UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

littérature - Page 9

  • Cerfs-volants

    littérature

    Nos maîtresses aiment à se tenir sur le chemin de ronde de l’ancien rempart du front de mer, où le vent donne à plein dans nos cornes tandis qu’elles manoeuvrent les filins.


    Nous sommes sept à baratter l’azur de nos mâles sabots, sept en comptant Apollonius, qui nous domine comme il en alla toujours de ses aïeux du Caucase, à la grande époque.
    C’est une loi de la nature qu’il y ait toujours un Dominant.
    Dans les gangs des banlieues aussi ce serait le mec du genre que nul n’affronte.
    Et je te le donne en mille: c’est la plus friquée qui tient Apollonius et le fait se battre au-dessus de nous contre les caïds de la tramontane.
    Elle se prénomme Elena. Tout à fait le style de la femme qui en veut. Elle se prétend Moldo-Valaque d’origine. Son père était un proche du dictateur communiste, et c’est par son frère, actuellement à la tête du trafic des go-go girls russes de Catalogne du nord, qu’elle a rencontré le Renne dont l’effigie flotte au-dessus de nous
    Mais les tabloïds ont déjà tout dit à ce propos...

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Le stoppeur

    littérature,la fée valse

    De toute façon, c’est sûr, le stoppeur n’était qu’un prétexte.

    Quand elle l’a fait monter, j’ai très bien senti que c’était pour me mettre à l’épreuve; et c’est vrai que ça m’a superexcitée de voir les épaules nues du mec dans le rétroviseur.

    - Si tu t’étais vue le mater, qu’elle m’a fait le soir de son ton de sale bête d’intello ravagée, si t’avais vu ta gueule d’esclave hétéro. Non mais c’est vrai, ma pauvre toi: t’as encore vachement de travail sur toi question libération.

    N’empêche que c’est moi que ça libérait, cette crise de jalousie. Je ne me le suis pas fait dire deux fois; et rien n’y a fait quand elle a senti que son plan se retournait contre elle: le soir même je retournais chez Bob qui ne s’est pas fait prier pour me laisser revoir ses épaules et tout le toutim.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Le Bug de l'an 2000

    littérature,société«On dirait des marques de derrières», releva un employé sur le ton de la blague, puis un expert le confirma devant la commission d’enquête: «Ce sont des marques de derrières».

    De derrières nus. De jeunes derrières peints. Pour parler clair: des traces de culs d’Indiens.

    Les registres du receveur de l’Etat furent les premiers touchés. Puis ceux de tous les dicastères de l’Administration.

    Les demoiselles poussaient des cris. Les chefs de service, sommés de sévir, étaient aux abois. Surtout il ne fallait pas que les médias s’en mêlent.

    Mais nul ne fut surpris de ce que les médias s'en mêlassent.
     
    Ainsi les marques de derrières apparurent-elles sur les morasses des journaux, sur les visages des présentateurs de téléjournaux, aux moments et aux lieux les plus inattendus: partout il y eut des traces de jeunes culs insolents, jusqu’au douzième coup de minuit marquant le tournant du millésime, après quoi tout rentra dans l’ordre.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Lesbos

     

    C’était un spectacle que de voir le lieutenant von der Vogelweide bécoter le fusilier Wahnsinn.

    Je les ai surpris à la pause dans une clairière: on aurait dit deux lesbiches. J’ai trouvé ça pas possible et pourtant ça m’a remué quelque part.


    Il faut dire que ça n’avait rien de la fureur du sexe. En fait, il semblait que ni l’un ni l’autre n’y pensait, comme si ça n’entrait même pas en ligne de compte.

    Le Hans Wahnsinn est un garçon de la campagne. Il passe son temps avec les chevaux et les filles de métairies. Quant au lieutenant, c’est un type sensible et sportif qui fera son chemin dans la Carrière, dûment épaulé par sa jeune épouse Lena.

    Il y a dans les rapports physiques un mystère. Savoir comment Egmont Ulrich Eberhard von der Vogelweide est arrivé à deviner la faiblesse du fusilier Wahnsinn, qui gémit comme une fille de ferme quand on lui léchote les tétons, là je m’interroge.
    Mais tout ça reste entre nous.

    En tant que parrain des jumeaux purs Aryens des Vogelweide je me la coince; et ma fonction de fourrier du 7e Wunderkommando m’a permis d’apprécier le fusilier Wahnsinn, qui s’est toujours porté volontaire quand ça merdait au niveau des corvées et qui ne se débine pas lorsque les nôtres en chient au front.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Rite ancien

    littérature
    - Maintenant tu seras un homme, mon fils, me dit mon oncle à monocle en désignant ma queue de lion.

    Nous nous sommes éloignés du village par les sentes conduisant à la Maison des Femmes que jouxte la Case de la Vierge. Le contraste que nous formons n’a pourtant rien que de naturel dans le rêve: mon oncle est du genre à porter le frac dans la savane, et ma queue de lion ajoute une indéniable dignité cérémonielle à mon corps entièrement épilé et peint aux couleurs de la possession.

    Mon oncle à monocle me conduit à la femelle fraîche: c’est la vieille règle de la brousse. Je roule les mécaniques pour la galerie, mais pas plus que mon père et le père de mon père je n’échappe à la pétoche.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Verts paradis

    littérature,poésie

    Dans le rêve je me trouve sous une Volkswagen enlacé à ma soeur benjamine, et nous y sommes superbien, mais rien de sexuel là-dedans.

    Nous jouons comme souvent, avec mes cousines, au Dromadaire. Cette fois nous faisons la course dans les dunes. Le vent soulève leurs jupons et j’y vois tout.

    Elle se regarde dans le grand miroir de la chambre de ses parents qui rentreront tout à l’heure de l’église. Elle est  vierge et pure, sainte en chemise, et pour la Mary Long qu'elle s'est allumée en douce, il suffira d'aérer. Poil au nez.

    Les filles se baignent ensemble dans le baquet de bois, les garçons dans celui de fer.

    Un oncle nous fait voir ses biceps. Nous faisons la queue pour les tâter. En passant nous humons les effluves de sa virilité. Il parle sept langues. J’essaie de me représenter ces sept langues dans sa bouche à lèvres.

    Je dois procéder à l’inspection des cousines. Il s’agit de vérifier le bon état de fonctionnement de leurs cycles. Les grandes ont de grandes roues et les petites de petits patins latéraux. La chair des unes et des autres est bien ferme. Je me sens ogre avec les petites et cuisinier de chasse avec les grandes. Mon frère les examine et note toutes les réparations dans son carnet du lait.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Romeo et Giulietta


    littérature,textes courts

    Romeo ne parle que de ça, vraiment ça l’obsède. Il me la faut, il me la faut, il me la faut, répète-t-il en salivant comme une bête, et ce qui suit est étrange.

    Dès qu’elle lui est livrée il se met à fréquenter les cinémas de province. La logique voudrait qu’il se montre en ville avec elle, mais pas du tout; et personne ne comprend à quoi rime le choix des toiles qu’il se paie.
    Personne n’a pigé qu’elle ne devait pas avoir de rivale.

    Personne n’a remarqué qu’il ne supportait plus les femmes à robes rouges.

    Personne ne remarque non plus que le mal qui le rongeait s’est résorbé, vu que personne n’était au courant.

    C’est grâce à elle que, de cinéma en cinéma de province, il découvre l’arrière-pays et la peinture sur le motif.

    Personne ne sait qu’il lui parle comme à un amante italienne:
    - Giulietta mia, ti voglio bene, ce genre d’inepties dont il est le premier à sourire.

    Lorsqu’il rate un virage et se précipite avec elle contre un chêne, il en réchappe mais restera paralysé. Elle, on l’envoie à la casse en dépit des râles du malheureux.

    Il en parlera toujours comme de l’amour de sa vie, mais personne ne comprendra de qui il s’agit.

    Certaines caissières de cinémas de province se souviennent de cet étrange garçon.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Les vieilles sirènes

    littérature


    L’avantage avec notre queue c’est que nous restons vierges. Cela facilite la concentration dans les travaux typiquement féminins.

    Contrairement à ce qu’il en est des humaines, c’est durant notre jeunesse que nous connaissons la mélancolie, ensuite de quoi nous devenons philosophes et beaucoup plus joyces.

    A l’asile, le long de la route poudreuse de fin juillet, nous restons sur les margelles de la fontaine et battons ainsi la mesure en tâchant d’attirer l’attention des faneurs demi-nus.

    Les faneurs demi-nus ne sont pas indifférents au battement de queue des vieilles sirènes des établissements médico-sociaux.

    Tout en attendant quelque bonne fortune, nous nous racontons nos rêves en cherchant un peu de fraîcheur sous les saules.

    L’une d’entre nous prétend qu’elle a passé la moitié de sa vie dans un bassin d’acclimatation de l’arrière-pays de Biarritz, dont le gardien prénommé Nestor lui mordillait les tétons avec un art qu'une geisha de passage dans le Sud-Ouest lui avait enseigné.  Nous l’avons d’abord prise pour une affabulatrice, puis elle nous a fait une imitation de la langue basque qui nous a fait pouffer, comme au bon jeune temps...

    Image: Le faucheur, de Gustave Roud

  • Le Bouc

    littérature

     Il n’est pas facile de le repérer, et d’autant moins qu’il y a souvent de très beaux mecs chez les ramoneurs.

    Les femmes des villas des hauts de ville sont évidemment favorisées par rapport aux habitantes du centre, mais c’est surtout en zone de moyenne montagne que se dispensent le plus librement les bienfaits du ramonage.

    Il est en effet surexcitant de voir les bandes de ramoneurs passer d’un pâturage à l’autre. Elles les suivent aux jumelles. Dès qu’il y a un nouveau le téléphone arabe le signale. C’est alors à celle qui se fera la plus aguicheuse en feignant d’être surprise au saut du lit.

    Aucune d’elles, cependant, ne s’attendait à ce que leur offre Antonin le velu, dit Le Bouc.

    Toutes autant qu’elles sont, elles vous diront que le sobriquet pèche, car Le Bouc sent la fleur sauvage. Plus qu’il n’est velu, Le Bouc est à vrai dire chevelu, couvert d’une vraie toison dont la caresse est une rareté au dire de la gent féminine. Ses grands yeux bleu ciel, son corps sculpté jaillissant de la combinaison noire à l’âcre odeur de suie , sa douceur de mie et sa vigueur de quille, enfin les mots inimaginables qu’il murmure à tout le corps de celle qu’il fait jodler de plaisir tandis que ses potes ramonent en sifflotant, tout cela fait une réputation à l’équipe de Maître Leleu qui se répand sur tout l’arc alpin.

     

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Dits de l'enfant

    Soutine13.jpg

    Pour Sophie, qui fête aujourd'hui ses 33 ans .

    Qu’entrevoit l’enfant au tréfonds de son sommeil ? Quel spectacle ravissant, qui la fait soudain éclater de son rire argentin au milieu de la nuit ?

    L’enfant dans la campagne. Longeant un champ de jeune blé dont elle caresse chaque épi, elle y va de son encouragement: “Pousse, blé, pousse donc...”

    Le soir l’enfant demande au père, quand il vient lui souhaiter bonne nuit, de lui poser un baiser non seulement sur la joue, mais sur les mains et les pieds, les coudes et les genoux.

    L’enfant passe une partie de ses journées à l’énonciation du monde, où tout est inventorié, nommé et qualifié, avec l’approbation du père qui la porte sur ses épaules. Ceci est un cheval: c’est un bon cheval. Cela est une marmotte: la marmotte est jolie. Et voici le chardon: attention ça pique !

    L’enfant au père, l’air résolu: “Allons, papa, viens donc promenader !”

    La mère, très fatiguée, s’étant réfugiée dans un fauteuil où elle se met à sangloter (les nerfs), l’enfant s’en vient vers elle et l’embrassant, lui demande d’un air bien grave: “Alors, dis-moi, tu as des problèmes ?”

    L’enfant au père: “Viens maîtressier, allons faire de l’écrition”.
    Ou encore: “Allez, Zorro, maintenant on ligote l’Indien au poteau de tortue”.

    L’enfant les yeux au ciel : « Et le prénom de Dieu, c’est quoi ? »

    Image: Soutine

  • Ceux qui serecueillent

    littérature

    Celui qui ne faisait que passer par là / Celle qui allait sortir du Bataclan tellement Kiss the Devil la faisait gerber / Ceux qui  n'ont pas eu  le temps de se filmer / Celui qui dans le Daily Mail assimile tous les migrants à des rats / Celle qui trouve de l'humour  à cette caricature abjecte vu qu'on peut rire de tout ah, ah / Ceux que les dessins de Charlie-Hebdo font à présent vomir mais ce n'est pas d'hier / Celui qui à 25 ans s'est fait exploser drogué à mort pour des ordures qui se disent solidaires de la France éternelle / Celle qui rappelle que ce qu'on ne peut dire on le tait / Ceux qui traitent de sous-hommes ceux qu'ils n'ont cessé d'humilier en se prétendant supérieurs /Celui qui a tout perdu sous les bombes humanitaires / Celle qui campe sous les ruines de la maison de son beau-fils actuellement en Belgique / Ceux qui reçoivent des couvertures et du lait condensé de la part de braves gens non identifiés / Celui qui donne son gilet pare-balles à une jeune femme enceinte / Celle qui n’a plus même de haine en elle / Ceux qui espèrent que le carnage du Bataclan  va relancer le tourisme loin des banlieues / Celui qui embrasse soudain la cause du Hezbollah / Celle qui a pleuré en lisant  l’oraison funèbre de l’écrivain David Grossman à son fils Uri tué  sur le front du Liban mais n'en pense pas moins aujourd'hui des fachos orthodoxes israéliens / Ceux qui pensent que les ennemis des deux camps ont fait un pas de trop  / Celui qui peint la nuit des chevals bleus / Celle qui te fait remarquer qu’on ne dit pas chevals mais chevaux / Ceux qui sont à chevaux sur les principes grammaticals / Celui qui rêve d’apprendre l’hébreu pour lire Seule la mer d’Amos Oz dans le texte / Celle qui estime que son élevage de kinkajous la rend tout aussi intéressante que l'incantation de Madonna au soir du vendredi 13 / Ceux qui aiment se promener nus sous la pluie / Celui qui revient à Rabelais et Montaigne ou reprend avec L. ses balades dans les grands bois pensifs / Celle qui ne se fera jamais (dit-elle) aux émanations d’ammoniac / Ceux qui s’aiment sans s’être jamais vus / Celui qui trouve plus de grâce à un sapajou qu’aux fauteurs de haine hurlant d'Allah est Akhbar  / Celle qui s’estime trop romantique pour faire l’acquisition de la bicyclette électrique que lui recommande son beau-frère Jean-Paul / Ceux qui ne sont pas loin de penser que le représentant en bicyclettes électriques Jean-Paul Dumortier n’est qu’un blaireau / Celle qui photographie les ébats nocturnes des putois / Ceux qui lisent Joël Dicker traduit en islandais / Celui qui s’enduit de graisse d’otarie / Celle qui rêve de s’établir en Appenzell Rhodes-extérieures pour l’amour d’un luthier slovène / Ceux qui aiment jouer de la clarinette dans les hauts bois, etc.

     

  • Les petites résurrections


    Chappaz7.JPG

    En lisant La pipe qui prie et fume de Maurice Chappaz


    Pour Michène Chappaz


    Le petit jour serait revenu « par la fente des volets et la porte demi ouverte », et avec lui l’écriture. L’écriture, éteinte quelque temps « comme on souffle une bougie », se serait rallumée et aurait éclairé les parois de la maison de bois, là-haut sur la montagne, sur cette « île défoncée », délivrée dans les vernes, une « escale de chats sauvages », au lieudit Les Vernys, en été 2004, le 19 août à l’aube, lieu désiré de silence et de retrait, mais en revenant l’écriture en son Fiat Lux aurait accusé un léger tremblement d’âge : « La vieillesse signifie éboulement dans la mémoire et durcissement des services. Les os se cassent, les sentiments pourrissent. Oui, nos défauts s’accusent, tonifiés par nos qualités mêmes. Exister nous tue » ; et revenant à ce qui pourrait être le dernier jour, en cette aube qui sent le soir, l’écriture revient à son premier souffle, au temps d’Un Homme qui vivait couché sur un banc où la fumée signifiait déjà la combustion première de la poésie : « Il est temps d’entrer dans ce monde, d’allumer une cigarette et de tirer sur la fumée, sur le feuillage tremblant et bleu de l’air maintenant. Il s’agit de s’infuser ce qui est, et cet air du matin on le boit. » Et cela encore qui s’impose pour fumer et prier tranquillement : « Moi je m’étends sur un banc pour toute la journée. Rien faire, absolument rien faire »…
    Or tant d’années et de paquets de tabac après, autant dire la fumée d’un petit train et les étapes d’une septantaine de gares, la mémoire défaille un peu dans ses éboulis et les os avertissent: « Se glacent les pieds infatigables, tout ce qui tremble, tout ce qui ressemble à une goutte de sang, comme le veut l’Eternel, se fige ». Et dans la maison de bois, un autre soir, sept jours plus tard : « Je m’immobilise devant la nuit : elle entre, le chalet disparaît. On n’existe plus mais on devient l’infini qui se personnalise en vous. Ma pipe peut-être me filme ». Et le film écrira ce lieu, cette maison du silence et du temps suspendu, comme partout quand on fait attention, ce lieu de parole fumée et de présence, le chalet et autour du chalet les terrains et les bornes, le temps passé dans les bornes et au-delà, Spitzberg et Tibet, Corinna et famille, en cercle élargis ou resserrés, spiralés du petit au grand récit et retour, mers et nuages en tourbillons, aux Vernys et partout, ici et quelque temps encore à fleur d’écriture mais dans les bornes se rapprochant d’un corps : «Je devine en moi la grande usure. La vie est noire et belle et une louange la plus grande attend en nous. L’Eternel est aux aguets ».

