UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Cingria en traversée

b159762de82b36d76e81176d91c8fc05.jpg
Le génie de Cingria illustré avec une épatante et compétente allégresse par Anne-Marie Jaton.
« Personne ne sait que c’est notre plus grand écrivain », déclarait Jean Paulhan au lendemain du fiasco du premier volume des Oeuvres complètes de Charles-Albert Cingria qu’il publia en 1948 sous le titre Bois sec bois vert. Or même si le superlatif exclusif se discute, le fait est que, plus de cinquante ans après la mort de Cingria à Genève (le 1er août 1954), son œuvre continue de susciter de ferventes passions dont témoigne notamment le considérable Dossier H paru à L’Age d’Homme en 2004 et réunissant hommages et témoignages de hautes volée, entre autres études et inédits. Jusque-là, cependant, à part la première monographie consistante de Jacques Chessex parue en 1967 dans les Poètes d’aujourd’hui de Seghers (réédité à L’Age d’Home l'an dernier), aucune approche globale ne permettait au lecteur non initié de se faire une idée claire et complète de cette œuvre absolument originale (et parfois déroutante pour qui y entre au hasard) qui se déploie (index compris) en 18 forts volumes dans la première édition de L’Age d’Homme que devrait suivre une nouvelle version critique.
Or c’est le mérite éclatant d’Anne-Marie Jaton, professeur de littérature française à l’Université de Pise, de produire cette introduction qui échappe absolument à toute forme de pédantisme académique ou de réduction pseudo-scientifique, dans son ouvrage de 137 pages intitulé Charles-Albert Cingria ; verbe de cristal dans les étoiles où l’essentiel des tenants et des aboutissants de l’œuvre, de sa substance et de ses modulations dans les genres et les formes, de ses sources spirituelles et intellectuelles, de son déploiement symphonique et des tournures inouïes de son style est à la fois détaillé et très pertinemment illustré. « Citer Cingria est toujours dangereux parce qu’il a l’art (décidément pervers pour le commentateur )de se contredire à tout moment », écrit Anne-Marie Jaton à propos de l’érudit, mais c’est pour mieux illustrer la propension polyphonique et polysémique d’une écriture qui ne vise pas à dire tout et son contraire mais à éclairer les multiples facettes d’un monde incessamment divers et mouvant.
« Je sais bien que je dirai le contraire tout à l’heure, mais tout à l’heure est tout à l’heure et ce n’est pas maintenant », écrivait aussi bien Cingria, qui parlerait de maintenant avec autant de sagacité fusillante que de tout à l’heure. Et c’est en suivant le mouvement, en se coulant dans la vague des phrases et de leurs moires, en mimant la démarche de l’écrivain et en l’éclairant avec autant de bienveillante malice que de pertinence, en éclairant tous les aspects d’une œuvre kaléidoscopique et, surtout, en montrant la cohérence organique et l’unité d’inspiration du poète, qu’Anne-Marie Jaton réussit à dire qui fut plus exactement le légendaire vélocipédiste aux mille anecdotes plus ou moins cocasses, tenu pour un infréquentable par les uns (Gide l’avait en grippe et Drieu rêvait d’en débarrasser la NRF) et pour un fumiste ou un raté pique-assiette par les autres, avant que l’entier de son œuvre apparaisse dans son formidable persistant éclat.
Anne-Marie Jaton, s’appuyant sur la précieuse chronologie biographique établie par Jean-Christophe Curtet (qu’on trouve dans le dossier H (pp. 467-490), ne s’attarde point trop sur le parcours de Cingria né en 1883 à Genève dans un milieu cosmopolite artiste (sa mère et son frère Alexandre sont peintres) qui l’encouragera dans son mode de vie bohème, tout entier consacré à l’écriture ou à l’étude de la musicologie et de l’histoire médiévale. Dès son jeune âge, Charles-Albert sera nomade, avec quelques points de chute à Constantinople (dans sa prime jeunesse) puis en Italie, à Paris (rue Bonaparte), à Fribourg, à Lausanne, selon les périodes. Le meilleur de son œuvre se débite d’abord dans ses lettres mythiques, puis dans les centaines de petits textes qu’il donne à quantité de revues françaises (de Bifur à La Parisienne, avant la NRF de Paulhan) ou suisses, entre autres journaux de toute sorte, et parallèlement dans les plaquettes poétiques éblouissantes (Le canal exutoire, Enveloppes, Musiques de Fribourg) et autres ouvrages savants (La civilisation de Saint-Gall, Pétrarque) qui ponctuent son itinéraire de présumé parasite social.
