ma mort,
    il y aura encore des jours pour les autres, d’autres jours,
    d’autres nuits,
    des chiens en maraude, des arbres tremblant dans
    le vent.
    Je ne laisserai pas grand-chose.
    Quelque chose à lire, peut-être.
    Un oignon sauvage sur la route
    écoeurée.
    Paris dans le noir ».


    1623343525.JPGBukowski à Apostrophes

    "Ha ! Ha ! Ha ! Je me fous toujours dans des situations pas possibles. Mais quelle coterie de snobs ! C'était vraiment trop pour moi. Vraiment trop de snobisme littéraire. Je ne supporte pas ça. J'aurais dû le savoir. J'avais pensé que la barrière des langues rendrait peut-être les choses plus faciles. Mais non, c'était tellement guindé. Les questions étaient littéraires, raffinées. Il n'y avait pas d'air, c'était irrespirable. Et vous ne pouviez ressentir aucune bonté, pas la moindre parcelle de bonté. Il y avait seulement des gens assis en rond en train de parler de leurs bouquins ! C'était horrible... Je suis devenu dingue."

    (Extrait de l’entretien accordé par Charles Bukowski à Jean-François Duval en 1986)

    Howard Sounes. Charles Bukowski, une vie de fou. Le Rocher, 386p.

    Jean-François Duval. Buk et les beats. Michalon, 1998.

    A recommander aussi: la présentation du DVD consacré à Bukowski, assorti de séquences filmées où l'on entend la (belle) voix du malandrin: http://bartlebylesyeuxouverts.blogspot.com/search/label/Bukowski

  • Le corps obscur

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     ...Me viennent ce matin ces élans et ces refus étranges. Voudrais prier mais point de mains. M’agenouiller mais point de jambes. Me lever et sortir mais point de porte ni de chemin devant la maison, et d’ailleurs point de maison. J’essaie de chanter mais rien ne vient. Courir une fois encore le long du ruisseau, mais j’ouvre les yeux sans voir, ou plutôt c’est comme si j’étais couvert d’yeux. Que se passe-t-il ? Ou a passé ma corde à sauter? Et pourquoi les mots me font-ils si mal ce matin? Encore heureux que je me pose des questions, cependant mon corps ne me brûle plus puisque point de corps...

    Image: Philip Seelen

     

  • Psaume du silence

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    Echos de Sylvie Germain, Etty Hillesum et Paul Celan.

    « Frappée d’une évidence soudaine : c’est ainsi que je veux écrire. Avec autant d’espace autour de peu de mots. Je hais l’excès de mots. Je voudrais n’écrire que des mots insérés organiquement dans un grand silence, et non des mots qui ne sont là que pour dominer et déchirer ce silence. (…) Je voudrais tracer ainsi quelques mots au pinceau sur un grand fond de silence. Et il sera plus difficile de représenter ce silence, d’animer ce blanc, que de trouver des mots. Il s’agira de trouver un juste dosage entre le dit et le non-dit, un non-dit plus gros d’action que tous les mots que l’on peut tisser ensemble. (…) Chaque mot serait comme une pierre milliaire ou un petit tertre au long des chemins infiniment plats et étendus, de plaines infiniment vastes ». (1)

    ***

    « Loué sois-tu, Personne.
    Pour l’amour de toi nous voulons
    Fleurir.
    A ta
    Rencontre.

    Un rien
    étions-nous, sommes-nous resterons-
    Nous, fleurissant :
    La rose de Rien,
    De Personne ». (2)

    ***

    « Par-dessus, par-dessus les piquants de la rose des vents, par-dessus les pointes des barbelés de tous les camps, par-dessus les ronces du temps, par-dessus les couronnes d’épines lacérant le cœur des victimes – le psaume du silence.
    Le psaume du silence, composé d’une multitude de mots de pourpre : sang, et sueur de sang, et larmes de sang des victimes innombrables, ces roses de Rien, de Personne qui sans fin jonchent notre mémoire, écorchent notre conscience ». (3)

    Ces citations sont tirées 1) d’Une vie bouleversée, Journal 1941-1943 (Seuil, 1985), d’Etty Hillesum, et de 2) Strette de Paul Celan (Poésie/Gallimard, 1999), insérées dans 3) Les échos du silence de Sylvie Germain (Albin Michel, 2006)

    JLK : Lago delle streghe, huile sur toile, 2007.

  • Les derviches

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    …A présent nous jouons au jeu des pendules, dit le beau Malabar, mais que ceux qui ont du poil, et seuls les grands y ont donc droit, pourtant  j’entends leur conciliabule à distance, et j’apprends, en rageant d’autant plus, que cette fois le jeu des pendules ne sera pas qu’à la longueur mais à l’hélice et au torpédo - la dernière imagination de Malabar, vraiment le top, et je me sens d’autant plus concerné, moi l’imberbe exclu, que j’ai rêvé cette nuit de derviches jetés des avions dans la mer d’Aral et ne cessant de tourner avant de s’enfoncer en mugissantes vrilles jusqu’au cœur du silence liquide…

  • Un verbe de vibrant cristal

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    Poésie de Maurice Chappaz


    « C’est du pur cristal qu’enfin nous respirons », écrivait Charles-Albert Cingria en 1953, une année avant sa mort, au jeune poète valaisan Maurice Chappaz qui venait de lui envoyer son Testament du Haut-Rhône. « Enfin, voilà une façon d’écrire qui fait exception et une fameuse dans la décevante production de l’époque – aussi bien en France que chez nous », ajoutait Cingria : « Vous êtes le seul à ne pas être déprimant».
    Ce double accent porté, par un immense poète méconnu du grand public qui n’a jamais écrit un seul vers, sur la pureté cristalline et le caractère tonifiant de l’écriture de Maurice Chappaz, pour un texte de haute qualité poétique mais ne ressemblant à rien de ce qu’on attend dans le genre – ni poème versifié, ni prose poétique non plus - vaut aujourd’hui encore et pour toute l’œuvre de Maurice Chappaz, de son premier texte publié, Un homme qui vivait couché sur un banc, à ses derniers écrits de nonagénaire encore vif d’esprit et de plume. Toute l’œuvre de Maurice Chappaz, qu’on pourrait situer dans un Valais «tibétain » et un temps qui serait à la fois celui des Géorgiques de Virgile et des géniales improvisations de Rimbaud, est aussi bien du même cristal, qu’elle se module en vers libres ou qu’elle se décline en chroniques, en récits épiques ou lyriques, et jusque dans son formidable Evangile selon Judas, paru en 2001 chez Gallimard et passé quasiment inaperçu de la critique française.
    De la découpe de cette écriture, de son ton et de sa musique, il faut donner immédiatement quelques exemples. Et du tout début pour commencer, avec ce qu’on pourrait dire l’entrée en lice du jeune poète, dans son premier texte publié en 1939 sous le titre d’ Un homme qui vivait couché sur un banc, d’ailleurs dédié à Cingria : « Il est temps d’entrer dans ce monde, d’allumer une cigarette et de tirer sur la fumée, sur le feuillage tremblant et bleu de l’air maintenant. Il s’agit de s’infuser ce qui est, et cet air du matin on le boit. » Tout de suite nous frappe le tour physique de la phrase de Chappaz, son recours à des éléments très concerts et sa transmutation simultanée en début de légende dorée. A l’école des poètes ou des chroniqueurs antiques, mais aussi des Riches Heures médiévales et du vélocipédiste Charles-Albert, Maurice Chappaz se présente d’emblée en troubadour anarchisant, passant par là comme le poète de Ramuz et notant cela simplement qui se trouve à sa vue : « Il y a des granges, des entrepôts, le char des paysans et les camions chargés de vivres qui démarrent dans les goudrons, tout un bazar d’étoffes, de charges de légumes, d’enfants des rues et les rudes travailleurs manuels ; la vie du peuple magnifique avec ses odeurs, sa peinture – odeur de foin, peinture de fruits ». Simple comme bonjour et telle sera la crâne représentation initiale du travail du poète : « Moi je m’étends sur un banc pour toute la journée. Rien faire, absolument rien faire ». Cela sonne, au seuil de la Deuxième Guerre mondiale et venant de la part d’un jeune fils d’avocat en vue, notable du Valais qui aimerait le voir se lancer dans le Droit et ne pas trop musarder, comme une déclaration d’indépendance et une prise de parole apparemment coupée des grandes préoccupations du monde. Pourtant, on verra par la suite que, loin de se cantonner dans une tour d’ivoire de littérateur, Maurice Chappaz jouera bel et bien son rôle dans la communauté, mais toujours en poète, voire en visionnaire.

    800f748821bf0a54ab555ff069305ea8.jpgL’attention au monde
    Un élément me semble fondamental dès l’entrée en poésie de Maurice Chappaz, et c’est son attention au détail des moindres choses, qu’il va saisir et « enluminer » par le truchement des mots et des images. Il le répétera d’ailleurs soixante ans plus tard dans son dernier opuscule, paru en 2007, au titre joyeusement provocant (Hors de l’Eglise pas de salut) par les temps qui courent : «le péché capital, le seul péché est le manque d’attention. Le temps présent se précipite telle une chute d’eau. Hâte-toi de puiser ! C’est-à-dire : sois attentif. » Or l’attention n’est pas que la consommation de la « chose vue » mais sa consumation et sa transmutation, qui fait que le spectacle le plus banal devient un fragment de tableau. Comme un livre d’image s’ouvre d’ailleurs Testament du Haut-Rhône, premier chef-d’œuvre: « Je loge à quelques lieues seulement de la forêt, au bout d’une prairie où les eaux s’évadent. Par les fenêtres ouvertes de ma demeure de bois (qui me porte et toute une famille d’enfants déguenillés, en train maintenant de dormir), on entend les clochettes d’un troupeau de chèvres qui se déplace sur les pentes ainsi qu’une eau courante ou un nuage de feuilles sèches ».
    Ou encore, revenant un peu plus loin « à la lisière d’une ville assez vaste » où il avoue passer « pour connaître des femmes », l’errant lyrique poursuit son début de chronique légendaire : « Une angoisse agréable me poussait à travers des parcs et d’anciens quartiers pour surprendre les échanges secrets de la foule dans lesquels, comme une once d’or, je pesais ma propre luxure et le deuil de mon enfance. Je fréquentais les jardins de lilas et l’extrémité d’une banlieue où s’amalgamaient quantité de boutiques et de cafés pareils aux boulettes d’ossements que rejette l’estomac des hiboux. » Or, ces clochettes des chèvres semblables, sur la montagne de l’aube qui pourrait être d’une aquarelle chinoise, à « une eau courante ou à un nuage de feuilles sèches », et ces boutiques et autres cafés « pareils aux boulettes d’ossements » déféqués par des oiseaux de nuit, sont du Chappaz le plus pur, comme le sont ces vers de Tendres campagnes à la dévotion de la femme aimée :

    « Mon désir d’elle
    la fait ressembler à une carafe d’eau glacée
    qui circule en plein midi
    à la terrasse d’un café.