    Chappaz.jpgLes questions reviennent
    Le poète continue à fumer malgré les interdictions. En attendant les prochaines : interdiction de respirer, interdiction de rêver, interdiction de se poser des questions. Même pas ces trois-là : « Qui sommes-nous ? – D’où venons-nous ? – Où allons-nous ? ». Même pas ça : surtout pas ça !
    Cependant l’écriture est revenue comme l’herbe au printemps ou les enfants, sans crier gare, et le train des jours y va de sa petite fumée, réjouissant les enfants et les Chinois. « Il a cessé de fumer », disent ceux-ci vers l’âme de celui qui vient de « casser sa pipe », comme disait le peuple de nos enfances. Mais l’image est à reprendre au début de l’écriture, quand on s’est déclaré poète et fumant évidemment, comme Rimbaud sa terrible pipe d’illuminé voyant. Première pipe de tête de bois ou de maïs à trois sous, d’écume ou culottée par les siècles de nuits de bohème douce : première fournaise dans les romantiques cafés d’hiver estudiantins, premiers foyers des amis, première fumée des questions éternelles : d’où venons-nous nom de Dieu, et qui sommes-nous, pour aller où ?
    L’enfant, déjà, petit, peut-être devant l’oiseau mort, s’est demandé : « Est-ce qu’il y a quelque chose après ? » Et rien ensuite n’épuisera la question tant que durera, mêlée, la louange infinie de ce qu’il y a ici et maintenant, qui ne saurait non plus s’épuiser dans la beauté des choses et de tout ce qui est donné : «Nous sommes nous-mêmes à la fois une tige d’herbe ou une goutte d’eau et puis une apparition du divin, sinon nous n’existerions pas ». Et voici qu’une pipe devient une caméra, décidément on aura tout, et le délire continue, de ce Rimbaud dont on dirait du Chappaz : « En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a la sainte, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant ».
    Je relis la phrase en pensant à Jean-Sébastien Bach : « La main d’un maître anime le clavecin des prés », et je me demande comment rester « capable du ciel » au milieu de « nos horreurs économiques ».

    Du sauvage imprimatur
    Que nous sachions, les animaux ne fument pas, ni ne prient, étant eux-mêmes toute consumation et toute présence, avant la dérogation de l’écriture qui est à la fois fumée et prière.
    Encore heureux : notre corps nous ramène aux animaux, qui nous ramènent à la Genèse et à l’ « immense paysannerie» qui est de partout et non seulement de la région régionale.
    Le sauvage est un style, immédiatement identifiable et d’abord à cela qu’il s’écarte et se sauve de nous. Mais le sauvage est en passe de se dénaturer. Son indépendance inquiète et contrarie. « On nous relance des nouvelles policières : SURPOPULATION DES RENARDS – MEFAITS DES FOUINES – HALTE AUX CHATS ERRANTS ! » Et voici le loup revenu des pays sauvages et décimant troupeaux et poulaillers tandis que, jusqu’en ville, le renard fait les poubelles.
    « Cela ne signifie pas une revanche mais une panique chez les bêtes, plaide le poète. Elles ont quitté prés et bois pour fouiller les banlieues ». Bientôt le renard donnera la patte et se fera photographier avec un Adam cravaté, et quelque chose sera perdu. Quoi ? Une beauté sera perdue.
    Beauté du sauvage, mais plus profonde que seulement esthétique : « Elle me saisit tellement quand je surprends les bêtes sauvages –biches, cerfs, chamois ici même, qui traversent avec un tel incognito les pentes, s’effacent toujours. Elles ont un abîme dans les yeux dès qu’elles nous aperçoivent et se sauvent.
    « Se sauvent, oui. Qu’est-ce qu’elles emportent ? Un autre monde et la beauté introuvable dont elles nous ont laissé l’impression par cette allure où s’est profilée la peur… Et une si inviolable différence. »
    Les oiseaux à tout moment, les plus proches et les plus différents : « Si ironiques, si joyeux, si aveugles, ce qu’inventent les oiseaux ». Ou ces envols de martinets « qui ne peuvent vivre qu’en vol à cause de leurs longues ailes si étroites. Ils n’arrivent pas à repartir s’ils se posent sur le sol car leurs courtes pattes aux longues griffes ne leur autorisent que des parois verticales ou le tronc des arbres ».
    Si différent, le martinet, que la cage le tuerait. Mais les autres bêtes sauvages aussi, « dès qu’elles s’apprivoisent, c’est fini. Il leur manque le grand frisson du paradis antérieur. Où on ne mourait pas car on ne savait pas qu’on mourrait. Nous, c’est cette connaissance que nous leur apportons. On a perdu le miracle de vivre, d’être toujours dans l’éternel. Et ainsi la beauté, comme l’amour, est liée à la mort. Et tout est lié à la mort nous masquant quelque chose qui a eu lieu avant elle. »
    Puis revenant à la revenante écriture : « Ecrire, c’est retrouver l’imprimatur des bêtes sauvages ».
    Et la méditation de ce 22 août aux Vernys, juste voilée d’un soupçon de mélancolie, de s’achever sur ces mots : « Il faudrait pratiquer la morale ou la vertu d’instinct, comme les éperviers ou les lièvres. Les lièvres qui se promènent, l’épervier qui fauche le lièvre.
    « Je rumine ça comme une bête avec ma pipe qui prie et fume.
    « Où vais-je après cette vie ?
    « Le ciel est voilé avec une seule étoile telle un noyau et tout autour le fruit noir des forêts ».

    Chappaz2.jpgLes vérités mesurées
    Une autre quête de vérité l’occupe ces jours, ladite vérité fixant en vieux langage juridique la mesure du bien. L’occurrence terrestre de ces beaux grands mots de bien et de vérité découle d’un catholicisme romain qui ne fléchira jamais, solide sur ses bases et pourtant ouvert aux grands vents d’ailleurs, comme les stupas tibétains des hauts cols d’Himalaya.
    Les vérités, repérées sur le terrain et inscrites au cadastre, distinguent « ma » terre de la tienne. C’est du précis fait avec de l’aléatoire, c’est une apparence de contrat palliant tous les désordres, on se rappelle la brouille de deux Ivan et les tricheurs qui s’en venaient nuitamment déplacer les bornes, les palabres et les rognes séparant maisons et villages, un côté de la vallée et l’autre, ceux d’en bas et ceux d’en haut. Du bas Maurice est monté vers le soleil des hauts, il y avait là des mayens tombés en ruine, tout a été rêvé et conçu pour la femme et la progéniture, et maintenant qu’on approche de la nonantième gare on reste soucieux de son bien, ainsi passera-t-on bien un mois et plus à mesurer cette terre qui « zigzague entre six ou sept mayens voisins, se suspend à leurs toits, s’accroche à des filets d’eau ».
    À l’époque malade d’inattention et d’à peu près le poète répond par le mot à la fois précis et juste, qui dit le vrai et le chante aussi bien : « Angles, encoches, marteaux d’une vaste pente d’herbes devenues sauvages, ici ou là parsemées d’armoises et où on dégringole d’un piédestal d’aubépines roses qui semblent blanches vers des mélèzes et des sapins toujours « à moi ».
    L’inventaire pourrait sembler dérisoire à un citadin sans mémoire ou sans « bien », mais le royaume du poète est aussi de ce monde, au milieu des siens, dans cette religion du verbe qui est aussi de la terre.
    « Il faut prendre des précautions avec « le bien ».
    « Je le savais. Seuls les paysans ont une religion et une patrie. J’ai moi-même fait deux fois avec mon oncle le tour de ses lopins, l’ultime fois, deux mois avant de mourir. Corberaye, les Rosay, les Zardy, Planchamp, Profrais, le Diabley, les Maladaires, des champs, des prés, des « botzas » inatteignables, indiqués, détaillés du doigt. La litanie ne s’épuise pas. Il avait été à la messe, le matin, avec moi, lui me confiant avant d’entrer dans l’église, regardant le cimetière : il n’y a qu’une bonne mort, la mort subite ».
    Et le poète de constater : « Le bonheur d’exister a une de ces saveurs », avant de s’interroger un peu plus loin : « Qu’est-ce que la possession de la vie ? »
    On imagine l’ami, Gustave Roud, souriant à celui qui oserait dire « mon arbre » ou « mon herbe », mais il faut entendre ce possessif dans l’ensemble humain de cette « immense paysannerie » de montagne marquée par le pays autant qu’elle l’a marqué.
    « Ces terrains et leurs limites s’entremêlent avec les limites de ma vie, soit celles inscrites par les années et qui précèdent le vide dont les brumes m’envahissent déjà : on tombe littéralement en enfance, même sans sénilité ».
    Avec l’écriture revenue revient le souvenir de l’arrivée en ce lieu avec Corinna, où ils auront toujours été si heureux, et le trait d’ombre revient avec, « le bonheur passe comme un coup de faux », le souvenir de Corinna jeune soudain précipitée vers l’abîme et retenue in extremis par quelque invisible main, ou ce cri tout à la fin, en 1979, du dernier instant de Corinna faisant écho petit au cri du Christ sur la croix, tout est mêlé, on est marqué par cette invraisemblable « affaire » de Messie : « Il a découvert Dieu en nous. Et il nous a emmenés avec lui sans discussion », il faut naître et renaître tous ces jours que Dieu fait : « Nous passerons comme un coup de vent dans l’éternité, avec une âme toute fraîche et un corps recommencé ».
    La question de la foi est elle aussi cernée d’ombre et à tout instant elle meurt et renaît. Le poète se retire doucement aux Vernys. Il arpente son royaume comme le Père au premier jardin. Il prend ces notes en été 2003 et 2004, puis il les réécrira en été 2007 et 2008. « Et on a ou on n’a pas la foi. Elle se relie à l’enfance, à ce qu’on a reçu alors sans le savoir. Quelque chose qu’on a encaissé comme un coup de pied de vent ».
    On a ou on n’a pas la foi mais rien n’est assuré de toute façon, pas plus que sur un vaisseau pris dans les glaces, comme on verra dans les notes suivantes.
    « On est tout à la fois croyant et incroyant. Le choix se fait sans cesse et presque à notre insu, dans le dédale de l’âge où je trébuche,. L’espoir même que j’ai et les miettes de la beauté du monde qui s’éparpillent en moi… des nuages dans le ciel aux arbres sur la terre qui attendent le cri du corbeau, tout me fait sentir mon rapprochement avec les bêtes. Il me semble arriver au bout d’un corridor.»
    Et me reviennent, au bout du long corridor fleurant les siècles, dans la cuisine du Châble, un soir d’hiver de janvier 2007, ces mots du poète un peu bronchiteux, engoncé dans une espèce de vieux manteau de cheminot : «Je crois qu’on ne peut évoquer le paradis qu’en relation avec ce qui est visible ici bas, fugacement, par intermittence. Cela peut n’être qu’un visage dans une gare, un brin d’herbe frémissant, l’inattendu d’un nuage ou une goutte de pluie qui tombe dans une sorte de transparence obscure, et vous entendez aussi le bruit infime que cette goutte de pluie fait en touchant terre. Je dirais ainsi que l’image du paradis, telle que je me le représente, serait comme une surprise à l’envers… Le paradis est aussi exigeant que l’enfer ! Cendre et alléluia… Tout à coup l’innocence ! »

    Widoff25.JPGLes petites résurrections
    La foi ne serait rien pour la poésie, au demeurant, sans cette attention incarnée que manifeste le travail d’écrire. « Le péché capital, écrit ainsi le poète, le seul péché est le manque d’attention. Le temps présent se précipite telle une chute d’eau. Hâte-toi de puiser ! C’est-à-dire : sois attentif ». Or, l’attention ne se borne pas, cela va sans dire, à la consommation passive. Il n’y aura création ou recréation, il n’y aura transmutation, nouvelle forme, petite résurrection que par ce processus de consumation qui fait de chaque heure une Riche Heure possible et toute l’œuvre, alors, du poème au récit, des premiers mots d’Un homme qui vivait couché sur un banc ou de la première page de Testament du Haut–Rhône, aux dernières de La Pipe qui prie et fume, des lettres aux journaux, sous toutes les formes enfin, se déploie comme un Livre d’Heures qu’enlumine, sous l’effet d’une espèce de sainte attention, le même verbe du même homme mêmement habité à vingt et nonante ans.
    On reprend ainsi Testament du Haut-Rhône au tout début : « Je loge à quelques lieues seulement de la forêt, au bord d’une prairie où les eaux s’évadent. Par les fenêtres ouvertes de ma demeure de bois (qui me porte et toute une famille d’enfants déguenillés, en train maintenant de dormir) on entend les clochettes d’un troupeau de chèvres qui se déplace sur les pentes ainsi qu’une eau courante ou un nuage de feuilles sèches ».
    Le livre s’est ouvert sur le petit jour, il se refermera au bord de la nuit, la nature continuant de murmurer et bien après nous : « Les oiseaux, les feuilles en train de chuchoter, forêt ou rivière, les eaux et les ciels s’envolent sur la page blanche qui noircit. Quelle cuisine de nomade ! La création glapit, fume. Et puis ce dilemme : ou une goutte de sainteté, ou la passion démoniaque ».
    Car le temps vient, avec cette « possession », cette aveugle fuite en avant, ce collectif emballement que le poète a toujours combattu, sa guerre dès le début, et pas tant une guerre au progrès qu’au saccage et au gâchis -, le temps vient d’une apocalypse, cette « dérive collective, au dernier instant de l’examen de conscience avant le naufrage », mais non tant obscure fin des fins que temps de révélations.
    « Message à toute la société des hommes dont la réussite est un abîme », relance alors le vieux fol insulté naguère par les chantres agités de ladite réussite, qui se demande à présent si ce vingt et unième siècle héritier de tout ce qu’il déteste n’est pas « acculé à un grand acte mystique ? »
    Est-ce qu’on sait ? On peut se rappeler le philosophe russe Léon Chestov interrogeant le paradoxe d’Eschyle : et si ce que nous appelons la mort était la vraie vie, et ce que nous appelons la vie une sorte de mort ?
    Ce que nous avons sous les yeux, ce que le poète voyant s’ingénie à nous faire sauter aux yeux ne procèderait-il pas de la même sainte attention qui anime le mystique ?
    En septembre 2004, le poète se risque à répondre au bord de la nuit: « Le mystique substitue à la racine l’invisible au visible, nous deviendrons cet inconnu que seul le Créateur connaît. Son œil remplace le nôtre. Le rien, en tout, devient saveur et joie en nous. Il faut accepter un absolu où l’on meurt. Je ne puis y songer qu’en disant le fameux Merci à l’instant qui me sera donné ».
    Est-ce à dire, en langage du vingt et unième siècle, que le poète « se la joue » gourou ?
    Je ne le crois pas. Je le crois plus humble et plus juste, mieux à sa place dans la « contemplation active » dont parlait Marcel Raymond, ni mystique ni moine non plus mais à sa façon éminent spirituel défiant la raison et squatter de couvent invisible, dans un temps « si difficilement plus facile » à habiter que celui des battants de la réussite : « Dans ces cellules comme des tombes où l’existence, respiration après respiration, se tisse, se décante. Où l’on vogue sur le flux et le reflux des prières, des hymnes chantées d’heure en heure : on s’insuffle déjà sa future vie, on tente se résurrection ».
    Remarquable formule : « On tente sa résurrection ».
    Et d’ajouter : « Maintenant ».
    Rappelant du même coup la réponse que faisait Ella Maillart, l’amie de Chandolin, quand on lui demandait l’heure : « Il est maintenant ».

    Par delà la nuit cruelle
    Et la ville là-dedans ? Et les villes ? Et les multitudes humaines ? Et le journal de l’effrayante espèce qui s’est tant massacrée dès l’an 17 de ce siècle là où le poète vint au monde ?
    Comme un rappel de ce « journal » que Maurice Chappaz n’oublie pas, ni ses semblables en transit sur notre planète perdue dans l’Univers, s’enchâssent alors quelques pages d’un autre journal, de la main d’un commandant de marine du nom de de Long, notant jour après jour le calvaire d’une poignée d’hommes échappés au naufrage, fin 1881, du vaisseau La Jeannette broyé par les glaces dans l’immense delta de la Lena, émouvant accompagnement du voyageur Chappaz au long de la nuit cruelle endurée jour après jour par l’équipage crevant de faim et de froid trente jours durant, « pauvres moineaux humains » dont les âmes « se perdent dans la surprenante beauté du monde ».
    E la nave va. La vie continue dans l’alternance du poids du monde et du chant du monde. « On meurt, on va être rapatrié en Dieu. Outre-tombe, j’habiterai tout ce que j’ai été : ce nuage, cette source, ces rues, ces prés, cette maison… »

    Chappaz12.JPGEt Michène fera
    quelque chose de chaud…
    « Partir à la recherche du paradis terrestre, voilà ce que j’ai tenté toute ma vie, sans savoir et sans comprendre », note Maurice Chappaz en été 2004. Mais dès le tournant du Testament s’était marqué le désenchantement : « Nous portons en nous l’agonie de la nature et notre propre exode ».
    Le monde « paysan-paysan », tout semblable à celui des Géorgiques, dont le nonagénaire révise la traduction en 2008, représentait une totalité « jusqu’aux astres » que le poète a vu se défaire et se corrompre.
    « Cependant », me disait-il ce soir de janvier 2007, dans la cuisine de L’Abbaye, et c’était à propos de Gustave Roud, mais cela vaut autant pour lui, « au moment où un pays disparaît et meurt, il y a une parole qui émerge ».
    Celle de Maurice Chappaz, loin d’un renfrognement de refus et de repli, relance à tout moment de nouvelles pousses. «Malgré tout je crois à la vie », me disait-il encore ce soir-là. Je suis né dans un mouvement. Je suis resté fidèle à mon origine, tout en m0adaptant au monde en émergence. Je lis ainsi les journaux, pour me tenir au courant du changement de civilisation et même de l’abîme. Nous devenons comme des chats sauvages apprivoisés par la mort ».
    Enfin voici, dans La pipe qui fume et prie que j’aurai traversé en cet été indien 2009, voici noté en septembre 2004 et réécrit en 2008 au lendemain de ses nonante ans : « Michène trie, retrie une à une les groseilles, choisissant celles dont la robe rouge résiste. Hantise du pourri, du moisi. Si rares ces petits fruits déjà récoltés par les oiseaux ».
    Et je revois à l’instant, en cette fin d’octobre 2009, la neige apparue sur les cimes de la Savoie d’en face, je nous revois ce soir de janvier 2007, à l’Abbaye du Châble, dans la cuisine où le nonagénaire tout frais émoulu m’avait parlé sept heures durant au dam de Michène le trouvant « peu bien », je revois, dans le tourbillon des volutes de temps fumé, du livre revenu avec l’écriture de la vie où nous nous retrouvions ce soir-là, je me rappelle les regards attentifs et les gestes attentionnés de Michène Chappaz nous préparant ce « quelque chose de chaud » qu’avait demandé son poète dont je note encore ces derniers mots :
    « Notre vie avec ses oeuvres ne dure pas plus qu’un paquet de tabac, y compris le pays où j’attends : telle la petite fumée qui s’échappe comme si j’étais cette petite fumée au moment où la pipe reste chaude dans la main après avoir été expirée.
    « Les années s’éteignent.
    « Je savoure la dernière braise ».

    La Désirade, octobre 2009.

    Nota bene : Ces pages sont inspirées par la lecture de La Pipe qui prie et fume, paru en octobre 2008 à l’enseigne des Editions de la revue Conférence, avec un très bel ensemble de gravures de Pierre-Yves Gabioud.



