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poésie - Page 3

  • Mademoiselle Saligot

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                De l’emblème qui signale les bons en ce pays. Où est évoquée la figure du Bon Maître par excellence. De la difficulté qu’il eut à soumettre une jeune sauvage à sa discipline.
     
                Les bons se signalent, dans ce pays, par un poisson autocollé à l’arrière de leur voiture, de sorte qu’on est averti à chaque fois qu’ils nous dépassent: attention, il y a encore des bons dans ce pays.
                Cet encore est plein de réjouissante menace, et c’est tout naturellement qu’il s’associe à mes yeux à la figure du Bon Maître, l’instituteur Cruchon, au moment où celui-ci s’approchait du pupitre de Mademoiselle Saligot jusqu’à ce que, tous tremblant un peu, elle et nous, le silence fût propice à la question qui se posait chaque semaine, savoir si mademoiselle avait encore saligoté ses affaires, auquel cas était brandie une fois de plus la menace de la fessée culotte baissée.
                Assez étrangement, la menace de la culotte baissée ne semblait pas impressionner Mademoiselle Saligot, qui se contentait de tirer la langue à ceux qui la raillaient à ce propos; en revanche, nous devions être plus d’un à souhaiter la scène à force de la redouter, et peut-être le Bon Maître lui-même ressentait-il quelque chose d’inavouable, qui le faisait à la fois brandir et remettre à plus tard le jugement et l’exécution de la sentence ?
                Le Bon Maître était pourtant la netteté personnifiée, et tout chez lui signifiait la droiture. De son âme régulière, sa blouse blanche immaculée était le visible symbole, et ses mains toujours propres, et jusqu’aux moindres annotations de sa claire écriture dans nos carnets, sévères mais justes.
                La formule lui tenait d’ailleurs lieu de présentation dès le premier jour: il faut, enfants, que vous le sachiez, je suis sévères mais juste. Et d’années en année la réputation de Monsieur Cruchon s’était ainsi établie, qui avait fait de lui le type du Bon Maître sévère mais juste.
                Cependant Mademoiselle Saligot ne lui avait pas moins tiré la langue, et  ce dès la première fois où il l’avait menacée, quand il eut le dos tourné.
                Le Bon Maître n’avait pu la prendre sur le fait, et jamais, ensuite, il ne fut assez leste pour se retourner à temps, mais il se doutait à l’évidence de quelque chose, il sentait que quelque chose lui résistait chez Mademoiselle Saligot, et pourtant il se gardait de donner trop d’importance à cette enfant de maçon sûrement destinée à végéter dans les zones obscures de la société tandis que ses bons sujets s’arracheraient de leur chrysalide pour s’envoler vers les hauteurs du Collège cantonal ou même de l’Université.
                Pour autant, Monsieur Cruchon ne se dévouait pas qu’à ses bons sujets. Il entrait même comme une crainte dans sa relation avec eux, ou plutôt avec les lois non écrites des hauts quartiers d’où ils étaient le plus souvent issus. Cela relevait de la simple observation, toute pareille à celle qu’il aimait détailler à la leçon de sciences naturelles: les bons sujets venaient des zones villas à l’imprenable vue, de la même façon que certaines espèces prospéraient au soleil tandis que d’autres semblaient chercher par nature la pénombre et l’humidité.
                Or, Monsieur Cruchon se gardait d’abandonner la gros de la classe à pareil déterminisme végétal. S’il respectait ses bons sujets, il vouait aux autres une façon de rude tendresse dans laquelle était englobée Mademoiselle Saligot.
                Celle-ci, dans la classe, était en somme la fleur sauvage qu’il évitait de toucher, crainte à la fois de se polluer et de flétrir son fragile éclat de fille des marais, cette étincelle de diamant de vouivre, cette chair de petit mollusque bonifiant dans l’eau croupie,ce front pur sous les cheveux en bataille et ces yeux violets, ces dents de louve entre les lèvres, ce demi-sourire provoquant et terrifié d’où surgissait tout à coup la langue impertinente, enfin tout ce qui restait dissimulé dans la culotte de grosse laine et que j’avais imaginé, durant un délire de fièvre, sous la forme d’un feu d’algues où dansaient des serpents - et comment ne pas comprendre, alors, la réserve de Monsieur Cruchon ?
                Quant à la réjouissante menace, elle continue de nous obséder cet après-midi. Nous avançons à pas lents sous les parapluie, entre les cyprès, derrière la voiture de l’ultime voyage du Bon Maître. Poisson autocollé sur la vitre arrière du corbillard propre en ordre. D’un doigt imaginaire sur la buée, je lui ajoute un trait. C’est une fente, le sourire équivoque de Mademoiselle Saligot nous promettant de retirer sa culotte au bord de la fosse, là-bas.  

    (nouvelle extraite du Sablier des étoiles. Campiche, 1999)

  • Dans la ville au bout de la ville

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    Par Miroslav Fišmeister

    A Zuzka

    Dans la ville au bout de la ville
    où un colonel anglais ne fait rien, jette seulement une ombre,
    là moi, bien qu’ayant quitté l’Avignonie,
    comme un arbre géant tombé dans un précipice,
    comme un cartographe descendant des joueurs de sous le panier,
    j’ai appris que le pourcentage des palmipèdes
    paraît baisser avant l’heure.
    Partager au moins un fragment de tes doigts !
    De jour, la fenêtre sent la tempête,
    des chaussures coulent rouges derrière la maison ;
    la nuit, la machine à écrire, de ses lèvres habillées, cogne à
    la vitre,
    mais je ne réponds point,
    car je ne saurais voir, en si peu de nuances, ce qui ne
    pourrit pas en moi,
    car la louve de glace doucement doucement pleure
    dans les confitures articulées
    - trop tard l’osseux sauvage
    lui appporte une vieille poussière,
    un délire amer ravage ma face,
    frappe mes galaxies.
    JE NE SAIS PAS !

    ***

    A minuit, la lumière que tu fais pleurer :
    parce que je n’ai pas osé toucher le soutien-gorge ?
    Parce que les pithécanthropes se soûlaient ?

    ***

    Sans doute parles-tu toujours en cristaux,
    mais pour Giotto dans un millier d’années,
    quand les fleurs retrouveront leurs couleurs naturelles.

    ***

    Comme j’aimerais savoir
    ce que pensent les oiseaux
    de nos visions de dinosauroïdes !,
    surtout quand, la nuit, se réveille sur le mur
    l’oiseau de métal avec qui
    avant de se jeter sous un train, s’entretenait
    mon oncle, muni de lunettes proches
    de celles que portait Peter Sellers.

    ***

    Para Lydia Tennant

    La barque à trois pommes derrière les colonnes d’Héraclite,
    pas aussi majestueuse peut-être que la lettre G
    mais plus tendre, et sans doute plus bleue
    te dit justement par son soleil :
    « Même la pluie est une voie. »

    (Extrait du recueil inédit : And that, piglet, is an habit from the ceiling.)


    Définition de la tristesse

    Un cortège nuptial s’appuie sur la route.
    La grenouille, moins affamée que le lit,
    raconte à l’hémorroïde horizontal – ce clown –
    quel bonheur réside
    dans les griffures du chat.
    Et le sourire de la mariée le confirme.

    ***

    Dans le trolleybus
    petits cubes jaune foncé de la mort,
    petits cubes bleus de la mort.
    La baguette d’une terrasse de café.
    Deux tournants jusqu’à ta maison :
    entre eux, l’infini.

    ***

    Des joueuses en maillot bleu.
    Chacune a un Visage, des aliments et des vêtements, des
    doutes.
    Je vieillis : la tristesse ne m’étonne plus.

    ***

    Un bateau s’approche sur l’eau,
    un autre, en italique.
    Devine lequel je vais choisir.
    Herbe sèche de faux.
    Direction dans laquelle sans tes pas la rivière s’assombrit.

    ***

    La vitre est notre amie, sait la chancelante.
    Au ciel bleu, des papillons dont la barbe rajeunit.
    Une interminable grenouille verte et un seau pour passer la
    nuit.
    Les axolotls retournent leur oreiller
    parce que l’autre côté est plus froid
    - c’est la définition du vert.
    Les mouches retournent leur oreiller
    parce que son envers est couvert de salive
    - c’est la définition du bleu.
    La soupe faite
    de la prospection des poches du saïmiri
    et du plumage des gros perroquets,
    parce que je ne comprends pas les bêtes dans mes rêves
    - c’est la définition de la tristesse.

    ***

    Un stylo bille après l’autre s’asseyent dans l’herbe rouge.
    La différence des sensations ne change pas une couleur du
    ciel multicolore.
    Oeil – bientôt au pluriel – et cheveux longs :
    souriant l’un à l’autre, pleins d’amour, par-dessus la table.

    ***

    La vieille descend l’escalier
    Elle rajeunit à chaque pas
    jusqu’à se fondre dans le sol à carreaux

    ***

    Choses chues çà et là.
    Le vide est toujours plein de quelque chose.

    ***

    Un matin.
    Douze matins.
    Douze matins glacés.
    Becs. Becs. Becs.
    Un jaune non asservi porte des oeufs dans un panier,
    poireaux, salade, ciboulette, choux frisé,
    porcelet, grives (j’ignore ce que c’est), lièvre.
    Sous le plafond se balancent des couronnes de sonnets.
    Le gué enlace de jeunes filles.
    Tu entreras maintes fois dans douze matins glacés.

    ***

    Le son d’un mur en brique
    est un blaireau.
    Le son du blaireau
    est un brossage de dents.
    Combien me manquent mes trois zèbres...

    ***

    A Burundi, les horloges marchent chacune vers un autre but.
    L’heure-homme s’est trouvé une jeune fille banane,
    l’heure-femme, un vannier batiké en rouge.
    Oui,
    ces mots décrivent aussi
    douze statues en béton de Caracciola dans une rue pleine ou
    vide.
    Quand tu prendras un marteau pour faire une promenade en bus,
    à Burundi un instant s’arrêteront les guépards.
    Et les horloges –

    ***

    Un nuage nommé Porc suédois.
    Une goutte de la première pluie du printemps
    dans mon oreille gauche.

    (Extrait du recueil inédit Ongles boliviens. Le titre et les sous-titres sont de la rédaction)

    (Traductions de Petr Král)

    Ces extraits de poèmes inédits ont paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 78, juillet 2009

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    Miroslav Fišmeister est né le 23 avril 1976 à Brno ; il vit dans la même ville. Naturaliste amateur.Il a publié quatre recueils en langue tchèque:  Cette table est basse ! (2005), Cette fenêtre est petite ! (2006), Au moins le lit est confortable... (2006), Bac à sable (2007). Les poèmes publiés ici sont extraits de manuscrits encore inédits.

     

    Petr Král, né le 4 septembre 1941 à Prague où il vit de nouveau, après avoir passé de longues années à Paris (1968 - 2006). Ecrit en tchèque et en français, e. a. auteur – choix ; commentaire et traduction - d’une Anthologie de la poésie tchèque contemporaine (Gallimard, coll. Poésie, 2007). Ses derniers livres en français : Pour l’ange (poèmes), Obsidiane, 2007, Vocabulaire (proses), Flammarion, 2008.  

     

  • Encore une journée divine...

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    Alors comme il en va tous les jours que Dieu fait, selon l’expression consacrée, depuis le commencement des temps, nous passerons toute la sainte journée à réparer ce qui a été cassé hier et à casser ce qui sera réparé demain, même s’il ne faut pas remettre à demain, selon l’expression, ce qui peut être cassé ou réparé sur l’instant.