    Mon désir d’elle la pose sur la table
    telle une cathédrale claire et fragile,
    le litre et le verre.

    Mais mes lèvres balbutient de soif
    et cette transparence est pour mon esprit
    une nuit au milieu du jour.»

    cbb03c58b5e689f0ab697859f36726bc.jpgUn franciscain nomade
    Pour marquer sa double rupture radicale d’avec son milieu de riches bourgeois et la vie de flambeur qu’il a menée jusque-là, le jeune Francesco Bernardone se met à poil sur la place d’Assise, en 1206, avant d’endosser la tenue du Poverello, et la même mue vestimentaire symbolique, au début d’Un Homme qui vivait couché sur un banc, scelle l’entrée du jeune homme de 23 ans dans ce que son ami Georges Haldas appellera plus tard « l’état de poésie ». Celui-ci n’aura rien d’académique ni moins encore de statique : ce sera une façon de vivre autant qu’une instance fondatrice de l’écriture.
    La vocation et le rôle du poète sont assez précisément définis par Chappaz dans ses premiers livres. Un homme qui vivait couché sur un banc évoque d’emblée la vie nouvelle d’un quidam qui se défait de « son habit fort civil » avec quelques jurons bien sentis (des « damned », des « christo », des « morbleu »…), pour revêtir le costume le plus simple. «Il libéra ses souliers d’une secousse et un instant il fut tout nu (rudement étrange, bonnes gens, Cicérons !) et un instant après chaussé d’espadrilles, vêtu d’un pantalon de toile bleue, d’un chandail et d’une vieille casquette, c’est-à-dire comme Jacques et comme Pierrot, ses amis». Et d’ajouter sur le même ton de romantisme bohème : « Mais par-dessus tout, ce qui est vraiment beau, ce qui est extra, comme disent les enfants et les poètes, c’est la liberté ». Plus tard, après « sept années de tourmente », Testament du Haut-Rhône donnera de la poésie et du poète une définition plus grave et déjà prophétique puisque « les poètes seront en fait des devins. » Rien là pour autant d’occulte, mais le « voyant » de Rimbaud reste proche, qui s’oppose aux « assis » de la société conformiste : « Nous explorons les gouffres légers de l’enfance, décelant comme la chouette des Ecritures les ordres sacrés aujourd’hui pareils à des débris fanés. (…) Ceux que leurs propres cités rejettent, ceux-là seul auront le pouvoir d’écrire et de tester pour le monde défunt. J’en salue les héritiers : des ouvriers d’usine, des bergers, des semeurs de seigle, des petits marchands d’abricots et de raisons ; notre histoire sera faite par eux et non plus par les avocats ».
    S’il y a du marginal errant en Chappaz, qui s’est heurté violemment à la volonté du père pour obéir à sa vocation, lui-même connaîtra cependant les responsabilités d’une charge de famille après son mariage avec S. Corinna Bille, en 1947, avec laquelle il aura trois enfants, et ne pourra donc passer sa vie « à ne rien faire, absolument rien faire ». L’expérience de la guerre, sa participation (de 1955 à 1958) à la construction du barrage de la Grande-Dixence, et le travail sur les domaines vignerons de la famille, constitueront, avec maintes virées proches et moult grands voyages autour du monde, autant d’expériences formatrices ou lucratives qui distinguent nettement son mode de vie de celui d’un homme de lettres, d’un professeur ou d’un journaliste, même si le poète écrivit lui aussi de nombreux articles et autres chroniques pour assurer la matérielle, tôt engagé en outre dans la défense de l’environnement naturel et culturel. Mais là encore, le combat de Maurice Chappaz s’inscrit dans l’ensemble d’une vision du monde marqué au sceau de la poésie. En dépit de son titre provocateur, le pamphlet qui a valu au poète haines privées et injures publiques, Les maquereaux des cimes blanches, est un poème autant qu’une attaque frontale des affairistes immobiliers et autres marchands du temple valaisan.
    « J’ai assisté à la fin des visages », écrit le poète furieux, rappelant les « visages sortis et imprimés dans les torrents de montagne », auxquels a succédé « l’effacement par la graisse ». Et d’assener : « Les plus importants de mes compatriotes portent ce masque de bandit propret. De bandit de bureau qui culotte l’illégalité ». Friedrich Dürrenmatt reprochait à la poésie romande de cultiver la « rose bleue » de l’esthétisme. On voit que Maurice Chappaz échappe à cette accusation. Au reste, il ne s’agit pas pour lui de s’opposer au progrès au nom du « bon vieux temps ». Bien plus : c’est une « fuite en avant » qu’il dénonce, dont nous voyons aujourd’hui les conséquences et l’extension mondiale.

    a35594237fb9c6bbcd191936a27e6adb.jpgDanses d’amour et de mort
    L’œuvre de Maurice Chappaz, dans sa double nature lyrique et prophétique, ne saurait être séparée de la tradition biblique et de la foi catholique, comme l’a fort bien illustré Christophe Carraud dans le premier essai substantiel consacré, en France, à l’écrivain valaisan. Cela ne fait pas pour autant de Chappaz un «poète catholique » comme on peut le dire d’un Claudel, au sens d’un auteur à «message». La théologie de Chappaz passe par la poésie et rejoint les chants et les sagesses du monde, de l’Orient arabe aux poètes T’ang, sans diluer ses dogmes pour autant. On pense en outre à la Vita nova de Dante et à l’Amour courtois des troubadours provençaux en lisant Tendres campagnes, où la Dame est à la fois désirée et sublimée par le chant.
    Cela étant, loin des tourments de conscience de l’âme romande, à dominante protestante, le catholicisme de Maurice Chappaz et plus encore sa poésie sont tissés de sensualité et de saveur. La langue poétique de Chappaz, jusque dans l’ Evangile selon Judas, est une fête. « La femme dans l’ombre où elle est nue /est comme le lourd printemps frais », écrit-il dans Verdures de la nuit, premier recueil marquant (daté 1938-1941) qui célèbre précisément La merveille de la femme et commence par cette invocation. « O juillet qui fleurit dans les artères /je désire toutes les choses /dans la rouge mémoire de mon sang/ bougent les limons et les chairs vivaces »…
    Or à la merveille est consubstantiellement liée la « miette d’ombre » symbole de corruption ou de mort, et toute danse de joie se poursuit dans la transe des danses de morts, comme dans la peinture médiévale et ses « grotesques » auxquels nous renvoient le recueil A rire et à mourir.
    « Quelle est cette idée de faire une œuvre avec de l’encre ! Personne n’écrit ainsi. Le chant vient du sang, sur les montagnes du cœur il coule et il arrose le monde. Il fait germer les pays, c’est lui qui procrée. Il envoie les pensées devenir des arbres, des oiseaux, saumons ou truites dans l’eau (comme dans les cascades spirituelles que tu essaies de remonter). Chaque signe a besoin d’une goutelette de sang pour être manifeste. »
    La poésie de Maurice Chappaz n’a pas d’âge ni ne s’est altérée d’année en année, dans son chant autant que dans ses récits à multiples ramifications. La meilleure preuve en est la prose étincelante d’invention de l’ Evangile selon Judas, publié par l’octogénaire, ou sa nouvelle approche des contes africains réunis dans Orphées noirs, l’année de ses nonante ans ! Bref, Chappaz est un poète savoureux et lumineux, profond et tonique jusque dans ses lettres à Gustave Roud, son ami et correspondant de longue date, ou dans Le livre de C. en mémoire de Corinna Bille, son Journal de l’année 1984 ou ces textes inspirés que sont L’Océan, magnifique évocation d’un grand voyage passant par New York (qu’il appelle « Nouillorque » !), Le garçon qui croyait au Paradis ou La mort s’est posée comme un oiseau.
    Dès le Testament du Haut-Rhône, la conscience d’une perte irrémédiable a marqué l’œuvre de Maurice Chappaz de son sceau, relançant ses mises en garde et ses colères. Mais la vie est bonne jusque dans l’évidence de notre fin : La mort est devant moi…

    « La mort est devant moi
    comme un morceau de pain d’épice,
    la vie m’a tournoyé dans le gosier
    comme le vin d’un calice.
    L’une par l’autre j’ai cherché à les expliquer.
    J’ai trempé le pain dans le vin,
    je me suis assis,
    j’ai fumé,
    J’étais sauvage avec les femmes,
    avec les mains, avec l’esprit.
    J’ai tâché de travailler à des œuvres qui respirent.
    Maintenant je cherche un parfum
    dans la nuit. »


    Bien enracinée dans sa terre d’origine et faisant écho aux préoccupations de notre temps, jusqu’à la ruade polémique, l’œuvre de Chappaz nous transporte à la fois autour du monde et hors du temps, ou plus exactement au cœur de ce noyau temporel que figure l’instant « éternisé » de la poésie. Ernst Jünger écrivait que celui qui touche au cœur de la réalité en atteint tous les points de la circonférence, et c’est exactement la vertu de la poésie à la fois engagée et dégagée de Maurice Chappaz, capable à tout coup, à partir du plus simple objet de tous les jours regardé avec attention, d’atteindre l’essentiel.
    Mourir c’est écrire, écrit enfin Maurice Chappaz… pour ne pas mourir :
    « Qui est-ce qui passe ici si tard ? Entre un genévrier et le saule tremblant sur le Haut-Rhône en 203o…
    Je suis parti au pays de la mémoire.
    L’écriture est une crevasse dans un glacier qui devrait être le ciel bleu. « Je suis seul comme Franz Kafka », dit Kafka. « Je vivrai plus longtemps que vous », répond Lorca aux miliciens qui l’agenouillent de force devant les fusils.
    Au revoir mes amis de l’azur, compagnons de la Marjolaine ! Les cloches de mon église ont sonné toutes seules. Je reviens sans que vous le sachiez et je l’ignore aussi ».

    Pour Lire Maurice Chappaz (choix succinct)

    Un Homme qui vivait couché sur un banc, [Revue Suisse romande], 1939. Castella, Albeuve, 1988.
    Verdures de la Nuit, Mermod, Lausanne, 1945. Castella, Albeuve, 1988.
    Testament du Haut Rhône, Rencontre, Lausanne, 1953 et 1966. Fata Morgana, 2003.
    Portrait des Valaisans en légende et en vérité, L’Aire, 1983.
    Les Maquereaux des cimes blanches, Galland, Vevey, 1976. Zoé, Genève, 1984, 1994.
    Maurice Chappaz, pages choisies. L’Age d’Homme, Poche Suisse, 1988
    Le Garçon qui croyait au paradis, L’Aire, 1995.
    La Mort s’est posée comme un oiseau, Empreintes, Lausanne, 1993.
    Evangile selon Judas. Gallimard, 2001.
    Maurice Chappaz, par Christophe Carraud. Seghers, 2005.
    Ce texte a paru dans la revue ProLitteris.

