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littérature - Page 10

  • Camus centenaire d'avenir

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    Génie multiforme et probité de l’homme, qu'on se gardera de sanctifier pour autant: son oeuvre conserve toute vigueur et fraîcheur au seuil de sa centième année posthume, l'écrivain , Prix Nobel de littérature en 1957, étant né le 7 novembre 1913 à Mondovi.

    Le 4 janvier 1960, Albert Camus trouvait la mort sur une route de France dans la voiture de sport de son ami Michel Gallimard, à l’âge de 47 ans. Mort exemplaire, si l’on ose dire, pour cet « écrivain de l’absurde » que d’aucuns réduisent aujourd’hui à tel « philosophe pour classes terminales ». Mort d’une « icône » du XXe siècle, style James Dean de la plume, dont l’œuvre se trouve le plus souvent réduite à quelques titres « phares », comme on dit aujourd’hui, à savoir deux romans, L’Etranger et La Peste, et deux essais, Le mythe de Sisyphe et L’Homme révolté. La photo de l’intellectuel en imper, la sèche au bec genre Humphrey Bogart, achève de fixer le cliché…
    Et le vrai Camus là-dedans ? On peut aujourd’hui le redécouvrir en perspective cavalière et sur 6000 pages environ de papier bible, quitte à commencer par la fin…
    C’est en effet dans le dernier des quatre volumes de La Pléiade que se trouve Le Premier homme, roman autobiographique inachevé publié en 1994 par la fille de Camus, qui annonce un renouveau de l’œuvre tragiquement interrompue. Avec un souffle puissant, le romancier y sonde son origine (le père mort en 1914, la mère sourde en figure vénérée, la déchirure entre Algérie natale et France « patrie de sa langue ») et lance un nouveau cycle de sa production, par delà le sentiment initial de l’absurde et les postures successives de l’homme révolté : contre le nazisme et le communisme, pour une Algérie dépassant les « noces sanglantes du terrorisme et de la répression», pour un monde restituant sa dignité à chacun.
    Albert Camus « conscience de son temps » ? La formule ronfle, elle réduit l’écrivain au rôle d’un moraliste alors qu’il est aussi artiste et poète solaire, mais la conférence mémorable qu’il prononce à Stockholm où lui est remis le prix Nobel, le 14 septembre 1957, intitulée L’Artiste et son temps, désigne une responsabilité que toute l’œuvre illustre dans tous les genres du roman et du théâtre, de l’essai et de la chronique journalistique. Hostile à la fois à « l’art pour l’art » et à la «littérature engagée» au sens de la propagande, Camus, en quête passionnée du «mot juste» plaide pour un art enraciné dans la vie. Le « devoir » de l’artiste n’exclut pas son bonheur d’homme incarné : « Il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être jamais infidèle ni à l’un e, ni aux autres», écrit-il ainsi.
    De la beauté du monde, dans la flamboyante Postérité du soleil, accompagnant des photographies de la Lausannoise Henriette Grindat (parue à L’Aire en 1986, à l’enseigne de L’Aire/Engelberts), l’auteur des Noces, à la fois si sensuelles et si lucides face à la mort, se fait le chantre avec la même intensité qu’il défendra, en 1956, sa « trêve civile en Algérie », restée sans écho. Jamais « idiot utile » des puissants, Camus, adversaire de la peine de mort, défendra les collabos qui en furent menacés, après avoir fait lui-même acte réel de résistance.
    Albert Camus conjugue l’émerveillement d’être au monde et la conscience tragique du mal, la clarté de l’expression et la part plus obscure des sentiments et des intuitions. Dans La chute, roman dostoïevskien moins connu que L’Etranger ou La Peste, mais d’une pénétration spirituelle non moins  lancinante, Camus brosse le portrait d’un héros de notre temps en belle conscience jouissant de sa lucidité stérile.
    « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? C’est d’abord un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui ». Or toute l’œuvre d’Albert Camus, traversée par cette tension, s’oriente progressivement vers cet assentiment « pour le meilleur »…
    Albert Camus. Œuvres complètes. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 4 vol. Viennent de paraître : les vol. III (L’Homme révolté, La chute, Les Justes, etc.) et IV (Réflexions sur la guillotine, Discours de Suède, Chroniques algériennes, Le premier homme, etc.).
    À  écouter : L’Etranger, lu par Michael Lonsdale. Gallimard, 3Cd dans la collection Ecoutez/Lire.

     

  • Ceux qui entendent des voix


    Celui qui mord l’hostie pour contrarier sa tante Agathe / Celle qui s’est travestie en mec pour visiter le Mont Athos / Ceux qui demandent pardon pour se faire bien voir / Celui qui sèche la messe pour une matinée de snowboard / Celle qui demande à Dieu d’être reçue à la StarAc / Ceux qui pensent d’abord à l’Autre (disent-ils) / Celui qui n’a jamais entendu parler du Concile de Nicée / Celle qui a rencontré l’homme de sa vie aux veillées de Taizé / Ceux qui lisent la Bible tous les soirs / Celui qui écoute des chants orthodoxes en réparant des aspirateurs / Celle qui chantait à tue-tête à l’église et qui avait de jolis mollets / Ceux qui n’ont pas pigé la différence entre chiites et sunnites / Celui qui a des sourates dans son taxi / Celle qui prétend qu’elle a l’entrepet ridé par les génuflexions / Ceux qui affirment que la bigoterie provoque des baluneaux pendants / Celui qui trouve Madonna plus mystique que Jane Fonda / Celle qui est devenue Roberte après avoir quitté l’ordre des Franciscains / Ceux qui pensent que toute fusion ou identification est impossible avec Dieu / Celui qui affirme que le Nouveau Testament est d’un goût rococo par rapport à l’Ancien / Celle qui insinue qu’il y avait une affaire entre Jésus et son disciple préféré / Ceux qui pensent que l’élan narcissique vers la pureté trouve son aboutissement dans l’activité motrice (anale) de destruction / Celui qui a écrit que la nature de l’amour de l’écrivain catholique Marcel Jouhandeau pour Notre Seigneur était de nature homosexuelle / Celle qui estime que juifs et arabes c’est nez crochus et compagnie / Ceux qui pensent qu’une Nouvelle Croisade est nécessaire pour faire pièce à la Pénétrante Verte / Celui qui a vu le Padre Pio léviter à environ 15 centimètres au-dessus d’un sentier d’Ombrie centrale l'année de la Conquête de la Lune / Celle qui a écrit à Françoise Dolto pour la féliciter de rapprocher Freud de l’Eglise / Ceux qui parlent de plans cul en attendant leurs meufs devant le temple de Saint-Roch / Celui qui fantasme à l’idée de voir la tête chauve de sa cousine Flora recluse au couvent de la Maigrauge / Celle qui pense que la perle est une figure de la sainteté / Ceux qui se sont régalés des écrevisses ébouillantées et cardinalisées par Madame de Marron, abbesse du couvent de Chavillieu, etc.      

  • Hoï !

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    Supplément au Guide du Routard à propos d’Appenzell, du salut que s’adressent ses gens, de ses peintres et de ses verts toscans
    Si les Tchèques de Prague se saluent d’un sonore ahoj !, comme on l’a vu dans L’As de pique de Milos Forman, en Appenzell c’est simplement hoï ! qu’on se lance en se croisant ; et lorsque vous êtes avec quelqu’un qui connaît tout le monde, ce qui est banal puisque tout le monde se connaît en Appenzell, la chose devient assez comique, voire burlesque.
    J’étais hier soir avec Toni, natif des lieux et connaissant donc tout le monde, qui m’emmenait au pas de charge aux quatre coins de son bourg pour m’en raconter l’essentiel, et tous les trois pas : hoï, hoï, hoï, à se croire dans un film japonais…
    Or de cela, le Guide du Routard ne pipe mot. Ni du fait qu’il y a des peintres en Appenzell. Ni rien à propos des joyeux compères du jass en Appenzell.
    Je m’étais installé à l’Auberge du Pigeon (zur Taube), sur le conseil du Routard, excellente maison en effet tout en haut de la Hirschengasse (la rue du Cerf), lorsque j’avisai, à la vitrine de la boutique voisine, au bas d’une immense maison de bois vert pâle, une toile qui me disait quelque chose, et tout aussitôt la signature confirma mon sentiment : Carl Liner.
    69017b9d65f903f73b56ad7055ba7247.jpgab2e8dcd03f32537ee6f72675f946817.jpgCarl Walter Liner (1914-1997), fils de Liner Carl August (1871-1946), un réaliste remarquable du début du XXe siècle, est un peintre qui a vécu les métamorphoses naturelles de la figuration à l’abstraction lyrique, pas loin d’un Nicolas de Staël. Longtemps installé à Paris, il est revenu en pays où il fait figure de maître, dont la belle cote sur le marché se vérifie. e906ec56b59425559c31f160dff62869.jpgL’exposition actuelle de ses grands formats, au Musée Liner d’Appenzell, immense espace ultramoderne dont le Routard ne dit mot, illustre cette œuvre majestueuse dont je préfère, pour ma part, les petites formes et notamment les aquarelles les plus jetées ou les paysages stylisés, comme celui de la vitrine de Toni.
    De fait, c'est ce paysage de Carl Liner qui m’a fait entrer chez Toni, dans la maison vert pâle, où j’ai découvert ensuite une véritable caverne d’Ali-Baba à la manière helvétique.
    Toni a lui aussi la folie de peindre. Or dès que j’eus mis le nez dans son antre, il m’a ouvert ses portefeuilles où, tout de suite, j’ai flairé la papatte. Toni est à la fois un naïf et un peintre d’instinct, qui touche parfois à la forme pure et à la beauté dans certaines peintures fulgurantes. Sans relever tout à fait de l’art brut, comme Adolf Wölffli qui fut encagé pendant des années dans ces régions proches, l’art de Toni ressemble à sa maison : c’est le capharnaüm helvète dans toute sa gloire, avec mille tableaux de lui et de cent autres, une collection de baromètres géants et d’accordéons, un extraordinaire buffet du XVIIe hérité de son grand-père qui vaut le quart de sa maison, laquelle compte vingt-cinq pièces dans lesquelles il a entassé des kyrielles de Vierges et de Jésus de bois, un tuba géant et un tire-pipes miniature, des épées et des fusils, enfin un monde d’images et d’objets que prolonge le monde de sa conversation d’homme libre et farouche, dont la culture est vécue et plus vivante que celle de tant de gardiens du nouveau temple.
    La passion de peindre lui a sauvé la vie, m’explique Toni qui ne se sent lui-même qu’en travaillant sans se soucier de plaire ou de déplaire. S’il est content d’avoir vendu, la veille, le superbe Liner de sa vitrine à un client connaisseur, et s’il est lucide sur la situation de l’artiste dans la société pompe-à-fric de notre drôle d’époque, le lascar n’est pas aigri ni fatigué à aucun égard, qui affiche une espèce de foi candide en la capacité créatrice de l’homme.
    Toni sait très bien distinguer la bonne peinture du kitsch pour touristes, qu’il ne juge pas pour autant. Or on le constate, dans cette région qui a un riche passé de peinture populaire et dont l’artisanat reflète aussi le goût raffiné: que la beauté semble reconnue des gens mieux qu’ailleurs, que ce soit par la nature ou par les œuvres. Aussi, ces gens qu’on dit les plus arriérés de la Suisse, en matière politique, me sont apparus bien plus ouverts et originaux que ne le prétendent les lieux communs repris par le Routard. Race de nains de jardins repliés sur eux-mêmes : allez donc y voir…
    7e781b5c4a383b9aea1a743cd9b306e2.jpgdfaecd3a7861bb509601b7ae06822017.jpgToute cette après-midi, j’ai repris les chemins empruntés par Robert Walser et Carl Seelig autour du Säntis, écoqués dans les mémorables Promenades avec Robert Walser (Rivages) grisé par les verts indicibles de ces hautes terres, rappelant l’Irlande ou la Toscane, avec quelque chose d’unique dans le ton du pays. Dans ce même pays cohabitent le culte de la tradition et l’esprit d’aventure, le souci de l’ordre qui fait prescrire au randonneur de ne pas baigner son chien dans l’abreuvoir du bétail, en même temps qu’on laisse le bétail en liberté sur les terrasses à touristes. Nature et culture sont ainsi mêlées, avec une sorte de malice collective, d’intelligence et de gouaille débonnaire qui culmine dans les tonitruantes parties de jass (jeu de cartes pratiqué ici d’une manière toute spéciale), évoquant une société encore tenue ensemble à beaucoup d'égards. N’idéalisons pas, mais allez y voir…

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  • Cingria en traversée

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    Le génie de Cingria illustré avec une épatante et compétente allégresse par Anne-Marie Jaton.
    « Personne ne sait que c’est notre plus grand écrivain », déclarait Jean Paulhan au lendemain du fiasco du premier volume des Oeuvres complètes de Charles-Albert Cingria qu’il publia en 1948 sous le titre Bois sec bois vert. Or même si le superlatif exclusif se discute, le fait est que, plus de cinquante ans après la mort de Cingria à Genève (le 1er août 1954), son œuvre continue de susciter de ferventes passions dont témoigne notamment le considérable Dossier H paru à L’Age d’Homme en 2004 et réunissant hommages et témoignages de hautes volée, entre autres études et inédits. Jusque-là, cependant, à part la première monographie consistante de Jacques Chessex parue en 1967 dans les Poètes d’aujourd’hui de Seghers (réédité à L’Age d’Home l'an dernier), aucune approche globale ne permettait au lecteur non initié de se faire une idée claire et complète de cette œuvre absolument originale (et parfois déroutante pour qui y entre au hasard) qui se déploie (index compris) en 18 forts volumes dans la première édition de L’Age d’Homme que devrait suivre une nouvelle version critique.
    Or c’est le mérite éclatant d’Anne-Marie Jaton, professeur de littérature française à l’Université de Pise, de produire cette introduction qui échappe absolument à toute forme de pédantisme académique ou de réduction pseudo-scientifique, dans son ouvrage de 137 pages intitulé Charles-Albert Cingria ; verbe de cristal dans les étoiles où l’essentiel des tenants et des aboutissants de l’œuvre, de sa substance et de ses modulations dans les genres et les formes, de ses sources spirituelles et intellectuelles, de son déploiement symphonique et des tournures inouïes de son style est à la fois détaillé et très pertinemment illustré. « Citer Cingria est toujours dangereux parce qu’il a l’art (décidément pervers pour le commentateur )de se contredire à tout moment », écrit Anne-Marie Jaton à propos de l’érudit, mais c’est pour mieux illustrer la propension polyphonique et polysémique d’une écriture qui ne vise pas à dire tout et son contraire mais à éclairer les multiples facettes d’un monde incessamment divers et mouvant.
    « Je sais bien que je dirai le contraire tout à l’heure, mais tout à l’heure est tout à l’heure et ce n’est pas maintenant », écrivait aussi bien Cingria, qui parlerait de maintenant avec autant de sagacité fusillante que de tout à l’heure. Et c’est en suivant le mouvement, en se coulant dans la vague des phrases et de leurs moires, en mimant la démarche de l’écrivain et en l’éclairant avec autant de bienveillante malice que de pertinence, en éclairant tous les aspects d’une œuvre kaléidoscopique et, surtout, en montrant la cohérence organique et l’unité d’inspiration du poète, qu’Anne-Marie Jaton réussit à dire qui fut plus exactement le légendaire vélocipédiste aux mille anecdotes plus ou moins cocasses, tenu pour un infréquentable par les uns (Gide l’avait en grippe et Drieu rêvait d’en débarrasser la NRF) et pour un fumiste ou un raté pique-assiette par les autres, avant que l’entier de son œuvre apparaisse dans son formidable persistant éclat.
    Anne-Marie Jaton, s’appuyant sur la précieuse chronologie biographique établie par Jean-Christophe Curtet (qu’on trouve dans le dossier H (pp. 467-490), ne s’attarde point trop sur le parcours de Cingria né en 1883 à Genève dans un milieu cosmopolite artiste (sa mère et son frère Alexandre sont peintres) qui l’encouragera dans son mode de vie bohème, tout entier consacré à l’écriture ou à l’étude de la musicologie et de l’histoire médiévale. Dès son jeune âge, Charles-Albert sera nomade, avec quelques points de chute à Constantinople (dans sa prime jeunesse) puis en Italie, à Paris (rue Bonaparte), à Fribourg, à Lausanne, selon les périodes. Le meilleur de son œuvre se débite d’abord dans ses lettres mythiques, puis dans les centaines de petits textes qu’il donne à quantité de revues françaises (de Bifur à La Parisienne, avant la NRF de Paulhan) ou suisses, entre autres journaux de toute sorte, et parallèlement dans les plaquettes poétiques éblouissantes (Le canal exutoire, Enveloppes, Musiques de Fribourg) et autres ouvrages savants (La civilisation de Saint-Gall, Pétrarque) qui ponctuent son itinéraire de présumé parasite social.
    « Charles-Albert Cingria a l’âme d’un poète et l’écriture d’un poète », écrit Anne-Marie Jaton en précisant que nul vers n’est jamais venu à ce grand lyrique de la prose, dont le psaume qu’il élève à la réalité est à égale distance du réalisme et du surréalisme, écrivant au jardin public voisin : "c’est violet violent un pigeon, c’estr rose tendre cendré, c’est arsenical et adipeux ». La poétique de Cingria est « de l’écart », précise l’auteur, autant que « de la joie ». S’il est né dans la ville de Calvin et d’Amiel, rien chez lui de l’introspective rumination ni de la culpabilité morose, mais une constante louange au monde révélé qui, comme chacun ne s’en doute pas forcément, «est une grande hostie de neige craquante »…
    Un singulier génie de la formule et de l’épithète, de l’image et de la définition, caractérise l’écriture de Charles-Albert (on le désigne par son prénom comme Jean-Jacques, ce Rousseau qu’il continue comme il continue Rimbaud…), dont Philippe Jaccottet écrit qu’ »il ne pouvait rien dire qui ne fût comme repeint de frais, drôlele , tonique, exquis. » Et les exemples suivent. Voici le narrateur qui tousse « comme une girafe à l’agonie », que l’herbe est « aussi douce et aussi fraîche qu’un ventre frissonnant de perroquet », qu’un escalier « sonne sec comme des noix », que telle lune est « fine comme un cil de vieillard » ou que le ruban de sa machine à écrire est devenu « comme une violette exténuée qu’étreint une fourmi albinos ».
    Anne-Marie Jaton montre bien l’attention extrême portée aux premiers plans de la réalité (un chaton, un cruchon, un gamin aux joues de gamine, une couleuvre fuyant entre deux eaux) et aux moindres objets, ce qui ne signifie en rien sacrifier à la platitude du « quotidien ». Sans s’attarder beaucoup à la pensée de ce thomiste « évhémériste » (pratiquant donc l’absorption de l’Antiquité païenne) proche de Chesterton et de Claudel (qui l’estime fort), dont l’ontologie poétique cristallise dans certains textes d’une prodigieuse densité (tel Le canal exutoire), l’auteure (l’auteuse, l’autrice ?) n’illustre pas moins ce qui fonde en unité cette œuvre byzantine et chatoyante à laquelle on ne cesse de revenir pour s’y tonifier.
    On pourrait craindre certains rapprochements inattendus entre Cingria et Barthes, Blanchot ou Céline, proposés ici par Madame la professeure (professoresse ?), mais pas du tout : la façon de resituer le prosateur dans la modernité littéraire n’a rien ici de factice, et les observations portées sur l’usage très particulier du soliloque, du dialogue, de l’auto-interview ou de l’oralité sont aussi intéressantes que les investigations nouvelles sur le Moyen Age chrétien selon Cingria ou ce qu’il cherche dans la filiation musicale ou verbale du plus haut lyrisme excluant toute psychologie…
    A propos de psychologie, ce livre ne s’attarde pas non plus à la « blessure profonde » que constitua sans doute le penchant pédérastique de Cingria, qui lui valut un procès en son jeune âge (pour avoir peloté des chenapans sur une plage romaine) et une réputation tenace dont l’essentiel est sans doute surfait. Cingria « homosexuel » ou « pédophile » refoulé ? Les termes vont mal à ce solitaire farouche dont les écrits ne trahissent pas la moindre « histoire » affective ou sexuelle, alors que perle souvent, en revanche, un goût vif autant que sublimé pour de fugaces adolescents lui rappelant peut-être les amitiés particulières du collège de Saint-Maurice. Bref, l’amour de Charles-Albert ne sera jamais individualisé ni sentimental mais étendu à la création entière et diffusé parfois jusqu’à une parodie d’extase, non sans outrance érotico-mystique frottée d’humour.
    S’il n’y a pas trace de « roman » chez Cingria, son œuvre n’en déborde pas moins de sensualité polymorphe constante, dont Anne-Marie Jaton détaille également les modulations olfactives ou auditives particulières, en illustrant par ailleurs le tour physique de cette prose tour à tour rythmée et musclée, traversée d’airs et prompte à déambulation élastique et à la nage autant que l’était le triton génial de Saint-Saphorin, ami des chats et aimé de certaines femmes, telles Méraude Guevara, épouse d’un consul chilien que ses propos étourdissaient, Gisèle Peyron, épouse d’un maréchal de l’Armée du salut qui recueillit pieusement ses écrits pour en nourrir les Œuvres complètes, ou Anne-Marie Jaton elle-même, dont l’époux vient de se briser accidentellement une épaule et mérite donc notre occulte compassion.
    Tout cela pour recommander plus chaleureusement la lecture de Charles-Albert Cingria ; verbe de cristal dans les étoiles, qui ne manquera de gagner de nouveaux lecteur au bienfaisant poète qui écrivait à propos de Pétrarque : « quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les étoiles ; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment ».
    Anne-Marie Jaton. Charles-Albert Cingria ; Verbe de cristal dans les étoiles. Presses polytechniques et universitaires romandes. Collection Le savoir suisse, 137p.

  • Par les hautes terres


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    Retour au Devero. En virée par les hauts plateaux d'Ossola. À découvrir absolument !