    Dans l’Atelier du Jouet dévolu à la fabrication d’armes de destruction pacifique et de poupées de distraction massive pour enfants innocents, les nettoyeuses et les nettoyeurs d’avant l’aube ont cédé la place aux monteuses et aux monteurs des chaînes appropriées, arrivés le matin même des villages et des villes pour y gagner le pécule régulé par les flux et influx de la Bourse, et dès la première heure les premiers produits étiquetés et empaquetés par les étiqueteuses et les empaqueteurs ont été listés et envoyés de par les villes et les villages où les enfants n’auront de cesse que de les détruire dans la journée.

    Comme il est de la nature des créatures faites à la ressemblance du Dieu méchant, dominants et dominés sont entrés par des portes séparées dans les ateliers géants de l’Atelier du Jouet, mais les enfants des dominés et des dominants feront le même usage de leurs jouets au cours de la sainte journée : il est écrit depuis le commencement des temps que la nature de la créature est ainsi conçue  que ce qui a été fait sera défait et que ce qui est brisé sera réparé, et de même que les dominés d’hier seront demain dominants, de mêmes les enfants d’hier verront-ils leur jardin piétiné dans la sainte journée, et nul n’y pourra mais, selon l’expression.

    De tout temps je le savais : de tout temps je l’avais pressenti avant de l’observer sur le grand pré de nos enfances, de tout temps le meilleur avait couvé le pire et l’inverse s’avérait à tout instant : nous étions tous de vrais angelots et de vraies crevures en puissance, les morveux du quartier des Oiseaux, faits  pour défaire faute d’avoir encore admis qu’il n’est de bon que faire, au sens où l’entendaient mon oncle Stanislas et les plus sages de nos aïeux qui avaient connu le défaire absolu de la guerre.

    Mais le geste de faire n’allait-il pas de pair, de toute éternité, avec cette rage que le grand Ivan avait montrée, de plaire ? Et le petit Ivan jouant les poètes, avec sa façon de couper les cheveux en quatre cents quatre, quitte à déplaire, n’était-il pas la même espèce de Caïn que son frère le bâtisseur  des chantiers ? Qui étaient le plus violent sur le grand pré ? Quand et comment l’envie était-elle apparue dans le quartier des Oiseaux ? Quels seraient les plus dénaturés, des anciens enfants des Oiseaux, de celle qui, rejetée de tous les siens, vendrait son corps aux abords du Palais Mascotte ou de la femme de notaire faisant métier de délation sous couvert d’évangéliser les classes basses de la société ?

    Que pouvait-on dire à l’Enfant, de ce qui est Juste ou dénaturé. La nature n’était-elle pas juste en laissant le dominant dévorer le dominé ? Et n’était-il pas de la nature que l’Enfant rejette l’enseignement de l’Ancien, comme en adolescences nous aurons piétiné tous les jardins ?

    Toute la sainte journée, les enfants, nous aurons le temps de gamberger tout en réparant ce qui doit l’être, que vous fracasserez peut-être demain avant de vous retrouver vous-même en morceaux. Or ils étaient en morceaux, Elle et Lui, quand ils se sont rencontrés, et de ces morceaux ils ont fait leur nacelle et les voici voleter sans ailes, portés par on ne sait quel souffle un peu fatigué, battant de l’aile.

    Nous serions fatigués mais ce geste de réparer nous revient à journée faite et c’est mieux que rien, selon l’expression. Nous referions ainsi le monde et les anciens n’y pourraient mais, tout en se trouvant justifiés quelque part, selon l’expression avariée. Notre langage serait avarié mais nous ferions comme si de rien n’était : nos enfants seraient à leur tour comme des dieux, selon l’expression, qui nous adopteraient à leur tour, puis leurs enfants les adopteraient à leur tour, on n’en finirait pas de s’adopter quelque part et ce serait Byzance à la fin, selon l’expression.       

    Toute la sainte journée de ce dimanche à ne rien souder, selon l’expression, puisque c’est jour chômé de l’Eternel au Jardin, nous ne ferons, les enfants, que nous faire du bien et au monde, nous ne ferons que jouer sans gain, nous ne ferons quelque part que réparer les jouets fracassés de nos enfances dénaturées, nous ne ferons que faire de notre mieux, selon l’expression.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

     

     

  • Les mains pleines d'orage

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    par Alain Gerber                                        

     

    Elles vous brûlent les doigts

    les années couvées dans les nids de mitrailleuses

    c‘est un argent facile

    que la monnaie de ce temps-là

     

    Les belles années de l’ambition

    fauchées au pied des sémaphores

    la sueur et l’encre

    la brume de craie

    l’œil vert de la radio

    le chagrin des fées

    la peur léthargique du hanneton

    dans sa boîte

    la perplexité du doryphore

    l’écho des voix sous les préaux

    un ancien dimanche

    en automne

    jonché de marrons cirés

    dans la buée des candélabres

    le goût des robinets

    de cuivre

    les soirs qui jouent avec les allumettes

     

    Ce sourire gourmé

    le sourire du chat

    sur le visage d’un cadavre ironique

    allongé sous la glace

    de l’étang des Forges

    où l’on se confie

    un pied après l’autre

    au balancier de ses bras

    un après-midi de Noël

    prodigue en illusions concrètes

     

    Les sentiers de mâchefer

    la brume brune

    le campement dissolu des cabanes à outils

    leurs ailes de goudron battant leurs flancs

    vermineux

    à flanc de colline

    les verres épais avec leurs yeux de verre

    à ras bord la crasse du temps qui passe

    payé rubis sur l’ongle dans les fabriques

    la gloriette de guingois

    au toit de zinc dépoli

    on y respire encore les clafoutis

    du temps des cerises

    aucunement prophétique

     

    Rester là

    ne rien savoir d’aucun avenir pour personne sur la Terre

    on voit si bien les montagnes

    on pourrait les toucher du doigt

    un vol de martinets

    l’écho du silence

    l’ombre sur le mur quand les gens sont partis

     

    Les troupeaux frileux

    les bœufs éberlués

    entre les grilles des préfectures

    ripant sur le pavé

    grimpés sur le trottoir au grand scandale des assassins

    armés d’un bâton

    buveurs de café bouillu

    l’odeur du sang des bêtes

    à l’emplacement de futurs cinémas

    derrière le brouillard et le pâle

    du faubourg des argentés

    sur le chemin des Perches

    que le vent repousse au fond de ses ornières

    un vent de fer et de dimanche raté

    loin des désirs absolus

     

    La rue des jeudis héroïques

    de sabres et d’arbalètes

    traversée par un mur

    que couronnent

    des tessons d’existence

    le haut des plus hautes tombes

    les chapeaux noirs des affligés

    les plumets noirs des chevaux de corbillard

    arborant le monogramme d’un défunt présomptueux

    à qui en pénitence

    on n’a même pas laissé son alliance et sa montre

    sa tabatière son culbutot

    et par-dessus la voix du bronze

    absente

    monocorde

    qui ne connaît pas un mort d’un autre

    ni celui qu’on regrette

    ni celui qui voulut qu’on épinglât

    sa médaille sur un coussin violet

     

    (…)

     

    Rue de Châteaudun

    dans le jus de lanterne

    sourde

    où piétine le gros chien boréal

    qui garde les saucisses

    ébouriffé de fourrure orange

    on charrie un fardeau sans poids de grammaires

    de sapience

    de plumier d’astrolabe

    avec un chiffon doux aussi

    sans doute quelques bons points

    et un cahier couvert de papier bleu

    étiqueté à l’anglaise dans un coin

    on traverse les fumées charcutières

    l’haleine des soupiraux

    rosée de toutes les défaites

    l’odeur grenue de la pluie de la veille

    la poudre des petits matins

    crissante comme du sel et

    la queue d’un nuage

    qui n’a pas fait sa nuit

    et couche sur le trottoir

    la tête reposant dans les bois de l’Arsot

     

    (…)

     

    Mon père enfile son casque

    garnit de vieux journaux

    sa veste de cuir

    range dans sa serviette

    ses crayons sa gomme son stylo

    son décamètre

    et les plans énigmatiques

    de la Reconstruction nationale

    sur du papier violet

    il réveille avec précaution

    sa motocyclette

    il fonce vers Champagney Ronchamp Lepuis-Gy

    naviguant sur le verglas

    dans la purée d’aurore

    (…) et parfois il achète un buffet ancien

    délogeant une basse-cour

    ou un tas de charbon

    j’y songeais à ses funérailles

    nous étions trois ou quatre

    sous les branches nues

    sous le ciel déserté

    à quelques pas seulement de ses fenêtres

    - et donc

    tout ce temps

    toutes ces années du cristal de l’or vieux et des cendres

    tout ce long temps sans prix

    tout ce temps compté

    il avait pu

    contempler à loisir

    le décor de son trou…

     

     

    (…) il n’est de lettres que d’exil

    et confiées aux bouteilles

    on écrit sur le mur de l’usine

    les choses qu’on a perdues

    on use son crayon

    son rare son tout petit

    dressé dans les décombres

    la grosse affaire des vagabonds

    et c’est toujours

    merde à celui qui le lira

    car personne ne lit plus

    justement

    les jours passent

    plus ou moins

    dans la cohue du portillon

    l’air du temps

    change de propriétaire mais

    la vente continue durant les travaux

    la braderie aux prix sacrifiés

    où tout doit disparaître

    et le reste est détruit

    un beau matin

    les temps avaient changé

    si elles avaient pu se voir nos vies nos villes

    ne se seraient pas reconnues

    depuis des mois et des semaines

    je ne dormais plus tranquille

    pourtant je n’ai rien suspecté

    l’enfrance s’est lassée de nos mauvais traitements

    elle a déménagé à la cloche de bois

    en oubliant de m’emporter

     

    Bournazel n’est plus là pour personne

    j’ai rangé

    toute ma famille sous les arbres

    des promesses de l’ancien régime

    rien ne s’est accompli

    sinon ce qu’on  a pu

    bricoler soi-même

    c’est-à-dire un amour et aussi

    une gaieté passagère

    qui fut sainte et féroce

    il y a bien longtemps

    pieds nus sur les tommettes de titane

    à tâtons je fais mon sac dans la cuisine obscure

    des gamelles melles-melles

    des bidons dons-dons

    on est lundi matin d’une autre galaxie

    la semaine sera longue

    vivement dimanche !

    des gamelles des gamelles des bidons

     

     

    Envoi

    Les graveurs de vent

    les graves célibataires de leur propre créance

    au lexique équivoque

    aux gestes somnambules

    aux maigres fournitures

    aux barques trop fragiles

    précaires gardiens des écuelles

    se marient une année

    sont quand même pendus l’autre

    aux espagnolettes

    de l’hôtel Algonquin

    ayant renié leurs fraîches phrases d’avril

    lovées dans les violoncelles

    disposées en travers

    des tickets de rationnement

    leurs cous s’allongent pour voir

    par-dessus la rampe

    le côté du mur

    qui n’en eut jamais aucun

      

    mars 2008

     

     

    (Ces séquences sont extraites d'un vaste poème intitulé Enfrance, encore inédit. Elles constituent l'ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille, d'avril 2009, No77, qui vient de paraître, incluant un entretien avec Alain Gerber et un aperçu de son oeuvre romanesque.) 