  • Un chant arraché à la douleur

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    Dans son deuxième livre, Demeure le corps, Philippe Rahmy module un admirable «chant d’exécration».

    L’impression d’entendre un chant inouï monter d’un charnier, ou celle de recueillir les paroles exhalées par un supplicié, l’horrible sentiment d’impuissance qu’on peut éprouver devant un malade crucifié sur son lit de douleurs nous saisissent à la lecture de Demeure le corps de Philippe Rahmy, dont il faut rappeler brièvement qu’il souffre, depuis son enfance, de la maladie dite des os de verre. Un premier livre intitulé Mouvement par la fin; un portrait de la douleur, avait paru en 2005, couronné par le Prix des Charmettes. Et voici qu’une «seule et longue phrase» qui «regarde le soleil» nous cingle, tantôt comme un fouet de mots, et tantôt nous amène au bord des larmes douces de l’enfance, par exemple en lisant à la suite «la douleur n’apprend rien, rien, le refuge qu’elle offrait vient de s’effondrer; lorsque les cris cessent et que la bouche dévastée, puante d’entrailles, se vide à longs traits, j’entends hurler la voix que j’appelle mon âme», ou bien «le corps est l’orifice naturel du malheur», ou, sous l’effet d’une espèce de grâce éperdue, «ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé au jasmin; j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie», ou bien «une mouche vient boire au bord des yeux; on dirait une âme se lavant du péché», ou encore «la douleur, légère barque d’os, me conduit tout à coup; je perçois à nouveau mon rapport au langage; le corps, soudain rajeuni, vulnérable au regard, se tient debout dans les fougères».

    Peu de livres, en si peu de mots, savent dire avec tant de violence et de douceur, de rage et de délicatesse, de précision nue et crue (où l’on hurle tantôt parce qu’on en chie, et tantôt se branle pour arracher un peu de lait de feu au roncier de son corps) et de lyrisme déchirant la totalité complexe de la souffrance physique et spirituelle, dont coule aussi de source cette sainte phrase où le martyr jamais doloriste se dit «porté par une pitié silencieuse pour tout ce qui existe»…

    Ce livre se donne le sous-titre de Chant d’exécration, mais c’est surtout un chant d’amour et de manque innocent que Demeure le corps, d’une «honnêteté absolue» et revendiquée pour telle, d’une écriture soumise à une tenue, modulée dans un style, un rythme et une musicalité sans faille.

    bcf0fd20bcff76724c98f0e61327bd9a.jpgPhilippe Rahmy, Demeure le corps. Editions Cheyne, 60p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 10 octobre 2007.

  • Un chant dans le noir

    Poésie de Fabio Pusterla

    La poésie qui me parle vraiment est aujourd’hui rarissime, mais dès que j’ai « entendu » la voix de Fabio Pusterla, dès que je suis « entré » dans ses images et sa musique, dès que j’ai « vu » les objets tels que l’éclaire la lumière de ses mots, il m’a semblé ressentir la même amplification de présence, le même sentiment de dilatation intérieure et de perception accrue que j’ai pu éprouver en forêt ou dans les grandes villes à la lecture de Pavese ou de Saba. Philippe Jaccottet, dont Pusterla a traduit plusieurs recueils, dit très justement de sa poésie que « tout, à travers sa voix ferme, sobre, admirablement maîtrisée, est toujours à la fois quotidien, proche, vrai et vaste, réel et néanmoins mystérieux », comme je l’ai ressenti si fortement tout à l’heure, rangeant mes livres et retombant dans Une voix pour le noir, premier recueil en version bilingue que j’aie lu de lui, sur ce Paysage dont je dois recopier ici chaque mot dans nos deux langues :

    Ici, il pleut des jours entiers, parfois des mois.
    Les pierres sont noires d’averses,
    les sentiers lourds.

    Sur le bord des canaux :
    Têtards, ferraille sombre. Une valise
    goudronnée.

    Un filet d’huile coule
    sur le gravier. Dessus, du ciment
    Si tu grattes la terre : des déchets,
    briques écaillées, dents de lapins.

    On peut penser à des bruits humains,
    des pas, balles de tennis. Voix éventuelles.
    Tout débris est admis à condition d’être inutile.

    Comme il s’agit du vide il y a de la place pour tout,
    Et ce peu qu’il y a, est comme s’il n’était pas.
    Même les voies sont parfaitement inertes,
    les lézards immobiles, les wagons
    oubliés.

    Et puis le poulailler. Les choses sans histoire.
    Ou dehors. Une brouette
    Qui n’a pas de roues. Un puits. Un seau pourri
    Sans fond. Le prénom d’un idiot :
    Luigino. Plumes dans le grillage, de poule.
    Trous dans le grillage. Intrigues rompues.
    Ce que vous n’appelez pas cruauté.

    Je suis ceci : rien.
    Je veux ce que je suis, fortement.
    Et les mots : maintenant personne ne mes les volera.

    Ce qui se chante en italien :

    Qui piove per giorni interi, talvolta per mesi.
    I sassi sono neri d’acquate,
    I sentieri pesanti.

    Sul bordo delle rogge :
    Girini, latte scure. Una valigia
    Incatramata.

    Un filo d’olio cola
    Sulla ghiaia. Sopra, cemento.
    Se gratti la terra : detriti,
    mattoni scagliati, denti di coniglio.

    Si possono pensare rumori umani,
    passi, palle da tennis. Voci eventuali.
    Ogni frantume è ammesso purché inutile.

    Siccome questo è il vuoto c’èposto per tutto,
    E quel poco che c’è, è come se non ci fosse.
    Anche i binari sono perfettaments inerti,
    Le lucertole immobili, i vagoni
    Dimenticati.

    E poi il pollaio.Le cose senza storia.
    O fuori. Una carriola
    che non ha ruote. Un pozzo. Un secchio marcio
    privo di fondo. Il nome di uno scemo :
    Luigino. Piume dentro la rete, di gallina.
    Buchi dentro la rete. Trame rotte.
    Quello che no chiamate crudeltà.

    Io sono questo : niente.
    Voglio quello che sono, fortemente.
    E le parole : nessuno adesso me le ruberà.

    Cette poésie, cette lumière noire, ce chant muet me rappelle Tarkovski.

    Et cette vision de nos enfants petits :

    Sommeil de Claudia et Nina
    Tu disais que le jour
    l’obscurité reste dans les armoires,
    ou derrière les montagnes,
    et ne sort que vers le soir,
    quand on peut dormir
    et avoir peur.
    Mais c’est une nuit d’insomnie, pleine lune,
    et derrière chaque fissure l’air palpite,
    magnétique, je devine
    presque chaque repli des bois.
    Ainsi je compte vos
    respirations, corps ici tout près : longue vague
    qui monte lentement et descend, qui revient,
    Et dessous, des abîmes, la danse des murènes.


    Fabio Pusterla. Une voix pour le noir (poésie 1985-1999). Préface de Philippe Jaccottet. Traduit de l’italien par Mathilde Vischer. Editions d’En Bas, 2001.

  • L'aurore venant

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    Une femme:
    - Comment cela s'appelle-t-il quand le jour s'élève dans le froid, que tout paraît gâché, saccagé mais que pourtant l'air se respire?
    Electre:
    - Demande-le au mendiant, il le sait.
    Le mendiant:
    - Cela porte un très beau nom, femme, cela s'appelle l'aurore.

    (Jean Giraudoux, dans Electre)


    Il doit y avoir du mendiant en soi pour accueillir l'aurore.

    (Pierre Marguerat, pasteur à Saint-Jean)

  • Le silence de Grünewald

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    En lisant Comme la neige sur les Alpes, premier poème de D'après nature de W.G. Sebald

    Il s’agit de quelqu’un qui sent en lui cohabiter Hitler et le Christ. Plus exactement il peint « les cris, les vociférations, les gargouillements, les chuintements d’un spectacle pathologique, dont son art et lui-même, il le savait bien, faisaient partie.

     Ainsi continue le poème :

    « La posture de panique

    visible dans toutes les figures

    de l’œuvre de Grünewald, la tête renversée

    qui dégage la gorge et souvent expose le visage

    a une lumière aveuglante,

    est la manière paroxystique qu’ont les corps de dire que

    la nature ne connaît pas d’équilibre,

    mais enchaîne à l’aveuglette

    les expériences brutes,

    et comme un bricoleur insensé

    démantèle ce qu’elle vient à peine de créer. »

    et plus loin ceci encore :

    « L’oiseau noir qui dans son bec

    apporte sa collation à saint

    Antoine dans son coin de désert

    est peut-être celui au cœur de verre

    qui depuis toujours

    vole vers nous,

    celui dont un autre saint homme

    des derniers jours annonce

    qu’il chiera dans la mer,

    laquelle se mettra à bouillir et s’asséchera,

    et la terre tremblera et la grande cité

    à la tour de fer sera en flammes

    et le pape sera dans une barque

    et les ténèbres se feront et

    là où le coffret noir tombera,

    une poussière grise et jaune

    recouvrira le pays. »

    208968ab56e8b42a6330bf8d77c22d88.jpgAinsi roule le poème, dont la première pierre est un visage inconnu, le tien, le mien, celui de Grünewald ou celui de son ami peut-être amant Mathis Nithart, roulant d’un tableau l’autre, tantôt à petite moustache et tantôt auréolé, tout l’homme remplissant finalement le retable.

    Un certain jour de mai cinq mille paysans, hutus ou tutsis tudesques, se firent massacrer « dans l’étrange bataille de Frankenhausen », après quoi, ayant appris la nouvelle,  Grünewald ne sortit plus de chez lui.

    « Mais il entendit le bruit des yeux

    Qu’encore longtemps on continua de crever

    Entre le lac de Constance

    Et la forêt de Thuringe.

    Des semaines durant, en ces temps-là,

    Il porta un bandeau noir

    Sur le visage ».

    Or comment ne pas penser, à ce moment de scruter le temps, à Hölderlin se retirant du monde ?