    Pietro Citati déplore le saccage progressif des plus beaux sites d’Italie, à propos des petits villages du Tyrol méridional chers à Mahler et Hofmannstahl, et plus précisément de Versciago di Sopra (Obervierschach) qu’on est en train de dénaturer par une construction intempestive.
    Or c’est le mouvement inverse qu'on observe dans les hauts du val d’Ossola, au parc naturel du Devero dont les grands espaces d’une somptueuse sauvagerie évoquent l’Amérique plus que l’Europe, à cela près que, dans les villages en train de (re)prendre conscience de leur patrimoine, l’effort de résister au nivellement et à l’uniformisation se ressent comme un nouveau sursaut de ces populations alpines à longue mémoire.
    398bcf8cb345ab7c8c23fd55a532d9cb.jpgA tous les étages habités du Devero, qu’on atteint par une route très escarpée en bifurquant, sur la route du Simplon, à quelques kilomètres en aval de Domodossola, l’on est ainsi frappé par le goût des reconstructions à toits de pierre et boiseries dans le style des Walser, autant que, passé le barrage à toute circulation automobile, par la qualité des chemins piétonniers. Le céleste bleu pur de ces jours fait affluer, de Milan et de partout, une inconcevable procession d’automobiles, toutes garées le long de la route de montagne, sur des kilomètres et des kilomètres. Vision buzzatienne des enfers du XXIe siècle que cet interminable scolopendre multicolore, mais au-delà d’un hallucinant tunnel non éclairé traversant la montagne de part en part : halte-là, tout le monde continue
    pedibus.
    a67b0716661e9206eebdb11c54a836a4.jpgLa foule est encore dense sur la moquette de gazon du vaste amphithéâtre du premier val Devero, mais au fur et à mesure qu’on s’élève, par les paliers successifs d’une espèce d’escalier montant vers le ciel à travers les forêts de châtaigniers dominant des lacs vert émeraude, et par d’immenses hauts plateaux de tourbières traversées de ruisseaux d’une traînante limpidité, jusqu’aux citadelles rocheuses découpant là-haut leurs créneaux dentelés, les marcheurs se font plus rares et, en fin de journée, c’est dans une solitude absolue que nous serons redescendus à travers ces jardins suspendus coupés de falaises à pic, de cascades aux eaux fumantes et de vertigineuses vires.
    Ce que nous aurons apprécié le plus, cependant, au terme de cette balade, c’est de retrouver de vrais hôtes à l’italienne, le soir, à l’Albergo della Baita (ce nom signifiant maison), sur l’alpage de Crampiolo, entre la sainte petite chapelle et le torrent ; cet accueil jovial et sans chichis, et cette cuisine généreuse et variée, servie sans compter et sans cesser de sourire par les gens de la Signora Rosa : cette Qualité, cette civilisation naturelle, cette vraie culture transmise, cela même que l’esprit de lucre ou le seul souci de rentabilité altèrent un peu partout, mais dont certains retrouvent aujourd’hui la valeur.
    Je trouve juste et bon que Pietro Citati, grand lecteur de Proust et de Kafka, l’exemple à mes yeux de l’honnête homme, prenne à cœur de s’indigner contre l’atteinte, justement, à ce qui a fait la Qualité de ce pays qui est le sien, dans la mesure où la civilisation et la culture englobent l’aspect des maisons et des jardins, la cuisine autant que la conversation, le souci une fois encore de perpétuer à tous égards ladite Qualité. J’espère seulement ne pas idéaliser celle que j’ai ressentie, n’était-ce qu’en passant, chez les Piémontais de ce haut-lieu du Devero où nature et culture semblent encore en consonance. Ce qui est sûr est que chacun ne devrait avoir de cesse d’y aller voir, et que, pour notre part, nous y reviendrons avant longtemps. Mais pour le moment nous y sommes et bien: ciao tutti !

    d29553ea627ece7477a5c2395b088a10.jpgJLK: Au Devero. Huile sur toile, 2006. Photos juillet 2007.

    On atteint le parc national du Devero en un peu plus de deux heures depuis la Suisse romande, par le col du Simplon. Bifurquer à gauche juste avant Domodossola. On peut aussi l'atteindre à pied par le Binntal, dont il constitue le versant méridional.

  • Dire le silence

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    J’aurais voulu dire ce silence, je ne sais pourquoi, peut-être pour le faire durer ? Que ce silence fût me disait quelque chose d’avant qui appelait peut-être un après ? Mais ces mots sont déjà de trop.  J’ai donc tenté de dire ce silence d’un pur reflet dans cette eau de source, comme au cœur du temps.

     

    JLK : Lago delle Streghe, huile sur toile, 2007.

  • Génie d’un lieu

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    La magie du Lago delle streghe
    Il est un terme dont je voudrais me garder d’abuser, tant il est galvaudé, et c’est celui de magique. Or je n’en trouve point d’autre pour qualifier l’intensité de présence et de mystère de cet infime plan d’eau serti entre une forêt de mélèzes et quelques rochers, où défilent de l’aube au couchant des milliers de promeneurs sans qu’il semble en rien altéré. Une vieille légende du Devero est liée au Lago delle streghe (Lac des sorcières), qui mériterait plutôt le nom de Lac des fées, mais sa magie semble d’avant les histoires, absolument intemporelle. C’est cela même : on est ici hors du temps, ou au cœur du temps, d’où émane ce qu’on pourrait dire une musique silencieuse.
    Photo JLK : Il lago delle streghe, à cinq minutes à pied du lieudit Crampiolo.

  • Ramuz classique en toute jeunesse

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    Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne en 1878 et mort à Pully en 1947, compte au nombre des grands écrivains de langue française du XXe siècle. Depuis Jean-Jacques Rousseau, la Suisse romande n’avait pas connu d’auteur de cette envergure. Dès son premier roman, l’étincelant et tragique Aline, paru en 1905, l’originalité et la puissance d’expression du jeune écrivain de 24 ans s’imposa, claire et nette, sur le fond de grisaille académique ou provinciale de l’époque. Auparavant, un recueil de poèmes, Le petit village, paru à compte d’auteur à Lausanne en 1903, avait annoncé la couleur d’une écriture à la fois simple et musicale, fluide et plastique.  

     

    Ramuz1.jpgLes portraits du vivant de Ramuz nous le montrent sous un visage austère. Il a l’air bien grave, Monsieur Ramuz, sur les photos. Pas le genre bohème ou romantique, même en sa jeunesse, d’un Rimbaud ou d’un Blaise Cendrars, le grand voyageur qui fait rêver les adolescents. L’air digne, Ramuz n’a rien d’une « icône » de la littérature, comme on le dit aujourd’hui. Son apparence est d’un homme de lettres posé, non sans élégance avec sa cape noire, l’air un peu démodé.  Et pourtant Ramuz reste d’aujourd’hui. Du « profond aujourd’hui», pour citer encore Cendrars. D’un présent qui traverse les siècles par son humanité et son verbe toujours frais, comme une herbe matinale ou l’eau d’un lac de montagne. La nature est d’ailleurs un élément fondamental de son œuvre, et c’est important aujourd’hui que notre terre est menacée. Après Jean-Jacques Rousseau, Ramuz est en effet un grand poète de la nature. Il consacre des pages magnifiques à ce qu’il voit de sa fenêtre : le lac et les montagnes, les vignes et les champs de blé, mais aussi à ce que l’homme tire des vignes et des champs de blé : le vin et le pain. L’homme de Ramuz fait partie de la nature, au sens le plus large, bien enraciné dans le pays qui est le sien, et qui déborde sur le cosmos.

    Panopticon44.jpgEntre le lac et le soleil, la terre est travaillée par l’homme, comme il en a été de tout temps et partout. Or, les personnages de Ramuz, même vivant à la campagne ou à la montagne, nous touchent au cœur par les drames qu’ils vivent, comme les ont vécu les hommes de tous les temps et de tous les lieux de la terre.   Aline, jeune femme engrossée par un fils de notable et ensuite abandonnée, pourrait être chilienne ou chinoise. Jean-Luc, montagnard trompé par sa femme, pourrait être russe ou sicilien. Le martyre vécu par le petit chien, que les bergers alpins laissent crever sans pitié dans une faille de rocher, dans la nouvelle bouleversante intitulée Mousse, pourrait être aussi mal traité par des bergers grecs de l’Antiquité, de même que le martyre vécu par le vieux cheval battu, dans Le cheval du seautier, est le même que celui dont parle, dans Kholst Mer, le romancier russe Léon Tolstoï. C’est en cela que Ramuz est de partout et de tout temps. A quoi s’ajoute la musique d’une langue nouvelle.

    C’est par cette langue absolument originale, ce nouveau style, cette façon inouïe (jamais entendue, au sens propre) d’écrire que Ramuz a marqué d’abord la littérature de son époque tout en suscitant les plus fortes réticences. On l’accusera ainsi de mal écrire. Un critique français prétendra même que ce qu’il écrit est traduit de l’allemand…

    Rien pourtant de révolutionnaire, au sens de l’avant-garde du début du XXe siècle, dans l’écriture du jeune Ramuz. De belles proses poétiques, de beaux poèmes, un beau premier roman, une voix certes personnelle et nouvelle par la fraîcheur du point de vue qu’elle exprime, mais aucune rupture pour autant. L’année où paraît Aline, son premier roman, le Prix Nobel de littérature est attribué à Frédéric Mistral, grande figure du régionalisme provençal. Or, Ramuz sera classé longtemps dans cette catégorie de la littérature provinciale, voire paysanne, du côté d’un Jean Giono, mais un peu en dessous pour la plupart des éminents critiques de Paris.

    Il est vrai que Ramuz exprime un pays, qu’on pourrait situer entre la côte lémanique de Lavaux, qu’il évoque d’ailleurs superbement dans son texte-manifeste de Raison d’être, et les hautes terres « tibétaines » du Valais. Dans les deux cas : fonds latin et rhodanien, horizon montagneux mais en surplomb, comme au bord du ciel, où l’homme travaille rudement et fronce un peu le sourcil quand passe le poète. Mais le poète passe et chante le travail de l’homme, reconnu dans sa condition et qui fera sien le chant du poète. 

     

    Salut à beaucoup de personnages

    Ramuz est l’un des seuls écrivains romands dont les personnages font partie de la mémoire commune de ceux qui ont lu ses livres. Après avoir lu Aline, Jean-Luc persécuté, Les circonstances de la vie, Aimé Pache peintre vaudois ou Vie de Samuel Belet, les prénoms des personnages de ces romans résonnent en nous comme ceux de familiers.

    Prononcer le seul prénom d’Aline, protagoniste du premier chef-d’œuvre de Ramuz, nous rappelle immédiatement la révolte profonde que nous aurons éprouvée en  découvrant la tragique destinée de cette toute jeune fille vivant son premier amour dans la transgression, avec Julien,  fils d’un riche paysan de son village qui ne cherche que son seul plaisir. Ainsi abandonne-t-il Aline, enceinte, jusqu’à la pousser à tuer son enfant avant de mettre fin à ses jours. Dans une nature évoquée avec sensualité et poésie, le personnage d’Aline, autant que celui de sa mère, terrassée par la mort de sa fille, incarnent les premières figures tragiques, et réellement inoubliables, de l’œuvre de Ramuz, qui en compte beaucoup. Dans Les circonstances de la vie, deuxième roman de Ramuz qui manqua de peu le prix Goncourt en 1907, les victimes seront un notaire de province un peu falot, et son petit garçon, dont on ne se rappelle pas les prénoms, qui subissent l’empire cynique d’une femme arriviste. Sur un ton réaliste frisant parfois la satire, dans la filiation de Flaubert, le terrien Ramuz fait sentir sa méfiance à l’égard de la ville (Lausanne, en l’occurrence) où commence à s’imposer le règne de l’argent.

    PanopticonB124.jpgLe montagnard Jean-Luc Robille, protagoniste de Jean-Luc persécuté, troisième roman de Ramuz paru en 1908, est également une figure de victime dont le cœur simple et bon contraste avec la fourberie moqueuse de sa femme, qui paie avec son enfant le prix de sa trahison.

    Aux prénoms inoubliables d’Aline et de Jean-Luc s’ajouteront, à travers les années, ceux d’Aimé  et de Samuel, figures dominantes d’une première période créatrice extraordinairement féconde et en constante expansion, marquées par la reconnaissance de Ramuz à Paris, dont il reviendra pourtant en 1914, juste avant que ne se déclenche la Grande Guerre.

    Or, ce que Ramuz a  vécu à Paris, un peu en marge de la foisonnante vie artistique et littéraire, nous le comprenons à la lecture d’  Aimé Pache peintre vaudois, roman d’apprentissage qui transpose, dans le domaine de la peinture, l’expérience de la grande ville faite par l’écrivain vaudois et sa recherche d’un lieu d’une identité qui lui soient propres. Aimé dit avoir beaucoup reçu de Paris, mais il ne s’y trouve pas à l’aise pour autant, pas plus que ne le sera Samuel Belet confronté aux discours révolutionnaires des Communards : l’un et l’autre, comme Ramuz, sont des terriens, et qui se méfient de la rhétorique trop brillante de Paris. Cassé en deux par l’humiliation et le froid de sa mansarde parisienne, Aimé Pache, le « petit exilé », a entrevu là-bas le « beau mirage d’un lac inventé ». Puis il revient au pays pour « fonder quelque chose qui se perçoit, qui se touche », et cela en dépit du manque de modèles, du manque d’histoire de ce pays, du manque de culture propre à ce pays, du manque de littérature propre à ce pays (il ne croira jamais à la réalité d’une « littérature suisse »), du manque de talent de son canton jugé « inartiste », du manque de vraie spiritualité de ce pays dont la religion pédante et tracassière se traduit par un idéalisme vaseux ou un scepticisme sans force. Faisant écho à un Robert Walser qui raille la mentalité d’instituteurs sentencieux de tant d’écrivains romands, noués comme Amiel sur leur « noix creuse », il s’exclame à son tour que ce que nous donnons se borne trop souvent à « des leçons et des leçons de tout ce qu’on voudra, mais pas à autre chose ».

    « L’acte de poésie est éminemment un acte de transformation, écrit Ramuz dans Raison d’être ; il est donc indispensable que la poésie se transforme dans le pas encore transformé ». Or, son goût de l’élémentaire, du simple, du concret et du « pas encore transformé », du roc croulé de Derborence à  la tête de bois de Farinet l’anarchiste, va nourrir une formidable entreprise de transformation qui fera de Ramuz, avec ses amis des Cahiers vaudois (notamment Paul Budry, Edmond Gilliard et les frères Alexandre et Charles-Albert Cingria), le fondateur d’une littérature romande où les pasteurs et les professeurs céderont le pas aux écrivains et aux poètes. Revenu dans son pays, il y restera le plus souvent solitaire et réservé, ne signant aucune pétition mais capable de s’engager avec virulence dans ses livres ou ses articles, comme le pamphlet intitulé Sur une ville qui a mal tourné et lancé contre l’ « urbanisme hétéroclitique » de Lausanne, qui ne faisait à vrai dire que commencer…

     

    Un terrien au bord du ciel  

    Ramuz2.jpgRamuz détestait les bourgeois encaqués dans leur confort, sans céder pour autant aux sirènes des idéologies de son époque, nazisme ou communisme. Il fut un grand romancier des destinées individuelles dans ses cinq premier romans, avant une mutation marquée par la publication d’ Adieu à beaucoup de personnages, en 1914. Par la suite, ses romans évoluèrent vers de grands évocations «épiques », selon son expression, à la fois poétiques et traversés par de grandes question touchant à la condition humaine. Les personnages y seront moins des individus auxquels nous nous identifions que des « types », et l’écrivain y « creuse » plus qu’il n’étend son territoire, tournant décidément le dos à la ville.

    La grandeur de Ramuz, de romans-poèmes en essais (un recueil référentiel les rassemble sous le titre évocateur de La pensée remonte les fleuves), ou du Journal à sa Correspondance, tient en définitive à sa constante hauteur de vue, au souffle et à l’empathie humaine du romancier, à la lucidité nuancée de l’observateur du monde, à l’incomparable plasticité de sa langue, toutes choses que sa formule fameuse concentre en profession de foi: « Car la poésie est l’essentiel »…

     

    (Ce texte a paru dans la revue TransHelvétiques éditée par le Théâtre de Vidy)

  • Châteaux en enfance

    littérature,journal intime
     On voit toujours d’inimaginables châteaux de sable le long des rivages, et c’est le meilleur signe à mes yeux de la survivance de cette disposition créatrice qui caractérise la première enfance et la part artiste de chacun. N’est-ce pas un privilège absolu que de pouvoir faire un château de rêve d’un tas de sable de rien du tout ? Est-il rien de plus bellement gratuit et de plus gratifiant que de construire un beau château de sable, poème ou roman, que le vent soufflera ce soir ? 

    Le long des dunes, ce lundi 6 mai 2013.

  • Aux jardins Boboli

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    A Gérard Joulié.

    Ce que j’aime chez vous,
    c’est ce lord, mon ami.
    Chez vous l’élégance et la mélancolie
    diffusent comme une douce aura de nuit d'été.

    Nos conversations le soir
    à l’infini s’allongent
    au hasard des bars.
    et quand nous nous retrouvons à la nuit
    (rappelez-vous cette soirée d’été
    aux jardins Boboli, lorsque nous parlions
    de ce que peut-être il y a après)
    sur la marelle des pavés
    nous jouons encore
    à qui le premier
    touchera le paradis.

    Aux jardins Boboli, cette nuit-là,
    vous m’aviez dit que vous,
    vous croyez qu’on revivra,
    comme ça, tout entiers.
    Pour moi, vous-ai-je dit,
    je n’en sais rien: patience.
    Je ne crois pas bien,
    mais, comme au cinéma,
    j’attends:
    les yeux fermés,
    comme aux jardins Boboli de Florence
    je souris en secret.

    Comme aux jardins Boboli,
    je ne vois qu’une lueur
    à l’envers de la nuit.

    Thierry Vernet, Conversation nocturne. Aquarelle.

  • Au fil des jours

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    Ludmila tricota pas mal ces années-là, et peut-être s’y remettra-t-elle ces prochains jours alors que tous les voyants de l’économie sont au rouge, selon l’expression répandue, Ludmila tricotera comme nos mères et les mères de nos mères ont tricoté, et le monde tricoté s’en trouvera conforté en son économie
    Le monde actuel se défaufile, me disait déjà Monsieur Lesage quand j’allais le rejoindre au Rameau d’or. Tout s’effondre de ce qu’on a construit sur la haine et le vent. Tout a été gaspillé pour du vent. Tout a été pillé et part en fumée, disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope ; il en était à sa troisième chimio et ses traits s’étaient émaciés au point de m’évoquer ceux du poète Robert Walser qu’il aimait tant, soit dit en passant, lesquels traits me rappelaient à tout coup les traits de Grossvater et non seulement ses traits mais aussi sa posture et sa façon de se tenir modestement au bord d’une route de campagne, sa façon aussi de traiter des questions d’économie.
    Jamais je n’avais vu Monsieur Lesage ailleurs que dans son siège curule du Rameau d’or ou sur le pont roulant de sa librairie, immobile et songeur, à lire en tirant sur sa clope, mais il y avait chez lui quelque chose du promeneur jamais chez lui, tout semblant dire chez lui que la vraie vie est ailleurs, cependant il me criblait à présent de questions sur l’Enfant, sans montrer guère d’attention à mes récits de père niaiseux : l’Enfant parlait-il déjà ? L’Enfant s’était-il mis à lire ? L’Enfant écrirait-il bientôt ?
    Puis il revenait aux questions qui le préoccupaient à l’époque, alors que progressait sa maladie sans le dissuader pour autant de tirer sur sa clope – ces questions liées à ce qu’il appelait la Guerre des Objets, questions de pure économie à ce qu’il me disait.
    Vous verrez, mon ami, me disait Monsieur Lesage en ces années déjà, vous verrez qu’ils iront dans le Mur. Ils auront des voitures toujours plus puissantes qui deviendront des tanks et cela les fera jouir de foncer dans le mur. En vérité, en vérité, prophétisait parodiquement Monsieur Lesage, me rappelant les sermons pesamment ingénus de Grossvater en nos enfances, en vérité ce monde est juste bon à s’éclater, et vous verrez qu’il en crèvera.
    Monsieur Lesage grimaçait de douleur, tout en me souriant à cause de l’Enfant ; et c’est en souriant, sans cesser de tirer sur sa clope, qu’il m’entendit lui évoquer le dernier état de ma Mère à l’enfant et mon autre intention de peindre Ludmila tricotant.
    La femme a toujours tricoté, me disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope, je ne dis pas qu’elle ne sait faire que ça, je n’ai jamais dit ça, vous savez combien j’ai aimé les femmes, dont aucune ne tricotait que je sache, mais la femme en tant que femme, la vraie femme, la femme originelle, la fileuse qui s’active dès les aurores n’est en rien à mes yeux l’image d’une imbécile juste bonne à faire cliqueter ses aiguilles, car c’est avec elle que tout commence, du premier geste de choisir le fil à celui de le couper, suivez mon regard, et Monsieur Lesage allumait sa nouvelle Boyard au mégot de la précédente.
    Ludmila tricotait dans la douce lumière de l’impasse des Philosophes, à longueur d’après-midi, surveillant d’un œil l’Enfant à son jeu, et c’était son histoire, et c’était son passé et notre futur qu’elle tricotait de son geste expert, une maille à l’envers puis à l’endroit.
    Le fil du Temps courait ainsi sous les doigts experts de Ludmila et nos mères s’en félicitaient et se remettaient elles aussi à tricoter en douce au dam de l’esprit du temps, selon lequel tricoter est indigne de la Femme Actuelle faite pour le secrétariat et le fonctionnariat ; Ludmila tricotait en écoutant La Traviata ou, la fenêtre ouverte dè¨s le retour du printemps, la simple musique des jours à l’impasse des Philosophes, les canards qui passaient en petite procession ou le chat, le docteur, le facteur ou le brocanteur - Ludmila tricotait et le temps passait, Ludmila tricotait les paysages et les paysages changeaient, il y avait des chemins là-bas ou des enfant s‘en allaient, enfin une après-midi je m’en fus seul au cimetière jeter une poignée de terre sur le cercueil de Monsieur Lesage, Ludmila venait de couper son fil sur sa dent et je murmurai les derniers mots que mon ami avait murmurés avant son crénom de trépas : J’aime les nuages… les nuages qui passent…là-bas, les merveilleux nuages…

    (Extrait de L’Enfant prodigue,

    Image : Richard Aeschlimann. L’envers et l’endroit, encre de Chine, 1970.