     

           

  • Dylan à travers la vie

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    COME BACK. Le 28 avril sort Together through Life, son nouveau disque, alors que sa tournée se poursuit : le 20 avril à l’Arena de Genève. Vient en outre de paraître : la réédition en poche de Bob Dylan – une biographie, de François Bon. Qui évoque sa passion.
    Le voile du secret flotte avant la sortie du nouvel album de Bob Dylan, 68 ans et «ressuscité» depuis un bout de temps. Seul le titre de l’opus est déjà connu, qui évoque la traversée partagée d’une vie, alors que le site officiel du Maître diffusait récemment l’un de ses morceaux, Beyond there lies nothin’, « au-delà plus rien». Et François Bon, qui relaie ces dernières nouvelles sur son site internet personnel www.tierslivre.net) de relever : « avec cette inimitable connotation de mort et de route éternelle qui signe ses textes »…
    Bob Dylan héritier de Rimbaud et pair du poète beatnik Allen Ginsberg, plus que « star »de la contre-culture américaine : tel est le créateur génial, nourri de Poe et de Brecht (son maître revendiqué en matière d’écriture) dont François Bon, dans son ouvrage, reconstruit l’image claire-obscure et à facettes, pas loin du portrait kaléidoscopique d’ I’m not there, le film de Todd Haynes (2007) fragmentant le personnage par le truchement de six acteurs…
    « A l’origine, confie François Bon, c’est la passion d’un môme de quinze ans du fin fond du Poitou qui se sent vibrer à l’unisson de l’Amérique nouvelle, comme toute une génération de la fin des sixties, à l’écoute de cette drôle de voix nasillarde…». Romancier plus que reconnu, et pas vraiment du genre à bricoler des bios de stars vite faites pour le dinar, François Bon avait déjà brossé une premier portrait de groupe-et-d’époque dédié aux Stones (Fayard, 2002), avant d’aborder Dylan. « Je m’y suis mis après avoir découvert ses fascinantes Chronicles, où l’on découvre mieux son jeu avec l’autofiction et son génie d’écrivain, et j’ai eu envie de combler certaines zones restées obscures au moyen d’une nouvelle masse documentaire que n’avaient pas utilisé les biographes incontournables du moment, notamment Howard Sounes. »
    Plus qu’à des faits nouveaux à caractère saillant, le biographe éclaire des moments-charnières de la vie de Dylan, comme l’année 1962 où, après une année de fac, le jeune homme de 19 ans va chanter des chansons de cow-boy dans un bled perdu où défilent les retraités amateur de décors pseudo-western, avant de s’inventer un nom et un personnage, qu’il disjoindra prudemment de sa personne privée dès le milieu des années 60. Autre épisode significatif : lorsque sa compagne Joan Baez lui offre un beau piano tout neuf, alors qu’il n’en a, lui, qu’à sa machine à écrire… »
    Tour à tour attachant ou insupportablement égocentrique, fragile ou implacable quand il s’agit de son art, le Dylan de François Bon est approché par un connaisseur accompli des artisanats très exigeants de la musique et de l’écriture, autant que des embrouilles psychologiques et sociales d’un univers souvent redoutable. Certes beaucoup moins exposé que les lascars de Led Zeppelin (dernier sujet documenté par l’écrivain) mais en proie à ses propres démons, entre éclipses alcooliques et fuites dans la religiosité, le vrai Dylan est à rechercher dans ses avancées créatrices plus que dans ses tribulations «trop humaines». Sans l’idéaliser pour autant, François Bon parie pour le meilleur de l’artiste, fût-il souvent insaisissable…
    François Bon. Bob Dylan – une biographie. Le Livre de poche, en librairie le 15 avril.
    Bob Dylan, Together through Life, dès le 28 avril. Dossier Dylan sur www.Tierslivre.net avec une belle évocation d'un des derniers concerts de la tournée actuelle, par Arnaud Maaïsetti.

    Bon4.jpgLe top 3 de François Bon


    Blonde on blonde. Sony.
    Le premier double album de l'histoire du rock et peut-être le meilleur de Dylan. Courant 1966, il quitte New York pour Nashville, quelques brouillons en poche. Les pros de Music City découvrent alors un poète halluciné, gavé d'amphétamines. « Avant la chute, c’est un des miracles qu’il faut retenir, entre autres. Les disques de Dylan sont les témoins de leur exacte période, des techniques d’enregistrement et de la façon dont il les détourne. Celui-ci, enregistré en deux fois trois jours en 1966, est un monument définitif. »


    Live at the Gaslight. Columbia, 2005.
    En réédition chez Columbia, revit ici le fabuleux concert d’avril 1962 au Gaslight, un café-concert au beau milieu des rues froides du Village. Sur la scène, un gringalet chante de sa voix nasillarde des airs hérités de Woody Guthrie et des traditionnels folk. De la pure poésie, évoquant l'actualité avec ironie et lyrisme (A Hard Rain's A-Gonna fall). On se laisse porter par la pure beauté de Moonshiner, par la douce mélodie injectée de venin de Don't Think Twice (It's Allright). On retrouve la même magie que sur son premier album, sorti la même année.

    Tell Tale Signs. Rare and unreleased 1989-2006. Vol 8. Columbia/Legacy.
    Dans la série des Bootleg, les deux CD de cet « album de l’année » (aux Etats-Unis) revisite les moments que Bob Dylan évoque dans ses Chroniques où, au plus bas, avec Daniel Lanois, il va renouer avec la grâce. En témoignent des chansons miraculeuses comme Political World, Dignity. Entre autres premières prises avec Lanois, deux guitares sèches et le pied qui racle le plancher : l’étrange Series of Dreams ou A hard rain gonna fall en écho à la guerre froide et la menace nucléaire…

    Cet article à paru dans les éditions de 24 Heures et de la Tribune de Genève du 15 avril 2009.

  • L’enchantement au bord de l’eau

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    Concert scénique, la dernière création de Heiner Göbbels, à Vidy, relève d’un art incomparable.
    La magie conjuguée du verbe, de la musique et de l’image émane en beauté pure de la dernière réalisation du compositeur et metteur en scène allemand Heiner Göbbels, à laquelle participe le sublime quatuor vocal anglais du Hilliard Ensemble, dans une scénographie également magistrale de Klaus Grünberg.
    Qualifier cette création polyphonique de «concert scénique» indique immédiatement le type d’écoute requis, où la perception sensible passe avant la compréhension d’un sens quelconque. Celui-ci n’est pas absent pour autant des quatre textes poétique rassemblés, à commencer par la fameuse Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock, où l’humour du génial T.S. Eliot entremêle trivialité quotidienne et résidu de cérémonie sacrée. Au-delà du récit et de tout « message » discursif, dont La Folie du jour de Maurice Blanchot illustre le dépassement dans une modulation «simultanéiste» merveilleuse de Klaus Grünberg, le fil rouge d’une narration épurée lie les trois morceaux principaux, dont le Cap au pire de Samuel Beckett touche à une sorte de litanie sonore défiant la traduction, et l’intermède ironico-lyrique de L’excursion à la montagne de Franz Kafka.
    Les spectateurs impatients de comprendre ce que « ça veut dire » seront peut-être aussi désorientés que devant une toile de Rothko ou à l’écoute du Miserere d’Arvo Pärt (autre interprétation référentielle du Hilliard, soit dit en passant), mais rien, dans I went to the house but did not enter, de l’esbroufe sonnant creux de tant de spectacles de «recherche», car ici l’on «trouve», au sens des trouvères médiévaux. A partir de textes qui sont à retrouver (quatre pures merveilles à revisiter aussi bien), le compositeur-metteur en scène trouve, de concert avec cet autre homme–orchestre qu’est le scénographe-peintre, et avec quatre voix comme surgie hors du temps, la beauté où elle est, cernée d’abîmes, portée par le chant, voilée de mystère…

    Göbbels4.jpgLausanne. Théâtre de Vidy, jusqu’au 21 mars. Me-je-sa, 19h. Ve, 20h.30. Di, 17h.30. Durée :2h. Location : (021) 619 45 45 ou www.vidy.ch

    Images: La séquence tirée du Cap au pire de Beckett; Heiner Göbbels.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 17 mars 2009.

  • L’âme nageuse

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    …Regarde-la pour mieux te voir toi-même, toi qui te crois changer avec l’âge alors qu’elle te signifie combien ton âme d’enfant lui reste consubstantielle, ton corps paresseux à se déprendre de ses vieilles peaux, ton esprit de chaque matin qui te retrouve dans la vague porté par ta joie de toujours, regarde-là qui t’ouvre le bleu du temps suspendu où ton verbe va modulant nue par nue…

    Photo  JLK: Nuage, le 20 août 2007.

  • Mélancolie bleu pétrole

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    Bashung a traversé le miroir...
    On avait beau le savoir au bout du chemin : c’est avec émotion qu'on a appris la mort, ce samedi préludant au retour des beaux jours, de l’étrange et magnifique Bashung dont le dernier opus, Bleu pétrole, nous a accompagnés ces derniers temps dans un climat de douceur crépusculaire aux errances rêveuses de résidents d’une drôle de république terrienne où le rose a des reflets bleus – des heures à se passer en boucle ces ballades aux mots-couleurs composant des tableaux-atmosphères «aux ongles un peu noircis» sur fond de jeunesses ébauchées, de tristesses surannées, sur «un grand terrain de nulle part » où règne une poésie sans rime ni raison…
    On pouvait ne pas vibrer à toutes les compositions de Bashung et, pour ma part, je ne suis jamais entré dans ses explorations musicales les plus déjantées voire destructurées, mais tout son parcours est constellé de vrais bijoux, à commencer par Bijou, bijou, où les tableaux bien ciselés alternent avec des visions plus ou moins délirantes dans lesquelles il faut oublier, le plus souvent, le sens des mots, et plus encore le « message », pour se perdre dans le labyrinthe des images et des séquences restituant le climat d’époques successives, entre le folk de C’est la faute à Dylan et les relents des sixties (Hey Joe ou Nights in white satin), les clairières mélodiques des Mots bleus ou les fugues de Malédiction, d’  Osez Joséphine ou de J’passe pour une caravane, entre tant d'autres.
    Le bleu pétrole, à la fois urbain et lyrique, correspond bien à la «couleur Bashung», avec une touche de surréalisme belge qui aura culminé dans la scène d’anthologie du dernier film de Samuel Benchetrit, J’ai toujours rêvé d’être un gangster, où le chanteur rencontrait, dans une cafétéria du bout de nulle part, cet autre allumé que figure son compère Arno.
    Là, à l’instant, Bashung me dit comme ça qu’il a des doutes sur la notion de longévité et sur la remise à flot de la crème renversée... donc voilà, pas de doute, le crabe  a bel et bien tué l'Artiste, comme celui-ci a flingué la pianiste / afin que l’on sache / que quelque chose existe…

  • Pierre-Alain Tâche en chemin

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    COUP DOUBLE Un nouveau recueil et un Plan-Fixe éclairant.
    L’œuvre sereine et lumineuse de Pierre-Alain Tâche, poète lausannois qui fut magistrat judiciaire et reste très présent dans la vie culturelle lausannoise, s’enrichit aujourd’hui, conjointement, d’un trente-sixième ouvrage et d’un plan-fixe, en dialogue avec notre confrère Charles Sigel.
    « La clairière où l’enfant a compris / qu’il est des choses infinies /demeure un lieu vaste et sacré », écrit le poète dans Forêt jurée, son dernier recueil orné de beaux pastels de Martine Clerc, son épouse. Or c’est dans une même «clairière» que se déroule, en un peu moins d’une heure, la conversation enregistrée le 12 septembre 2008, où Pierre-Alain Tâche, souriant et tranquille, mais aussi aigu et dense par son verbe, évoque d’abord sa trajectoire de rejeton de gens ordinaires (grand-père paysan, père dans le commerce pharmaceutique, peu de livres à la maison), snobé au collège pour ses culottes courtes mais repéré dès le gymnase, par André Guex, pour ses dons littéraires, vite concrétisés dans un premier recueil, Greffes, paru à sa vingt-deuxième année, en 1962. Choisissant le Droit « par défaut », avocat puis magistrat judiciaire (juge cantonal de 1981 à 2002), Pierre-Alain Tâche aura donc vécu ce «grand écart» entre les dossiers de la justice et le royaume de la poésie, à la fois plus intérieur et grand ouvert sur les jardins du monde.
    Tôt convaincu, notamment par Jacques Chessex, que la poésie doit engager toute la personne, le poète a vécu celle-ci comme un chemin à parcourir, en constante évolution. Du vers irrégulier mais ciselé, parfois même précieux, de ses débuts, à une poésie de plus en plus naturelle et libre, en apparence (en réalité bien composée et tenue), l’œuvre est marquée par les deux instances du Lieu (référence à L’Arrière-pays d’Yves Bonnefoy, plus encore qu’à Roud ou Jaccottet, autres proches) et de l’Instant, moment-clef de l’expérience sensible, entre fuite du temps et éternité.
    Petit regret : qu’aucun livre n’apparaisse en cours de conversation, juste cités au passage. Mais le dialogue renvoie, pour l’essentiel, à la « Vallée offerte comme un livre ! » du dernier recueil réitérant la « confiance en la vie qui va »…
    Pierre-Alain Tâche. Forêt jurée. Pastels de Martine Clerc. Empreintes,87p.
    Pierre-Alain Tâche, poète et magistrat.
    Plans-Fixes 1239. Première projection le 26 février, à 18h.30, à la Cinémathèque suisse, Casino de Montenon, Lausanne.