    W.G. Sebald. D’après nature. Traduit (admirablement) de l’allemand par Sibylle Muller et patrick Charbonneau. Actes Sud, 88p.
  • Chineur de beauté

    Les Bâtons de randonnées d’Yves Leclair

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    Passant d’une saison à l’autre au rythme des lunaisons, ce petit livre, à tenir près de soi ou à emporter, offre, au promeneur « autour de sa chambre » ou à l’arpenteur des sentes buissonnières, un viatique substantiel où savoir et saveur se combinent à tout moment. Douze chapitres modulent autant de « ragas », dans la tradition musicale indienne dont chaque séquence correspond à un sentiment ou un moment particuliers, amorcés ici par tel haïku de Taigi  au premier jour de l’an : « On les balaie/puis on les laisse/les feuilles mortes »…

    Yves Leclair, dont on a déjà compulsé le mémorable Manuel de contemplation en montagne (La Table ronde, 2005), est à la fois poète vagabond et grappilleur de pensées, merveilleusement présent au fil de son « inagenda » qui revendique « un bon emploi du temps perdu » en quête de tout l’extra-ordinaire que recèle l’ « ordinaire » des jours. 

    « En guise d’expérience intérieure, je hume, en passant des relents de soupe à la porte d’une maison : vapeurs de poireaux, de pommes de terre. L’esprit chaud des légumes, leurs senteurs, leurs sentiments m’émeuvent, sont mes bâtons d’encens ». Telle est sa « Chine pyrénéenne » à laquelle rien de ce qui est divinement humain n’est étranger.   

    Yves Leclair. Bâtons de randonnées. La Table Ronde, 158p.

  • Georges Haldas le vif ardent

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    L’écrivain genevois, figure majeure de la littérature romande, fête aujourd’hui ses 90 ans. Son œuvre, notamment consacrée par le Grand Grix C.F. Ramuz et le Prix de la ville de Genève, compte plus de 80 titres.

    Georges Haldas passe aujourd’hui le cap de ses 90 ans. Pas un instant, cependant, la notion de «grand âge» ne nous vient à l’esprit à propos de cet éternel ardent, qui notait un jour dans ses carnets: «Ecrire: foutaise. Haute foutaise. Le sentiment d’avoir parfois gâché ma vie. Et surtout celle de mes proches. Vivent ceux qui n’écrivent pas!»
    Ce coup de gueule exprimait une méfiance qu’Haldas a toujours manifestée à l’égard de la figure du littérateur, lui qui se définit plutôt comme «un homme qui écrit». Or, il n’en aura pas moins été un écrivain engagé corps et âme dans son œuvre. Consacrée en 1985 par le Grand Prix C. F. Ramuz, celle-ci compte parmi les plus importantes de la littérature romande.
    Récemment encore, quatre nouveaux livres témoignaient de la constance et de la vitalité de ce scribe de l’essentiel, illustrant en outre les divers «sillons» qu’il aura creusés en sept décennies: le récit autobiographique avec Ô masœur; l’essai littéraire à forte implication existentielle dans L’Espagne à travers les écrivains que j’aime; la chronique mêlant trajectoire personnelle et tribulations du siècle dans Le tournant, où il évoque sa rupture d’avec Paris et sa rencontre providentielle de Vladimir Dimitrijevic, qui allait éditer tous ses livres; enfin, une suite à sa méditation, en poète inspiré plus qu’en exégète, sur le message évangélique, dans Rendez-vous en Galilée.

    Dans son hommage du Grand Prix Ramuz, Pierre-Olivier Walzer parla de Georges Haldas comme d’un «merveilleux professeur d’attention», soulignant la présence au monde intense et rayonnante qui caractérise son rapport aux choses et aux êtres. Sans rien de «professoral», son regard sur le monde ne se borne jamais à l’anecdotique ou au contingent mais vise, à travers la ressaisie des «minutes heureuses» dont parlait Baudelaire, comme lorsqu’il sonde les abîmes de la nature humaine, à dégager le sens, la valeur et la beauté de ce qui semble à première vue chaotique et sans intérêt. Cet effort de transmutation, dans une langue concentrée et voulue directe jusqu’à l’abrupt, se traduit tantôt par les notes immédiates qui nourrissent les fameux carnets de L’état de poésie, tantôt par des poèmes ou des chroniques (forme la plus significative de son œuvre).
    Pour lire Haldas
    Pour qui n’aurait jamais encore abordé cette œuvre, rappelons les trois récits autobiographiques fondateurs de Gens qui soupirent, quartiers qui meurent, évoquant le Genève des petites gens cher à l’auteur, Boulevard des Philosophes, qu’on pourrait dire le «livre du père», et Chronique de la rue Saint-Ours, son pendant «maternel», rassemblés en un volume dans L’air natal (L’Age d’Homme, 1995).
    Compagnon de route des communistes dans sa jeunesse, Georges Haldas n’a jamais adhéré au matérialisme athée, et le raisonnement dialectique a toujours été chez lui soumis à – ou en conflit avec – ses intuitions poétiques et son approche du mal, qui en font un émule de Dostoïevski ou de Bernanos. Depuis une vingtaine d’années, la composante spirituelle, toujours présente chez lui, a nourri une méditation de plus en plus pénétrante sur la base des Evangiles, parallèlement à la vaste entreprise de remémoration intitulée La confession d’une graine.
    Finalement cependant, qu’il raconte La légende des repas (L’Age d’Homme, 1987) après avoir célébré celle des cafés genevois ou du football, qu’il s’interroge sur nos relations avec le monde arabo-islamique dans son Intermède marocain (L’Age d’Homme, 1989) ou évoque simplement les bords de l’Arve dans la grisaille du petit matin, Georges Haldas, pétri lui-même de contradictions, plein d’amour et de failles, de lumière et d’ombres, est de ces très rares écrivains contemporains qui, réellement, nous aident à vivre.
    Cet hommage a paru dans l'édition de 24 Heures du 14 août

  • La danse des vifs

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    Le sourire de Cézanne de Raymond Alcovère
    « L’art, c’est un certain rapport à la vérité et un rapport certain à l’essentiel », lit-on dans le petit roman de formation dense et lumineux que vient de publier Raymond Alcovère. Le sourire de Cézanne se lit d’une traite, comme une belle histoire d’amour restant en somme inachevée, « ouverte », pleine de «blancs» que la vie remplira ou non, comme ceux des dernières toiles de Cézanne, mais le récit de cet amour singulier d’un tout jeune homme et d’une femme de vingt ans son aînée, qui trouve en lui la « sensation pure » alors que son corps à elle procure au garçon le sentiment d’atteindre « un peu d’éternité », ce récit ne s’épuise pas en une seule lecture, qui incite à la reprise tant sa substance est riche sans cesser d’être incarnée.
    L’étudiant Gaétan, vingt ans et des poussières, revient d’un séjour de trois semaines à Istanbul lorsque, au seuil de la cabine du bateau qui le ramène à Marseille, telle femme éplorée et défaite tombe littéralement à ses pieds, qu’il recueille pour une nuit avant de faire plus ample connaissance, et jusqu’au sens biblique de l’expression.
    Léonore est une femme intéressante, sensible et sensuelle, intelligente et cultivée, qui trouve aussitôt un écho en Gaétan. En congé sabbatique, elle a l’esprit tout occupé par le projet d’un livre sur Cézanne, ou plus exactement sur ce que les grands peintres ont à nous dire chacun à sa façon, qu’il s’agisse du Greco ou de Rembrandt, de Piero della Francesca ou de Klee, de Cézanne et de Poussin. Dans la vie de Gaétan, Léonore prend vite toute la place, mais un récent désamour (un certain Daniel l’a « jetée» avant son départ d’Istanbul) lui pèse et, lucide, elle pressent les difficultés d’une liaison du fait de leur différence d’âge autant qu’en raison de leur besoin commun de liberté ; on vit donc à la fois ensemble et à distance, mais dans une croissante symbiose qui doit autant au partage des goûts et des idées qu’au plaisir de la chair.
    Evoquant le livre qu’elle va écrire, Léonore se dit, à un moment donné qu’il va falloir y travailler comme à une composition musicale ou à un tableau, et c’est de la même façon que Raymond Alcovère semble avancer dans Le sourire de Cézanne, à fines touches et dans le mouvement baroque de la vie. Si deux ou trois pages se trouvent un peu « freinées » par certaines considérations sur la peinture (d’ailleurs très pertinentes), l’essentiel du roman épate en revanche par la fusion du récit et des observations sur la vie ou sur l’art. Par exemple: « Chez Poussin et Cézanne, même sens de la couleur, pizzicato, touches de nuit posées sur le clavier des jours, clarté et volume captant l’espace, échappée vers un horizon placide.» Ou ceci: « Les grands peintres apportent toujours un supplément d’âme, un regard inédit. Un jour nouveau nous est donné, une possibilité de vivre ».
    «Je joins les mains errantes da la nature », écrivait Cézanne, dont le besoin d’harmonie et d’unité se retrouve dans la vision de l’art modulée par l’auteur : «L’art est curiosité, tendresse, charité, extase ». Ainsi y a-t-il de l’amour, aussi, dans sa façon d’évoquer sa ville de Montpellier ou les lieux de Sète ou d’Aix-en-Provence. A l’enseigne de cette même fusion, on relèvera les glissements de points de vue de l’auteur à Léonore ou de celle-ci à Gaétan, lequel cite finalement Bataille à propos : « La beauté seule, en effet, rend tolérable un besoin de désordre, de violence et d’indignité qui est la racine de l’amour ».
    Amour-passion, est-il besoin alors de le préciser, car c’est bien de cela qu’il s’agit entre Léonore et Gaétan, qu’on voit mal s’installer dans un ménage conventionnel, encore que… Gaétan relève aussi bien qu’ »un équilibre nous unit où on ne l’attendait pas», et qui pourrait exclure une entente durable entre ces deux-là ? Mais peu importe à vrai dire, puisque tout se passe ici comme en dansant (« La peinture c’est de la danse », disait à peu près Cézanne à propos de Véronèse), dans un feu de passion qui rappelle celui des blocs incandescents de la Sainte-Victoire…
    medium_Alcovere5.jpgRaymond Alcovère. Le sourire de Cézanne. N & B, 103p

    Paul Cézanne, La moderne Olympia.

    Cet article, légèrement émincé, a paru dans l'édition de 24Heures du mardi 3 juillet 2007.