     

     

  • Un amour plus fort que la mort

     


    Sokourov1.JPGMère et fils, un chef-d’œuvre d'Alexandre  Sokourov


     


    Mère est fils est à mes yeux, ces jours, le plus beau film du monde. Dès le premier imperceptible mouvement animant, à la surface de l’écran, deux visages comme confondus puis se distinguant, de la mère mourante et de son fils, qu’on dirait les deux figures écrasées puis se levant lentement, d’un grand tableau de maître ancien entre Rembrandt et Le Greco, dès le premier souffle du premier mot, suivant une lointaine musique égrenée par le ciel, du Schubert il me semble, dès le premier murmure du fils racontant son rêve à sa mère, qui lui dit ensuite qu’elle a fait le même rêve que lui, dès le premier d’une série de longs et lents plans-séquences se suivant sous la même lumière intemporelle et tout intime, le dedans et le dehors s’ouvrant l’un à l’autre, s’instaure dans Mère et fils une atmosphère qu’il faut bien dire sacrée, et sacré chaque geste comme d’un rituel, sacrée la relation liant le fils à la mère qui deviennent ici tous les fils et les mères et les pères et les filles.


    Sokourov2.JPGMère et fils est un poème d’amour et une suite de tableaux empreints de toute la beauté et de toute la douleur du monde, c’est une traversée de toutes les saisons de la vie, du printemps à la fenêtre à l’hiver du corps, c’est la traversée de l’immense nature silencieuse et indifférente, juste délimitée par la familière fumée d’un train à vapeur et de son sifflet au loin, par un jeune homme portant sa mère comme pour lui montrer une dernière fois le monde et la montrer au monde dans le même mouvement.


    Sokourov20.JPGSokourov24.JPGMère et fils est l’œuvre d’un admirateur des maîtres anciens qui ont dit toute la profondeur en surface, sans artifice de perspective ou d’autres trucs optiques, d’Uccello au Greco, et toute l’épaisseur de la chair et du temps à plat sur la toile, de Rembrandt à Goya, avec la sfumato romantique d’un Caspar David Friedrich qui rappelle l’élégie de l’âme russe, à dominantes de verts éteints et de gris cendreux, de roux et de blanc. Et la musique , et les sons, la musique des voix et du vent qu’on dirait de la mer et qui fait onduler les champs, la musique du monde va son chant qui se mêle ou se démêle du chant des images, puis c’est la mort et les larmes, l'absolu désarroi, et le chant reprend, le cri redevient murmure du fils qui sait qu’il n’est séparé de sa mère que le temps d’accéder à l’autre côté du miroir…


     


    Alexandre Sokourov. Mère et fils. DVD Potemkine. Suppléments extrêmement intéressants, avec des interviews du réalisateur portant, notamment, sur la peinture, la musique et le montage.     


    Un chapitre magistral du dernier livre de Georges Nivat, Vivre en Russe, paru aux éditions L'Age d'Homme, est consacré à l'oeuvre de Sokourov. 


     

  • Le cancer qui ronge l'islam

    Littérature,politique,islamQuand Federico Camponovo s'entretenait avec Abdelwahab Meddeb, après la flambée de violence liée aux caricatures de Mahomet. Où l'on voit que le serpent intégriste continue de se mordre la queue... 
    «L’intégrisme est un cancer qui ronge l’islam. » Le diagnostic est signé Abdelwahab Meddeb, écrivain et professeur franco-tunisien qui, de Paris où il vit, appelle inlassablement ses frères musulmans à se libérer de leurs chaînes coraniques.
    Il a des yeux d’un bleu doux et profond, il est d’une érudition infinie et son propos ne trahit aucune inquiétude. Pourtant, dans Contre-prêches, son dernier livre, Abdelwahab Meddeb, professeur de littérature comparée à l’Université Paris-X-Nanterre, se met une nouvelle fois en danger. En repartant au combat contre le cancer intégriste dénoncé en 2002 dans La maladie de l’islam, une religion dans le berceau de laquelle, dit-il, la «violence a été déposée». Pour asphyxier le fanatisme, résume Meddeb, «l’islam doit s’adapter à l’Europe, et non le contraire. »
    — Comment interprétez-vous l’ampleur des protestations suscitées par les caricatures de Mahomet et les propos du pape sur l’islam et la violence?
    — Je ne supporte pas cette réaction épidermique. Ce prurit de la victimisation me scandalise et me révolte, parce qu’il est pour moi le révélateur de l’état de l’islam, d’où je proviens. Un signe de faiblesse, comme si nous avions désormais à faire à une bête blessée qui se débat sans parvenir à soigner ses plaies.

    — Vous avez toujours dit que la violence est dans l’islam. Ces réactions sont donc normales.
    — Pas exactement. La violence est dans l’islam comme dans la Bible, pas moins mais pas davantage. En revanche, la dimension guerrière de la Bible a, elle, été totalement neutralisée au fil des siècles. Dans l’islam, le même processus a commencé mais il a été interrompu, et c’est le pire qui est venu après. Avec la volonté de se distinguer de la culture dominante, je veux parler de la culture occidentale, de réagir au nom d’une différence. C’est la pire lecture qu’on pouvait faire du Coran pour mobiliser les exclus et les damnés.
    — Pour vous, tout n’est donc qu’une question de lecture des textes, d’interprétation?
    — A l’évidence. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement?

    — Dans une interview à Die Zeit, vous avez pourtant affirmé que «la violence a été déposée dans le berceau de l’islam».
    — Je vous le répète: comme dans la Bible! Et pas dans le berceau: dans la lettre fondatrice. Dans le Coran, nous avons des versets très violents, et d’autres qui sont tout le contraire.
    — Soit. Mais pourquoi donc le «verset de l’épée» triomphe-t-il du «verset de la tolérance» ou de celui de «pas de contrainte en religion»?
    — C’est une lecture, encore une fois! L’un des problèmes majeurs que connaît l’islam, ce sont les concessions que l’islam officiel est en train de faire à son interprétation islamiste. C’est ce genre de concession, par exemple, qui a abouti à l’universalisation du voile. Peu de gens savent qu’après la conférence du pape à Ratisbonne, sans doute un peu trop longtemps après, d’ailleurs, trente-huit docteurs de l’islam, et non des moindres, on écrit une lettre de conciliation au Saint-Père, pour lui dire qu’ils acceptaient ses regrets mais surtout, surtout, pour l’assurer, par exemple, que le verset «pas de contrainte en religion» n’était pas abrogé. Les islamistes, eux, s’appuient sur la seule interprétation violente qui l’abroge pour annuler les quarante-neuf autres qui affirment sa permanence.
    — Pourquoi l’islam officiel fait-il des concessions aux islamistes?
    — L’islamisme triomphe en raison de l’incompétence des esprits et des échecs des Etats. Il faut aussi rappeler la responsabilité des États-Unis, de leurs alliés arabes et d’Israël dans cette émergence. A un moment donné, ces concessions ont constitué une véritable stratégie politique: pour casser des tendances nationalistes, de gauche, révolutionnaires, on a joué la carte de l’islamisme. Je vivais en Tunisie à l’époque où les étudiants étaient tous soixante-huitards et maoïstes. Pour les briser, on a jeté le pays dans les bras de l’islamisme, avec les conséquences que l’on sait.
    — Vous semblez profondément pessimiste. Pensez-vous néanmoins que la culture européenne parvienne, un jour, à féconder l’islam?
    — L’islamisme n’est pas une fatalité, et je ne démissionnerai donc jamais. Jamais je ne cesserai de rappeler qu’une construction tout à fait opposée a été proposée: celle, justement, de l’origine occidentale de l’islam. Tout ce qui a été fait de grand dans l’islam, absolument tout, a été fait par des emprunts à d’autres cultures. La théologie, la philosophie, la grammaire, la logique, tout cela, sans de multiples emprunts à la culture grecque, n’aurait jamais existé.
    — Concrètement, sera-t-il possible de réconcilier l’égalité et la lettre coranique? Je pense au statut des femmes, au port du voile…
    — Dans l’affaire du voile, je vais encore plus loin. Nous avons de nombreux textes, écrits en langue arabe, particulièrement en Égypte, mais en d’autres langues aussi, qui ont prôné le dévoilement des femmes et qui ont été suivis d’effet. Encore une fois, le retour du voile est dû à cette construction d’une identité, avec les matériaux de l’islam, destinée à se différencier de l’Occident et à le combattre.
    — A propos de différences, la Suisse doit-elle laisser s’ériger des minarets sur son territoire?
    — Si l’on veut être démocrate, et donc favorable à la liberté de culte, je répondrais oui. Encore faut-il que l’Etat puisse garantir la qualité de la formation des imams qui officieront dans ces mosquées. Je suis pour un islam européen: pourquoi donc construire ici des minarets conquérants? Pourquoi ne pas inventer une architecture européenne des mosquées, en confiant leur construction à Mario Botta, à Jean Nouvel? Ce serait la meilleure façon de contrer les intégristes et leur stratégie d’occupation, de conquête et d’adaptation à la situation démocratique européenne. Vous en avez un exemple en Suisse, avec les frères Ramadan…
    — Vous qui avez enseigné à Genève, que pensez-vous d’eux?
    — Ils attribuent à leur grand-père, fondateur des Frères musulmans, un rôle de réformateur, alors que c’est lui qui a fait de l’islam une idéologie de combat contre la dominance occidentale. Cela dit, le discours de Tariq Ramadan me semble être en train d’évoluer. Est-ce une évolution tactique ou authentique? Je n’en sais rien. Dans le même temps, il ne semble pas avoir rompu avec son frère Hani qui, lui, ne fait aucune concession. Dès lors, si c’est le cas, on est en droit de penser qu’ils sont les deux faces d’une même pièce.
    — Dans Contre-prêches, vous allez jusqu’à évoquer la possibilité d’user de «pressions guerrières» pour réformer l’islam.
    — Vous savez peut-être que je n’étais pas contre l’intervention américaine en Irak. Ce que je trouve catastrophique, en revanche, c’est que personne n’a songé à ce qui allait se passer après, à l’avenir. Mais j’ai la conviction profonde qu’il faut être très ferme, jusqu’à l’exercice des armes, sur la défense des principes. Je me méfie terriblement du culte de la différence: je ne respecterai une différence, quelle qu’elle soit, et c’est important dans le discours sur l’islam, qu’à la seule condition que je puisse voir en elle des éléments de partage avec ma propre identité.

    — Vous arrive-t-il d’avoir peur?
    — Des proches me mettent en garde, me disent d’être prudent. Je ne suis pas très courageux, je suis même plutôt couard, mais je ne peux pas les entendre. Aujourd’hui, face au péril qui menace une civilisation, une culture, comment voulez-vous que je me taise?


    PROPOS RECUEILLIS À PARIS PAR FEDERICO CAMPONOVO

    Vient de paraître: Abdelwahab Meddeb. Contre-prêches. Seuil, 2006.


    Cet entretien a paru dans l'édition de 24 Heures du 22 décembre 2006.

  • Le violon du treizième

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    En mémoire de Thierry Vernet et Floristella Stephani

    Léa est si sensible à la beauté des choses que cela la touche, parfois, à lui faire mal.
    Elle resterait des heures, ainsi, à regarder la Cité de son douzième étage. Elle aime les âpres murs couverts de graffitis et l’enfilade des blocs au pied desquels les premiers matinaux se hâtent vers les parkings ou l’abribus de la ligne numéro 6.
    Il y a ce matin des gris à fendre l’âme. On dirait que le ciel et la ville s’accordent à diffuser la même atmosphère un peu triste en apparence, à vrai dire plutôt grave, qui lui évoque l’Irlande et leur dernier automne parisien à regarder les feuilles du Luxembourg tourbillonner dans les allées, juste avant la mort de Théo.
    Elle vit toujours au milieu de ses portraits et de leurs paysages. Cependant elle aborde chaque jour en se poussant plutôt vers les fenêtres. C’est sa meilleure façon de continuer à l’aimer. Leurs tableaux continuent eux aussi quelque chose, mais elle ne les regarde pas comme des tableaux.
    Tout à l’heure, en entendant la nouvelle de l’exécution de la pauvre Karla Faye Tucker, elle s’est dit que Théo se serait fendu d’une lettre aux journaux pour clamer son indignation contre la barbarie de l’Etat de là-bas: cela n’aurait pas fait un pli. En ce qui la concerne, elle préfère se représenter la tranquillité du dernier visage de la suppliciée, juste avant qu’on n’escamote le corps dans le sac réglementaire.
    Elle les a vu faire cela à Théo. Ils font ça comme ils le feraient d’un chien crevé, s’était-elle dit sur le moment; ils doivent être dénués de tout respect humain. Ce sont eux-même des chiens ou moins que des chiens puisque l’os qu’on leur jette ils le foutent dans un sac.
    Pourtant elle a révisé son jugement durant la période de nouvelle clairvoyance qui a marqué la fin de sa thérapie, quand elle a lancé à Joy que ce sac de merde irradiait une sorte de beauté.
    Et cela s’est fait comme ça: d’eux aussi elle a fini par reconnaître la beauté; d’eux et de leurs femmes à varices; d’elles et de leur chiards. Elle a découvert, auprès de Joy, qu’ils étaient tous dignes d’être repêchés et contemplés. Et tout ça l’a aidée à s’affranchir de Joy. Et plus tard, elle le sait maintenant, elle reviendra à la peinture. Et plus tard encore elle enfantera un Théo bis rien qu’à elle, son premier enfant né de leur relation à blanc qui aura peut-être bien la gueule d’ange de Vivian.
    Or, ce matin de février 1998, quatre ans après la mort de Théo, Léa ne peut qu’associer ceux qui l’ont mis en sac et celles et ceux, là-bas, qui ont participé à l’exécution de Karla.
    Après tout ils n’auront fait que leur job. Et qu’aurait-elle fait elle-même ? Qu’aurait-elle fait de Théo s’ils ne s’étaient pas chargés de la besogne ? Que pouvait-elle faire de la dépouille de Théo ? Fallait-il s’allonger à ses côtés ? Fallait-il faire comme si de rien n’était ? Fallait-il attendre l’odeur ?
    Léa se sent, désormais, au seuil d’une nouvelle vie. Lorsqu’elle a dit à Joy qu’elle se voyait à peu près prête à peindre ce putain de sac dans lequel ils ont fourré Théo, la psy lui a répondu, après un long silence, qu’elle serait contente de la revoir de temps à autre en amie.
    Bien entendu, Léa n’a jamais peint le sac, pourtant ce qu’elle contemple à l’instant découle de sa vision et de ne cesse de l’alimenter. Ce qu’elle aurait trouvé sinistre en d’autres temps, tout ce béton et ces grillages, le dallage du pied de la tour où la camée du seizième s’est fracassée l’an dernier, les arbres défoliés du ravin d’à côté, les blocs étagés aux façades souillées de pluies acides et la ville, là-bas, avec son chaos de toits se fondant dans le brouillard, tout cela chante en elle et lui donne envie de se fumer une première Lucky.

    Léa fume comme par défi depuis la mort de Théo. C’est sa façon de résister. La phrase des carnets de son compagnon la poursuit: «La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps viendra de la faire entrer, je lui offrirai du thé et la recevrai cordialement».
    Autant qu’elle fume, elle pense en outre qu’elle se fume elle-même comme un saumon pêché par un Indien (comme Vivian elle aime les Indiens), elle s’imagine qu’elle se dépouille du superflu et se purifie peu à peu comme un arbre qui se minéralise, elle aime en elle ce noyau dur sans lequel Théo disait que rien ne pourrait jamais se graver de durable.
    Depuis quelques semaines, Léa consacre ses matinées d’hiver, après ses premières cigarettes et le café fumant sur les pages ouvertes du Quotidien, à retaper à la loupe le visage d’un jeune homme du XVIe siècle salement amoché par les ans.
    La ressemblance du regard du jeune noble bâlois et de celui de son ami américain l’a tellement troublée qu’elle a hésité à accepter cette commande, avant de penser à Dieu sait quel transfert qui sauverait Vivian contre toute attente; et les premiers temps elle a cru voir le visage du malade recouvrer sa lumière orangée et sa pulpe, mais de nouvelles taches l’ont bientôt désillusionnée.
    La maladie façonne Vivian et donne à sa peau quelque chose de transparent et d’un peu friable qui lui évoque les papyrus égyptiens, et les mains de Vivian deviennent le sujet préféré des dessins de Léa chaque fois qu’elles reposent, car Vivian passe beaucoup de temps à l’aquarelle et à écrire, et les yeux de Vivian, son insoutenable regard semblant maintenant s’aiguiser à mesure qu’il s’enfonce dans l’autre monde, ses yeux aussi deviennent le moyeu sensible d’une nouveau portrait à la manière ancienne, qui remonterait le temps pour rejoindre celui de ce jeune Mathias von Salis qu’elle travaille à restaurer avec à peu près rien dans les mains.
    Léa voit toujours plus large et dans le temps en travaillant à la loupe. Cela lui rappelle l’observation d’elle ne sait plus quel écrivain qui disait travailler entre le cendrier et l’étoile. Plus elle fouille l’infiniment petit et mieux elle ressent les vastes espaces en plusieurs dimensions
    C’est dans cet intervalle, qui signifie une sorte de mise à distance de l’intimité, qu’elle vit le mieux Vivian, comme elle dit, pour atteindre, de plus en plus souvent, un état d’allègement et de douceur grave dont participe aussi la lumière des toiles de Théo.
    Vivian la comprend si bien que chaque fois qu’il peint lui-même un fragment de nouvelle lumière sur la chaîne du Roc d’Yvoire, de l’autre côté du lac (Vivian ne peint que ce qu’il voit par la fenêtre de son fauteuil ou de son lit qu’il fait déplacer vers la fenêtre), il rend toute la lumière et les quatre éléments du pays et de ce jour et de cette heure et de son propre sentiment qui se concentrent en quelques touches à la fois rapides et lentes.
    Autant la peinture de Théo était une vitesse qui arrêtait les chronos, et tout était donné dans la vision de telle ou telle lumière, autant Léa vit, dans la lenteur, le travail du temps qui fait monter la couleur de couche en couche, à travers le glacis des jours.
    Quant à Vivian, il n’a jamais pensé qu’il faisait de la peinture. Longtemps il n’a fait qu’aimer celle des autres, et celle de Théo l’a touché entre toutes, parce qu’il est des rarissimes à ses yeux (avec le Russe Soutine, le Français Bonnard, l’Anglais Bacon et le Polonais Czapski) à peindre la couleur, puis il a trouvé en Théo vivant une sorte de frère aîné dont il a su calmer les pulsions, avant de redécouvrir auprès de lui, de mieux perceveir et de rendre à son tour la musique brasillante des pigments.
    Aux yeux de Léa qui était un peu jalouse naturellement, au début, de la complicité ambiguë des deux amis, Vivian est bientôt apparu, par l’élégance folle de ses gestes de résidu de la Prairie dénué de toute éducation, comme une espèce de poète vivant, d’artiste sans oeuvre ou plus exactement: d’oeuvre à soi seul en jeans rouge, mocassins verts et long cheveux argentés avant l’âge. Puis leur rapport a changé.
    Le soir de la mort de Théo, marchant avec elle le long du lac après l’enterrement dans la neige, le jeune homme lui a dit que bientôt il s’en irait lui aussi et qu’il essayerait à son tour de retenir quelques nuances de vert et de gris pour être digne de son ami; et Léa, ce même soir, a commencé d’aimer Vivian presque autant que Théo.
    Enfin l’amour: elle trouve ce mot trop bourgeois, trop cinéma, trop feuilleton de télé, trop bateau.
    Quand elle a commencé d’aimer Joy parce que transfert ou parce que pas - elle s’en bat l’oeil -, jamais elle n’a pensé qu’il y avait là-dedans du saphisme et qu’elles allaient bientôt se peloter dans les coussins. Il ne s’agit pas là de morale mais de peau. Léa pense en effet que tout est affaire de peau, de peau et de fumet qui exhalent ni plus ni moins que l’âme de la personne. Or la peau de Joy ne lui disait rien.
    Au contraire, la peau de son jeune nobliau, que le peintre a fait presque dorée comme un pain, avec un incarnat orangé aux parties tendres, l’inspire autant que la peau de Vivian qu’elle peut caresser partout sans problème.

    Souvent elle s’est interrogée sur tous ces préjugés qui, précisément, nous arrêtent à la peau.
    Dans l’ascenseur de la tour résidentielle des Oiseaux par exemple: excellent exemple, car souvent elle aimerait toucher cet enfant ou cette adolescente, le scribe ombrageux de l’étage d’en dessus ou sa femme au visage de madone nordique ou leurs jeunes filles en fleur ou l’ami de l’écrivain à gueule de romanichel qui débarque avec ses 78 tours - elle pourrait tous les prendre dans ses bras et même dormir avec eux tous dans un grand hamac, tandis qu’elle se crispe et se braque n’était-ce qu’à serrer certaines mains ou à renifler certains remugles.

    Vivian a cela de particulier qu’il a le visage le plus nu qu’elle connaisse et le plus pudique à la fois.
    Vivian ne ment jamais et ne se met jamais en colère, ce qu’elle sait une incapacité de prendre flamme qu’elle relie à son manque total de considération pour lui-même.
    Ce n’est pas que Vivian se méprise ni qu’il ne s’aime pas: c’est une affaire d’énergie, d’indifférence et même de tristesse fondamentale.
    Le fait qu’il soit hémophile et qu’il ait été contaminé par une transfusion de sang lors d’un voyage à Nicosie, que la plupart des gens qui le voient aujourd’hui le supposent homosexuel ou toxico, que certains de ses anciens amis le fuient depuis la nouvelle et que les siens aussi semblent l’avoir oublié, - tout ça n’a presque rien à voir, si ce n’est que cela confirme son sentiment fondamental que le monde a été souillé et que c’est irrémédiable sauf par la prière à l’Inconnu et par l’accueil de la beauté, quand celle-ci daigne.