  • Le grand cristallier

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    Maurice Chappaz, l'un des plus grands écrivains romands, est mort à 92 ans.

    « C’est du pur cristal qu’enfin nous respirons », écrivait Charles-Albert Cingria en 1953, une année avant sa mort, à Maurice Chappaz qui venait de lui envoyer son Testament du Haut-Rhône. Or ce cristal est resté le même dès le premier texte publié (en 1939) du jeune poète, Un homme qui vivait couché sur un banc, jusqu’à ses derniers écrits de nonagénaire encore vif d’esprit et de plume. La meilleure preuve en est l’étincelant recueil de pages de son journal (années 2003-2004, réécrit en 2007-2008) publié en novembre 2008 sous le titre de La Pipe qui prie et fume. «Je mordille dans l’au-delà » y écrit-il, et cela encore: «Il faut accepter un absolu où l’on meurt. Je ne puis y songer qu’en disant le fameux Merci à l’instant qui me sera donné ».
    Toute l’œuvre de Maurice Chappaz, qu’on pourrait situer dans un Valais «tibétain » et un temps qui serait à la fois celui des Géorgiques de Virgile et du voyant Rimbaud, est aussi bien de la même eau, qu’elle se module en vers libres ou qu’elle se décline en chroniques, en récits épiques (dont le fameux Match Valais-Judée), nomades ou polémiques, et jusque dans son saisissant Evangile selon Judas, paru en 2001 chez Gallimard et passé quasiment inaperçu de la critique française.
    S’il y avait du bohème et de l’errant en Chappaz, qui s’est heurté violemment à la volonté du père, notable valaisan, pour obéir à sa vocation, lui-même connut cependant les responsabilités d’une charge de famille après son mariage avec S. Corinna Bille, en 1947, avec laquelle il eut trois enfants. L’expérience de la guerre, sa participation à la construction du barrage de la Grande-Dixence, et le travail sur les domaines vignerons de la famille, constitueront, avec maintes virées proches et autres grands voyages, autant d’expériences formatrices ou lucratives qui distinguent nettement son mode de vie de celui d’un homme de lettres, d’un professeur ou d’un journaliste, même si le poète écrivit lui aussi de nombreuses chroniques pour assurer la matérielle. Mais là encore, le combat de Maurice Chappaz s’inscrit dans l’ensemble d’une vision du monde marqué au sceau de la poésie. En dépit de son titre provocateur, le pamphlet qui a valu au poète haines privées et injures publiques, Les maquereaux des cimes blanches, est un poème autant qu’une attaque frontale des affairistes immobiliers et autres marchands du temple valaisan.
    Chappaz.jpg« J’ai assisté à la fin des visages », écrit le poète en colère, rappelant les « visages sortis et imprimés dans les torrents de montagne », auxquels a succédé « l’effacement par la graisse ». Et d’assener : « Les plus importants de mes compatriotes portent ce masque de bandit propret. De bandit de bureau qui culotte l’illégalité ».
    L’œuvre de Maurice Chappaz, dans sa double nature lyrique et prophétique, ne saurait être séparée de la tradition biblique et de la foi catholique, comme l’a montré Christophe Carraud dans le premier essai substantiel consacré, en France, à l’écrivain. Cela étant, loin des tourments de conscience de l’âme romande, à dominante protestante, le catholicisme de Chappaz et sa poésie sont tissés de sensualité et de saveur.
    Bien enracinée dans sa terre d’origine et faisant écho aux préoccupations de notre temps, non sans résistance farouche, l’œuvre de Chappaz nous transporte à la fois autour du monde et hors du temps, ou plus exactement au cœur de ce noyau temporel que figure l’instant « éternisé » de la poésie.



    Pour Lire Maurice Chappaz
    Un Homme qui vivait couché sur un banc
    , [Revue Suisse romande], 1939. Castella, Albeuve, 1988.
    Testament du Haut Rhône, Rencontre, Lausanne, 1953 et 1966. Fata Morgana, 2003.
    Portrait des Valaisans en légende et en vérité, L’Aire, 1983.
    Les Maquereaux des cimes blanches, Galland, Vevey, 1976. Zoé, Genève, 1984, 1994.
    Maurice Chappaz, pages choisies. L’Age d’Homme, Poche Suisse, 1988
    Le Garçon qui croyait au paradis, L’Aire, 1995.
    Evangile selon Judas. Gallimard, 2001.
    La pipe qui prie et fume. Editions Conférence, 2008.

    De nombreux recueils de Maurice Chappaz ont été réédités chez Fata Morgana.

    Cet hommage a paru dans l'édition de 24Heures du 16 janvier 2009.

  • Fulgurances poétiques

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      L’art suraigu de Pascal Janovjak

    C’est avec une prose inouïe que se pointe Pascal Janovjak dans son premier recueil intitulé Coléoptères, une première soixantaine de morceaux, suivis d’une quinzaine d’Elytres. J’entends par prose inouïe: jamais entendue, ni vue, ni lue même si elle rappelle ces prosateurs de l’inquiétante, cosmicomique étrangeté que furent un Henri Michaux ou un Alberto Savinio, pas loin non plus des conteurs minimalistes à la Brautigan ou Edoardo Berti, sans qu’il s’agisse ici d’influences manifestes, plutôt de parenté
    Par exemple je cite intégralement Le Train : « Gare. Le train s’en file, porté par les voix des morts. Traverse la très-ancienne plaine avec à bord un caillou noir qui vibre avec le grondement des machines, résonne avec les plaintes des profondeurs.
    « Les boiseries laquées du compartiment reflètent les lueurs des lampes, je n’aurais jamais dû accompagner R. dans sa fuite, un noir caillou dans mes doigts, un verre de vin tremblant sur la table.
    « De l’horizon déboule le train, passe devant une ancienne cahute de bois et se perd dans la nuit d’en face, disparaît des yeux du chat qui traverse doucement la voie chaude ».
    C’est étincelant , plastique en diable, tantôt plutôt sculpté dans la matière verbe et tantôt plutôt flûté les yeux fermés mélancoliquement murmuré ou silencieusement sifflé comme siffle silencieuse la salamandre chauffant au feu doux.
    Il y a là-dedans des merveilles, comme l’évocation des cheveux follets d'Emma dans L’orage flaubertien, et j’aime le tout bref Week-end, après le restaurant : « Elle est ressortie nettoyer la vitre arrière, c’est gentil, l’antibuée ne marche plus.
    « Et à travers le voile translucide du givre qu’elle gratte, je regarde sa silhouette ondulante se découvrir peu à peu – elle trouve toujours de nouveaux moyens de me séduire »...
    Ce sont des « fusées » poétiques qui tiennent du conte-goutte ou de l’haïku au premier regard, mais qui ont un pouvoir de « diffusion » dès qu’à l’image des fleurs de papier proustiennes fameuses on les immerge pour qu’elle s’ouvrent toutes grandes comme les pages d'un possible roman esquissé.
    J’y reviendrai. Dans l’immédiat, je note que ce petit livre très remarquable paraît à l’occasion des quinze ans des éditions Samizdat, à Genève, et qu’il est l’œuvre d’un auteur de 32 ans né à Bâle et qui vit aujourd’hui à Ramallah.
    On peut vivre à Ramallah et écrire aujourd’hui ceci, sous le titre de La Maison :
    « Tu te rappelles ces os que nous avons trouvés dans la forêt Tu disais que c’était un animal, moi j’essayais de te persuader du contraire, jusqu’à ce qu’affolée tu t’enfuies en pleurant. Ensuite tu racontais tout à Maman et j’étais privé de dessert.
    « Je suis retourné voir la maison. Il n’en reste plus grand-chose et la mauvaise herbe a tout recouvert ».
    f41589e913a631d9d231a0d14fcee9ba.jpgPascal Janovjak. Coléoptères. Editions Samizdat, 127p. Genève, 2007.

    Pascal nous signale que le poète Jalel El-Gharbi a commenté ces jours son livre sur son blog, Un site de poésie et de lumière intelligente, d'un passeur généreux, à recommander absolument: http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com/

  • Rouge et noir de la passion

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    Angélique Ionatos à Lausanne

    Un mélange de sauvagerie et d’extrême raffinement, de sensualité et de sentiments sublimés, de force expressive et de poésie délicate marque l’art incomparable d’Angélique Ionatos, de retour au théâtre Kéber-Méleau (« le plus beau du monde », à son dire) pour deux programmes distincts.

    Le premier, Eros y Muerte, décline les nuances violemment contrastées de la passion amoureuse et des ombres de la mort. La chanteuse, d’une présence incandescente, y apparaît successivement dans une flamboyante rouge, puis en noir à rubans pourpres, accompagnée de trois musiciens en parfaite symbiose avec elle et sa guitare : César Striscio au bandonéon à touche latino, David Braccini et son violon aux accents tsiganes, et Claude Tchamtichian dont la contrebasse, lancinante ou percussive, suggère jusqu’à l’inexprimable…

    Ionatos4.jpgLe grand lyrisme est de partout et en consonance, comme l’illustre ici le « blues » profond, entre érotisme et élégie, d’une Angélique sans rien de diaphane, bien plutôt piaffante et craquante, tantôt enjôleuse et cajoleuse, tantôt incarnant la pasionaria qui rappelle que le printemps peut-être celui de l’amandier en fleurs (l’arbre en question étant féminin dans la langue grecque), mais aussi le décor tragique d’une exécution de résistant. 

    De Pablo Neruda (les si beaux poèmes de la Centaine amoureuse) à Kostis Palamas (le Victor Hugo grec évoquant notamment un chèvrefeuille érotique) ou Kostas Karyotakis (le noir Jour d’avril), en passant par Anna de Noailles et Léo Ferré, Angélique Ionatos transite d’une langue à l’autre avec la même grâce qu’elle change de rythme ou de couleur musicale.  

    Pour ceux qui auraient manqué ce premier récital (dont une partie est accessible en CD), un autre rendez-vous est à prendre avec Angélique Ionatos, en duo cette fois avec Katerina Fotinaki, pour une fusion de voix et de guitares, dans Comme un jardin la nuit, en compagnie des ombres lumineuses de Sappho et de Barbara, de Léo Ferré et de Panos Tountas, entre autres poètes grecs aimés :   « Pour l’amour de l’amour… des êtres, de la poésie, de la musique,
    de la langue grecque et de la française, leur amour n’ayant pas de frontière. »

    Lausanne-Renens. Théâtre Kléber-Méleau, Eros y Muerte, jusq’au 14 janvier ; Comme un jardin la nuit, du 17 au 21 décembre. Me-je 19h, ve-sa 20h30, di 17h30. Réservations : 41 21 625 84 29. cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 5 décembre 2008.

     

  • À l'heure prime

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    9.