  • Un combat singulier

     Fauqemberg7.JPG

    Avec Mal tiempo, David Fauquemberg nous plonge dans le grand jeu de la boxe sous l’angle du bilan existentiel. Michel Déon l'a aimé !

     

    C’est un livre à la fois puissant et très sensible, dense et intense que Mal tiempo  de David Fauquemberg, deuxième roman de l’auteur du mémorable Nullarbor, gratifié du Prix Nicolas Bouvier en 2007 et désormais disponible en Folio. Elliptique et percutant, combinant admirablement les lignes narratives du double drame intérieur vécu par un jeune champion cubain du genre indomptable et par le narrateur, dit le Francés, boxeur amateur trentenaire en passe de laisser tomber The Game, et d’une plongée dans les univers imbriqués de la boxe et de la vie cubaine dont l’arrière-plan social et politique se trouve ressaisi à fines touches précises et combien significatives aussi. On peut ne rien connaître à la boxe, ni ne s’y intéresser particulièrement : aussitôt on est pris, embarqué dès la première page par le premier combat qui est aussi le dernier du narrateur méchamment démoli par un truqueur ; et c’est dans cette mêlée brutale, de l’intérieur de la boxe pourrait-on dire, que s’amorce le récit du Francés à double valeur de quête existentielle et de reportage au sens le plus noble du terme, dans un temps qui est cependant essentiellement le temps d’un roman et avec une frise de personnages campés avec vigueur.

    La première partie de Mal tiempo évoque le séjour à Cuba d’un groupe de boxeurs français, aux fins d’entraînement des meilleurs éléments de la relève, auquel le Francés hispanophone est convié comme pair et interprète, alors même qu’il se sent proche de « décrocher ». Les accompagne aussi l’imposant Rouslan, vieux coach d’origine russe qui a guidé les pas du narrateur, en lequel il a reconnu un type régulier.  Côté cubain, dès l’arrivée sur l’île, c’est un autre mentor aussi probe qu’exigeant qui apparaît ensuite en la personne de Sarbelio Marquez, entraîneur des jeunes Cubains dont l’un d’eux, colosse solitaire et farouche du nom de Yoangel Corto, se trouve bientôt remarqué et recherché par le Francés, gratifié plus tard du titre amical de « socio » en signe de reconnaissance. Plus encore: Corto révélera son arrière-monde personnel à l’étranger attentif, l’origine filiale de sa révolte douloureuse et l’humiliation qui l’a fait user une première fois de sa terrible force naturelle, avant la boxe, son rapport avec le dieu-tonnerre de la tradition yoruba et la grotte secrète où il se ressource, son père artiste vaguement dégénéré et l’absence de sa mère, le quartier de misère d’où il sort et les filles dont il change comme de chemise au scandale de sa grand-mère le couvant amoureusement du regard – tout cela très vivant et frémissant, contrastant avec les sévères galères, les cris et les coups de l’entraînement.

    La question du sens de la boxe se pose déjà au fil de cette première partie de Mal tiempo, qui renvoie incidemment à la question du sens de l’art ou du sens du travail humain. Cette question se pose notamment pour Corto, qui évoque précisément, à un moment donné, la question de l’art, et qui ne semble pas attacher à la notion de victoire le même sens que les autres. La bascule de la première partie dans la trivialité, après une victoire de Corto qui le laisse comme impatienté, dans une boîte à cul où son honneur bafoué le force une fois de plus à corriger un touriste imbécile qui l’a provoqué, débouche sur un retour à la mesquinerie face à laquelle le jeune révolté ne peut mais. Surdoué mais insoumis à l’ordre établi, selon lequel un touriste même taré reste sacré, Corto sera jeté pour un temps, le temps que ses pairs champions cèdent aux sirènes étrangères et que le sport national s’en ressente au point qu’on le rappelle…

    À la question pure du sens de la boxe, que Yoangel et le Francés se posent chacun à sa façon, succèdent  alors, dans la seconde partie de Mal tiempo, deux ans plus tard, les questions plus troubles et tordues des enjeux commerciaux et nationaux de la boxe, dans un contexte de « marché » plus ouvert, à Port of Spain où, deux ans plus tard, le narrateur va retrouver son « socio ».

    Or celui-ci a changé, constate-t-il, même si Corto, plus fort que jamais, se trouve capable de terrasser tous ses adversaires. Comme une réserve mélancolique s’est emparée de lui, que le Francés comprend. Alors même qu’on attend que le champion humilié par les bureaucrates prenne sa revanche, le voici risquer de passer pour traître en retenant sa force. La fin du roman, qui frustrera le lecteur avide de conclusion, et donc de victoire, rappelle les refus de ces autres « dissidents » que sont un Bartleby ou un Schweyk. Or du vrai combat on aura compris, sans démonstration explicite pour autant, que seuls Corto et son « socio » savent l’issue…

    Tout cela est passionnant, mais on n’aura rien dit sans ajouter que ce roman, qu’on dirait écrit par tous les côtés à la fois, comme sculpté dans la matière verbale, comme filmé par les mots (alors qu’il n’est en rien conçu « pour le film » comme tant de feuilletons habiles), vaut par son écriture à la fois dégraissée, elliptique, précise et rapide, mais non sans diffusion lyrique et sans ouvertures constantes à la rêverie ou à l’arrêt méditatif. On avait compris, avec Nullarbor, qu’il faudrait désormais compter avec David Fauquemberg. Mal tiempo le confirme en beauté…    

    LireFauquemberg09.JPGDavid Fauqemberg. Mal Tiempo. Fayard, 280p.  

     

     

     

     

    Boxe2.jpgL'Auteur sur le ring, dialogue.

     

     

     

    - Quelle  a été la genèse de Mal Tiempo ?

    - Bien avant d'avoir terminé Nullarbor, j'avais écrit une première version de la scène d'ouverture, mais je suis incapable de travailler sur deux textes en parallèle avec la même intensité... Et puis il y avait le titre, Mal Tiempo. Il me venait d'une expression souvent entendue à Cuba, et pour cause : Al Mal tiempo Buena Cara - Faire bonne figure au mauvais temps ("Contre mauvaise fortune, bon coeur"), ou, comme je l'entends : "Sourire à l'adversité". Bref, j'avais cette idée d'adversité, et aussi l'idée de tempo, de rythme. Tout le roman est parti de là. Le narrateur à contretemps (autre interprétation possible du titre), et le boxeur cubain qui impose son tempo, domine le temps.

    Au départ, j'avais deux envies : écrire Cuba, et écrire la boxe. Cuba étant la meilleure école de boxe au monde, et comme j'avais eu l'occasion de voir de près les boxeurs de là-bas, ces deux projets se sont fondus l'un dans l'autre pour n'en faire plus qu'un. La boxe me permettait d'entrer différemment dans Cuba, par les banlieues des petites villes, par les hommes tels qu'ils vivent; Cuba m'offrait une boxe différente, plus proche du "noble art" que la boxe professionnelle qu'on voit aujourd'hui à la télévision. Cuba, c'est une certaine idée de la boxe : l'amateurisme (le sport professionnel est interdit par le régime), le respect de l'autre, presque une ascèse, et puis le STYLE ! Pour un amateur de boxe, voir combattre les Cubains est un régal, une émotion esthétique - le sens du rythme, la technique réduite à l'essentiel, sans fioritures, la force et la souplesse. Les grands champions cubains, surtout Felix Savon (trois fois champion olympique des lourds), sont d'une classe à part.

    En outre, le Cuba qui m’intéressait dépasse et de beaucoup la seule réalité du dernier demi-siècle : c'est un Cuba plus profond (on le voit dans la scène de la grotte), le Cuba des campagnes, car la culture de l'île est essentiellement paysanne - la musique, l'amour de la terre, la pesanteur des croyances populaires - indiennes, yorubas, etc. Mon héros, Yoangel Corto, est constitué de tout cela. Il en tire une force un peu surnaturelle, et surtout une certaine rigueur morale, l'attachement à des principes, une armature.

    Boxe3.jpg-   Quels rapports personnels entretenez-vous avec la boxe ?

    - J'ai toujours été fasciné par la boxe, par l'extrême simplicité du dispositif, par sa frontalité, son intensité extrême, ce mélange unique de confusion (on est toujours dépassé par le combat) et de maîtrise - le bon boxeur, c'est celui qui impose sa maîtrise dans la confusion, sa maîtrise du corps, bien sûr, mais avant tout du temps. La boxe m'intéresse depuis longtemps comme matière littéraire, il y a quelque chose dans ce duel à l'état pur, dans cette violence domestiquée, dans ces changements de rythme incessants qui me donnait envie d'écrire - et puis l'idée que derrière la technique, le résultat, il y a deux hommes avec leurs intentions, leur histoire, leur vision de l'adversité. La boxe, je l'ai pratiquée en amateur, intensément, dans ma vingtaine. Mais j'étais un lourd trop léger, je n'avais pas vraiment LE truc. Au demeurant, le fait de connaître la boxe de l'intérieur, d'avoir goûté au ring, m'a certainement aidé dans l'écriture de Mal tiempo, car ce que je voulais faire n'avait rien à voir avec un hommage à la boxe, ni avec un roman qui se serait servi de la boxe comme d'un simple prétexte. Je voulais être sur le ring, et que le lecteur sente la boxe, sa dureté, ses odeurs, ses bruits...

     

    - Le personnage de Corto relève-t-il de votre pure imagination ?

    - Question délicate. Qu'est-ce qui ne relève pas de mon imagination ? J'ai l'impression que ma perception du monde est, en majeure partie, imagination. Mais le pouvoir majeur de l'imagination, pour moi, n'est pas de l'ordre de la création, ni de l'invention. Son pouvoir, c'est surtout de recombiner les faits après coup, de réorganiser, de poétiser. Mais elle est incapable de créer à partir de rien. On imagine parce qu'on a vu, senti, vécu, et à partir de cela. Donc la notion même d'imagination "pure" m'est incompréhensible. Enfin...

    Yoangel Corto n'existe que dans Mal tiempo. Son histoire n'appartient qu'à lui, je n'ai rencontré personne qui ait vécu cela, parlé comme cela, pris de telles décisions. Comme boxeur, il ressemble à certains champions : Savon le Cubain (la posture, le rythme, la fougue), Monzon l'Argentin (la fausse raideur, l'absolue confiance en soi, l'impression qu'il a déjà broyé l'autre avant même de combattre, et ce masque terrifiant d'impassibilité), etc. L'homme, lui, s'est construit naturellement, inspiré bien sûr de rencontres que j'ai pu faire à Cuba, d'histoires entendues, de choses vues. Mais j'insiste : Corto s'est imposé de lui-même dans ce récit, l'a pris à son compte, a dicté les choix narratifs. 

    -   Comment avez-vous travaillé ?

    - Mon titre en main, et deux ou trois idées sur là où je voulais aller, je me suis lancé dans ce roman sans "réfléchir", au sens où je voulais me laisser guider par le rythme, par la phrase. J'avais le narrateur, un "je" fatigué, sans réelle intériorité, sorte de caméra sensorielle qui, connaissant la boxe, emmenait le lecteur au ras des choses. Et puis, en chemin, j'ai rencontré Yoangel, qui s'est littéralement emparé du récit - pas le genre à se laisser dicter ses actes et ses paroles, ce Corto... J'ai beaucoup fonctionné par scènes, c'est-à-dire qu'une fois que les deux personnages ont commencé à se dessiner, à imposer leur personnalité, j'avais une phrase de dialogue, une décision, une action de l'un ou de l'autre qui venait, et à partir de là une scène s'imposait. C'était très instinctif, absolument pas cérébral ni construit, et pourtant les dialogues, les scènes ont commencé à se répondre, fonctionnant par touches successives, par sédimentation.

    J'ai eu la chance, au bout d'une année de travail, d'obtenir une résidence dans le sud-ouest de la France, à Lombez, deux mois dans un village paumé, à la fin de l'automne, à ne faire que ça - ruminer, écrire, relire, ruminer, réécrire... Je crois que le roman y a gagné en densité, en intensité. Après, comme toujours, c'est une affaire de réécritures...

    - Que vous appris l’écriture de ce livre ?

    - Mon dieu... D'abord, j'ai l'impression d'être allé plus loin dans l'intensité, dans la densité, de m'être approché de ce que je recherche en écriture - le sujet s'y prêtait, je le savais, encore fallait-il tenir la distance et maîtriser au mieux la confusion, comme en boxe. Je crois que j'ai appris à faire davantage confiance au romanesque, au fait que l'action seule, les dialogues, les ambiances portent en eux tout le sens d'une histoire, si on écoute ses personnages et qu'on les laisse vivre. Pas de discours, des voix, des émotions, des sensations.

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Que la mort n’existe pas

    littérature
     

     

    Les migrations existent.
    La mort n’existe pas!


    (Milos Tsernianski)

    ...C’était une belle nuit d’été, la cathédrale éclairée semblait flotter comme un navire à l’ancre au-dessus des ombres de la ville, par delà lesquelles, le long des rives du lac argenté, vers les banlieues et, plus loin à l’ouest, au flanc des pentes remontant jusqu’aux crêtes du Jura, des milliers de lumières signalaient des milliers de vies à la fenêtre ouverte de la chambre d’hôpital où ma mère se mourait sans connaissance tandis que je lui parlais en pensée...

    ... Il y avait trois jours qu’elle reposait dans sa nuit à elle, à respirer tantôt paisiblement et tantôt avec des râles, occupée à cela seulement semblait-il, on aurait dit: concentrée comme, en notre enfance, quand elle se tenait sur un livre ouvert, penchée dans la lumière de la lampe, à nous lire des histoires qui nous emmenaient loin de la maison sans la quitter, nous faisaient peur mais auprès d’elle, nous faisaient rire avec elle qui devait être alors toute jeune et rieuse, et le livre était notre tapis volant à tous, les enfants et les parents, car notre père parfois se tenait lui aussi sous la lampe, et nous traversions le ciel et le temps qui n’existait pas encore...

    ... Trois jours plus tôt je me trouvais dans les couleurs de Montagnola où j’avais retrouvé, le temps d’un instant, cette magie ancienne qu’à tâtons nous recherchons en plein jour dans l’encombrement des choses sans importance, c’était une infime étincelle de couleur dans un tableau nocturne, le minuscule triangle rose d’un fanion à la pointe d’un chapiteau de rien du tout, et les mots de l’écrivain Klingsor à son ami le peintre me revenaient, “ce petit morceau d’étoffe rose tout simple illustre à lui seul la douleur et la résignation du monde et il donne en même temps la note de toute la saine ironie qu’on peut ressentir à propos de la douleur et de la résignation”, et l’écrivain ajoutait à l’adresse de son ami peintre “n’aurais-tu peint que ce fanion-là, ta vie serait justifiée”, et je me tenais là, tout ému et concentré, sous la lampe éclairant le petit tableau du peintre mort depuis longtemps, dans la maison transformée en musée de l’écrivain mort depuis longtemps lui aussi, le nom de Klingsor avait ressuscité la magie, à l’instant rien n’aurait pu l’altérer - rien ne pouvait m’atteindre croyais-je alors même que la magicienne de notre enfance, au même moment, tombée là-bas chez elle, seule et nue, toute disloquée et menue sur le froid des catelles, avait déjà commencé son dernier voyage à notre insu, et c’était comme si le livre se refermait avant la fin de l’histoire...

    ...Elle avait dit que nous pourrions voler de la lampe à l’étoile, le tapis était un Béloutchi, rien que le nom nous faisait rêver, la lampe elle l’avait reçue en cadeau de mariage d’un employé de la fabrique d’ascenseurs dont elle était alors la comptable, c’était une lampe sans valeur mais elle y tenait pour le geste de l’employé qui lui avait dit un jour qu’elle était son rayon de soleil à la caisse, il avait économisé sou par sou, et le tapis aussi datait du mariage, elle n’avait pas su nous dire ce que signifiait Béloutchi et ne savait pas non plus combien de temps durerait le voyage jusqu’à l’étoile, elle nous disait seulement de fermer les yeux pour mieux la voir...

    ... Mais que voyait-elle à présent les yeux fermés, entendait-elle ce que je lui disais en pensée, percevait-elle seulement notre présence, était-elle encore quelqu’un, était-elle encore un peu notre mère, et n’allait-elle pas sortir enfin de cette insensibilité butée que j’avais constatée une fois de plus tout à l’heure dans le fracas de l’hélico se posant sur le toit de l’hôpital, n’allait-elle pas me faire au moins un soupçon de signe si je me mettais à lui raconter à mon tour une histoire ?...

    ...Je me revoyais au milieu des couleurs de cette fin de matinée évoquant le jardin d’avant la Chute, elle était déjà tombée mais je l’ignorais alors, déjà l’ambulance avait fait bouger les rideaux du quartier tandis que les professionnels enchaînaient tous les gestes requis, elle avait déjà passé le seuil de sa maison pour la dernière fois et j’ignorais qu’avait recommencé pour elle la litanie du jamais plus à laquelle notre père nous avait initiés tant d’années auparavant, trois jours plus tôt je me trouvais au milieu de cet Eden lacustre, me réjouissant de la gloire apparemment inaltérable de ce don, mais à l’instant même tout nous était repris...

    ...Les mots m’avaient atteint comme une pluie acide dans l’azur de dépliant publicitaire de cette contrée du Monte Paradiso - son passé culturel, son présent multiculturel, son microclimat, son maxiprofit, et caetera -, les mots transmis par mon Nokia portable dont les ondes avaient coulé leur fiel dans le bleu pur du Sud des Alpes, les mots doucement prononcés par une voix aimée dont le petit écran à cristaux liquides certifiait l’identité - les termes techniques de collapsus cérébral et de coma irréversible qui certifiaient le premier jamais plus entre nous - jamais plus de mots -, les mots traduits aussitôt en vertige et en formules rassurantes (“elle n’aura pas souffert - c’est la fin dont elle rêvait - à présent elle va retrouver son cher ange”), les mots que plus jamais elle ne prononcerait ni n’entendrait...

    ...Jamais plus elle ne lirait d’histoire à aucun enfant de nos enfants devenus grands déjà, mais elle entrait à l’instant elle-même dans l’histoire, déjà les mots m’en venaient dans le silence soudain plombé où je me voyais maintenant faire les gestes décidés quoique désespérés quelque peu de l’orphelin ou presque, je m’étais assis dans les jardins, je m’étais levé, j’aurais aimé casser quelque chose, il fallait que je m’arrache à ces couleurs peintes de l’aquarelliste enjoué, j’avais besoin de vin tueur, tout était truqué, l’affable gardienne du musée me semblait avoir tout à coup des dents noires, et c’était bien ça: j’avais besoin de vin noir et du noir d’un bar où j’attendrais le train de mon retour précipité du sud captieux au noir de la Vérité...