  • René Char entre source et scories

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    CENTENAIRE Vénéré jusqu’à l’adulation, le grand poète, mort en 1988, avait vu le jour à l’Isle-sur-Sorgue le 14 juin 1907. Hommages et publications foisonnent.
    S’adressant en 1959 « aux riverains de la Sorgue », par allusion aux premiers envois de satellites, avant de participer aux manifestations de 1960 contre l’installation de missiles à têtes nucléaires sur le plateau d’Albion, René Char écrivait : « L’homme de l’espace dont c’est le jour natal sera un milliard de fois moins lumineux et révélera un milliard de fois moins de choses cachées que l’homme granité, reclus et recouché de Lascaux, au dur membre débourbé de la mort ». Or, en janvier 1960, le poète avait perdu son plus illustre ami, frère de combats à tous égards, en la personne d’Albert Camus, qui lui rendit hommage à l’occasion de la remise du prix Nobel 1957 en le présentant comme « notre plus grand poète français », soulignant que « depuis Apollinaire en tout cas, il n’y a pas eu dans la littérature française de révolution comparable à celle qu’a accomplie René Char. »
    556603e43d5cd807ab633f6fd40d5baa.jpgEst-ce à dire que l’œuvre de Char fasse figure d’explosion avant-gardiste, et comment comprendre alors qu’un « révolutionnaire » décrie les dernières avancées de la science ? Disons que le résistant fondamental, voire furieux, que représentait l’ancien Capitaine Alexandre des Forces Françaises de l’intérieur, incarnait une forme d’action que l’éthique et l’esthétique sollicitaient certes humainement, mais qui, poétiquement, vivait pour ainsi dire hors du temps, contemporain d’Héraclite autant que de Heidegger, de Hölderlin ou de Pasternak.
    Même associée au surréalisme en ses débuts, et toujours proche des artistes les plus novateurs de l’époque, de Braque à Kandinsky ou de Victor Brauner à Giacometti, la poésie de René Char recèle une originalité qui n’est, essentiellement, ni d’école ni d’époque. Ses parties les plus datées sont précisément celles qui ressortissent au surréalisme, tels les « poèmes militants » du fameux Marteau sans maître dans lesquels on lit par exemple: «L’imminentisme prospecte/L’Esprit croît au pied de la lettre originelle/Aurore dirigeable/Je désire/Que les convictions de sécheresse s’installent au-dessus/des carrés réputés imprenables ». Un pamphlétaire malappris, François Crouzet, se déchaîna d’ailleurs il y a quelques années dans un virulent Contre René Char, stigmatisant cette part obscure, voire absconse de l’œuvre qu’une autre citation illustre: « Le poète fonde sa parole à partir de quelque embrun, d’un refus vivifiant ou d’un état omnidirectionnel aussitôt digité»…
    L’ensemble de l’œuvre, réunie dans La Pléiade en 1985, résiste pourtant à ses détracteurs, d’Etiemble au grand Ungaretti (« Char est charmant quoique ses poèmes font parfois l’effet de couilles empaillées ou de fatras de liège »), mais on y reviendra l’esprit plus libre, pour en apprécier les réelles beautés, en reconnaissant ce qu’elle a parfois de guindé, de pompeux, d’hermétique ou de creux. Pour l’essentiel, en effet, la poésie de René Char nous touche par son lyrisme élémentaire et sensuel, proche de la terre et des êtres simples et vrais. « Nulle poésie n’est plus imprégnée des souffles et des couleurs de la vie », écrivait Gaëtan Picon, « imprégnée jusqu’à la saturation. Aussi bien pèse-t-elle sur nous non comme un souffle de la voix – mais comme pèse sur notre corps un autre corps, jeune et plein, fougueux et rebelle ».
    Pour remonter à la source étincelante de cette poésie, quelques publications récentes sont alors à recommander, des Feuillets d’Hypnos, notes de guerre souvent fulgurantes du résistant-poète, au recueil majeur de Commune présence, magnifiquement préfacé par Georges Blin. Si l’approche critique a été enrichie par un Cahier de l’Herne référentiel, deux nouveaux ouvrages déploient des chemins à travers l’aventure littéraire du poète étroitement mêlée à celles de ses amis artistes. Sous la direction de Marie-Claude Char, on entre ainsi Dans l’atelier du poète, très bel aperçu illustré de son Work in progress ; et, prolongeant la même démarche sous la forme d’un somptueux album, la veuve du poète arpente le Pays de René Char, englobant ses territoires successifs, jusqu’aux derniers mots épurés de l’Eloge d’une soupçonnée, paru en mai 1988, trois mois après la mort de René Char: « Vite, il faut semer, vite, il faut greffer, tel le réclame cette grande Bringue, la Nature ; écœuré, même harassé, il me faut semer ; le front souffrant, strié, comme un tableau noir d’école communale »…

    471d914f58d2e2e7cb9fbf1cbe3757d7.jpgRené Char. Feuillets d’Hypnos. FolioPlus Classiques, 153p. Commune présence, Poésie/Gallimard, 361p. Char dans l’atelier du poète. QuartoGallimard, 1021p.
    Marie-Claude Char, Pays de René Char, Flammarion, 260p.
    Albert Camus et René Char. Correspondance 1946-1959. Gallimard, 263p.
    Exposition René Char à la BNF, à Paris, jusqu’au 29 juillet.

    Photos: René Char, en septembre 1930, envoie cette photo de lui à André Breton, dans laquelle on reconnaît son ami Paul Eluard…

    René Char en compagnie d’Albert Camus, en 1947

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 12 juin 2007.

  • Faut-il lire René Char à genoux ?

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    Et si l'on mettait un bémol à l’adulation du poète ?
    C’est entendu : la poésie de René Char est souvent magnifique. Je ne dirais pas émouvante, mais splendide jusqu’en ses obscurités, d’un lyrisme et d’une plasticité remarquables, d’une sensualité procurant de vrais bonheurs de lecture presque physiques. Une pensée y travaille le corps de la langue, une éthique et une estéthique s’y modulent en images fulgurantes contre les instances du mal et de la dissoulution, de la vulgarité et de la laideur, mais parfois aussi en formules solennelles, voire sentencieuses. Entre seize et vingt ans, pour ma part, j’ai gravement aimé cette poésie : Les Feuillets d’Hypnos me fascinaient comme les notes éparses d’un héros de l’Illiade, je savais par cœur Lettera amorosa, j’ai lu et relu, entre autres, le grand recueil de Commune présence, et fait miennes ses maximes qui me semblaient belles et profondes sans que je ne les comprenne toujours. En tout cas je comprenais et j’aimais : « Au tour du pain de rompre l’homme, d’être la beauté du point du jour », ou j’aimais et je comprenais : « Dans la boucle de l’hirondelle un orage s’informe, un jardin se construit », j’appréciais gravement « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience » ou « si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel », ou bien « Les pluies sauvages favorisent les passants profonds », et aujourd’hui encore je retrouve, avec le meilleur de René Char, un Midi de soleil et d’eau vivifiante que j’aime arpenter, comme la terre un peu plus au nord de Philippe Jaccottet ou celle, du Jorat vaudois annonçant le romantisme allemand, de Gustave Roud.
    Cela noté, le déferlement actuel des hommages à René Char me laisse songeur, et la vénération convenue qui entoure le poète ne me semble pas du meilleur aloi. Certains propos de Marie-Claude Char elle-même, qui ordonne la commémoration du centenaire avec autant d’autorité que de compétence et de goût, incitent à la même réserve et désignent, par ailleurs, un « usage » du poète qui laisse perplexe: «Il faut avoir à l’esprit que Char a été abondamment utilisé, par le monde politique, par le monde littéraire, notamment avec les aphorismes, souvent cités, et que trop souvent on le pense comme un monument, la statue du Commandeur. Mais je suis frappée par la présence régulière de ces citations dans les carnets du Monde ou du Figaro, pour accompagner l’annonce d’un décès, rendre hommage à la personne disparue. Cela tient, je crois, au fait que c’est une poésie qui touche tout le monde, qui peut aider tout le monde à vivre.
    Or, comme je m’apprêtais à y aller, à mon tour, de mon papier de circonstance, je me suis rappelé la parution, à la fin de 1992, d’un pamphlet de François Crouzet intitulé Contre René Char et paru aux Belles Lettres, qui avait le mérite de rompre l’unanimité et la conformité en soulignant cruellement la part fumeuse ou pontifiante de cette poésie. Ainsi de citer cette belle horreur : «Le poète fonde sa parole à partir de quelque embrun, d’un refus vivifiant ou d’un état omnidirectionnel aussitôt digité ». Ou cette autre qui n’est pas mal non plus : «L’homme criblé de lésions par les infiltrations considéra son désespoir et le trouva inférieur. Autour de lui les règnes n’arrêtaient pas de s’ennoblir comme la délicate construction du solstice de la charrette saute au cœur sans portée»...
    Avant l’impertinent, d’autres contempteurs, et pas des moindres, avaient également égratigné la statue du Commandeur, tels Etiemble et le grand Ungaretti, qui n’y allait pas de main molle en écrivant : « Char est charmant quoique ses poèmes font parfois l’effet de couilles empaillées ou de fatras de liège ».
    Et l’horrible Jacques Henric de nouer la gerbe d’épis noirs : «Char : passé politique impeccable, grand résistant, volontaire exilé du délétère Paris, carrure paysanne promenant ses souliers écolos sur des chemins fleurant bon le romarin et la crotte de brebis, et surtout, surtout, l’auteur d’une œuvre suffisamment absconse, alambiquée, pour permettre aux interprètes des textes sacrés de plancher toute une vie, avec des frissons d’horreur sacrée, sur la moindre éjaculation poétique du Maître…

    Tout cela manque de nuances et de finesse, cela va sans dire, mais il me plaît assez de revenir à la poésie de René Char, aujourd'hui, avec la liberté d'esprit et l'humour sans lesquels un goût risque de n'être qu'une adhésion mimétique ou une affectation de surface...

  • Jack le crack

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    Hommage à un frondeur poète


    « La mort, ce serait le rêve si, de temps en temps, on pouvait ouvrir un œil », écrivait Jules Renard dans son Journal. C’est la phrase que Jack Rollan a fait reproduire sur le faire-part de son décès, survenu le 3 mai 2007 et annoncé aux médias après la dispersion de ses cendres à la surface des eaux du Léman.
    Jack Rollan, en Suisse romande, était connu comme le loup blanc. Ce fut le chroniqueur satirique le plus talentueux de nos régions, d’abord à la radio, puis dans les journaux où, durant près d’un demi-siècle, il distilla un Bonjour irrévérencieux envers tous les pouvoirs établis. Aventureux de nature, mais peu doué pour l’organisation durable, il fonda un cirque, une maison d’édition et, avec son compère Roger Nordmann, cette entreprise extraordinaire que fut La Chaîne du bonheur, par le truchement de laquelle des millions furent collectés, à travers les décennies, pour aider les victimes de toutes les catastrophes, guerres et misères. Il écrivit aussi des livres, composa des chansons, se mit beaucoup de gens « bien» à dos et ne s’en trouva pas plus mal, mais pas plus riche non plus. Souvenir très personnel : Jack Rollan habitait, au temps de sa popularité sulfureuse, dans une somptueuse maison se dressant non loin de la nôtre, toute modeste. Sur sa porte était apposée une inscription solennelle : ON NE REçOIT QUE SUR RENDEZ-VOUS. Jack devait avoir trouvé cette plaque dans une brocante, mais c’est au sérieux que mon père la prenait. Ah le saltimbanque, ah le Don Juan, ah le directeur de cirque à la manque, mais pour qui se prenait-il donc !? Les deux voisins étaient nés la même année 1916. Je présume que, le ciel se faisant étroit, ils ont dû se retrouver là-haut et rient ensemble de tout ça en fumant leurs clopes. Ce qui est sûr, c’est que, des années, nous n’aurons manqué aucun de ses Bonjour...