    Un paysage de montagnes enneigées m’apparaît à la fenêtre, à l’heure prime de ce matin, et c’est le monde. Mais d’où ce monde me vient-il ? Et tout aussitôt je me demande : comment le voyais-je alors ? Quels mots m’inspirait-il ? Qu’avait-il à me raconter avant que je ne commence à me l'écrire ?

    On croit qu’on existe à cet âge, mais c’est du flan: on n’est qu’un flanc qui se prête. On ne fait que prêter le flanc. Dans le matériel du film qui se tourne on n’est qu’une bobine encore humide des derniers bains de l’usine d’où elle vient de sortir ; on n’est que de la molle pellicule, on n’est rien qu’une plus ou moins longue bande enroulée de vierge celluloïd sur lequel il n’est rien encore de visible. On ne sait alors, on ne voit, on ne sent, on ne décide, on ne choisit, on n’entreprend rien qui ne soit suggéré et corroboré par  le Tribunal des mères et des pères.

    En voyant le ciel de l’heure prime rosir au-dessus des monts émergés de la brume, je me dis à présent que ce rose plus rose que jamais il ne l’a été à mes yeux est du rose même que mes yeux ont tissé à travers les ans, et je ne saurais le dire rose bonbon non plus que rose jupon, ni le borner au rose de la rose : c’est le rose bleuté, le rose maintenant orangé et flûté de cet instant qui jamais plus ne sera.

    On passe beaucoup de temps dans les bras de ses mère et père avant de courir les monts et les villes. On est comme dans un rond tout doux. On tient dans ses bras son ours mou. Qu’on soit très riche ou très pauvre c’est à peu près du pareil au même, ou du moins est-ce cela qu’on se raconte devant le rose si rose du lever du jour sur le monde partout pareil.

    Mais comment ce fut, comment ce fut réellement de se sauver, cet hiver-là des Hongrois, comment ce fut de s’arracher à tout le doux et le mou de la vie ordinaire pour fuir les chars, comment se le représenter sans l’avoir éprouvé sur sa propre peau et dans ses mots à soi ? Du moins les coups de feu entendus à la radio, l’air grave de nos père et mère, les diatribes de l’oncle Brutus visant les Bolchéviques et toute la clique à Kadar, puis les photos dans les journaux, les reportages à la radio et dans les journaux, les visages effrayés et les processions de réfugiés à nos frontières dont les journaux et la radio parleront jour et nuit cette année-là, me restent-ils  en mémoire, mais comment les dirai-je à l’instant de voir là-haut, sur les monts multimillénaires ouatés de neige aux multimilliardaires cristaux hexagonaux, la première touche argentée de soleil rasant, comment trouver ses mots à soi pour renouer les fils du temps tandis qu’un nouveau jour se lève ?

    Je me levais parce que c’était l’heure et que notre mère nous disait : c’est l’heure de se lever, donc on se levait sans discuter puisque l’heure c’est l’heure. Je me levais tandis que mon grand frère entrait dans ce que nos tantes et nos voisines appelaient l’âge bête. Je regardais mon grand frère à la dérobée et n’y voyais que mon ordinaire frère aîné, le même grand Ivan que rêvait d’égaler son frère puîné, sans le montrer. Mon frère cachait sa nudité comme tous nous cachions la nôtre, mais sa voix déraillait, sa voix muait comme nos oncles et nos mères le remarquaient, ce que soulignaient même d’un air entendu nos tantes et nos voisines dont on eût dit qu’elles le jugeaient pour quelque secret forfait.

    A un autre étage maintenant, nos sœur se levaient à leur tour  et se lavaient, chacune son tour, après que nos père et mère se furent levés et lavés. Tout le quartier, de la même façon, se levait et se lavait, et la ville en contrebas se levait et se lavait, tout le pays se levait et se lavait, je riais sous cape en imaginant Monsieur Cruchon se levant et se lavant puis enfilant son caleçon et nouant joliment son nœud papillon, et sur les chemins ensuite, sur les chemins de terre et sur les chemins goudronnées du quartier, sur les rues et les avenues confluant vers les écoles des quartiers et les bureaux du centre des affaires, sur toutes les artères et chaussées processionneraient bientôt grands et petits manteaux d’hivers, bonnet et chapeaux, tous arborant la même mine matinale plus ou moins bien lunée, mais bien lavée et décidée tandis qu’à nos frontières de privilégiés se présentaient, plus ou moins bien lunées et lavées, les cohortes de réfugiés.

    Avec le temps et les inscriptions on a poussé et grandi, on a fait siennes et rapporté les prescriptions et les proscriptions en prenant son rôle dans le cinéma familial et mondial, ou le théâtre et l’opéra, le théâtre de quartier et l’opéra car tout ça chante aussi, tout ce qui parle et nous parle et nous fait parler, tout ça nous percute et nous répercute, et tout demain sera relevé et relavé dans l’eau claire de la nuit du temps quand le cirque, avant l’aube , le cirque et ses gens débarqueront.             

    Aquarelle: JLK. La Savoie en hiver.

     

  • Le Nom

     

    Seelen24.JPG…Les montagnes s’en foutent mais ce n’est pas une raison pour dételer, me dis-je ce matin de redevenir abeille à besicles et c’est pour elles aussi, dont je me disais à dix-huit ans qu’elles me rasaient de ne pas voir la mer, mais qui me la font voir plus vraie en vérité véritable - c’est pour elles que je reprends ce matin la montée dure et pure des mots sur la blanche page du ciel, en italien cela se dit arrampicarsi et de l’autre côté m’attend la mer qui s’en balance elle aussi, et derrière la mer le désert et derrière le désert sur le Mur: ce Nom…

    Image: Philip Seelen

  • Le souffle de la vie

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    A propos de La Symphonie du loup, de Marius Daniel Popescu. Prix Robert Walser 2008. Prix de littérature de la Fondation vaudoise pour la création. Réception le 6 octobre au Palais de Rumine.

    Rien, ou presque, n’a été dit jusque-là, en Suisse romande, de précis et de réellement conséquent sur La Symphonie du loup, qui a fait s’extasier les uns quand les autres, l’ayant feuilleté plus ou moins paresseusement, ne faisaient que hausser les épaules. On a flairé le phénomène, et d’abord douté qu’un chauffeur de bus des Transports lausannois, qui plus est Roumain, débarqué en Suisse en 1990 sans connaissance réelle ne notre langue, puisse boucler un récit de 400 pages, certes un peu hirsute dans sa forme, mais néanmoins abouti et plus substantiel, plus vivant et plus vrai que la plupart des écrits actuels, plus encore dans notre pays qu’en francophonie variée. Les médias, toujours en quête de figures, ont exalté le personnage de Popescu, parfois au détriment du livre. Mais on a vu bien pire dans le milieu supposé faire bon accueil à un nouveau livre sortant à ce point de l’ordinaire: les plus mesquins auront ainsi insinué, comme de Jonathan Littell à propos des Bienveillantes (pensez : un Américain se mêlant d’écrire en français), que certains amis écrivains de Popescu avaient mis la main, pour ne pas dire : avaient écrit ce livre. Il n’y a pas de secret : certains amis écrivains de l’auteur, dont René-Luc Thévoz a été le premier, puis le soussigné, Michel Layaz, d’autres peut-être, ont en effet relu et parfois corrigé les pages de La symphonie du loup, dont les finitions d’ordre grammatical ou syntaxique ne sont rien, cependant, par rapport à ce que ce livre apporte d’essentiel : à savoir le souffle tout personnel et tout original de ce que Gilles Deleuze appelle «une langue étrangère dans la langue», seule formule préfigurant une écriture réellement nouvelle et surtout personnelle.
    C’est cet immédiatement « étranger », cet immédiatement neuf et vif, cet immédiatement frais et fluvial, cet immédiatement bravache et chaleureux, cet immédiatement tonique et mélancolique qui m’a, pour ma part, immédiatement estomaqué dès ma première lecture des premières pages de La Symphonie évoquant, par la voix du grand-père, le premier tournant de la vie d’un adolescent de quatorze ans soudain frappé, en pleine partie de pêche, par l’annonce de la mort accidentelle de son père. Scène immédiatement mythique à mes yeux, comme la scène du baiser de Proust. Et tout aussitôt le parterre littéraire assis de se récrier et de ricaner : ah mais, voilà que ce lourdaud compare cette espèce de Roumain au divin Marcel !
    Je ne sais si « cette espèce de Roumain » en aura le temps et la discipline, mais je gage que Marius Daniel Popescu pourrait bien, à travers les années, écrire sa Recherche. Inutile de dire que l’idée ne me viendrait pas, aujourd’hui, de comparer La symphonie du loup à La recherche du temps perdu, ni de prétendre, non plus, que nous tenons déjà là un chef-d’œuvre, comme d’aucuns l’ont aventuré. En revanche, Jean-Claude Lebrun, dans le premier grand article paru en France sur le livre, dans L’Humanité, me semble tout à fait dans le vrai en reconnaissant à Popescu « le souffle des grands ». D’extraordinaires séquences, dans La Symphonie du loup, relèvent en effet, comme certaines pages des Bienveillantes, de la grande littérature. J’ai déjà évoqué la première. La deuxième est la suite de l’enterrement du père avec, notamment, la déchirante évocation du désarroi titubant du garçon dont les pensées se bousculent en délire (pp.111-118) dans cette litanie récurrente de mots « qui ne devraient pas exister », le dos tourné à la tombe et sans âge : « Les mots n’ont aucune valeur dans la vie et dans la mort. Ils n’appartiennent ni au passé, ni au présent, ni au futur. Ils ne sont ni eau, ni terre, ni fleur, ni vent. Tout ce qui se passe n’a rien en commun avec eux ».
    La symphonie du loup est toute faite de mots en apparence, mais les mots d’une autre langue, physique et métaphysique à la fois, des mots-gestes, des mots-soupirs, des mots-caresses, des mots-claques, des mots-désirs, tout un silence en ébullition de mots-musique, tout un tourbillon de sable-mots, tout un déferlement de hautes vagues ourlées de mots-écume traversent le livre d’un seul souffle. Et les grands épisodes se suivent comme autant de ces « blocs d’enfance » dont parle encore Gilles Deleuze, qui relèvent tantôt de l’épopée et tantôt de la chronique intime ou privée: séquences alternées, en contrepoint, des petits bateaux bricolés dans la chambre des enfants, aujourd’hui, et de cette formidable traversée du dépotoir roumain, vingt ans plus tôt, de l’étudiant juché sur le marchepied d’un train lancé à toute allure (pp.100-106) ; blocs d’enfance des mots et des choses qui s’agencent comme au domino dans les douces heures de l’apprentissage, bousculés et augmentés par le récit hallucinant de la mort d’un cheval, dans une usine désaffectée, sous les coups d’ouvriers enragés de n’avoir plus rien à faire et se vengeant sur le bouc émissaire au carré que représente le pauvre animal d’un Gitan méprisé (p.151-161), avec ces mots nous restant en travers de la gorge : « L’automne, les pommes tombent sur le squelette du cheval et sur ses sabots soudés aux plaques de tôle en acier. Tu as maintenant presque quarante ans, ta mémoire n’arrive plus à dormir, tu rêves souvent du Gitan ». Séquences tour à tour splendides et sordides, telles la merveilleuse évocation du souvenir roumain d’un commerce magique de bouteilles et de ballons (pp.139-148) et la confidence d’une entraîneuse de cabaret évoquant son morne esclavage au narrateur, ici et maintenant ; le triste avortement d’une jeune fille au pays du parti unique, et les mêmes détresses vécues par tant de frères humains, en Roumanie déglinguée ou en Suisse ripolinée. Séquences de la sexualité ne relevant plus du « petit secret » mais de la vie personnelle et collective, où la recommandation du père au fils de ne pas se masturber (non tant par souci moral que pour mieux aimer la femme et toutes les femmes…) s’enchâsse dans une évocation de la masturbation collective « sauvage » qui préfigure la masturbation « en ligne » des solitudes mondialisées. Séquences de poésie naïve, candide parfois, parfois complaisante aussi dans son désir de donner du galon à tout et n’importe quoi, où les « blocs d’enfance » participent du moins d’une sorte de collage de mots-confettis, alternant avec les scènes historiquement et socialement significatives d’un observateur acéré du socialisme au quotidien.
    La symphonie du loup est un concert de voix à la fois agencé, construit et jeté, aux phases tantôt ciselées et tantôt brutes de décoffrage. A un moment donné, le narrateur se voit qualifié d’«artiste brut» pour ses travaux saugrenus de façonnier de chaises en boîtes d’allumettes, mais cette qualification ne convient guère, à vrai dire, à l’art à la fois instinctif, puissant dans son élan et souvent désordonné, velléitaire parfois, mais organiquement tenu par la même perception poétique de l’existence et par le même souffle indompté. Surtout, et c’est ce que je voudrais souligner dans le contexte d’une littérature aphone ou dévertébrée, où le « petit secret » devient la grande affaire de la machine à ne rien dire, ce livre vaut par l’immense rage d’amour (Grand Secret) qu’il manifeste, où l’égomanie amoureuse de l’écrivain éclate en multiples « je », au-delà de l’étriquement de tous les « moi ». Contre la désastreuse impuissance à aimer et admirer qui affadit et écrase tout de nos jours, ce grand livre d’amour, même imparfait à certains égards, mérite d’être aimé et admiré.
    Marius Daniel Popescu. La Symphonie du loup. José Corti, 399p. Prix Robert Walser 2008. Prix de la Fondation vaudoise pour la création 2008.
    Cet article a paru dans  Le Passe-Muraille, livraison de juin, No 75.