    ...La vérité c’était depuis trois jours ce constat répété: elle s’en va tout doucement, c‘est une question d’heures avait dit le médecin le premier soir de son ton sûr, puis les infirmières avaient nuancé: ce sera peut-être l’affaire de jours ou de semaines, on ne sait jamais, elle a l’air solide, ah bon elle allait faire de la natation ce matin-là ? alors ça peut se prolonger, ça dépend du coeur, et puis elle a peut-être besoin de vous faire ses adieux comme ça, donc c’est très bien que vous restiez auprès d’elle à vous relayer, et ne vous gênez pas de lui parler, vous savez, on ne sait jamais ce qu’ils entendent, mais peut-être qu’à un moment donné ce sera mieux de vous retirer pour la laisser prendre le large...

    ...Dans le train de nuit j’avais traversé toutes ces années, le vin s’était fait révélateur des images que secouait le tagadam, aux fenêtres défilaient les défilés de roche noire, il y avait eu les tunnels et chacun sa plongée à pic: en enfance, en Asie extrême des monts et des lunes d’eau, au tam-tam des sens, en Océanie physique et au soleil de minuit des questions métaphysiques, dans la maison de la tribu à chapeau pointu, aux States ou en Russie livresque, ensuite dans les spirales hélicoïdales des souvenances relancées par ce que je voyais défiler aux fenêtres, ainsi des lacs alpins avaient étincelé à ma hauteur, au ciel pendait un glacier blême, et je la revoyais dans le tagadam des images: en tresses sur les photos sépias, en chapeau de fiancée, en blanc marial, en mère, en lectrice de ses enfants, en mère de mères, en lectrice d’enfants de ses enfants - je la revoyais à travers tous les âges et les livres...

    ...Je la revoyais l’autre jour en robe nouvelle et joliment coiffée en jeunesse au milieu des siens pour l’ultime fête à laquelle elle participerait jamais, ce que tous nous ignorions sans ignorer la rechute possible annoncée par diverses alertes, mais rien dans son sourire ne laissait présupposer...

    ...Je nous revoyais autour d’elle, chacun avec son histoire dit ou non-dite, chacun avec ses histoires - mais on ne dit pas tout en famille, chacun chacune ont des griefs, ont des mots ravalés, la pointe de trop de part ou d’autre, on sait ce qu’on sait -, cependant le temps gomme ces grognes et ces rognes, le temps fait balance entre le geste qu’on attendait et celui qu’on n’a pas su faire, on en vient à penser que les Grands Regrets jamais formulés n’étaient peut-être que des chimères après tout, on se retrouve, on parle de tribu pour mieux se sentir liés, je nous revoyais, je les revoyais là-bas dans le salon petit-bourgeois autour d’elle...

    ...Certain soir à La Nouvelle-Orléans je les avais imaginés parcourant l’Orénoque selon leur rêve, certain soir le poids de la solitude m’avait écrasé le coeur de façon telle que plus tard j’imaginerais ce qu’elle-même vivait dans sa maison vide de lui,mais ce soir-là je les voyais ensemble et c’est ensemble qu’à
    l’instant, ici et maintenant, à son chevet donnant sur la nuit peuplée je relis le récit aux deux écritures alternées de leur dernier grand voyage...

    ...En Espagne seul avec lui ce printemps-là, je l’avais senti tous les jours plus en manque d’elle, je les appelais les vieux amoureux, il souriait quoique cerné déjà par les métastases, je l’attendais dans les rochers rouges où nous allions sentir l’Afrique comme il disait en humant le simoun, il acceptait de n’être plus celui qui va devant, nous lisions alors le même grand roman polonais de Ladislas Reymont, Les paysans que nous nous racontions le soir au restau surplombant la mer...

    ...A Sienne ensuite avec eux deux, un an plus tard, le mal ayant encore progressé, je m’étais fait une fête de le saouler sur le Campo, elle protestant pour la forme, lui l’envoyant promener crânement pour tituber ensuite au-dessus de toits, pourtant il me demandait de plus en plus souvent de prendre le volant, bientôt il y aurait un enfant de plus qu’il espérait voir de son vivant, insistait-il, et cela encore dont je me souviens en ce moment précis: qu’au moment où il conduisait je leur lisais les récits de Tchékhov...

    ... Ils avaient rédigé leur journal de voyage à quatre mains, leurs écritures alternant sur le papier ligné du cahier mexicain, il arrivait qu’une main finisse une phrase que l’autre avait laissée en suspens, ils ressentaient ensemble l’immensité de la ville découverte du ciel ou de la forêt vierge, ils étaient arrivés ensemble de leur monde acclimaté et c’était comme s’ils se fussent serrés l’un contre l’autre pour mieux affronter l’inconnu...

    ...Ils ne sont plus que poussière et je les sens plus présents que jamais à l’instant en feuilletant leur premier album: c’est Adam et Eve à la sortie des bureaux...

    ...Et cette nuit-là déjà cette pensée m’avait traversé: que peut-être elle avait déjà rejoint son amoureux ? A grandes enjambées de train j’avais parcouru la nuit sans ignorer déjà que plus jamais je ne la rattraperais, ce matin-là elle était tombée dans le noir mais qui m’empêchait de la croire encore en voyage elle aussi, et que peut-être nous nous étions croisés - que peut-être ils s’étaient déjà retrouvés quelque part, est-ce qu’on sait ?...

    ...Cependant tout allait se précipiter dès l’enfilade souterraine des couloirs de l’hôpital, tout à coup tout se raidissait et tout convergeait, j’avais senti comme une poigne de fer me prendre à la gorge lorsque nous avions longé les panneaux aveugles du service des soins intensifs de la petite enfance, tout à coup il me semblait que le monde se réduisait à cette allée des douleurs des enfants vieillards pris au piège et je peinais à respirer à respirer, puis ce furent les étages et, à celui de la neuro, ce fut ce numéro sur cette porte, ces gens dans le couloir que j’avais vus enfants petits, enfin ce lit, là, seul dans la nuit d’été, ce lit et gisant cette forme un peu cassée et ces cheveux, ces mains crispées...

    ...Cette première nuit il y avait comme une ronde autour d’elle, tous arrivaient de leur vie à son chevet, tous essayaient de réaliser comme on dit, tous se rapprochaient les uns des autres, tous à murmurer quoique sachant que jamais plus elle ne les entendrait, tous à faire comme si en toute sincérité, et ce fut la première nuit...

    ...Alors on se sent un peu plus important d’être vivant, on ne comprend pas bien sur le moment, mais on ressent tellement des choses, on est tout remué, c’est comme un livre achevé et pourtant on continue de lire les yeux fermés ...

    ... Ainsi et toute la nuit je restai seul auprès d’elle, à parler sans mot dire, à l’écouter elle, qui ne faisait que soupirer de temps à autre, à la scruter sans oser penser que peut-être, déjà, ce n’était plus elle tout à fait qui était là...

    ...Est-ce qu’on sait ? Sait-on seulement de quelle poussière d’étoiles et de quel souffle on est tissé ? Saurons-nous jamais si ce que nous croyons être est reconnu quelque part ou si tout n’est qu’illusion et poursuite du vent ?...

    ...Dix jours plus tôt elle était apparue en jolie robe et c’était une image d’elle qui restait du côté de la vie, elle était comme rajeunie, on eût dit qu’elle revivait, mais à présent ce visage abandonné n’étais pas moins elle, et peut-être était-ce ce visage regardant déjà de l’autre côté qui nous disait la vérité ?...

    ...Et dans la nuit j’imaginais chaque lumière allumée sur le livre d’une vie, une page se tournait de notre infime histoire et déjà je sentais de nouvelles lettres d’elle s’inscrire en moi, ou peut-être s’étaient-elles inscrites quand elle me portait, ou peut-être cet imperceptible murmure remontait-il à la veille de nos vies, à l’instant je ne savais pas, je ne savais plus rien, j’étais comme une conque ouverte au murmure de la nuit et c’était d’elle, c’était de nous, c’était des tous ces visages éclairés sous leur lampe et que reliait l’invisible fil des mots, c’était de toute parole que je me tissais et me défaisais au même instant...

    ...Et l’aube s’est levée, la transparente et l’immatérielle de ces journées d’été, et d’autres, et dans le déroulement des jours elle clouée là et nous à venir et aller, une page se tournant après l’autre et nous allant et venant à tourner les pages, et pour elle enfin la dernière venant qu’à la manière d’un aveugle elle déchiffra du bout de ses doigts se crispant un peu sur le drap, et ce fut la nuit en plein jour, ce fut sa nuit éteignant notre jour en plein midi...

    ...Ensuite de quoi c’est ce trou noir dans lequel on est précipité le temps de réaliser, comme on dit, avant les formalités...

    ... On a donc lu son nom écrit en noir dans le journal, et ce n’était même pas un fait divers, mais c’était un nom de toutes les histoires dont on annonçait la disparition, car le nom de mère vient avant tous les noms...

    ...Je l’ai revue en petite reine inca dans une sorte de petit palais vitré, elle avait de petites mains bien jointes comme pour prier, on l’avait joliment arrangée pour l’Eternité...

    ...Et d’autres pages, et la lumière nous revient du côté de la vie, et avec elle le murmure de nos morts à n’en plus finir, nos morts de plus en plus présents...

    ...Je les revois, elle et lui, dans leur jardin, ou bien il regardent à la télé quelque film d’animaux sauvages ou la vie du chaman de Sibérie, ou bien il lisent un livre, chacun le sien, et les pages qu’ils tournent sont comme les pages de notre vie, ils étaient là tout à l’heure et nous n’y serons plus avant longtemps, les enfants...

    ...Une mélancolie radieuse m’habite ce matin, ou c’est le soir, la lumière est blonde et noire comme les blés, il y a sur les champs de la poussière de Bible et des visages dans la forêt, il y a partout des mots qui attendent d’être habités, mais je me tais...

    ...Tu es ici comme une humble fleur au creux d’un mur, tu ne ressens plus rien mais ton parfum est celui de toutes les enfances, ton bonheur d’être toi-même te suffit pour être au centre de l’univers, les migrations existent mais, tu le sais, la mort n’existe pas...

    La Désirade, décembre 2003

    Ce texte constitue la conclusion du livre intitulé Les passions partagées, paru en 2004 chez Bernard Campiche et qui a obtenu le Prix Paul Budry 2005. La gouache a été lavée à la fenêtre du CHUV de Lausanne, au chevet de ma mère agonisante, décédée le 25 août 2002.

    medium_Crepuscule0001.JPG

    Passions.jpg

  • Je me souviens...

    8dbbe033321bb6229d3e0701138450d1.jpg

    Notes du fils, dans le train du retour de la Casa Hermann Hesse de Montagnola, au Tessin, la nuit du 15 août 2002, après qu’il eut appris que sa mère venait d’être frappée d’une hémorragie cérébrale qui la laisserait sans conscience jusqu’à sa mort, dix jours plus tard…

    Je me souviens d’elle dans la cuisine de la maison natale, auprès de l’ancien petit poêle à bois, tandis que je regardais les photos du Livre des desserts du Dr Oetker.

    Je me souviens d’elle en bottes de caoutchouc, maniant une batte de bois, dans la buée de la chambre à lessive.

    Je me souviens de ses photos de jeune fille en tresses.

    Je me souviens d’avoir été méchant avec elle, une fois, vers ma quinzième année.

    Je me souviens de sa façon de nous appeler à table.

    Je me souviens de son assez insupportable entrain du matin, quand elle ouvrait les volets en les faisant claquer.

    Je me souviens de sa façon de dire pendant la guerre...

    Je me souviens quand elle nous lisait Papelucho, la série des Amadou ou Londubec et Poutillon.

    Je me souviens de l’avoir surprise toute nue, une fois, en entrant par inadvertance dans la chambre à coucher des parents: je me souviens de sa forêt...


    Je me souviens de nos dimanches matin dans leur lit.

    Je me souviens de sa façon de nous seriner l’importance de l’économie.

    Je me souviens du grand baquet de bois, pour les grands, et du petit baquet de fer, pour les petits.

    Je me souviens de la lampe de chevet que lui avait offert, sur ses patientes économies (une pièce de cent sous après l’autre), un ouvrier de la fabrique d’ascenseurs où elle était comptable, qui l’avait à la bonne.

    Je me souviens de son explication confuse, rapport aux pattes qu’elle suspendait à la lessive: que c'était pour les dames...

    Je me souviens de sa discrétion (timidité) et de son indiscrétion (naïveté).

    Je me souviens de sa lettre indignée à Kaspar Villiger, ministre des finances, à propos du sort réservée aux vieilles personnes dans ce pays de nantis.

    Je me souviens de ses bas opaques.

    Je me souviens de ses larmes.

    Je me souviens du cahier jaune qu’elle a rédigé à mon intention après la mort de notre père.

    Je me souviens de sa façon de me recommander de ne pas trop travailler.

    Je me souviens de sa façon de faire les comptes.

    Je me souviens de sa façon de préparer les salaires de nos filles.

    Je me souviens de ses derniers trous de mémoire.

    Je me souviens de sa collection de chèques de voyage.

    Je me souviens de sa querelle, à propos de la facture de l’entretien d’une pierre tombale de sa belle-mère que sa belle-soeur ne voulait pas l’aider à régler.

    Je me souviens des petits repas de nos dernières années, au Populaire, où elle me recommandait toujours de ne pas «faire de folies».

    Je me souviens de leur façon de préparer Noël dans la maison, notre père et elle.

    La mère, de Lucian Freud.

  • Gayoum ben Tell

    173625d550c895e4794aceb78a69b2f2.jpg
    Rafik Ben Salah revisite notre mythe national qu’il « berbérise », avec la bénédiction de l’historien Jean-François Bergier. À relire un 1er août...


    On le sait : Guillaume Tell a fait le tour du monde. Le plus célèbre et (parfois) le plus controversé des Suisses, quant à son origine et à sa réalité historique, incarne par excellence le héros de la liberté et le résistant face à la tyrannie. Or il n’a pas fait qu’inspirer les poètes et les peintres européens : il a franchi les mers et les frontières culturelles, essaimant de Turquie aux Philippines et du Paraguay au Japon. Un formidable aperçu de ses multiples réincarnations fut établi il y a quelques années dans Guillaume Tell, résistant et citoyen du monde, de l’historien Alfred Berchtold, que son pair Jean-François Bergier avait précédé en 1998 avec un ouvrage plus strictement cadré sur la figure historique.

    C’est à partir de celui-ci que le conteur tunisien (devenu Suisse) Rafik Ben Salah a tiré une « véritable histoire » toute neuve et non moins fantaisiste, mais nullement gratuite. L’origine de notre héros y est située en Berbérie (où pousse la figue et le bois d’arbalète), et c’est un irrépressible Appel qui le fait traverser la Blanchemédiane (Méditerrannée) et remonter l’Erroun (Rhône) à vigoureuses brasses (tel Gargantua) avant d’arriver, comme Zorro, dans les monts et les vaux encaissés de notre Histoire, au pays de Hury (Uri) où les Hab’Zabour (Habsbourg) rustauds et libidineux persécutent les honnêtes Helvètes. A préciser que c’est une Munia d’origine suisse, descendante de l’historien al-Tschudy, qui raconte l’histoire à ses amies arabes dans un sabir irrésistible mêlant dialectes alémaniques et maghrébins…
    « C’est mon ami l’éditeur Slobodan Despot qui m’a donné envie de parler de la Suisse d’une manière décalée», explique Rafik Ben Salah. Dans La mort du Sid, son précédent roman, le personnage de Moudonnia apparaissait déjà, incarnant une Maghrébine d’origine suisse, qui devient ici Munia. «Cette fois, ce sont les femmes qui tiennent le crachoir. Je le leur devais bien, car ce sont elles qui ont rempli mon enfance de leurs contes. Dans les histoires que j’ai entendues, le personnage de Samson se rapprochait un peu de Guillaume Tell par sa capacité de rébellion et sa force invincible. Par ailleurs, notre tradition populaire est attachée au personnage de Goha, qui tourne en dérision l’arrogance ou la bêtise des puissants.»
    Dans La véritable histoire de Gayoum ben Tell, la conteuse Munia qui choque un peu ses interlocutrices arabes par sa propre liberté de pensée et de moeurs, remarque que si Gayoum a quitté la Berbérie, c’est sûrement pour trouver une terre plus tolérante. La malice de l’auteur, qui apparaît lui-même sous le pseudonyme d’Ibn Sallaz, renvoie à son propre exil en Suisse: « De fait, j’ai quitté mon pays pour échapper au triple poids de la tradition, de la religion et de l’oppression politique».
    Lui fera-t-on le reproche, comme un de ses collègues profs, de nous « voler » notre héros national ? Tout au contraire : c’est par affection pour son pays d’adoption que Rafik Ben Salah a imaginé l’histoire de Gayoum, qui vise à illustrer aussi que l’aspiration à la liberté est commune au monde entier. Et la farce ravit les uns et les autres, qu’ils soient Helvètes ou Arabes. Se faisant plus sombre lorsqu’on évoque l’évolution de son pays, Rafik Ben Salah s’exclame : « Bien sûr. Il nous faudrait un Guillaume Tell, mais pour l’instant le régime s’entend à neutraliser en douceur toute opposition ! C’est pourquoi je m’efforce de sensibiliser mes collégiens à leur chance extraordinaire de vivre dans un pays qui a su acclimater les cultes et les cultures les plus divers, dont on ne connaît pas assez l’histoire… »


    7219af71a8e7249e224e7a4e5f6745e1.jpgRafik Ben Salah. La véritable histoire de Gayoum ben Tell. Xénia, 139p.


  • Lecture panoptique (1)

    Proust3.jpg

    De la porosité. Lire et écrire. Sur Max Dorra et Proust. Le Cheval rouge, chef-d’œuvre d’Eugenio Corti. Regard sur la rentrée
    Notes de 2007 et de 2008.