    On le revoit avec son chapeau sur l’œil, un peu canaille. On se rappelle la gouaille de son Bonjour légendaire à la radio, puis dans son canard du même nom, un peu boiteux. Ceux qui l’ont connu se rappelleront entre eux ses frasques et ses folies, si peu dans le grave goût romand, mais au fond qui était Jack Rollan ?
    Il y a quelques semaines, il m’avait envoyé une brassée de poèmes inédits, qu’il avait tirés « d’un grand désordre » dû à son « génie personnel et à celui des femmes de ménage ». Hélas j’ai trop tardé à lui en parler, ne connaissant pas sa mauvaise santé, mais d’emblée m’avait frappé l’élan amoureux qui les traversait (leur titre d’ailleurs est Je t’aime – et variations), et la grâce ciselée de leur forme, leur mélange de naturel primesautier et d’élégance à l’ancienne, de vitalité joyeuse et de mélancolie aussi.
    Jack Rollan écrivait ainsi dans un poème intitulé Coup de foudre, daté de 1998 : « C’est affreux de penser à vous/sachant qu’il faut y renoncer/puisque ma vie arrive au bout/alors que vous la commencez », et qui finissait sur ces vers exprimant bien le versant généreux de sa nature : « C’est affreux de penser à vous / mais plus affreux est de penser / que j’aurais pu mourir sans vous / avoir vue un instant passer »…
    Parce qu’il était gouailleur et batailleur, on a souvent considéré Jack Rollan comme un bateleur plaisant mais en somme sans consistance. Or la beauté intérieure se révélant dans ses poèmes, qui lui fait par exemple écrire « Je t’aurais fait l’amour /en écoutant Ravel /A genoux, sans bouger, comme on fait sa prière », dévoile un aspect plus secret de sa personnalité, entre fantaisie et nostalgie. Jack Rollan qui saluait toute une époque passée en chantonnant Addio Vespa, écrivait aussi : « Je n’aime pas mon cœur/tabernacle d’un culte/où mon enfance en pleurs/déteste cet adulte/qui rate son bonheur », ou sous le titre d’Insomnie : « Je ne supporte pas/le bruit de cette rue, où je m’endors tout seul/où je m’endors sans toi/Je ne supporte pas/mon drap de toile écrue/ qui me fait un linceul/ puisque j’y dors sans toi »…


    Coup de foudre

    C’est affreux de penser à vous
    Sachant qu’il faut y renoncer
    Puisque ma vie arrive au bout
    Alors que vous la commencez…

    C’est affreux qu’un regard si doux
    Puisse à ce point vous transpercer
    Que le cœur en a comme un trou
    Que plus rien ne pourra panser…

    C’est affreux de savoir que tout
    Nous sépare et peut vous blesser
    Qu’un mot trop fort, qu’un mot trop fou
    Pourrait à jamais vous chasser…

    C’est affreux de rêver de vous
    Vous caresser, vous enlacer
    Et de se réveiller debout
    Tandis que vous disparaissez…

    C’est affreux de penser à vous
    Mais plus affreux est de penser
    Que j’aurais pu mourir sans vous
    Avoir vue un instant passer…

  • Archipel de l’insomnie

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    Ces parages où la vie s’impatiente, de Jacques Roman

    L’image est un peu éculée, du poète considéré comme un veilleur, et pourtant c’est bien cela qu’incarne Jacques Roman toutes les nuits à sa lucarne, à poursuivre son Ouvrage de l’insomnie dont vient de paraître le troisième volume, tissé de fragments d’une sorte de continuel murmure où la pensée et la langue ne cessent de travailler la matière. Il y a là quelque chose de très physique et d’intensément poétique à la fois dans le sens là encore d’un travail de transmutation.
    « J’ai appris à vivre comme un compositeur qui s’entendrait dire chaque jour que son œuvre ne sera jamais jouée », écrit Jacques Roman qui n'en finit pas de publier et d’apparaître sur nos scènes à lire notamment les textes des autres (il prépare une lecture d'Une bruyante solitude de Bohumir Hrabal), mais c’est autre chose qu’il signifie là: comme si l’écriture vécue à sa pointe lui était encore insuffisante, toujours en avant de la vie mais en manque d’un autre absolu : « On eût voulu se faire aimer non pour soi mais pour ce qui nous traversait immense et qui à tous appartenait ».
    C’est ainsi comme un auteur anonyme, éminemment personnel mais comme parlant en nos noms multiples, que nous suivons dans ses tâtons éclairés de loin en loin par des fulgurances ou par des sortes d’oasis de simplicité lumineuse, ainsi : « Il y a des êtres et des lieux rencontrés dont je n’ai plus mémoire de noms mais bonheur ! Dans leurs parages je me souviens d’escaliers embaumant la cire, de draps frais, de café au lait, de petit jour et de douce hospitalité ».
    Le seul mot de betterave lui rappelle un monde, à l’enfant abandonné par sa mère qui se rappelle le travail d’aller aux betteraves: « Au lieu où je fus placé en nourrice, le champ des morts, sa place est en plein champ de betteraves. » Et le goût du mot de se mêler à celui d’ entrave et de commander
    Dans le même ordre des épiphanies familières, je relève ceci : « Le petit tableautin qu’était l’ardoise : le plaisir de la mouiller à l’aide de l’éponge, en tirer le noir profond puis, lentement, la voir se voiler de gris : L’expression de la pensée a toujours ce gris-là » Ou cela d’aussi physique et méta : « Le toucher contient plus de visages qu’un miroir ». Ou cela encore : « J’ai la mémoire de la joie intense à faucher l’herbe, à entendre siffler la faux qu’accompagne mon souffle, ma respiration, tandis qu’un pied après l’autre on avance en travail. » Ou cela : « Ma vie doit beaucoup à la littérature et, les années passant, j’ai toujours plus chagrin de ne pouvoir lui acheter la robe promise ».
    Allons donc, cher vieux, elle ne lui va pas si mal, la robe que tu lui tisses tous les soirs, avec autant de grâce ici que de rage et d’humour. De cette rage que je partage aussi bien: « J’écris, moi, depuis un pays qui se méfie des pays. La Suisse (c’est le nom du pays où je survis) draine une avarice que masque sa richesse ». Et cela que je contresigne itou : « Ce pays semble assimiler l’artiste à un « cas social ». Et comme la folie y est répandue, enfin, une folie calme une folie d’au bout de la route quand la bête est matée (un bon fou y est un fou mou), on se demande si le Suisse ne soupçonne pas l’artiste d’être la cause de toute cette folie et pire ! celui qui pourrait en ébranler la masse folle et molle. L’artiste est donc un dissimulateur dangereux qu’il convient de remettre à sa place : nulle part. »
    Jacques Roman. Ces parages où la vie s’impatiente. L’Aire bleue, 283p.

  • Et la beauté légère...

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    Proses inédites de Marc Tiefenauer


    Cinquante
    Dans le stéréoscope de bakélite j’aperçois Grace Kelly
    tellement belle puis monégasque et d’une pression de
    l’index défilent des hauts-de-forme et des marins
    endimanchés des officiers un peu glamour puis plus du
    tout comme ce trou dans l’océan Bikini Test et l’atoll
    est foutu les îles Marshall c’est pas Monaco on oublie la
    bombe H mais pas Marilyn si blonde en épousant
    Miller communiste peut-être quand la Granma accoste
    à Cuba à bord Castro et Guevara ils en ont marre
    comme Ambedkar et trois cent mille Mahars néobouddhistes
    nés intouchables ça en jetait en cinquantesix
    mais toi t’es là bien plus qu’Elvis que Mendès
    France et les souverains de bakélite.

    Coupe du monde
    Tout le monde attend. Presque tous. Ce soir ce sera le
    ballon la boule à faire tourner le monde tout le monde
    dans l’extase de la sphère. Comme un devoir de ne pas
    manquer ce rond dans ce rectangle-là. Maillots drapeaux
    calicots et masses humaines pressées au bord de l’herbe
    des téléviseurs. La messe cathodique ce soir le culte
    profane des forces populaires. Ce soir vous allez voir ils
    peuvent courir la Terre tourne en rond et rien ne roule
    en ville les rues seront vides. Les chaînes télévisées nous
    enfermeront impossible d’y échapper. Enfer ce soir
    pour qui sort la tête la coupe du monde est annoncée.

    Au sol aimé
    Au sol aimé les pieds des femmes flattent la rue la
    malmènent des talons promenés cliquetants. Au bal des
    dactylos les jambes se croisent les yeux touchent les
    cuisses du bout de la langue. Les seins balancent entre
    les hommes ballants contemplant le rythme des corps.
    Gravité tout de même. Impassibles les hommes fascinés
    assistent à leurs rêves projetés par-devant eux. L’ombre
    est complice quand elle complique l’entr’acte des murs
    entre deux salves de chairs. Vivement l’hiver. Après
    tout non le supplice est gourmand et la beauté légère
    qui cadence les sèves à fleur de goudron.

    Au sol mariné
    Au sol mariné le pollen fond de teint voile puis dévoile
    les pas. Du lac le vent lève une brume qui suit la rue
    blonde sur ses rives où l’asphalte est ridé. Au bord de
    l’arrêt le goudron se plisse le bus s’en approche ballotte
    le long du quai granitique. La nuit reflue. Les jambes
    embarquent les mains s’accrochent à l’inox tango des
    corps cahotés ondulant sur l’essieu. Les vitres vibrent le
    bus crache le flux s’ouvre et la caravane dépasse l’îlot
    arrêté parmi les phares. Mais le convoi s’échoue
    baleinier au carrefour sous les feux pollinisés.


    Marc Tiefenauer est né à Lausanne en 1973. Licencié en lettres indiennes et orientales. Rédacteur publicitaire. Auteur de poèmes, récits fantastiques, textes sur Internet, et traduit des nouvelles anglophones. Anime le site http//:www. rimeur.net.
    Ces proses inédites ont paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 72, Mai 2007. Commandes: Le passe-Muraille, Cas Postale 1164, 1001 Lausanne.

  • L'Âme du monde

     medium_Savoie29.JPG Pour le centenaire de Samivel.