« Charles-Albert Cingria a l’âme d’un poète et l’écriture d’un poète », écrit Anne-Marie Jaton en précisant que nul vers n’est jamais venu à ce grand lyrique de la prose, dont le psaume qu’il élève à la réalité est à égale distance du réalisme et du surréalisme, écrivant au jardin public voisin : "c’est violet violent un pigeon, c’estr rose tendre cendré, c’est arsenical et adipeux ». La poétique de Cingria est « de l’écart », précise l’auteur, autant que « de la joie ». S’il est né dans la ville de Calvin et d’Amiel, rien chez lui de l’introspective rumination ni de la culpabilité morose, mais une constante louange au monde révélé qui, comme chacun ne s’en doute pas forcément, «est une grande hostie de neige craquante »…
Un singulier génie de la formule et de l’épithète, de l’image et de la définition, caractérise l’écriture de Charles-Albert (on le désigne par son prénom comme Jean-Jacques, ce Rousseau qu’il continue comme il continue Rimbaud…), dont Philippe Jaccottet écrit qu’ »il ne pouvait rien dire qui ne fût comme repeint de frais, drôlele , tonique, exquis. » Et les exemples suivent. Voici le narrateur qui tousse « comme une girafe à l’agonie », que l’herbe est « aussi douce et aussi fraîche qu’un ventre frissonnant de perroquet », qu’un escalier « sonne sec comme des noix », que telle lune est « fine comme un cil de vieillard » ou que le ruban de sa machine à écrire est devenu « comme une violette exténuée qu’étreint une fourmi albinos ».
Anne-Marie Jaton montre bien l’attention extrême portée aux premiers plans de la réalité (un chaton, un cruchon, un gamin aux joues de gamine, une couleuvre fuyant entre deux eaux) et aux moindres objets, ce qui ne signifie en rien sacrifier à la platitude du « quotidien ». Sans s’attarder beaucoup à la pensée de ce thomiste « évhémériste » (pratiquant donc l’absorption de l’Antiquité païenne) proche de Chesterton et de Claudel (qui l’estime fort), dont l’ontologie poétique cristallise dans certains textes d’une prodigieuse densité (tel Le canal exutoire), l’auteure (l’auteuse, l’autrice ?) n’illustre pas moins ce qui fonde en unité cette œuvre byzantine et chatoyante à laquelle on ne cesse de revenir pour s’y tonifier.
On pourrait craindre certains rapprochements inattendus entre Cingria et Barthes, Blanchot ou Céline, proposés ici par Madame la professeure (professoresse ?), mais pas du tout : la façon de resituer le prosateur dans la modernité littéraire n’a rien ici de factice, et les observations portées sur l’usage très particulier du soliloque, du dialogue, de l’auto-interview ou de l’oralité sont aussi intéressantes que les investigations nouvelles sur le Moyen Age chrétien selon Cingria ou ce qu’il cherche dans la filiation musicale ou verbale du plus haut lyrisme excluant toute psychologie…
A propos de psychologie, ce livre ne s’attarde pas non plus à la « blessure profonde » que constitua sans doute le penchant pédérastique de Cingria, qui lui valut un procès en son jeune âge (pour avoir peloté des chenapans sur une plage romaine) et une réputation tenace dont l’essentiel est sans doute surfait. Cingria « homosexuel » ou « pédophile » refoulé ? Les termes vont mal à ce solitaire farouche dont les écrits ne trahissent pas la moindre « histoire » affective ou sexuelle, alors que perle souvent, en revanche, un goût vif autant que sublimé pour de fugaces adolescents lui rappelant peut-être les amitiés particulières du collège de Saint-Maurice. Bref, l’amour de Charles-Albert ne sera jamais individualisé ni sentimental mais étendu à la création entière et diffusé parfois jusqu’à une parodie d’extase, non sans outrance érotico-mystique frottée d’humour.
S’il n’y a pas trace de « roman » chez Cingria, son œuvre n’en déborde pas moins de sensualité polymorphe constante, dont Anne-Marie Jaton détaille également les modulations olfactives ou auditives particulières, en illustrant par ailleurs le tour physique de cette prose tour à tour rythmée et musclée, traversée d’airs et prompte à déambulation élastique et à la nage autant que l’était le triton génial de Saint-Saphorin, ami des chats et aimé de certaines femmes, telles Méraude Guevara, épouse d’un consul chilien que ses propos étourdissaient, Gisèle Peyron, épouse d’un maréchal de l’Armée du salut qui recueillit pieusement ses écrits pour en nourrir les Œuvres complètes, ou Anne-Marie Jaton elle-même, dont l’époux vient de se briser accidentellement une épaule et mérite donc notre occulte compassion.
Tout cela pour recommander plus chaleureusement la lecture de Charles-Albert Cingria ; verbe de cristal dans les étoiles, qui ne manquera de gagner de nouveaux lecteur au bienfaisant poète qui écrivait à propos de Pétrarque : « quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les étoiles ; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment ».
Anne-Marie Jaton. Charles-Albert Cingria ; Verbe de cristal dans les étoiles. Presses polytechniques et universitaires romandes. Collection Le savoir suisse, 137p.