    A La Désirade, ce 15 mars 2007. - La pratique consistant à lire plusieurs livres à la fois, qui est la mienne depuis toujours et se combine avec une lecture du monde incluant la musique et le cinéma, les rencontres, les voyages, les songeries en forêt ou en ville, les escales à ma rédaction ou dans les cafés, le théâtre et les expositions, les courriels d’amis, les interférences quotidiennes de ce blog et j’en passe, me semble correspondre de mieux en mieux avec la perception simultanéiste de notre époque.
    Ainsi, le même jour, ai-je lu le passage de Sodome et Gomorrhe où Charlus séduit Morel en l’humiliant tandis que Marcel sarcle amoureusement le terrain de sa jalousie à venir, tout en regardant d’un œil, sur le PC qui recueille ces notes, le film de Raoul Ruiz intitulé Le temps retrouvé (avec un John Malkovitch magistralement blond hystérique dans le rôle de Charlus) et en poursuivant la lecture du livre si pénétrant et stimulant de Max Dorra (Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ?) qui parle, précisément, d’un passage de La recherche sur l’humiliation de Saniette par les Verdurin et, plus généralement, sur ceux qui se taisent par opposition à ceux qui la ramènent – Gide racontant ses conversations avec le brillantissime Valéry, et moi me rappelant tous ces moments de timidité ou de patauderie à crever en société : « Un individu, soudain, écrit Max Dorra, ne reçoit plus de récompenses. Aucune gratification. Il trouve en face de lui, quand il se hasarde à dire quelques mots, des mimiques figées ou réprobatrices, agacées ou méprisantes. Un silence. L’absence de tout sourire. » Et ce terrible cri de nous tous actuellement, et nos femmes et les gosses des banlieues, qui demandent simplement à être reconnus...
    Le langage et « l’être du sens », au lieu du « sens de l’être », se trouve au cœur du livre de Max Dorra, et dans ses multiples manifestations, approché de multiples façons dans ce livre combien étrange et familier, à la fois savant et fraternel, parfois décousu en apparence mais cousu par-dessous si l’on peut dire, lié ensemble comme est liée ensemble notre aperception du monde.
    Ce matin j’avais aux jambes une foutue lourdeur de plomb, problèmes de circulation du voyageur en avion (le rêve que je revenais d'un musée du Cachalot en Nouvelle-Zélande), risque réitéré de thrombose (la dernière carabinée en revenant du Canada) et sensation d’aphasie, sur quoi je déchiffre les pages que Max Dorra consacre précisément à ladite aphasie, avant de me replonger dans le récit littéralement plombé de l’anéantissement de la paysannerie russe par Staline incessamment justifié par une langue de plomb. On ne sortira pas de ces mises en rapport. Pourtant il importe d’en éviter la propension diluante ou nivelante. Tout n’est pas dans tout quand le corps se réveille…
    Max Dorra précise enfin : « La vraie vie est un mixage improbable, déconcertant ». Et plus tard on parlera, je le pressens, de musique et de politique, que les Chinois et les Grecs associaient…


    Corti2.JPGA La Désirade, ce samedi 19 juillet 2008. – Lire et écrire en même temps, lire plusieurs livres à la fois alors qu’on travaille soi-même sur un manuscrit requérant la plus grande concentration, relève bonnement de l’acrobatie. Je ne devrais, ces jours, faire qu’écrire mon Enfant prodigue où j’entends, une fois de plus, cristalliser une matière de mémoire dans un flux d’écriture que je vis comme je ne l’ai jamais vécu, mais deux heures à peine d’écriture, le matin, me vident, et toute la journée reste à « lire », j’entends : déménager 10.000 livres de l’appart citadin à la montagne où nous nous installons, faucher l’herbe de la prairie, répondre gentiment à une lettre insultante, puis revenir aux lectures en train, et ce sera chaque fois un monde.
    Je lis ainsi, depuis plus d’un mois, l’un des plus beaux livres qui aient été publiés ces dernières années, qui rappelle à la fois La guerre et la paix de Tolstoï et Vie et destin de Vassili Grossman, pas moins. Le titre en est Le Cheval rouge, de l’auteur italien Eugenio Corti. L’Age d’Homme en a publié la traduction, signée Françoise Lantieri, en 1996. Brouillé que j’étais avec L’Age d’Homme en ces années, j’ai passé à côté de ce chef-d’œuvre dont la lecture transporte très loin de la vacuité et de la vulgarité ambiantes, dans un univers rappelant celui des nos aïeux, à la fois anachronique et hyper-présent. La lecture de la première partie du Cheval rouge, vaste chronique de la tragique campagne des Italiens sur le front russe, dans les années 41-43, bouleverse à la fois par la réalité historique révélée en l’occurrence, et par l’implication humaine, charnelle et spirituelle, de quelques destinées particulières. L’on y découvre plusieurs Italies, dont certaines ne sont en rien soumises au fascisme, comme cette Brianza catholique des protagonistes engagés, à vingt ans, dans cette mêlée affreuse. Ladite Brianza, paysanne et pieuse, m’a rappelé à maints égards cette civilisation alpine et chrétienne dont nous sommes les derniers rejetons. L’intervention constante de l’auteur, se pointant comme le cher Hitchcock au coin de l'écran pour amener tel ou tel commentaire en rapport avec nos temps troublés, ajoute quelque chose d’un peu agaçant, au début, dans le ton édifiant, puis impose une perspective à longue vue sur les valeurs essentielles fondant la société dont émanent Ambrogio, Stefano ou Manno, entre autres, qui vivent et meurent parfois sous nos yeux, loin de leurs familles et de leurs premières amours. C’est un livre infiniment prenant que Le cheval rouge. Il faudrait ne lire que Le cheval rouge trois semaines durant. J’en ai déjà vingt pages de notes et je ne suis qu’à la moitié de ses 972 pages. Mais voici qu’affluent les premiers des 676 romans de la rentrée… Devoir et curiosité du critique patenté : on palpe, on flaire, tiens un nouveau Fleischer à L’Infini, ah le dernier Angot, eh mais Pajak remet ça, et ça mord : tu commences de lire L’étrange beauté du monde et quelque chose se passe de rare et de vital : un type dit sa vérité, humour et sincérité rehaussés par les images dessinées de sa crénom de bonne femme, et voilà : toute la fin de soirée y passe, c’est un bonheur mais ça n’avancera ni ta lecture du Cheval rouge ni la suite de tes annotations sur Le commencement d’un monde de Jean-Claude Guillebaud…
    Amiel.JPGPremière impression, le lendemain, du Marché des amants de Christine Angot, entamé les pieds dans l’eau ? Va-t-on vers un nouvel épisode de la lettre à la petite cousine dont parlait l’affreux Céline ? De Marc qu’elle découvre à Bruno dont elle s’est un peu fatiguée mais qui est plus beau que Marc, lequel hésite la moindre avant de partir en Corse avec les siens, le feuilleton se dessine mais c’est la phrase, surtout, qui me scotche. La phrase d’Angot se délie et le dialogue a la pêche. Ecriture électrique. Bon, mais là faut regagner la ville pour faire ses adieux à sa grande petite fille qui se tire un mois en Colombie…
    Et ce matin, au lieu de reprendre Angot, c’est avec Sylvie Germain que le flaireur de rentrée poursuit après avoir écrit trois nouvelles pages de son propre écrit. L’inaperçu, donc: tout de suite ça s’incarne et nous entraîne. Tout de suite l'incongruité du romanesque pur y va de son mentir vrai et ça sonne vrai. Tout de suite on est dans le coup. Donc je vais alterner Corti et Guillebaud, Angot et Germain, mais à l’instant va falloir installer, sur leurs nouveaux rayons, 200 premiers sacs à commission de la Migros pleins des bouquins montés de la ville à La Désirade, et tant de revenants, de reprends-moi, de m’as-tu donc oublié ? Mais bonjour mon cher Amiel, veuillez prendre place ! Eh mais Haldas qu’a failli crever son sac en papier tant il en a publiés ? Et ce joli coffret bleu (Ecrits de Gustave Roud) et ce fabuleux recueil relié de la revue Aujourd’hui des compères Ramuz et compagnie. Par ici ! Et par là Cendrars : profond aujourd’hui !

    Max Dorra. Quelle petite phrase bouleversante au coeur d'un être ? Gallimard, Bibliothèque de l'inconscient.
    Eugenio Corti. Le cheval rouge. L’Age d’Homme.

  • Un Pierrot lunaire

    Versins.jpg

    Souvenir de Pierre Versins

    La première image qui me revient de Pierre Versins est aussi la dernière de nos relations personnelles suivies. Nous sommes quelques amis qui sortons d’un café lausannois, un soir de l’automne 1972 où nous avons passé la soirée à fêter la parution de L’Encyclopédie. Il y a là Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, l’éditeur de L’Age d’Homme assez visionnaire et assez fou pour avoir cautionné et mené à bien cette entreprise; il y a Richard Aeschlimann, le disciple de la première heure et le dessinateur des lettrines de l’ouvrage; il y a probablement d’autres gens que j’oublie, c’est le moment de se quitter, et c’est alors, je le reverrai toujours, qu’après une dernière poignée de mains Pierre Versins, son énorme somme sous le bras, s’éloigne tout seul dans la rue déserte, Pierrot lunaire en duffle-coat titubant un peu sous le poids du livre de sa vie ; et je me rappelle très précisément le regard échangé alors avec nos amis, comme si nous assistions à une scène relevant déjà de la Légende…

    Je crois avoir revu Pierre Versins une ou deux fois depuis lors, mais n’en suis même pas sûr. En tout cas, nous n’avons gardé aucun contact personnel. Je n’ai eu des nouvelles de lui, de loin en loin, que par tel ou tel ami commun, jusqu’à l’annonce de sa mort, qui m’a paru presque irréelle, comme chaque fois qu’il en va de gens perdus depuis longtemps de vue, tandis que la présence de Versins m’est presque palpable à chaque fois que je me replonge dans la lecture de L’Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction , à l’aventure de laquelle j’eus la chance de participer en dernière ligne.
    C’est un peu fortuitement, du fait de ma disponibilité, que je fus en effet appelé, durant les trois derniers mois de course-composition que représenta la finition de l’ouvrage, à servir à Pierre Versins de secrétaire-lecteur-rédacteur. Je ne connaissais à peu près rien à la science fiction lorsque je me suis pointé le premier jour à Rovray, où il vivait alors dans une petite ferme retapée surplombant les vagues douces d’un paysage roulant vers le lac de Neuchâtel et le Jura bleuté. Tout de suite, néanmoins, je me sentis à l’aise dans cette espèce d’arche de livres campée en promontoire au-dessus des blés et des prés. J’arrivais tôt matin sur ma bécane, nous prenions le café, puis nous nous installions dans une longue salle haute tapissée de livres où Versins me dictait ses articles en marchant de long en large. Ses énoncés se donnaient en général d’une coulée, à partir de petites fiches soigneusement établies et classées dans un monumental fichier dont il sortait les documents nécessaires au moyen d’une longue aiguille. Il lui arrivait, aussi, de me confier un livre à lire et à résumer à sa place. Se fiant à mes goûts littéraires, il me chargea même de la rédaction de certains articles, comme celui que je commis sur l’un de mes dieux de l’époque, le génial contre-utopiste polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz.
    Bien entendu, le travail à l’ Enyclopédie était entrecoupé de nombreux intermèdes, avec ou sans café, durant lesquels je fis plus ample connaissance avec notre homme et son entourage - il y avait là une jeune femme lunatique et son enfant, ainsi qu’un chat tricolore aux humeurs vénusiennes.
    Pierre Versins se disait anarchiste, revendiquant la liberté d’esprit frondeuse de Pierre Larousse ou du pamphlétaire Paul-Louis Courrier. L’opposition aux pouvoirs établis, politiques ou religieux, lui semblait un devoir, comme il en allait de la libération des moeurs. Au quotidien, il incarnait cependant l’homme le plus épris d’ordre méthodique que j’aie jamais rencontré. L’organisation de sa bibliothèque et de ses collections était établie dans sa tête aussi strictement que dans les faits. Rien ne l’irritait plus que de ne pas trouver sa gomme à la place qui lui était dévolue, et, à certaine heure pile de l’après-midi, le voici qui se levait comme un petit automate de carillon pour se rendre à la poste voisine, laquelle ouvrait sept minutes plus tard et dont il revenait avec son courrier et les nouveaux jeux d’épreuves à corriger aussitôt.
    Lorsqu’il fit très chaud cet été-là, après avoir tombé la chemise, Pierre Versins me demanda la permission de travailler tout nu, ce qu’il répéta quelques jours. Je n’avais rien alors, pour ma part, contre le nudisme, que j’avais pratiqué dans ma période hippie sur une île plus très vierge, pourtant je déclinai poliment lorsqu’il me proposa de l’imiter. J’avais vingt-cinq ans et le besoin de s’affranchir des conventions me semblait, déjà, une sorte de lieu commun. Surtout, la dactylographie à cul nu me semblait malcommode.
    Au demeurant je sentais, derrière ce personnage d’un Versins en rupture ostensible de conformité, un homme dont la passion pour l’utopie et la conjecture rationnelle, selon son expression sourcilleuse (pas question en effet de dévier dans le fantastique ou la magie sylvestre), venait de bien plus profond, comme pour faire pièce au chaos du monde qui avait failli l’engloutir.
    Je n’ai pas connu Pierre Versins bien longtemps, mais je crois avoir compris son besoin d’ordre et de raison, de femme et de maison, un jour que, le bras découvert sur son tatouage-matricule de déporté, il m’expliqua qu’il devait probablement son salut à son vrai nom de Chamson, qui en faisait d'ailleurs un proche parent du romancier André Chamson. Au camp de concentration où il avait abouti, seuls les individus dont les noms commençaient par les premières lettres de l’alphabet échappèrent, de fait, à l’empoisonnement général qui frappa tous les viennent-ensuite. Son nom eût-il commencé par la lettre V que l’infection l’eût tué lui aussi. Peut-on croire à quelque ordre ou à quelque justice après cela ? Et qui pourrait arguer que ce fut pur hasard si le miraculé Chamson-Versins, revenu des enfers nazis, en vint à nourrir une passion pour les autres mondes, les utopies réparatrices ou l’ « homme-qui-peut-tout », dans un sanatorium suisse propre en ordre ?
    On n’a plus tout à fait conscience, aujourd’hui, sauf parmi ceux qui ont connu Pierre Versins à cette époque ou ont pratiqué et continuent d’explorer L’ Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, de la valeur absolument unique de ce livre. Sans doute n’est-il pas sans défauts, ne serait-ce que par l’absence persistante de tout index, et probablement date-t-il aux yeux des amateurs actuels de science fiction. Récemment encore, en le consultant à propos de Philip K. Dick, j’ai été surpris, et même déçu, de trouver un article si peu consistant à propos d’un auteur de cette envergure, et les griefs pourraient s’accumuler contre les choix, les préférences ou les partis pris de Versins. Mais inversement, c’est aussi par ses choix, ses préférences et ses partis pris que cet ouvrage reste unique et irremplaçable. Plus encore, c’est par ce qui tisse la culture particulière de Versins, mélange d’érudition classique et populaire, de monomanie bibliophilique et de curiosités tous azimuts que cet ouvrage demeure un monument absolument singulier. Enfin, et pour rendre hommage à l’écrivain - car Pierre Versins fut écrivain dans ce livre bien plus, à mes yeux, que dans aucun autre de ses écrits publiés -, je dirai que c’est par son ton que se distingue cette somme critique et polémique, qui est à la fois un prodigieux labyrinthe d’idées et d’histoires.
    A l’instant je revois le petit homme, ce soir-là, disparaissant au coin de la rue avec, sous le bras, ce qui fut et reste le livre de sa vie. Je me repasse cette image avec un serrement de coeur mêlé de reconnaissance, en essayant de me représenter, en deça des riches heures de Rovray, le chemin de cet homme revenu du bout de la nuit comme un enfant perdu…

    Post scriptum

    Pour mémoire, je me dois de rappeler que Pierre Versins est l’auteur de la nouvelle la plus courte de l’histoire de la littérature universelle. En voici la citation complète :
    « Il venait de Céphée. Il s’appelait Dupond ».

  • Un amour non sentimental

    Coetzee9.jpgRetour sur Elizabeth Costello, de J.M. Coetzee, avant de lire L'Eté de la vie, autre merveille récente. 

    Est-il possible de rester humain sans verser dans l'humanitarisme ? Peut-on récuser toute foi religieuse et tout système philosophique, toute croyance en un mot sans conclure à l'absurde et au désespoir ? Et comment un romancier peut-il démêler "le bien" et "le mal", à l'observation du monde contemporain, sans se transformer en prêcheur ?
    De telles questions apparemment naïves, et beaucoup d'autres de la même nature, ne cessent de se poser, à la fois explicitement et plus souvent "entre les lignes", dans le dernier roman traduit de l'écrivain sud-africain J.M. Coetzee, consacré par le prix Nobel de littérature. Rien pour autant d'un traité d'éthique ou d'un essai philosophique dans Elizabeth Costello, portrait en mouvement d'une romancière vieillissante, un peu mal embouchée comme on sait que l'est l'auteur, un peu fatiguée aussi d'avoir à répondre à ceux qui n'attendent d'elle qu'un Message.
    Les lecteurs d' Au coeur de ce pays (Nadeau, 1981) ou de Michael K. sa vie, son temps (Seuil, 1985), d' En attendant les barbares (1987) ou de Disgrâce (Seuil, 2001) savent que J.M. Coetzee n'a jamais délivré de message. Aux premières loges de l'Apartheid, il choisit de transposer son observation de la réalité dans une autre dimension, qu'on peut dire universelle, de la fable ou du poème "panique". Jamais il n'aura endossé, en tout cas dans ses romans, le rôle du partisan ou du maître à penser. Cela ne signifie pas du tout qu'il ait renoncé à "penser", bien au contraire, ni qu'il se réfugie "au-dessus de la mêlée". Chaque roman de Coetzee témoigne d'un souci de "dire l'humain" dans toute sa complexité, et c'est dans la même optique qu'il développe, avec Elizabeth Costello, une observation à multiples points de vue qui tient compte aussi - et c'est très important -, de l'influence sur l'individu du temps qui passe. Sans qu'on puisse le dire "relativiste", ce roman d'une romancière pour qui tout est bel et bien devenu plus relatif avec l'âge, nous fait percevoir presque physiquement la différence de jugement d'une femme encore jeune (la belle-fille d'Elizabeth, prof de philo très catégorique et remontée à bloc contre ses "radotages") et de cette diva littéraire décatie de 67 ans qui apparaît, à son propre fils, comme un vieux phoque de cirque à dégaine de Daisy Duck. Cela étant, le lecteur découvre progressivement que le plus vif, le plus lucide, le plus conscient, le plus rebelle, le plus "jeune" des personnages reste probablement cette vieille enquiquineuse au coeur d'enfant qui trimballe sa carcasse de colloques en conférences sans cesser de gamberger.
    Un outil de connaissance
    Lorsque le lecteur la rencontre, au printemps de 1995, dans une université de Pennsylvanie où elle doit recevoir le plus prestigieux des prix littéraires nord-américains et, à cette occasion, prononcer une conférence sur "le réalisme", Elizabeth Costello, romancière australienne, est déjà une institution internationale surtout connue pour un livre paru en 1969, intitulé la maison de la rue Eccles et reprenant la narration du célébrissime Ulysse de Joyce du point de vue de Marion Bloom. Ce qu'elle dit alors sur "le réalisme" est certes intéressant, mais le plus important dans ce premier chapitre, comme dans tout le livre, est évidemment ce qu'elle vit, observe (la comédie des profs, la spécialiste de son oeuvre qui drague son fils pour se rapprocher d'elle), endure (son blabla et celui des autres) et déduit. Tout cela est vu par une sorte de caméra légère que l'auteur confie tantôt au fils de la romancière (coach improvisé après avoir subi le sort douloureux de fils d'artiste...) et tantôt reprend en main comme une espèce d'appareil détecteur ou de sonde. Un peu à la manière de Kundera, le roman se construit ainsi par touches phénoménologiques, avec des effets de réel probants, comme lorsque Elizabeth se casse le nez sur Paul West à l'occasion d'un colloque où elle a résolu de stigmatiser l'un de ses romans.