    A La Désirade, ce dimanche 29 avril. – Les montagnes de Savoie étaient ce matin diaphanes et pures, comme des îles flottant dans l’azur, et comme copiées des aquarelles diaphanes et pures de Samivel qu’on voit ces jours dans la riche et belle exposition rétrospective du château de Saint-Maurice, à découvrir avant de se procurer L’Ame du monde, admirable album rendant hommage aux multiples talents de ce grand invisible, la discrétion faite homme, qui excellait à la fois dans la peinture et dans l’écriture, la photographie et le cinéma documentaire.
    Paul Gayet, alias Samivel, écrivait ceci dans L’œil émerveillé, qui le résume à la perfection :
    « Il me vint à l’idée d’examiner une belle feuille dorée comme une crêpe, une feuille multiple, je m’en souviens, lâchée par l’aîné des marronniers. Elle ressemblait à un éventail baroque, ou bien à un panache, jusqu’au moment où j’y découvris sept poissons accrochés à la même ligne, et demeurai fasciné par le réseau des nervures symétriques, le dessin délicat des tissus végétaux. Cette perfection qui, de palier en palier, s’amenuisait jusqu’à des perspectives indistinctes me comblait d’une joie singulière. C’était après tout, si l’on y réfléchit, un message de l’infini à la portée d’un petit d’homme, et dépourvu d’angoisse ; en tout cas la révélation de la fabuleuse prolifération des apparences ».
    medium_Samivel3.JPGA cette proliférante beauté, Samivel, que Jean-Pierre Coutaz, commissaire de l’exposition, appelle « le dernier des romantiques », n’a cessé de rendre hommage, avant de la défendre contre les déprédations de l’homme. Ce romantique-là n’était pas, en effet, du genre seulement contemplatif, puisqu’il fut à l’origine des parcs nationaux (cofondateur notamment du Parc de la Vanoise) et ne cessa de mettre en garde ses semblables, dès les années où il fit équipe avec Paul-Emile Victor, contre la dégradation de notre environnement.
    medium_Samivel6.2.JPGJe reviendrai sur la magnifique exposition de Saint-Maurice d’Agaune, qu’il faut absolument visiter. Mais il me faut citer encore le commentaire si pénétrant de Jean-Pierre Coutaz à propos des mots de Samivel : « Il y a dans ce souvenir d’enfance relaté dans L’œil émerveillé la quintessence de la vie, de l’art et de l’œuvre de l’artiste. On imagine aisément le petit garçon solitaire, observateur et rêveur, accroupi au pied d’un arbre (comme le sage en méditation face à la montagne dans Au vrai sommet de L’Opéra des pics), perdu dans son monde et balayant du regard le sol saupoudré d’or automnal. Le bruissement des feuilles si proche du clapotis des vagues berce sa mélancolie et l’enfant cueille une feuille et de son œil d’alchimiste accomplit le grand œuvre. Paul Klee, à quelques années près, n’écrivait-il pas d’ailleurs que le rôle de l’artiste n’est pas de reproduire le visible mais de produire l’invisible ».

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    Samivel. L’âme du monde. Un ouvrage très richement et magnifiquement illustré de nombreuses aquarelles pleine page, avec des textes de Jean-Pierre Coutaz, Yves Paccalet, Yves Frémion, Erica Deubler Ziegler et Jean-Louis Feuz. Höbeke, 140p.
    Saint-Maurice d’Agaune. Au Château : exposition Il y a 100 ans naissait Samivel, illustrateur, écrivain, cinéaste, jusqu’en septembre.
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  • Une présence vivifiante

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    Reconnaissance à Georges Haldas

    Georges Haldas passera, en août 2007, le cap de ses 90 ans. Pas un instant, cependant, la notion de «grand âge» ne nous est venue à l’esprit en pensant à cette date, pas plus que ce ne fut le cas lorsqu’a été fêté, en décembre dernier, un autre nonagénaire en la personne de Maurice Chappaz, qui fut l’ami de jeunesse d’Haldas.
    Ces deux écrivains, parmi les plus éminents qui ont fait œuvre en Suisse romande, en imposent également par la constance de leur fécondité littéraire, par la fraîcheur inaltérée de leur verbe, qui se vérifiera en ces pages, et par le rayonnement de leur présence.
    La présence de Georges Haldas est d’abord présence au monde, vécue dès chaque aube par le poète entrant en relation avec le vivant, puis avec les vivants. Nonante livres, poèmes et récits, chroniques surtout, modulent cette expérience à la fois existentielle et poétique d’un homme qui a consacré sa vie entière à ce qu’il dit l’Etat de Poésie. Rien d’établi pourtant dans cet état qui est à la fois absorption, relation, consumation et transmutation.
    Nous sommes heureux d’accueillir, dans cette livraison qui s’ouvre sur un poème inédit de Georges Haldas, des témoignages d’estime et d’amitié venant d’auteurs de quatre générations et de sensibilités variées. Un signe doit être adressé, aussi, à Vladimir Dimitrijevic, le compagnon fidèle et l’éditeur. Avec l’espoir de contribuer, enfin, à la défense d’une œuvre vivifiante.
    Ce texte constitue l’introduction de l’hommage collectif intitulé Reconnaissance à Georges Haldas, paru dans la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 72, Mai 2007, qui sera présentée au Salon international du Livre et de la Presse, à Palexpo-Geneva, du 2 au 6 mai. Pour commander Le Passe-Muraille: Abonnements-administration: Le Passe-Muraille, Case Postale 1164, 1001 Lausanne.
    Portrait photographique de Georges Haldas, en 1997: Horst Tappe


  • La vie de poème

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    Grand Corps Malade emballe le public de Beausobre, avec empathie et poésie.

    Grand Corps Malade dit qu’il n’aime pas les gens, mais c’est pour rire, et les gens le lui rendent bien. Comme la vie qui lui a fait un croc-en-jambe, à laquelle il rend le meilleur de sa poésie. Poésie du bitume et de la vie, sans amertume mais non sans nostalgie, poésie toute simple, cousue de mots qui riment au rythme, tagadam du slam. Poésie d’émotion et de tous les jours, de rage parfois mais surtout d’amour : pour sa béquille, sa banlieue de Saint-Denis, une terrasse de Paris qu’il lui semble découvrir au matin du monde, les mots qui disent tous les gris et les couleurs de celui-ci, les histoires de cœur qui sont comme les voyages en train, l’amitié sa meilleure amie, les gens qu’il aime et qui le lui rendent sans se faire prier.

    Ainsi le public de mercredi soir à Beausobre, plus jeune qu’à l’ordinaire, l’accueille-t-il avec les clameurs et les sifflets qu’on réserve aux rockers, même s’il ne s’est pointé qu’une fois jusque-là en nos contrées, l’an dernier à Paléo. Mais Midi 20, son CD qui a cartonné à plus de 100.000 exemplaires, réalisé par son pote musicien Petit Nico, est déjà su par cœur de beaucoup. Les « meufs » adorent à l’évidence ce grand flandrin béquillard au beau regard et à la voix grave, chaude, mélodieuse, sonnant vrai, faite pour faire chanter les mots: chercheur d’or, de phrases et de phases, qui parle avec les sens et se dépatouille sous le triple contrôle embrouillé « de la tête, du cœur et des couilles »…

    Jamais vulgaire pour autant, Fabien Marsaud, devenu Grand Corps Malade après le mauvais plongeon dans une piscine qui a fait un handicapé de cet ancien basketteur, a passé du slam de bar au concert sur grande scène avec un formidable surcroît de présence, en toute simplicité préservée. Ses trois complices musiciens (Nicolas Seguy au piano, Yannick Kerzanet à la guitare et Feedback aux percussions) prolongent en beauté ses dits à capella, enfin une vraie poésie urbaine à larges échappées (de Vu de ma fenêtre à Paroles du bout du monde) se dégage de ses textes atteignant de loin en loin « un véritable état second, une espèce de transe. Qui apparaît mystérieusement et s’envole en silence »… 

     

  • Poète de l'instant


    Hommage à Pierre-Alain Tâche. Une exposition et un nouveau livre marquent 40 ans de poésie.

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    « Le poète est un jeune homme aux cheveux blancs, il est myope avec de gros yeux et il y a toujours quelqu’un qui vient de marcher sur ses lunettes », notait Roland Dubillard dans ses carnets, et cette image nous est revenue en lisant Roussan de Pierre-Alain Tâche, qui vient de paraître en même temps qu’un bel hommage est rendu au poète lausannois au palais de Rumine.
    On nous objectera que rien, au premier regard, ne rapproche le jeune poète de Dubillard et le digne Pierre-Alain Tâche, figure éminente de la poésie romande qu’on pourrait dire le double héritier de Gustave Roud et de Philippe Jaccottet, dont le personnage de notable bien établi, magistrat en retraite, n’a guère du bohème à lunette fendues.
    Or à y regarder de plus près, sans fard social, c’est bel et bien le poète frais émoulu que nous retrouvons dans ce que nous préférons des fusées lyriques de ce Pierre-Alain Tâche qui, il y a quarante ans de ça, avec Greffes puis La boîte à fumée, incarnait le jeune poète à nos yeux adolescents. Depuis lors, l’écrivain régulier a produit son œuvre, riche aujourd’hui d’une trentaine de titres. Or sa poésie, à travers son évolution vers moins de fioritures précieuse et plus de simplicité, a conservé cette fraîcheur du verbe à sa source (laquelle a des cheveux d’écume blanche et des éclats de lunettes en miettes) qui se joue des âges.
    D’un recueil à l’autre, Pierre-Alain Tâche a cartographié, bien au-delà de nos régions, une géographie poétique qui sait ressaisir le génie du lieu (autant que Charles-Albert Cingria, Michel Butor ou Jacques Réda) et magnifier l’instant vécu. De notre Cité lausannoise à l’île d’Orta ou, dans Roussan, des bleus salés-sableux de Vindilis (Belle-Île-en-Mer) à tel jardin perdu d’une enfance ou à telle maison close de Semur-en-Auxois, le poète nous lave le regard au fil de mots comme rénovés. Francis Ponge disait qu’il prenait les objets du monde pour les réparer dans son atelier. Tâche s’y emploie lui aussi, avec une sorte d’enjouement amoureux et de gravité légère. Tantôt limpide et tantôt baroque, ludique ou pensive, musique et peinture en contrepoints subtils, la poésie de Pierre-Alain Tache est éloge serein. D’aucuns lui reprocheront d’ignorer l’effondrement des tours de Manhattan. C’est que son horloge est réglée sur le temps des forêts qui repoussent, dont les allées résonnent comme celles de cathédrales…
    Pierre-Alain Tâche. Roussan. Empreintes, 109p.
    Lausanne. Palais de Rumine. Pierre-Alain Tâche, une poétique de l’instant. Exposition, jusqu’au 31 mars 2007.