    Ces observations sur son ami (et même un peu amant depuis quelque temps) ramènent Léa au sort de Karla Faye Tucker, à propos de laquelle tous trois ont développé des doctrines différentes mais en somme complémentaires.
    Théo, par principe, abominait la peine de mort et d’autant plus que la Karla junkie trucidaire avait fait un beau chemin de retour à la compassion christique en appelant tous les jours le pardon de ses victimes. A sa manière de pur luthérien, Théo entretenait avec Dieu la relation directe et simple dont la Bible lue et relue restait la référence réglementaire, et le règlement disait «Tu ne tueras point». Ainsi faisait-il peu de doute, aux yeux de Léa, qu’il eût considéré George W. Bush comme un criminel après son refus purement intéressé (politique texane et mise à long terme) de gracier la malheureuse.
    Vivian se voulait, pour sa part, surtout conscient de la cause des misérables croupissant des années dans l’enfer des prisons américaines. «Est-ce vivre que de passer le restant de ses jours dans cette hideur ?», se demandait-il après avoir vu plusieurs reportages sur cet univers livré à la fucking Beast.
    Enfin Léa voyait à la fois l’horreur de vivre avec au coeur la souillure de son crime, et la souillure que c’était plus encore dans le coeur des victimes, puis l’horreur physique aussi des derniers instants vécus par le condamné à mort.
    Léa se rappelait physiquement ce que racontait le prince Mychkine dans L’Idiot. Elle qui n’avait jamais vu qu’une cellule de prison préventive où elle s’était entretenue moins d’une heure avec un protégé de sa mère, se rappelait maintenant la description, par Dostoïevski, de la terreur irrépressible s’emparant du criminel - ce dur parmi les durs qui se mettait soudain à trembler devant la guillotine -, ou du révolté en chemise déchirée face au peloton de jeunes gens de son âge. Or, pouvait-on condamner le pire délinquant à cela ? L’ancien bagnard qu’était Fédor Mikhaïlovicth prétendait que non, et justement parce qu’il l’avait enduré physiquement.

    Dans la tête de Léa, le dialogue se poursuit aujourd’hui encore, un peu vainement, pense-t-elle, tant elle sait l’inocuité des mots de Théo et de Vivian, et de ses propres balbutiements, devant le poids de tout ce que représente le crime et sa punition, son histoire à chaque fois personnelle, la violence omniprésente et l’omniprésente injustice. En fait elle n’arrive pas à penser principes, pas plus qu’elle ne se sent le génie, propre à Théo, de renouveler les couleurs du monde. A ce propos, autant l’impatientait parfois son Théo carré, quand il argumentait, autant elle s’en remet au poète inspiré de ses toiles, dont les visions échappent toujours à tout raisonnement.
    Bon, mais assez gambergé: il est bientôt midi, j’ai la dalle, constate Léa. A présent la beauté l’attend au snack du Centre Com, ensuite de quoi ce sera l’heure de sa visite quotidienne à Vivian.

    Ce n’est pas que Léa fasse de l’autosuggestion ou qu’elle s’exalte comme certains jeunes gens: elle en est vraiment arrivée au point de voir partout la beauté des gens et des choses.
    Cela, bien entendu, a beaucoup à voir avec l’agonie de Théo, durant laquelle tout le monde visible a commencé sa lente et irrépressible montée à travers la brume d’irréalité des apparences quotidiennes. Durant cette période, tout lui est apparu de plus en plus réel, jusqu’à l’horrible vision du sac, qu’il lui a fallu racheter d’une certaine manière. Joy avait un peu de peine à le concevoir au début, parlant alors de fonction dilatatoire de l’imagination par compulsion, tandis que Léa en faisait vraiment une nouvelle donnée de l’expérience, liée à la mort et à ce que son cher jules lui a donné à voir; puis la psy a découvert la peinture et les carnets de Théo, et bientôt elle a compris certaines choses qui n’étaient pas dans ses théories.

    Sur ses carnets, Léa se le rappelle à l’instant par coeur, Théo a noté par exemple: «Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappés de mains maladroites», et il ajoute: «Dieu que le monde est beau !».
    Oui c’est cela, songe Léa: des bouteilles, des quilles et des savons échappés de mains d’enfants...
    Et moi je suis une vieille toupie, continue-t-elle de ruminer en cherchant ses bottes fourrées (y a de la vieille neige traître le long de la rampe de macadam conduisant au snack, y a des plaques de glace qui pardonneraient pas à une carcasse de soixante-six berges aux osses fatigués, y a un froid de loup qui découpe les choses à la taille-douce dans l’air plombé et j’aime ça), puis elle revient évaluer son avance de ce matin sur le portrait du jeune von Salis (dont sa mère se prenommait Violanta, lui a-t-on appris) et elle voit ce qui ne va pas et cela lui fait un bon choc comme toujours de voir ce qui peut se réparer vraiment, mais ce sera pour demain...

    Au bar du snack se tient Milena Kertesz (Léa lui a adressé un signe amical) dont le bleu violacé de la casaque de laine flamboie au-dessus du vert ferroviaire du comptoir, derrière lequel se dresse Géante, la blonde à crinière en brosse et à créoles du val Bergell, qui règne sur les lieux.
    Le front de Géante est orangé sous sa haie de froment taillée de biais, elle a une tache bleue sous l’oeil qui se dilue en reflet ocre rose, elle a le regard perdu comme souvent et parle parfois à Milena sans cesser de relaver des verres ou de les essuyer. Quant à Milena, de profil, le visage d’une impassibilité hiératique, dans les gris bleutés avec la flamme vermillon de sa lèvre inférieure, elle n’a pas idée de la majesté de son personnage trônant sur le présentoir du tabouret à longues pattes. Une vraie reine en civil, tandis que Géante a l’air d’un malabar de Bosnie-Herzégovine.
    La petite table que Léa se réserve, dans un recoin que personne n’aurait l’idée de lui disputer, lui permet de voir le bar comme du premier rang d’orchestre d’un théâtre, et de surveiller en même temps, en se détournant à peine, l’ensemble du snack qui se remplit peu à peu de gens. C’est en outre dans sa mire, aussi, que ça se passe là-bas, avec le football de table du fond de l’établissement dont les jeunes joueurs sont éclairés par la lumière oblique, d’un blanc vert laiteux, qui remplit l’arrière-cour plâtrée de neige comme une sorte de bac de laboratoire.
    Elle même se sent hyperprésente et flottant librement dans sa rêverie, tandis que le snack bouge autour d’elle et que les joueurs font cingler leurs tiges en se défoulant joyeusement.


    Quel qu’il soit, elle qui n’est pas joueuse pour un sou, elle aime regarder le jeu, le plus pur étant celui de sa petite chatte Baladine à ce moment de la fin de journée où les animaux et les enfants sont pris d’une espèce de même dinguerie, ou les fillettes les jours de printemps à la marelle qui sautillent réellement de la Terre au Ciel, ou les joueurs d’échecs dont elle a fait quelques toiles qui essaient de dire les longs silences à la Rembrandt dans les cafés noircis de fumée où luisent les pièces de bois blond entre les visages penchés.

    Vivian non plus n’est pas joueur, mais Léa joue dès maintenant à se rapprocher de lui, non sans oppression car elle sait depuis son téléphone de tout à l’heure qu’il ne va pas bien du tout ce matin et que le jeu, c’est désormais très clair et accepté pour tous deux, va s’achever au plus tard à Pâques.
    Elle joue à lamper une première cuillerée de soupe à la courge pour Vivian. Le velouté lui rappelle d’ailleurs le fin duvet blond recouvrant les mains de Vivian et son sourire qui lui dit tranquillement, avec celui de Théo, qu’après elle n’aura plus personne que le souvenir de leurs deux sourires.
    (Elle se dit tout à coup qu’elle doit avoir l’air con à sourire ainsi de cet air doublement ravi, il lui semble que Milena l’a regardée de travers à l’instant, mais elle doit se faire des idées...)
    La deuxième lampée sera pour le repos de l’âme de Karla Faye Tucker, la troisième pour Théo et celle d’après redenouveau pour Vivian, puis elle saucera son assiette comme une femme bien élevée ne le fait pas, et elle en fumera une avant l’arrivée des cappelletti.

    Quand elle arrive dans le long couloir jaune pâle du pavillon où Vivian s’est résigné à vivre ses derniers temps, Léa sent qu’il y a quelque chose qui se passe et bientôt elle comprend, en passant devant la porte ouverte de la chambre 12, entièrement vide et nettoyée, que Pablo a dû accomplir son dernier trip, selon son expression, en même temps que la meurtrière revenue au Seigneur.
    La vision de la chambre du voisin taciturne de Vivian, où une petite noiraude en blouse bleue s’active à effacer toute trace, ne fait cependant qu’accentuer l’appréhension de Léa, en laquelle monte soudain une bouffée de mélancolie, liée à une certaine musique qu’elle entend déjà de derrière la porte.
    Et voici sur le seuil qu’elle comprend: que Vivian n’attendait plus qu’elle avec l’air de violon qu’elle a enregistré pour lui l’automne dernier sur son balcon du douzième, joué par l’ami de son voisin d’en dessus, le type aux disques à gueule de manouche.
    En trois secondes, avant de rejoindre le groupe de jeunes soignants qui entourent Vivian, masqué à sa vue par l’un d’eux, elle revit alors ce soir de septembre.
    C’était la fin de l’été indien, Vivian venait de commencer ce qu’il appelait ses vignettes de mémoire. Il y avait toute une série de paysages qui étaient autant d’images de leurs balades des dernières années de Théo, plus quelques portraits à la mine de plomb qui lui étaient venus à la lecture de L’Idiot, plus une quantité de petites fleurs aquarellées.
    - Je n’ai jamais pu dire à personne que je l’aimais, lui avait confié Vivian dans la lumière déclinante, tandis que la musique, évoquant une complainte d’adieux à la turque, commençait de déployer ses volutes à l’étage d’en dessus.

    Sur son lit paraissant flotter au-dessus des toits encore parsemés de neige, Vivian reposait maintenant juste recouvert d’un drap, et ce fut le coeur battant que Léa s’en approcha.
    La Québecoise bronzée lui explique alors:
    - Il voulait pas que tu le quittes hier soir. Il a pas compris que tu comprennes pas. Il disait qu’il voulait encore te dire quelque chose qu’il a jamais dit à personne.
    «En quelques heures, lui explique-t-elle encore, il s’est a moitié saigné, ils ont dû lui faire une transfusion, puis il en est ressorti sans en ressortir mais ses yeux se sont ouverts ce matin et on a vu qu’il te cherchait...»
    Alors Léa leur demande de sortir un moment. Le CLAC du magnéto vient d’indiquer la fin de la bande, qu’elle se hâte de réenrouler en se défaisant de son pardessus et de ses vêtements d’hiver, pour se glisser en dessous tout contre le corps de l’agonisant.

    Et c’est reparti pour le violon. Et se répandent alors les caresses de Léa sur le corps dont la vie fout le camp.
    Léa pense à l’instant qu’on a volé la mort de Karla Faye en la piqûant comme une bête nuisible, et qu’elle va la venger, en donnant à Vivian une mort qu’il aurait aimé vivre.
    Elle a toujours pensé que les choses communiquaient ainsi dans l’univers. Elle n’a jamais senti qu’en termes de rapports de couleurs et de sentiments, mais seul Théo sera parvenu, sous ses yeux, à brasser tout ça pour en faire un nouveau corps visible, sinon, ma foi, on en est réduit (pense-t-elle) à chanter des gospels ou à se consoler l’âme et la chair.
    Ainsi enveloppe-t-elle les jambes nues de Vivian de ses jambes nues à elle. Cela fait comme un bouquet de jambes et leurs périnées se touchent à travers la soie du léger vêtement. Puis Léa se redresse tout entière en prenant appui sur le mur froid et, ressaisissant le corps de Vivian entre ses bras, entreprend de se mettre à genoux pour ce qu’elle imagine la Présentation.
    Le groupe de la Mère à l’enfant que cela forme, ou de la Mater dolorosa, ou des Adieux, comme on voudra, sur fond de litanie violoneuse, Léa serait capable de consacrer le reste de sa vie à le peindre, comme le sac dans lequel on a jeté la dépouille de Théo ou comme les chambres désinfectées (du blanc, du bleu, des tringles, le ciel) de Karla ou de Pablo.
    En attendant Vivian s’en va doucement entre ses bras. Elle se rappelle la terrible mort de la grenouille paralysée par la nèpe géante aux serres implacables, qui vide l’animal de son contenu comme un sac et ne laisse qu’une infime dépouille dans le fond troublé de l’étang. Tel sera Vivian tout à l’heure dans les replis du drap, misérable peau de bourse pillée, sauf que Léa ne désespère pas, jusqu’à la dernière seconde, qu’il lui rende son regard et son double sourire.

    Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Maître des couleurs.

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  • Les cocolets



    Nous nous retrouvons, toute la bande, dans le ruissellement d’eau chaude des bains de Chianciano Terme. Nous passons toutes les après-midi à nous prélasser sur la pente ruisselante et là tout est permis. Je veux dire que nous sommes officiellement autorisés à nous cocoler en plein air, au su et vu de tout le monde. C’est ainsi que nous, toute la bande, qui nous cachons à l’ordinaire pour nous cocoler, nous nous sentons réhabilités dans notre goût innocent.

    Chacun et chacune fait ce qu’il veut dans le ruissellement d’eau chaude. Les vieilles catholiques de l’Acquasanta sourient aussi gentiment aux jeunes gens baraqués du Boston qu’aux filles en fleur du Savoia Palazzo, enlacés dans la vapeur sulfureuse comme aux murs du Dôme d’Orvieto les corps nacrés de la Résurrection de la Chair de Luca Signorelli.

    Quant à nous qui nous cocolons, nous nous réjouissons de nous retrouver toute la bande. Le soir nous évoquons, sur les transats du Grand Hôtel, nos années d’enfance à lire à longueur de nuits blanches des livres poudroyant de bactéries de sanatorium ou de poudre d’or du Far West. Nous sommes les petits blessés de l’âme aux infirmières zêlées, nous sommes les cocolets aux infirmières ailées.

  • Dostoïevski ou l'homme ridicule

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    Passion de Fiodor Mikhaïlovicth Dostoïevski.
    C’était un homme absolument ridicule que Fiodor Mihaïlovitch Dostoïevski, et sans doute est-ce pour cela que nous l’aimons tant, plus encore que nous l’admirons. C’est entendu : nous admirons Tourguéniev et nous admirons plus encore Tolstoï. Le premier fut un immense artiste, le second un génie apollinien. Et nous aimons Tchékhov, plus que nous l’admirons. Mais Tchékhov n’est pas ridicule. Rozanov en revanche est ridicule, que nous aimons plus que nous l’admirons. Or Rozanov est un personnage de Dostoïevski et même plus : non seulement il aima la même femme que celui-ci, mais il représente en quelques sorte l’émanation survivante du ridicule dostoïevskien porté à son propre point d’incandescence lyrique.
    medium_Dosto.2.jpgQue Dostoïevski fût ridicule jusqu’à l’absolu, nous l’avions subodoré à le lire, alors même que maintes gloses lui arrangeaient le portrait. Exalté, fuligineux, torturé, pervers, morbide: tant que vous voudrez. Mais ridicule, on n’a pas trop osé le prétendre, sauf l’intempestif Nabokov. Ridicules ses agités personnages: certes. Mais à l’écrivain, la convenance voulait qu’on finît toujours (dans les biographies) par lui tendre un bout de fauteuil pour qu’il se repose de sa dernière crise, ou un bout de couronne de laurier pour la photo pérenne. La foule immense qui se pressait à son enterrement pouvait faire illusion. Cependant la encore le ridicule devait triompher : ses pairs dignes de manier l’encensoir étaient soit à l’étranger (Tourguéniev), soit à la campagne (Tolstoï), soit au chaud pour cause de rhume (Saltykov-Chtchédrine). Le seul qui avait préparé son speech (Maïkov) n’eut pas le temps de s’en fendre. Dostoïevski l’avait échappé belle, comme le Christ coupa à l’équipe sanitaire ou à la cellule de soutien psychologique avant la mise en croix. Loin de le tuer, le ridicule sauva Dostoïevski. De Tourguéniev nous dirons volontiers, comme des rangs d’oignons chauves de l’Académie, qu’il est « immortel ». A Dostoïevski nous devons plus d’égards. Or ceux-ci passeront d’abord par la considération pleine de l’absolutisme de son ridicule.
    medium_Dostoievski.jpgUn livre éclairant nous y aide de façon décisive dont l’auteur, Igor Volguine, a reconstitué La dernière année de Dostoïevski. Pour ridicule que paraisse aussi telle entreprise, précisons d’emblée que le paradoxe est dans les faits : car entre 1880 et 1881 Dostoïevski achève, sous les yeux de la nation, Les Frères Karamazov, tout en atteignant le sommet du ridicule dans sa confrontation avec le siècle et avec le ciel. C’est aussi bien de cela qu’il s’agit tous les jours de ces dernières années de la vie de Fiodor Mikhaïlovitch : du salut de la Russie et des fins dernières de l’humaine engeance.
    Au moment où commence le récit de Volguine, la Russie vibre d’attente impatiente et pense: Constitution. Mais les plus fébriles de ses fils préfèrent à celle-ci l’action dynamitique. Et le pouvoir menacé se défend: seize condamnations à mort pour la seule année 1879. Défendre les terroristes eût été ridicule, argueront les mêmes gens raisonnables qui auront fourré dans le même sac, de nos jours, Karakazov et Baader-Meinhof. Or Dostoïevski se paie le premier ridicule de penser tout autrement. Se disant « socialiste russe » il prend la défense des fils de nihilistes, et certain plan de son roman indique aussi bien que le doux Aliocha aurait pu devenir régicide… Mais chaque attentat contre le tsar poigne Dostoïevski au cœur et à l’âme. Parce qu’en même temps il voit en le tsar le garant d’un Etat à venir qui se confondrait à une nouvelle Eglise. Visées conservatrices banales ? Son attitude envers les chiens de garde Katkov et Pobiendonovstsev prouve le contraire. Parce qu’il ne se range pas du côté de la Volonté du peuple et publie son dernier roman dans une revue de droite, d’aucuns voient en lui un renégat. C’est ne pas déceler le ridicule profond de son attitude qui, de la raison révolutionnaire, a fait le saut dans ce paradoxe à la Tertullien (Credo qui absurdum est) qui postule la plus grande liberté (bien plus réelle, pense-t-il, qu’en démocratie parlementaire) sous le règne du tsar à l’écoute du peuple russe – non pas les fonctionnaires, les intellectuels ou les bourgeois, mais le peuple des « bougerons », les gueux de Platonov, les moujiks de Soljenitsyne, le peuple des humiliés et des offensés assimilé à la seule église vivante, hors les murs et la cléricature. Dans son dernier cahier, Dostoïevski note crânement en parlant du tsar : « Plus il croira en la vérité que le peuple ce sont ses enfants, et plus je serai son serviteur ». Puis d’ajouter, ingénu : « Mais il en met du temps à le croire ! ».
    N’est-ce pas ridicule ? Ce l’est à un point sublime, et c’est pourquoi nous l’aimons tant. Les jeunes filles et les garçons russes le suivaient d’ailleurs à genoux dans cette manière de ridicule Passion. Elles se jetaient à ses pieds, ils rugissaient de ferveur, elles retiraient ses couronnes à Tourguéniev (pseudo-progressiste de salon) pour les disposer sur son front d’ombrageux inspiré. A la fameuse inauguration du monument à Pouchkine, apothéose du ridicule dostoïevskien dont libéraux et réacs ricaneraient les jours suivants, un jeune homme perdit connaissance comme les femmes au pied de la Croix. Plus ridicule tu meurs !
    medium_Soutter160001.JPGMais ne mélangeons pas tout. Le Christ n’est pas ridicule : Il est Christ. Tandis que Dostoïevski est plus ridicule que grand chrétien. Leontiev a beau jeu de le fustiger : le dogmatique Constantin est aussi peu ridicule qu’un pape ou qu’un pope, qui légifèrent et codifient tandis que Dostoïevski vit dans la contradiction et plus encore dans le paradoxe incarné qu’est la vie du poète romancier chrétien socialiste joueur pécheur prophète et tutti quanti. Ridicule Dostoïevski : tout nous porte à le fuir, et nous y revenons. Julien Gracq disait qu’il préférait mille fois la clairière de Tolstoï aux trappes enfumées de Dostoïevski, mais que c’était dans celles-ci qu’il retournait sans cesse se fourrer malgré lui.
    Et de même, à nous replonger dans Le Songe d’un homme ridicule de Fiodor Mikaïlovitch, à revenir à Douce, à les retrouver tous tant qu’ils sont, de Raskolnikov à Muichkine, personnages non moins ridicules que Dostoïevski, de même éprouvons-nous, au bord du gouffre froid de la Raison raisonnable, comme un obscur désir de partager cette folie et ce feu du ridicule absolu de l’amour.
    Igor Volguine. La Dernière année de Dostoïevski. Traduit et annoté parAnne-Marie tatsis- Botton. L’Age d’Homme / De Fallois, 614p.
    Fiodocbabecc7658ea7a3df2f64e7b0f0b6d7.jpgr Dostoïevski. Nouvelles et récits. Traduit et présenté par Bernard Kreuse. L’Age d’Homme, 650p.

    A lire absolument: Dostoïevski, Les années miraculeuses. par Joseph Franck. Actes Sud.

    Image du Christ: Louis Soutter

  • La Fée Valse



    Elle met ses jolis dessous dessus. Elle est la petite fille de tous les âges et de tous les pays. Elle est la sage tannée comme le cuir de l’humanité à la première heure. Elle est le sourire de la lune.
    Sur le tapis de chair elle est la mer ondulée. Tous les nageurs la prennent, mais elle se relève à chaque fois plus pure. Sa mère, la pauvre, n’a pas eu cette chance, que la besogne a ridée. Tandis que Valse renaîtrait de la pire misère, mille fois violée et souillée on la verrait rebondir en quête d’un verre de lait.
    Le sourire de la lune lui apparut à la mort de son père. Depuis lors une chose s’est brisée en elle, qu’elle sait ne pouvoir réparer que de sa propre lumière. C’est pourquoi vous la voyez sourire toujours au bord de la rivière de la rue.
    Vous l’achetez, vous montez le nez dans ses dessous dessus, vous croyez la tenir, la retenir mais elle vous danse dessus et quand la lune se lève sur les corps rejetés par la mer vous voici sourire à votre tour à la fée qui danse.