    Highsmith7.JPGLa grande affaire de ce roman est ce qu'on pourrait dire, sans railler, le mystère de l'incarnation. Toutes les conférences, colloques et autres séminaires n'expliqueront jamais ce qui n'est jamais qu'une question d'implication - Costello parle plus exactement d'"incrustation". Or c'est bien plus dans sa rencontre physique avec sa soeur Blanche, religieuse versée dans l'étude du sida en Afrique, que dans les véhéments débats qui les opposent (Blanche ne jure que par la Vérité chrétienne, alors qu'Elizabeth défend l'humanisme de source grecque)que le « mystère » agit. Et le récit "out of record" qu'Elizabeth fait au lecteur, faute d'oser en parler à Blanche, de l'acte (érotique) le plus charitable qu'elle ait jamais commis, pour l'apaisement d'un vieux mourant, "incarne" également une vérité humaine inavouable que l'espace du roman fait résonner, dans la conscience et le coeur du lecteur, comme un aveu faisant valdinguer toutes les « idées ».
    De la même façon, le chapitre saisissant consacré à l'approche du Problème du mal, à propos de ce qu'un romancier peut dire de l'abjection absolue (l'exécution des conjurés liquidés par Hitler, décrite avec un diabolique raffinement par Paul West dans Les Très Riches heures du comte von Stauffenberg), ou la confrontation de la romancière au tribunal de quelque Jugement Dernier (A la porte), modulent une réflexion de haute volée qui s'incarne à tout coup dans ce qu'un Henry James appelait le "cercle magique de la fiction". Un Post-scriptum inspiré, faisant écho à la terrible Lettre de Lord Chandos de Hofmannstahl, par la voix de la femme de celui-ci, place enfin tout le roman dans l'enfilade en miroir des siècles, à l'enseigne d'un amour non sentimental rappelant le "milk of human kindness" de Shakespeare, avec cet hommage à la simple vie qui suggère que "toute créature est une clé pour toute autre créature"...

    John Maxwell Coetzee. Elizabeth Costello. Traduit de l'anglais (Afrique du sud) par Catherine Lauga du Plessis. Editions du seuil, 367p.

  • La passion de lire

    7e6d74d493b1aefb97086f3b1b9999d5.jpgb57a4e13d5f5ae12b8772d90b3b73d30.jpg
    Entretien de JLK avec Jean-Michel Olivier

    – Votre livre, Les Passions partagées - lectures du monde, reprend vos carnets de 1973 à 1992. Il s'arrête là où commençait L’Ambassade du papillon qui avait un ton plus politique et polémique. Comment avez-vous conçu ces deux livres ?
    - Le projet des Passions partagées remonte aux années 73-74 et sa forme a cristallisé à ce moment-là, combinant des éléments de carnets personnels et des textes plus élaborés de diverses tonalités, lyrique ou critique, intimiste ou discursive, se rapportant à mes lectures, rencontres et autres expériences formatrices. Cette forme du livre-mulet qui mêle les genres dans une même coulée à valeur de chronique, correspond à mon besoin de concilier des aspects divers voire antagonistes, de ma perception et de mon écriture, oscillant à tout instant entre l’apollinien et le dionysiaque, le cérébral et l’affectif, le nord et le sud, l’ondulatoire et le corpusculaire, ainsi de suite. La forme fragmentaire des Feuilles tombées de Vassily Rozanov, les Greguerias de Ramon Gomez de La Serna ou le Journal de Jules Renard m'ont tenu lieu de références dès ces années-là. Plus récemment, j’ai retrouvé cette forme dans La patience du brûlé de Guido Ceronetti. Je pourrais citer aussi les Journaliers de Marcel Jouhandeau et les carnets de L’Etat de poésie de Georges Haldas, dont les épiphanies familières touchent aux mêmes instants de présence concentrée que j’appelle, pour ma part l’état chantant  dans un des premiers textes de ces Passions. Ce livre existait donc dès 1973 et s'est développé sous de multiples titres, non sans de longues interruptions. Du moins n'ai-je cessé d'y rêver comme à une synthèse poétique de ces années de formation. Quant à L'Ambassade du papillon, il procède d'un simple découpage des carnets que je tiens irrégulièrement depuis 1967 et quotidiennement depuis 1982, atteignant désormais un volume de 200 à 300 pages par année. Bernard Campiche a été le premier à s'intéresser à une publication de ce journal, dont j'ai choisi de retenir initialement sept années (1993-1999) courant entre la fin d'une relation décisive (avec Vladimir Dimitrijevic et L'Age d'Homme) et une nouvelle étape marquée par le développement plus intense de mon travail personnel lié, notamment, à l'amitié et au soutien de Bernard Campiche.
    – Ce qui frappe dans votre livre, c'est cette idée magnifique que la lecture (avant même l'écriture) est ce chemin vers l'autre, cette attention, cette écoute constante, qui est le premier véritable partage. En quoi l'expérience silencieuse et solitaire de la lecture modifie-t-elle (et a-t-elle modifié) votre vision du monde ?
    - A vrai dire tout m'est lecture et je m'efforce de faire miel de tout. Les livres m'ont toujours accompagné partout et continuent d'être de plus en plus présents, mais j’absorbe autant dans un buffet de gare ou en voyage qu’en lisant ou en conversant avec des amis. Ma vision du monde est probablement la somme de tout ça. Ceci dit, pour en revenir au silence et à la solitude que vous évoquez, mon expérience fondatrice de lecteur du monde date de mes premières balades solitaires dans la forêt passées à mémoriser des poèmes de Baudelaire ou de Nerval, de Verlaine (mon préféré) ou d’Apollinaire, entre 13 et 14 ans, qui m'ont fait ressentir l'insondable saisissement d'être tel individu et pas un autre. Par la suite, les mots de René Char et de Gustave Roud, vers 18 ans, puis les mots de Charles-Albert Cingria, vers 25 ans, m’ont éveillé à ma propre musique…
    – Votre livre montre que la lecture n'est pas seulement " une pratique jalouse " et élitaire (Mallarmé), mais qu'elle nous ouvre la voie du déchiffrement du monde, et permet de nombreuses rencontres. Les portraits que vous tracez (Gripari, Czapski, Haldas, Jaccottet, Tournier, Gustave Roud) sont révélateurs, à cet égard, par leur empathie vive, leur curiosité, leur précision. Un livre ouvre-t-il nécessairement sur une rencontre ?
    - Tout dépend de ce qu'on appelle rencontre. Avant notre première entrevue, en 1973, Georges Haldas avait insisté sur le fait qu’il désirait une rencontre et pas une interview. Et de fait, c’est d’une rencontre que je me souviendrai toujours, ce premier après-midi au Domingo de la rue Michel-Servet, que j’évoque d’ailleurs au début du livre. Cela dit, j'ai rencontré Haldas dans ses livres plus encore que dans les cafés de Genève ou lors de nos soirées chez nos amis communs, et mes rencontre de Philippe Jaccottet ou de Gustave Roud se réduisent à deux moments de belle présence humaine. Pierre Gripari et Joseph Czapski étaient des amis plus que tel écrivain ou tel artiste, mais leur rencontre a plus compté pour moi que celle de maints écrivains ou artistes. Les quelques portraits que je développe en outre (de Pierre Jean Jouve, Vladimir Volkoff, Patricia Highsmith, Alexandre Zinoviev, notamment) correspondent au relief de chaque personnage en résonance avec la lecture de leurs livres. Si j'avais voulu faire du tourisme littéraire, j'aurais pu en croquer cent autres, mais telle n’était pas du tout mon intention. Ici et là. je me suis laissé aller à parler de la ménagerie littéraire, où l’animal Tournier voisine avec le Sulitzer, auxquels je pourrais ajouter aujourd’hui l’Houellebecq ou le Beigbeder… En fait, et c’est sans exception en ce qui me concerne, je crois avec Proust que le vrai moi de l’écrivain est dans son œuvre et que l’individu nous donne rarement autant que celle-ci. Au demeurant, la plupart des auteurs sont de terrifiants égocentriques, et c’est en somme naturel. Pierre Gripari me disait «qu’est foutu celui qui ne se gobe pas » , et je croyais alors qu’il avait tort, mais c’est le contraire que je pense maintenant. Cela n’exclut pas l’attention aux autres ni le partage des passions, mais le fait est que, le plus souvent, l’écrivain est soumis à la loi jamais formulée de «mon verbe contre le tien ». Autant dire que, pour l’essentiel, mes meilleures rencontres furent occultes: ainsi de Charles-Albert Cingria qui est mort en 1954, d’Anton Pavlovitch Tchékhov que je n’ai rencontré qu’en rêve en compagnie de Fellini et de Pessoa (aimable trio dans un café de Florence), de Stanislaw Ignacy Witkiewicz et de Witold Gombrowicz, de Paul Léautaud et de Dino Buzzati, de Flannery O’Connor ou de Thomas Wolfe, de Marcel Proust et de Vladimir Nabokov (dont je garde un Argus bleu dans un sachet de papier pergamin) pour ne citer que les plus proches et les plus constants de mes vrais « amis ».
    - Quelles sont, dans cette perspective, les rencontres les plus importantes de votre vie ?
    - Comme je perçois la réalité de manière symphonique, je ne pourrais dire que telle rencontre a compté plus que telle autre, pas plus que telle partie d’un tableau de Bonnard m’a plus marqué que telle autre d’un tableau de Soutine, ou telle de nos filles m’est plus chère que l’autre. Chaque être qui m’a révélé quelque chose a compté, mais je pense avec Pascal que nous ne formons qu’une personne, alors voilà : on embarque tout le monde dans l’Arche e la nave va…
    - Les Passions partagées, c'est aussi, autour des livres et de la lecture, l'attente de celle qui va partager ET changer votre vie. Quel lien voyez-vous entre la lecture et l'amour ?
    - « Observer c’est aimer », écrivait Cingria, et c’est ainsi que je considère aussi la lecture. Lire est une forme d’amour, de même que l’amour est une méthode de lecture. L’Intime est alors le lien, dont procède une aura plus qu’un discours. S’il y a un peu de musique dans mon livre, cela doit tenir à cette intimité diffusée.
    - Vous montrez encore, en racontant votre long attachement à l'Âge d'Homme, comment l'amitié passe à travers les livres, se développe, mais aussi nous force à questionner les autres. En d'autres termes, à se montrer exigeant face aux autres. La lecture implique-t-elle toujours une éthique ? Et laquelle ?
    - Le caniche bien peigné n’aime rien tant que son biscuit, aussi va-t-il vous filer un beau couplet sur l’éthique. Cela me rappelle les pages édifiantes de Pierre Bourdieu sur l’éthique de l’entretien… rarement on a plus mal parlé de l’écoute de l’autre en prétendant donner la recette de ladite Ecoute super-éthique à base de condescendance magistrale… comme le relevait mon ami Gripari, on affiche le mot quand la chose n’y est plus. Trait d’époque. Mais vous avez raison : la lecture devrait bel et bien impliquer une éthique. Le chien fou revendique le droit à l’erreur, à la paresse, à la déprime, à l’aveuglement, voire à la mauvaise humeur passagère, mais lire c’est aussi relire, et c’est aller contre la paresse et l’inattention, la surdité d’un moment ou l’aveuglement d’un autre. C’est précisément à quoi je tends dans Les passions partagées. Ce qui m’a intéressé, c’est le moment que Peter Handke appelait «de la sensation vraie». Je reprends l’autre jour la lecture d’ In memoriam de Paul Léautaud, et dans l’instant je me retrouve au parc Monceau il y a trente ans de ça, lisant pour la première fois ce terrible récit de la mort d’un père noté au chevet de celui-ci. Fort de ce présent perpétuel de la lecture, j’ai essayé de retrouver, à partir de mes notes du moment, mais parfois vingt ans après, la première « sensation vraie » et sans tricher, donc sous l’égide d’une éthique. Sans tricher, la première lecture de Mars de Fritz Zorn m’a agacé à proportion de l’engouement convenu d’un peu tout le monde. Puis j’ai redécouvert ce livre dans une autre disposition d’esprit, sans tricher non plus. Mais allez, sans tricher : mon œil, parce que toute notation et reprise, toute reconstitution sont mise en scène et rajout. Ou plutôt disons: valeur ajoutée. Donc la «tricherie » serait une composante de l’art, et l’éthique, alors, une espèce de mesure. Mais la mesure de Léautaud exclut-elle la démesure de Dostoïevski ? L’éthique serait finalement question d’attention. Le diable est celui qui disperse, tandis que la poésie unifie. L’éthique consisterait à tendre a toujours plus de clarté et de précision à la pointe, plus d’honnêteté et de sincérité. Souvenir récent : sur la même page du quotidien 24 heures, j’écris pis que pendre de L’économie du ciel de Jacques Chessex, que j’estime un grave péché contre l’éthique littéraire, pour célébrer parallèlement Les Têtes, magnifique suite de portraits du même auteur, publiée à la même époque. Ce n’était pas ménager la chèvre et le chou ou souffler le chaud-froid, mais appliquer la même rigueur à deux livres illustrant respectivement l’égarement et l’accomplissement d’un talent. L’éthique enfin serait un work in progress de tous les jours, question d’obstination et de ferveur.
    – Votre livre s'achève sur un très bel hommage – en forme de requiem – à votre mère. La grande raconteuse d'histoires, la pourvoyeuse de mots, celle qui vous emmenait « loin de la maison sans la quitter ». N'est-ce pas là le premier partage, la première expérience de cette passion que vous défendez à travers tout votre livre ?
    - Mes parents n’étaient pas de grands intellectuels mais ils nous disaient : « Ecoute… » ou bien « regarde ! », et ce fut un premier partage à vie.

    Cet entretien a été publié par la revue Scènes Magazine.

    medium_Passions.2.jpg

  • Sortilèges de l'âge tendre

    medium_Fleur.JPG 

    L'univers magique de Fleur Jaeggy

    C’est d’abord l’histoire d’une enfant farouche jamais guérie d’avoir été rejetée par sa mère, et qui cherche, à l’approche de ses seize ans, à mieux connaître son père le temps d’une croisière de quatorze jours sur un bateau battant pavillon yougoslave et portant le nom de Proleterka. Le périple tient un peu du rituel convenu, style “voyage en Grèce, le père et la fille”, accompli en groupe par la Corporation alémanique à laquelle est affilié le père, dernier ressortissant d’une famille d’industriels argoviens du textile dont la ruine est consommée. Du genre taiseux et froid, propre et gris, cet homme atteint en son enfance de vieillissement prématuré (ce que sa fille n’apprendra qu’à son éloge funèbre), marié par sa mère à une femme probablement séduite par sa fortune plus que par lui-même, laquelle épouse ne lui aura jamais fait de plus beau cadeau que de s’en aller, ne sera qu’un père empêché puisque les femmes liguées (mère et grand-mère de l’enfant) décident seules de son droit sur sa fille.

    C’est donc le récit d’une traversée qui a valeur initiatique, puisque l’adolescente y décidera son initiation érotique en s’offrant “sans douceur” à deux hommes de l’équipage, mais aussi, et surtout, c’est un voyage à travers ses souvenirs d’enfance et d’adolescence “guidés” par la figure tutélaire d’Orsola, mère de sa mère à l’”affection glaciale” et, plus amplement (car le récit commence des années après, alors qu’elle a passé la cinquantaine), à travers toute une vie revisitée dans la préoccupation tardive d’accueillir les morts qui “viennent vers nous tardivement”, se rappelant à nous “quand ils sentent que nous devenons des proies et qu’il est temps d’aller à la chasse”.

    Dans une atmosphère magique propre à l’enfance, où les objets et les chambres ont leur existence et leur langage propres (le piano maternel devenant un “cheval aux sabots d’or” dont le son restera à tout jamais “promesse de paroles de mort et de condamnation”, mais auquel elle continuera néanmoins de se confier à l’age adulte), la narration mêle les temps et les âge de la narratrice qui dit tantôt “je” et tantôt se dédouble avec cette “grâce du détachement” propre à certains enfants dont elle fut sans doute.
    Roman des filiations refusées ou contrariées, Proleterka illustre autant les abus de pouvoir sévissant dans les familles que la puissance subversive de l’amour, avec une implacable distinction de la tendresse lucide et du faux semblant incarné par l’affreux “vrai père” biologique se révélant à la toute fin et lui disant la vérité “pour son bien”. Extraordinairement incisive et concentrée, mais aussi nimbée de mystère et de beauté, l’écriture de Fleur Jaeggy est ici, plus que jamais, un remarquable instrument de connaissance et de réfraction “musicale”.

    Un récit fascinant, Les années bienheureuses du châtiment, nous a fait découvrir l’univers empreint de troublante poésie de Fleur Jaeggy, dont un recueil de nouvelles non moins saisissant, La peur du ciel , modulait plus fortement encore les thèmes de l’enfance blessée et de l’expérience du mal, des élans affectifs ou sensuels butant sur les murs du conformisme, dans un climat exacerbé - profondément helvétique par ses multiples connotations, mais sans rien de local - où s’opposent les passions individuelles et les lourdes règles familiales ou sociales. On pensait ainsi à la Suisse de Robert Walser en lisant le premier livre traduit de cet auteur né à Zurich et s’exprimant en italien (Fleur Jaeggy, établie à Milan, est l’épouse du grand éditeur et écrivain Roberto Calasso, fondateur et directeur des éditions Adelphi), comme on se rappelle le Tessin ou la Zurich étouffante de Zorn en lisant Proleterka, dont la substance intime excède évidemment toute désignation ou limite “nationale”. C’est ainsi que, par sa perception de la douleur, autant que par sa révolte contre les accroupissements sociaux, Fleur Jaeggy peut rappeler, à l’exclusion de toute référence religieuse, l’univers “bernanosien” d’une Flannery O’Connor. “Je condamne les religions qui n’ont pas pitié des suicidés”, déclare la protagoniste de Proleterka, dont les parents sont des “suicidés ratés” de père en fils... “je condamne qui condamne. Je condamne le mot pécheur.” Parce que ces mots “entraînent la vengeance” sous couvert de vertu, et que l’enfant en elle refuse que la haine s’exerce “par amour de la vérité” ou “pour son bien”...