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  • A l'écoute de François Cheng


    Quelle beauté pour sauver quel monde ?
    Que signifie l’affirmation de Dostoïevski, dans Les Frères Karamazov, selon laquelle « la beauté sauvera la monde ». De quelle beauté s’agit-il, et de quel monde ? Dans la partie conclusive des Aventuriers de l’absolu, son dernier essai sur les destinées comparées d’Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et Marina Tsvetaeva, Tzvetan Todorov s’interroge à ce propos en esquivant le double piège de l’esthétisme et de l’idéalisme désincarné.
    Dans le même esprit, quoique partant d’une expérience personnelle toute différente, François Cheng se livre lui aussi, dans son nouvel ouvrage à paraître, intitulé Cinq méditations sur la beauté, à une réflexion sur ce thème.
    D’emblée, le poète et penseur chinois réunit la beauté et le mal, comme si la lumière ne pouvait trouver sens que par rapport aux ténèbres.
    Pour évoquer ce qui, par la beauté, nous transporte hors de nous-mêmes, et parfois jusqu’à l’extase (au sens premier), Tzvetan Todorov citait la musique, et par exemple vécue au milieu des autres, dans un concert.
    François Cheng, pour sa part, se rappelle l’émerveillement qu’il a éprouvé, en son enfance, dans le site naturel du Mont Lu (dont le nom en chinois, associé à l’idée de beauté, signifie « mystère sans fond ») où l’emmenaient chaque année ses parents, comme tant de poètes et d’artistes fascinés par ces lieux magiques.
    Tout aussitôt, cependant, François Cheng associe, à cette reconnaissance de la splendeur du monde, qui nous renvoie à notre propre unicité intérieure, le rappel de son expérience non moins précoce du mal, concrétisé par les atrocités de la guerre sino-japonaise.
    « Je sais que le mal, que la capacité au mal, est un fait universel qui relève de l’humanité entière », écrit encore celui qui se définit lui-même modestement comme « un phénoménologue un peu naïf », rappelant ensuite que la pensée sur le beau n’a de sens que liée à une pensée sur le vrai et sur le bien, alors même que le beau semble avoir moins de nécessité que le vrai ou le bien.
    Ce qu’est la beauté ? « Elle est là, de façon omniprésente, insistante, pénétrante, tout en donnant l’impression d’être superflue, écrit encore François Cheng, c’est là son mystère, à nos yeux, le plus grand mystère »…

    François Cheng. Cinq méditations sur la beauté. Albin Michel, avril 2006.

  • La Symphonie du Loup

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    Une chronique flamboyante de Marius Daniel Popescu

    Dès l’ouverture, limpide et poignante, de cette chronique polyphonique que constitue La Symphonie du loup, le lecteur est saisi par la puissance expressive et narrative de l’auteur, évoquant initialement la scène capitale de son adolescence, au jour où lui fut annoncée la mort accidentelle de son père. D’emblée aussi, la modulation vocale du récit, par le truchement de la voix du grand-père paternel, figure tutélaire faisant pendant à celle du père disparu, inscrit cette remémoration dans le flux et les rythmes d’une véritable épopée personnelle au temps du Parti unique. Dans cette Roumanie de la dictature du « socialisme réel » dont nous découvrons peu à peu le décor déglingué et la vie quotidienne, avec une frise de personnages hauts en couleurs dont la vitalité expansive colore et réchauffe un univers teinté d’absurde, Marius Daniel Popescu puise une substance romanesque effervescente, que son talent de romancier fixe en visions inoubliables, comme celle de tel cheval martyrisé. En contrepoint de ces rhapsodies « gitanes » proches parfois de la transe, se dessine le motif tout de  douceur et de délicatesse de la vie présente de l’écrivain, où le fils éperdu se reconstruit dans son rôle de père attentionné et de « loup » pacifié. Il y a comme une « chronique européenne » en raccourci dans ce grand récit alterné, profus et  généreux, qui brasse plusieurs cultures et les expériences de plusieurs générations, finalement ressaisi dans l’unité d’une langue-geste originale.

    Marius Daniel Popescu

    Marius Daniel Popescu, né à Craiova (Roumanie) en 1963, et établi à Lausanne depuis 1990, où il gagne sa vie en qualité de chauffeur de bus au Transports publics locaux, est à  la fois écrivain, poète et prosateur. Il a commencé de composer et de publier de la poésie dans son pays d’origine, où parurent quatre recueils. Son premier ouvrage de poèmes en langue française, intitulé 4 x 4, poèmes tout-terrains et publié par les éditions Antipodes, à Lausanne, fut suivi en 2004 par Arrêts déplacés, chez le même éditeur, qui obtint le prix Rilke 2006. Proche du quotidien par sa poésie, dans une veine rappelant parfois le lyrisme urbain d’un Raymond Carver ou d’un Charles Bukowski, Marius Daniel Popescu a lancé dès 2004 un journal dont il est le rédacteur unique, à l’enseigne du Persil, marqué par la même démarche lyrique et critique visant à la sacralisation des choses de la vie et à la lutte contre l’uniformisation.Bien présent dans la vie littéraire romande, par le truchement d’animations diverses (dans les prisons ou les écoles), de collaborations à des revues ou à divers médias, Marius Daniel Popescu publie aujourd'hui La symphonie du loup, première grande prose polyphonique brassant des thèmes autobiographiques fortement enracinés dans son expérience roumaine, avec le constant contrepoint de sa vie actuelle.

    Marius Daniel Popescu. La Symphonie du loup,chez José Corti, 399p. Prix Robert Walser 2008.

    Photo JLK: le loup et Filou.

     

  • Ceux qui écrivent sur des feuilles d’air

    fe47d3e088a67a18039bd5c4f2d3a331.jpgCelui qui a écrit : « Ce vent tout de même est si beau. Quand il traverse mon crâne, je suis tenté de me taire » / Celle qui aime se couler dans certaines phrases / Ceux qui savent où poser le point-virgule / Celui qui vit l’aube sans se laisser distraire / Celle qui a compris pourquoi le vieux chêne contemplait les fleurs de cerisier / Ceux qui savent que ce chemin personne ne le prend que le couchant d’automne / Celui qui regarde son bégonia comme s’il découvrait l’Etre en Tant que Tel / Celle qui compare les gesticulations des platanes à celles des boxeurs / Ceux qui ne font attention à rien / Celui qui estime que son cousin poète est un branleur / Celle qui fréquente les soirées de la revue L’Effacée / Ceux qui flingueraient l’éditeur pour une coquille laissée dans leur recueil à la gomme / Celui qui pense que la Poésie est un Sacerdoce / Celle qui drague les jeunes critiques fascinés par ses Sublimes Poëmes / Ceux qui baisent en écoutant murmurer Delerm junior / Celui qui peaufine son dernier poème minimal tandis que ses fils répètent avec leur groupe de Hard dans l’abri anti-atomique / Celle qui affirme que la poésie de Marc Levy lui a remis le moral au top / Ceux qui savent Verlaine par cœur / Celui qui tient le rôle d’ange aéropostal entre ses amis amoureux / Celui qui affirme que Baudelaire est son copilote / Celle qui se poile en lisant le poème d’amour que lui a écrit son collègue fondé de pouvoir Hervé Brousse de la Motte / Ceux qui connaissent la difficulté d’emploi du passé simple / Celui qui se dit tous les matins en se flattant le sac que rouler sur l’A16 est une ascèse / Celle qui ne porte que des tabliers jaunes / Ceux qui se rappellent l’odeur de chocolat de la gare du Sud à Bruxelles / Celle qui ne m’a jamais rendu le disque des Stones sur lequel figure Ruby Tuesday / Ceux qui voient du train le vieux cheval rongeant la barrière dans la brume automnale / Celui qui rend son salut à la branche de saule à la fenêtre / Celle qui n’aime pas le yucca que lui a offert ce con de Lucas / Ceux qui affirment que le thé les boit, etc.

  • Au Magasin de l’Univers

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    Le Labyrinthe de lecture hyperinteractive inventé par Hubert Haddad se multiplie merveilleusement dans son Nouveau Nouveau Magasin d'Ecriture. Mea culpa sur une découverte tardive, et propos d’un formidable écrivain.

    On a beau se croire un lecteur attentif : on passe, et plus souvent qu’à son tour, à côté d’œuvres importantes en train de se faire, et c’est ce qui m’est arrivé avec plusieurs auteurs contemporains auxquels j’ai « raccroché » tardivement alors que je constatais que ce qu’ils avaient à me dire était important. C’est ainsi que j’ai découvert tardivement les romans du Portugais Antonio Lobo Antunes, avec La mort de Carlos Gardel, dont j’ai tout lu ensuite « à rebours », de même que c’est après Dolce agonia seulement que j’ai commencé de lire Nancy Huston, par le truchement de laquelle je me suis également rendu compte que j’avais quasiment ignoré, à tort, l’oeuvre de Romain Gary.
    De la même façon, même si l’existence de Hubert Haddad m’était évidemment connue, dont j’avais lu Meurtre sur L’île des marins fidèles, La condition magique, Le Camp du bandit mauresque et de la Bragora et les très révélateurs essais littéraires réunis dans Les scaphandriers de la rosée, ce n’est que récemment, avec le Nouveau Magasin d’écriture, et, d’une manière plus ardente et urgente, avec Palestine, que l’extraordinaire engagement existentiel et poétique de cet auteur m’est apparu.
    Cette évidence, nourrie par une œuvre aussi dense (une cinquantaine de titres) et multiple que mal aperçue par les temps qui courent, m’a donné envie de rencontrer l’écrivain et de lui consacrer les pages d’ouverture du journal littéraire Le Passe-Muraille, modeste contribution à une défense et illustration très-nécessaire.
    Je reviendrai sur ma lecture, en plein cours, du Nouveau Nouveau Magasin d’écriture. Dans l’immédiat, cependant, j’aimerais partager le bonheur de lire les propos qui suivent.

    a785d828c60799859562646845dff37c.jpgDes rues de Ménilmontant à la Bibliothèque de Babel
    Il n’y a pas à le cacher : même si nous sommes rencontrés récemment à Paris, cet entretien a été rédigé par Hubert Haddad. Aux sept questions que je lui ai soumises, il a répondu comme suit. Qu’y ajouter ? sinon que c’est un beau cadeau qu’il nous a fait là…

    - D'où venez-vous Hubert Haddad ?