    (Cette prose est l'initiale d'un recueil à paraître sous ce titre)

  • A rebrousse-toiles

     

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    Les questions que chacun brûle de se voir poser en matière de cinéma un mardi soir 18 septembre...

    1. Quel est le dernier film que vous ayez vu en salle ou en DVD et qu’en avez-vous pensé ?
    - Hier soir en DVD: Hyènes du Sénégalais Djibril Diop Mambety, magnifique adaptation à l'africaine de La Visite de la vieille dame. de Friedrich Dürrenmatt. Un poème cinématographique à l'admirable jeu de plans et au montage magistral,  doublé d'une réflexion grinçante sur la trahison, la vengeance, la responsabilité personnelle et collective, la rapacité huaine et la solitude. Les acteurs sont merveilleux et la mélancolie qui se dégage du film ajoute à la qualité de la fable. À (re)découvrir absolment ! 
     
    2. Quelle est la meilleure définition qu’un cinéaste vous ait donnée de son art ?
    - Alain Cavalier : l’art de passer d’un plan à un autre.
    3) Le chef-d'oeuvre ab-so-lu ?
    - Cette expression est d'une stupidité tout actuelle, mais All about Eve de Joseph Mankiewicz est mon choix ab-so-lu de ce soir...

    4) Citez le moment d'un film qui vous revient obsessionnellement en mémoire :
    - La mélopée lancinante du protagoniste à la  balançoire, sous la neige, dans Vivre (Iriku) d’Akira Kurosawa.

    5) Une séquence qui vous a fait pleurer depuis sept ans:
    - Les larmes, à la fin de L’enfant des frères Dardenne. La fin de La vie des autres. La solitude de Draman Drameh dans Hyènes de Djibril Diop Mombéty, ou la destinée d'Umberto D.  
    6) Votre bon mot préféré d'un cinéaste ?
    - Fellini qui répond, au critique lui demandant ce qu'il pense de l'opinion d'un de ses confrères prétendant que les mauvais cinéastes italiens ont tous un nom finissant par "ini": - Mais n'est-ce pas mon ami Viscontini qui prétend cela ?
    7) Un film dans lequel vous auriez aimé figurer ?

    1309976252.jpg- J'aurais volontiers fait la valise dans La fille à la valise, ce bijou de Valerio Zurlini.
    8) La scène d'amour qui vous a ému ces trois dernières années ?
    - Dans Sous les toits de Paris, les vieux amants Michel Piccoli et Mylène Demonjeot. Vraiment très belle scène.  

    9) Citez un film qui module la plus profonde nostalgie.
    - Incontestablement et pour toujours : Vivre d’Akira Kurosawa.
    710265019.jpg10) Quelle est votre apparition préférée d’un personnage historique dans un rôle de fiction ?
    - Le Hitler de La Chute est celui que je préfère pour le pire...
    11) Votre film préféré ce 18 septembre 2012 ?
    - Je dirais I Vitelloni de Federico Fellini, mais ça peut changer denain.
    12) Citez les titres du premier double programme que vous diffuseriez pour l’inauguration de votre propre salle d’art et d’essai ?
    The Snapper  de Stephen Frears, et La Bataille pour Haditha de Nick Broomfield.
    13) Quel serait le nom de cette salle ?
    - Le Mollywood.

    14) Le film le plus résolument tordant ?
    - Joe la limonade, parodie de western d'un cinéaste tchèque dont je ne me rappelle pas le nom.
    15) Votre film préféré d'Alfred Hitchcock ?
    - Cela change tous les jours : aujourd’hui c'est Vertigo.
    16) Votre émotion la plus mémorable liée à l’utilisation de la couleur d’un film ?

    - La scénographie de Senso, de Luchino Visconti.
    17) Quel film constitue-t-il la plus forte critique de la guerre ?
    - La bataille pour Haditha, hier, et aujourd’hui Lettres d’Iwo Jima. En plus doux: Alexandra d'Alexandre Sokourov.

    18) L’actrice que vous n’épouseriez sous aucun prétexte ?
    - Arielle Dombasle, mais on me dit qu'elle gagne à être connue....

    19) Quelle critique vous a-t-elle semblé la plus injuste depuis 7 ans ?
    - Celle de Gérard Lefort à propos de La chute.
    20) Y a-t-il un film que vous aimeriez avoir signé ?
    - Umberto D.

    21) Le plus grand ratage d’une adaptation de roman ?
    - J’aime beaucoup L’homme qui a tué Don Quichotte, mais Terry Gillian va faire encore mieux.
    22) Votre film préféré de la semaine prochaine ?
    - J’ai vraiment envie de revoir Saraband de Bergman 
    1653112627.jpg23) Qu’est-ce qui pour vous, dans un film, marque la supériorité du 7e art ?

    - C’est le cinéma, me semble-t-il. Vous voyez autre chose ?
    24) Citez le meilleur livre qui ait été inspiré par un monstre sacré ?
    - Il s’intitule Le bel obèse et fait revivre Marlon Brando et deux autres magnifiques personnages, imaginaires, avec un brio formidable. Son auteur est Claude Delarue. Le roman a paru il y a quelques années chez Fayard. L'auteur est mort récemment.
    25) Quel est votre souvenir de cinéma le plus aquatique ?
    - Les cœur verts, d’Edouard Luntz, une histoire de blousons noirs en « cinéma vérité » que j’ai vu 27 fois (j’étais alors placeur de cinéma). Il y a là une scène de natation nocturne clandestine, dans une piscine, qui est plus encore qu’aquatique: amniotique.
    26) Citez l’auteur qui parle le mieux de cinéma :
    - Il me semble que c’est Gilles Deleuze. Ou peut-être Serge Daney ? Ou quand même Jean-Luc Godard ? Ou Luc Dardenne ? Ou Martin Scorsese dans ses magnifiques anthologies du cinéma américain et italien ?
    27) Citez le film dont le mauvais esprit vous ait le plus réjoui :
    - C’est arrivé près de chez vous, naturellement. Et Prick up your ears de Frears, pas mal non plus.
    28) Votre film préféré des sixties ?
    - Probablement Qu’est-il arrivé à Baby Jane de Robert Aldrich. (1962)
    29) Le film que vous enverrez votre pire ennemi voir ce soir ?
    - Je n'ai aucun ennemi. Par égard pour mes amis, je leur recommande de ne pas aller voir le dernier mauvais film qui passe en salle ces jours, que je n'ai d'ailleurs pas vu. Ah oui: un film réellement à éviter: Lezione 21 d'Alessandro Baricco.   

    30) Quand avez-vous réalisé pour la première fois que les films étaient réalisés ?
    - Quand j’ai réalisé mon premier film sans pellicule.
     

  • L’Artiste

    littérature

    D’une rencontre sur un banc du Jardin aux Volières. Où se rejoue la scène classique de l’étudiant et de la fille de joie. Où il est question de l’art de Richard Clayderman.

    Je m’étais retrouvé dans le jardin aux volières après une longue errance, les lunettes noires que je portais signifiaient mon humeur farouche, mais la miss n’y avait pas vu d’obstacle à s’asseoir tout près de moi non sans jouer le tendron pris en faute.
    J’avais à peine esquissé un geste d’assentiment, et les ondes glaciales que je diffusais auraient dû la tenir à distance, mais pas du tout: non seulement on s’installait mais on me dévisageait longuement, on attendait un signe, on se détournait quelque temps puis on revenait à la charge et bientôt on murmurait comme ça qu’avec un air si mystérieux je devais être artiste moi aussi.
    Et c’est cela qui m’a fait tourner la tête vers elle et la cadrer de tout près, petite et costaude, professionelle à l’évidence avec ses cuissardes rouges et son body noir, ses yeux peints et sa bouche faite pour faire des choses: c’est ce mot d’artiste.
    Le matin même, en effet, je m’étais reproché de n’être qu’un disséqueur de cadavres, et la vision de l’auditoire où se tenait le cours d’esthétique m’avait paru l’image même du lieu stérile et mortifère que je devais fuir; et maintenant je m’inventai la qualité de peintre, et tout aussitôt l’on m’annonçait qu’on avait déjà posé pour des calendriers et tout ça, mais pas que j’aille m’imaginer des photos spéciales, rien là encore que de l’artistique.
    Il y avait quelque chose, chez elle, de la fille du peuple en mal de respect qui la faisait se récrier que le Paradou n’était, dans sa vie, qu’une étape très provisoire lui permettant pour le moment de se refaire une pelote. C’est qu’elle estimait devoir à sa fille, pour l’instant à la garde de la mère-grand, l’instruction qu’elle-même n’avait pas reçue, enfant qu’elle était des charbonnages, dont le père avait péri lors du coup de grisou de 56; et son rêve était d’acquérir là-bas quelque pavillon en banlieue où elle et sa mère relanceraient l’atelier de couture d’avant les difficultés.
    De toute façon, tenait-on à préciser, de toute façon, c’est écrit sur le contrat, de toute façon je ne fais que mon numéro et le champagne, mais pas touche à Loulou!
    La fleur qu’elle me faisait, me dit-elle, de lui livrer son petit nom, quand tout le monde au Paradou ne connaissait que Wanda, la fleur c’était en somme une affaire entre artistes, et maintenant elle me demandait de retirer mes lunettes parce que j’allais devoir fermer les yeux pour mieux voir son nouveau numéro.
    Vous vous représentez, me dit-elle alors, vous vous représentez un grand coquillage au milieu de la scène, et là-dedans il y a moi.
    Lumière bleue pour commencer. Tout repose encore et tout est dans la musique que vous connaissez sûrement: La Mer de Richard Clayderman.
    Ensuite que le bleu tourne au rose, le coquillage commence à s’ouvrir et j’apparais, encore repliée et toute couverte de voiles en satin couleur perle. Sur quoi je me déplie en ondulant avec la musique, et quand la lumière est belle rouge je me défais de mes voiles jusqu’à ce que je n’aie plus sur moi qu’une étoile de mer, applaudissement, et là je me replie dans le coquillage qui se referme en douceur, noir, applaudissements...
    Elle m’avait demandé de garder les yeux fermés tout le temps qu’elle m’évoquait son numéro, et ce fut d’un ton légèrement inquiet qu’elle me permit de les rouvrir, mais mon sourire, si forcé qu’il fût, parut la soulager.
    Je ne savais pas que lui dire, mais elle parlait pour deux. Je craignais vaguement qu’elle m’invite dans son studio, tout en le souhaitant un peu, mais elle n’en avait qu’à son numéro.
    De ce qui suit, cependant, je n’ai pas gardé le moindre souvenir. Peut-être Loulou m’a-t-elle fait promettre de venir au Paradou lorsque La Mer serait à l’affiche ? Je n’en suis même pas sûr. En tout cas jamais, que je sache, je n’ai mis les pieds dans la boîte en question.
    C’est pourtant avec un brin d’émotion que je repense parfois à elle, que j’imagine penchée sur quelque ouvrage de couturière, dans son pavillon de banlieue où sa fille et son gendre viennent lui rendre visite tous les deux dimanches. Tant qu’à faire, j’imagine enfin que le gendre de la vieille Loulou est lui aussi très entiché de Richard Clayderman, dont il collectionne tous les CD. Il faut bien rêver un peu, les artistes...

    Sablier.jpgCette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Sablier des étoiles, composé à l'instigation d'Henri Ronse.

     

  • Lamento solipsiste

    6094065f2ca183cdd724c2090132d3eb.jpgNotes de 2007, sur un essai que Langue fantôme prolonge aujourd'hui en un peu plus crispé et provocateur...

     

    Le désenchantement de Richard Millet (une lecture)

    - En exergue, cite Gombrowicz qui pense qu’il faut « redécouvrir l’individu ». 
    - Et Nietzsche qui annonce la fin de l’Europe, ruinée par la démocratie. Jawohl.
    - Le texte émane d’une conférence à la BNF, en juin 2006.
    - Fait pendant à Place des pensées et au Dernier écrivain, triptyque consacré à la littérature et à la place de l’écrivain dans la société du XXIe s.
    - Sent chez lui une contradiction entre son exécration de l’espèce et son amour de l’individu.
    - Evoque son « catholicisme dissident ».
    - « Cette éternité que me garantit ma foi, la littérature aussi me la proposait d’une autre manière ».
    - Se voit « au désert ».
    - Se dit « seul, démuni mais soucieux de rectitude ».
    - Se dit « à mille lieues » des Vrounzais, selon l’expression de Céline.
    - Se dit « aussi loin des petits insolents que des déclinistes, des sociologues que des bondieusards et des dissidents professionnels ».
    - N’a pas assez mesuré l’ampleur du nihilisme jusque-là.

    1. « Tout homme qui parle est hanté par la nuit – Il est plus nu qu’une bouche d’enfant ».
    - Belle formule, et après ?
    - « Je ne suis certes rien et, devant l’obscurité qui vient, je ne vaux guère mieux qu’un autre ».
    - « Nous sommes entrés dans un étrange hiver : celui de la langue ».
    - Evoque la disparition de la figure littéraire, sauf quelques vieux routiers sud-américains et surtout Soljenitsyne.
    - Que le corps devrait disparaître.
    - La littérature vue comme « écart réfutant le langage mortifère de la communication ».
    - Se sent « requis de plus en plus par cette quête quasi insensée de l‘anonymat qu’il y a au cœur de toute démarche littéraire ».
    - Ah bon ? Et pourquoi signe-t-il alors ses livres ?
    - Evoque les chiens du soir de son enfance limousine.
    - Ces chiens n’avaient-ils pas de noms ?
    - S’en remet alors, non à Valéry, selon lui l’un des seuls Français qui ont su penser et la littérature et la littérature européenne », mais à Hoffmanstahl qui lui rappelle Handke, dont il salue l’opprobre.
    - L’opprobre visant Handke pose la question de ce qui peut être maudit aujourd’hui.
    - En effet.
    - « La condition de victime seule m’intéresse ».
    - L’a-t-il prouvé ?
    - Vise la déprogrammation de l’écrivain.
    - Besoin de retrouver « l’aventure intérieure qu’est le fait d’écrire ». Words.
    - Seul comme Kafka ou Handke : « Je suis seul, et quand on vit seul, on a tendance à se sentir coupable (c’est la tendance Kafka) ou magnifique. Je ne suis i coupable ni un héros. Je suis le troisième homme ». (Handke, dans Le Monde).
    - Cite le sarcastique Leopardi dans ses Œuvres morales, en 1827 : «Je crois et j’adhère à la profonde philosophie des journaux qui, en tuant tout autre littérature et toute autre étude, surtout les études sérieuses et pénibles, sont les maîtres er la lumière de l’âge présent ».
    - Excellent citation, merci.
    - Puis en revient à Lord Chandos.
    - Rappelle qu’il a voué, lui RM, sa vie à la littérature.
    - Evoque l’adhésion spirituelle qui fonde une communauté nationale.
    - Dont la langue est le lien par excellence.
    - Fondant la cohésion entre contemporains et générations successives.
    - Hofmannstahl écrit que « la littérature des Français leur garantit leur réalité ».
    - Très d’accord avec ça. Sauf qu’il y a d’autres façons de garantir sa réalité. Civilisation des nations et culture des pays.
    - La référence à la nation ne signifie pas forcément nationalisme, mais recherche d’une aspiration commune.
    - « L’effondrement du vertical au profit de l’horizontal n’est pas seulement emblème de la fin du christianisme : il est actualisation d’une dévalorisation générale ». Yes sir.
    - Affirme que nous n’avons plus de conception du monde.
    - Généralité abusive.
    - « Celui-ci est, on le sait, désenchanté ». Généralité.
    - « Nous ne le lisons plus, ne l’écoutons plus, ne le voyons plus, et il nous faut consentir à la mort française, à une appartenance qui est en vérité une forme d’esclavage déguisé en progrès ».
    - Drôle de glissement. Glissade.
    - Comme si tout écrivain n’était pas toujours allé contre le « progrès »…
    - Postulat assené: « Le destin de l’individu est sa dissolution hic et nunc dans la masse ».
    - Vrai et faux. Catastrophisme nécessaire mais insuffisant. Witkiewicz disait cela en 1924. Est-ce pire hic et nunc ?
    - Parle de la liberté comme d’un « hochet ».
    - Je vais te l’ôter, ton hochet, et on discutera…
    - Stigmatise la nouvelle servitude volontaire.
    - Affirme que les grands herméneutes de la modernité, de Barthes à Baudrillard via Foucault et Derrida, sont désormais recyclés et récupérés.
    - N’y a-t-il donc plus de lecteurs ? Plus d’étudiants ? Plus de profs ?
    - Désigne la « fausse apocalypse» des révélations médiatiques.
    - Pompeuse platitude. Kraus donnait des exemples.
    - Voit, en le Prix Nobel, un signe de l’effondrement de la littérature dans la démocratie. Naipaul, Grass, Coetzee, Canetti, pires que Sully Prudhomme ou Claude Simon ? Hum.
    2. Nous voilà donc des orphelins.
    - Il parle de Godard, aussi désenchanté en effet, de ceux qui retirent l’échelle derrière eux.
    - Evoque l’après-Auschwitz et la « douceur implacable » des témoignages de Shoah.
    - Pas un mot des Bienveillantes.
    - Stigmatise la « narrativité » à l’américaine de façon réductrice.
    - Affirme que les romans à la Proust ou les essais à la Montaigne n’auront plus cours.
    - Pourquoi pas de Claudio Magris demain ?
    - Tout se jouerait désormais entre islamisme purificateur et libéralisme « d’inspiration protestante ».
    - Très catho français à la Dantec.
    - Récuse « toute forme de sagesse ».
    - Invoque la « dimension spirituelle » pour récuser « l’emballage éthique du concept d’humanité ».
    - Très évangélique cela…
    - D’ailleurs pas trace du Christ dans son catholicisme.
    - Se défend d’être réactionnaire à l’instant où il l’est à plein.
    - Voit en l’Europe chrétienne le seul Etat supranational admissible.
    - La démocratie est une ruse de Satan.
    - Selon lui, les Lumières ont abouti aux catastrophes du XXe siècle et « peu à peu réduit la seule littérature au seul roman, c’est-à-dire à la mort ».
    - Voit en le roman la fin de la littérature.
    - Inepte selon moi : c’est le seul feuilleton, ce que Céline appelait la « lettre à la petite cousine » qui est seul en cause.
    - Affirme que la littérature s’est effondrée dans la démocratie.
    - Encore une généralisation.
    - Affirme qu’il n’y a plus de grand écrivain. Vrai pour la France. Mais le dit aussi pour le monde entier. Moins vrai selon moi.
    - Prétend que les Américains n’ont jamais reconnus leurs vrais grands écrivains.
    - Foutaise : Thomas Wolfe, Faulkner, Dos Passos, Hemingway, Fitzgerald n’ont pas été reconnus que par la France…
    - Prétend que Philip Roth n’est pas intéressant. Foutaise.
    - Présente ensuite la France comme « pays idéologique ».
    - Son essai en est la meilleure preuve.
    - Oppose la langue de Merleau-Ponty à celle de Deleuze. Ferait mieux de viser le galimatias de Bourdieu, mais vrai que la langue de Merleau domine.
    - Se réfère à Walser et TB pour s’exclamer : « soyons ironiques ». A la bonne heure, mais c’est plutôt de l’humour qu’on attendrait de RM.
    - Attaque Todorov en lui reprochant de ne pas citer de bons auteurs français contemporains. Et lui-même ?
    - En revient aux éructations d’Artaud, style tout est foutu etc.
    - Words, words, words.
    4. Voit l’Union européenne comme un empire dépourvu de centre.
    - Ne semble pas avoir entendu parler de l’Europe des cultures selon de Rougemont.
    - Ne veut pas croire à aucune renaissance.
    - Lui qui prône le style et le génie de la langue français, pèche ici par rhétorique souvent fumeuse ou pompière.
    - Se demande s’il ne va pas migrer aux States…
    - Voit le choix de l’anglais par Nabokov comme un signe de déclin de la langue française.
    - Délire sur la fin de la France liée à la perte de ses colonies américaines et indiennes.
    - Délire nietzschéen : « La pitié, c’est la pratique du nihilisme ».
    - Et de se demander qui serait indigné par la disparition de l’espèce humaine.
    - Me rappelle le délire d’Albert Caraco, en plus confus.
    - Et Caraco ne se disait pas chrétien !

    5. Nouvelle envolée : « Nous flottons dans une langue de bas-empire, dont l’arrogante oralité a rendu en peu d’années obsolètes des siècles de rhétorique ».
    - Du moins la rhétorique survit-elle avec RM.
    - Me rappelle le lamento de Jouhandeau qui ne sauvait de la littérature française que le XVIIe, et encore.
    - Nivellement par les hauteurs sublimes. Vatican de la grammaire…
    - Autre délire : « La liberté démocratique n’est qu’une forme de servitude, puisqu’elle tend sans cesse à se limiter au nom même de la liberté d’autrui ».
    - Cite la merveilleuse phrase de Rilke (p.54) sur l’américanisation du monde.
    - Mais les nostalgies de nos enfants n’ont pas à être refusées au non des nôtres.
    - Le hic, c’est que Richard Millet n’a aucun sens de la filiation aval. Aucune générosité. Aucun amour. Sécheresse d’homme de lettres et d’homme à femmes.