    Fleur Jaeggy, Proleterka. Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro. Gallimard, collection Du monde entier, 132p.

    Portrait photographique de Fleur Jaeggy: Gisèle Freund

  • Crucifixions de Dürrenmatt

    medium_Durrenmatt8.JPG
    Remarques personnelles sur le motif.

    Dans une série de notes sur le processus de son travail pictural, Friedrich Dürrenmatt explique que, par rapport à ses œuvres littéraires, ses dessins ne constituent pas un « travail annexe » mais les « champs de bataille » où se jouent, par le trait ou la couleur, ses combats, ses expériences et ses défaites d’écrivain.
    Ses propos concernant ses Crucifixions sont particulièrement éclairants en termes de pensée dramaturgique.
    « Dans mes Crucifixions je me suis posé la question dramaturgique: comment puis-je représenter aujourd’hui une crucifixion ? La croix est devenue un symbole, on peut s’en servir aussi bien comme d’un bijou d’ornement, par exemple entre les seins d’une femme. La pensée que la croix fut un jour un instrument de torture s’est perdue.
    Dans ma première Crucifixion, j’essaie, par la danse autour de la croix, de la retransformer en croix, d’en faire l’objet de scandale qu’elle représenta jadis. Dans la deuxième Crucifixion, la croix est remplacée par un instrument de torture encore plus atroce, la roue, et d’autre part ce n’est pas un homme qui est ainsi roué, mais plusieurs ; un seul personnage est crucifié, c’est une femme décapitée et enceinte; un bébé pend de son ventre ouvert. Des rats trottinent autour des échafauds, Dans la troisième Crucifixion, c’est un gros Juif qui est crucifié, ses bras sont taillés à la hache, il est pris d’assaut par les rats. Ces planches ne sont pas nées d’un « goût pour l’horrible » : d’innombrabes humains sont morts d’une manière incomparablement plus horrible que Jésus de Nazareth. Ce qui devrait être notre scandale, ce n’est pas le Dieu crucifié, mais l’homme crucifié. Car la mort – si horrible soit-elle – ne peut jamais être aussi affreuse pour un Dieu que pour un homme. Le Dieu, lui, s’en relèvera… »
    Extrait de Dürrenmatt dessine, pp. 11-12. Editions Buchet-Chastel, 2007.
    medium_Durrenmatt10.2.JPGmedium_Durrenmatt7.3.JPG

      

    Crucifixion I (Encre, 1939 ou 1942); Crucifixion II (Encre, 1975); Crucifixion III (Encre, 1976) 

     

  • Ô vous frères humains…

    medium_Eastwood4.jpg 

     

     

      

    Flash-Back sur les Lettres d’Iwo Jima, film mémorable  de Clint Eastwood, avant le calamiteux American Sniper...

    C’est un film poignant d’humanité que les Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood, d’une grande beauté d’inspiration et d’image, dont se dégage à la fois l’évidence de la ressemblance humaine et le caractère inéluctable de l’hybris des nations, exacerbé par la guerre. Une scène absolument déchirante marque le sommet de cette expression de la fraternité : lorsque le flamboyant lieutenant-colonel Nishi (Tsuyoshi Iharo), champion olympique d’équitation au Jeux de Los Angeles, en 1932, qui vient d’épargner la vie d’un jeune Marine, succombant cependant à ses blessures, traduit à haute voix une lettre de sa mère au jeune homme, dont les choses toutes simples qu’elle raconte font se lever, l’un après l’autre, les soldats japonais présents, bouleversés et muets.
    Le nom d’Iwo Jima me rappelle une bande dessinée des années 50 représentant cette bataille aussi symbolique qu’inégale, où les « Japs » étaient réduits à l’image de l’ennemi aux yeux bridés, cruel et fanatique. Or on n’est pas ici au rebours de ce cliché, qui se contenterait d’humaniser les combattants japonais, mais au cœur de la tragédie qu’ils vivent en étant à la fois prêts à mourir pour l’Empereur et conscients que celui-ci les a abandonnés à leur piège. Plus encore : le décentrage du regard d’Eastwood, qui réalise quasiment un film japonais d’esprit et de forme, nous fait vivre les dernières heures de leur vie comme s’ils étaient sans uniformes et sans grades, seuls et nus devant la mort entre tunnels et tonnerre, mer et ciel crachant le feu.
    On est ici à la fois dans le piège de l’Histoire et n’importe où ailleurs, dans un rêve halluciné aux objets fantomatiques (un seau de merde, des tanks semblant de pierre, des épées contre des lance-flammes) et traversé de personnages infiniment proches, du général Kuribayashi (Ken Watanabe) au petit boulanger Saigo qui, par la grâce d’un extraordinaire jeune acteur (Kazunari Ninomyia), irradie tout le film de son demi-sourire candide.
    Voici les hommes, voici la guerre, voici l’Armada américaine surgissant de la nuit sur une mer de plomb et voilà le premier cheval tué sous la première attaque aérienne. Tout se passe entre sable noir et grottes, comme dans un cauchemar de Frank Borzage ou de Kaneto Shindo, le film à l’air d’être en noir et blanc et voici que le gris tourne au brunâtre et que le blanc passe au bleu. Une obsédante petite musique distille d’un bout à l’autre ses gouttes de lumière froide tandis que dix hommes se fond sauter à la grenade après que l’un d’eux a été transformé en torche vivante. Violence sidérante et chaotique, mais tout restera dans quelques mémoires et voici les lettres exhumées entre la première et la dernière séquence – ces lettres des morts qui nous demandent de les enterrer en nos cœurs…

    Actuellement disponible en DVD: Mémoires de nos pères, premier élément du diptyque de Clint Eastwood

  • Dans les années profondes

    littérature

    En lisant Expiation.

    Le sentiment lancinant d'une affreuse injustice, d'autant plus révoltante qu'elle se fonde sur le mensonge pour ainsi dire "irresponsable" d'une adolescente, traverse ce somptueux roman et lui imprime sa part de douleur et de gravité, redoublée par l'ombre de la guerre 39-45, avant que la conclusion, à la fin du XXe siècle, ne donne à toute l'histoire une nouvelle perspective, dans une mise en abyme illustrant le "mentir vrai" de toute invention romanesque.

    On pense aux familles anglaises à l'ancienne des romans de Jane Austen - que l'auteur cite d'ailleurs en exergue - en pénétrant dans la maison des Tallis, somptueuse demeure de campagne où, en ce torride été de 1935, l'on s'apprête à fêter le retour de Londres de Leon, le fils aîné, tandis que le "Patriarche"restera scotché à ses dossiers du ministère de l'Intérieur où, à côté de travaux sur le réarmement de l'Angleterre, il a probablement un secret dont sa femme, torturée par des migraines, préfère ne rien savoir. Alors qu'on attend également l'arrivée de jeunes cousins rescapés d'une "vraie guerre civile conjugale", la benjamine de la famille, Briony, fait la lecture à sa mère d'une pièce de sa composition (sa première tragédie!) qu'elle entend monter le soir même avec ses cousins dans le secret dessein de séduire son frère chéri. De fait, malgré ses treize ans, Briony montre déjà tous les dehors, et plus encore les dedans, d'un écrivain caractérisé, avec des manies (elle collectionne les reliques et nourrit un goût égal pour le secret et les mots nouveaux) et une imagination prodigue de fantasmes qui provoqueront le drame de ce soir-là.

    Les acteurs de celui-ci seront Cecilia, soeur aînée de Briony, jeune fille en fleur revenue pour l'occasion de Cambridge où elle étudie, et Robbie, son ami d'enfance, fils de la servante du domaine et lui aussi étudiant, beau jeune homme intelligent et cultivé que Cecilia fuit à proportion de la puissante attirance qu'il exerce sur elle. Ces deux-là, observés à leur insu par la romancière en herbe, vont se donner l'un à l'autre durant cette soirée marquée simultanément par le viol de la cousine de Briony, dont celle-ci, troublée par le jeune homme, accusera formellement et mensongèrement Robbie, type idéal à ses yeux du Monstre romanesque.

    Dans une narration aux reprises temporelles virtuoses, où s'entremêlent et se heurtent les psychologies de tous les âges, la première partie crépusculaire d'Expiation, à la fois sensuelle et très poétique(on pense évidemment à D.H. Lawrence à propos de Cecilia et Robbie, alors que les rêveries d'Emily rappellent Virginia Woolf) se réfère en outre à la fin de l'entre-deux-guerres, après quoi le roman semble rattrapé par la réalité.

    Si le mensonge de Briony a séparé les amants après l'arrestation de Robbie et la rupture brutale de Cecilia avec sa famille, ceux-ci se retrouveront par la suite, à la satisfaction du lecteur qui aime que l'amour soit "plus fort que la mort". La toile de fond en sera la débâcle de l'armée anglaise en France, avec des scènes de chaos rappelant Céline. Selon la même logique évidemment requise par la morale, Briony se devra d'expier, et ce sera sous l'uniforme d'une infirmière. Mais elle continuera pourtant d'écrire en douce, et peut-être aura-t-elle été tentée dans la foulée d'arranger la suite et la fin du roman de Cecilia et de Robbie ? Le lecteur se demande déjà si elle aura osé les relancer et leur demander pardon, s'ils lui auront accordé celui-ci et s'ils auront eu beaucoup d'enfants après la fin de la guerre ?

    Un troisième grand pas dans le temps, et le long regard en arrière de la romancière au bout de son âge, replacent enfin la suite et la conclusion du roman dans sa double perspective narrative (la belle histoire que vous lisez avec la naïveté ravie de l'enfant buvant son conte du soir) et critique, où la vieille Briony revisite son histoire et ses diverses variantes possibles en se rappelant l'enfant qu'elle fut.


    Ian McEwan. Expiation. Traduit (superbement) de l'anglais par Guillemette Belleteste. Gallimard, coll. "Du monde entier", 489p.

  • Le corps nombreux

    5c3959bfabfe364c258e1b7878d626fc.jpg

    Il nous arrive de sortir de certains rêves en mille morceaux, à la fois épars et accablés, le corps tout dispersé sur le rivage, et c’est en tâtonnant à genoux, sur le sable mouillé ajoutant à l’incommodité et au désagrément diffus qu’on essaie de reprendre connaissance et de rassembler ses lambeaux, comme je m’y emploie ce matin en m’efforçant d’oublier mes cauchemars de la nuit alors que des camions, non loin de là, dérapent sous l’effet des pluies givrantes et du verglas.
    Pas moyen d’oublier cependant quelques visions fugaces de ces angoissantes séquences comme celle, à l’horizon barré par les fumées industrielles, de ces incommensurables containers made in China aux parois évoquant celles de cargos géants, par les écoutilles desquels ont surgi des foules d’individus à pardessus de cuir noirs et à lunettes d’aviateurs, qui se sont ensuite répandus en files menaçantes, avançant inexorablement à travers les champs et de par les forêts et les rues, mains aux poches et tenant déjà, probablement, le revolver de la mission à exécuter aux ordres de la sinistre Ombre Jaune. Puis j’étais dans la peau de Tibor, notre nouveau camarade hongrois au visage pâle et aux grands yeux très bleus et j’entendais, à la porte verrouillée de la maison de Budapest, exactement comme il nous l’avait raconté de ses grands-parents en 1944, treize ans plus tôt, les coups et les voix gutturales annonçant la dernière rafle de la Gestapo. Or ces coups et ces voix, cette fois, m’étaient à l’évidence destinés, à moi, Tibor, né au lendemain de la libération des camps de la mort, et de les entendre me terrifiait d’autant plus que je savais, que nous savions tous, nous les youpins du quartier d’Erzsébetvaros, ce qui nous attendait désormais. Ou je me retrouvais, avant le sperme et le sang, dans cette mare répandue par notre mère que nous faisions, enfants mauvais, pleurer toutes les larmes de son corps, ne sachant trop que faire pour ne pas m’y noyer, ni comment tarir ce flot autrement qu’en me réveillant.
    On se réveille exténué, physiquement exténué et la peur au corps, un poids au ventre, la gorge serrée et la bouche sèche, en émergeant de ces cauchemars. Et c’est alors qu’on se demande : qui ai-je donc été dans ce foutu rêve ? Quel feu ai-je bouté sous l’eau et quel trouble m’est venu sous le regard azuré de Tibor ? Enfin quel plaisir malin me vient à scruter de mes yeux fermés le mot auréolé de menace de GESTAPO ?
    L’expression DANGER DE MORT, inscrite en noir sur fond jaune (couleurs toutes deux funestes) aux abords des lignes à haute tension marquant la limite supérieure du quartier, désigne probablement mon dernier entonnoir de ces années-là, dans lequel je me sentirai replonger de loin en loin, la gorge étreinte et la panique au corps; et dans les livres je me repaîtrai de cette attirante répulsion dès l’âge venu de faire pièce à l’Ombre Jaune.
    Pour lors je m’identifie en effet à Bob Morane, sous l’œil goguenard de mon frère aîné qui va prétendant que je ne fais qu’à peine le poids de figurer la pâle doublure de Bill Ballantine à ses côtés puisque Bob et lui, cela va sans dire : c’est tout un.
    Pourtant le soir venu, tandis que mon grand frère pionce, c’est bel et bien moi qui repars à l’aventure destination la vallée infernale dont je me fais fort de déjouer les moindres pièges, sans me rendre compte d’abord que les trois lascars que je protège n’en ont qu’aux émeraudes des sauvages Negritos et que ce sont ceux-là qui représenteront le plus grand danger.
    Dès mes sept ans j’ai découvert, sur les traces de Raymond Maufrais, qu’un livre était un voyage comme si on y était, un avion qu’on pilote ou un commando qu’on dirige, la descente d’une rivière souterraine ou la remontée de galeries débouchant sur le cratère d’un volcan, les fougères géantes de la forêt vierge qui te cisaillent les joues sans que tu ne bronches ou ne bouge de ton lit jumeau – et ton frère aîné n’est à tes côtés qu’un loir en pyjama qui ne fait que ronfloter sans se douter que demain tu seras reparti sur la piste de Fawcett où tu affronteras piranhas et anacondas.
    Cependant, le matin, mon grand frère est le premier levé et je retombe sur terre : en calecon il bombe le torse et me montre ses biceps, il est costaud, il court sept fois plus vite que moi, d’un tournemain il terrasserait l’Indien Kalopalo qui me traquait hier soir dans les fourrés du Haut-Xingu ; et manie-toi le train, me dit-il, c’est déjà sept heures, tu vas te mettre en retard, mais qui m’a donc fichu cette espèce de songe-creux, lance-t-il encore en reprenant un mot de Cruchon.

    Par la fenêtre de l’école je n’en finissais pas, en effet, de suivre la course des nuages. En outre, la vie secrète des plantes commençait de m’intéresser. Je découpais également, pour mes Albums, toutes les images de poissons des grands fonds que je trouvais dans les journaux et les magazines, monstres marins et généraux de toutes les armées du monde en grande tenue, sans parler des gravures étranges et des infinies variations de machines inventées par l’ ingénieux bipède, selon l’expression de l’oncle Stanislas, sans parler de celle que j’imaginais, capable de descendre le temps.
    Descendre le temps n’est pas seulement le voir d’avance ou le prévoir, mais c’est le vivre en avant de soi, c’est être plus près de la mer avant qu’après le sperme, c’est n’être plus du parti des mères et au-delà de celui des pères, c’est être au-delà de soi avant le temps des comparaisons, c’est être dans la paix avant d’avoir fait la guerre, c’est être au-delà de la question de l’au-delà qui se posera à l’ère des Grandes Questions.
    Les nuages basculaient soudain le long des pentes et je les voyais comme aspirés en vortex par le mot NADIR, que je me figurais dans je ne sais quel aval de cet instant mortel de la leçon de grammaire du père Cruchon. Hélas j’en faisais une fois de plus, en effet, le constat navré : Cruchon se donnait certes de la peine, mais Cruchon ne vivait pas sa leçon de telle façon qu’il pût nous la faire vivre à notre tour, Cruchon ne faisait visiblement que répéter la leçon d’un Cruchon précédent qui avait succédé à des générations immémoriales d’instituteurs infoutus de donner à la grammaire la vie d’une leçon de choses.
    Cependant la carence absolue de calorie ou de fantaisie des leçons de Cruchon m’incitait, les yeux grands ouverts et croyant feindre de mieux en mieux l’attention requise, sans que Cruchon fût toujours dupe pour autant, à dériver vers ce que je pressentais le Pays de la délicate aménité tel que le conçoivent les bergers basques des hautes terres à longue mémoire, comme je le découvrirais en mon aval temporel, mais plus tard est plus tard aurait alors tonné Cruchon s’il se fût avisé du contenu de ma rêverie, déjà réductible au principe basque selon lequel « toutes les langues proviennent de la langue primitive »…
    En aval de mon pauvre savoir de l’ère Cruchon, correspondant aux premiers cercles de la Petite et de la Grande École, j’apprendrais, par mon cher oncle Stanislas qui me certifiait avoir connu les dernières vieilles sirènes du golfe de Biarritz et force bergers des hautes terres aux connaissances immémoriales, que la numération basque embrasse, en treize mots relançant les traditions hermétiques de l’Orient, les principes fondamentaux de la physique naturelle constituant le rutilant Système des Mécanismes observables en plein air ou dans son laboratoire.
    A propos de celui-ci, ce fut dès l’ère Cruchon que j’établis le mien, avant l’apparition de Stanislas par génération spontanée, dans l’une des soupentes de la maison de nos enfances. Au dam de notre mère et de nos tantes qui entrevoyaient là comme un repli sur soi de casanier, j’investis le galetas labyrinthique et l’aménageai à ma guise, y déposai mes bocaux et leurs créatures, y classai mes Albums et mes portulans lacustres, y érigeai un début de bibliothèque et, sous l’une des trois lucarnes ménagées dans le toit, y disposai le premier de sept générations de télescopes au moyen desquels j’allais devenir l’astrophysicien le plus en vue de la partie nord du quartier.
    De mon laboratoire initial, où je n’invitai à goûter que mes sœurs et mes pairs de l’époque, dont l’entomologiste Pierre-Louis, dit Pilou, qui vivait alors sa pénultième année sans que nul ne s’en doute en dépit de son extrême pâleur, Cruchon n’avait pas la moindre idée, alors même qu’il prétendait en savoir plus que nous, de même que le Grand Seau contient plus de sable que son petit homologue.
    Qui dirait que le Petit Seau contient plus de sable que le Grand ? nous demandait ainsi Cruchon d’un air de défi, et lequel d’entre vous irait prétendre que le Grand Seau peut attendre quoi que ce soit du Petit, alors que celui-ci va tout recevoir du Grand ? Or donc, en hiver surtout, dans la lumière précaire de mon laboratoire, je m’efforçai de me délester du lourd péché de ne rien savoir en effet et d’avoir tout à apprendre, ainsi que nous le serinaient, de concert, Cruchon et l’aréopage de nos oncles et de nos voisins. De mèche avec Pilou et quelque autre assoiffé de Connaissance, j’accumulai ainsi savoir sur savoir, touchant notamment au secret des plantes et au langage des gastéropodes recueillis alentour, et le nombre de nos bocaux croissait à proportion de nos curiosités.
    Cependant je répondais toujours présent aux appels de mon grand frère et des morveux du quartier avec lesquels, dès le retour des beaux jours, nous occuperions des territoires de plus en plus étendus.