    - Sans doute d'une désignation pronominale résonnant dans un abîme, sur fond d'exil glacial. Les premières images qui me viennent sont les rues humides de Ménilmontant, l'hiver, et cette odeur de fumée rabattue et de misère du vieux Paris: j'avais tout oublié du soleil de Tunis. Je me demande si l'amnésie qui frappe souvent mes personnages ne vient pas de là, de ma stupeur d'enfant de quatre ou cinq ans jeté dans un monde sans secours. Mes parents n'avaient rien, ils s'isolaient dans leur mémoire faite d'arabité et de judaïsme. Nous vivions dans l'extrême dénuement, à quatre puis à cinq dans un taudis d'une pièce cuisine. Une nostalgie sans repère me travaillait, mêlée d'angoisse, d'un fond d'exclusion que je ne pouvais m'expliquer.

    - Quelles expériences fondatrices vous ont-elles révélé à vous-même ?

    - La première à cinq ans, un jeu avec mon frère aîné Michel, un duel à l'arc sur le terre-plein du boulevard Ménilmontant après le marché. On s'était fabriqué nos armes avec les roseaux des caisses abandonnées par les poissonniers. J'ai reçu une flèche dans l'œil gauche et je me souviens comme d'un voyage dans une dimension insoupçonnée le masque d'anesthésie, à l'hôpital. J'ai dû rester conscient trop longtemps, toucher à quelque seuil. Subir un décollement d'âme, comme on parle de décollement de la rétine. La seconde à 22 ans, rue Pastourelle où j'habitais. C'est pour moi l'expérience fondamentale dont parle René Daumal dans un texte sur l'Évidence absurde. Je ne connaissais pas Daumal alors, mais en le lisant plus tard, j'ai compris aussitôt l'identité absolue de l'expérience. Que chacun au demeurant fera au moins une fois à l'instant du désassujettissement, de la mort, à l'instant de tous les instants, quand toutes les mémoires, tous les univers se rassemblent pour disparaître en un éclair qui figure de manière adamantine la totalité. À côté de cela, il y a eu les rencontres bien sûr, les amours et les deuils dont on ressort mûri, blessé, changé. Mais la réduction à l'être nu, c'est-à-dire au savoir bègue, sans mots, qui laisse son ombre fantasque sur toute chose, c'est rue Pastourelle que je l'ai vécue.
    - Henry James parlait du "cercle magique de la fiction". Que cela signifie-t-il pour vous et comment le vivez-vous ?
    - Le romancier dès sa première fiction entre dans une aventure intérieure redoutable car il trace autour de lui une arène qui ne cessera de s'agrandir sans jamais perdre son caractère de cercle enchanté convoquant à jamais, avec les déplacements, les déformations et les condensations du songe, les mêmes figures emblématiques, monstres et doubles venues des origines individuelles et historiques, traumatiques et génésiaques. Il y a là comme un parcours, un jeu de l'oie initiatique, une danse de Thésée devant le minotaure, au gré bien sûr du degré d'implication de l'écrivain. L'écriture de fiction vous change au même endroit tourbillonnaire du fleuve. J'ai commencé par des histoires morbides et emportées, comme Un Rêve de glace, la Cène ou les Grands Pays Muets, après un premier récit relatant sur le mode fictionnel l'expérience de la rue Pastourelle (Armelle ou l'éternel retour), puis à force de fouailler les entrailles de l'inconscient, j'ai pu resurgir dans la réalité commune en ludion surchauffé et me pencher sur l'actuel, la guerre d'Algérie par exemple (Les Derniers Jours d'un homme heureux), les conflits du Moyen-Orient aujourd'hui (avec Palestine). Mais le cercle magique de la fiction, c'est surtout la provocation permanente à transgresser les conventions du réalisme d'époque, seule façon de se projeter dans cette surréalité qui fonde toute vie conséquente: nous sommes captifs d'un miracle mutable à l'infini, mais secrètement, par les chemins abyssaux de l'imaginaire dont tout ce qui est humain procède, depuis la pyramide de Kheops jusqu'à la théorie des supercordes.
    - Dans quelle filiation littéraire ou poétique vous situez-vous ?
    - D'emblée vers quinze ans, Pascal, Baudelaire, Lautréamont, Poe m'ont envoûté, sauvé à demi du désastre de la rue. La poésie pour moi fut vraiment nourricière dans le désert où j'étais. Cela grâce à Michel, mon frère aîné aventureux, qui déjà dessinait et peignait, achetait des livres, s'affrontait comme un damné à la loi archaïque du père. Moi, je m'isolais dehors, en modeste fugueur, trouvant dans l'école buissonnière l'espace pour lire et écrire. Les Hauts de Hurle-vent, le Loup des steppes, la Nausée furent mes premières découvertes avec Gide en précepteur de fortune et Homère en ancêtre fondateur . Puis très vite Mallarmé, les présocratiques, Apollinaire et Milosz, les surréalistes, Breton après Chateaubriand. Stendhal et Dostoïevski. J'évitais longtemps ce qui me ressemblait le plus par une sorte d'instinct, craignant à juste titre la lecture palimpseste, avec Nerval et Daumal surtout. Plus tard mon œuvre de fiction, dramatique ou romanesque, s'emparera de maints auteurs de prédilection: Racine (Le Rat et le Cygne), D. H. Lawrence et Katherine Mansfield (Tout un printemps rempli de jacinthes), Renato Descartes (La Condition magique) H.G.Wells (Visite au musée du temps), Thomas De Quincey (Le Robot mélancolique), Shakespeare (Loin de Wittenberg) entre autres. En fait, outre la poésie fondatrice, ma filiation littéraire fut anarchique et arborescente, toujours en état de mutation, ce que reflètent assez des livres comme l'Univers , roman dictionnaire, et le Nouveau Magasin d'écriture complété depuis peu par un Nouveau Nouveau magasin d'écriture.
    - Comment vivez-vous le rapport avec le Magasin. Que signifie-t-il et comment le remplissez-vous ?
    - Le Magasin, c'est ma pauvre tête d'autodidacte roulant jour et nuit entre les rayonnages de la bibliothèque de Babel. J'ai l'impression à la fois exaltante et effrayante que je pourrais ne plus m'arrêter de multiplier les circuits analogiques, de provoquer les découvertes, les croisements d'imaginaires. L'analogie universelle dont parle Edgar Poe dans Euréka est le secret adamantin de l'espace symbolique et des langages, je m'y attache en forcené ludique dans ces ouvrages, comme pour me défaire sans remords des mille fictions que je n'aurais jamais le temps d'écrire.
    510dfe982141fec83435975615e60844.jpg- Que signifie pour vous le mot "exil" ? Comment vivez-vous la société ? Que cherchez-vous dans la compagnie des enfants et des laissés pour compte ? Et qu'y trouvez-vous ?
    - L'exil, je l'ai connu enfant, mais sans référent, dans l'oubli de la traversée et de l'ailleurs, avec seulement le sentiment d'une grande lumière et de parfums perdus. Après l'expérience de la rue Pastourelle (que j'évoque dans un court récit, Les Indes de la mémoire, en clôture de La Vitesse de la lumière), le sentiment d'exil m'a envahi de la manière la plus intense, au sens platonicien: j'avais touché aux secrets ineffables, à l'impossible, et je revenais à moi, à ce moi pétri de ténèbres comme un aveugle de naissance après l'éblouissement qu'il ne saurait décrire. Mais l'exil est notre lot de créature de vent, la symbolisation y contraint: nous ne savons que nommer indéfiniment un contact perdu et cette distance en soi constitutive de l'humain (et que le soufi ou le cabaliste tente avec un succès mitigé de résorber) est en même temps sa grandeur et sa perdition. Le temps est l'étoffe même de cette relégation. Quelque chose d'absolument libre et salvateur a lieu pourtant à chaque instant perdu, hors de l'encéphalogramme plat des discours phatiques, comme si nous étions tous des bêtes obscures rampant sous un arbre de foudre et que chaque éclair soudain pourrait restituer au secret de l'univers, à la pure verticalité d'un savoir qui ne supporte aucune répétition. Cependant tout ce que je raconte là est d'ordre intime, à usage poétique ou secret. Dès lors que je rencontre les gens, amis ou inconnus, dans mes pérégrinations d'animateur d'atelier d'écriture par exemple, je n'ai qu'un objectif, aider chacun à dépasser les censures et les peurs réductrices, les handicaps de la formation, amener à prendre conscience que le langage n'est pas quelque chose d'hostile, d'extérieur à soi, mais qu'il est au contraire constitutif de l'individu, que nous sommes tous langage et qu'il s'agit de naître à lui, de naître à soi. Que toute la culture du monde ne suffit pas à séparer substantiellement l'analphabète de l'érudit, parce que la culture qui est tout n'est pourtant qu'une nuance entre toi et moi, nuance suffisante pour élever l'humain dans le règne mystérieux de l'inachevé, du temps, du salut.
    - Que raconte votre oeuvre au plus profond ? Comment en évoqueriez-vous la basse continue ?
    - Une persévérance musicale, je crois, aujourd'hui, une sorte de hantise. On pourrait arrêter après telle découverte ou tel accomplissement, arrêter d'écrire ou de malmener son piano, mais pourquoi le musicien cesserait-il de jouer une fois le concert donné? Et puis j'explore de livre en livre le sens de cet éloignement, toujours au bord de l'aventure extrême. Je voudrais aujourd'hui incliner cette tragédie de la connaissance du côté de la méditation. La sérénité, une fois le dépouillement accompli, ne vous garde certes pas des affres de l'incarnation, de la maladie et de la solitude. A travers l'art méandreux, je voudrais décanter encore et encore le secret qui m'habite et qu'il m'est douloureusement impossible de communiquer autrement. C'est là, un peu comme dans la musique baroque, la basse continue qui rythme les contrastes du récit au poème ou à l'essai dans mon travail. Un fond mélodique chiffré de métaphores.

    (Cet entretien constitue l’un des éléments du dossier consacré à Hubert Haddad dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No74. Commandes à Passe-muraille.admin@citycable.ch)

    d855c0a490b94336f0786f3b1b4607c3.jpgd29b0d8febcc306e8f15ad99685992df.jpgHubert Haddad. Le Nouveau Nouveau Magasin d'écriture. Editions Zulma, 634p.

  • Devenir ce feu

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    Sensation très forte certains matins, qu'un jour de feu s'ouvre, écrire ce feu devient ce feu !

    Raymond Alcovère

    http://raymondalcovere.hautetfort.com/

    Image: Fabienne Verdier

  • Sortir du noir

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    Après le moment de noir qui m’accable chaque matin, je reviens à la vie en buvant mon café à la fenêtre d’où je vois le monde émerger lui aussi du noir en beauté ; et ce mot me sauve alors : ce mot de beauté.

    Aussi, ces carnets m’aident à me retrouver, chaque jour après l’autre, c’est le bout de bois flotté à quoi je m’accroche pour ne pas sombrer.

    Sa qualité de porosité fait de Shakespeare l’écrivain des écrivains, plus encore que Baudelaire qui a pourtant tout senti lui aussi. Mais à la porosité s’allie l’effort de transmutation sans lequel la porosité ne serait qu’une disposition spongieuse et passive. La poésie est un acte.

    A l’aube ce froid
    coule sa menace.
    On ne sait
    si c’est avant ou après.
    Le mal rôde,
    il a tous les noms,
    nulle part et partout.
    Tout est dispersé.
    Seule,
    tu respires à mes côtés ;
    seul
    ce souffle
    nous anime.