    6. Décrit la réduction de monde par la technique. Redites.
    - « La culture s’achève paradoxalement au moment où tout homme, chez lui, grâce à un ordinateur, peut disposer d’à peu près la totalité des savoirs de l’humanité et n’en veut ou n’en peut rien faire, pas même comme divertissement.
    - Complètement réducteur, faux et stupide.
    - L’ordinateur est un outil dont chacun peut user selon son savoir.
    - Mais « chacun » n’existe pas pour Richard Millet.
    - Remet ça sur le « nous sommes en guerre ».
    - Chesterton l’aurait dit plus gentiment, sans se poser seul combattant au monde.
    - Millet, comme Dantec guerroie seul sur sa Rossinante. Même pas de Sancho pour rire un peu. Et son épée n’est pas de fer-blanc mais de coton.
    - Je le rejoins quand il déplore le passage de la verticalité à l’horizontalité.
    - Mais j’enrage de lire cette ineptie : «Nous sommes sortis du temps infini de la lecture individuelle ».

    7.
    - « Nous serons bientôt seuls ». Qui ça nous ? Toi et ton canari ?
    - Même délectation que celle des vieilles ganaches de l’extrême-droite et de toutes les sectes élues : nous les bons, nous les purs, nous les derniers.
    - Et de se voir aux catacombes.
    - Et de s’interroger en dernier recours sur « le mal comme chance de la littérature ». On ne saurait mieux s’égarer.
    - Et de culminer dans la jobardise littéraire : le geste de Mishima se faisant seppuku ne serait plus « pensable » parce que nous sommes « déjà morts ».
    - On ne fait pas mieux dans la sophistique de salon. Je trouve cela consternant.
    - La toute fin est plus personnelle et plus émouvante, qui voit l’écrivain se demander si la fin du roman qu’il prophétise n’est pas le signe de son impuissance personnelle…
    - Evoque en outre son destin en termes de musique. Beaucoup mieux.
    - Ne devrait pas quitter cette zone de la sensibilité personnelle et de sa mélancolie à lui.
    - La posture du prophète ne lui va pas du tout.
    - Il se réclame de Sloterdijk mais sa pensée flotte dans tous les sens et n’a pas du tout les assises ni les visions qui puissent fonder sa polémique.
    - L’essai me semble défendable et à certains égards, mais quels ravages fait l’idéologie une fois de plus.

    Richard Millet. Désenchantement de la littérature. Gallimard, 66p.

  • L'éternelle matinée

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    ...Tous les jours, cependant, tous les jours me revient l’une ou l’autre odeur du quartier des Oiseaux, et ce matin c’est cette odeur de cheval sur la route d’en haut, quand les chevaux remontaient du marché, traînant leurs chars, qui me revient et avec elles tout l’arrière-pays et la vision de ce paysan toujours furieux, fumant son vilain cigare et fouettant, fouettant son vieux serviteur accablé.
    Il me suffit de fermer les yeux, comme au jeu de l’Aveugle, pour les revoir bien moulées sur la route d’en haut du quartier des Oiseaux : on dirait des boules de chocolat fumant sur l’asphalte, et du même coup c’est l’odeur, l’odeur onctueuse et chaude, l’odeur mielleuse et noire qui me revient et me remplit d’un chaos de sensations et de saveurs premières à jamais liées à cette espèce de matinée éternelle à laquelle je reviens et reviens sans savoir trop pourquoi.
    Ou plutôt si, je le sais, maintenant : que dans le premier élan des années je n’ai aimé que les débuts, avant que ne m’apparaissent les beautés de ce qui s’achève, la mort de notre père et les crépuscules, les adieux et les regrets dont on se délecte étrangement, l’élégie et les feuillets éparpillés, jaunis, des cahiers du dernier hiver...

    Image: Enfant au parc, de Fabien Clairefond. Aquarelle 9,5 x 10cm

  • Ceux qui se retirent du jeu

     

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    Celui qui grimace tout le temps / Celle qui attire les jeunes garçons du Lycée Albert Camus dans son studio de la rue du Mouton / Ceux qui estiment qu’ils comptent au regard de la Postérité/ Celui que la mesquinerie de la surveillante à bas mauves n’empêche pas d’écrire des poèmes érotiques dans la salle de lecture de la Bibliothèque des Acacias / Celle qui pense qu’elle va mettre l’employé Bartleby au pied du mur / Ceux qui exigent des mesures à l’encontre du chat des Viredaz enclin à compisser les hortensias de l’entrée de l’immeuble B / Celui qui ne saura jamais nouer une cravate / Celle qui voit un conseiller fédéral possible en son fils aîné champion de calcul du canton / Ceux à qui l’on coupe le chauffage / Celui qui échappe à son nom / Celle qui garde au lit son air de cheffe du contentieux des Services Municipaux / Ceux qui ont fait de la nouvelle écologie leur idéal de couple / Celui qui fracassera un de ces soirs le vase de Chine à la con que son père dit absolument sans prix à ses invités / Celle qui imite si bien l’Abbé Pierre tricotant un bas de laine / Ceux qui se cherchent dans les stocks de pneus / Celui que l’envoi du drapeau français remplit d’une vieille tendresse coloniale à nuance indéniablement sexuelle / Celle qui reprend le rôle de Médée au Théâtre Communal pour cause de décès inespéré / Ceux qui n’attendent plus la Mathilde de Brel / Celui qui se demande si le penchant de son fils benjamin pour les livres ne dénote pas un germe d’homosexualité à combattre par une inscription prochaine au club de boxe du quartier des Abattoirs / Celle qui pousse son chat Roudoudou à se faire les griffes sur les draps à l’étendage de ses désagréables voisines Céline et Cécile Morel / Ceux qui affirment qu’un orage en montagne donne une consistance particulière au lait de chèvre / Celui qui s’est juré de poignarder son cousin Lo Huc avant le début de la mousson / Celle qui se fera le look de Bette Davis à la prochaine réception des Hayek / Ceux qui fomentent un complot pour faire tomber la responsable du marketing de la firme Beautiful Nails, faux ongles, etc.

    Dessins à l'encre de Chine: Louis Soutter

  • Le franc-tireur engagé

     

    Rencontre avec Hugo Loetscher

    Lorsqu'on demande à Hugo Loestcher en quel animal il lui plairait de se réincarner, il répond avec malice que la position du Steinbock, dont le mot désigne à la fois, en allemand, son signe zodiacal du Capricorne (il est né à Zurich le 22 décembre 1929) et ce leste et robuste guetteur des cimes que nous appelons bouquetin, lui conviendrait assez. Solitaire et cependant solidaire du troupeau: tel est de fait l'auteur du Déserteur engagé, portrait magistral d'un héros de notre temps qui lutte pour s'immuniser contre toute forme d'asservissement social ou mental. Sans doute son extraction familiale modeste (son père, ouvrier, a connu le chômage dans les années trente) explique-t-elle le sens des réalités concrètes manifesté par le journaliste et l'écrivain, que ses études à l'étranger (notamment à Paris, d'où il tient son admirable maîtrise de notre langue) et ses multiples voyages (surtout en Amérique latine) ont exercé au «décentrage» critique. Contestataire non dogmatique, Hugo Loetscher fut l'un des premiers à s'intéresser au sort du tiers monde sans en faire un fonds de commerce idéologique. Tous azimuts, ses positions se distinguent par leur mélange d'ouverture critique et de clairvoyance constructive. La clarté d'esprit, l'érudition joyeuse et l'humour, qui n'excluent pas la profondeur, imprègnent également l'oeuvre de ce bon génie de la Cité.


    - Hugo Loetscher, après les votations concernant la Lex Friedrich, on a parlé d'une cassure dramatique entre Alémaniques et Romands. Qu'en pensez-vous ?
    - Ce résultat m'a personnellement surpris et beaucoup déçu, qui signale une véritable hostilité, dans notre pays, envers tout ce qui est étranger. Cela étant, ce résultat ne fait pas apparaître à mes yeux, un clivage particulier entre la Suisse romande et la Suisse alémanique. Avec la votation sur l'Europe, on a pu voir, déjà, que la ville et la jeunesse alémanique sont aussi ouverts que les Romands. Pour moi le grand problème n'est pas un clivage entre Suisse alémanique et suisse romande, mais entre une certaine conscience de la vie moderne, qui suppose une ouverture, et la crispation traditionaliste contraire. Je suis convaincu que le résultat de cette votation n'a rien à faire avec le contenu de la loi, mais que le mot étranger a suffit à effrayer. Ce qui est grave, alors, c'est que les cantons primitifs deviennnent représentatifs de la Suisse alémanique. Par ailleurs on a observé, chez certains de nos intellectuels, et par exemple sur la question du dialecte, une tendance à revaloriser nos origines et nos sources, avec d'étranges contradictions parfois. Ainsi un Otto F. Walter qui était contre la célébation du 700e anniversaire de la Confédération, en 1991, sous prétexte que notre démocratie ne valait pas la peine d'être célébrée, a invoqué la même démocratie pour s'opposer l'année suivante à l'Europe. Il y a là un problème lié à la perception de la ville. Ce qui est curieux, c'est que les villes ont toujours joué un rôle important dans le développement de l'histoire suisse, mais que l'idéologie nationale parle toujours des paysans. Cela se vérifie même chez la plupart de nos écrivains. Je n'ai rien contre le yodel, mais je trouve absurde que cette musique devienne le symbole de l'art suisse ! Il faut combattre ces clichés traditionalistes. La Suisse est un pays industrialisé, très moderne, avec les aspects positifs et négatifs que cela comporte.
    - Pensez-vous qu'il y ait une «culture suisse» spécifique?
    - Je ne me fais pas d'illusion sur les grands élans de curisosité réciproque, mais je crois qu'il y a des éléments de conscience culturelle commune, et cela commence par la langue. Chacun de nous dispose d'une langue maternelle, mais très tôt ensuite on prend conscience qu'il y a d'autres langues. Cela instaure aussitôt une relativité par rapport à sa langue. Cette disponibilité aux autres langues est un élément déterminant de notre conscience culturelle, qui a une dimension politique. C'est une chance pour notre pays. Il y a d'ailleurs, dans ce phénomène, une valeur dont l'idéal européen devrait s'inspirer. La culture germanique n'est pas une: il y a celle des deux Allemagnes, de l'Autriche et de la Suisse alémanique. Pareil pour la francophonie. Cette conscience de la relativité de la valeur de chaque culture, et de la diversité des cultures, vaut aussi sur le plan des religions. Je suis d'une famille catholique, né dans une ville protestante devenue, par les chiffres, une communauté catholique majoritaire, etc. Je n'ai pas de grande illusions sur le fait qu'on ait envie de se connaître mutuellement, mais je crois que le respect mutuel est un fait.
    - Vous qui avez-vous beaucoup voyagé, que vous semble l'image de notre pays à l'étranger ?
    - On a passé des clichés du pays paisible et merveilleux à un autre cliché des banques et des fonds juifs. Il y a aussi des clichés à l'intérieur. Nous étions une fois les meilleurs, puis nous sommes devenus les pires. J'appelle cela du Negativjodel. De nouveau nous faisons figure d'exception. A me yeux, la phrase la plus subversive, dans ce pays, consiste à dire que nous autres Suisses sommes assez moyens, avec des vertus et des vices. Quelque fois la critique des intellectuels me paraît ridicule, tant elle est manichéenne et bien pensante. Ce que je défends, pour ma part, c'est l'idée de la démocratisation de la démocratie. Il n'y a pas une démocratie suisse tombée du ciel, mais une évolution vers plus de démocratie. Depuis quand la démocratie existe-t-elle pour les femmes ? Une vingtaine d'années. Rappelez vous que Gottfried Keller, ce démocrate libéral, était encore contre le droit de vote à tous. La reconnaissance des quatre langues est aussi récente. Les lois en matière de sexualité et la neutralité ausi font partie d'un processus historique. Quand on réalise qu'au lieu d'une démocratie fixe, ce qu'on appelle démocratie a toujours dû se redéfinir sans cesse, on ne peut pas être si choqué de la situation actuelle. Le fédéralisme d'aujourd'hui doit évoluer, devenir peut-être plus régional et s'adapter à un autre fédéralisme plus large de niveau européen.

    - Pensez-vous que les crispations actuelles vont se radicaliser, ou êtes-vous plutôt optimistes ?
    - J'ai assez confiance en la tendance majoritaire ouverte de la jeunesse, même s'il y a aussi des jeunes parmi les traditionalistes et les racistes. Si la jeunesse est plus ouverte, ce n'est pas parce qu'elle est intrinsèquement bonne, ou plus humaniste que les aînés, mais parce qu'elle vit les mêmes problèmes qu'à l'étranger. La culture s'est internationalisée, et je crois qu'il y a une force des choses. Je ne crains pas qu'on reste indéfiniment dans son coin, mais qu'on perde maintenant des acquis en ne sortant pas de son coin. Ce qui me semble significatif, c'est que les questions les plus importantes ne sont plus à discuter en fonction de positions de partis. Le grand changement a été la chute du mur. Mais le mur était tombé depuis longtemps dans la tête des gens. Je n'ai pas fait des études littéraires mais des études de philosophie politique.

    - Vous tenez-vous pour un auteur engagé ?

    - La notion d'engagement est évidemment importante pour moi, marquée par l'époque de Sartre. Le premier livre dans lequel j'aie entrevue ma propre éthique est un sermon d'un jésuite du XVIIe, Antonio Vieira, un grand styliste. C'est un sermon de Saint Antoine aux poissons, contre les colonialiste portugais. Et dans ce sermon il dit que c'est un grand scandale que les poissons se mangent entre eux. Et c'est un scandale plus grand encore que les plus grands mangent les plus petits. Le contraire serait moins scandaleux, parce qu'un grand suffirait à nouri beaucoup de petits. J'ai écrit un long essai en introduction à la réédition de ce texte. J'ai relevé d'une part sa moralité, et son style. Dans les années soixante, il suffisait souvent d'avoir une bonne idée, un beau message pour faire de la mauvaise littérature. On m'a beaucoup attaqué parce que j'ai osé dire, à l'époque de la guerre du Vietnam, que les poètes tuaient les Vietcongs une deuxième fois par leur mauvaise littérature. J'étais contre cette guerre, au demeurant. Vieira me semblait donc combiner l'éthique et le grand style. Pour moi, je crois qu'il y a un moment moral dans le style même. C'est pourquoi j'étais très actif dans les associations d'écrivains. 
    - Quelle fut votre position par rapport au marxisme ?
    - Les écrits critiques du jeune Marx ont été très importants pour moi, Mais jamais l'explication de l'histoire comme une détermination à 100%. Et puis la naïveté académique et l'incompétence des pouvoirs marxistes m'a sidéré, notamment à Cuba et au Chili. Je me rappelle Cuba: l'agriculture y était une catatstrophe, du fait des choix de Castro plus que des Américains. Mêmne chose au Chili. Si Marx m'a apporté quelque chose, c'est dans l'attention qu'il a porté aux mécanismes économique et aux situations concrètes.

    - Quelles relations avez-vous entretenu avec Frisch et Dürrenmatt ?
    - J'ai été très ami avec Dürenmatt, et il était évidemment difficile de l'être des deux. Frisch avait des disciples. Quand il est mort, il s'est posé la question de savoir qui allait le remplacer. Qui deviendrait LA conscience ? Moi je n'avais pas le don d'être un disciple. Dürrenmatt était une espèce de roi, chez lequel il y avait du bon roi. Les discussons avec lui portaient le plus souvent sur le métier ou sur des choses concrètes. Dans les discussions, il n'était pas dogmatique mais sensible à la nuance. A un moment donné, il était très chic d'être contre Israël, et très compliqué de soutenir l'exisence d'israël tout en contestant la politique extérieur d'Israël... Nous relevions, Dürrenmatt et moi, ce genre de défis...
    - Pensez-vous qu'un écrivain puisse tout dire ?
    - Si j'écris un texte littéraire et que je parle de notre religion, je n'hésiterai pas à dire tout ce que je pense. J'hésiterai en revanche à l'égard d'autres religione, que je ne connaîtrais pas aussi bien, crainte de juger de trop haut. Il faut prendre position contre les totalitarismes, de quelque couleurs qu'ils soient. Comme je vous l'ai déjà dit, le clivage entre gauche et droite n'est plus significatif, tandis que le clivage s'accentue entre pluralistes et totalitaires. Avec les fondamentalistes qui me répondent par des bombes, je ne peux parler. Ce qui compte est qu'on puisse discuter. C'est cela qui compte. En ce qui concerne un Rushdie, l'incitation au meurtre m'a paru inadmissible. Je puis comprendre, cela étant, qu'on hésite à publier certains textes, même si je suis contre l'index catholique et sa nouvelle forme actuelle de la political correctness, qui attaque Mark Twain pour son prétendu racisme. Mais Sophocle n'a rien dit contre l'esclavage, rendez-vos compte... Tout serait donc  à réexaminer ? Que dirais-je, pour ma part, si ma maison d'édition projetait de publier Mein Kampf ? Et-ce que je l'accepterais ? Je ne crois pas. Pourtant je ne suis pas opposé à la publication de Mein Kampf.  Est-ce que la démocratie n'a pas à être démocratique au point de permettre cette lecture pour sa valeur documentaire ?

    - Comment faites-vous la différence entre particularisme et nationalisme ?
    - Dans le cas individuel, autant que dans une communauté, on ne se connaît que par les autre. C'est assez nouveau que la Suisse doive se définir comme Suisse. La Suisse doit se redéfinir par rapport à l'Europe. L'identité ne se définit pas dans une commission parlementaire ou une révue littéraire  Ce que je trouve intéressant, c'est d'envisager le rapport avec tous ceux qui nous entourent et par delà: la France, le Danemark, le protestantisme, etc. J'ai pour ma part, toujours eu un problème avec ce concept de l'identité. Il n'y a que les morts qui aient une identité définie 100%. mais si je prends mon existence, je suis Suisse, Alémanique, pratiquant de la langue allemande, influencé par l'autrichien Robert Musil et le Français d'Algérie Albert Camus. Comme intellectuel, je m'entends peut-être mieux avec un Brésilien qu'avec mon voisin de bistrot. Il y a donc toujours un système de relations et un lieu géométrique. C'est pourquoi je n'aime pas la guerre: parce que la guerre, c'est l'identité totale, fixée par l'uniforme, qui me cache l'être humain. Dans les idéologies c'est pareil, les autres sont réduits à tel ou tel type. Dans mes romans, ce qui m'importe est de raconter une situation: qu'il s'agisse du Brésil ou de la Californie. Ce n'est jamais l'individu comme tel qui m'intéresse, mais l'individu dans ses relations. Dans mon dernier roman, le jeune héros est considéré dans ses relations avec la société vue comme un théâtre.
    - Qu'en est-il alors de vos relations avec la gent animale ?
    - Il y a d'abord le roman consacré à Noé. Les animaux y jouent un certain rôle. Ils sont représenatifs de la Création. Ils puent, ils font du bruit. Et là, Noé dit: je ne sais pas où est la vie. Je vais donc sauver la possibilité de la vie. Dans ces histoires, le point de départ étaint purement littéraire. Je voulais écrire des fables. Et c'était clair que des fables modernes devaient intégrer le repoussoir de la société humaine. On parle des animaux dans des situatons crées par l'homme. Ensuite j'ai voulu une écrire une postface, et cela a donné un livre plus important que La mouche et la soupe. Ainsi Le coq prêcheur a-t-il été publié avant... J'étais fasciné par l'idée de ce bestiaire. Cela revenait à considérer l'unité de la condition humaine. Ces fables m'ont imposé une grande documentation. Si vous écrivez d'une manière méticuleuse, exate, vous arrivez à une sorte de surréalisme.
    - Vous qui dites détester les superlatifs, quels rapports entretenez-vous avec l'Absolu ?
    - Il y a un an, on m'a invité à faire un sermon dans le cadre d'un séminaire. Là, j'ai évoqué l'aspect religieux de quelques livres. Les Egouts c'est le problème du mal qui entre dans le monde. Je suis contre la pureté: je suis pour la canalisation. Hanna Arendt dit qu'elle est très intéressée par le péché dans la politique. Noé, pour moi, c'était l'homme le plus riche, qui comprend qu'un autre pourrait être à sa place. Noé devient juste quand il devient son propre remplaçant. Une phrase magnifique de la Bible dit que celui qui se perd se sauve. Dans les papiers du Déserteur engagé, il y a la définition du Dieu d'Immun. Pour Immun, personne ne peut supporter le monde ou la réalité en tant que telle. Alors il faut avoir une conscience qui est ouverte à tout et qi est prête à supporter cete totalité. Or il est vrai qu'un seul nom convient à cette conscience, qui est Dieu, lequel n'a rien d'un dieu d'église. Il y a là comme une ironie supérieure, dans ce Dieu dont la fonction serait de supporter sa propre création... Cette dimension m'a toujours intéressé. Dans mes études, en outre, j'ai toujours été intrigué par le thème de l'absurdité. Avec Dürrenmatt, j'en ai beaucoup parlé. L'absurdité survient quand il n'y a plus de sens (Sinnlos), mais un sens ouvert (Sinnfrei). La religion est-elle divisible ? Si vraiment Dieu est l'absolu, je ne peux permettre aux autres d'avoir un autre Dieu... Mais il y a un moment inexplicable dans la vie humaine: on peut dire beaucoup de choses d'un individu, pourtant il y a toujours un «reste». Peut-être est-ce notre secret ? La grande contradiction de l'homme, c'est de savoir qu'il est mortel et de vivre comme s'il était immortel...

    L'oeuvre de Hugo Loetscher est publiée aux éditions Diogenes. Plusieurs de ses romans et essais ont été traduits chez Fayard. Cet entretien date de son vivant.

    Le portrait de Loetscher (mal) reproduit ici est l'oeuvre de Varlin.

  • Michel Polac côté jardin

    littérature,journal intimeLe polémiste Michel Polac est mort à l'âge de 82 ans. A la fois journaliste, écrivain, cinéaste et trublion du petit écran, il avait créé en 1955 l'émission de radio Le Masque et la Plume sur France Inter, qu'il avait animée jusqu'en 1970. En 1981, il avait créé Droit de réponse, un talk-show provocateur et enfumé sur TF1. Présentateur de plusieurs émissions littéraires à la télévision, il avait également produit et réalisé des documentaires, notamment sur Céline. Il avait ensuite fait son grand retour sur France 2 en 2006-2007, formant avec Eric Zemmour un duo de polémistes redoutés dans. Il avait également longtemps fait une chronique littéraire dans Charlie Hebdo ».