  • De la jalousie littéraire

    LittératureRetour sur A bonne école, de Muriel Spark.

    La jalousie entre écrivains (et autres artistes) fait partie des composants naturels de l’activité créatrice, souvent inversement proportionnelle au talent de l’auteur, même si la loi du «mon verbe contre le tien» fait parfois dérailler les plus cracks. Si l’envie de Machin, suscitée par le succès de Chose, relève de la banalité même, et de nos jours plus que jamais où le gros tirage fait figure de consécration, il est une jalousie plus profonde, liée au caractère inexplicable et parfaitement inégalitaire du « don » ou du « génie », qui mérite plus d’attention.

    Martin Amis, entre autres, en fit l’un des thèmes de L’information (Gallimard, 1996), brillant roman décrivant les relations d’amitié-haine de deux auteurs inégalement fêtés, mais c’est avec plus de légèreté et de malice satirique que Muriel Spark nous fait partager l’affreux tourment d’un jeune professeur de « creative writing » sévissant dans l’école itinérante qu’il tient avec sa moitié, momentanément installée à Lausanne-City, du côté d’Ouchy et de son cinq étoiles à salons feutrés où l’un des protagonistes va d’ailleurs peaufiner son premier roman.

    Installée à Ouchy pour quelques semestres, l’école Sunrise co-dirigée par Nina et son (provisoire) époux Rowland, offre, à une brochette cosmopolite de jeunes gens fortunés, d’étudier à la fois les secrets de la composition littéraire (c’est le job de Rowland, qui peine secrètement sur son propre projet de « grand roman ») et les règles de la bonne conduite à table ou en société, la sculpture grecque ou la météorologie (c’est, avec l’administration de la boutique, l’affaire de Nina et les invités de son réseau académique). Tout cela ne ferait que la matière d’une sitcom bonne à caser Paris Hilton si ne se trouvait, en ces murs, le Jeune Auteur Virtuel par excellence, déjà convaincu (comme ses parents) de son irrésistible talent, attelé à un roman qu’il dit lui-même d’une sensationnelle originalité (une version très libre des tribulations de Marie Stuart) dont la seule évocation, très vite, rend son prof fou de jalousie. Il faut dire que le jeune Chris, bientôt dix-huit ans, les cheveux rouges et les yeux craquants, est le charme incarné, et rien ne permet au lecteur de supposer que son roman ne soit pas aussi bon qu’il le prétend.

    Pour Rowland, au contraire, ce damné roman ne peut être qu’un navet, plus même : il le doit, et d’autant plus que le jeune homme refuse de le lui montrer. Au fil des jours, sa jalousie devient hantise, puis obsession l’empêchant lui-même d’écrire et de faire quoi que ce soit, au point d’impatienter sa très réaliste moitié, qui espérait au moins avoir épousé un futur romancier à succès ; et de se demander alors, comme elle pense que « tout est sexuel », conformément aux nouveaux poncifs, si la folie de Rowland ne cache pas une forme d’inconsciente homosexualité ?

    Le lecteur sourira au dénouement de ce petit roman caustique, qui épingle à merveille l’un des travers de l’époque : l’obsession de paraître, ou plus exactement : d’avoir l’air d’être. Dans cette optique, le fait d’écrire, mais surtout de publier, d’être reconnu pour avoir écrit, et d’avoir écrit pour avoir l’air d’être « plus », instaure un type de relation, avec soi-même autant qu’avec les autres, dont le livre n’est évidemment plus qu’un truchement, du genre miroir-prétexte, gadget socio-existentiel…

    Muriel Spark, A bonne école, Gallimard « Du monde entier ».

  • Face à la tragédie



    Amos Oz et le conflit israélo-palestinien. Pour mémoire...

    Dans le premier des trois textes de Comment guérir un fanatique, Amos Oz parle de la nécessité, pour un romancier, de se glisser dans la peau de l’autre. « Chaque matin, écrit-il, je me lève, prends mon café, effectue ma promenade quotidienne dans le désert et m’installe à mon bureau en me demandant ce que je ressentirais si j’étais à la place de mon héroïne ou de l’un de mes protagonistes masculins, ce qui est indispensable avant d’écrire même un simple dialogue: vous vous devez d’être loyal et spontané envers tous les personnages. En paraphrasant D.H. Lawrence, je dirais que pour écrire un roman il faut être capable d’éprouver une demi-douzaine de sentiments et d’opinions contradictoires avec le même degré de conviction, d’intensité et d’énergie. Disons que je suis un peu mieux armé qu’un autre pour comprendre, de mon point de vue de juif israélien, ce que ressent un Palestinien déplacé, un Arabe palestinien dont la patrie est occupée par des « extraterrestres », un colon israélien en Cisjordanie. Mais oui, il m’arrive de me mettre dans la peau de ces ultra-orthodoxes. Ou d’essayer tout au moins »…

    « Je sais d’expérience, écrit Amos Oz, que le conflit entre Juifs et Arabes n’est pas une affaire de bons et de méchants. C’est une tragédie : l’affrontement entre le bien et le bien. Je l’ai dit et répété si souvent que je me suis vu taxé de « traître patenté » par nombre de mes compatriotes juifs israéliens. En même temps, je n’ai jamais réussi non plus à contenter mes amis arabes, sans doute parce que je ne suis pas assez radical à leurs yeux, pas assez pro-palestinien ou pro-arabe ».
    On sait qu’Amos Oz ne s’en est pas tenu à cette « ambiguïté » d’artiste et qu’il a participé, très activement, au mouvement La paix maintenant, jusqu’aux Accords de Genève, qu’il évoque d’ailleurs à la fin de ce livre. A propos de cette action poursuivie depuis 1967, l’écrivain relève précisément: « A la réflexion, je crois que mes positions n’étaient pas tant le fruit de ma connaissance de l’histoire, des thèses arabes ou de l’idéologie palestinienne, que de mon aptitude « professionnelle » à me glisser dans la peau d’autrui. Ce qui ne signifie pas que je défends n’importe quelle opinion, mais que je suis capable d’envisager des points de vue différents du mien ».
    Amos Oz. Comment guérir un fanatique. Traduit de l’anglais par Sylvie Cohen. Gallimard, Arcades, 77p.

  • Qu'il n'est de beauté sans bonté


    Entretien avec François Cheng. Pour un beau Nouvel An chinois...


    Que signifie l’affirmation de Dostoïevski, dans Les Frères Karamazov, selon laquelle « la beauté sauvera la monde » ? De quelle beauté s’agit-il, et de quel monde ? Dans la partie conclusive des Aventuriers de l’absolu, son dernier essai sur les destinées comparées d’Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et Marina Tsvetaeva, Tzvetan Todorov s’interroge à ce propos en esquivant le double piège de l’esthétisme et de l’idéalisme désincarné.
    Dans le même esprit, quoique partant d’une expérience personnelle toute différente, François Cheng se livre lui aussi, dans son dernier livre, intitulé Cinq méditations sur la beauté, à une réflexion sur ce thème.
    D’emblée, le poète et penseur chinois oppose la beauté et le mal, comme si la lumière ne pouvait trouver sens que par rapport aux ténèbres.
    Pour évoquer ce qui, par la beauté, nous transporte hors de nous-mêmes, et parfois jusqu’à l’extase (au sens premier), Tzvetan Todorov citait la musique, et par exemple vécue au milieu des autres, dans un concert.
    François Cheng, pour sa part, se rappelle l’émerveillement qu’il a éprouvé, en son enfance, dans le site naturel du Mont Lu (dont le nom en chinois, associé à l’idée de beauté, signifie « mystère sans fond ») où l’emmenaient chaque année ses parents, comme tant de poètes et d’artistes fascinés par ces lieux magiques.
    Tout aussitôt, cependant, François Cheng associe, à cette reconnaissance de la splendeur du monde, qui nous renvoie à notre propre unicité intérieure, le rappel de son expérience non moins précoce du mal, concrétisé par les atrocités de la guerre sino-japonaise.
    « Je sais que le mal, que la capacité au mal, est un fait universel qui relève de l’humanité entière », écrit encore celui qui se définit lui-même modestement comme « un phénoménologue un peu naïf », rappelant ensuite que la pensée sur le beau n’a de sens que liée à une pensée sur le vrai et sur le bien, alors même que le beau semble avoir moins de nécessité que le vrai ou le bien.
    Ce qu’est la beauté ? « Elle est là, de façon omniprésente, insistante, pénétrante, tout en donnant l’impression d’être superflue, c’est là son mystère, à nos yeux, le plus grand mystère »…


    Avec sa gentillesse malicieuse et sa fulgurante précision de penseur-poète-érudit-calligraphe, François Cheng, rencontré dans les vénérables salons de l’Institut de France (il est le premier Chinois a avoir endossé l’habit vert des académiciens) a bien voulu préciser les tenants et les visées de son propos.

    - Pourriez-vous éclairer la genèse de ce nouveau livre ?
    - Sa base est essentiellement orale, puisqu’il est constitué de cinq méditations improvisées en public, mais il cristallise la réflexion d’une vie entière. Plus qu’une synthèse, il représente l’expression d’une symbiose entre les deux grandes traditions – orientale et occidentale – dont je me réclame. Il revêt pour moi un double caractère d’urgence, d’une part à cause de mon âge, et du fait, aussi, du monde dans lequel nous vivons, assailli par les phénomènes du mal, de la violence, de l’injustice et de la haine. Vous aurez remarqué que, d’emblée, j’oppose la beauté au mal et non pas à la laideur. J’estime en effet que la beauté est une forme du bien. Comment répondre au mal ? Suffit-il de dire qu’on ne doit pas le faire. Non : je crois qu’au mal doit être opposé la révélation de la beauté ?
    - La perception de la beauté est-elle universelle selon vous ?
    - Il me semble évident que, d’une manière très basique, la beauté de la nature, d’un lever de soleil ou d’un magique paysage d’automne, est perçue avec la même émotion par tous les hommes. En ce qui concerne la culture, c’est plus compliqué, tant chacun est tributaire de son éducation. Un jeune Chinois peut apprécier immédiatement, sans doute, la beauté d’une jeune fille d’Ingres ou celle de La symphonie pastorale de Beethoven, de même qu’un jeune Occidental peut goûter un poème ou une aquarelle de la tradition chinoise. Mais l’accès aux derniers quatuors de Beethoven ou à l’opéra chinois suppose une certaine initiation.
    - A vous lire, il y a en outre beauté et beauté…
    - Nous vivons en pleine confusion, et mon souci est en effet de distinguer la vraie beauté de la fausse. Suffit-il de conclure que « tous les goûts sont dans la nature » pour éviter de voir que les critères de la beauté confinent au n’importe quoi ? Je ne le pense pas. Je crois qu’il est urgent, au contraire, de redéfinir les critères de la vraie beauté en sollicitant les grandes traditions artistiques et spirituelles.

    - Qu’en est-il de la « fausse » beauté ?
    - En simplifiant je dirais : celle qui vise à séduire pour imposer une certaine domination, entre deux individus, ou un certain pouvoir, de la société sur l’homme. L’exemple le plus éloquent serait celui de la publicité la plus insidieusement flatteuse ou de la propagande politique. Pensez aux nazis qui exaltaient la beauté d’une race pour mieux exclure les autres. A contrario, la vraie beauté me semble essentiellement désintéressée et gratuite, plus encore : fondée sur la bonté. Y a-t-il un seul geste de bonté qu’on puisse dire laid ? Le langage commun parle aussi bien de « beau geste » ou de « belle personne ». La pensée la plus lumineuse que j’ai trouvée, à ce propos, nous vient de Bergson, qui dit que « l’état suprême de la beauté est la grâce », ajoutant aussitôt que « dans le mot grâce on entend celui de bonté ». L’intuition que la vie est une grâce, au sens d’un don, et que le principe de vie est une chose bonne et belle, participent de cette conception qu’on trouve aussi dans la tradition chinoise. Pour en revenir à la séduction, mais qui ne viserait pas à tromper, on pourrait dire alors que la beauté irradie et rend la bonté désirable. La beauté de la rose n’est pas tant un artifice qu’un résultat, dont le parfum serait la quintessence. Par delà l’ordre du vrai ou du bien, qui « servent » à quelque chose, l’ordre du beau n’a aucune « utilité », sans être factice ou vain pour autant.
    - N’est-elle pas cependant un luxe dans un monde d’injustice et de souffrance ?
    - Je ne le crois pas. Je pense au contraire qu’elle est nécessaire dans la vie des plus démunis, et qu’on la trouve partout. La Suisse est une sorte de jardin du monde, mais il y a de la beauté dans les rues de Calcutta autant que dans les déserts, et les prisonniers des camps de concentration ont dit combien la beauté d’un coin de forêt ou d’un coucher de soleil entretenait en eux l’espoir d’un avenir meilleur. La beauté est partout, dans les couleurs du désert, le serpent qui s’enfuit, le sourire d’un enfant ou d’une mère. Simplement, il s’agit de rester perméable à toutes ces formes de beauté et de les révéler à son tour. Toute beauté rappelle un paradis perdu et en appelle un venir…

    - Qu’est-ce qui caractérise la vision chinoise à cet égard ?
    - La pensée occidentale est essentiellement dualiste, avec les deux grandes instances du sujet (pensée de la liberté) et de l’objet (pensée de la science), fondant une posture de conquête de la nature, que l’homme «possède » explicitement selon Descartes. Le monde est ainsi un théâtre, dans la représentation occidentale, dont l’homme est l’acteur central. Tout autre est le « tableau » chinois, montrant le vaste ensemble de la nature dans un « coin » duquel l’homme, petite silhouette solitaire ou petite paire de compères  devisant, se trouve apparemment « perdu », du moins aux yeux de l’Occidental, alors que pour nous Chinois il est le pivot du tableau, l’œil éveillé et le cœur battant du paysage. Pour le Chinois, l’homme pense l’Univers autant que l’Univers le pense.

    - Cette contemplation est-elle toute passive ?
    - Nullement : elle est à la fois absorption et transmutation. La beauté et son expression ajoutent au sens du monde et de notre vie. Je suis cet œil. Vous êtes ce cœur battant. Chacun participe de cette quête de sens et de dignité.
    - Mais nous allons tous mourir…
    - C’est cela même qui donne à la beauté son relief pathétique et son sens. Nous ne possédons pas la durée, mais nous vivons l’instant, qui est le vrai mode d’être de la beauté. Cézanne revient cent fois devant la montagne Sainte Victoire, à chaque instant différente, comme chaque matin est le premier du monde à nos yeux. L’Univers existe depuis des milliards d’années, mais chacun de nous le découvre comme pour la première fois. Or la beauté que nous y percevons est à l’origine du sacré. L’intuition du sacré correspond au sentiment profond que l’Univers tend vers quelque chose, comme une fleur tend vers la plénitude de sa présence en beauté.

    François Cheng. Cinq méditations sur la beauté. Albin Michel, avril 2006.

  • Notes d'insomnie

    medium_Czapski13.JPG

    Insomnie I. – CELA m’empêche de dormir et c’est bien : je reconnais CELA pour mon bien, CELA ne se dit pas, qui advient lorsque je me retourne ou me déporte. CELA est mon indicible et ma justification non volontaire.

    Angoisse. – Je me dis qu’elle n’est pas de moi et précisément : elle est en moi le plus que moi qui me taraude, m’interroge et me porte à faire éclater ce moi trop étriqué et trop personnel. Par elle je renoue avec le fonds impersonnel qui procède de la personne mystérieuse. CELA est ma zone sacrée.

    Blanchot. – Longtemps je me suis couché sans le lire, mais ces nuits de bonne heure j’ouvre L’Amitié comme un recours secret. Je ne désire en parler à personne. Leur culte m’a fait me tenir à distance tout en le lisant en douce de loin en loin, lui en son moi nombreux, son silence clair, tellement doucement éclairant.

    Mondanité. – Tenue de ville exigée. Dressing code. L’endroit où il faut être. Toutes ces formules d’un théâtre nul me remontent à la gorge en lisant Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? Cela même que je fuis avec Walser et Bartleby à travers les taillis et le long des arêtes.

    Grimace. – Le fantasme est grimace, qui n’est même pas un masque. Celui-ci serait pudeur ou protection, allusion à autre chose, même pulsion pure, tandis que le fantasme est sans histoire, j’entends le fantasme sexuel numérisé et mondialisé qui ne raconte rien mais branle la multitude.

    Bartleby. – L’esquive de celui qui refuse de jouer ne me suffit pas. Je serai l’ennemi de l’intérieur. Je sonderai la bauge et m’en ferai le témoin. Ils croient m’avoir mais je leur souris au nez : je réponds à leur parole vide par mon silence songeur. Je mimerai leur vulgarité et leur platitude. Je vis tous les jours ce grand écart entre la substance et l’insignifiance.

    Du non intérieur. – La Daena, de l’angéologie iranienne, est le modèle céleste à la ressemblance duquel j’ai été créé et le témoin qui m’accompagne et me juge en chacun de mes gestes. Au moment ultime je la verrai s’approcher de moi, transfigurée selon la conduite de ma vie en une créature encore plus belle ou en démon grimaçant. Ma Daena n’attend chaque jour qu’un petit non qui soit pour elle une pensée belle. Elle attend ta conversion matinale, me dis-je en lui souriant, puis je l’oublie en attendant demain qui m’attend, mais je garde en moi ce petit non que j’oppose à tout moment à ce qui risque d’enlaidir ma Daena…

    Insomnie II. – CELA est à la fois le butoir et l’échappée. Tout vise à l’esquiver ou à l’acclimater dans la société du non-être, mais CELA me tient présent. Telle étant l’injonction secrète de CELA: rester présent.

     Joseph Czapski, huile sur toile.