  • Actualité de Cendrars

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    Dernières parutions

    L'actualité de Cendrars est relancée ces jours par la publication de quatre livres marquant, du même coup, la fin de la réédition des Oeuvres annotées par Claude Leroy, chez Denoël. Avec les volumes 13, 14 et 15 de cette série s'achève ainsi une édition assortie d'un appareil critique léger. Le dernier volume, reprenant les fameux entretiens de Cendrars avec Michel Manoll, Blaise Cendrars vous parle... illustre parfaitement le travail de mise en perspective de Claude Leroy, qui détaille par exemple les circonstances dans lesquelles ont été réalisés ces entretiens et l'énorme travail de refonte accompli par Cendrars pour le passage de l'oral à l'écrit.

    Autre transcription passionnante relevant du même genre: Celle de Qui êtes-vous ?, émission de radio qui rassemble ici, autour de Cendrars, divers interlocuteurs (dont les écrivains Emmanuel Berl et Maurice Clavel) qui s'affairent à pousser le poète dans ses derniers retranchements, d'où il échappe le plus souvent avec des prodiges de malice affabulatrice ou de mauvaise fois. Un certain Dr Martin, jouant les psychanalystes, parvient cependant à le transporter, soudain, sur le terrain de l'absolue sincérité, et tout l'entretien s'en trouve éclairé d'une autre lumière. La pauvre Berl ne semble pas bien comprendre à quelle sorte de vérité se réfère Cendrars, alors que les propos de celui-ci tissent une véritable profession de foi poétique sur fond, quelque peu inattendu, de pessimisme philosophique nourri de Schopenhauer.  

    Le continent Cendrars n'a cessé, ces dernières années, de se trouver cartographié par moult diligents chercheurs tous plus ou moins liés au Fonds Cendrars des Archives littéraires suissses. Ces travaux ont nourri, comme elle le révèle d'entrée de jeu, la nouvelle édition de la grande biographie de son père dont Miriam Cendrars avait publié une première mouture en 1984. Monumentale, cette biographie entremêle le récit d'une vie et les innombrables écrits procédant de celle-ci ou la réinventant, d'une manière incessamment créatrice. Fils d'un inventeur raté qui s'inventait déjà tout un monde dans ses palabres de bistrot, le jeune Sauser devenu Cendrars a passé par une multitude d'avatars souvent peu connus, parfois peu glorieux, mais dont l'ensemble constitue bel et bien une légende de la littérature du XXe siècle.   

     

    Deux affabulations du poète, rapportées par Claude Roy 

    "Blaise Cendrars, quand je le rencontrai, était un vieil homme. Manchot, boucané, la trogne d’un adjudant de la Coloniale qui aurait eu du génie dix minutes avant Apollinaire. La prose du Transsibérien, les Pâques à New-York : mon cœur bat toujours en lisant ces poèmes.

    Un grand malheur avait frappé Cendrars : la mort de son fils. Un peu de hargne aussi l’avait atteint, comme un peu de mal-mûri gâte une vieille pomme rouge : Cendrars était, tout compte fait, un célèbre méconnu. Il consolait sa grande peine, et ses petits ressentiments, en fabulant à sa machine à écrire. Un de ses livres d’alors s’intitule Histoires vraies. C’est hâbler dès le titre. Cendrars galopait au large du réel.

    Un jour, j’avais été lui rendre visite à Aix-en-Provence. Pendant tout le déjeuner il m’avait parlé du célèbre tableau du Maître de l’Annonciation d’Aix. Je n’avais pas de chance. La toile était justement en voyage. Elle avait quitté l’église de la Madeleine, envoyée il ne savait où pour une de ces expositions temporaires qui font voir du pays aux chefs-d’œuvre. Mais ça ne faisait rien : Cendrars avait exactement le tableau dans l’œil. Il le connaissait comme sa poche. Il l’avait étudié pendant des mois et des mois. Il avait même fait à son sujet des découvertes capitales. Il avait acquis la certitude que l’auteur de cette Annonciation était un de ces satanistes déguisés en peintres pieux qui abondaient au XVè siècle.

    Ils camouflaient sous une orthodoxie apparente leurs blasphèmes et leurs défis. La preuve, c’est que le bouquet qui, dans l’Annonciation d’Aix se trouve aux pieds de la Vierge est composé sournoisement de toutes les fleurs chères à Satan, et aux treize mille démons, Séddim, Schirim, Bélial, Belzébuth et leur cohorte sulfureuse.

    Le peintre avait rassemblé dans un pot de cuivre la flore de l’enfer : le chardon stérile, la racine de houx, la mandragore, l’iris noir, toutes les fleurs du jardin du mal. Cendrars était intarissable sur ses découvertes. Il les étayait d’une scintillante érudition où les traités de démonologie, les Pères de l’Eglise, les descriptions des théologiens de l’Eglise syriaque, l’Histoire de la Magie en France du bon Garchet et les traités persans d’astrologie venaient à la rescousse.
    Après le déjeuner, nous allâmes en flânant jusqu’au Musée, et dans la seconde salle, je tombai sur la toile de l’Annonciation d’Aix. Elle y était accrochée temporairement, parce qu’on faisait des travaux dans l’église de la Madeleine. Je me précipitai sur le bouquet dont Cendrars m’avait entretenu pendant une bonne partie du déjeuner. Pour découvrir que le peintre avait représenté avec autant d’amour que de minutie, non pas les végétaux vénéneux que m’avait décrits le poète, mais (plus innocemment) deux lys blancs, une campanule bleue et une rose rouge.
    « Regardez, Cendrars ! » M’écriai-je.
    Il se pencha, examina avec un œil stupéfait le bouquet que je lui désignai, se releva avec une expression souveraine d’indignation :
    « Ah les salauds !s’écria-t-il : ils ont fait des repeints ! »
    L’année suivante, après une journée à Aix en compagnie de Cendrars, il m’emmena boire à la fin de l’après-midi le verre des adieux dans un petit bar du cours Mirabeau. Il ne pouvait m’accompagner jusqu’à la gare, où j’allais prendre le train, mais avait décidé de faire un bout de chemin avec moi.
    « Vous avez vu, me dit-il, le patron de ce petit bar devant lequel nous venons de passer ? C’est Charlot, un vieil ami à moi. Ah si nous avions eu le temps, j’aurais aimé que vous bavardiez avec lui ! C’est un personnage étonnant. Il est bistrot, mais il a en même temps la passion de l’archéologie, des vieilles pierres, de l’histoire. Pendant l’occupation, c’est lui qui a organisé l’évasion des résistants de la prison d’Aix. »
    « Quelle évasion ? » demandai-je.
    « Oh ! tous les journaux en ont parlé. On a même décoré Charlot après la Libération . Il était peut-être le seul aixois à connaître l’existence du souterrain creusé au Moyen Age, un souterrain qui réunissait le Palais de Justice à la place où avaient lieu les exécutions capitales. Charlot a réussi de sa cellule à en trouver le tracé, à creuser au bon endroit pendant des nuits avec ses camarades, et finalement à y faire passer douze personnes avec lui, qui attendaient d’être fusillées par les Allemands. Une nuit, ils ont filé et les Allemands ne les ont jamais rattrapés. »

    Je quittai Cendrars, arrivai à la gare, pour m’apercevoir que j’avais raté mon train. Schéhérazade ne donne pas la vertu d’exactitude à ceux qui l’écoutent. J’avais deux heures à tuer en attendant le prochain départ, et je décidai de retourner bavarder avec le nommé Charlot.
    Il fut très aimable. Dommage : il n’avait jamais été en prison sous l’occupation. Il n’y avait malheureusement eu aucune évasion de la prison ni du Palais de Justice. Personne n’avait entendu parler du fameux souterrain qui réunissait la Conciergerie à la place des exécutions capitales.
    Mais quoi ? Quel mal y avait-il là ? Cendrars avait été heureux deux heures. Je l’avais été avec lui..."

    Propos rapportés par Claude Roy in Somme toute, anatomie du mensonge. Paris Gallimard.1976. Page 215-217.
    Photo de Robert Doisneau: Blaise Cendrars et les Gitans d'Aix-en-Provence.
    Cette citation de Claude Roy a été retrouvée par Bona Mangangu, citée sur son blog (cf liens ci-contre).

  • Nanar revisite l’anar

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    Bernard Lavilliers rafraîchit le répertoire de Léo Ferré

    « Je chante pour passer le temps/Petit qu’il me reste de vivre », tels sont les mots de Louis Aragon, dont Léo Ferré a fait cette chanson que, seul avec sa guitare, après deux heures de concert en impétueux crescendo, Bernard Lavilliers module en douceur, la voix grave et belle, par manière de conclusion sur un deuxième rappel.

    C’était jeudi soir à l’Octogone, devant un public oscillant entre trente-cinq balais et le double, les fidèles de l’anar mêlés à ceux de Nanar : un Lavilliers à sa fine pointe, entouré de potes musiciens de haute volée, plus un gracieux et juvénile quatuor à cordes féminin.

    Dans La marge, déjà, son album datant de 2003, Bernard Lavilliers avait chanté les poètes, annonçant la couleur avec une profération-manifeste de Léo Ferré contre la poésie de salon qui rampe et fait des chichis : « La poésie est une clameur. Elle doit être entendue comme la musique. Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie. Elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche »…

    Rien de gueulard pour autant ni de mégalo (à la Léo des dernières années) dans cette traversée de l’univers d’un grand lyrique de la chanson libertaire qui sut habiller de notes de merveilleux poèmes (d’Aragon, mais aussi de Rimbaud ou de Verlaine) ou revisiter les chansons des autres (d’un Jean-Roger Caussimon et son inoubliable Monsieur William), comme Lavilliers le revisite à son tour en prenant des libertés (musicales surtout) sans le trahir jamais.

    Très sobrement d’abord, accompagné du seul piano (avec Les poètes, La mélancolie et le Merde à Vauban de Pierre Seghers), Lavilliers est bientôt rejoint par ses musiciens avec lesquels il vibre en symbiose sur des arrangements souvent magnifiques: ainsi de L’étrangère en frénésie gitane, L’Affiche rouge au fort impact émotionnel, Avec les temps en dissonances déjantées, Comme à Ostende ou La mémoire et la mer dans toute leur somptuosité chromatique.

    Mêlant délicatesse et sensualité, gouaille et spleen, modulations minimalistes et foucades explosives, cet hommage à Léo Ferré restitue le meilleur de celui-ci, avec le « plus » d’une vraie cure de rajeunissement.

    Photo: Chris Blaser

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 21 octobre