    Michel Polac avait publié son premier roman La Vie incertaine, chez Gallimard, en 1956. Dans sa préface, l'auteur confesse : « On peut dire que j'écrivais pour ne pas me suicider. » Le propos n'étonnera pas les détracteurs du râleur. Les autres se diront que cet éternel pessimiste a mené sa barque, jusqu'à ses réunions de papys flingueurs avec ses vieux potes de Charlie Hebdo...

    littérature,journal intimeUne visite, en janvier 2000, à propos du Journal.

    L’antre de l’ours est le moins tape-à-l’œil qui se puisse imaginer. A l’étage d’une maison blanche, c’est tout intime et modeste, dans le genre bon vieux goût personnel de campagnol humaniste. L’homme est naturel au possible, un peu réservé d’abord, puis les yeux pétillants de malice. A ses côtés m’attendait Pierre-Emmanuel Dauzat, plantureux quadra au visage et aux yeux de bon bougre, autre genre de phénomène puisque ce familier des Pères de l’Eglise, qui a publié 250 traductions en vingt ans, pratique au moins dix-huit langues européennes et a « traité » quelque 800 pages par jour du monumental Journal, en trois semaines.
    Michel Polac se traite volontiers lui-même de fainéant, pourtant cet Oblomov à savates en peau de chèvre a rédigé, de 1980 à 1998, l’équivalent de 20.000 pages dactylographiées dans ce seul Journal. Quand je lui demande ce que ça fait de voir son texte retaillé par un tiers, il me répond que ça lui a permis d’y revenir comme s’il s’agissait de l’ouvrage d’un autre, en s’étonnant lui-même de son impudeur ou en souffrant de s’y voir souffrir.
    « J’ai commencé par lire la dernière année », m’explique Pierre-Emmanuel Dauzat, «où il m’est apparu que tous les grands thèmes étaient là: l’idée du suicide, le rêve de l’œuvre à faire, les lectures, les maîtresses, la parano, la maladie, la mort de la mère ; et c’est ce faisceau de thèmes qui, ensuite, a induit mon travail de réduction ».
    Celui-ci fait la part belle, aussi, aux préoccupations métaphysiques de Michel Polac, auteur d’un essai inédit intitulé Le Dieu impossible.
    « La question du sens de la vie m’a toujours hanté », poursuit alors l’affreux-jojo septuagénaire qui n’a jamais reçu la moindre éducation religieuse. « Vous y croirez ou non, mais la lecture de Teilhard de Chardin m’a fait un choc. Pourtant cette conception mystique de Dieu m’a toujours paru trop optimiste. Si je parle d’un «Dieu impossible», c’est que je perçois cette réalité comme insaisissable ».

    En l’écoutant parler, j’oublie le personnage public à dégaine de provocateur, retrouvant l’homme blessé de son Journal dont le parcours n’a rien de clinquant. Je le vois, tel qu’il se décrit, dans son jardin languedocien de La Borie, qui observe la rencontre d’un criquet unijambiste et d’une sauterelle, ou je me le rappelle qui raconte la longue, lente, insupportable fin de sa mère à laquelle il voue un tenace mélange de haine-amour. Du petit Juif humilié sous l’Occupation, marqué par la déportation de son père et la froideur de sa mère, à l’adolescent solitaire et tourmenté avide d’absolu, ou au routard de 20 ans et au traîne-patins de la bohème parisienne passé maître dans l’art de défaire ce qui a été fait, j’entends une voix mal assurée, angoissée, émouvante, sous les propos qu’il balance crânement à la cantonade : « J’emmerde les artistes, je n’ai pas de fonction, pas de don. Je suis un chercheur de vérité (j’étais) qui ne s’est jamais identifié avec les rôles qu’il a joués ou qu’on lui a proposés ».

  • Flash back sur Grounding

    Consacré à la chute de la maison Swissair, Grounding illustre un désastre significatif du néo-libéralisme. Rencontre avec le réalisateur Michael Steiner.

    Naguère jugé ennuyeux par d'aucuns, faute de toucher le grand public, le cinéma suisse connaît depuis quelque temps une nouvelle percée, avec des films alliant qualité (pas tous) et popularité. Après Achtung, fertig Charlie de Mike Eschmann et Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron, renouant avec le succès des Petites fugues ou des Faiseurs de Suisses , la meilleure illustration de cet heureux alliage est Mein Name ist Eugen de Michael Steiner, qui a déjà été vu par plus de 500 000 spectateurs en Suisse alémanique et sera projeté en Romandie à fin avril: un régal de fantaisie débridée sur fond de Suisse profonde anarchisante. Plus directement lié à un authentique drame national, Grounding fait à son tour un tabac découlant à la fois de l'intérêt exceptionnel du sujet du film, et du talent du jeune coréalisateur Michael Steiner (36 ans), rencontré à Zurich.

    - Comment la passion du cinéma vous est-elle venue?

    - Je suis le produit typique d'une génération nourrie de musique autant que d'images, de livres et de vécu intense. La culture pop m'a imprégné dès mon adolescence, où j'ai commencé à écumer les festivals Open Air et à écrire des papiers sur les concerts, dont je ramenais aussi des photos. Plus que l'Université, où j'ai fait de l'ethnologie et de l'histoire de l'art, c'est sur le tas que j'ai acquis ma véritable expérience. Question cinéma, un choc décisif a été la découverte du Brazil de Terry Gilliam. Les films de notre compatriote Xavier Koller, comme Das gefrorene Herz ou son Voyage vers l'espoir, exprimant la détresse des migrants, m'ont aussi interpellé. Ensuite j'ai basculé dans le monde du cinéma où j'ai alterné les films personnels, dont La nuit des Arlequins, cosigné avec Pascal Walder en 1996, et une quantité de travaux alimentaires, dans la pub, qui m'ont beaucoup appris.

    - Qu'est-ce qui vous a amené à adapter Mein Name ist Eugen?

    - C'est mon ami scénariste Michael Sauter (auteur des scénarios de Strähl et de Snow White, notamment, et coscénariste de Grounding, n.d.l.r.) qui m'a fait lire ce vieux succès de la littérature populaire alémanique de Klaus Schädelin, une histoire d'ados fugueurs à la Huckleberry Finn. J'y ai retrouvé ma propre enfance et, par exemple, la sensation des grands espaces «américains» que m'évoquait le Gothard quand nous passions le col avec mes parents pour aller en Italie. J'adore cette Suisse populaire, et cette course-poursuite des chenapans et de leurs vieux déjantés m'a permis de brasser toute une imagerie que j'ai transposée au début des années 60.

    - Vous attendiez-vous au succès phénoménal de ce film?

    - Je pensais qu'il plairait aux Alémaniques, mais sans imaginer un tel engouement... à vrai dire salvateur, puisque j'ai dépassé de 2 millions le budget prévu de 4 millions et que nous allions, avec la maison de production que je codirigeais, droit à la ruine!

    - Diriger des enfants vous a-t-il posé des problèmes particuliers?

    - En fait, tous les acteurs sont des enfants (Rires) avec lesquels il faut faire preuve d'attention et de sensibilité. Ma chance a été que les grands acteurs réunis dans le film m'ont énormément aidé à travailler avec les adolescents. C'est d'ailleurs ça que j'aime, moi qui aime les gens: j'aime faire confiance aux autres, si possible les meilleurs, dans leur partie du métier, lequel métier est évidemment collectif. Sur un tournage, je dirai que travailler avec les acteurs est mon job principal. Cela demande autant d'énergie que de tact.

    - Dans Grounding, les personnages campés sont en partie «joués» et en partie «réels». Une difficulté de plus?

    - Bien sûr, mais là encore je n'étais pas seul: le casting est décisif, avec des acteurs qui sont parfois très ressemblants physiquement, comme Hanspeter Müller-Drossaart qui incarne Mario Corti, ou plus «décalés», comme Gilles Tschudi qui impose «son» Marcel Ospel. Un travail documentaire approfondi a été réalisé en amont, à partir d'un livre qui est lui-même une mine d'informations. Six scénaristes ont collaboré, et le travail de Tobias Fueter, mon coréalisateur, a été capital. Le premier scénario était essentiellement économique. Ensuite, nous avons introduit l'aspect «soap» des histoires personnelles vécues à tous les niveaux, du steward au directeur de banque ou du conseiller fédéral au vieux cuisinier italien viré auquel son fils employé de banque essaie d'expliquer la logique néolibérale…

    - Comment avez-vous, personnellement, vécu la chute de Swissair, et pensez-vous que votre film puisse avoir un impact politique?

    - Sur le moment, je ne me suis pas rendu compte des dimensions du désastre, mais j'y ai tout de suite vu quelque chose de choquant et d'injuste. La préparation du film m'a révélé des drames personnels sous un autre angle, comme celui de Mario Corti, sorte de Sisyphe condamné à échouer malgré ses compétences et sa bonne volonté. Ce n'est pas un gâchis dû à quelques «méchants», mais à des gens dont la plupart pensaient plus à leur agenda qu'à l'intérêt général. Plus qu'une mise en accusation: un exposé des faits dramatisés par tous les moyens du cinéma. Ainsi, la bande-son stressante est là pour bousculer le spectateur, ensuite confronté au silence absolu du grounding, avec la terrible vision des avions cloués au sol. De quoi nous secouer salubrement: c'est en cela que le film a peut-être quelque chose de «citoyen», sinon de politique. Il nous confronte à une faiblesse dangereuse de la Suisse actuelle.

     

    Un film percutant et salubre

     

     

     

     

    Marcel Ospel, grand patron de l'Union de Banques suisses (UBS),  ne pouvait faire de meilleure publicité à Grounding qu'avec sa contre-offensive d'intimidation publique, mais celle-ci tombe à plat. Sans falsifier les faits, le film touche au cœur de la cible: il fait mal parce qu'il sonne vrai. Dans le rôle de Marcel Ospel, Gilles Tschudi se garde d'ailleurs de donner dans la caricature.

    Il y a certes du monstre froid chez le patron de l'UBS, mais il y en a de pires dans le film, dont le propos n'est d'ailleurs pas de leur faire endosser toute la responsabilité de la chute de la maison Swissair. Du moins les priorités du pouvoir de l'argent sont-elles établies, autant que l'arrogance des banquiers face aux plus hautes autorités fédérales. Or Grounding, qui échappe autant au manichéisme qu'à la sensation, ne se contente pas de les «dénoncer» vertueusement: il en illustre les tenants et les aboutissants humains, complexes.

    Le préambule, lancé à la même vitesse que les investissements mégalos des premiers responsables «historiques», contient tout ce qui suit, et ceux qui se succéderont pour pallier le grounding n'y pourront rien, à commencer par Mario Corti, superbement campé par Hanspeter Müller-Drossart, qui rend les nuances et les dilemmes de ce personnage de quasi-tragédie.

    Mené à un rythme effréné, avec des plans en incessants jeux de miroir d'une efficacité redoutable, sur un fond sonore réellement dérangeant, le film s'inspire des fictions documentées du genre JFK, d'Oliver Stone, ou de ceux de Michael Mann, l'une des références de Steiner, en combinant habilement documents d'actualité et fiction.

    Le climat n'en est pas moins «suisse», où la question fondamentale de la loyauté par rapport au contrat (valeur basique du pacte helvétique) dont la Swissair était un emblème, est traitée sérieusement.

     

  • La mort de Dominique de Roux

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    Lorsque Vladimir Dimitrijevic m’a annoncé, ce soir, la mort subite de Dominique de Roux, foudroyé à l’âge de quarante-deux ans par une crise cardiaque, un sentiment très étrange m’a saisi, mêlé de surprise et d’incrédulité, et j’ai revu ce personnage si brillant et si fluide, si à l’aise dans le monde, si vivant, si naturellement urbain et si sûr de lui, qui m’avait reçu une première fois en 1972 dans la pénombre de son grand appartement de la rue de Bourgogne – j’ai revu le pull de cachemire qu’il portait ce jour-là et je me suis demandé comment il se faisait qu’un type visiblement si bien dans son pull puisse mourir si brusquement sans crier gare ?

    Avait-il, lui l’intuitif fulgurant, le pressentiment que cette vie qu’il aimait d’une passion orientée par le sens des destinées personnelles, bien plus que par le sens de l’Histoire, lui serait ravie aussi tôt ? Ce n’est pas impossible. En tout cas, passé le premier saisissement, je me dis que cette mort en plein vol a quelque chose d’un paraphe, tout à fait dans le style à fulgurances de l’écrivain, signant finalement une œuvre étincelante et une vie comme en porte-à-faux avec notre époque.

    C’est qu’il y avait chez lui du vaillant mousquetaire, dont la pensée et la plume, à tout instant stimulées par le « plaisir aristocratique de déplaire », ne pouvaient séduire à gauche plus qu’à droite, et d’ailleurs de ma première lecture de L’Ouverture de la chasse me reste un souvenir mêlé de reconnaissance et de rejet. J’ai reconnu ma propre défiance, vécue dans les rues du Quartier latin en mai 1968, quand j’ai lu ces lignes écrites à chaud et publiées en juillet de la même année : « Il a fallu l’asservissement des adultes à leurs citadelles arriérées, à leur corps endormi pour qu’aux premiers fracas d’un bavardage poétique tournant au-dessus des émeutes ils se soumettent, s’avalent par rangs de taille, et donnent à penser à leurs fils qu’ils faisaient la révolution. » J’avais beau me sentir, moi aussi, fils en révolte : le délire rhétorique du troupeau m’avait rejeté dans les marges et je retrouvais exactement mon sentiment du moment en lisant ces lignes féroces : « Or ces fils, livrés à eux-mêmes, aliénés par des chimères, embusqués dans un surréalisme amolli, encrassé, se sont déchirés aux fourrés des mythologies révolutionnaires, au niveau de la culture générale. La crise spirituelle déguisée puis barbouillée de nihilisme à la manière des enfants, piégeait sa jeunesse, ses nouveaux mois, ses projets de révolution, tout ce qui une seule fois précède la mort. »
    Pourtant à l’adhésion succédait le rejet de la rhétorique ronflante réinvestie par notre d’Artagnan célébrant « le seul révolutionnaire » en la personne providentielle de Charles de Gaulle – non, décidément, là ça ne passait plus, et toujours j’ai regimbé devant les poses « historiques » d’un écrivain soucieux de marquer le siècle de sa propre trace héroïque à la Malraux et jetant au ciel ses métaphores par trop grandiloquentes à mon goût de descendant de chevriers helvètes : « Le monde a été conçu dans le feu, vient du feu et y retournera. Mais dans les sentiers du feu, une certaine décadence d’émeraude, symbole de la trahison vipérine du doute, de l’éternelle contestation du néant, détourne le feu de ses prolonges d’acier, vers les cloaques délicieux qui sont à la Jérusalem céleste de nos enfances rimbaldiennes ce que sont aujourd’hui à Istamboul les harems à pou¬fiasses couvertes de pierreries creuses pour touristes aveugles. »

    Pourtant ce style flamboyant, malgré le creux sonnant, m’en imposait tout de même par l’élan qu’il marquait, et l’éclat cerné d’obscurité d’une langue relançant la pensée poétique et la furia d’une critique inspirée, belle et rebelle.

    Aussi me plaît que Dominique de Roux se soit toujours affirmé contre le Nouvel Homme nivelé style Chigalev, tandis que, passeur, il servait les causes perdues de Céline ou de Pound, et celle non moins inconvenue alors d’un Witold Gombrowicz, révélé dans sa propre rébellion, ou qu’il fasse et fasse faire les Cahiers de l’Herne comme il a aidé à se lancer L’Âge d’Homme.

    C’était un romantique sans illusions qui luttait contre les abaissements de l’époque, un oiseau-phénix trop à l’étroit dans la cage du parisianisme, un romancier velléitaire quelque peu, champion de l’amorce, mais à retombées parfois décevantes, les feux de l’incendiaire éblouissaient plus qu’ils n’éclairaient, mais le défenseur était un honnête homme, je crois. Je ne sais trop ce qui lui a pris d’aller se jucher sur la jeep d’un général portugais, ni ne comprends bien son Cinquième empire, mais je suis triste de voir s’en aller si vite un type bien que, peut-être, j’aurais fini par rencontrer vraiment...

    Note de 1977, extraite des Passions partagées (2004)

  • Aventurier de style

    medium_De_Roux0001_kuffer_v1_.JPGDominique de Roux en 1972 (Paule Rinsoz)


    Le nom de Dominique de Roux (1935-1977) a longtemps suscité l’opprobre d’une fraction de l’intelligentsia parisienne, « politiquement correcte » avant l’heure, à une époque où faire l’éloge d’un Louis-Ferdinand Céline, notamment ne pouvait que relever du « fascisme ». Pratiquant le « plaisir aristocratique de déplaire » en anarchiste de droite, ce mousquetaire romantique mal fait pour La France de Jean Yanne, selon le titre d’un de ses pamphlets, était naturellement porté à défendre un maudit génial tel Ezra Pound (bel et bien égaré dans le fascisme mussolinien, celui-là) ou, avant tous les autres, le grand écrivain polonais Witold Gombrowicz, alors méconnu, qu’il révéla au lecteur français.

    Fin de race hanté dès sa jeunesse par le pressentiment d’une mort prématurée (qui frappa plusieurs de ses frères), ce fils d’une longue lignée aristocratique de Charente, fasciné par le général de Gaulle, se rêva un destin de héros stendhalien, à la fois homme d’action et écrivain engagé dans l’histoire contemporaine comme l’avait été un Malraux. Fondateur des Cahiers de l’Herne (où il fit célébrer Michaux, Borges, Jouve, Dostoïevski, et tant d’autres) et grand découvreur de l’édition parisienne, écrivain au style flamboyant quoique inégal, Dominique de Roux composa de brefs romans élégants et voilés de mélancolie (Mademoiselle Anicet, L’Harmonika-Zug, La jeune fille au ballon rouge, Maison jaune), quelques beaux essais très personnels (sur Céline, l’écriture de Charles de Gaulle et Gombrowicz) et un recueil de fragments aussi étincelants qu’irrévérencieux (notamment des propos sur Roland Barthes et Georges Pompidou, jugés scandaleux), intitulé Immédiatement et qui lui valut de perdre brutalement son poste de directeur littéraire aux Presses de la Cité, en février 1972.

    Habité par une vision politique à caractère poético-messianique, Dominique de Roux voyait l’accomplissement du gaullisme dans une sorte d’internationale pacificatrice, qui le fit s’engager dans la révolution portugaise de 1974 et dans la guérilla angolaise, au titre de conseiller personnel de Jonas Savimbi. Sous le couvert de reportages, il accomplit des missions pour le Renseignement français, ainsi que le révèle Jean-Luc Barré dans la passionnante biographie qu’il vient de consacrer à l’auteur du Cinquième empire, vaste chronique romanesque imprégnée par la dernière grande aventure de l’écrivain. Un autre aspect, plus intime mais combien révélateur, de la vie de Dominique de Roux est également éclairé en l’occurrence, tenant à ses relations de séducteur et d’amoureux plus profond, dont témoignent de magnifiques lettres recueillies par le biographe.

    - Comment, Jean-Luc Barré, situez-vous Dominique de Roux dans la littérature du XXe siècle ?
    - Je le vois d’abord comme un des acteurs majeurs de la vie littéraire, à la fois éditeur et écrivain comme le furent un Jean Paulhan ou un Jacques Rivière. Et outre, et le public le découvrira à la publication de sa correspondance : il m’apparaît comme l’un des derniers grands épistoliers de la littérature française.
    - Qu’avez-vous découvert en travaillant à cette biographie ?
    - Le coup de chance, et la principale découverte, a été le lot de plus de mille lettres inédites qui m’ont été remises, contenant une masse de renseignements sur le parcours de l’écrivain entre 1970 et 1977, où il vécut dans l’errance la plus totale. C’est l’occasion de lever le voile sur une trajectoire peu connue, dont il commente les étapes à ses correspondantes : les deux femmes qui ont le plus compté dans sa vie à part son épouse Jacqueline de Roux. En outre, je mets en lumière son engagement effectif dans les services de renseignements français et son rôle auprès du leader de l’UNITA, Jonas Savimbi.
    - Que cherchait-il au juste ?
    - On sent qu’il cherchait « le roman », l’Histoire en marche. Il a d’abord découvert, dans le personnage de Spinola, un personnage à la De Gaulle qui l’a fasciné. Engagé dans la révolution des œillets, il n’y a vu qu’une péripétie dans le genre de mai 68, mais c’est avec beaucoup plus de conviction qu’il a défendu la cause de l’UNITA…
    - Pourquoi, dans votre titre, le qualifiez-vous de « provocateur » ?
    - La provocation n’est pas chez lui, comme chez un Jean Edern Hallier, une fin mais un moyen. C’est une constante remise en question de tout ce qui tend à la sclérose, au conformisme et à l’uniformisation. D’où sa fascination pour les parias, les maudits et les univers parallèles. A tous égards, c’est un homme qui a sans cesse vécu dans l’urgence, conscient du fait que ses jours étaient comptés.
    - Quelle est, finalement, l’idée directrice qui se dégage de sa quête ?
    - Dominique de Roux me semble l’un des derniers écrivains de notre époque qui a pensé en termes d’universalité. Rêvant d’une sorte de communauté lusitanienne post-coloniale, il était ouvert au mélange des cultures et tout à fait opposé à l’apartheid. Le gaullisme lui avait fait entrevoir une troisième voie. Ce qui me frappe chez lui, c’est le refus de souscrire à une identité qui enferme. En dernier ressort, on sent en outre que tout pour lui devait aboutir à la littérature. Telle est d’ailleurs la dernière issue de sa vie.

    Jean-Luc Barré. Dominique de Roux le provocateur. Fayard, 651p.
    Dominique de Roux, L’Ouverture de la chasse. Le Rocher. Réédition d’un recueil d’essais percutants, notamment sur Mai 68, Sollers, Jean Edern Hallier, Marcuse, Brancusi, Gombrowicz et l’Internationale après-gaulliste.

  • L'échappée libre

     

     

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    Carnets de JLK: bilan de sept ans de blog. 3400 textes. 20.000 visites par mois. Avant d'autres échappées...