    JLK: Grammont à l'aube. Huile sur toile, 2005.

  • Petit dèje


    Son plaisir est de les troubler quand ils se pointent avec l’énorme plateau.

    Elle s’est rafraîchie avant de se recoucher, et le désordre de ses cheveux est une invite.

    Alban connaît exactement ses préférences, mais le jeu consiste aussi à jouer de surprise. Avant-hier par exemple ce coquin lui a envoyé l’horrible Portugais fessu dont rien ne laissait supposer les qualités qu’il la força à reconnaître, jetée sur le fauteuil crapaud et prise à la hussarde. Or, même n’ayant rien à se faire pardonner, le facétieux concierge estima juste, le lendemain, de lui réserver les jumeaux lettons, qui font le croque-monsieur comme personne et sont par conséquent très demandés.

    Ce qui la désole dans la vie est que le petit dèje ne puisse se prolonger tout le jour. D’un autre point de vue, elle se dit que c’est un bon commencement avant que de se mettre aux affaires.







  • Correspondances

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    …J’oublie les noms, j’oublie les lieux et les heures, on n’est plus ici qu’un regard qui passe et qui accueille en passant, qui observe et qui aime, car observer c’est aimer disait quelqu’un d’autre qu’on aime, on note en passant, on passe sans se demander pourquoi tel événement de couleur ou d’assemblage, tel présent en devenir, telle chose que je vois ne m’appartient plus mais devient chose vue par tous notée dans la solitude et le silence de ce bord de canal ou la multitude et la rumeur de ce bar de nulle part...

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    Images : Fabien Clairefond , Canal St Martin, quai de Valmy, aquarelle, 21x27cm ; JLK, Au bord de l’Hérault, aquarelle ; Fabien Clairefond, Femme en vert, aquarelle ; Thierry Vernet, La tenancière du Schiedam, huile sur toile, 1988, 116x73cm.

  • Tandem d'enfer

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    WANTED PHILIPPE RAHMY & FRANCOIS BON

    Dans le cadre de sa saison nomade, la MLG (association pour une Maison de la
    littérature à Genève) est au Mamco le mercredi 14 mai. Elle y accueillera
    deux membres fondateurs du site littéraire remue.net: le poète et vidéaste
    suisse Philippe Rahmy et l’écrivain-performer François Bon.

    Pour ouvrir cette soirée littéraire, Philippe Rahmy présentera en slam, lecture
    et vidéo-livre, des extraits de son dernier ouvrage Demeure le corps, chant
    d’exécration
    . Puis François Bon lui succèdera dans une performance voix et
    ordinateur intitulée Bob Dylan, histoires vraies, regroupant des musiques rares,
    des zooms sur la langue et la poésie, des extraits de son livre Bob Dylan, une
    biographie, des explorations parlées, pour un portrait d’artiste au cœur de
    toutes les tensions d’une époque.

    ----
    Le poète Philippe Rahmy (Genève 1965) est atteint de la maladie des os de
    verre et son entreprise littéraire s'attache à "questionner son corps malade dont
    l'aventure n'est pas sans lien avec les tumultes du monde". Il est l'auteur de deux
    ouvrages qui ont reçu un très bel accueil: Mouvement par la fin (Cheyne, 2005) et Demeure le corps, chant d’exécration (Cheyne, 2007).
    -----
    Depuis la sortie de son premier roman Sortie d'usine en 1982 aux éditions de
    minuit, François Bon (1953) a publié une trentaine d'ouvrages. En 2007 est sorti
    Bob Dylan, une biographie chez Albin Michel, où l'auteur y poursuit son
    investigation sur des grandes légendes musicales, après sa biogrpahie consacrée
    aux Rolling Stones. En écrivant sur le dieu vivant du folk, "masque obscur de nous-même", François Bon postule qu'avant tout "c'est sur soi-même qu'on recherche".

    Mercredi 14 mai 2008, dès 19h, entrée libre
    Une soirée organisée par la Maison de la littérature à Genève


    19h: Philippe Rahmy, Demeure le corps, chant d’exécration
    20h30: François Bon, Bob Dylan, histoires vraies
    Présentation par Sandrine Fabbri (MLG).

    MAMCO, Musée d'art moderne et contemporain, Genève 
    10, rue des Vieux-Grenadiers
    CH - 1205 Genève
    Tél. + 41 22 320 61 22
    Fax. + 41 22 781 56 81
    www.mamco.ch
  • Au bord de la nuit

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    ... J'ai rêvé cette cette nuit que la jeune fille blanche dormait sur un quai, par terre, et que, désirant lui montrer le lever du soleil au bord du lac, je la prenais dans mes bras à l’arrivée du train et y montais, tandis qu’une voix off à l’accent autrichien commentait : la prétendue jeune fille blanche endormie est le sujet lui-même rêvant, et le lac est la mère, et le lever du soleil est l’éveil du père, ça ne fait pas un pli… et lorsque, le train arrivant, je pris la jeune fille blanche dans mes bras pour y monter, la voix continuait : le train est la préfiguration de la menace paternelle, il figure à l'évidence  le membre érigé dont le sujet est privé par l'acte de porter son double narcissique… puis la jeune nfille blanche  s’éveillant tandis que le disque blanc apparaissait au Levant, la voix commentait encore en allemand pesant tandis que je murmurai : j’ai rêvé que tu étais endormie sur le quai, j’avais envie de voir se lever le soleil avec toi, je t’ai prise dans mes bras, tu ne t’es pas réveillée, je suis monté dans le train, les gens étaient baba, au bord du lac il y avait un silence doux et tu t’es réveillée pile au moment où les premiers rayons effleuraient la crête enneigée des Monts de la nuit, et chaque mot que je te disais te faisait sourire…

    Image: Philip Seelen.

  • Le secret

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    ...La boîte de Pandore du ressentiment ne s’ouvrira pas si je regarde ce qui est et ceux qui sont en leur donnant, comme le romancier, à tous, raison, mais ces objets me fouaillent les tripes, la brillance et la puanteur, la presse et le vin lourd, tout le passé non écrit, tout le récit secret qui dirait que je suis devenu tel ou tel dont quiconque ne peut entrevoir quoi que ce soit de la royauté ou de la vilenie sans le connaître par son prénom et l’appeler du ciel tandis que ses mains prient derrière la grille…
    Image : Philip Seelen

  • L'oubli

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    … Toutes les nuits c’était reparti par les allées filiformes, dans la résille des soies d’arbres et d’étoiles, pieds nus et démenotté, direction pas de direction, quand le Héros tout sommeil s’avance nu devant les costauds qui font la tortue - car cette nudité de l’enfant somnambule sous son pyjama de pilou est invincible et leur permet peinard avant l’aube en bataille de resonger à la Femme laissée là-bas pantelante de baisers – et le môme cerné d’abîmes relevait encore d’autres défis que le douanier Marbeuf a complètement oublié avec le temps, un divorce et la vie de six chiens…

    Image : Philip Seelen

  • La trace

     

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    … Nous qui étions supposés devenir comme des dieux avons laissé notre trace sur les sphères visibles et invisibles à l’œil à facettes de notre crâne de reptile debout, cher Yorick, mais une nostalgie terrible nous fait chercher encore partout et ailleurs le souvenir à venir d’une source dans les feuilles, je suis ce matin dans la main du Dieu clément à écouter les dernières infos sur radio DDT, je prie le Dieu terrible de me délivrer de la tentation de tuer mon frère ennemi, mon chant dérisoire sera tout ce qu’en sauront nos enfants…

    Image: Philip Seelen 
  • Liaisons

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    …Les vertèbres de l’ADN font swinguer les lettres de mon prénom dans les herbes du bord du Danube du haut été de 1961 (nous fumions des Chesterfield avec mon ami allemand et je lisais à plat ventre Hemingway, qui se flinguait au même instant) ou sur le zinc griffé de malédictions des bars du nord où tu me dis par mail que tu te défonces à la vodka au miel, elles donnent leur tendre arrondi aux lettres du prénom de celle que j’aime dans les lettres d’amour qu’elle m’écrit trop rarement depuis l’avènement du SMS, elles se ramifient dans les lettres des prénoms de nos enfants, elles sont comme une fumée d’os issue du corps de ce poète de verre que j’aime comme un frère ou un fils jamais rencontré dont les lettres du poème disent qu’il « regarde sans voir la trace laissée par un avion, une suite de vertèbres détachées par le vent »…

    Image : Philip Seelen
    Citation : Philippe Rahmy, Demeure le corps. Cheyne 2007.

  • Coboye

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    Alors le jour se refit sur le monde, comme à l’instant présent de le voir émerger des limbes, ce fut la première de mes secondes naissances et tout ses dessina mieux sur la toile du temps, les choses et les gens.
    De nouveau c’est d’une coulée que cela me revient : cela sent bon les couleurs à l’huile et la térébenthine, les quatre coins du quartier et parfois un croquis dans le vieux bois ou le vieux grès du vieux quartier ou dans les roseaux lacustres, cela chante et cela bande.
    624912012.jpgCette idée que cela doit chanter et bander m’était venue vers treize ans de Coboye, le vieil original du quartier que le père Taillefer décriait et qui se foutait orbitalement du qu’en dira-t-on, plantant son chevalet où ça lui chantait et chantonnant en effet à journée faite, trônant sur son pliant et lavant ses aquarelles à grandes lampées de couleurs, m’adressant un clin d’œil lorsque je stationnais à distance prudente puis, ayant achevé sa peinturlure, selon son expression, dépliait sa haute carcasse de vieil échassier à longs tifs blancs et me proposait un bock dans son atelier où il m’apprenait de nouvelles règles et d’ultimes règlements.
    Si tu vois, compagnon, le ciel vert, tu le peins vert, c’est la première règle et le premier règlement. Si ce vert ne te crève pas les yeux tu les fermes et tu le humes pour mieux l’exhumer. Si les yeux fermés tu ne vois toujours pas ce vert tu les gardes fermés et tu palpes le ciel et si le vert du ciel ne se laisse pas capter tu ouvres toutes tes écoutilles et si le vert n’y est toujours pas c’est que le vert de ce ciel est plutôt un or bleuté comme le bon Corot désespérait de le couler sur sa toile, et alors là tu rouvres les yeux et pensant dur comme fer à Corot tu peins sans penser et laisses alors le pinceau pincer le ciel comme il est, de ce vert Corot qui fleure la pervenche et l’absinthe.
    Le tribunal des voisins se méfiait de Coboye, certaines méchantes langues insinuaient même de drôles de choses à son propos, mais ce n’étaient là, je le sentais alors et le sais mieux encore aujourd’hui de sûre source, que jalousie de philistins et que mesquinerie de pharmaciens alors qu’une heure avec l’ancien instituteur décavé m’était l’académie la plus précieuse en dépit des sautes d’humeur de mon mentor et de son tenace fumet de vieux salvagnin.
    Ce fut lui qui m’apprit aussi, à la volée, à mieux voir les choses, les choses et les gens, à mieux les voir et les dessiner à mon tour. Quoique se rabaissant lui-même en qualifiant sa peinture de vidure d’évier du rapin Gauguin des jours de pluie sur les palmes, j’étais sensible à son irradiant amour des chemins et des lisières aux doux ombrages, des lointains poudreux, des arbres solitaires ou des visages dévisagés en vérité, autant que je prisais les vieux murs lépreux d’Utrillo qu’il m’avait révélés.
    Le quartier prenait forme qui serait mon quartier, et la ville qui serait la ville, mon lac et mes azurs, mes continents et mes îles. Il y a des millions et des billions de choses bonnes et belles et de gens bonnes et belles, me disaient l’oncle Stanislas ou le vieux Coboye dans son atelier, et retrouvant mes compères et ces demoiselles aux premiers petits complots de l’âge, je me reprenais à jacter à tort et à travers en commençant de reluquer de concert.