Commentaires

  • Merci pour cet article ; en fait je connais encore assez mal CINGRIA , néanmoins on va s'y mettre ... : La Force & la Mélancholia, la force DE la Mélancholia ...

    Signé : walpurgis_sanskrit@yahoo.com

  • Et , est-ce que vous connaissez également Albert Cossery ? :

    Albert Cossery, l'Egyptien de Saint-Germain :

    L’écrivain Albert Cossery s’est éteint dimanche 22 juin, à Paris, à l’âge de 94 ans, dans le petit hôtel La Louisiane, rue de Seine, où il vivait depuis 1945. Pour saluer sa mémoire, Le Magazine Littéraire met en ligne le grand entretien que l’auteur de Mendiants et Orgueilleux nous avait donné en novembre 2005.

    Albert Cossery, petits tableaux de la sagesse orientale

  • ... Et l' Auteur Tchèque d' un gros pavé dont le titre est : "TOUT" ?

  • Vous écrivez merveilleusement bien. Vous m'avez donné envie de lire cet ouvrage d'Anne-Marie Jaton mais plus encore, de lire Cingria. Je vais tout faire pour me procurer au plus vite un de ses livres. Je vais aussi explorer votre blog, qui m'a l'air fort intéressant.

  • C'est un samedi de rentrée. Le vent catalan souffle tout de neuf, le ciel, une fraîche tâche bleue au haut de la fenêtre où pleut la lumière. Mon âme se sentait vide, d'avoir beaucoup fait et d'avoir rêvé d'en faire beaucoup plus. Mais j'étais curieux de goûter, aussi longtemps qu'il le faudrait, ce vide où tout renaît. Et j'ai croisé votre billet sur Charles-Albert, celui que vous avez consacré au dernier livre de Christiane - l'alphabet fait bien les choses - et surtout votre belle écriture, vive et claire comme un torrent, qui déborde d'elle-même, nécessairement, dans le coeur enchanté, désaltéré, des lecteurs inconnus de passage. Un très grand merci.

  • C'est un samedi de rentrée. Le vent catalan souffle tout de neuf, le ciel, une fraîche tâche bleue au haut de la fenêtre où pleut la lumière. Mon âme se sentait vide, d'avoir beaucoup fait et d'avoir rêvé d'en faire beaucoup plus. Mais j'étais curieux de goûter, aussi longtemps qu'il le faudrait, ce vide où tout renaît. Et j'ai croisé votre billet sur Charles-Albert, celui que vous avez consacré au dernier livre de Christiane - l'alphabet fait bien les choses - et surtout votre belle écriture, vive et claire comme un torrent, qui déborde d'elle-même, nécessairement, dans le coeur enchanté, désaltéré, des lecteurs inconnus de passage. Un très grand merci.

  • Merci à vous pour ces mots amicaux, qui me touchent beaucoup.
    Jls

  • Ce sera pour une prochaine fois : En effet en ce moment nous préparons la prochaine 4ème édition du "PROTO-FESTIVAL" sur l' Île de BREHAT ( Côtes d' Armor , Breizh / Bretagne) qui sera inaugurée le Vendredi 7 Septembre 2012 par un Spectacle de FLAMENCO et le désormais traditionnel Ciné-Concert , avec la Harpiste & Chanteuse MANDRAGORE accompagnée de l' Accordéoniste Vosgienne-Alsacienne-Suisse Charlotte Nartz , qui ont mis en Musique un Film Muet Norvégien de 1926 ! ... :

    http://protofestival.wordpress.com

    http://mandragora.ouvaton.org
    http://www.myspace.com/mandragoreharpiste .

    Vous y serez donc les bienvenus , du vendredi 7 au Dimanche 9 Septembre 2012 ...

  • merci pour la belle présentation de votre site découvert à l'instant.
    C'est à cause de CINGRIA que je ne connaissais pas. Et je ne l'ai jamais lu. Une émission sur France Cult.cette fin janvier 2o13 m'a alertée vaguement. Mais c'est curieux, ce Charles Albert me rappelle quelque chose. J 'ai cru comprendre qu'il avait connu MAX JACOB qui fut mon copain quand j'avais 2O ans. Sans doute à cause de fantaisies, et j'ai bien l'impression que pour CINGRIA, c 'est un peu pareil, ça m'attire et ça doit me ressembler un peu.Pourtant, entre une petite parisienne et un tel homme. Quelles sensibilités peuvent-elles être communes ? Education, époque, adjectifs ? Au hasard, un coup de flair. Conclusion : avertissement : je vais essayer de le lire sur internet... Je compte pas sur les bibliothèques et pas plus sur les librairies, vu les prix et les gênes diverses et inconfortables... Cinsègrement. BERTILLE

Les commentaires sont fermés.