    Il y a sept  ans, dès juin 2005,  que j’ai entrepris la publication quotidienne de ces Carnets de JLK, comptant aujourd’hui  3400 textes et visités chaque jour par 500-800 lecteurs  fidèles ou renouvelés, dont la plupart me sont inconnus alors que de vraies relations personnelles se sont établies avec quelques-uns, parfois fructueuses. Sans les avoir jamais rencontrés, je me suis fait d'éventuels complices de Raymond Alcovère et de Bona Mangangu, dont j'ai rendu compte des livres dans le journal 24Heures, comme aussi de Philippe Rahmy, poète au verbe inouï, et de François Bon, dont on connaît le travail considérable sur Remue.net et Tierslivre, à côté de son oeuvre d'écrivain; en mars 2008 de Pascal Janovjak, à Ramallah, avec lequel j'ai échangé une centaine de lettres, en ligne sur ce blog - expérience reprise récemment avec fruit dans un échange d'épistoles avec Daniel Vuataz, jeune auteur  vaudois que je crois de bel avenir. De même ai-je apprécié les  échanges avec  Frédéric Rauss, Françoise Ascal, Bertrand Redonnet en Pologne, Jalel El Gharbi à Tunis, Miroslav Fismeister à Brno, Philippe Di Maria à  Paris - ces cinq derniers blogueurs-écrivains ayant apporté leur contribution au journal littéraire Le Passe-Muraille, et je ne dois pas oublier quelques fidèles lecteurs, dont Michèle Pambrun ou les pseudonommés Feuilly et Soulef, entre beaucoup d'autres... et je pourrais citer désormais les nombreux liens personnels nouveaux établis via Fabebook, notamment avec Angèle Paoli, dont le blog Terres de femmes est référentiel, les écrivains Helene Sturm et Lambert Schlechter, Jacques Perrin ou Pierre-Yves Lador, Antonin Moeri, Alain Bagnoud ou Jean-Michel Olivier, les libraires Claude Amstutz et Jean-Pierre Oberli, les lectrices Anne-Marie Gaudefroy-Baudy et Anne-Marie Brisson, Fabienne Kiefer-Robert ou Gilda Nataf, Claudine Redon ou Jacqueline Wyser,  et tant d'autres...

    Journal intime/extime
    Jamais, à vrai dire, je n’aurais imaginé que je prendrais tant de goût à cette activité si contraire apparemment à la silencieuse et solitaire concentration que requiert l’écriture. Or restant à l’écart du clabaudage souvent insane, vide ou vulgaire qui s’étale sur le réseau des réseaux, il m’est vite apparu que tenir un blog pouvait se faire aussi tranquillement et sérieusement, ou joyeusement selon les jours, en toute liberté ludique ou panique, que tenir un journal intime/extime tel que je m’y emploie depuis 1966 d’abord de façon sporadique puis avec une régularité et une densité croissantes, rédigé depuis 1973 dans une quarantaine de carnets noirs à tranche rouge de marque Biella, dont la dactylographie et les enluminures remplissent une vingtaine de grands cahiers reliés de fabrication chinoise – l’ensemble redécoupé ayant fourni la matière de quatre livres représentant aujourd'hui quelque 1500 pages publiées, dans L’Ambassade du papillon et Les passions partagées, Riches Heures et, tout récemment, Chemins de traverse.littérature,journal intimelittérature,journal intimelittérature,journal intimelittérature,journal intime

    Blog-miroir et blog-fenêtre
    A la différence de carnets tenus dans son coin, le blog est une pratique qui a ses risques, essentiellement liés au fait qu’on écrit quasiment sous le regard du lecteur et en temps presque réel. L’écriture en public, parfois mise en scène dans tel ou tel salon du livre, m’a toujours paru artificielle, voire grotesque, et je ne me sens pas du tout porté, à l’ordinaire, à soumettre au regard anonyme un texte en cours d’élaboration, dont je réserve l’éventuelle lecture à ma seule moitié ou à quelque autre proche. Si je me suis risqué à dévoiler, dans ces Carnets de JLK, une partie des notes préparatoires d’un roman en chantier, et l’extrait d’un ou deux chapitres, je me garderai bien d’en faire plus, crainte d’être déstabilisé d’une manière ou de l’autre.
    littérature,journal intimeMais on peut se promener à poil sur une plage et rester pudique, et d’ailleurs ce qu’on appelle le narcissisme, l’exhibitionnisme ou le déballage privé ne sont pas forcément le fait de ceux qui ont choisi de « tout » dire. Ainsi certains lecteurs de L’Ambassade du papillon, où je suis allé très loin dans l’aveu personnel, en me bornant juste à protéger mon entourage immédiat, l’ont-ils trouvé indécent alors que d’autres au contraire ont estimé ce livre pudique en dépit de sa totale franchise. Tout récemment,un effet de réel assez vertigineux m'a valu, après sa lecture de Chemins de traverse, la lettre d'un tueur en série incarcéré à vie me reprochant d'avoir parlé de lui comme d'un mort-vivant, ainsi qu'on le qualifie dans la prison où il se trouve toujours. Or le personnage lisait visiblement ce blog avec attention. Cet épisode n'a manqué de me rappeler certaines précautions à prendre dans l'exposition de nos vies sur la Toile, mes proches en ont frémi et je tâcherai d'être un peu plus prudent dans ma façon d'aller jusqu'au bout de ce que je crois la vérité, en les ménageant un peu mieux... 

    Une nouvelle créativité

    Si la tenue d’un blog peut sembler vaine (au double sens de l’inutilité et de la prétention vaniteuse) à un littérateur ou un lecteur qui-se-respecte, l’expérience personnelle de la chose m’a prouvé qu’elle pouvait prolonger, de manière stimulante et enrichissante, voire libératrice du point de vue du jaillissement des idées et des formes, une activité littéraire telle que je la pratique, partagée entre l’écriture continue et la lecture, l’ensemble relevant du même atelier virtuel, avec cette ouverture « inter-active » de plus.
    Ayant toujours été rebuté par la posture de l’homme de lettres confiné dans sa tour d’ivoire, autant que par l’auteur en représentation non-stop, et sans être dupe de la « magie » de telle ou telle nouvelle technologie, je n’en ai pas moins volontiers pris à celle du weblog sa commodité et sa fluidité, sa facilité de réalisation et son coût modique, sans éprouver plus de gêne qu’en passant de la « bonne vieille » Underwood à frappe tonitruante à l’ordinateur feutré. Bref, le blog n’est pas du tout pour moi la négation de l’écrit : il en est l’extension dont il s’agit de maîtriser la prolifération; et Facebook est aujourd'hui un nouveau vecteur qui étend, exponentiellement, les relations virtuelles d'un blog, jusqu'aux limites de l'insignifiance océanique. J'ai actuellement 2300 amis sur Facebook. La bonne blague ! 

    littérature,journal intimeDe l’atelier à l’agora
    Michel Butor, dans l’évocation de sa maison A l’écart, parle de son atelier à écrire comme le ferait un artisan, et c’est ainsi aussi que je vois l’outil-blog, entre le miroir et la fenêtre, le capteur nocturne (ah le poste à galène de mon grand frère !) et l’émetteur privé (ici Radio Désirade…), dans le tourbillon diffus et profus de l’Hypertexte.
    Un blog est enfin une nouvelle forme de l’Agora, où certains trouvent un lieu d’expression personnel ou collectif à caractère éminemment démocratique (d’où la surveillance bientôt organisée que lui apliqueront les régimes autoritaires), une variante du Salon français à l’ancienne qui voit réapparaître le couple éternel des Verdurin, ou le dernier avatar du Café du commerce.
    N’ayant plus trop le goût des chamaill
    eries littéraires ou idéologiques, et moins encore celui de la tchatche pour ne rien dire, je me suis gardé d’ouvrir ce blog à trop de « débats brûlants », et c’est ainsi qu’en un an les commentaires (4610 à ce jour) n’ont guère proliféré ni jamais tourné à la prise de bec ou de tête. Tant pis ou tant mieux ?
    Quoi qu’il en soit la nave va... 

    RicheCouve.jpgDu blog au livre. Réponse à Jacques Perrin et Raphaël Sorin.

    Elle va même si bien qu'au début de mai 2009, une partie du contenu de ce blog a fait l'objet de la publication d'un livre, sous le titre de Riches Heures, constitué comme un patchwork et qui essaie de rendre le son et le ton de ces notes quotidiennes dans la foulée des deux gros volumes de Carnets que j'ai publiés chez Bernard Campiche et qui ont fait l'objet de deux prix littéraires appréciables en Suisse romande. Sans la proposition de Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse aux éditions L'Âge d'Homme, d'accueillir un florilège tiré d'un corpus d'environ 5000 pages, il est probable que j'en serais resté au blog, étant entendu que mes carnets existent par eux-mêmes sur papier. Autant dire que l'exercice relève de l'essai, dont seul le lecteur jugera de la réussite. En ce qui me concerne, toute modestie mise à part, j'aime bien ce petit livre. C'est une manière d'autoportrait en mouvement à travers mes lectures du monde, il est plus facile à emporter le long des chemins qu'un laptop et j'y ai borné mes notes très personnelles, voire privées, à des fragments le plus souvent brefs et datés, reproduits en italiques.

    Ces Riches Heures ont paru avec le sous-titre Blog-Notes 2005-2008, mais ce n'est pas de mon fait, et je me demande si c'est une bonne idée... Dans une très généreuse présentation de ce livre sur son blog, Jacques Perrin  (http://blog.cavesa.ch/) relève justement que la forme de ce livre reste tout à fait dans les normes conventionnelles du texte, sans l'iconographie et les multiples jeux qu'elle permet sur un blog, dont je ne me prive pas. Cela étant, je tiens à souligner le fait que les possibilités nouvelles de l'outil-blog ont été, dans le processus arborescent de mon écriture, une stimulation tenant à la fois à l'interactivité et aux virtulaités plastiques de ce support. C'est grâce au blog que j'ai amorcé, avec mon ami photographe Philip Seelen, le contrepoint image-texte du Panopticon, et c'est également grâce au blog que j'ai développé mes listes de Ceux qui, accueillies ensuite par l'édition numérique Publie.net de François Bon et son gang. Grâce aux réseaux de l'Internet, les 150 lettres que j'ai échangées avec Pascal Janovjak, jusqu'à la période dramatique de Gaza, ont pu exister quasiment en temps réel, et la question de leur publication éventuelle s'est posée à nous, mais leur non-publication ne les ferait pas moins exister. Dans la foulée, j'ai d'autres  d'autres séries comme celle des proses brèves de La Fée Valse et de mes Pensées de l'aube et autres Pensées en chemin, qui devraient aboutir à un triptyque.

    Benjamin7.jpgAngelusNovus.net

    Et  c'est alors que j'aimerais faire une remarque, liée à une grande lecture, remontant àl'automen dernier, des écrits de Walter Benjamin resitués chronologiquement par Bruno Tackels dans son essai biographique paru sous le titre de Walter Benjamin, une vie dans les textes. On sait que, comme il en est allé de Pessoa, les textes de WB ont été publiés pour majorité après sa mort. Or il est possible que, comme le relève d'ailleurs Bruno Tackels, la publication sur le domaine public d'un bloc eût particulièrement convenu à WB. Je me le suis dit et répété en constatant que je m'étais éloigné, ces dernières années, du Système éditorial ordinaire, avec lequel WB a toujours eu un rapport délicat. Dieu sait que je ne me compare pas à ce génie profus, mais l'expérience est significative, que recoupe la récente auto-pubication du dernier livre de Marc-Edouard Nabe sur son site. Est-ce une alternative intéressante à l'édition mainstream ?  Je n'en suis pas sûr du tout. Notre liberté  devrait respecter la liberté de tout un chacun et j'aime assez qu'un jeune écrivain continue de rêver de gloire via Galligrasseuil !      

    J'ai été content, pour ma part, de publier mes Riches Heures sous forme de livre, mais le travail amorcé par François Bon & Co à l'enseigne de Remue.net et de Publie.net me semble ouvrir de nouvelles perspectives qui vont changer,je crois, le rapport de l'auteur avec le Système éditorial ou médiatique. Raphaël Sorin voit bien qu'un lecteur-critique-écrivain ne dénature pas forcément son travail en pratiquant l'art du blog - je dis bien l'art du blog, car c'est ainsi que je le vis, bien plus librement aujourd'hui que sur papier journal où le nivellement du Système se fait de plus en plus sentir au détriment de l'art de la lecture. Mais il n'y pas que ça: quelque chose est en train de se passer dont nous pouvons, chacun à sa façon, devenir les acteurs. Walter Benjamin eût-il dit, comme Alain Finkielkratut, que l'Internet est une poubelle ? C'est fort possible. Mais j'aime à penser qu'il l'eût écrit sur son Blog, à l'enseigne évidemment d'Angelus Novus.net.

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    littérature,journal intimeAux dernières nouvelles, un nouvel éditeur qui a l'âge d'un mec qui eût pu être  mon fils, du nom d'  Olivier Morattel, ayant publié un livre surpremamt, Au point d'effusion des égouts, d'un youngster qui aurait l'âge de mon petit-fils, nommé Quentin Mouron, m'a proposé de publier un livre avec lui sur papier bio. J'ai marché à l'enthousiasme.

    littérature,journal intime J'ai horreur de ceux qui, en Suisse romande, freinent à la montée, comme disait mon ami Thierry Vernet. Les éditeurs jaloux de leurs auteurs et qui se bouffent le museau entre eux, dans nos provinces chiffonnées par la morgue de Paris,   m'ont un peu fatigué. Je le chante donc sur mon blog, Facebook, Twitter & Co: à bas les bonnets de nuit et les rabat-joie, et vive la littérature vivante qui se joue de toutes les formes et de tous les genres ! Après mes Chemins de traverse; lectures du monde 2000-20005, je publierai tantôt La Fée Valse, recueil de proses onirico-satirico-poético-érotiques et un Cantique suisse, aux éditions d'autre part, constituant mon Abécédaire passionnel d'un étrange pays, d'Absinthe à Zouc, avant une nouvelle tranche de carnets 2006-2012 qu'Olivier Morattel m'a promis d'éditer en 2013, si je ne l'ai pas ruiné entretemps. Son titre m'est déjà tout un programme vécu: L'échappée libre...

     

  • Au présent absolu

     

     

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    Il n’y a pas une poésie du passé qui s’opposerait à celle du présent: il n’y a qu’un saisissement, d’angoisse ou d’émerveillement, de l’être qui se reconnaît au monde et l’exprime par le cri ou le chant, qui me fait le contemporain instantané du poète T’ang lorsque je lis: “Où donc s’enfuit la lumière du jour ? Et d’où viennent les ténèbres ?”

    Je vois ces idéogrammes sans les comprendre, mais c’est alors qu’il m’apparaît que les mots parlent en deça et au-delà des mots, comme le corps se fait âme lorsqu’il danse, et quand je dis le corps “en chinois” je pressens qu’il est corps du pain et du vin et que son âme le déborde et le prolonge tant dans les sept sens que dans les songes de la mélancolie.

    Tout à l’heure, et c’était en l’an 700, là-bas à la corne du bois je fermais les yeux dans le parfum du soir et je traduisais en murmure ces traits ailés de pinceau depuis des siècles redevenu poussière: “Des jeunes filles se sont approchées de la rivière; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars; on ne les voit pas, mais on les entend rire; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements”.

    Et mille deux cents ans plus tard, rentré dans ma trappe, j’avais les yeux ouverts sur le journal et je me rappelais les mots de Tou Fou: “A la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’Empereur n’est pas satisfaite!”

     

    264c0cd5e7cd88ee9d20398e40657ef8.jpgCalligraphie de Fabienne Verdier

    Peinture ci-dessus: Fabienne Verdier, détail de Maturare No1, L'Esprit de la montagne, 2005.

  • Au Jardin

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    Des ressources lyriques de la culture potagère. De la lecture de la Vie de Rancé au jardin de curé de La Désirade. Où la mort se trouve priée à goûter.

    Ce que je préfère, c’est le fumet de plant de tomate en relisant La vie de Rancé, là vraiment je lévite. Ou reprendre n’importe où La Recherche avec le regard imbibé du jaune tendron de la fleur de courge, ça aussi c’est le nectar, ça et tant d’autres choses que jamais jusque-là je ne pensais trouver au jardin.

    C’est que l’image de Candide se retirant derrière sa haie de buis m’avait toujours paru le bas bout de la régression, style troisième âge à flanelle et nains de terre cuite. Tout ce que j’avais envoyé valdinguer à l’âge de refaire le monde se trouvait en somme symbolisé par ce carré confiné: tout le grégaire et le trantran suissaud, tout le côté chasseur de limaces et vieux sage en pot: tout cela me remplissait de fureur à peine adoucie par le fait que mon père aimable, et le père de mon père, participaient eux aussi à la conspiration.

    Hélas, combien d’années aurai-je ignoré le goût de la feuille de chou-fleur crue, que j’associe désormais à la lecture d’  Ecuador et à ce moment bleu-vert, frais et croquant, des fins de matinées, après une longue pluie de juillet, quand le Haut Lac fume et que ça sonnaille à tout drelin dans le val suspendu.

    Tant de saveurs ignorées par blasement d’époque ! Mais n’est-ce pas le propre de cette fin de siècle au jouir sommaire et au savoir vague, qui prétend avoir fait le tour de tout et s’en ankylose de mélancolie alors que tout reste à goûter, bonnement offert sur un plat ?

    medium_Widof12.2.JPGAu moins me suis-je assez rattrapé, ces derniers mois, depuis que j’ai commencé d’arracher un carreau à la jachère du jardin de curé de La Désirade, puis un autre et un autre encore, sans me presser ni cesser de lire ou de psalmodier à portée de voix de celle que j’aime.

    On sait le hasard des rencontres, ou plus exactement ce mélange d’imprévisible et de nécessaire qui fait se croiser deux destinées ou soudain apparaître l’évidence de la parenté liant la tomate verte à Chateaubriand.

    De relire une fois de plus La Vie de Rancé m’avait rappelé nos premières lettres d’amour, et celles ensuite d’année en année qui racontaient notre histoire en filigrane, et me revint le parfum à la tomate fraîche de ma jeune fille en fleur.

    A un moment donné, plus rien ne compte qu’un certain bonheur de phrase. Ce matin dans le jardin les tomates sentaient la jeunesse des corps et c’est cela même qui me touche tellement dans les pages que je lisais sur la vie qui file d’une lettre à l’autre, le premier mot qu’on écrit dans la transe et ceux qui suivent tous les jours, puis l’érosion, ou l’émiettement, l’effondrement parfois, la chute à pic d’une seule lettre de rupture, ou l’étirement des déchirures et des imaginations vengeresses, ou pour nous deux la fidélité plus lente et les détails bonifiés dont nos gestes seuls et nos regards, nos moindres inflexions formaient toute l’écriture à l’instant quintessenciée en parfum juvénil sur les petites terrasses balinaises de mes plants de tomate.

    Puis une autre sensation ancienne me revint en remuant les cailloux brenneux, une sensation de terreur douce.

    Je m’étais retrouvé à marcher à travers champs avec le père de mon père, je revois nettement la petite gare au milieu des prés et le seul chemin montant vers nulle part où se déploie soudain un parterre de jonquilles comme je n’en ai jamais vu, puis c’est la ferme dans un repli et, dans la cuisine enfumée de la ferme, la vieille tante à mains sèches que j’entends encore parler, baissant la voix, d’un certain individu qui rôde de par le pays et fiche le feu aux fenils, et le soir que je suis conduit à la grande chambre froide juste en dessus d’où je continue d’entendre l’inquiétant murmure, et j’ai de la peine à me faire à la matière fluide et dure à la fois du petit oreiller rempli de noyaux de cerises, je n’arrive pas à m’ôter de l’imagination que l’individu se dissimule derrière telle horloge jurassienne ou dans l’ombre de telle armoire, et comme une douceur m’apaise cependant, mon grand-père a dû me rejoindre et c’est maintenant lui qui joue le spectre en chemise de nuit, et je perçois bientôt une sorte de bruissement dans l’oreiller, et je vois peu après se déployer l’arbre immense dans la brise de la nuit, oui tout cela me revient pêle-mêle tandis que la terre que je sarcle se remet à respirer.

    L’idée d’ Ecuador qu’on puisse courir sur l’océan soudain solidifié, la formidable partie de rollerskate qu’évoque ce journal de voyage m’a fait imaginer à mon tour, je ne sais pourquoi, la coupe de la terre en transparence: du jardin aux fourneaux enfouis des volcans mexicains tout communiquait soudain, et mes siècles de lecture.

    Aux îles Bienheureuses, trente ans plus tôt, dérivant entre d’incertaines amours, mais accroché au bois flotté des livres, je voyais déjà tout comme ça: comme un ensemble relié dessous par un même socle et dessus par de fulgurantes flèches. Dans les Cyclades un squelette de chien dans le sable me faisait communier avec un vice-consul ivre à Cuernavaca, ou le goût de la figue de Barbarie dans la fraîcheur du matin s’alliait au nom de Nietzsche sur un livre trempé d’eau de mer que j’annotais au crayon violet au milieu des hippies.

    medium_Widoff21.JPGLa terre en coupe est comme un rêve d’enfant: un merveilleux terrier à étages où l’on descend et remonte à n’en plus finir par tout un réseau de galeries fleurant la vieille farine et les fleurs séchées. Il y a des greniers et des cachettes: c’est là qu’on range les réserves de fruits et les chaînes de saucisses, les jarres et les barriques, les souvenirs de toute sorte. Il y a des balcons de bois d’où l’on surplombe tout le pays et les montagnes d’en face, selon la lumière, forment tantôt un dernier diadème himalayen et tantôt une cordilière pelée.

    Les mains dans la terre je divague. Je creuserais bien jusque de l’autre côté, comme lorsque je me suis fait azorer pour grave atteinte à la pelouse familiale, ce jour de l’été de mes sept ans où j’avais décidé de partir à la rencontre des Têtes Bêches à corps peints.

    Résumé de la situation: nous sommes au jardin pour toujours et convions la mort à goûter nos tomates. Les anges envient notre miam miam.

    littérature,poésie(Ce texte est extrait du recueil intitulé Le Sablier des étoiles, paru chez Barnard Campiche en 1999).